Hic et nunc,

ou de Novalis à André Gide

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La poésie est aussi mystérieuse que l’amour, parce qu’elle s’efforce comme l’amour de réaliser totalement la vie en même temps que d’y échapper. Par rapport à la vie, elle tient tout à la fois d’une conquête suprême et d’une fuite éperdue. Elle est l’expression d’un rêve vécu. Mais le rêve ne serait-il pas la vérité que notre existence ordinaire n’atteint pas, selon le mot de Novalis : « La poésie est le réel absolu » ? Tel est le thème qui se dégage de l’admirable essai de M. Albert Béguin sur le rêve, âme de la poésie en Allemagne et en France depuis un siècle et demi 1.

Le rêve, âme de la poésie, n’est-il pas vrai depuis toujours, d’ailleurs, et bien avant que les Jean-Paul et les d’Arnim, les Nerval et les Rimbaud aient pris de cette âme une conscience tourmentée ? M. Albert Béguin est le premier à nous en avertir. Le rêve creuse son mystère spirituel sous la poésie grecque et sous l’art racinien. Ce qu’ont surtout fait les romantiques allemands, et les poètes français qui vont de Nerval et Baudelaire au symbolisme et au surréalisme, c’est de mettre « le mystère en pleine lumière ». Ce qui permet à un essayiste comme M. Albert Béguin (après des travaux dans le même sens de M. Marcel Raymond sur le symbolisme 2, ou de M. Henri Clouard sur Gérard de Nerval 3, de nous convier à une sorte d’exploration souterraine de la poésie moderne.

La poésie, par la grâce du rêve, aborde un autre monde. Cela n’est pas une formule littéraire. Quel est donc ce monde le rêve nous fait entrer ? Si l’on s’en tient à l’essentiel, si surtout on va vers ce que le rêve apporte à la poésie de plus efficace et de plus bouleversant, je crois qu’on peut dire ceci : le rêve renverse le monde nous vivons, en le reconstruisant hors des notions d’espace et de temps.

C’est à peu près la seule merveille de nos rêves, mais elle est considérable. Nous ne rêvons pas que nous sommes d’autres êtres, des créatures bizarres comme celles que Jérôme Bosch a peintes. Il est probable, d’ailleurs, que ces images absurdes ne nous enchanteraient pas. Mais nous rêvons une vie qui passe librement d’un lieu à un autre, d’un moment à un autre. Et cela suffit. Nous rompons ainsi la suite linéaire de points et d’instants où notre vie est enchaînée, pour nous transporter dans un monde chaque point, chaque instant, est le centre merveilleux d’une libre plénitude. Selon le mot de Marcel Proust, « un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes ». Et selon Gérard de Nerval dans cette apocalypse du rêve poétique qu’est Aurélia : « Après un engourdissement de quelques minutes, une vie nouvelle commence, affranchie des conditions du temps et de l’espace, et pareille sans doute à celle qui nous attend après la mort. » Ici, la méditation sur le rêve ne s’ouvre pas seulement sur la poésie, mais sur le mysticisme avec lequel la poésie qui a le culte du rêve s’est plus ou moins confondue.

La poésie vit toujours aux confins de la religion. Mais on peut dire qu’elle se jette passionnément dans l’idée religieuse, du moment qu’elle a conscience de transposer dans la vie éveillée cette merveilleuse opération du rêve qui rompt les chaînes de la vie temporelle. Car la poésie, quand son intensité prend toute sa puissance, c’est cela : c’est dénouer les rapports de la logique temporelle, pour faire renaître les êtres qui nous entourent dans le jaillissement de rapports nouveaux, facteurs d’une vie nouvelle. Le poète rebrasse le monde dégagé de son étendue et de sa succession. Si bien que la muse lyrique, la plus admirable des filles de Mémoire, accomplit peut-être son œuvre dans une mystérieuse altération de la mémoire. Mémoire dérangée ? Non, mémoire transfigurée, parce qu’affranchie de ce que nous appelons l’ordre du temps, et qui est une des formes de l’esclavage de la terre. La nouvelle création que le poète fait des choses de la terre tend à les délivrer du temps pour les établir dans un perpétuel maintenant. De là à dire que la poésie est une évasion du temporel dans l’éternel, il n’y a qu’un pas. C’est ce pas que la poésie selon Novalis, Nerval ou Rimbaud a voulu franchir.

Écoutez Gérard de Nerval, dans son introduction au Second Faust, prêtant au génie de Goethe une puissance et une ambition qui valent surtout comme exemples de ce que le génie poétique représente aux yeux de Nerval lui-même. « Pour lui, écrit-il et comprenons : pour le poète comme pour Dieu sans doute, rien ne finit, ou du moins rien ne se transforme que la matière, et les siècles écoulés se conservent tout entiers à l’état d’intelligences et d’ombres, dans une suite de régions concentriques, étendues à l’entour du monde matériel. Là, ces fantômes accomplissent encore ou rêvent d’accomplir les actions qui furent éclairées jadis par le soleil de la vie, et dans lesquelles elles ont prouvé l’individualité de leur âme immortelle. Il serait consolant de penser, en effet, que rien ne meurt de ce qui a frappé l’intelligence, et que l’éternité conserve dans son sein une sorte d’histoire universelle, visible par les yeux de l’âme, synchronisme divin, qui nous ferait participer un jour à la science de Celui qui voit d’un seul coup d’œil tout l’avenir et tout le passé. » Les mots synchronisme divin résument la pensée de Nerval. Novalis était plus bref et plus foudroyant, quand il avait écrit : « Le monde supérieur est plus proche de nous que nous ne le pensons ordinairement. Ici-bas déjà, nous vivons en lui et nous l’apercevons, étroitement mêlé à la trame de la nature terrestre. » C’est M. Albert Béguin qui souligne « ici-bas déjà », pour ajouter : Hic et nunc, telle est la parole centrale... L’homme, pourvu qu’il sache le vouloir, peut nourrir l’espoir de connaître, dès cette terre, la plénitude de la joie divine. » Parole centrale, en effet : c’est la clef de toute une littérature poétique depuis le préromantisme jusqu’à nos jours.

Cet et nunc pourrait servir de titre à un gros volume l’on parcourrait l’histoire des idées poétiques à tendance religieuse depuis cent cinquante ans. C’est lui notamment qui éclaire, au point de les rendre limpides comme du cristal, les fameux sonnets de Nerval, entre autres El Desdichado et Artémis, des éléments détachés du passé du poète explosent dans son rêve présent avec une actualité éternelle. C’est lui qui est l’essence profonde du symbolisme. C’est lui qui est la clef de Proust où M. Albert Béguin voit le plus mystique des grands rêveurs modernes ; car, explique-t-il, « le désir de transcender la durée n’engendre pas chez lui la dispersion, mais la recherche passionnée d’un centre, d’une unité intérieure ». Et Proust a écrit : « Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. » C’est encore et nunc qui rendra compte pleinement de la genèse du Grand Meaulnes, le jour l’on rattachera Alain-Fournier à la famille littéraire qui est la sienne. Car le Grand Meaulnes est le livre frère de Sylvie : un rêve d’amour merveilleux qui se cristallise dans la présence quasi miraculeuse des souvenirs d’enfance. Enfin, quoique M. Albert Béguin n’y fasse nulle allusion, rappelons que et nunc commande l’entreprise de paradis sur terre à laquelle s’est attaché M. André Gide, entreprise qui lui a fait à la fois écrire ses livres et espérer dans le communisme. Sans doute le et nunc gidien ne dérive pas de Novalis mais d’une interprétation personnelle de l’Évangile, et de lectures de Dostoïevski. Ce n’en est pas moins un chapitre important de la littérature vécue et conçue sous le signe de et nunc. Et voilà, en somme, de Novalis à Gide, un beau livre à faire, une belle thèse pour un étudiant de lettres qui voudrait avancer dans le chemin l’ouvrage de M. Béguin marque déjà une étape si importante.

Et nunc, en cette matière, est d’ailleurs inséparable de hic. Car et nunc procure la rupture du temps au poète qui entre en extase par le mécanisme du rêve, mais hic lui procure la rupture de l’espace ; et l’illusion de l’éternité sur terre est au prix de ces deux ruptures. La vie dans un perpétuel maintenant ne va pas sans un incessant ici, s’abolissent même les frontières entre les domaines des diverses sensations. C’est le royaume des « Correspondances » de Baudelaire, où Nerval était entré déjà, quand il écrivait dans Aurélia : « Je me jugeais un héros vivant sous le regard des dieux ; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux... Des couleurs, des odeurs et des sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu’alors inconnues... Tout vit, tout agit, tout se correspond... C’est un réseau transparent qui couvre le monde. » Alors, par le miracle du rêve vécu, le poète croit atteindre, au-delà de l’aspect ordinaire et diversifié des choses, l’essence du monde et son unité. Le miracle de hic complète le miracle de et nunc, et de la même façon : sans changer les objets, mais en changeant leurs rapports. Ce qui fait que le monde transfiguré par la poésie est en même temps notre monde quotidien et un autre monde. C’est pourquoi il nous émeut tant, et c’est pourquoi cette émotion est voisine de celle qu’inspire la religion, qui, elle aussi, ouvre à chaque instant sur un autre monde le domaine de notre vie temporelle.

est cependant la pierre d’achoppement où la poésie qui s’évade de la vie par les moyens du rêve risque de se briser. Là commence le drame spirituel qui rend si pathétique l’histoire de cette poésie-là au dix-neuvième siècle. Car une telle analogie avec la vie surnaturelle n’a pas manqué de flatter l’ambition de la poésie évadée du temporel. Mais l’élan même qui a porté cette évasion était trop vif et trop sincère, chez la plupart de ceux qui s’y sont jetés, pour qu’ils ne se gardassent pas de confusions tentantes entre la réalité surnaturelle et la vision poétique de la nature, entre l’éternité qui s’ouvre vraiment dans la vie temporelle et celle qu’une extase sensible feint d’y accomplir. À cet égard, les passages authentiquement chrétiens d’Aurélia ou des Fleurs du Mal peuvent légitimement apparaître comme une sorte de recours à Dieu contre les égarements du mysticisme poétique. Ces égarements n’ont pas moins guetté les poètes qui ont pris le rêve pour instrument de l’idéal.

M. Albert Béguin dissipe parfaitement l’équivoque, quand il dit que le poète a pour objet d’exprimer l’absolu par la parole, tandis que le mystique tend vers la rencontre avec l’absolu dans le silence. Mais tant de silences tragiques, précisément, dans la poésie mystico-symboliste du dix-neuvième siècle, le suicide de Nerval, le silence de Rimbaud, et jusqu’à « la page blanche » de Mallarmé, ne se rejoignent-ils pas dans la crypte d’une église poétique des hommes ont tenté d’accomplir totalement le sacrifice de la condition humaine ?

 

 

 

André ROUSSEAUX, Littérature du XXe siècle.

 

 

 



1  L’Âme romantique et le Rêve, 2 vol. in-8o, Marseille, 1937.

Gérard de Nerval, suivi de Poésie et Mystique, un vol., Paris, 1937.

2  De Baudelaire au surréalisme, un vol. in-8o, Paris, 1933.

3  La Destinée tragique de Gérard de Nerval, un vol. in-16, Paris, 1929. Edition des Œuvres de Gérard de Nerval, en dix volumes avec des introductions et des notes, le Divan, Paris, 1927-1928.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net