Sparkenbroke,

héros de l’amour platonique

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’est sans doute qu’une seule histoire ici-bas, en définitive. Elle tient en peu de mots, que voici : « Au commencement, il y eut Adam et Ève ; et ils continuent. » Mais devant ce drame, dont le dénouement n’est pas de ce monde (pas plus que le prologue n’en fut, d’ailleurs), les artistes prennent deux sortes de positions. Les uns décrivent, racontent, évoquent cette histoire perpétuelle, toujours nouvelle et toujours la même ; ils font circuler entre son renouvellement et son identité les mille figures qui nous divertissent de son mystère et qui nous fixent sur son intérêt. Les autres, au-dessus des acteurs du drame, projettent une méditation poétique dont la lumière ravissante essaye d’exprimer par réfractions et sortilèges ce que ce drame mystérieux a de moins dicible. Autant que le couple des amants, l’œuvre d’art nous offre alors la présence de l’amour même, présence odieuse et chérie, suppliciante et adorée, douce et cruelle, en tout cas inexorable, comme ces choses qui tombent du ciel sur la terre la lumière, l’air pur, les flèches du soleil et qu’on ne peut, maudites ou bénies, que recevoir en les acceptant. Cette présence, dans la plus banale et la plus redoutable aventure humaine, d’une sorte de regret du climat divin, on la trouverait, par exemple, dans certaines scènes de Musset, dans certains tableaux de Botticelli, dans certaines phrases de Mozart ou de Schubert. C’est dans une telle galerie d’art idéal que Sparkenbroke doit être placé par les lecteurs qui seront entrés en parfaite correspondance avec ce livre grand et rare.

Il est difficile de bien parler d’un tel roman, car il faudrait n’en presque rien dire ou épiloguer sans fin à son sujet. Il faut n’en presque rien dire, s’il suffît de reconnaître qu’il fait écho avec intensité à ce qui est le sens même de la vie humaine : réaliser la vie au-delà d’elle-même, mais par elle-même, sublimer le réel dans le surréel. C’est à cette fin que tendent toutes les amours et toutes les religions. Autant dire que c’est à quoi tendent tous les hommes, quand ils songent à autre chose qu’à leurs appétits. Et il n’y aurait rien à ajouter. Mais on peut aussi épiloguer sans fin, si l’on appelle en témoignage tous les poètes et tous les philosophes qui ont proposé à cet effort de l’homme leurs idées ou leurs visions. Le moindre commentaire de Sparkenbroke devrait alors s’accompagner de réflexions inspirées par d’autres écrivains anglais avec lesquels l’art et la pensée de M. Charles Morgan sont en liaison, de George Moore à Walter Pater. On se référerait aussi, bien entendu, à Platon et à Schopenhauer. Et certains chapitres de Sparkenbroke nous indiqueraient eux-mêmes de quel poème de Catulle, de quelle sculpture de Jacopo della Quercia il faudrait nous souvenir, pour enrichir une étude assez complète sur Sparkenbroke de tout ce qu’elle doit comprendre. Entre les deux tentatives, entre la simple prise de contact avec l’effort d’ascension hautaine qu’un tel ouvrage représente, et l’exploration des stratosphères sur lesquelles cet effort débouche, des pages aussi brèves que celles-ci cherchent surtout à atteindre lord Sparkenbroke lui-même ; elles cherchent à rejoindre sa vie palpitante malgré tout, quoique située entre ciel et terre, en un lieu immatériel dont son âme même a créé la noble subtilité.

Sparkenbroke est sans doute le livre capital de M. Charles Morgan à l’heure actuelle (malgré l’admirable Fontaine), parce que son auteur l’a créé de toutes pièces, avec le minimum de matériaux que la vie extérieure apporte à un écrivain, mais avec le maximum de courant que la vie intérieure fait sourdre en lui. N’hésitons pas à dire, à cet égard, que lord Sparkenbroke, par-delà ses aspects de Byron et ses reflets de Shelley, c’est Charles Morgan lui-même. On nous comprendra aisément, je l’espère. Ce n’est pas exactement lui, mais c’est beaucoup plus que lui, parce que c’est lui autant qu’il le désire et autant qu’il le craint. Sparkenbroke est, de Charles Morgan, ce que l’art délivre, tandis que la vie l’aurait retenu. Il n’y a pas à insister là-dessus. Tout grand écrivain produit un jour ou l’autre le livre qui le révèle profondément. En ce qui concerne Charles Morgan, Sparkenbroke a toutes les chances d’être ce livre-là.

On dirait que c’est un chef-d’œuvre (il a sûrement des parties de chef-d’œuvre), si pour faire un chef-d’œuvre il ne fallait d’abord une œuvre. Sparkenbroke n’en serait-il pas une ? Sans doute. Seulement, c’est une œuvre d’art, au sujet de laquelle il faut mettre un accent très insistant sur le mot art : non seulement l’art d’écrire, qui est ici de la grande classe ; mais un art de vivre, dans lequel la vie est à demi absorbée par l’art. C’est un livre les objets un homme, une femme, une maison, un parc, une ville ont moins de valeur, au sens où l’art plastique entend le mot valeur, que certains grands silences clairs, peuplés d’anges et de démons platoniciens. Chacun des êtres qui évoluent dans cette histoire c’est vrai de deux d’entre eux au moins tend à résoudre la complexité naturelle de la créature humaine, vers la pureté d’une âme en marche dans des jeux d’ombre et de lumière spirituelle. Ces amours manquées, pour avoir visé trop haut, de Sparkenbroke et de Mary, sont le mariage parfait de l’esprit et de la beauté, comme dans une page de Platon ce nom revient inévitablement sous la plume à propos de Morgan ou sur une toile de Vinci ; mais cette perfection est peut-être obtenue aux dépens de l’humanité. Les cinq cents pages de ce livre sont longues ; elles ne sont ni touffues, ni massives, plutôt impénétrables, à qui n’y entre pas armé d’une irrésistible ardeur à dévorer la substance de l’homme. Alors, à mesure qu’on avance, on s’aperçoit que l’idée prend la place de l’œuvre, dont elle noie un peu la matière quand elle ne la transfigure pas.

Quelle idée ? Celle que l’homme peut s’accomplir merveilleusement par l’une de trois extases, dans l’Art, dans l’Amour ou dans la Mort. Non pas par haine de la vie, Sparkenbroke y insiste beaucoup, mais par désir de transcender la vie. Fontaine était déjà, par rapport à l’amour humain, l’expression de cet élan vers une béatitude éternelle qui aurait baigné les rives mêmes de la terre. Sparkenbroke prolonge Fontaine et le dépasse, en y ajoutant d’une part les rêves d’artiste, mais surtout en allant beaucoup plus avant dans le dialogue entre l’Amour et la Mort, qui ne manque pas de s’ouvrir quand l’Amour tente de dépasser la vie. Lord Sparkenbroke, poète et amant, met tout en jeu pour obtenir en ce monde la présence de l’éternité.

Fallait-il nous faire assister à ses efforts d’artiste ? Sans doute, l’Art est le ressort essentiel d’un homme qui veut transcender la vie et qui a le génie d’un poète. Sparkenbroke, comme presque tous les poètes, n’est qu’un mystique de soi-même, et porte son dieu en lui. C’est à la religion de la vie qu’il s’est consacré au fond, et l’Art est pour lui la pratique supérieure de cette religion. Mais je crois qu’il aurait mieux valu ne pas nous introduire dans le coin du temple où s’élaborent les cérémonies. C’est un fait que nous ne croyons à l’œuvre d’art que devant sa perfection merveilleuse, qui nous fait oublier tout ce qu’il y a d’illusoire en elle. Sa préparation est trop mal dégagée de la gangue de nos labeurs et de nos artifices pour ne pas ramener notre pensée, si celle-ci s’y attache, à ce que notre vie a de plus pénible et de plus caduc. Il vaut mieux ne pas avoir vu Michel-Ange se battre avec le bloc de marbre. Les méditations philosophiques de lord Sparkenbroke sur sa propre littérature sont décevantes pour la même raison. Pour cette raison, et pour une autre qui est plus forte : c’est que l’Art n’est qu’une ruse contre la Mort. Le vrai combat avec la Mort est engagé par l’Amour. Entre eux deux se joue un jeu qui n’est plus l’art tout court. C’est ici qu’on peut parler de l’art de vivre, Sparkenbroke manifeste une maîtrise qui n’a pour limite que les dangers affrontés par son audace, mais qui s’y perdra.

C’est un art à peu près pur, que son amour avec Mary, rêvé en deçà du rêve et vécu au bord de la vie. C’est un miracle de sensualité éthérée, on devrait même dire éthérisée. On pourrait parler aussi d’une sorte de sensualisme virginal, puisque les corps des deux amants ne se joindront jamais. Non qu’ils soient absents, l’un et l’autre, de la vie charnelle. Sparkenbroke a une femme, et les maîtresses n’ont pas manqué à ses caprices de grand cynique. Quant à celle dont il voudrait élever l’amour à une idéale perfection, elle se marie avec un autre. Mais ce mari, qui joue les utilités sociales, qui sert même de fondation solide à la vie affective, j’ose à peine dire qu’il serve aussi à la physiologie de l’amour, car la vie de l’amour, dans Sparkenbroke, est hors de la physiologie.

Elle n’est pas hors de l’ivresse des sens, qu’elle exalte au contraire par une infiniment caressante intimité. C’est parfois comme une musique de la chair, qui serait toute en harmoniques, merveilleuses et exaspérantes, et qui chante la vérité profonde de Sparkenbroke : un accord subtil et vital entre la sensualité et l’idéalisme. Au terme de ces extases, il semble, deux ou trois fois, que l’amour de lord Sparkenbroke et de Mary va se sceller dans l’étreinte. Il y échappe toujours ; il n’y sera jamais tombé quand, pour finir, Mary sera rentrée dans sa vie d’épouse et que Sparkenbroke sera monté vers l’extase de la Mort. Les deux amants, si différents (elle si terrestre, lui si surhumain), ont été intensément unis dans la vision de ce que leur amour perdrait, si la consommation charnelle venait à mettre son poids dans la réalité sentimentale qu’ils ont vécue. Il perdrait la complète possession du monde, pure et abstraite, mais totale, visible d’ailleurs au lecteur même, à travers les paysages qui encadrent Sparkenbroke et Mary quand ils sont seul à seule. Ainsi, chez certains maîtres de la Renaissance songez surtout à Léonard les paysages du fond de la toile sont commandés par les idées humaines qui nous sont proposées au premier plan. Sparkenbroke est rempli par l’idée de l’amour, qu’un homme, Don Juan à rebours, a voulu vivre jusqu’à la mort.

La Mort, nous l’attendions depuis la première page de ce poème d’amour, comme on l’attend dès la première mesure du Tristan de Wagner. Car elle a seule le pouvoir de dénouer parfaitement le temps dans l’éternité. Seule elle nous délivre du temps, qui nous tue, lui, à chaque minute. C’est en ce sens qu’elle accomplit la vie de Sparkenbroke plus encore qu’elle ne la délivre. Seule, elle lui donnera la transmutation d’une vie dont il a pu affiner la nature, mais dont il n’a pas pu changer l’essence.

Car il faut poser pour finir la question qu’on n’évite pas : était-ce bien l’amour, que l’objet insaisissable de ce rêve vécu par une âme de grand esthète ? La poésie, dans cette histoire, a rôdé autour d’une fausse sainteté avec des caresses préraphaélites, entre des parcs anglais et des palazzi toscans également exquis. Mais la vérité spirituelle de l’histoire est probablement dans cet aveu de lord Sparkenbroke : « Je crois que le pouvoir d’aimer me fait défaut. » Et il ajoute : « À la fin, tous les manquements n’en font qu’un. Il n’existe pas d’autre faillite que celle de l’imagination. » Il me semble qu’ici Charles Morgan ouvre la brèche par où l’art de vivre de Sparkenbroke doit s’écrouler.

Y a-t-il des vérités tangibles, en ce monde, qui ne soient plus ou moins imaginaires ? Non, car les réalités tangibles sont perçues par les sens ; et la vie des sens s’élève, pour l’homme, au-dessus de la vie animale, par la valeur que l’imagination lui donne. Or l’amour humain est terriblement engagé dans cette vie sensible et imaginative. Aussi tenter de dérober l’amour à l’imagination, afin de lui donner la force des réalités abstraites, c’est risquer de le dérober à la vie. Ce ne saurait être une victoire pour l’amour que si la mort s’ouvre sur une réalité abstraite qui soit une certitude elle s’appelle Dieu, non si elle est une extase dont l’exaltation des sens est la véritable origine. L’illusion de Sparkenbroke est là. Si l’on veut, il y a chez lui un « saint » de l’art, qui voudrait obtenir la béatitude d’un saint tout court. Mais ni l’art, ni l’amour platonique le plus éthéré ne sauraient suffire à donner une valeur à la mort. Du reste la béatitude atteinte par Sparkenbroke est beaucoup moins une sereine plénitude qu’une pureté qui s’accomplit dans l’abolition totale. Sparkenbroke ne résout pas le mystère de la Création, et du couple humain par qui ce mystère se perpétue. L’extase qu’il trouvera dans la mort sera telle, écrit Charles Morgan, « que l’émerveillement déposera ses armes et l’imagination ses rêves ». Parmi ces rêves de l’imagination, nous savons bien qu’il y avait ceux de l’amour, le grand partenaire de la mort, et qui ne la vainc en ce monde qu’à l’aide des mensonges de la vie.

 

 

 

André ROUSSEAUX, Littérature du XXe siècle.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net