André Suarès, écrivain condottiere

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la conquête de la beauté, de la passion, de la violence, M. André Suarès mène avec une plume infatigable l’assaut d’une prose lyrique. Il a voyagé, il a lu, il a écrit, pour entrer en colloque ardent avec de grands paysages, de grands livres, de grands hommes. La grandeur l’attire. Il aime les grands sujets : Goethe, Napoléon, Paris, Don Quichotte, Tolstoï, Satan, Judas, Orphée j’allais oublier Dieu. Le titre d’un de ses premiers volumes de vers, qui date aujourd’hui de plus de trente ans, pourrait être celui de toute son œuvre : Images de la grandeur. Ce poète aux yeux de sombre flamme promène, parmi les témoignages des siècles et des civilisations, un regard avide d’y repérer des campaniles, des tours, des cathédrales, des citadelles, des génies. Il projette sur ces cimes des vues qui sont parfois d’une intelligence aiguë et d’un goût difficile, parfois d’une passion frénétique et tout animée de littérature. S’il se jette si fort en avant, c’est moins pour prendre que pour être pris. Il l’a dit lui-même, quand il s’est donné le titre de Condottiere de la beauté : « Le Condottiere, a-t-il écrit, rêve d’être conquis en conquérant. »

Personne, donc, n’est moins objectif que lui dans ses essais de critique littéraire et de critique d’art. L’objet qu’il a choisi pour le commenter, ou plutôt pour le chanter, c’est d’abord pour s’y retrouver, soit par opposition, soit par adhésion, je veux dire par enthousiasme. Qui donc est vraiment objectif, du reste, s’il possède une nature passionnée ? On demande seulement à la passion qu’elle s’accompagne de loyauté d’esprit. Alors l’intelligence se trouve excitée et la compréhension avivée par les choix du cœur. Mais, pour M. André Suarès, il s’agit moins de compréhension que de peinture lyrique. C’est pourquoi des essais d’une certaine étendue sont moins dans sa veine que des pages plus brèves la flamme a moins de mal à soutenir son fulgurant éclat. Son Goethe et son Napoléon ont montré que ce faiseur d’hymnes, quand il doit prolonger la note, court le risque de devenir fastidieux et grandiloquent. Les grandeurs qu’il vise, c’est en flèche qu’il les atteint le mieux. Il étreint mal l’envergure et la complexité. Il tourne autour, en s’écoutant marcher. Ce condottiere, à propos de sa conquête, fait un peu trop sonner ses éperons. « L’art, professe-t-il, crée son objet. La vie lui est une occasion et un prétexte. » C’est vrai. Mais il est vrai aussi, et c’est encore M. Suarès qui le dit, qu’« il ne faut pas que l’art se prenne pour la vie ». C’est ce qui arrive chez M. Suarès, quand, entre l’objet qu’il considère et le portrait qu’il en donne, s’est glissée l’idée qu’il s’en fait. Vous me direz qu’il n’en va pas autrement chez beaucoup de portraitistes. Mais chez M. André Suarès l’idée prend presque toute la place, développée par l’imagination, flattée par la facilité verbale. L’éloquence du poète en prose risque alors de tourner à vide. M. Suarès a dit un jour que « la redondance oratoire, le balancement de la période, finissent par corrompre la pensée ». On pourrait ajouter, à son propos, que certaine virtuosité chaleureuse du langage finit par tenir lieu de pensée. Cette virtuosité-là permet à M. Suarès de soutenir toujours son morceau, même s’il a plus ou moins perdu de vue son objet en cours de route. Elle lui permet aussi de prolonger des variations sur un thème, longtemps après que le thème est achevé. C’est la rançon du don qu’il a de faire jaillir parfois, dès la première page, l’expression parfaite d’une pensée juste et frappante : comme une plante qui aurait surgi du sol tout entière, avec tous ses rameaux et toutes ses fleurs. Seulement, le jardinier n’a plus ensuite qu’à friser les pétales, à monter les corolles sur fil de fer.

Au fond, M. André Suarès a parfaitement indiqué la nature de son talent, quand il a donné à un recueil de portraits le titre de Portraits sans modèles. D’abord le portraitiste poète n’a pas à craindre, alors, de dépasser la marge de poésie que la vie a laissée autour des créatures qui l’inspirent. Ces modèles-là lui sont donnés comme ont été donnés au Titien, à Vinci, ou à Raphaël, les modèles qui se sont évanouis derrière les toiles resplendissent la Flore, la Joconde, ou la Femme voilée. Et puis, si le modèle symbolique ou mythologique est prêt à s’effacer sous son portrait transfiguré, il y a place dans cette transfiguration pour les traits, les couleurs, les accents d’un autre visage, celui que M. Suarès peint le plus fidèlement : le sien.

Au fond, quand Cervantes, par exemple, lui inspire un dithyrambe sur Don Quichotte, c’est sur lui-même que Suarès s’exalte, ou tout au moins sur le goût qu’il a du quichottisme. De même, quand sa vision de Tolstoï retient, plus que le grand romancier, le vieil apôtre d’un idéal surhumain. De même encore quand la qualité de poète maudit et « d’ange foudroyé » est surtout ce qui l’attire vers Baudelaire. Le chevalier de la Beauté aime à livrer pour sa dame des combats farouches et désespérés. Il aime à rallier les gestes des héros et des saints. De Sienne à Assise, il s’est passionné pour les figures dévorées d’un héroïsme sacré qui sont les fleurs mystiques de l’Italie du moyen âge. Il a fraternisé avec ces personnages émaciés par la fièvre religieuse, ces visages éclairés d’une animation indomptable, ces corps quasi translucides, tant ils sont voués à une vie presque exclusivement spirituelle. Cependant, la vie spirituelle des héros et des saints se déroule très au-dessus de la littérature. L’inconvénient du quichottisme littéraire est qu’il fait moins songer, parfois, à des traits d’héroïsme véritable qu’aux foucades rageuses de Flaubert contre les philistins. Il y a de la vanité d’homme de lettres dans le quichottisme de l’encrier. M. André Suarès n’a pas échappé à cette faiblesse, qu’il a tâché d’ailleurs de surmonter.

Il est d’abord un mystique de la beauté. Il l’a dit lui-même : « Ne vivre que pour la beauté, c’est avoir pris une des voies de la mystique... La morale de la beauté et celle de la mystique se confondent. Dieu est si artiste ! » Ce culte a conféré à l’esprit de M. Suarès un goût aristocrate, qui fait de lui, dans une fière solitude, une sorte d’émigré permanent de la barbarie. La barbarie étant représentée par tous les ennemis qu’il cumule sans doute avec Don Quichotte et Cervantes : « Venez, soldat de Lépante, qui avez perdu un bras dans la bataille pour Jésus contre les Barbares et les Turcs. Venez, vous qui avez été payé de votre génie et de vos services par l’ingratitude des rois, la misère à la maison, toutes les niaiseries de la vie en famille et toutes les bassesses de l’envie, de la haine et du silence... » L’esthétisme de M. Suarès a horreur de la vulgarité, partant de la multitude. Ce dont il loue d’abord la beauté et la mystique, c’est que leurs voies s’éloignent le plus de la route commune, et séparent le mieux leur pèlerin de la canaille. Il place les poètes (et il se place parmi les poètes) très haut au-dessus des foules. « J’appelle poètes, a-t-il dit un jour, tous ceux qui pensent avec rythme, grandeur et beauté. » Et ailleurs : « Le mystique n’est jamais bas. »

C’est là, cependant, une attitude surtout négative. Où tend cette abstraction, ombrageuse et volontaire, d’un esprit qui travaille si bien à son propre isolement ? M. André Suarès a montré qu’il connaissait bien le danger qu’il courait de se trop enfermer, quand il a écrit en pensant à lui-même : « Le plus seul n’a pas besoin de s’encourager à la solitude. » À vrai dire, la « mystique de la beauté » est surtout féconde tant que des beautés positives s’offrent à l’oraison de M. Suarès. De là sont sorties telles pages sur les Siennois ou Botticelli, sur Edgar Poe ou Gounod, qui sont ce qu’il peut donner de mieux. Mais quand il avance plus loin dans sa mystique, ah ! quel abus des mystiques, on aura fait de nos jours ! nous nous demandons un peu vers quoi il veut nous entraîner.

Il y tient beaucoup, pourtant. On ne doit jamais oublier, quand on parle de lui, les lignes que voici : « Il me faut le volume du cœur ; il me faut les trois dimensions ; et j’en veux même une autre, celle qui définit un plan éternel, un espace supérieur à toutes. La mystique est la quatrième dimension : que sont les hommes qui ne se soucient pas de Dieu ? Et que savent-ils de l’Amour ? » On dira sans doute, et l’on n’aura pas tort, que la passion de M. André Suarès cède ici à son péché mignon, qui est de s’entourer de phraséologie. J’aime mieux, comme plus directe et plus caractéristique, l’exclamation que je trouve dans son recueil de poèmes, Rêves de l’Ombre :

 

Le vieil homme au grand cœur aspire à mourir seul.

Ô solitude, achève en moi l’œuvre du monde.

Tout ce que j’ai souffert m’est toujours venu d’eux.

Il est temps que je sois tête à tête avec Dieu.

 

Et plus caractéristique encore, pour préciser un tel rendez-vous avec Dieu, est ce passage d’un autre poème du même volume :

 

« Où erres-tu ainsi, pauvre homme, semblable à Jésus de Nazareth, par la douleur, par la douceur et le sourire ?

« Je vais à la recherche de mon ombre. Je suis né homme et fils de Dieu, quoi qu’en veuillent dire tous ces chiens. »

 

On voit là une passion de Dieu, et plus précisément du Dieu des chrétiens, qui a d’abord sa source, certainement, dans l’idéalisme violent de M. Suarès. Le chemin de la beauté le mène, par l’ennoblissement de l’âme, vers tout ce qui transporte l’homme au-delà de lui-même. D’ailleurs, s’il est permis de parler de ces choses d’un tel point de vue, M. André Suarès, ami de tous les champions d’une aventure généreuse, trouve dans le Christ le modèle de ses héros. Ami et partisan de Don Quichotte, de Loyola, de Tolstoï, comment ne serait-il pas du parti de Jésus de Nazareth ? Peut-être y a-t-il même quelque chose de plus. M. Suarès se plaît à considérer que ce qu’Israël a jamais fait de mieux, c’est d’engendrer le Christ. Et il félicite Jésus d’avoir bien choisi sa race en naissant juif. Pourquoi ? Parce que, dit-il, « Jésus est le Dieu d’un peuple d’enfants passionnés... Jésus ne pouvait être le Christ et le Messie que dans cette race-là ; et il fallait qu’il fût le Dieu des juifs avant d’être celui du monde. » Je ne crois pas forcer les choses en disant qu’en marge du christianisme, qui est la religion du Christ, la mystique de M. Suarès tend vers un « christisme » qui le porte à fraterniser dans la passion avec le divin héros du message à l’humanité.

Au fond, c’est l’Homme-Dieu qu’il cherche à atteindre, à travers tous les surhommes sur lesquels il s’exalte. C’est par là qu’il joint Cervantes à Tolstoï, en signalant entre les Russes et les Espagnols une affinité d’ordre religieux, qu’il exprime fort bien quand il écrit : « L’honneur de Dieu est dans les Espagnols ce que la charité est dans les Russes. Ils se rencontrent dans la folie de la Croix. » L’honneur de Dieu... Il y a peut-être, dans la fierté de M. Suarès, quelque présomption de s’égaler à cet honneur-là. Et M. Suarès, à cet égard, est plus « christiste » que le Christ, car il refuse de reconnaître la part de César. Il est contre tous les Césars, de Tibère à Mussolini, et il en veut à Tolstoï de sa non-résistance au tsarisme. S’il refaisait l’aventure du Christ, parions qu’il la dénouerait dans la violence et la rébellion. Il est vrai que la violence littéraire trouve du côté de la logomachie bien des facilités. L’ambition surhumaine aussi. C’est pourquoi l’émulation avec Dieu n’est pas si rare en littérature, et qu’elle est la tentation de tant de poètes. M. André Suarès, après tout, n’est pas trop indigne de la soutenir, quand les figures qu’il nous propose font songer à ces Christs colorés et sanglants de Pise ou de Lucques, où les artistes pré-giottesques ont peint le malheur d’être homme et l’honneur d’être Dieu avec véhémence et solennité.

1938.      

 

 

 

André ROUSSEAUX, Littérature du XXe siècle.

 

 

 

 

 

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