La légende mystique

de Patrice de la Tour du Pin

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Le temps n’est pas venu de dire si Patrice de la Tour du Pin est le grand poète de son temps. Voilà un mot bien hardi. C’est le seul qu’il soit juste de prononcer en présence de son œuvre, cette « Somme de poésie » dont nous n’avons encore vu tomber que des fragments dans le champ de nos lectures : comme des météores, a-t-on dit, comme des fragments de planète 1. Ou bien cette œuvre accomplira le dessein de son auteur et sera un événement comme en n’en compte pas un très grand nombre dans l’histoire de la poésie tout entière. Ou bien, trop au-dessus des hommes (qui vivent, sur la terre, en exil de beaucoup de choses, mais de la poésie en particulier), et aussi trop au-dessus des moyens humains d’être exprimée, elle laissera dans notre littérature quelques vestiges inouïs de grand poème manqué. On ne prévoit pas d’autre issue à une entreprise qui tente de rouvrir les yeux et le cœur de l’homme au sens de sa vie, en lui découvrant sa légende mystique.

J’emploie à dessein ces deux derniers mots, qui pourraient aussi bien évoquer la fausse poésie, ennemie née de Patrice de la Tour du Pin : un drame de Catulle Mendès, par exemple, ou un opéra de Massenet. Je les emploie, car il sera ainsi marqué du premier coup que l’on ne peut guère parler de ce poète sans rendre aux mots, comme il le fait lui-même, leur valeur réelle et profonde. Légende, c’est ce qui doit être lu. La plupart des hommes traversent le monde sans le lire. La légende, c’est la révélation du monde par la poésie qui le déchiffre. Ajouter qu’elle est mystique est presque un pléonasme, puisqu’il n’est de découverte que de valeurs cachées. Le seul mot de légende a suffi à Patrice de la Tour du Pin pour déchirer le voile qui couvre le monde quand, au seuil des premières pages qu’il ait publiées, en ouvrant le prélude de la Quête de joie, il s’est avancé en disant :

 

Tous les pays qui n’ont plus de légende

Seront condamnés à mourir de froid.

 

Ce qui reviendrait à dire qu’il n’y a point de vie sans vie intérieure, s’il s’agissait ici d’une conscience solitaire qui s’enferme dans la méditation religieuse, et non d’un poète qui tourne son âme vers l’univers. Mais la légende, lecture féconde, ne retrouve pas seulement les sources de la vie essentielle : elle ravive les communications de la vie intérieure avec le reste du monde. Poésie contemplative ? Non, poésie créatrice, qui tend à retrouver l’ordre parfait de la Création. Autant dire poésie tout court, mais avec tout ce qu’elle peut atteindre de plénitude, de gravité, de lumière quasi divine pour éclairer et animer les choses d’ici-bas.

La poésie est faite de rapports. On voit aussitôt à quels rapports tient la poésie de Patrice de la Tour du Pin : les plus importants, voudrait-on dire. Ou la création n’a pas de sens, ou elle a celui d’un corps immense en marche vers son destin. Et à chaque pas que fait ce grand corps une secousse tend les liens qui unissent toutes les parts de lui-même. Le poète est un homme que cette secousse émeut et fait vibrer. Chaque fois qu’un poète chante le vent qui se lève, la fleur qui éclot, l’oiseau qui lui répond, la femme qui lui tend les bras, il entre avec le reste du monde en correspondances qui sont tout à la fois connaissance et amour du monde.

Ces choses-là ne sont pas nouvelles. Patrice de la Tour du Pin n’a pas inventé la poésie. Mais il la réalise singulièrement et si rigoureusement qu’il ébranle toutes les tentatives poétiques qui, avant lui, se sont avancées en tâtonnant plus ou moins dans les rapports de l’homme avec l’univers. Parlons net. Le mot de « correspondances », du reste, sur lequel nous ne cessons pas de buter, a déjà averti le lecteur. Il se peut que l’œuvre de la Tour du Pin, quand elle sera accomplie, comble ou déçoive ceux qui attendent d’elle un des grands poèmes de l’humanité. Mais il est sûr que, dès maintenant, ce qu’il y avait de plus intense et de plus subtil en poésie, ce qui nous paraissait entrer le plus avant dans les indicibles secrets du monde, en un mot tout ce qui se rattache depuis quelque cent ans, de près ou de loin, au symbolisme entendu dans son sens le plus large, de Nerval et Baudelaire à Valéry et au surréalisme, tout cela, dis-je, est contesté, à tout le moins remis en question de telle façon que la poésie désormais devra tenir compte des voies ouvertes par Patrice de la Tour du Pin aux âmes qui veulent entrer dans le sens de la vie.

Tout ce qu’il écrit tend avec force vers la réalité spirituelle qui repousse toute poésie insuffisante, tout depuis les premiers vers de la Quête de joie qui évoquaient

 

      ...des bancs de brouillards immenses

Qu’emploient les poètes par impuissance

Pour donner le vague à l’âme et la peur.

 

Mais il me semble que la poésie symboliste est particulièrement visée par la Tour du Pin soit à cause de ses approximations (« Ceux qui s’exténuent à pénétrer dans les fausses extases... Sur les confins de poésie mal établis en bordure d’âme »), soit à cause de ses équivalences (« si devant la nuit, vous chantez avec des symboles et des rappels, où est le sens naturel de la nuit ? »), soit encore par une sévérité à l’égard de l’orgueil visionnaire, qui n’est pas sans atteindre Rimbaud, quand la Tour du Pin écrit : « Ceux qui se disent voyants vont vers leur plaisir en vision comme tout homme vers ses amours. » Et je ne suis pas sûr que, dans la comédie de Saint Élie de Gueuce (qui est une satire des faux poètes comme Les Maîtres chanteurs de Nuremberg sont une satire des faux artistes), certain poème confectionné sur le thème du corbeau ne soit pas un coup de patte à Edgar Poe 2. On voit que l’antisymbolisme de Patrice de la Tour du Pin va loin, et qu’il ne ménage rien, ni personne. Dira-t-on que c’est un des privilèges de la jeunesse (ce poète n’a pas trente ans) que de renverser les idoles d’hier ? La vérité, moins contingente, est que la poésie vécue par la Tour du Pin ne pouvait pas exiger moins que cette iconoclasie.

Car il s’agit de rentrer dans la vie, et non plus de se servir de la poésie pour s’en évader. Dans la Vie recluse en poésie, qui sera sans doute le centre de la « Somme » patricéenne, et qui nous propose un art poétique sans précédent dans la littérature immédiate, la Tour du Pin fait cette déclaration capitale : « Le mot d’évasion ne nous plaisait guère, et même nous faisait honte, nous devinions qu’un jour ou l’autre nous en reviendrions. » Et plus loin : «...Notre base n’est pas la poésie, notre base est l’homme ; nous ne cherchons pas à connaître la poésie, mais l’homme... Les mages m’ennuient et je me méfie maintenant de la connaissance par la poésie. » La poésie cesse d’être une fin pour redevenir un moyen Patrice de la Tour du Pin arrache au poète une souveraineté illusoire qu’il s’était arrogée, avec un prétendu pouvoir de transfiguration. Il ne s’agit plus d’aller de figures en figures, mais de rejoindre des êtres par une poésie qui est tout amour : « Tout doit s’élever avec la sève qui convient ; si vous célébrez la floraison des colchiques dans les prairies, faites-le avec le mystère de l’homme prenant l’essence du mystère végétal ; vous pouvez être la terre qui les nourrit, ou la terre qui s’en émerveille, ou seulement la terre qui s’en plaint : vous passerez dans les colchiques par un prolongement d’amour... » Déjà notre poète avait écrit :

 

Tu peux tout concevoir en un instant d’amour.

 

ce qui a fait dire à l’un de ses premiers commentateurs, M. Armand Guibert : « À quelle distance nous sommes de la Jeune Parque qui avait soupiré : Tout peut naître ici-bas d’une attente infinie... Aucune attente jamais n’a fait naître une présence, alors que l’amour est le levier des mondes. » La distance est immense, en effet. La vérité est que Patrice de la Tour du Pin, poète chrétien, n’a rien à attendre de ce que l’univers pourrait devenir par la vertu de poètes alchimistes. Ce sera pour lui une merveille bien assez grande et toute proche de la présence même de Dieu si l’amour du poète sait retrouver ce qui est dans le monde, parce que Dieu l’y a mis.

C’est pourquoi, bien que le sentiment des créatures soit si vif chez la Tour du Pin (les colchiques dont vous l’avez entendu parler ne sont qu’un exemple entre maintes évocations de plantes et de bêtes sur la terre, et même entre des créatures inventées par le cœur du poète), la Création est mise par lui dans un état de dépouillement à l’égard du Créateur, partant en état d’adoration, que la poésie chrétienne de notre temps me semble avoir atteint rarement à ce degré. Le Tu solus Dominus trouve dans les Psaumes de Patrice de la Tour du Pin un écho fidèle : « Vous êtes le Seul, Seigneur. » Bien plus, la Solitude divine fixe le regard du poète comme un bien unique, avec lequel il est défendu à l’homme de rivaliser. Car Dieu seul est plénitude, tandis que les solitudes humaines sont viduité. Là est sans doute la vision suprême assignée par Patrice de la Tour du Pin à la poésie délivrée de trompeuses magies : la poésie, qui est divine, se dénoue en Dieu par l’amour des créatures de Dieu, et non chez de faux émules de Dieu orientés vers l’amour d’eux-mêmes. On suit fort bien cette courbe essentielle du poète, depuis le prélude de la Quête de joie, où il a dit :

 

Sous le soleil mort de l’amour de soi

Loin dans l’âme, les solitudes s’étendent

 

jusqu’à l’admirable « Psaume » qui commence ainsi :

 

Voici que j’ai compris que la plus belle prière ne devait pas être dite en mon nom, mais au nom de tous.

 

pour s’achever par ces mots :

 

Vous êtes le Seul, Seigneur – et comme les mots peuvent se déformer

Que le Jeu du Seul soit uniquement votre Jeu avec l’âme – et non pas l’autre

Qu’il aurait pu devenir...

 

Nous touchons ici, à la fois, au sommet que l’œuvre de la Tour du Pin devrait atteindre, et au danger le plus grave auquel sa fortune littéraire risque de se heurter. Ce danger est qu’une vie poétique qui participe si étroitement de la vie chrétienne totale reste fermée à tout un public agnostique qui a pu goûter chez d’autres poètes chrétiens des plaisirs de pure littérature. Il me paraît difficile qu’on entre dans l’œuvre de Patrice de la Tour du Pin si l’on n’adhère pas à la parole qui affirme : « Je suis la Vérité et la Vie. » Car cette œuvre ne conduit pas vers une autre vie, ni vers une autre vérité. On lui a déjà donné comme références, avec la Divine Comédie et Le Paradis perdu, certains textes de saint Jean de la Croix, à juste titre d’ailleurs. C’est indiquer d’avance quelles portes peuvent se clore pour les profanes, au bord d’une poésie qui implique une morale et une foi.

Or, elle n’a rien pour charmer ceux qui lui résisteraient. Toute tournée vers la grandeur de sa découverte, elle se bâtit un royaume dont elle a forgé la clef. Comme s’il ne suffisait pas d’étonner les esprits, en donnant aux mots de tous les jours un sens qui n’est pas de tous les jours, Patrice de la Tour du Pin incarne sa grande aventure de poésie spirituelle dans une légende (au sens banal du mot, cette fois), qui a beaucoup pour déconcerter. On voit bien, certes, que la Quête de Joie, au sens essentiellement vivace où les mystiques entendent le mot « joie », renouvelle en un certain sens la Quête du Graal. Mais tant de personnages étranges, aux noms plus étranges encore, de Lorenquin aux Gorphoncelet, qui vivent et qui meurent dans un pays et dans un temps imaginaires, ne correspondent guère pour nous, à l’heure actuelle, que par de froides fantasmagories à la chaleur d’inspiration créatrice qui sans doute a voulu au contraire que ces personnages animassent les vertigineuses abstractions elle nous entraînait.

Mais il faut attendre, nous l’avons dit. Dans son état fragmentaire d’aujourd’hui, un morceau comme le Don de la Passion, aussi mystérieux qu’un petit coin de peinture détaché d’une fresque, ne pourrait guère passer que pour un record de l’obscurisme en poésie. Nous espérons qu’il s’éclairera, comme déjà d’autres morceaux. Comme les Psaumes notamment et la Vie recluse en poésie, dont les versets et la prose tranquille nous frappent au cœur par leur ton si grave et si pur : la voix d’un jeune homme qui aurait le don de la Sagesse pour déceler le sens de l’éternel dans les jeux et les fruits de la terre.

 

1938.      

 

 

 

II

 

Il nous faut avouer que le sens profond et précis de la Somme de Poésie 3, de Patrice de la Tour du Pin, nous avait échappé, tant que nous en avons connu les seuls fragments dont La Quête de Joie, en 1933, fut le premier et le plus admirable. Même, ce que nous avons pu dire, à leur propos, de cette « légende mystique », comme nous l’avons désignée, appelle aujourd’hui une mise au point. C’est une mystique très particulière, dont la Somme nous retrace la genèse et l’aventure. Et nous parlerions de drame, désormais, plutôt que de légende, au sujet de l’évocation qui nous en est donnée : un drame spirituel dont Patrice de la Tour du Pin a confié l’expression à cette étrange et copieuse légende, riche de toutes les allégories dont un artiste peut charger la prose ou les vers, le récit, la page lyrique ou le dialogue de théâtre. Les formes si diversement inventives de la légende font sa variété, et souvent aussi ce qu’elle a de bizarre et de déconcertant. Mais il n’y a rien, dans chacune de ces pages les plus mystérieuses ou les plus hermétiques, qui ne doive révéler ce qui doit être lu, comme le mot légende signifie, c’est-à-dire ce que nous devons savoir du drame intérieur dont ce poème de six cents pages tient sa pathétique unité.

Quel est ce mystère, et quel est ce drame ? Il s’agit d’une fervente tentative d’angélisme. Une de plus dans la poésie, qui en a vu de mémorables depuis cent ans. Mais celle-ci ajoute aux précédentes une ambition qui la distingue. L’angélisme a conduit la poésie vers toutes sortes d’ouvertures et dans toutes sortes d’impasses. Il s’envole, chez Nerval, sur les ailes du rêve pur. Du côté de Baudelaire et de Rimbaud, il porte à Dieu un défi qui ne va pas sans un recours à l’aide de Satan. Chez Mallarmé, il est tentation de désincarnation toute pure, de même que dans la Jeune Parque de Valéry. On y pourrait joindre le virginalisme de Giraudoux, pour constater que l’angélisme littéraire a presque toujours produit des anges rebelles : l’insoumission à la condition humaine les retourne contre Dieu, elle les dresse à tout le moins hors de lui. L’angélisme de Patrice de la Tour du Pin a cette originalité de s’efforcer au contraire à une religion passionnée.

Cet aspect mystique de la Somme a frappé les premiers lecteurs de La Quête de Joie, avec la qualité poétique incomparable de ce livre, un des plus beaux qui aient paru dans l’entre-deux-guerres. Tel autre fragment, comme les Psaumes, que nous lûmes en 1938, ne devait pas nous détourner de cette orientation. Quand nous voyions Patrice de La Tour du Pin formuler son expression favorite, « le Jeu du Seul », et donner ce « jeu » pour objet à « la vie recluse en poésie », il nous est arrivé ainsi qu’à d’autres commentateurs de songer à la solitude de l’âme que cultivent les grands mystiques pour tenter l’approche de Celui dont les hymnes qui chantent Tu solus Dominus proclament la solitude unique. Il y a de cela sans doute, mais il y a plus ; nous le voyons maintenant.

Ce rêve mystique a été (il faut le mettre au passé sans doute, puisque la Somme en parcourt l’évolution et le dénouement) celui d’un être qui tend à s’isoler corps et âme de l’ordre de la création. Un prélude au « Jeu du Seul » nous le crie :

 

Ah ! non, pas encore d’homme ! pas encore d’âme humaine !

Que j’aie le droit au moins de rechercher sans eux,

Sans le viol de leurs pas, de leurs mortes haleines,

Un monde à mon désir insensé d’être heureux !

 

Ce que Patrice de La Tour du Pin, au début de sa Somme, appelle sa Genèse, c’est donc la création de cette solitude. Nous la savons peuplée de souvenirs d’enfance (le vert paradis des amours enfantines est la patrie de l’angélisme) et aussi de toutes les formes vivantes qu’affectionne un jeune homme ami des paysages de brume et de marais, de bois en novembre, d’oiseaux migrateurs, d’étangs glacés. Et les amours enfantines sont moins des souvenirs ici, que des présences capables de répondre à certains appels de l’âme. Mais d’abord, que la solitude ne soit altérée par nul amour comme la Création en charrie depuis que la Genèse traditionnelle a confié à l’amour la perpétuité de la vie. Le « Jeu du Seul » naît d’une autre Genèse :

 

La nuit d’amour dans la Genèse de soi-même.

 

Un autre vers de la Somme est encore plus explicite, quand il murmure :

 

Virginité sensuelle d’un moment de soi-même.

 

Que faut-il deviner, à travers ces mots un peu inquiétants ? Le poète nous répond d’abord par la vie prodigieuse qui répond à l’appel de ses sens, quand sa solitude s’enfonce dans les pays de sa dilection. Pays de chasse et de chevauchée, tels que l’Occident en a renouvelé les prestiges dont s’exaltait jadis, dans les halliers, la virginité d’Artémis. Mais dans les légendes médiévales, les histoires de chasseur noir traînent après elles des ombres diaboliques. Tandis que des enfants ailés et des anges passent dans le ciel gris où les créations de la solitude vont élever tout un monde.

Nous n’entreprenons pas de démonter cette monumentale mythologie. Il faudrait en avoir reconnu tous les secrets, et ce serait une exégèse considérable. Mais qu’on en soit sûr : de toutes ces figures poétiques dont certaines ont acquis déjà de puissantes résonances, il n’y en a pas une qui ne recouvre un mythe très précis. On se souvient, par exemple, des admirables « Enfants de Septembre », un des poèmes de la Quête de Joie qui est devenu presque célèbre. Voici que nous les retrouvons, sous le nom d’enfants sauvages, au second livre de la Somme, avec deux autres groupes, les enfants chanteurs et les enfants paradisiers. Et puis, trois cents pages plus loin, il nous est expliqué, en prose cette fois, que ce sont là trois races humaines, correspondant à « trois pôles de bonheur en soi, l’un de la contemplation, le second de l’expression, le troisième du contact avec la terre. » Cela est dit avec beaucoup d’autres détails sur lesquels il me faut passer, dans une des lettres de direction écrites par un des maîtres de l’École de Tess.

Mais qu’est-ce que l’École de Tess ? Qui est son maître Lorenquin ? Qui sont Jean de Flaterre et Laurent de Cayeux, Gorphoncelet, le Cortinaire et bien d’autres ? Nous sommes ici au cœur du mythe, qui est beaucoup plus qu’une création imaginaire. C’est une sorte de projection dans la poésie de la plus chère ambition du poète. La solitude il s’est établi n’est pas une fin. Elle doit conduire à une connaissance épurée et approfondie de la création et du Créateur, et à une possession du monde plus parfaite que ne l’obtiennent les hommes soumis à la condition charnelle. « La vie recluse en poésie » tient à la fois de la contemplation solitaire et d’une confrérie dont les amitiés subtiles veulent s’orienter vers les mystères divins. Une étude plus complète de la Somme aurait à nous faire examiner ici sur quel point délicat porte le principal désir du poète : un renouvellement à demi chimérique, à demi équivoque de l’amour entre les créatures. Ce grand moteur de la création en marche, il semble que les poètes de « l’École de Tess » veuillent en garder l’essence en épurant ses modalités. Ce désir est aussi celui de garder, de la vie sensible et sensuelle, les apports qui gonflent de sèves mystérieuses les meilleures parties du poème. C’est ici que prennent place notamment la Quête de Joie et les Psaumes, l’on pourrait croire que cette immense tentative mystique approche de ses fins.

Il n’en est rien. Et sans doute la sincérité religieuse de Patrice de La Tour du Pin est-elle ce qui le ramène à une spiritualité plus réaliste. Après maints épisodes dont nous traversons sans nous arrêter la forêt embroussaillée, le poète en vient à entendre une voix lui dire :

 

Tu croyais explorer le champ d’amour de l’homme,

         Et tu as dessiné celui de tes passions.

 

Et lui-même avoue :

 

Ô Dieu, bien sûr, c’est Dieu qui hantait cette Somme !...

... N’ai-je pas seulement, hélas ! rapporté l’homme ?

 

Le poète de la Quête va laisser des rêves de trinité incarnée (assez obscurs d’ailleurs) céder à l’inévitable duo humain selon lequel la vie s’accomplit en ce monde. Le « Jeu du Seul » va faire place au Second Jeu :

 

Le Second Jeu, celui de la création des êtres.

 

Ce ne sera pas sans qu’un Enfer mystique reçoive les vaincus du Paradis rêvé. Le poète y damne tour à tour les compagnons de la Quête, non sans nostalgie pour le Paradis dont cet Enfer n’est peut-être que le ciel retourné :

 

L’Enfer, il fut pourtant rempli de mes élus,

puisqu’ils furent amis sur cet itinéraire

de sagesse ou de tragédie, je ne sais plus,

au moins de l’aventure où je me suis jeté...

 

On retrouve dans ce livre de l’Enfer, avec une note pathétique, l’intensité lyrique qui élève certaines parties de la Somme au faîte de la poésie contemporaine. Au cours de cette entreprise mystique, le poète a jeté à pleines mains des morceaux de toutes sortes dont beaucoup sont des joyaux. Il faut convenir que la sagesse spirituelle est moins favorable à son lyrisme. L’aveu de l’échec tombe dans une regrettable platitude, quand le poète, par exemple, dit à son livre :

 

Tu n’es qu’un tombeau creux, qu’un abîme sonore !

Sur ses bords j’ai vécu seize années de ma vie,

Et je doute beaucoup des visions qui révèlent

Tout à coup la réponse aux questions éternelles.

 

Le poète nous laisse deviner que ces seize années ont été remplies d’une vaste incertitude entre une vocation poétique et une vocation religieuse. L’ordinaire vocation humaine l’a emporté pour finir :

 

            Mais Dieu sait encore

Qu’à partir d’un âge, il faut être deux.

 

Le reste sera silence, probablement, car l’amour heureux n’a pas d’histoire. Mais des aspirations sublimes de l’amour, mêlées à ses incertitudes, Patrice de La Tour du Pin a fait naître une œuvre dont des fragments importants resteront sans doute acquis à la mémoire des hommes.

 

1946.      

 

 

André ROUSSEAUX, Littérature du XXe siècle.

 

 

 

 

 



1  La Quête de Joie (Paris, 1933), l’Enfer (Tunis, 1935), Le Lucernaire (l’unis, 1931), Le Don de la Passion, suivi de Saint Elie de Gueuce (Paris-Bruxelles, 1937), Psaumes (Paris, 1938), La Vie recluse en Poésie (Paris, 1938).

2  À cela, M. Patrice de la Tour du Pin m’a répondu : « Ne croyez pas que j’aie pensé au Corbeau d’Edgar Poe dans mon petit poème, ni que j’aie voulu donner un coup de patte à certains poètes : presque toujours je les aime, qu’ils soient symbolistes ou autres, et je ne suis pas un théoricien. » M. de la Tour du Pin parle en poète. J’ai parlé en critique. Les deux points de vue loyalement confrontés, je ne crois pas devoir sacrifier l’un à l’autre.

3  Une Somme de Poésie (Paris, 1946).

 

 

 

 

 

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