La voix de Bernanos

et le silence de Mouchette

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

M. Georges Bernanos atteint ses lecteurs en profondeur, comme une flèche qui vibre longtemps dans la cible qu’elle a pénétrée. Mais ses livres ont deux manières de nous ébranler ainsi, soit qu’ils nous enivrent et qu’ils retentissent de la voix de Bernanos lui-même, soit qu’ils nous ravagent et qu’on les sente creusés d’un silence terrible, qui est peut-être l’expression de l’angoisse. Cette voix magnifique et ce silence redoutable alternent parfois dans le même ouvrage. Il arrive aussi que, de l’une ou de l’autre, tout un livre de Bernanos soit possédé. La voix de Bernanos, par exemple, anime de bout en bout son Journal d’un curé de campagne (son chef-d’œuvre à l’heure actuelle), tandis que le silence fait le vide dans la Nouvelle histoire de Mouchette, roman plus court qui a suivi de près le chef-d’œuvre, comme la petite thèse de doctorat accompagne la grande. Mais la petite n’est pas la moins significative.

 

 

La voix de Bernanos, je crois qu’il suffit d’avoir lu certaines pages de lui, pour la connaître aussi bien que si on l’avait entendue, comme il m’est arrivé maintes fois dans des conversations inoubliables. C’est une voix de poète. Ce qui ne veut pas dire une voix qui fait chanter les syllabes, sonner les épithètes et les cadences, mais, tout au contraire, qui saisit l’interlocuteur par le seul étonnement des choses qu’elle lui offre, parce que ces choses sont des morceaux de l’univers en vie et en marche.

En avant de l’univers en marche, je dirais que Georges Bernanos est comme un héraut qui l’annonce, si je ne craignais de lui donner ainsi une solennité qu’il n’a pas du tout. Mais c’est bien de monde en mouvement qu’il faut parler à son sujet, de ce monde, Seigneur,

 

... qui roule d’âge en âge,

Et vient mourir au bord de votre éternité !

 

Et lui-même n’aurait pas donné à son œuvre, qui est à la fois une « Divine Comédie » et une « Comédie humaine », le rythme qu’elle a, si cette prose admirable n’était pas le produit d’une nature en action, en action vers les fins de la nature humaine.

La personne de Bernanos restera toujours présente dans ma mémoire, telle qu’elle s’est associée parfois à des paysages ouverts sur la grandeur et la lumière. C’était sur la côte de Provence, où nous habitions l’un et l’autre alors. Je voyais Georges Bernanos, grand motocycliste devant l’Éternel, tomber chez moi aux beaux jours de l’été comme tombent des choses que le ciel jette sur la terre : le soleil, le vent, la tempête. Il me manquerait quelques-uns des plus beaux souvenirs de ma vie si j’avais été privé de ces arrivées triomphales, la moto stoppant dans une pinède bruissante de cigales, et Bernanos surgissant, face à la mer magnifique, le visage rieur, la tête en arrière parce que sa nature est de regarder haut, ou bien inclinée parfois sur l’épaule, avec gentillesse, parce que la véritable noblesse est toujours un peu charmeuse.

De tant d’entretiens, je n’ai jamais noté un mot. L’idée ne m’en serait pas plus venue que de noter le ruissellement du soleil sur la mer à travers les pins. J’aurais transcrit les paroles, pas le ton. Or, les pensées de Bernanos ont le son de sa voix. Et puis, je savais bien que, pour entendre de nouveau cette voix, je n’aurais qu’à rouvrir ses livres.

 

 

Bernanos nous parle, quand nous ouvrons le Journal d’un curé de campagne, à la façon dont il a dit lui-même qu’il voulait nous parler, aux premières lignes de la Grande Peur des Bien-pensants. Rappelez-vous :

« J’écris ce livre pour moi, et pour vous pour vous qui me lisez, oui : non pas un autre, vous, vous-même. J’ai juré de vous émouvoir d’amitié ou de colère, qu’importe ? Je vous donne un livre vivant. »

Un livre vivant... C’est bien là ce que Bernanos a de plus caractéristique d’abord : il nous tend l’expression de la vérité humaine immédiate, l’espèce de poésie naturellement pathétique que peut susciter la seule rencontre avec un être humain, ou même avec tout objet une maison, un coin de pays, la route où quelqu’un passe, la table sur laquelle il s’accoude un homme peut incorporer un peu de sa vie. Les livres de Bernanos sont extraordinaires, mais ils sont fondés d’abord sur l’ordinaire intensément vécu. Le Journal d’un curé de campagne, en particulier, est un colloque passionné, que dis-je ? un corps à corps du surnaturel et de la nature ; mais la nature n’a jamais été considérée par Bernanos avec une compréhension plus puissante, en même temps que plus attendrie.

Pourtant, ce curé de campagne, auquel il prête sa plume magnifique, a tout ce qu’il faut pour échouer dans l’ordinaire de la vie. Et même l’ordinaire de la vie ne compte pas pour lui, dans la mesure où ce n’est rien d’autre. Son enjeu est fait de cet ordinaire, mais la mise est placée sur un autre tableau. Quand la partie sera jouée, il pourra dire, avec une gentille et profonde sincérité : « M. le Doyen n’avait pas tort de douter de mes moyens et de mon avenir. Seulement, je n’avais pas d’avenir, et nous ne le savions ni l’un ni l’autre. » Il dira encore : « Mes sottises ne comptent plus : je suis hors de jeu. » À la vérité, il est dès le début hors du jeu terrestre, auquel on le voit prodigieusement inhabile, ce petit prêtre dont un cancer dévore le pauvre corps, comme s’il avait fallu qu’un mal plus aigu achevât de dévaster sa nature physique, abandonnée par une hérédité misérable au bord de la vie spirituelle. Mais c’est de là qu’il se retourne vers la misère du monde, afin de la transfigurer par tout ce qu’il peut lui donner d’amour.

C’est ici que Bernanos manifeste son envergure. La tentative d’orienter vers la sainteté, à tout le moins vers le salut, un monde qui s’en soucie assez peu, a inspiré plus d’un livre de nos jours. En regard d’une telle tentative, chacun se sent plus ou moins partagé, selon son tempérament, entre la générosité et la prudence, et même, pour aller au fond des choses, entre deux nécessités également exigeantes : celle de voir l’homme accomplir un destin dont l’espérance demeure malgré tout invincible, et celle de ne pas méconnaître tout ce qui s’y oppose à chaque minute. Toutes les ressources d’une sérénité nuancée d’ironie ne sont pas de trop pour soutenir le cœur défaillant de l’écrivain en face de ce problème de la vie, s’il l’évoque d’un point de vue tout humain. (Tandis que j’écris ces lignes, le Salavin de M. Georges Duhamel m’est surtout présent à l’esprit.)

Bernanos se délivre, et nous délivre, de ces accommodements. Un christianisme réellement et totalement vécu lui permet de mettre face à face, dans le drame du ciel et de la terre, non ce qui devrait être et ce qui peut être, mais ce qui est de part et d’autre. Il ne faut même pas dire : de part et d’autre. Il faut dire : ici et là, sans trop distinguer ce qui sépare ici de là, car le ciel commence à chaque minute de la terre. Seulement, la terre n’a plus le même aspect, du moment que la lumière du ciel y devient présente. Bernanos révèle avec une maîtrise inouïe la lumière vitale que la grâce introduit dans les ténèbres humaines.

Ce mot même de ténèbres, d’ailleurs, si l’on entend par là la nature de l’homme livrée à ses seules ressources, est une inexactitude qui risque de fausser la justesse éclatante de Bernanos. Car, à dire vrai, il n’y a point de ténèbres tant que les choses ne sont pas entrées dans le combat avec la lumière. Il y a seulement des possibilités d’ombre ou de flamme, qui souvent s’ignorent elles-mêmes. Les passions, avant de devenir bonnes ou mauvaises, ne sont que des mouvements de la nature. C’est comme telles que Bernanos s’en saisit, les manie, les entrechoque. Comme elles tiennent de près au physique de l’être qui les possède, à son hérédité, à ses habitudes, au lieu où il vit ! Comme l’extraordinaire quand il surgit, a affaire tout d’abord à un ordinaire infini ! Comme la vie spirituelle d’une paroisse est liée à la vie naturelle du village dont elle recouvre les instincts, les réflexes, les somnolences !

J’imagine la vie de cette paroisse-là racontée par un autre que par l’auteur du Journal. Il ne s’y passerait rien, si ce n’est qu’elle a été traversée durant quelques mois par un curé dont certains diront qu’il était un peu fou, d’autres qu’il était malade, d’autres peut-être qu’il buvait, le malheureux : « Vous savez, un fils d’alcoolique, on ne peut pas dire que ce soit sa faute... » Se passe-t-il beaucoup plus de choses, d’ailleurs, dans le roman ? Le nœud même de l’intrigue recèle un mystère qui nous échappe. Dira-t-on que le romancier a négligé de l’éclaircir parce que l’essentiel de sa pensée était ailleurs ? Ou bien que les mystères de la terre demeurent toujours obscurs tant qu’ils sont de la terre ? Car ils ne sont que des données. Et il faut qu’ils prennent un sens pour qu’ils s’illuminent. La mêlée des vies humaines, chez Georges Bernanos, est une immense donnée, l’événement est l’éveil des âmes.

C’est ce qui donne un sens, non seulement à l’humanité assoupie ou récalcitrante qui peuple la paroisse du curé de campagne, mais à la vie même du jeune prêtre dévoré d’amour. Sans les rencontres de la charité, son âme qui brûle d’une foi si ardente et si pure serait la proie de la solitude et guettée par l’angoisse l’angoisse qui perdra Mouchette. Car la vie est amour, ou elle n’est pas. Aussi, tout le Journal est-il invinciblement orienté vers les dialogues foudroyants qu’il contient et qui, nous le sentons, se passent en présence de Dieu. Puisque la vie est amour, elle est dialogue avec le prochain. C’est pour accomplir pleinement cette vie que le curé de campagne s’épuise en dialogues, qu’il voudrait sauveurs, avec toutes les incarnations du prochain. La marche vers l’espérance est soutenue par les rencontres de la charité.

À chacune de ces rencontres, l’amour produit du moins un miracle. C’est que la vérité, comme par un choc et un retournement, apparaît sous les mensonges dont la vie fait son ordinaire, la vérité dont on ne saurait dire ce qu’elle a de plus étonnant quand elle se révèle : d’être si éblouissante ou si savoureuse, si merveilleuse ou si attendue. Et l’on ne saurait dire non plus si c’est le curé de campagne ou Bernanos lui-même qui se tient alors devant la vie comme devant un jeu de cartes dont on n’aurait vu d’abord que le dos. Chaque carte est un homme, un inconnu. Bernanos la retourne : voici le roi, voici le valet. On ne savait pas ils étaient. Mais on serait encore plus surpris, quand on les a vus, qu’ils ne fussent pas là où ils sont. On s’aperçoit, quand le personnage humain se découvre tout entier, que son âme est la révélation de son visage. Le surnaturel ne se présente, par rapport au naturel, ni comme une opposition, ni comme un complément, mais comme un dénouement. C’est ainsi que Bernanos tend de toutes ses forces à la solution de la vie, au sens l’on parle de la solution d’un théorème, qui en éclaire tous les éléments sans les changer de place. Et ces éléments sont les questions qui laissent l’homme dans l’humiliation et le découragement si ce n’est dans le désespoir où succombera Mouchette quand il est impuissant à les dégager de l’ordinaire de la vie : la pauvreté et la richesse, l’interdépendance des hommes, les aveuglements de notre nature. Il s’agit que toutes les choses de ce monde prennent leur valeur. Ce monde, il faut corriger le vers de Baudelaire à son sujet : il ne vient pas mourir, Seigneur, mais naître au bord de votre éternité. Si la véritable vie chrétienne n’était qu’une immense partie de qui perd gagne, ce serait trop simple. S’il suffisait de dire : tout ce que les hommes auront perdu, c’est autant de gagné pour Dieu le jeu, trop absolu, serait trop facile. Mais le curé de campagne de Bernanos sait bien qu’il s’agit, au fond, de ne rien perdre, de tout utiliser au mieux, de la douloureuse humanité, lui qui murmure finalement à son lit de mort : « Tout est grâce. » Autrement dit, il n’y a rien dans l’ordinaire de la vie qui ne trouve du côté de l’extraordinaire un pouvoir de transfiguration. Mais il ne le trouve que là. « Ô mort si douce ! Ô seul matin ! » a dit Bernanos, un jour.

On comprend alors pourquoi le Journal le curé de campagne exprime son doux désir et son immense effort a ce ton de béatitude douloureuse, le lyrisme naturel s’ennoblit tout ensemble d’une fière âpreté et d’une tendresse infinie. Cette voix qui ne nous laisse pas entrer sans trembler dans certaines pages si riches et si dures, qui nous fait entendre une violence si bienfaisante et une sagesse si souveraine, cette voix qui nous capte aussi comme par une éloquence intérieure, et qui sait trouver des inflexions incroyablement pressantes, presque câlines en même temps, pour ébranler le fond de nos âmes, cette voix est la seule qui puisse pénétrer et nous entraîner au cœur de la vie terriblement lumineuse l’homme se révèle à l’homme. Ne disons pas, sous peine d’être mal compris, qu’une telle voix fait résonner l’écho de celle de Dieu, quoique ce soit dans la mesure où l’homme sait reconnaître la part de Dieu en lui, qu’il obtient cette révélation de lui-même. Mais ne craignons pas de dire que la présence divine dans les tragédies humaines qu’écrit Bernanos ne serait pas si vive et si vraie, si la voix de l’écrivain ne faisait pas entendre, à chaque mot, que ses personnages ne peuvent se passer de Dieu. On le voit bien, quand, dans un autre livre, habité par l’angoisse de l’absence de Dieu, nous ne sommes plus assaillis par cette voix, mais étreints par un silence où passe l’horreur de la mort éternelle.

 

 

C’est le silence de Mouchette, cette Mouchette dont Bernanos a repris ‘e nom à onze ans de distance, du livre de ses débuts 1 à l’un de ceux de sa maîtrise, parce que même quand il réinventait son âme dans un autre corps, elle est toujours la même héroïne, l’héroïne d’une vie qui perd toute raison d’être la vie. La raison de vivre se retire du corps et de l’âme de Mouchette, tel le sang se retire d’une veine ouverte, dans l’espace qui s’étend entre la fin d’une nuit et le commencement d’un matin. Du chant des premiers coqs aux cloches de la messe, on pourrait dire qu’on voit germer et s’épanouir la mort de Mouchette, comme une fleur ténébreuse et parfumée de désolation.

Pourquoi cette mort ? Pourquoi la vie, plutôt, si la présence du mal empoisonne et tarit toute source d’espérance dans ce qui s’appelle la vie ? J’imagine qu’une phrase du Pater obsède Bernanos : « Délivrez-nous du mal ! » En tout cas, si une prière entr’ouvrait les lèvres de Mouchette, c’est celle-là qui pourrait la sauver. Mais le mal la cerne de toutes parts. Son histoire tient en une rafale de malheurs. Cette fillette de quatorze ans, cette enfant pauvre et farouche, sort de l’école et s’égare dans les bois. Surprise par un orage, elle se réfugie dans la cabane d’un braconnier. Le braconnier, ivre, sort dans la nuit, tue un garde qui le guettait, rentre dans la cabane, tandis que l’orage devient cyclone. Entre le regard dément d’un ivrogne assassin et le bruit de la tempête qui remplit la nuit, il est visible que Mouchette marche vers son destin, depuis l’heure elle a quitté l’école. Son destin est de devenir femme cette nuit-là, sous l’étreinte d’un homme que l’alcool a jeté hors de lui-même.

Ce n’est pas là, pourtant, ce qui décidera de la mort de Mouchette. Il lui a été octroyé en une seule nuit une part surabondante de malheur et de dégoût. Mais peut-être faudrait-il dire qu’il y a là un accident, comme la vie peut en produire naturellement, et nous allons voir que l’accident était encore plus naturel que nous l’avons cru. Cela n’est pas encore le mal, qui vide le destin terrestre de son acceptable contenu. L’histoire de Mouchette commence seulement. Le plus émouvant est que Mouchette survive durant quelques heures, qui remplissent plus de la moitié de l’histoire : la vie la retient aussi longtemps qu’elle lui laisse des motifs de croire à la vie. C’est par là que l’histoire de Mouchette soulève un monde d’anxiété. La vie retranche peu à peu à Mouchette les appuis qu’elle lui accordait encore. Car il lui reste à apprendre, peu à peu, qu’elle n’a pas été seulement victime, mais dupe ce qui revient au même dans le corps à corps avec la destinée. Il n’y a pas eu de cyclone, en effet ; à peine une averse et un coup de vent. Il n’y a pas eu de garde assassiné, à peine une altercation dans le bois. La nuit tragique de Mouchette a été vécue entre le mensonge et l’illusion. Tout ce qu’il y a de vrai, au fond, c’est que Mouchette n’en veut peut-être pas à cet homme qui l’a prise, et dont elle ne saurait dire si elle le hait ou si... C’est effrayant à exprimer : mais il n’y a peut-être de vrai dans ces heures de ténèbres que le terrible mystère de l’amour humain. Le reste a été vécu à travers un rêve d’alcoolique. « Elle n’a même pas été dupe d’un homme, mais d’un rêve. » C’est sans doute la phrase centrale de la Nouvelle Histoire de Mouchette. Je crois que c’est une des phrases les plus graves que la littérature ait formulées. Mouchette va mourir de ne plus croire aux bruits de la vie, quand elle s’avisera que ces bruits n’expriment que les fantasmes de la terre. Elle meurt d’apprendre que la vie est un songe dont la clef n’est pas de ce monde. Et sans doute le songe, dans l’histoire de Mouchette, prend la forme d’un cauchemar abominable. Mais qui dira, dans l’histoire de tout homme et de toute femme, ce que contient de songe et de mensonge l’existence qui nous enveloppe ? Quand Mouchette sent manquer le support du rêve à son âme démunie, elle ne pourrait être sauvée que par l’irruption d’une vérité qui n’est pas de ce côté des choses. Le jeu de cartes dont nous parlions tout à l’heure, elle ne peut pas en retourner les figures pour connaître leur valeur. Alors, à quoi bon jouer la partie ?

À quoi bon ? Georges Bernanos l’a dit un jour : « Le démon de mon cœur s’appelle : à quoi bon ? » Il sait bien que c’est un démon, en effet, et il a même évoqué sa personne maligne en tête à tête avec la première Mouchette, celle de Sous le Soleil de Satan. C’est l’ordinaire de la littérature, que les écrivains s’y délivrent de leurs démons. Les deux Mouchette servent d’exorcisme à ce que l’à quoi bon ? peut avoir de satanique, quand il donne à une âme en proie au malheur, pis, en proie au mal, un vertige d’enfant perdu. Mais elles servent aussi à jeter une lueur éclatante, qui démasque le visage du mal sur la terre. Car l’histoire de Mouchette est comparable à la course d’une torche en feu qu’on laisse tomber dans un puits. Et tout ce qu’elle éclaire le long du puits est le monde où nous vivons.

Mouchette, dans sa fuite éperdue devant la vie, Mouchette, dont l’âme harassée « n’en peut plus » elle n’en peut plus, c’est de page en page comme le refrain tragique de sa marche à l’abîme Mouchette, ange noir du malheur, s’oriente vers l’abandon de la vie à force de se mesurer avec des valeurs humaines auxquelles son âme exigeante se brise, faute de pouvoir les remettre en place. Mouchette ne tombe finalement dans la mort que parce qu’elle a refusé, l’une après l’autre, les choses de la vie elle n’a trouvé qu’un contenu de vérité trop décevant : c’est-à-dire à peu près toutes. S’il ne lui avait fallu que lutter contre la haine, elle aurait peut-être tenu bon. Ce qui l’a écœurée, c’est l’infini mensonge qui formait le sol même de sa route ; l’équivoque de l’ordre formel, contre laquelle sa petite âme fière, solitaire, butée, a lutté obstinément ; le mensonge perpétuel de ces êtres qu’on appelle notre prochain, et qui nous dérobent à chaque instant leur amour. Elle se perd, à force d’échecs dans les tentatives par lesquelles le curé de campagne se sera sauvé : les rencontres avec le prochain. (C’est par là qu’elle est le reflet tragique de nos propres déceptions, tandis que le curé de campagne en est la revanche par une sorte de martyre.) Son épreuve suprême a été le plus anodin des refus d’amour, celui qui se nomme indifférence, et qui tapisse benoîtement, comme la mousse entre les pierres, les interstices de la fraternité humaine. Comme elle était au bord du gouffre elle allait se laisser glisser, un homme a passé sur la route de Mouchette. Un geste, un regard auraient pu la sauver. L’homme a passé sans tourner la tête. La vie elle-même a tout rompu, de ce qui pouvait retenir Mouchette à la vie. Elle porte en son propre cœur le mensonge le plus dévorant, cette vérité si trouble et si impure qu’a glissée entre elle et son âme l’avènement d’un horrible amour. Elle avait l’instinct de la pureté, un instinct fier et non timide, un orgueil intransigeant, parce que, sans doute, la pureté est la qualité essentielle de la vérité : la vérité qui n’est pas pure n’est pas tout à fait vraie. C’est pourquoi il n’y avait pas de place pour Mouchette entre l’enfance et la mort. La zone de la vie lui était inhabitable : elle n’y est pas restée un jour, après l’heure elle y est entrée.

Au fond, elle a quitté une vie qui trahissait trop la beauté et la vérité de la vie. Ce qu’il y a de plus intolérable dans la nuit qu’elle a vécu, ce n’est pas tant, peut-être, que ce fut une nuit affreuse, mais que l’ombre qui en est sortie couvrait ensuite les jours que le soleil de Satan éclaire. Est-ce bien un suicide, que le tragique dénouement terrestre de son être abandonné ? La mort éternelle est-elle l’épilogue de son silence inutile ? Si Bernanos pouvait le croire, il ne demanderait pas, à la première page de son histoire, « que Dieu lui fasse miséricorde ». Il ne prierait pas pour elle, afin qu’elle obtienne la grâce quasi miraculeuse dont il parle quand il évoque encore une fois le à quoi bon ? qui est leur démon commun : « Le à quoi bon ? la question terrible, inexorable, à laquelle nul homme réellement passionné n’a pu répondre et qui a décidé du salut de quelques rares héros par un miracle de grâce, car elle se retourne d’ordinaire contre celui qui le prononce... » Et l’on ne se défend pas de penser que, parmi ces rares héros qui ont joué leur salut sur le à quoi bon ? il y a sans doute le curé de campagne, que le « miracle de grâce » a porté aux confins de la sainteté. Si bien qu’on découvrirait l’envers d’une sainte chez la misérable Mouchette... Il est vrai que Satan lui-même est un ange qui a mal tourné.

Le lecteur cède au vertige, sur ces bords où tout le destin de l’homme est remis à l’infini de la miséricorde divine. Mais on ne prendrait aucun contact réel avec l’œuvre de Bernanos si l’on ne voyait pas que ses personnages, sous leurs traits et leurs gestes de ce monde, appartiennent déjà à l’au-delà. Comme tout homme ici-bas, d’ailleurs, s’il croit en Dieu. C’est pourquoi ils témoignent si violemment, pour tout lecteur à l’âme religieuse, de la vie de toute l’humanité. Et s’ils se consument dans la solitude de la terre, ils brûlent encore plus, jusqu’à l’incandescence, de se trouver face à face avec la Vérité qui se tient par-delà les portes de la mort.

 

 

 

André ROUSSEAUX, Littérature du XXe siècle.

 

 

 

 



1  La première « Histoire de Mouchette » était le prologue de Sous le Soleil de Satan. C’est de la Nouvelle histoire de Mouchette qu’il va être question.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net