La vie et les œuvres de Ballanche 1
par
Camille ROY
Nous sommes bien en retard pour signaler à nos lecteurs l’étude très solide que M. Huit vient de consacrer à Ballanche. Le distingué professeur honoraire de l’Institut catholique de Paris a voulu remettre en pleine lumière une figure et une œuvre vers lesquelles revient l’attention des studieux.
Ballanche (1776-1847) est une des gloires dont s’honore Lyon ; mais la France tout entière le réclame pour l’un des philosophes chrétiens qui ont le plus diligemment essayé, sous l’Empire et sous la Restauration, de définir les lois qui doivent régir la vie politique et la vie sociale. L’Essai sur les Institutions sociales, Le vieillard et le jeune homme, La palingénésie sociale avec les travaux qui en sont le développement ; Orphée, La Formule générale de l’histoire de tous les peuples, La Ville des expiations, sont les ouvrages où s’est le mieux appliqué et révélé l’esprit philosophique, profond et quelquefois peu saisissable, qu’était Ballanche.
Ballanche a assez bien vu quelles conditions nouvelles seraient bientôt faites à nos sociétés, et qu’après la Révolution commençait « une ère d’indépendance et d’énergie de la pensée humaine ». Il aurait voulu pour sa part régler cette indépendance et orienter cette énergie. Dans un monde où « les hommes et les choses sont continuellement passés au scrutin », il faut que tous les citoyens aient une conscience nette de leur devoir. Et si la pensée de Ballanche était trop élevée et parfois trop fuyante pour qu’elle fût bien saisie par le peuple, ceux qui étudient et qui dirigent l’opinion la pouvaient considérer avec profit.
Ni conservateur chagrin, ni utopiste, Ballanche estime que les révolutions sont fatales dans la société. Dieu a mis en elle quelque chose d’inexorable qui ressemble à la fatalité des poètes tragiques... La nature morale se nourrit de destruction et de mort aussi bien que la nature physique. « Le grain de blé qui pourrit dans la terre » avant de produire de fécondes moissons est un emblème universel.
Il a prévu quelques excès de ces révolutions, et par exemple celle qui s’accomplit en France et s’accentue tous les jours, la séparation de la religion et de la société. S’il paraît quelquefois prêcher lui-même cette séparation, il ne faut pas isoler ces idées de quelques autres qui les complètent et les corrigent, et qui laissent clairement entendre que si la société continue à subsister, quoique dépourvue de tout fondement religieux officiel, c’est que « l’organisation sociale est fortement imprégnée de christianisme, n’est en quelque sorte qu’une conséquence du christianisme ».
Initiateur dans le domaine des études sociales, Ballanche fut aussi l’un des premiers à entrer dans ces états d’âme et de conscience qu’on a appelés « le romantisme ». On se demande si ce n’est pas lui qui a fourni à Chateaubriand le titre de son livre sur le Génie du christianisme ; il en avait trouvé et indiqué la formule dans l’ouvrage qu’il publiait en 1801 : Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts. Si imparfait que soit ce premier livre, il est plein d’aperçus intéressants et d’expressions qui enchantent l’oreille, et M. Émile Faguet en a pu dire : « Chateaubriand et Lamartine sont là en germe. » Plus tard Ballanche nous fera voir, dans Le vieillard et le jeune homme, une image assez fidèle de René, un jeune homme comme lui, triste, rêveur et isolé.
M. Huit a exposé avec clarté les idées, analysé avec soin les livres de Ballanche, et nous ne pouvons que recommander son étude à tous ceux qui aiment les ouvrages sérieux et bien faits.
Camille ROY.
Paru dans La Nouvelle-France en 1905.
1 C. Huit, lauréat de l’académie des sciences morales, professeur honoraire de l’Institut Catholique de Paris, chez Emmanuel Vitte, Paris et Lyon, 1904.