L’infiltration gauchiste au Canada français
par
Robert RUMILLY
1956
I
LES « CATHOLIQUES DE GAUCHE » EN FRANCE
« Catholiques de gauche » et communistes
– La revue Esprit – Le résultat.
Il existe en France, depuis un certain nombre d’années, des « catholiques de gauche » ou « chrétiens progressistes », qui ne connaissent pas d’ennemis à gauche. Le grand hebdomadaire catholique anglais The Tablet a signalé et étudié ce mouvement – pour s’en alarmer – dans ses numéros du 10 et du 17 mars 1956.
Les « catholiques de gauche » montrent le poing à la droite, où sont l’immense majorité des catholiques, et tendent la main aux communistes, pour lesquels ils ont toutes les complaisances. Ils disposent d’un véritable et puissant trust de presse, en grande partie contrôlé par Mme Ella-Blanche Sauvageot, de périodiques comme Esprit et Témoignage Chrétien, enfin de l’appui de Dominicains français, qui publient La Vie Intellectuelle.
Un chef de file de ce groupe, le R.P. Avril, Dominicain, est obligé de reconnaître dans Témoignage Chrétien, le 18 novembre 1955 : « Il n’est pas douteux que la plupart des catholiques se classent politiquement à droite. » Il pourrait aussi bien écrire que les hommes de droite sont, en très grande majorité, des catholiques. Or les « catholiques de gauche » se consacrent exclusivement à la lutte contre cette majorité de catholiques, qu’ils traitent en ennemis. Loin de combattre les partis anticatholiques, ils s’allient au parti radical et au parti socialiste, expressions politiques de la franc-maçonnerie, voire au parti communiste, systématiquement et violemment antireligieux.
Les « catholiques de gauche », à l’exemple des communistes, traitent volontiers les hommes de droite de « fascistes ». Ils attaquent furieusement tous les catholiques français qui ont suivi le maréchal Pétain – tous les catholiques français qui ne sont pas de leur chapelle. Ils divisent ainsi, et gravement, les catholiques – malgré les appels de Pie XII à la concorde entre catholiques.
Et ils ont les mêmes adversaires – les mêmes ennemis ! – que les communistes, ce qui les conduit à une sympathie, voire à une alliance étroites.
« Catholiques de gauche » et communistes
Les « catholiques de gauche » sont toute indulgence, toute bienveillance pour les communistes, considérés comme des frères un peu avancés, comme une avant-garde qu’il faudra sans doute rejoindre avant longtemps. Ils déplorent tout au plus quelques « regrettables excès » du communisme – et leur attitude est en contradiction formelle avec celle de Pie XI, qui a condamné le communisme comme « intrinsèquement pervers ». Il y aurait une petite dose d’erreur, malheureusement, dans le communisme, mais aussi d’excellentes choses qu’il convient de connaître et dont il convient de s’inspirer...
La philosophie marxiste s’insinue de la sorte dans certains milieux catholiques. La Suprême Congrégation du Saint-Office a décidé, le 1er juillet 1949, qu’il n’est pas permis de publier, répandre ou lire des livres, revues, journaux ou feuilles volantes qui soutiennent la doctrine ou l’action des communistes, ni d’écrire dans ces imprimés. Les catholiques n’ont donc aucun moyen direct de connaître la propagande communiste et de s’en imprégner. Les chefs et les organes du « catholicisme de gauche » comblent cette lacune. Ils entretiennent une atmosphère de non-résistance. Témoignage Chrétien écrivait le 14 septembre 1945 : « Le front de la lutte anticommuniste ne nous aura pas. » Et la non-résistance se transforme bientôt en une bienveillance, une « compréhension » qui prépare à la collaboration ou à pis encore.
On conseille le « dialogue » avec ceux qu’on appelle volontiers « nos frères communistes ». Le R.P. Bigo, l’un des grands inspirateurs du mouvement, demande : « Communiste, mon frère, comment aller jusqu’à toi ? » À la « Semaine des Intellectuels catholiques », tenue à Paris en novembre 1955, M. Michelet évoque le temps où il a vécu « dans l’enfer nazi, au coude à coude avec des communistes, une longue fraternité de fait ». Fort bien. Mais, observe Jean Madiran : « Pourquoi enfer va-t-il toujours avec nazi et fraternité avec communiste, et jamais le contraire ? » Pourquoi n’a-t-on jamais recommandé le dialogue avec les « fascistes » ? Pourquoi n’a-t-on jamais demandé : « Nazi, mon frère, comment aller jusqu’à toi ? » Pourquoi a-t-on recommandé la résistance au nazisme et recommande-t-on la non-résistance au communisme ? « Quelle raison catholique a-t-on de traiter d’une manière aussi différente ces deux totalitarismes condamnés par les Papes ? »
J’ajouterai : « Pourquoi le sentiment de fraternité ressenti envers les communistes ne s’étend-il pas aux Français, en grande majorité catholiques, qui ont vénéré et suivi le maréchal Pétain ? »
Des « catholiques de gauche », invités par le gouvernement soviétique, sont allés derrière le rideau de fer. Ils en ont rapporté et propagé des impressions habilement nuancées, propres à frayer les voies de la propagande communiste. Je prends le cas de Jacques Madaule, parce que cet éminent « catholique de gauche » a donné cours et conférences au Canada. Jacques Madaule est allé en Russie soviétique et dans les pays satellites. Il a bénéficié d’une séance à Radio-Budapest (radio hongroise sous contrôle soviétique). Vous pensez bien qu’il n’y a pas dénigré le communisme. Il a décrit l’U.R.S.S. comme « une immense école » et « un vaste chantier ». C’est aussi « un formidable camp », mais parce que l’Union Soviétique, profondément attachée à la paix, craint d’être attaquée par les « puissances capitalistes » et doit par conséquent s’apprêter à « défendre l’école et le chantier ».
Rentré en France, Jacques Madaule a développé ce thème. Il est allé assez loin pour susciter des réactions. Il lui a fallu se défendre. Il l’a fait dans un article dont voici le texte :
J’ai affirmé essentiellement quatre choses :
1. – Au point de vue économique, l’expérience soviétique constitue un succès, surtout si l’on veut bien tenir compte que depuis trente-cinq ans l’U.R.S.S. a dû soutenir deux guerres : l’une de 1918 à 1922 et la seconde de 1941 à 1945.
2. – L’Union soviétique fait de très grands efforts pour répandre la culture dans le peuple, et ces efforts sont couronnés de succès. Ceci n’implique pas que la culture soviétique, en elle-même, soit satisfaisante.
3. – Il semble bien que le peuple soviétique soit derrière son gouvernement et l’on ne voit pas, d’ailleurs, comment il en serait autrement avec le système d’éducation et de propagande qui fonctionne là-bas.
4. – La volonté de paix du peuple et du gouvernement soviétiques ne semble pas faire de doute. Je pourrais apporter, à l’appui de cette affirmation, dont je ne me dissimule pas la gravité, de nombreuses preuves ou présomptions. Celle-ci me paraît la plus forte : dans les circonstances actuelles, la volonté de guerre ne peut exister que chez des gens qui se trouveraient dans une situation sans issue. Or il s’en faut que la situation de l’Union soviétique soit sans issue...
On voit le dosage : une cuillérée à thé de réserves dans trois cuillérées à soupe d’éloges. Non pas, certes, une franche apologie du régime soviétique, mais un accent adroitement et constamment placé sur les réalisations, sur les réussites. Une impression d’ensemble très sympathique, très favorable. Marcel Clément peut écrire (dans Notre Temps, 14 février 1953) : « Cette lettre de M. Madaule, c’est au sens exact le cheval de Troie dans l’enceinte de l’Église. À l’heure ou nous écrivons, elle a commencé à injecter le poison qu’elle contient dans des milliers d’intelligences... » Et Marcel Poimbœuf peut, dans L’Homme Nouveau, appeler Jacques Madaule « un agent bénévole de la propagande soviétique ».
D’autres « catholiques de gauche » prennent des attitudes encore plus nettes. Mme Ella-Blanche Sauvageot accomplit ouvertement des gestes procommunistes : signature de l’appel de Stockholm en 1950 ; vice-présidence de la très communisante Association pour la défense de la liberté et de la diffusion de la presse en 1951 ; protestation, dans L’Humanité, organe du parti communiste, contre l’interdiction d’une manifestation communiste en 1952. Et ainsi de suite. Mme Sauvageot n’est pas la seule. Avec elle, Mme Geneviève Clairvoix (La Quinzaine), Georges Montaron (Témoignage Chrétien) et Jean-Marie Domenach (Esprit) ont signé la protestation, publiée dans L’Humanité, contre l’interdiction d’une manifestation communiste. Ni Mme Sauvageot ni ses collègues, signataires de plusieurs manifestes inspirés par le parti communiste et insérés dans L’Humanité, n’ont une seule fois apposé leur signature au bas d’une pétition réprouvée par le parti communiste. Les « catholiques de gauche » ont élevé la voix en faveur des espions Rosenberg, condamnés à mort aux États-Unis. Ils ont déclaré odieuse l’attente de plusieurs semaines qui leur était infligée, entre la grâce et la chaise électrique. Or, au même moment, deux miliciens anticommunistes du régime Pétain, condamnés à mort le 18 novembre 1949, étaient enfermés dans la cellule des condamnés à mort du fort du Hâ. Ils attendaient, eux aussi, la grâce ou l’exécution. Les miliciens ont été fusillés à Bordeaux le 2 juin 1953, après, non pas quelques semaines, mais quarante mois de cette attente – qui n’a nullement ému les « catholiques de gauche » ou « chrétiens progressistes ».
Le cardinal Salièges a pu déclarer :
« Tout se passe comme s’il y avait une action orchestrée par une certaine presse, plus ou moins périodique, par certaines réunions plus ou moins secrètes, tendant à préparer au sein du catholicisme un mouvement d’accueil au communisme. »
Et M. Julien Brunhes, sénateur indépendant de la Seine, a pu déplorer qu’aux élections municipales de 1953 « un soutien inattendu ait été apporté aux communistes par des catholiques et même par des prêtres qui ont encouragé à voter communiste plutôt que pour des catholiques militants considérés comme des réactionnaires ».
La revue Esprit
Un organe des catholiques de gauche, la revue Esprit, mérite un examen particulier en raison de l’influence qu’elle a exercé au Canada français, ainsi que nous le verrons plus loin. Cet examen constituera d’ailleurs une excellente illustration de tout ce qui précède.
Esprit a été fondée par Emmanuel Mounier en octobre 1932. Dès le premier numéro, paraît un récit de voyage en Russie, tout à l’avantage des Soviets. On respire en Russie soviétique « beaucoup mieux qu’ailleurs ». Les visages même des citoyens paraissent non pas « inintéressants, abrutis, idiots comme la plupart de ceux de chez nous », mais vivants, animés par un feu intérieur. Il en émane « une sensation dominante de liberté ».
L’organe catholique aussi favorable au communisme trouve d’emblée des ressources surprenantes. En un rien de temps, la revue paraît en trois langues ; elle organise 33 centres en France et 27 à l’étranger. Qui a pu faciliter, qui a pu financer cet essor, tandis que les plus anciennes et les plus solides revues ont grand peine à vivre ?
Dès novembre 1934, Les Études, revue des Pères Jésuites, met les catholiques en garde contre les doctrines suivies et propagées par Esprit. Il suffit d’ailleurs de feuilleter la collection d’Esprit pour voir jusqu’où va son désir de collaboration avec la plus extrême gauche. Commençons par les numéros parus après l’éclipse de la guerre et de l’occupation.
Nous avons vu que Témoignage Chrétien refusait, en septembre 1945, de participer à un éventuel front anticommuniste. Esprit avait précédé son confrère en écrivant dès le mois de juin : « Disons-le avec netteté. En aucun cas et sous aucun prétexte, nous ne participerons à je ne sais quel front anticommuniste : l’anticommunisme, c’est la trahison déclarée ou virtuelle. » Et les pétainistes et autres adversaires du communisme sont traités effectivement comme des traîtres. Esprit déplore que Charles Maurras soit simplement envoyé au bagne et non pas fusillé. Elle reproche aux évêques d’avoir suivi le gouvernement Pétain et regrette que l’Église de France ne se soit pas épurée elle-même – autrement dit, qu’elle n’ait pas recherché la révocation ou la condamnation des évêques et des prêtres pétainistes.
Et ne croyez pas qu’il suffise de ne point lutter contre les communistes. Il faut tendre la main, collaborer avec eux : « Il n’est pas question de rien faire en France contre ou sans les communistes. » Sans doute, dans cette collaboration, on subira quelque influence des communistes. Esprit espère seulement que les communistes voudront bien se laisser influencer, eux aussi, pour arriver à « un communisme humaniste à quoi nous souscrirons tous ».
Un article d’août 1945 traite « De la nécessité actuelle du communisme ». En octobre 1946, le directeur même de la revue écrit qu’un chrétien peut adopter la plupart des positions politiques du communisme et conclure des alliances avec lui. Il suffit d’être vigilant « sur les points menacés ». L’article reproche à un religieux ses jugements anticommunistes, qui relèvent de la philosophie de l’histoire « la plus contestable, et sans doute la plus nettement dépassée par les perspectives maîtresses du monde d’après-guerre ». C’est la théorie communiste, suivant laquelle le monde se dirige fatalement – et heureusement – vers le régime soviétique, de sorte qu’en se plaçant à gauche on agit « dans le sens de l’histoire ».
En octobre 1947, un autre collaborateur étudie la crise du parti communiste français, qui semble en régression. Il demande aux catholiques d’aider le parti communiste à résoudre cette crise, afin de « revaloriser la liberté » ! Un autre article du même numéro, signé Jean-Louis Lévy, représente le communisme comme un système « harmonieux et constructif ». Et toujours, également, comme le parti de l’avenir :
Le capitalisme est condamné à mort et il le sait bien... Le capitalisme américain triomphant a mauvaise conscience, la bourgeoisie dans le monde entier a mauvaise conscience et peur. Le communisme, lui, n’a pas besoin de guerre pour se développer, car le temps travaille pour lui.
...La lutte du capitalisme, système aujourd’hui chaotique et qui se dévore lui-même, et du communisme, système harmonieux et constructif, ne saurait être égale, et les non-communistes de bonne foi devraient bien réfléchir à ce qu’ils ne peuvent opposer au communisme grandissant le capitalisme déclinant, les misérables défroques du paternalisme ou de la légalité bourgeoise...
Tandis que les communistes méritent une attention aussi fraternelle, les catholiques de droite continuent d’être maltraités, traqués même. Esprit ne cesse de mettre en garde contre toute alliance avec la droite. Autant il existe d’affinités entre Esprit et le communisme, autant il existe d’incompatibilité entre cette même revue et la droite. Un article de décembre 1947 critique de nouveau l’épiscopat français, qui s’est rallié au maréchal Pétain. Vous objecterez peut-être que le gouvernement du maréchal Pétain avait replacé le crucifix dans les salles de classe, et projetait l’enseignement du catéchisme dans les écoles. Mais Esprit signale justement ce projet comme une faute (numéro de mars-avril 1949, page 352). Les autres chefs de gouvernement réputés « de droite », y compris et surtout les plus catholiques, sont englobés dans la même aversion, pour ne pas dire la même haine. Un article de mars 1948 ridiculise la Librairie Alphonsienne, de Sainte-Anne-de-Beaupré, qui a publié une brochure favorable à Franco. Et Salazar n’est pas davantage épargné. Le mois suivant, Esprit récuse les informations de la presse anticommuniste et signale « pour notre consolation » la « courageuse campagne » du journal communiste Franc-Tireur.
Le lecteur ne doit pas s’y tromper. Ce ne sont pas seulement les communistes qui sont des « frères » éminemment sympathiques. Ce ne sont pas seulement certaines réalisations soviétiques qui méritent l’admiration. C’est la doctrine marxiste elle-même qu’il convient d’assimiler...
Si vous croyez que j’exagère, procurez-vous dans une bibliothèque le numéro de mai juin 1948 de la revue Esprit. Un Dominicain, le R.P. Henri-Charles Desroches, y publie un article intitulé « Marxisme et religion », et contenant cette phrase qui résume la thèse : « Il y a possibilité pour les croyants de faire leur profit du marxisme. » Un autre rédacteur demande aux chrétiens « d’assimiler ce qu’il y a de vrai dans les vues marxistes ». Tout le numéro développe cette thèse. Il reproduit des textes des doctrinaires communistes, Engels et Marx, sur le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, sous couleur de donner au public « une vision juste du contenu de la pensée marxiste », sous prétexte d’écarter les préjugés anticommunistes. Le numéro contient enfin des entrevues avec une majorité de communistes, et l’un d’eux, Claude Roy, termine sa déclaration par ces phrases : « Le marxisme est aussi une discipline de la lucidité. Il doit préparer les lendemains qui chantent avec des aujourd’hui qui parlent clair, droit et vrai. C’est un programme sur lequel je pense que nous pouvons nous retrouver aussi, mon cher Emmanuel Mounier, avec toi, avec tes amis. »
Le numéro de février 1949 proteste contre les conseillers municipaux de Paris qui songent à débaptiser la station de métro « Stalingrad ». (C’était avant la déstalinisation entreprise à Moscou !)
En juillet 1949, un décret du Saint-Office interdit l’adhésion au communisme et la collaboration avec les communistes. Pareille attitude peut en effet contribuer à l’avènement d’un régime communiste « matérialiste et athée ». Esprit s’est senti touché. Emmanuel Mounier a publié une explication – à vrai dire une audacieuse réaffirmation de sa cauteleuse tactique. Nous n’adhérons pas au communisme, dit-il, « et nous avons toujours refusé toutes les formes de collaboration avec les communistes qui ne se feraient pas dans la pleine clarté et sans exploitation. Cependant, jouons franc jeu. Nous nous sommes politiquement opposés et nous opposerons sans cesse à cet anticommunisme politique qui consolide le pharisaïsme social et mûrit la guerre civile et internationale. Nous avons dit et nous disons toujours que le communisme, à côté de ce que nous y refusons, enferme de multiples vérités politiques, économiques, sociales et humaines, et que notre devoir de chrétiens, en même temps que notre devoir politique, est de reconnaître la vérité partout où elle se trouve... »
Mounier rappelle que ses amis et les communistes ont collaboré dans la Résistance. Et il ergote :
« Rien n’est plus radicalement faux que de se représenter un décret tel que celui du Saint-Office, en théologie catholique, comme un ukase appelant une obéissance passive...
« Le communisme représente pour l’instant, sur le plan des forces, la seule menace sérieuse au désordre capitaliste... »
En somme, l’Église ne condamne, d’après Mounier, que les exagérations, voire la déformation du communisme – du communisme qui, laisse-t-il entendre au rebours de Pie XI, est intrinsèquement bon.
Donc, on peut continuer. Et l’on continue. Albert Béguin a succédé à Emmanuel Mounier et Jean-Marie Domenach a été plus tard adjoint à Albert Béguin, à la direction de la revue Esprit. Béguin est aussi à gauche que l’était Mounier et Domenach l’est davantage, si possible.
Le présent travail, destiné à l’examen d’une situation canadienne, ne tente, en prologue, qu’une incursion indispensable dans la vie politique ou intellectuelle de la France. Je l’allongerais à l’excès en épluchant tous les numéros de la revue Esprit. Il me suffira de renvoyer les lecteurs spécialement intéressés à la collection de cette revue et de dire, pour les autres, qu’Esprit n’a pas cessé d’inviter les « catholiques de gauche » à la haine, mais une haine feutrée, benoîte, confite, contre les pétainistes, les traditionalistes et autres hommes de droite, et à la sympathie, voire à la collaboration à l’égard du communisme, qui renferme, n’est-ce pas, « de multiples vérités politiques, économiques, sociales et humaines ». Prenons un numéro récent. En mars 1956, un rédacteur d’Esprit écrit que nous devons « bien plus assumer les découvertes du marxisme que le condamner ». Ne faut-il pas « reconnaître la vérité partout où elle se trouve » – pourvu qu’elle se trouve à gauche !
Plus que les textes, d’ailleurs, c’est l’esprit qui compte. Et l’esprit de cet Esprit est tel que France Réelle a pu écrire, le 5 novembre 1954 : « Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, est devenu l’inspirateur de toutes les prises de position crypto-communistes. »
Le résultat
L’Osservatore Romano, organe officieux du Vatican, écrivait le 5 mars 1949 :
« Les chrétiens-progressistes risquent de se laisser entraîner par une doctrine condamnée par l’Église et de contribuer au succès d’un parti systématiquement antichrétien et agressif. »
Et c’est bien ce qui se produit. Le gouvernement français – gouvernement de radicaux et de socialistes, pourtant bien à gauche ! – a dû interdire Témoignage Chrétien dans les casernes, tant il minait le moral des recrues, en octobre 1955. Un éminent Dominicain, le Père Vincent Ducatillon, qui a lui-même joué avec le feu mais qui s’est ressaisi, en arrive à reconnaître dans La Croix (29 mai 1956) qu’il existe une crise du patriotisme au sein du catholicisme français, que cette crise est l’une des plus aiguës et des plus graves du moment présent, et qu’elle est due à l’influence de tendances comme le marxisme, s’exerçant sur ceux « qui aiment à se considérer comme l’aile marchante de l’Église ».
La crise n’altère pas seulement le patriotisme. On ne flirte pas sans risque, pendant des années, avec une doctrine et avec un parti essentiellement matérialistes. On ne s’imprègne pas impunément de marxisme, pendant des années. Gustave Thibon le signale en ces termes dans Itinéraires de juillet-août 1956 : « On dira que tous les progressistes ne sont pas des athées. C’est certain. Mais même ceux qui croient en Dieu pensent et agissent dans le sens de l’athéisme. »
Mgr Charles Lemaire, Supérieur général des Missions étrangères, donne le même avertissement :
« En France, vous ne l’ignorez pas, des hommes clairvoyants sont inquiets. L’hérésie moderne du communisme veut s’insinuer dans les âmes catholiques, et elle y réussit, et nombreuses sont déjà les victimes d’une propagande dont les méthodes immorales et la remarquable habileté sont vraiment diaboliques. Ce qui est plus grave encore, c’est que ces victimes deviennent, à l’intérieur même de l’Église, complices de l’adversaire. Une partie de la presse est visiblement atteinte par le poison. N’avons-nous pas été meurtris de voir avec quelle légèreté, quel mépris de la vérité, quelques feuilles ou revues qui se prétendent catholiques ont parlé de la persécution en Chine ? L’Église a toujours tort ; seule la « vérité marxiste » sur les évènements de derrière le rideau de fer est digne de créance.
« Pouvons-nous rester indifférents ou nous contenter de gémissements stériles ? Non. Nous ne serons pas des chiens muets. »
Passons à des exemples précis.
Dans le mouvement étudiant, en France, les membres de la J.O.C. (Jeunesse Étudiante Catholique) traitent ouvertement les catholiques de droite en ennemis et les communistes en alliés. Ils adoptent systématiquement toutes les positions du parti communiste. Au point qu’on puisse considérer la Jeunesse Étudiante Catholique comme l’auxiliaire, presque l’annexe de la Jeunesse Étudiante Communiste. Les dirigeants de la J.E.C. ont refusé de s’associer aux protestations contre les persécutions de prêtres sévissant derrière le rideau de fer. Le résultat est qu’aucun étudiant communiste ne se convertit au catholicisme, alors que des étudiants catholiques glissent au communisme.
L’article numéro 1 du bréviaire marxiste est la lutte des classes. C’est la loi qui résume toute l’histoire de la société humaine, d’après le Manifeste communiste de Marx et Engels. Les catholiques de gauche l’adoptent. Marcel Clément signale dans Nos Cours, organe de l’Institut Pie XI (8 janvier 1955), que la philosophie marxiste de l’histoire s’insinue dans certains milieux catholiques. Il montre comment l’acceptation de cette philosophie aboutit au rejet de toute morale (au sens de règle de conduite conforme à une prescription supérieure). Et Jean Madiran peut commencer un chapitre de son livre Ils ne savent pas ce qu’ils font par ces considérations : « La revue Esprit a beaucoup fait depuis quelques années pour accréditer une conception à peu près marxiste de la lutte des classes... S’il existe aujourd’hui un trouble dans les âmes, Esprit y a une part considérable de responsabilité... »
Tout cela éclaire la malheureuse affaire des prêtres-ouvriers.
Je résume. De jeunes prêtres se sont faits ouvriers, se sont embauchés dans des usines, dans l’espoir d’impressionner les ouvriers par cet exemple de solidarité – et de les convertir. L’idée, discutable, pouvait s’inspirer d’un sentiment généreux. Par malheur, ces jeunes prêtres, à la doctrine encore trop peu solide, étaient atteints par le virus gauchiste, qui les préparait à l’acceptation de ce que le fondateur d’Esprit appelle « les multiples vérités » contenues dans le marxisme. Il s’est passé dans ce milieu le même phénomène que dans le milieu étudiant. Les prêtres-ouvriers n’ont pas converti les communistes au catholicisme, alors qu’un trop grand nombre d’entre eux glissaient au communisme. Certains ont défroqué. L’épiscopat, puis le Saint-Siège sont intervenus pour arrêter une expérience qui tournait au désastre.
Or, la presse « catholique de gauche » a fort mal accueilli les décisions romaines. Dès la première mise en garde du Saint-Siège, qui ressemblait à une condamnation, un Dominicain, le Père Yves Cougar, a publié dans Témoignage Chrétien une apologie de l’organisation des prêtres-ouvriers qui ressemblait à une protestation – oh, enveloppée, savante – contre les décisions romaines.
Signalons ce passage : Les prêtres-ouvriers montraient qu’ils étaient avec la classe ouvrière (ce qui implique que le Saint-Siège, arrêtant leur expérience, est contre la classe ouvrière ; les communistes n’ont pas manqué de tirer cette conclusion). « De là l’engagement de nombreux prêtres-ouvriers appelés par les circonstances à prendre une part plus ou moins active dans la lutte du prolétariat pour sa libération et qui eussent pensé trahir la classe ouvrière et trahir avec elle les exigences humaines de la mission apostolique elle-même s’ils n’avaient été jusqu’à épouser certaines idées et assumer certains actes ; ceux-mêmes dont on leur fait grief... »
On sait que 73 prêtres-ouvriers sont allés jusqu’à la révolte ouverte contre les décisions du Saint-Siège. Qui oserait prétendre que l’encouragement de la presse « catholique de gauche » n’a pas influencé, provoqué cette rébellion ?
Les Dominicains de Paris sont de grands inspirateurs du mouvement gauchiste, nous l’avons dit. Il y a dans l’Ordre de Saint-Dominique en France ce qu’on appellerait aux États-Unis des « compagnons de route » du communisme. On retrouve le vocabulaire communiste dans leurs textes. (Voyez plus haut : « La lutte du prolétatariat pour sa libération ».) Le Père Chenu, par exemple, collaborait à des organes de sympathies communistes, adhérait à des organisations communistes, signait des manifestes et participait à des démonstrations communistes. Ainsi, des communistes ayant provoqué des bagarres sanglantes aux usines nationalisées Renault ont été licenciés. Le Parti organise une manifestation en leur faveur. Le Père Chenu y vient et y prend la parole : « Je viens avec joie vous apporter mon témoignage de sympathie active... » (L’Humanité, 14 mars 1952). On peut observer de lui comme de Mme Sauvageot, comme de tous les chefs du « catholicisme de gauche », qu’il n’a jamais signé un texte ou participé à une manifestation désagréables aux communistes.
Le Saint-Siège a dû sévir. Des Pères Dominicains, dont le Père Chenu, ont été frappés d’une mesure d’éloignement, au début de 1954. Des précautions et des sanctions plus exceptionnelles ont suivi. Aux yeux d’Albert Béguin, directeur d’Esprit, les décisions du Saint-Siège, dans l’affaire des Dominicains comme dans l’affaire des prêtres-ouvriers, constituent « un scandale pour l’intelligence et pour le cœur chrétiens ». L’article de Témoignage Chrétien lors de la suppression des prêtres-ouvriers tend, lui aussi, à donner l’impression que Rome a toujours tort.
Les « catholiques de gauche » sont ainsi devenus les alliés habituels de tout ce qu’il y a d’anticlérical, de tout ce qu’il y a de matérialiste, de tout ce qu’il y a de maçon ou de maçonnisant en France. Ils se sont joints aux pires anticléricaux pour combattre le projet de loi Barangé, qui s’efforçait d’accorder un minimum de justice scolaire aux catholiques. Un numéro spécial d’Esprit a servi d’arme efficace aux adversaires de ce projet.
La Vie Intellectuelle, organe des Dominicains français, a publié en août 1954 un numéro portant sur sa couverture ce titre, qui résume la tendance générale des articles : « Alerte au cléricalisme ! »
C’est une mode, dans ces milieux, de poser à l’anticléricalisme. Les Révérends Pères Dominicains reprennent en somme à leur compte le vieux cri de guerre des francs-maçons : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi. » C’est intelligent, n’est-ce pas, de la part de religieux ?
La Vie Intellectuelle n’a jamais crié : « Alerte au communisme ! »
II
OÙ VA LE « DEVOIR » ?
La phobie antiduplessiste – Vers la lutte des classes – La « grève » du Devoir – Le Devoir et la revue Esprit.
Le Devoir possède une magnifique tradition. Il a rendu d’éminents services à notre nationalité. Ces traditions, ces services, lui valent la fidélité de quelques milliers de lecteurs qui reçoivent encore, de confiance, le journal d’Henri Bourassa et de Georges Pelletier.
Mais à la mort de Georges Pelletier, Le Devoir est tombé entre les mains d’une nouvelle équipe, qui n’avait pas collaboré avec le fondateur et qu’aucune tradition ne rattachait au journal.
La mentalité des hommes composant cette équipe présente deux traits majeurs : une phobie antiduplessiste qui confine à l’obsession ; une tendance gauchiste qui peut, hélas, entraîner loin. Et nous verrons que ces deux traits essentiels s’influencent et se renforcent réciproquement.
La phobie antiduplessiste
La phobie antiduplessiste de Gérard Filion et de ses principaux collaborateurs est notoire. Elle leur fait commettre des bévues et des injustices quotidiennes – et criantes. Le Devoir dépasse aujourd’hui en parti pris les plus partisans des journaux de parti.
En avril 1954, le premier ministre Duplessis demande à l’État fédéral de renoncer à l’impôt sur les successions, usurpé sur les prérogatives provinciales. Le Devoir – qui est bien obligé de défendre les positions d’ensemble de Duplessis dans les difficultés avec le fédéral, et qui a souvent fait observer, dans ses articles, que le fédéral a ouvert les hostilités, commis des agressions – Le Devoir coiffe cependant la nouvelle d’un gros titre tendancieux : « Duplessis poursuit sa guerre contre Ottawa. » Ce titre donne à Duplessis, défenseur de l’autonomie provinciale, une figure d’assaillant, d’agresseur.
Le Devoir va plus loin. Il invente ou fausse cyniquement des nouvelles.
L’effondrement du pont des Trois-Rivières, objet d’une ridicule exploitation de la part des adversaires du gouvernement provincial, fournit des occasions de choix. Le 30 août 1951, un gros titre barre toute la première page du Devoir : « La police provinciale au bureau de M. Marler. » Le Devoir lance cette nouvelle que la police provinciale a fait irruption dans le bureau de M. Marler pour enlever le dossier de l’affaire du pont. Il rapporte une prétendue conversation-altercation de cette police avec M. Alexandre Larue, chef de cabinet du chef de l’opposition.
La nouvelle était inventée de toutes pièces. M. Larue lui inflige un immédiat démenti. Mais Le Devoir, qui a publié la nouvelle en gros caractères sur toute la largeur de sa première page, publie le démenti, le 1er septembre, en page 5 et en petits caractères, dans un coin où il faut presque un hasard pour le découvrir.
Même procédé, plus cynique encore, dans le compte rendu de l’enquête sur les causes de l’effondrement du pont. Le gouvernement, les personnages officiels, avaient émis l’hypothèse d’un sabotage. Le Devoir et l’opposition ne veulent pas l’admettre. Il faut à tout prix que l’effondrement du pont soit dû à une malfaçon, ce qui facilitera de critiquer, sinon d’incriminer le gouvernement. Ce qui facilitera d’exploiter l’accident, aux élections de l’été suivant. Remarquez qu’en tout autre cas, par exemple quand il s’agira de l’incendie de l’Empress of Canada, où le gouvernement provincial n’est pas en cause, Le Devoir émet immédiatement, en gros caractères, l’hypothèse d’un acte de sabotage (26 janvier 1953). Mais dans l’affaire du pont, Le Devoir récuse la même hypothèse, pour l’avantage de contredire et, espère-t-il, d’embarrasser le gouvernement de la province.
Une commission d’enquête est nommée. Elle conclut, en novembre 1951, que la possibilité d’un acte de sabotage est à retenir. Le Devoir annonce les conclusions de l’enquête le 22 novembre 1951. Il publie un article d’une longueur inusitée. En première page, en sous-titre en caractères gras, sur trois colonnes : ON PEUT ÉLIMINER COMPLÈTEMENT LA POSSIBILITÉ DE SABOTAGE, DISENT LES COMMISSAIRES. Les curieux qui regarderont Le Devoir affiché dans un kiosque, ou traînant sur une table, ne verront pas autre chose. La très grande majorité des lecteurs, qui ne parcourent pas jusqu’au bout ce genre d’articles, surtout quand ils sont très longs, ne verront pas autre chose. Ils concluront que les commissaires infligent un démenti, « une tape » à Duplessis. Après les trois colonnes de première page, l’article se poursuit, en page 5, sur trois colonnes en caractères fins. Le rare lecteur ayant l’extrême curiosité et l’extrême patience d’aller jusqu’au bout trouve, à l’avant-dernier des 62 paragraphes de l’article, ce passage du rapport des commissaires :
La preuve a apporté certains facteurs qui nous empêchent d’éliminer complètement l’hypothèse du sabotage.
Ainsi le titre du Devoir est mensonger. Et répétons que 95 pour cent des lecteurs ne verront que ce titre, ne prendront pas connaissance du 61e paragraphe de l’article, en page 5. L’impression défavorable à Duplessis sera créée – par un mensonge.
Le Devoir a pu se tromper, direz-vous ? Mais on ne se trompe pas en matière grave – et le titre en caractères gras, en première page, prouve qu’il s’agit d’une matière grave, aux yeux du Devoir – au détriment d’autrui, sans rectifier ensuite. C’est devoir de chrétien, c’est devoir d’honnête homme, et d’exécution bien facile lorsqu’on dispose d’un journal quotidien.
Vous pouvez chercher la rectification le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Vous ne la trouverez pas, pour raison majeure.
Si je qualifie ce procédé de malhonnête, estimerez-vous que j’exagère ?
Or, il est devenu classique, au Devoir. Léopold Richer en a relevé un exemple, dans Notre Temps, en novembre 1953. Gérard Filion, écrivant en éditorial, par conséquent dans l’endroit le plus en vue et le plus important du journal, reprochait au premier ministre Duplessis d’avoir, « sous la pression d’intérêts qu’on ne connaît pas, mais qu’on soupçonne », fait abroger la loi exigeant que toute compagnie exploitant une richesse naturelle de la province soit incorporée dans Québec. M. Duplessis dément aussitôt : « C’est faux. Cette loi a été abrogée le 25 avril 1940... par le régime de M. Adélard Godbout. » Et Le Devoir publie le démenti en troisième page, sous un petit titre d’une seule colonne. C’est encore un progrès par rapport à l’absence totale de rectification dans l’affaire du pont.
La question de l’Ungava, dont on a voulu faire un grand cheval de bataille électorale, est aussi typique. L’ayant étudiée en détail, à la radio et dans une brochure, j’y reviens plus sommairement.
Il s’agissait de répandre l’impression d’une générosité excessive, inouïe, criminelle, de la part du gouvernement, à l’égard de compagnies étrangères. Gérard Filion dénonce, par exemple, le 21 janvier 1953, « l’acharnement que M. Duplessis a mis à donner l’Ungava aux intérêts Hanna ». Pour enfoncer cette idée dans les esprits, Le Devoir n’hésite pas à fausser les faits. Il affirme à mainte reprise que la compagnie concessionnaire paiera $100.000 par année, en tout et pour tout, et qu’à cette fin elle est soustraite à l’application de la loi générale – de la Loi des Mines. Gérard Filion écrit en éditorial, le 17 juillet 1954 : « L’extraction du minerai de fer pourra se chiffrer à un ou vingt millions de tonnes par année, la redevance annuelle restera à la somme ridicule de $100.000. » Il répète le 16 novembre 1955 : « Le gouvernement de Québec ne reçoit que $100.000 pour une extraction de dix millions de tonnes de minerai. »
La loi accordant la concession forme le chapitre 42 des Statuts de 1946. Ouvrez les Statuts de la province, pour l’année 1946, au chapitre 42. C’est à la page 139. Je transcris l’article 14 :
La Compagnie devra payer à la Couronne, sur les profits annuels provenant de l’exploitation du ou des terrains miniers compris dans ce bail, les droits prévus par la section III de la Loi des Mines de Québec et des modifications qui pourront y être apportées.
Tout le monde peut vérifier ce texte, dans la première bibliothèque venue. Non seulement la compagnie n’est pas soustraite à l’application de la Loi des Mines, mais elle y est particulièrement, formellement assujettie par l’article 14 de la loi qui lui accorde sa concession. Cet article 14 garantit de tous côtés les intérêts de l’État, en spécifiant que la compagnie paiera les droits prévus par la Loi des Mines et par les modifications qui pourront y être apportées. S’il plaît à la législature d’augmenter les droits ou d’en créer de nouveaux, la compagnie devra se soumettre : elle est liée.
André Laurendeau, principal rédacteur du Devoir, qui affirme que la compagnie est soustraite à l’application de la Loi des Mines, écrit sciemment le contraire de la vérité, puisqu’il était député lors de la discussion et du vote de la loi, puisqu’il a participé à cette discussion et à ce vote.
En réalité, la compagnie paiera les mêmes redevances que toutes les compagnies similaires, plus un loyer de cent mille dollars par an. André Laurendeau et ses collègues témoignent d’une éclatante mauvaise foi en ne tenant compte que du loyer de cent mille dollars, pour soutenir que la compagnie, une fois en exploitation, ne paiera qu’un sou par tonne de minerai. La compagnie paiera la taxe sur le capital et la taxe sur les bénéfices prévus par la Loi des Mines pour toutes les compagnies, plus un sou par tonne de minerai. Elle paiera encore, bien entendu, des taxes scolaires et des taxes municipales. Elle paiera la taxe sur l’essence. Elle acquittera la taxe de vente provinciale sur ses achats, qui se chiffreront par dizaines de millions.
La fameuse redevance de $100.000 est donc une imposition supplémentaire, une surcharge que le gouvernement a imposé à la compagnie, en plus de toutes les taxes qu’elle paiera comme toutes les autres compagnies minières, conformément à la loi. Le Devoir vous dit : La Compagnie Iron Ore paiera $100.000 en tout et pour tout, quelle que soit sa production. La vérité est que la compagnie paiera des taxes variables selon le volume de ses affaires, et de toute façon considérables, selon les lois de la province dont certaines remontent au régime libéral ; et qu’elle paiera en plus ces cent mille dollars, tribut supplémentaire que le gouvernement Duplessis lui a imposé.
Voyez comme la vérité est différente, et même contraire, de la légende que Le Devoir s’efforce de répandre !
Et voici plus grave encore.
Le Devoir passe sous silence une clause essentielle de la loi. C’est le paragraphe d de l’article 11 :
Tous les dix ans, à compter du 1er juillet 1958, la rente annuelle pourra être révisée par le lieutenant-gouverneur en conseil, sur la recommandation du ministre des Mines.
Douze ans, c’est une bonne tranche dans la vie d’un homme, mais c’est peu de chose dans la vie d’une province, et même dans la vie d’une grande exploitation industrielle. Dans douze ans, la compagnie sera probablement remise des frais qu’elle assume. Mais à ce moment-là, en vertu de la loi actuelle, le gouvernement de la province, quel qu’il soit, pourra imposer la redevance qu’il voudra. Un million, dix millions, cent millions, il n’y a pas de limite. Il pourra la rendre prohibitive s’il le veut. La redevance, faible dans la période de rodage, pourra devenir énorme dans la période de pur rendement.
Passer cette clause essentielle sous silence, ce n’est pas discuter honnêtement.
D’après l’éditorial d’André Laurendeau dans Le Devoir du 2 décembre 1954, la concession de l’Ungava comporte pour la compagnie « d’évidentes facilités de renouvellement indéfini ». La vérité est toute contraire, exactement contraire. La vérité est que l’article 11 et l’article 14 du chapitre 42 des Statuts de 1946 mettent la compagnie à la merci du gouvernement.
André Laurendeau, qui était député en 1946, connaît ces textes. Il a voté le paragraphe d de l’article 11, adopté à l’unanimité. Il a induit les lecteurs du Devoir en erreur, pendant dix ans, en passant ce texte sous silence. Car les lecteurs du Devoir ont pu ignorer la clause de l’article 11 qui change la face du problème, jusqu’à la campagne électorale de 1956, où j’ai fait, à la radio et dans un petit livre, la démonstration ci-dessus, en plus complet, de sorte que personne ne doit plus l’ignorer.
Laissons le lecteur juger, et continuons.
Tout ce qui touche à Duplessis, tous ceux qui aident Duplessis sont combattus par Le Devoir avec les mêmes procédés. C’est le cas de Camillien Houde, maire de Montréal.
En novembre 1942, le chef communiste Tim Buck tint une assemblée dans la salle du marché Atwater, louée par les autorités municipales de Montréal. Le ban et l’arrière-ban des sociétés nationales – Comité diocésain d’action catholique, Société Saint-Jean-Baptiste, Association professionnelle des Voyageurs de commerce, Conseil central des Syndicats catholiques, Société de Saint-Vincent-de-Paul, Ligue Ouvrière Catholique, etc., etc., – firent une démarche pressante auprès des autorités municipales, pour les engager à ne pas louer leurs salles à des groupes où les éléments communistes peuvent s’infiltrer. Le directeur de la police, étudiant la question, signale la difficulté de faire une enquête rapide et sûre à chaque demande. Comment discerner les communistes, habiles à se camoufler en « démocrates » ou autres champions des « libertés civiles », et plus encore à noyauter des organisations syndicales ? Le directeur de la police recommande donc, le 7 mai 1943, une interdiction générale de louer les salles dépendant de la municipalité. Le Conseil exécutif adopte cette recommandation, qui devient règle municipale, le 17 mai, en faisant seulement exception pour les assemblées des campagnes électorales. Camillien Houde n’était pas maire de Montréal à cette époque.
Les demandes de location présentées de temps à autre, à partir de cette date, se heurtent au refus réglementaire. La consigne est appliquée aux cheminots en grève. Elle est appliquée à Camillien Houde lui-même, désireux de s’entretenir avec les électeurs, après l’élection municipale de 1944. Une demande des grévistes des magasins Dupuis frères est repoussée comme les autres, automatiquement, en 1952. Mais lisez Le Devoir : il s’applique à répandre l’impression que le maire, qui est alors Camillien Houde, et le Comité exécutif de la Ville de Montréal ont pris une mesure d’exception contre les syndicats catholiques. Et les mises au point du maire ne servent de rien !
Le Devoir adopte contre Houde les méthodes utilisées contre Duplessis. Ainsi, le 23 juillet 1952, La Presse consacre son gros titre, sur toute la largeur de la première page, à l’appel lancé par le Pape Pie XII aux Russes. Le Devoir du même jour annonce en gros titre, sur toute la largeur de la première page : « Le nom de M. Houde dans le carnet de Harry Ship. »
Notons la différence des préoccupations majeures. Pour La Presse, le fait essentiel de la journée, c’est l’appel du Pape aux Russes ; pour Le Devoir, c’est un incident propre à compromettre le maire Houde. Où est le « jaunisme » ? Et là encore il y a tromperie – il y a une véritable imposture. L’article est un compte rendu d’audience judiciaire. En le lisant en entier, on constate que Harry Ship, membre de la pègre montréalaise, avait noté le numéro de téléphone du maire dans l’espoir de prendre contact avec lui, mais que le maire Houde, connaissant sa réputation, lui a fermé le téléphone au nez. L’incident, si l’on parcourt tout le compte rendu, est à l’honneur du maire. Mais tous les journalistes savent qu’un grand nombre de lecteurs s’en tiennent aux titres, et que les titres, résumant en principe les articles, s’accrochent essentiellement dans la mémoire de ceux mêmes qui lisent tout l’article. Donc le titre, sans être positivement mensonger, est adroitement conçu pour donner une impression contraire à la vérité – pour salir l’homme que Le Devoir n’aime pas.
Anciens lecteurs d’Henri Bourassa et de Georges Pelletier, qui eurent leurs défauts mais qui furent droits comme l’épée du Roi, anciens lecteurs du Devoir, qu’en pensez-vous ?
Pis encore. L’année suivante, le 18 juin 1953, Le Devoir exalte le caractère violent d’une assemblée tenue par des fonctionnaires en révolte contre l’autorité municipale. Et il ajoute, de son cru :
« Un conseil en passant au premier magistrat de Montréal : il ferait mieux de ne pas participer cette année au défilé de la Saint-Jean-Baptiste. Il n’est pas certain que les policiers le protégeront des œufs et autres projectiles que son impopularité dans les milieux ouvriers lui attirera. »
L’appel à la violence est à peine masqué. Juste assez pour permettre à des hypocrites de dégager leur responsabilité formelle. Et il a réussi. Quelques forcenés, poussés par cette incitation au désordre, ont assailli le maire et madame Houde à coups d’œufs pourris et d’autres projectiles pendant le défilé de la Saint-Jean-Baptiste. Un rédacteur du Devoir se trouvait comme par hasard au point exact où l’incident se produisit. Il vint mettre le nez dans la voiture du maire pour vérifier si les coups avaient bien porté. Et de faire des gorges chaudes le lendemain, dans le journal.
De pauvres hères s’étaient laissé monter la tête. Ils avaient oublié l’extraordinaire dévouement de Camillien Houde et de sa femme, qui renonçaient au sommeil, vidaient leurs poches, quêtaient auprès de leurs amis, se battaient contre les banques et s’aliénaient le gouvernement d’Ottawa comme celui de Québec, pendant la crise, pour défendre et secourir les chômeurs. André Laurendeau et ses compagnons du Devoir ont bien oublié le dévouement de Houde dans leur association du Bloc Populaire – dévouement poussé jusqu’à souscrire, pour la cause, des emprunts personnels qui pèsent encore sur l’ancien maire.
Le défilé de la Saint-Jean-Baptiste, manifestation la plus traditionnelle du Canada français, attire chaque année une foule immense, parmi laquelle on compte beaucoup d’étrangers. Que cette journée soit gâchée par un geste de violence contre le maire de Montréal, et que nos visiteurs emportent une mauvaise impression, cela vous paraîtra sans doute pénible, mais cela paraît délectable au Devoir.
Les caricatures du Devoir – en attendant l’article-crachat de Gérard Filion, du 11 août 1956, – atteignent à l’égard de Houde une goujaterie sans précédent.
Les exemples de mauvaise foi et de parti pris fourmillent dans l’information et dans les commentaires du Devoir. À la fin de 1955, les créditistes entament une campagne contre la hausse de l’évaluation immobilière à Montréal. Si cette hausse avait été décrétée par Duplessis, Le Devoir prendrait la tête de la campagne. Mais elle est décrétée par l’administration Drapeau-Desmarais, dont Le Devoir est l’organe. Alors, Pierre Laporte publie en première page, le 22 décembre 1955, un article déchaîné contre les créditistes, traités de démagogues, de fanatiques, s’adressant à un public qui ne comprend rien. L’alliance des créditistes avec les rouges n’est pas prévue, à cette époque. Vers Demain, organe du mouvement créditiste, peut donner des exemples de « l’information filtrée » du Devoir (15 février 1956). Et de constater : « Le Devoir a ses biais dans le choix des nouvelles à publier et dans le degré d’importance à donner à chacune. Il a ses grands hommes, qui ont toujours raison, même s’ils se contredisent eux-mêmes à deux ans d’intervalle. »
Vers la lutte des classes
Dans un numéro du Devoir, Pierre Laporte rend compte d’une entrevue entre le premier ministre Duplessis et les délégués de la Confédération des Travailleurs catholiques. Il commence par une sorte de préambule : « M. Duplessis – c’est de l’histoire qui devient ancienne – n’aime pas d’amour les syndicats catholiques et leurs dirigeants. »
Ce texte tendancieux suggère que la méfiance, ou l’animosité, est unilatérale. C’est M. Duplessis qui n’aime pas les dirigeants des syndicats catholiques. C’est donc M. Duplessis qui est responsable des frictions.
Or il suffit de suivre l’histoire de la Confédération des Travailleurs catholiques pour constater que Gérard Picard, président de cette Confédération et, à cette époque, membre du Conseil d’administration du Devoir, partage depuis toujours les sentiments de son ami Gérard Filion à l’égard du premier ministre de la province. Tous deux détestent Duplessis, sont obsédés par Duplessis, sont hantés par le désir d’être désagréables ou nuisibles à Duplessis. C’est un cas pathologique. Gérard Picard s’applique à transformer l’organisme qu’il préside en Confédération des Travailleurs politiques, machine de combat antiduplessiste. Si le journaliste n’était aveuglé par son obsession, il partagerait au moins les responsabilités.
Gérard Filion, plus brutal que son collaborateur, va plus loin. Il écrit en éditorial du Devoir, le 13 décembre 1952 : « M. Duplessis a la haine de l’ouvrier. Nous avons déjà eu à Québec des premiers ministres qui ne comprenaient pas. M. Duplessis, lui, comprend, mais il hait... »
Est-ce assez odieux et assez bête ? De quel droit attribuer à un Canadien la haine des ouvriers canadiens ? C’est un procédé de polémique d’une vilenie achevée. Je pourrais aussi bien attribuer à Gérard Filion ou à Georges-Émile Lapalme la haine des cultivateurs. Pourquoi Maurice Duplessis, député d’une ville ouvrière où il a été élevé, aurait-il la haine des ouvriers ? Il est l’auteur de la législation ouvrière et de la législation sociale les plus complètes que notre province ait jamais eues !
Gérard Filion ajoute : « On aimerait bien connaître les fois où il a usé de son influence pour régler paisiblement un conflit industriel... » Or, le premier ministre n’a pas, en principe, à intervenir lui-même dans les conflits industriels. Il en charge son ministre du Travail, qui est admirablement choisi puisque c’est M. Antonio Barrette, ancien ouvrier, gentilhomme accompli, et que l’histoire saluera comme un grand, un très grand ministre du Travail. Toutefois le premier ministre est intervenu pendant des maladies ou des missions d’Antonio Barrette. Il l’a fait avec le plus grand succès, en faveur des ouvriers. Son intervention personnelle a fait céder les compagnies d’amiante, en décembre 1949. Gérard Filion, écrivant en 1952, passait volontairement sous silence le Règlement Duplessis de décembre 1949, qui a fait accorder aux ouvriers de l’amiante une augmentation de salaire avec effet rétroactif, plus un bonus de vie chère, mobile, suivant l’indice officiel du coût de la vie, pour protéger le salaire réel et par conséquent le niveau de vie des ouvriers. Je ne reproche pas à Gérard Filion, écrivant cette attaque en 1952, de ne pas citer des interventions du premier ministre comme celle de novembre 1954, qui a réglé la grève des plombiers à Montréal, et celle d’octobre 1955, qui a réglé la grève des camionneurs. Mais je vous laisse juger son omission du Règlement de 1949.
La grève est d’ailleurs une occasion délectable pour Le Devoir, comme pour les journaux révolutionnaires. La grève est toujours belle et sainte. Plus il y en a, plus elles durent, plus elles sont violentes, et plus on est content. Le Devoir pousse les meneurs. Ses articles sont une excitation continuelle contre la police, qui exerce ses fonctions de protectrice de l’ordre. Surtout s’il s’agit de la police provinciale, puisque, en la discréditant, on peut atteindre le gouvernement Duplessis. Et les procédés devenus habituels au Devoir entrent en jeu. Pendant le procès consécutif à la grève de Lachute, Le Devoir publie presque exclusivement les informations favorables aux meneurs incriminés. Il ne donne qu’un très bref résumé, fort escamoté, des témoignages de la police provinciale. De sorte qu’une impression totalement différente se dégage à la lecture du Devoir et à la lecture du compte rendu sténographié.
Voyez encore l’article du 4 juillet 1952 : « Lucien Dufour sort de prison. » Ce Dufour est présenté comme un martyr, une touchante victime-sous-entendu (à peine sous-entendu, presque ouvertement exprimé) : de Duplessis. Il a été condamné « pour avoir participé à la grève ». Or, Lucien Dufour, ami de Madeleine Parent et de Kent Rowley, a été condamné par un juge, non par Duplessis, et non pour avoir « participé à une grève », ce qui serait assez innocent, mais pour avoir organisé une grève illégale. Un juge de la Cour Supérieure a confirmé la sentence, en appel.
Le cas est identique pour René Roque, condamné, non point par Duplessis, mais par un jury de douze citoyens, et dont cinq juges de la Cour d’Appel – cinq juges nommés par le gouvernement libéral d’Ottawa – ont confirmé la sentence.
Pendant la grève de Louiseville, la compagnie ayant ouvert les portes de ses usines, Le Devoir appelle ce geste une provocation (numéro du 25 juillet 1952). Il ajoute : « S’il y a un jour de la casse, on accusera les grévistes d’être des criminels. » C’est l’appel à l’émeute, à peine voilé – comme l’article du 18 juin 1953 sera l’appel à la violence, à peine masqué.
Avis aux industriels qui lisent et encouragent Le Devoir : S’ils ouvrent les portes de leur usine sans demander la permission des syndicats, ils seront des provocateurs, et Le Devoir suggérera aux ouvriers de « faire de la casse ».
Ces incitations, ces provocations, ces attitudes perpétuellement et exclusivement revendicatives finissent par créer un climat de guerre sociale et de défi à l’autorité. On ne l’a jamais mieux vu que lors du projet de grève illégale des policiers et pompiers de Montréal, en juin 1953. Le sergent de police Jean-Paul Lapointe prononça un discours violent, excitant les policiers à la grève « malgré la loi de Duplessis ou de tout autre ». Il s’écrie : « Nous n’avons pas peur des policiers provinciaux... » Gérard Picard et Jean Marchand approuvent et excitent, au nom de la Confédération des Travailleurs catholiques. Un Dominicain, le Père Boulay, aumônier de la Fraternité des policiers, « bénit les revendications » des aspirants-grévistes. Le juge qui a présidé le tribunal d’arbitrage est traité de bandit. Et ainsi de suite.
Je ne connais pas le sergent Lapointe. Je ne sais s’il appartient toujours à la police municipale et si son attitude lui a valu des promotions. Mais je me demande comment il peut se faire obéir par ses hommes après de pareils défis à l’autorité. Je me demande comment il peut arrêter des délinquants pour avoir enfreint les lois – les lois qu’il conseille lui-même de violer. Et je dis qu’un pays où les sergents de police peuvent conseiller publiquement la désobéissance à la loi, avec la bénédiction d’un aumônier, sans susciter une vaste réprobation, en recevant au contraire les encouragements d’un journal lu par de nombreux prêtres, par les membres de l’élite intellectuelle et professionnelle, je dis que ce pays est plus près de la révolution qu’on ne pense.
J’ai sous les yeux une coupure de La Presse intitulée : « Des passants forcent un agent à lâcher un voleur. » L’agent n’était malheureusement pas le sergent Lapointe, à qui cette mésaventure aurait peut-être servi de leçon. Mais autrefois, les passants prêtaient spontanément main-forte à la police. Nous en arrivons au « climat » où des passants canadiens-français, dans l’est de la rue Sainte-Catherine, prêtent spontanément main-forte aux voleurs contre la police.
On m’objectera que, dans une certaine mesure, Le Devoir est mû par son obsession antiduplessiste, par son désir de nuire au gouvernement Duplessis par tous les moyens. Il est vrai qu’il existe une différence entre l’attitude du Devoir devant les grèves relevant de la juridiction fédérale et les grèves relevant de la juridiction provinciale. En août 1954, le gouvernement Saint-Laurent empêche une grève du rail par des moyens et surtout par des menaces d’autorité. Cette intervention attire à Ottawa des reporters de tous les journaux du pays. Le Devoir aurait dépêché force rédacteurs pour multiplier les attaques contre le gouvernement, si le cabinet Duplessis avait tenté une intervention analogue dans une menace de grève à Thetford, à Louiseville ou ailleurs. Mais pendant la querelle du rail, Pierre Vigeant, correspondant du Devoir à Ottawa, ne rallie même pas son poste. Il reste à Montréal, et rédige des articles sur un sujet qui n’est pas de son rayon habituel. Il faut tout de même parler de l’intervention fédérale. Le Devoir, qui combat farouchement la même attitude de Duplessis à l’égard des pompiers, des policiers ou des instituteurs, est tout miel pour Saint-Laurent. André Laurendeau trouve le moyen de terminer son commentaire, le 21 août 1954, par une attaque... contre Duplessis, qui n’a rien à y voir ! Pierre Vigeant retrouve toute sa combativité, le 3 septembre, pour reprocher à Duplessis de tolérer le sabotage de l’organisation syndicale dans l’Ungava, par l’Iron Company of Canada. Le rédacteur du Devoir chargé des questions fédérales ne s’intéresse à la question ouvrière que dans la politique provinciale.
Tout cela doit être noté. Mais l’attitude du Devoir reste générale et délibérée. C’est une attitude de principe. On peut dire seulement que la haine du Devoir contre Duplessis, chargé de faire respecter l’ordre dans la province, renforce le goût du Devoir pour le désordre, et que le goût du Devoir pour le désordre renforce la haine du Devoir contre Duplessis.
Nous avons vu que les « catholiques de gauche », en France, ont adopté le thème de la lutte des classes, article numéro 1 du bréviaire marxiste. Et nous verrons plus loin que Le Devoir s’inspire auprès des « catholiques de gauche ». Le Devoir adopte lui aussi le thème de la lutte des classes.
Les ouvriers de la Dominion Oilcloth, à Montréal, se mettent en grève. Le compte rendu de Fernand Dansereau dans Le Devoir du 17 novembre 1954 prend tournure d’exaltation de la grève en soi, toujours héroïque, toujours déclenchée « par amour de la justice ». Fernand Dansereau donne à l’avance et systématiquement tort aux patrons. Tous les actes des grévistes seront sûrement sublimes, ceux des patrons seront forcément vils. Dansereau prévoit cependant que des esprits pointilleux voudront examiner le bien-fondé des revendications des grévistes. Il récuse cet examen en s’écriant : « Qu’ils aient tort ou raison, peu importe ! »
L’hymne à la grève – à la grève en soi – continue les jours suivants.
Et quelques mois plus tard, le rédacteur du Devoir aborde carrément le principe. Il intitule un article, le 4 mars 1955 : « Qu’est-ce que c’est, la lutte des classes ? »
L’article commence par cette phrase : « La lutte des classes, monsieur, ce n’est pas seulement l’affaire des communistes. » Il continue en narrant l’histoire, vraie ou supposée, d’un patron qu’il ne nomme pas, dans « une petite ville de la province », et qui pressure naturellement les ouvriers. Le patron recourt à toutes les manœuvres pour empêcher la formation d’un syndicat. Il est, toujours naturellement, bien pensant, bon catholique, et contribue aux œuvres de bienfaisance. L’article, qui tend à jeter l’odieux sur les patrons, se termine par le leitmotiv : « La lutte des classes, monsieur, ce n’est pas seulement l’affaire des communistes. »
Si cette formule a un sens, elle veut dire qu’il faut se jeter dans la lutte des classes. Ou bien que les patrons ont commencé la lutte des classes, ce qui entraînerait la même conclusion.
Que le lecteur me permette ici une réflexion un peu personnelle. La lutte des classes a empoisonné l’atmosphère française. Elle a divisé les Français, les a dressés les uns contre les autres ; elle a aigri les rapports quotidiens au point de créer un état larvé de guerre civile. C’est la principale raison qui m’a fait quitter la France pour le Canada, il y a près de trente ans. J’ai trouvé ici, comme je le prévoyais, une France que la lutte des classes n’avait pas gâtée. Je puis prendre un taxi, m’asseoir à côté du chauffeur et bavarder pendant la course. Je puis, sur un chantier, partager le casse-croûte d’un briqueteur ou d’un menuisier. Ces rapports sont à peu près inconcevables en France, où mon seul physique d’intellectuel à lunettes ferait repérer en moi un « sale bourgeois », un ennemi. Le chauffeur et moi, le briqueteur ou le menuisier et moi serions aussi gênés l’un que l’autre ; nous ne parlerions pas la même langue.
Eh bien, la situation est en train d’évoluer au Canada français. Le Devoir et les dirigeants des syndicats catholiques – l’affaire est trop grave pour que je n’écrive pas toute ma pensée, pour que je n’avertisse pas tous les responsables – sont en train de créer, délibérément, une mentalité de classes, de provoquer une lutte des classes, d’acclimater la haine des classes. Je viens de vous donner une idée du résultat qu’ils obtiendront.
Et puis, Lénine a écrit, dans son livre sur « Marx, Engels et le marxisme » : « La lutte des classes amènera les ouvriers chrétiens au socialisme et à l’athéisme, mieux qu’un sermon athée tout court. La lutte des classes éduque plus et mieux que tout. »
Une exception
Il y a eu toutefois un cas important où les ouvriers, aux yeux du Devoir, ont eu systématiquement tort.
Au printemps de 1955, très peu de temps après le dernier article de Fernand Dansereau que je viens de citer, les typographes du Devoir, qui n’ont pas, comme Gérard Filion et André Laurendeau, la ressource de jolis cachets à Radio-Canada, demandent des augmentations de salaires. Ils acceptent, par dévouement pour le journal, de toucher moins que leurs camarades des autres quotidiens. Encore demandent-ils à vivre de leur travail. Le Devoir résiste. Les négociations se poursuivent. Les ouvriers, de l’aveu même de la direction, s’y montrent raisonnables. Mais Gérard Filion recrute, en secret, des scabs (briseurs de grève). Et un beau jour – le 20 avril, à six heures du soir – les typographes venant à leur ouvrage sont accueillis par la police et par la nouvelle qu’il n’y a pas de travail pour eux. De vieux typographes sont remplacés par des scabs. Gérard Filion jette sur le pavé des pères de famille qui étaient au service du Devoir depuis vingt ou trente ans – depuis bien plus longtemps que lui.
Ce congédiement massif avant la fin des négociations, avant tout vote et partant toute certitude de grève, c’est proprement un congédiement pour activité syndicale. Vous imaginez, d’après ce qui précède, ce que le Devoir aurait fulminé si tout autre employeur eût agi de la sorte !
Mais Filion et son équipe jettent cette fois tout l’odieux sur les ouvriers. Ils ne parlent que de la grève du Devoir – alors qu’il n’y a aucune grève, mais un lock-out. Des rédacteurs, appartenant au syndicat des journalistes, suivent l’ordre de leur fédération en démissionnant. Attachés à leur journal, et désireux de retrouver leur situation sans enfreindre la discipline syndicale, ils cherchent à s’entremettre. Or ils doivent livrer cette déclaration : « Jusqu’à maintenant, nous avons rencontré des réticences uniquement du côté de la direction. Les typographes, de leur côté, semblent disposés à reprendre les pourparlers dans un esprit de conciliation. »
Gérard Filion fait venir la police en permanence. Eh oui, la police ! Que penserait-il si un de ses confrères incitait les ouvriers à la violence en écrivant : « S’il y a un jour de la casse... » Gérard Filion négocie l’achat de machines modernes qui lui permettront de réduire son personnel. Gérard Filion est brutal, mais énergique. Il mène rudement la guerre contre ses typographes. Les braves souscripteurs qui croient toujours contribuer au journal de Bourassa l’aident à triompher des ouvriers. Voici une des grèves, assez rares, où les ouvriers sont entièrement vaincus. Gérard Filion a recouru à la force dans un différend avec un syndicat. Il a gagné. Il a écrasé les ouvriers.
C’est Maurice Duplessis, n’est-ce pas, qui règle les questions ouvrières à la matraque ?
Pèlerins de Moscou
Il faut maintenant parler de l’attitude du Devoir à l’égard des mouvements communistes.
Plusieurs rédacteurs et membres du groupe du Devoir, à l’exemple de Jacques Madaule, ont accompli, de l’autre côté du rideau de fer, des voyages favorisés, voire financés par Moscou. Ils ont ensuite donné des reportages, imprimés ou télévisés, favorables à la Russie, à la Chine et à la Pologne communiste.
Jacques Hébert a voyagé en Pologne, sur l’invitation du gouvernement communiste de ce pays. À son retour il a fait, à la radio et à la télévision, grand éloge des réalisations communistes. Jacques Hébert a également voyagé dans l’Afrique française, à l’époque où les agents communistes y fomentaient des troubles. Il a montré dans ses relations, dans son comportement et dans ses articles du Devoir de telles tendances que le gouvernement français – gouvernement de gauche ! – a dû intervenir et sévir. J’ignore quels renseignements exacts les autorités françaises pouvaient avoir ; je sais qu’en France, d’aucuns tenaient Jacques Hébert pour un agent camouflé des Soviets ; d’autres constataient son excellent travail dans l’intérêt des communistes.
Pierre-Elliott Trudeau est allé à Moscou, invité par les communistes. Relations, revue des Pères Jésuites, observe (février 1956) : « Il est inadmissible que des catholiques voyagent derrière le rideau de fer aux frais d’organisations communistes. Les communistes sont persécuteurs et excommuniés. S’ils paient des voyages à des catholiques, c’est qu’ils comptent écouler, sous une étiquette catholique, une propagande qui ne serait pas acceptée si elle se présentait comme communiste. Se prêter à cette manœuvre est chose grave. »
Au retour, Pierre-Elliott Trudeau s’est appliqué à donner l’impression que les Russes jouissent d’une certaine liberté de culte, d’une prospérité assez remarquable et d’une sécurité sociale enviable, sous un régime qui a ses défauts, mais aussi ses grandes vertus. Ces articles parurent tendancieux au point que l’abbé Desrosiers, directeur de l’Institut Pie XI (école annexée à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal), les soumit au Père Léopold Braun, Assomptionniste franco-américain qui a passé douze ans à Moscou. Le Père Braun les a trouvés, écrit l’abbé Desrosiers, « beaucoup plus tendancieux que nous ne l’avions cru ». Et il les a réfutés dans Nos Cours, organe de l’Institut Pie XI (numéro du 15 novembre 1952).
Le Père Braun s’assigne la tâche « de corriger, rectifier et redresser les notions erronées qu’auraient pu absorber, avec la plus entière bonne foi, les Canadiens français, lecteurs du Devoir ». Certains passages des articles de Pierre-Elliott Trudeau relèvent, nous dit le Père Braun, « des balivernes qui se débitent en gros et en détail dans toutes les agences de propagande soviétique ». D’autres « outragent les sentiments religieux des lecteurs canadiens-français ».
Sur la prétendue unanimité du peuple russe en faveur du régime soviétique, sur la prétendue suppression des classes en Russie, sur le niveau de vie des citoyens soviétiques, etc., le Père Braun apporte au rédacteur du Devoir des démentis formels. Le religieux revient à plusieurs reprises sur la frappante concordance des articles de Pierre-Elliott Trudeau et des thèmes de propagande soviétique.
Gérard Filion, lui, est allé en Chine communiste, en compagnie de quelques Canadiens et Canadiennes de langue anglaise, tous communistes ou communisants. Au retour, il publie un adroit et presque complet éloge de la Chine communiste, en insistant sur deux points : la réforme agraire ; la xénophobie générale. Les Chinois seraient tous prêts à se battre pour le régime qui a, le premier, « réalisé l’unité du pays, rétabli l’ordre et mis l’étranger à la porte ». Quelques jours passés à Pékin permettent à Gérard Filion de déterminer, sans hésitation, ce que pensent quatre cents millions de Chinois. Et le directeur du Devoir demande le retrait des troupes canadiennes en Corée et l’entretien de relations diplomatiques avec la Chine de Mao Tsé-toung.
Personne ne prétend que Gérard Filion se soit converti au communisme. Mais on est bien obligé de constater, comme pour Jacques Madaule, comme pour Jacques Hébert, comme pour Pierre-Elliott Trudeau, son indulgence, sa bienveillance, sa complaisance pour le communisme. On est bien obligé de constater qu’il aplanit la voie de la propagande communiste. Relations constate (février 1956) : « La tactique communiste est de diviser les catholiques en collaborationnistes, comme on disait pendant la dernière guerre, et catholiques tout court... Il y a beaucoup de degrés de collaboration, depuis l’apostasie complète jusqu’à la tolérance passive d’une situation de fait. »
On se demande d’ailleurs comment les communistes ont choisi Gérard Filion, seul journaliste de langue française, parmi des compagnons de route – l’expression vaut ici au propre comme au figuré – qui ont fait leurs preuves de communisme. Léopold Richer l’observe dans Notre Temps : « Les communistes auraient pu s’adresser aux rédacteurs en chef de nos grands journaux d’information. Pourquoi ont-ils préféré M. Filion ? » Puis le directeur du Devoir, rentré de son pèlerinage, multiplie les conférences, les articles reproduits par la presse gauchiste, les entretiens radiodiffusés. Radio-Canada l’invite et le réinvite. Gérard Filion devient vedette de la presse et de la radio. Les journaux anglais et Radio-Canada, observe toujours Léopold Richer, n’ont pas manifesté tant d’intérêt au Devoir dans le passé. Pas précisément. « On dirait que ce voyage en Chine rallie tout ce que notre petit monde compte d’esprits forts, de communisants, de socialisants, d’anticléricaux, de libérâtres, de laïcisants, de cerveaux en mal de révolution. »
Cent cinquante missionnaires revenus de Chine, où ils avaient séjourné beaucoup plus longtemps que Gérard Filion, venaient justement de porter témoignage, dans le Bulletin de la Société des Missions étrangères de Paris (janvier à juillet 1952). Ce témoignage a été complété et réédité sous le titre L’Étoile contre la Croix par les soins de l’éditeur belge Casterman. Lisez-le. Il diffère profondément, totalement, du témoignage de Gérard Filion et de ses semblables.
Au Canada même, les opinions de Gérard Filion, comme celles de Pierre-Elliott Trudeau, sont contredites par quelqu’un d’autorisé. Il s’agit cette fois d’un Chinois éminent, M. Jean Ho, professeur à l’Université de Montréal. Jean Ho rédige et publie à Montréal un livre intitulé Le malheureux sort des paysans en Chine communiste. Il explique ce qu’a été véritablement la redistribution des terres. Il y avait en Chine peu de grandes propriétés. Les familles chinoises étant très nombreuses, la propriété était très morcelée. Les communistes ont imaginé d’accaparer les terres, au nom de l’État, pour en redistribuer aux amis du régime. Ils ont baptisé cette opération : réforme agraire. Mao-Tsé-toung a bel et bien ordonné, le 10 octobre 1947, l’abolition de toute propriété terrienne. L’étendue des terres à confisquer et la pénurie de personnel ne permettent qu’une réalisation graduelle de ce programme. Mais une réalisation continue. Les cultivateurs qui ne parviennent pas à fournir les denrées et les animaux exigés par l’État sont spoliés, après de telles vexations que beaucoup préfèrent « offrir » leur terre à l’État. L’organisation des kolkhozes, enfin, est une véritable confiscation, au détriment des cultivateurs. Mais Gérard Filion affecte de prendre les kolkhozes pour des coopératives comme les nôtres. Il écrit : « La réforme agraire est tellement la préoccupation du peuple chinois qu’elle inspire la littérature, le théâtre, l’opéra. » Une réfugiée hongroise, Mlle Zya Peli, observe : « C’est, en remplaçant le mot russe par le mot chinois, un des slogans de la propagande soviétique, diffusé dans toutes les langues du monde. »
Zya Peli demande encore : « Si les trois cents millions de Chinois sont si enthousiastes de leur régime et si hostiles aux étrangers, pourquoi la moitié des prisonniers faits en Corée refusent-ils de rentrer dans leur pays et demandent-ils à recommencer leur vie n’importe où ailleurs ? »
Et le R.P. Charbonneau constate, dans le Bulletin de l’Institut Veritas (décembre 1952) :
Les considérations de M. Filion peuvent constituer pour les communistes des témoignages en faveur de trois de leurs principales thèses :
1. Les Blancs ne devraient pas se mêler des affaires des Asiatiques ; nous devrions retirer nos troupes de Corée, comme les Européens devraient laisser à leur propre sort les peuples de l’Indochine, de la Malaisie et de l’Afrique ;
2. Le régime communiste serait celui qui convient le mieux aux Chinois, qui en seraient satisfaits ; nous devrions le reconnaître comme légitime et lui ouvrir notre commerce ; nous devrions le laisser s’emparer de l’Asie entière, et de Formose, par conséquent ;
3. Les communistes chinois auraient donc des motifs sérieux pour chasser les missionnaires étrangers, puisqu’ils n’auraient pas favorisé la justice sociale, et que de toute façon ils seraient un obstacle aux reformes sociales.
Nous espérons que M. Filion prendra clairement position sur les points que nous soulignons ; et s’il fallait que son attitude favorise vraiment les visées communistes, et s’il fallait qu’il entraîne avec lui une partie de l’opinion publique, il serait juste de dire que l’itinéraire de M. Filion raffermit l’axe Moscou-Pékin-Montréal.
Robert Keyserling, directeur de l’hebdomadaire catholique de langue anglaise The Ensign, publié à Montréal, aboutit à la même conclusion : Gérard Filion fait exactement le travail que les communistes attendaient de lui quand ils l’ont invité.
Ce travail ne s’est pas arrêté au bout de quelques semaines ou de quelques mois. Gérard Filion assure encore, le 9 mars 1955, que « nous sommes portés à exagérer l’ampleur des persécutions » exercées contre les catholiques dans les pays sous contrôle communiste. Ce qui lui vaut cette réplique du R.P. Luigi d’Apollonia, dans Relations : « Le Devoir... nous a causé une impression pénible. Voici qu’un journaliste, qui n’a pas la réputation de mâcher ses mots et qui écrit même parfois à la hache quand il s’agit d’abattre un adversaire, ménage son style et donne à ses lecteurs des conseils de calme et d’objectivité lorsqu’il s’agit de la lutte encore livrée à l’Église et à tout ce qui porte trace de civilisation chrétienne. »
Gérard Filion a répondu assez tard, le 11 août 1956, non par un raisonnement, mais par des insultes contre le Père d’Apollonia, contre Jean Ho, Léopold Richer, Robert Keyserling et plusieurs autres de ses contradicteurs, religieux et laïcs, dans l’article le plus calomniateur et, il faut bien l’écrire, le plus grossier qui ait encore paru dans un journal de langue française au Canada.
Reconnaissons que de temps à autre Le Devoir dénonce – sans fougue – les persécutions communistes. Paul Sauriol, dont on se demande comment il peut rester dans cette boutique, publie de temps à autre des articles assez vigoureux. Le Devoir s’applique bien davantage à conduire graduellement ses lecteurs vers des positions de non-résistance au communisme : coexistence, collaboration économique, reconnaissance du régime chinois, etc. Le Devoir souffle ainsi le chaud et le froid. Ses lecteurs et contributeurs peuvent bien se demander quelle besogne ils encouragent, en fin de compte.
Le Devoir et la revue Esprit
Voici peut-être la clé de tout ce qui précède.
Quelques Canadiens du milieu du Devoir ont pris contact avec les « catholiques de gauche » en France et se sont mis en tête de les imiter.
C’est avec le groupe d’Esprit que ce contact s’est surtout établi.
Le Devoir s’est mis d’abord à citer et à louanger continuellement la revue Esprit. La revue gauchiste bénéficie d’un entrefilet dans Le Devoir du 26 avril 1952. Elle a les honneurs de la page littéraire le 31 mai. C’est la seule revue française citée dans ce numéro. D’après Le Devoir, un collaborateur d’Esprit « définit avec une remarquable lucidité le chrétien du XXe siècle » (le « chrétien progressiste » sans doute !). Puis le groupe fait venir Albert Béguin, directeur d’Esprit, au Canada. Radio-Canada s’empresse naturellement d’offrir ses micros à ce gauchiste. Le Devoir reproduit une partie de la causerie et fait une grosse publicité à Béguin et à sa revue (2 août 1952). Esprit publie un numéro spécial entièrement rédigé par des Canadiens et sur lequel nous reviendrons (août-septembre 1952). Des rédacteurs du Devoir, en particulier Gérard Pelletier, y collaborent, avec Frank-R. Scott, président national du parti C.C.F. Le Devoir fait une splendide réclame à cette édition (13 septembre 1952).
Pourtant, tout le numéro canadien d’Esprit respire l’anticléricalisme. Cet aspect n’a pas échappé au Devoir ; apparemment, il l’enchante. Gilles Marcotte signale dans la page littéraire que Gérard Pelletier, son collègue dans l’équipe du Devoir, montre dans Esprit combien l’Église canadienne est « inadaptée aux besoins nouveaux du peuple canadien-français, mais essentiellement réformable de l’intérieur ». D’autres collaborateurs d’Esprit, tels que Maurice Blain, y traitent de « l’oppression cléricale ». Et le rédacteur du Devoir d’approuver : « Ce n’est pas moi, certes, qui nierai les méfaits du cléricalisme dans la province de Québec. »
Gilles Marcotte fait exception, penserez-vous, et son article a échappé à la vigilance du directeur ? Non pas. Le Devoir publie de nouveau, le 18 septembre, en page éditoriale, un éloge à fond de train de la revue Esprit et de son numéro spécial sur le Canada français. Il espère que cette lecture exercera une influence profonde sur les jeunes générations canadiennes-françaises. Mounier est présenté comme un modèle, une sorte de père de l’Église, aux « positions d’avant-garde ». Bref, l’article, considérable par l’espace qu’il occupe, par la page où il est placé et par le ton dithyrambique qu’il ne quitte pas d’un bout à l’autre, tend à conseiller la direction spirituelle d’Esprit à la jeunesse canadienne-française. Et ce n’est pas moi, c’est Relations, la revue des Pères Jésuites, qui observe : « Pour orchestrer en quelque sorte cette partition, le correspondant canadien du Devoir à Paris signale aux lecteurs de ce quotidien, comme étant « la pièce de résistance du numéro », l’article en fait le plus anticlérical, et dit de son auteur : « Je me représente très bien, en bonne place dans une anthologie de la jeune pensée canadienne-française..., les treize pages viriles, claires, réfléchies, sereines, qu’il nous livre aujourd’hui 1. »
L’étude-propagande du numéro d’Esprit continue dans Le Devoir du lendemain et des jours suivants.
Les autres publications gauchistes sont aussi choyées dans Le Devoir, qui reproduit trois articles de la Vie Intellectuelle et un article de Témoignage Chrétien en novembre 1952, un article de Témoignage Chrétien, en page éditoriale, le 23 décembre, un autre le 20 janvier 1953, un autre encore – de Jacques Madaule – le 3 février. Nos Cours, organe de l’institut Pie XI, publie en même temps (7 février) une mise en garde contre Madaule : « Ce M. Jacques Madaule, historien et critique littéraire français, qui lui aussi arrive d’un voyage en U.R.S.S., porte des jugements tout à fait opposés à ceux de l’Église. On dit que c’est un catholique. Même s’il reçoit encore les sacrements, en particulier la communion, il ne communie certainement pas à la pensée et aux sentiments de l’Église. Il parle comme un ami du communisme et, corrélativement, comme un adversaire de l’Église... »
Albert Béguin, qui dispose de grandes facilités de déplacement, revient au Canada français au printemps de 1953. Il est reçu à l’Accueil franco-canadien, création de Jean-Marc Léger, jeune gauchiste d’ailleurs bien doué et qui collabore au Devoir. Gérard Filion préside la soirée. André Laurendeau louange Béguin dans Le Devoir et taxe les Canadiens français de jansénisme. L’attitude religieuse des Canadiens français se ramène, d’après lui, « à des positions morales, et ces positions à des préceptes négatifs » (23 avril 1953).
Ce n’est pas assez d’un éditorial pour le phénix qu’est Albert Béguin. La page littéraire du Devoir lui est essentiellement consacrée le surlendemain. Et j’ai bien dit : phénix. Le directeur d’Esprit, bénéficiant d’une conférence de presse à Radio-Canada, s’y est prêté « avec bonne grâce ». (L’excellent homme, qui accepte « avec bonne grâce » la publicité et les cachets de Radio-Canada !) Il répondait « avec franchise ». Ses réponses offraient « un intérêt extraordinaire ». Bref, Béguin possède à l’écran « une présence indiscutable ». Sa conférence de presse « est sans doute la meilleure à laquelle nous ayons assisté ». Etc., etc. Pour corser l’affaire, Le Devoir publie à son tour une entrevue d’Albert Béguin. Jamais visiteur n’aura été tant interviewé. Et l’entrevue du Devoir n’est pas d’un intérêt moins « extraordinaire ». Béguin estime que l’existentialisme « demeure certainement, en France, le courant de pensée le plus important ». Il admire Sartre comme un penseur très remarquable, surtout par sa « notion de la liberté ». Il faut beaucoup attendre d’une morale de Sartre en préparation... C’est bien extraordinaire en effet, de la part d’un catholique, même de gauche, puisque la pensée de Sartre est foncièrement antichrétienne et que son œuvre est, en entier, à l’index. Or tout cela plaît tellement au rédacteur du Devoir qu’il termine son article en recommandant Esprit comme « la revue la plus libre et la plus engagée de France ».
L’Association des licenciés de l’École des Hautes Études Commerciales, sans doute curieuse de connaître le phénix, invite Béguin à donner une conférence, le 4 mai. Le directeur d’Esprit parle de l’Inde et soutient cette thèse que les succès communistes, dans ce pays, coïncident avec les succès des missionnaires. Le Devoir exalte de nouveau ce « conférencier magnifique ».
Le Devoir, désormais, passe rarement une semaine sans glorifier Béguin et la revue Esprit. Dans le numéro du 2 mai, c’est à propos de Péguy. L’admirable Béguin n’a-t-il pas déclaré que Péguy « peut remplacer le petit catéchisme » ! Le Soleil de Québec fait l’éloge d’Albert Béguin et de la revue Esprit, ce qui est presque naturel de sa part. D’après ce journal libéral, Albert Béguin et Esprit sont « à l’avant-garde du renouveau catholique en France » ; ils nous offrent « des doctrines de choc ». Or Le Soleil est un vieil ennemi du Devoir, qui ne le cite jamais. Le Soleil, dans cet article même, jette la pierre à « certains de nos isolationnistes », ce qui, d’après le vocabulaire habituel du Soleil, doit viser les nationalistes dont Le Devoir a longtemps été l’organe. Eh bien, Le Devoir reproduit l’article du Soleil, à titre tout à fait exceptionnel, et non pas même en page littéraire, mais en page éditoriale (9 mai 1953).
Dans Le Devoir du 16 mai, l’éloge d’Albert Béguin arrive dans un article où il n’avait que faire. La page littéraire du 23 reproduit un article de Jacques Madaule. (Madaule et Béguin font la paire !) Celle du 13 juin, à propos de tout autre chose, commence par parler du dernier numéro d’Esprit. C’est encore plus fort dans l’éditorial d’André Laurendeau du 20 juin, qui trouve le moyen de citer Esprit à propos de la guerre de Corée. Le 4 juillet, la page littéraire commence par : « Nous parlions avec Albert Béguin... » C’est un procédé pour introduire Béguin dans un article qui ne le concerne pas, où, une fois de plus, il n’a rien à faire. Dans le corps de l’article, consacré à Mauriac, une mention de Mounier est aussi superflue. Le même numéro reproduit un article de Témoignage Chrétien, frère jumeau de la revue Esprit, en faveur des espions Rosenberg.
La publicité accordée par Le Devoir à la revue Esprit ainsi qu’à ses frères et sœurs en gauchisme continue donc. Je ne puis tout énumérer. La page littéraire du 29 août 1953 étudie un travail de Jacques Madaule ; celle du 3 octobre reproduit un article d’Albert Béguin. L’article d’Albert Béguin concerne, il est vrai, Anne Hébert, poétesse canadienne. Mais Anne Hébert aurait-elle obtenu cette reproduction si l’article avait paru dans une autre revue ? Anne Hébert a reçu bien des éloges que Le Devoir n’a pas reproduits. Ils n’avaient pas paru dans la revue Esprit.
Car Le Devoir contient bien une rubrique « Revue des revues », mais qui cite essentiellement, qui cite presque exclusivement Esprit. Il y a pourtant bien d’autres revues en France, et d’excellentes revues catholiques en particulier. Quand Le Devoir a-t-il cité les Écrits de Paris ou La France Catholique ? Un lecteur du Devoir peut croire qu’il en existe une seule, la revue gauchiste Esprit. Dans les revues de la presse, en France, Esprit n’occupe qu’une toute petite place. Dans la revue de la presse du Devoir, elle occupe presque toute la place. Prenez par exemple Le Devoir du 30 octobre 1954. La rubrique « Les Revues » ne mentionne que deux ou trois revues françaises, dont Esprit, qui reçoit la meilleure part. Même situation le 8 janvier 1955. La rubrique signale trois revues, en tout et pour tout. L’une des trois est Esprit, qui publie naturellement « d’excellents articles ». Et encore le 4 juin 1955 : Le Foyer, supplément du Devoir, consacre sa rubrique à trois revues en tout : Esprit, Amérique Française et Cité Libre, sorte de filiale canadienne d’Esprit, dont nous allons parler.
Je pourrais continuer cet examen tout au long des années 1954, 1955 et 1956. En mars 1954, Albert Béguin publie l’article cité dans notre chapitre précédent, qui juge les documents épiscopaux « plus d’une fois désagréables à l’oreille d’une libre créature du bon Dieu », traite l’attitude du Vatican de scandale et critique toute « l’institution ecclésiastique », « immobile » et « anachronique ». Cet article n’attiédit pas l’admiration du Devoir et ne ralentit pas le rythme de ses citations de Béguin et d’Esprit. Gilles Marcotte quitte la rédaction du Devoir, à la suite de la grève, ou plutôt du lock-out du printemps de 1955. L’orientation de la page littéraire ne change pas. Cette page, confiée à Lucien Boyer, est entièrement consacrée à Mounier, présenté comme un génie « authentique », le 7 mai 1955. Plus tard – le 3 décembre, par exemple – c’est Pierre de Grandpré qui attire de nouveau l’attention sur la revue Esprit. À l’été de 1956, Pierre de Grandpré, rédigeant la page littéraire du Devoir, consacre des chroniques à des livres français et canadiens de Françoise Sagan, de Jean-Jules Richard et de Pierre-Elliott Trudeau. Il ne touche pas un mot de livres français comme celui d’Henri Massis et de livres canadiens comme celui d’André Dagenais, qui viennent de paraître.
Les citations du Devoir sont terriblement partiales. Sous le titre « Ils ne savent pas ce qu’ils font », Jean Madiran a publié un livre retentissant, pour exposer et combattre les manœuvres des « catholiques de gauche », qui préparent l’infiltration communiste dans les milieux catholiques de France. Le Devoir se garde bien d’en parler. Mais il reproduit l’article de Témoignage Chrétien qui, à vrai dire, ne cherche même pas à réfuter Madiran, mais tente de le tourner en ridicule : « rigolade... Il y a de quoi voler en éclats de rire... » etc. Une petite note de la rédaction du Devoir endosse l’article de Témoignage Chrétien : elle tend à indiquer qu’il est valable, non seulement pour la France, mais pour le Canada.
Terminons ce chapitre en mentionnant l’importante affiliation, ou association, du Devoir de Montréal avec Le Monde de Paris.
Le Monde est l’ancien Temps, volé en 1944. Quelques-uns de mes lecteurs, au moins, doivent savoir quelle vaste et ignoble expropriation de presse s’est déroulée en France à la faveur de la Libération. Or, Simon Arbellot a pu écrire dans les Écrits de Paris : « Tout le monde sait et dit que le vol du journal Le Temps par M. Beuve-Méry fut l’opération la plus cynique de toutes celles qui furent réalisées dans la presse à la Libération. » Beuve-Méry, journaliste au Temps, dévalisa ses propres patrons. Il n’est pas très surprenant, dans ces conditions, que Le Monde, successeur d’un grand journal bourgeois, se fasse le discret introducteur du communisme dans les milieux bourgeois. Il le fait habilement, comme le décrit Pierre Dominique, « par la présentation des informations, l’importance relative qui leur est donnée, le choix de celles sur lesquelles on insiste et de celles sur lesquelles on glisse ». Il s’efforce ainsi « de décourager ou de supprimer l’esprit de résistance au communisme soviétique ». « La tendance s’exprime d’une autre manière ; elle est fondamentalement la même que dans les publications catholiques de Mme Sauvageot. »
Le Devoir s’est abouché, à l’automne de 1954, avec Le Monde qui lui concède « l’exclusivité de ses services pour la province de Québec ». Des articles paraissent depuis lors en commun dans Le Monde de Paris et dans Le Devoir de Montréal.
Le Devoir se constitue le propagandiste, le porte-parole de la gauche française au Canada. Les anciens lecteurs se rappellent la sympathie témoignée par Le Devoir aux courageux efforts du maréchal Pétain, qu’Henri Bourassa déclarait « plus grand à Vichy qu’à Verdun ». Mais Le Devoir a fait volte-face. Il affirme que « Vichy fut une erreur, une monstrueuse erreur » (page littéraire, 19 mars 1955). Son admiration, ses amours vont aujourd’hui à Mendès-France, dont André Laurendeau affirme, en éditorial, (29 décembre 1954) : « Mendès-France demeure le seul espoir possible... Les amis de la France ne songent pas sans effroi à ce que deviendrait ce pays si Mendès-France tombait ce soir. »
Un fait nous donnera la mesure du « seul espoir » de la France. Le commissaire de police Didès avait constitué, avec dix inspecteurs et 29 indicateurs, un réseau de surveillance des activités communistes en France. Il apporta la preuve que le compte rendu des séances les plus secrètes du Comité de la Défense nationale était communiqué au parti communiste et, par cet intermédiaire, au Viet-Minh, avec lequel la France se trouvait en guerre. Le Viet-Minh était ainsi informé, presque au jour le jour, des projets militaires français. Qu’a fait le gouvernement Mendès ?
Il a fait arrêter et destituer le commissaire Didès et supprimer son réseau d’informateurs.
Le principal conseiller de la délégation communiste à Genève, Nguyen-Van-Ky, était d’ailleurs un Annamite naturalisé français, et à ce titre vivant à Paris, en relations amicales avec Mendès, son collègue Héraud et son conseiller intime Boris. Nid de traîtres.
À qui Le Devoir fera-t-il croire que le sort de la France est lié à celui du Juif franc-maçon Mendès, entouré d’une équipe de Juifs maçons et communisants ? Mendès est tombé ; au autre franc-maçon l’a remplacé et les affaires de la France ont continué d’aller aussi mal.
Mais l’article du correspondant du Devoir, le 19 janvier 1955, expose la nécessité de former en France « une puissante gauche non communiste », avec Mendès pour chef. Cette gauche pourrait « canaliser l’idéologie marxiste » (le rédacteur n’a pas l’air très sûr du sens du mot « canaliser »). C’est qu’à ce moment se produit en France un mouvement pour porter Mendès à la tête d’une « Nouvelle-Gauche » – qui serait très à gauche. Le mouvement est né dans une sorte de congrès, organisé par le franc-maçon Charles Hernu et réunissant la fine fleur des prosoviétiques. C’est un mouvement d’obédience maçonnique. Esprit et Témoignage Chrétien ont naturellement envoyé des délégués. Mais des résistances se manifestent au sein du parti radical. Certains membres de ce parti s’inquiètent devant la tendance prosoviétique de cette « Nouvelle-Gauche ». Mendès tente alors de saisir le contrôle du parti radical. Le Devoir publie (deuxième quinzaine de mai 1955) une série d’articles, occupant beaucoup d’espace, sur le congrès radical. Il lui donne une importance formidable. Et tous les articles tournent à la louange, à la gloire de Mendès. Un journal français contrôlé par Mendès n’en ferait pas davantage.
Ce n’est pas assez, pourtant, pour Le Devoir, qui publie en page éditoriale, le 28 juillet, un article de Mendès lui-même.
Le Devoir ne subissait pas un accès de fièvre passager. Cette année encore, les commentaires du discours prononcé par Mendès devant le Comité exécutif du parti radical se poursuivent, en page éditoriale du Devoir, pendant quatre jours consécutifs (septembre 1956). Un lecteur du Devoir peut prendre le discours de Mendès devant un aréopage de ses frères maçons pour le plus grand évènement de l’époque.
Pierre Mendès-France, idole française du Devoir, a voté contre la loi Barangé, qui accordait de l’aide aux écoles privées, c’est-à-dire aux écoles catholiques, en même temps qu’aux écoles publiques. Pendant la campagne électorale de janvier 1956, il a endossé entièrement, et par écrit, les principes et les projets d’un « Comité d’action laïque » mis sur pied par les loges pour demander l’abrogation de la loi Barangé, la suppression de toute aide aux écoles catholiques. Après les élections, il a voté l’abrogation de la loi Barangé, avec les communistes et les anticatholiques les plus fanatiques.
Il est vrai que Mendès et autres adversaires de la loi Barangé pouvaient s’appuyer sur les catholiques de gauche, et tout spécialement sur la revue Esprit, aussi chère au cœur du Devoir.
III
LE RÉSEAU GAUCHISTE
Cité Libre – Le réseau complet – Radio-Canada.
À la mort d’un grand Bénédictin, Dom Flicoteaux, Léopold Richer a écrit :
« J’ai rencontré souvent Dom Flicoteaux, soit à l’Abbaye bénédictine de Sainte-Marie, soit encore à mon bureau. Cet homme de prière et de méditation suivait avec un étonnement peiné l’évolution doctrinale de certains groupes canadiens-français. Il y voyait l’influence directe et délétère des milieux gauchistes et progressistes de France. Il me mettait constamment en garde contre des écoles françaises bien connues pour leurs idées avancées et leurs sympathies socialistes et communistes.
« J’ai bénéficié de ses conseils. Il me guidait dans l’entreprise difficile de découvrir les ennemis cachés de nos meilleures traditions religieuses et nationales. »
Cité Libre
L’influence des « catholiques de gauche » a rayonné en effet au Canada français. Les étudiants canadiens en Europe sont encadrés par le groupe d’Esprit et, s’ils n’ont pas une base solide, sont endoctrinés et dénationalisés. On leur inculque une mentalité de mépris et de haine, des aspirations révolutionnaires, et des idées confuses où la lutte des classes joue un grand rôle.
Au Canada même, le « catholicisme de gauche » a pris Le Devoir pour tremplin. Le Devoir cite Esprit, lui fait une propagande incessante. Des collaborateurs et amis du Devoir vont plus loin. Ils fondent au Canada, sous le nom de Cité Libre, une revue modelée sur Esprit. Cité Libre s’appelle volontiers « la petite sœur » d’Esprit. Elle tend au gauchisme intégral et, assez naturellement, à l’anticléricalisme. Pour Pierre-Elliott Trudeau, le pèlerin de Moscou qui est un des animateurs de Cité Libre, il faut secouer l’autorité. Partout. Les préfets de discipline, dans les collèges, et les agents de police, dans la cité, doivent « reprendre leur place de domestiques ». Les plus hautes autorités ne sont pas davantage épargnées, pas davantage respectées : « Il n’y a pas de droit divin des premiers ministres non plus que des évêques. Ils n’ont d’autorité sur nous que si nous le voulons bien. Le jour où nous comprendrons ces vérités, nous aurons cessé d’être un peuple jeune, et l’on pourra attendre de nous autre chose que des balbutiements puérils et des révoltes d’adolescents. »
L’abbé J.-B. Desrosiers observe : « Ce bref passage contient en substance le communisme, parce qu’il ébranle l’ordre social. » (Nos Cours, 10 janvier 1953).
L’émancipation par rapport aux deux autorités, politique et religieuse, est le thème sous-jacent des premiers numéros de Cité Libre. Maurice Blain s’en prend surtout à ce qu’il appelle « l’oppression cléricale », qui aurait entravé le développement d’une véritable culture au Canada français. « Il est frappant », écrit-il, « que notre enseignement ne nous pose, en religion, en politique ou en art, presque aucun des problèmes majeurs que soulèvent les grands courants de pensée. »
Les « grands courants de pensée » que notre enseignement a le tort de ne pas proposer à l’étude et à l’admiration des étudiants sont, apparemment, le communisme et l’existentialisme.
Le Devoir accorde une cote d’amour à Cité Libre comme à Esprit, la cite d’abondance et lui prodigue les éloges. Cependant, malgré ces « doctrines de choc » et ces encouragements, Cité Libre n’atteignait qu’un cercle restreint quand Esprit donna au groupe un coup d’épaule, sous la forme d’un numéro spécial consacré au Canada français (août-septembre 1952).
Le numéro est préfacé par Henri-Irénée Marrou, professeur d’histoire à la Sorbonne et « catholique de gauche » tout ce qu’il y a de plus militant. H.-I. Marrou a démissionné de l’Unesco, où il était l’un des représentants de la France, pour protester contre l’admission de l’Espagne. Ce « catholique de gauche » est donc bien représentatif : la présence de la Russie marxiste lui paraît toute naturelle, mais celle de l’Espagne catholique l’empêche de dormir.
Préface à part, le numéro est entièrement rédigé par des Canadiens français, à l’exception – symptomatique, comme nous le verrons plus loin – de Frank R. Scott.
Gérard Pelletier montre, nous l’avons déjà dit en citant le compte rendu de son ami Gilles Marcotte, du Devoir, l’Église canadienne « inadaptée aux besoins nouveaux du peuple canadien-français, mais essentiellement réformable de l’intérieur ». Le groupuscule de Cité Libre se propose-t-il d’entreprendre cette « réforme de l’intérieur » ? Maurice Blain traite de « l’oppression cléricale », son thème favori. Il dénonce « l’envahissement de la vie intellectuelle par le dogmatisme religieux et du domaine temporel par le pouvoir hiérarchique ». L’envahissement de la vie intellectuelle par le dogmatisme religieux « menace directement la liberté de l’esprit ». Maurice Blain reprend tacitement, lui aussi, le vieux cri de guerre : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi. » Jean-Guy Blain, son frère si je ne me trompe, divise les catholiques du Canada en trois groupes : les incroyants, les catholiques de droite, et les catholiques de gauche – qui sont les bons. D’autres collaborateurs dépeignent le rôle considérable – il faut comprendre : excessif – du clergé dans la province de Québec. La bande publicitaire qui entoure la revue résume fort bien la tendance générale : « De la théocratie à la liberté ». Le Canada français est une théocratie dont la revue française Esprit – de quoi se mêle-t-elle ? – se propose de hâter l’évolution vers la liberté.
Voici comment l’abbé Desrosiers apprécie le numéro spécial d’Esprit dans Nos Cours (2 mai 1953) :
L’an dernier, une revue française, Esprit, nous apportait une critique massive contre la hiérarchie et les institutions religieuses et nationales de notre province. Elle contenait une série d’articles rédigés, en grande partie, par cette équipe de jeunes Canadiens français qui tendent vers la gauche, franchissent souvent les limites de la vérité, donnent parfois dans le rationalisme et, depuis quelques années, s’exercent à lancer des quolibets contre l’Église, sous prétexte de la reformer.
Devant cela, nous avons été profondément blessés. Nous nous sommes demandé comment il pouvait se faire qu’une revue française permette ainsi que, dans ses pages, le peuple canadien français soit si injustement attaqué, au point de vue religieux et national...
Le Conseil de Vie française en Amérique, qui rassemble des chefs de file – des patriotes – sans considération d’allégeance politique, répond indirectement à Esprit, par une ferme déclaration de principes.
Avec ces relents de scandale, le numéro spécial d’Esprit n’en a pas moins contribué à un certain lancement de Cité Libre. Le Devoir a mis l’épaule à la roue. Rationalisme et marxisme sont les tendances de fond qui orientent – à leur insu, peut-être, dans certains cas ? – les rédacteurs de Cité Libre. Quant à la forme, ces jeunes gens empruntent volontiers le vocabulaire anticlérical, si démodé en France, qui fleurissait naguère les colonnes de L’Autorité, du Jour et du Haut-Parleur. Tout cela enchante la partie la plus francophobe et la plus anticatholique de l’élément anglo-saxon – les milieux qui ont toujours méprisé, vilipendé et combattu les Canadiens français. Le magazine américain Time, du 19 janvier 1953, consacre une colonne aux rédacteurs de Cité Libre « qui n’ont pas hésité à mettre en cause la puissante influence du clergé sur la vie de la province de Québec ». Un rédacteur de Cité Libre, Gérard Pelletier, parlant du conflit des professeurs à Montréal, déclare sans hésiter au correspondant de Time : « Ne vous y trompez pas, l’Archevêque a commis une erreur. » On ne saurait mieux combler une revue du genre de Time. Les vieux lecteurs du Devoir savent combien leur journal était prompt et vaillant, autrefois, à relever les articles, les présentations, les insinuations de Time et autres Life, désagréables pour la province de Québec. Ils ne peuvent plus rien attendre de tel. Le vocabulaire emprunté par Cité Libre au Jour est devenu en partie celui du Devoir !
Pourtant, des voix autorisées ont manifesté de vives inquiétudes. Relations de novembre 1952 a consacré un article, modéré de ton et d’autant plus fort, au « problème de l’anticléricalisme au Canada français ». Le Père Richard Arès y nomme Le Devoir, Esprit et Cité Libre. Il cite une lettre pastorale de l’épiscopat de notre province (février 1950) mettant en garde contre une attitude « qui servirait le communisme et non l’Église ». Et il demande : « Serait-il téméraire d’appliquer ce texte même aux jeunes qui ont fait entendre leurs revendications dans Cité Libre et dans Esprit ? »
L’abbé J.-B. Desrosiers, Sulpicien, est très formel dans Nos Cours du 14 février 1953 :
Actuellement, dans notre province, il s’écrit dans certaines revues et certains journaux et il se dit sur les ondes des choses fort curieuses. On représente l’autorité civile et religieuse comme dictatoriale et ennemie de la culture véritable. Comme l’ensemble de la population ne se révolte pas encore, on l’accuse d’un culte idolâtre pour l’autorité et on lui découvre un mal affreux qu’on appelle le conformisme.
Pour les plus avancés d’entre eux, car il y en a de joliment avancés, c’est la religion catholique, trop généralisée dans notre province, qui fait obstacle à la culture véritable. Cette idée est manifeste dans un passage, entre autres, de Cité Libre...
Ceux qui tiennent de tels propos sont des anticléricaux, c’est évident, même s’ils frayent encore avec certains clercs. C’est non moins évident qu’ils mènent contre l’Église une lutte acharnée ; mais ils tiennent à rester à l’intérieur de la cité chrétienne, et proclament qu’ils travaillent à la reformer...
Son Éminence le cardinal Léger avertit lui-même, dans un discours prononcé à la Basilique de Québec le 10 février :
Pendant que le Pape nous appelle à l’héroïsme et que dans vingt pays du monde des enfants de Dieu souffrent et subissent le martyre simplement pour affirmer leur foi, ici des catholiques attaquent l’Église et son clergé. Selon eux, nous serions la cause de l’ignorance de notre peuple et notre action pastorale et sacerdotale serait une tyrannie. Nous exigerions le culte idolâtrique de nos décisions chez nos fidèles, alors que les pauvres trouveraient les portes de nos presbytères barricadées par une administration sans entrailles. Ces propos que nous pouvons sans crainte de nous tromper qualifier de pures calomnies développent dans notre milieu un anticléricalisme malsain, qui détache les âmes de l’Église à une heure où toutes les énergies devraient être réunies et remises entre les mains du chef de l’Église.
Le Devoir n’en continue pas moins sa propagande intensive pour Esprit et pour Cité Libre. Chaque numéro de Cité Libre est signalé, salué, acclamé dans les colonnes du Devoir. Je viens de dire que Le Foyer, supplément du Devoir destiné aux familles, signalait trois revues, dont Esprit et Cité Libre, dans son numéro du 4 juin 1955. Esprit, « c’est le coup de marteau qui nous réveille ». Et Cité Libre « dit des choses importantes à l’heure où elles doivent être dites, pose aujourd’hui des questions que tout Canadien français bien pensant sera obligé de reprendre à son compte un jour ou l’autre ». La page littéraire du Devoir du 19 novembre présente, bien en évidence dans un cadre, une réclame gratuite pour le nouveau numéro de Cité Libre. Et ainsi de suite. Le Devoir du 9 juin 1956, par exemple, contient un long commentaire d’une édition de Cité Libre et un article sur Emmanuel Mounier, fondateur d’Esprit. Ni Esprit ni Cité Libre n’ont changé dans l’intervalle. Le numéro de Cité Libre de décembre 1955 s’en prend essentiellement à « l’idéologie clérico-nationaliste ».
Le réseau se complète
Le Devoir, Esprit et Cité Libre – le journal quotidien, la revue française et la revue canadienne – forment un trio. Cette réunion s’est transformée en quatuor quand Jacques Hébert a fondé un hebdomadaire, intitulé Vrai par antiphrase. Vrai passe pour très étayé par Pierre Desmarais, président du Comité exécutif du Conseil municipal de Montréal. Il combat systématiquement l’administration provinciale et soutient systématiquement l’administration municipale. Il mène la guérilla contre tous ceux qui résistent au courant gauchiste. Un hebdomadaire, ayant adopté le format des tabloïdes « à sensation », peut atteindre une vivacité et même prendre des risques mal accessibles à un quotidien que suit encore une clientèle traditionaliste. Vrai fera des besognes que les gens du Devoir n’osent exécuter eux-mêmes. Les collaborateurs de Vrai, comme ceux de Cité Libre, sont ou ont été des collaborateurs du Devoir. Citons Gilles Marcotte et Gérard Pelletier. Vrai est imprimé à l’imprimerie du Devoir. Le mouvement gauchiste au Canada français possède donc un éventail complet de publications : quotidien, hebdomadaire, revue, assez étroitement solidaires.
Il fallait maintenant des organes d’éducation, susceptibles d’influencer l’opinion publique par des conférences, des prises de position, des émissions radiophoniques, etc. Léon Lortie s’est chargé d’en doter le mouvement gauchiste.
Léon Lortie est considéré comme « l’œil » du parti libéral à l’Université de Montréal. « Le parti libéral est à gauche », écrivait Edmond Turcotte dans Le Canada, journal du parti, le 10 juin 1935. Il reste une multitude de braves gens qu’une tradition de famille ou les maladresses du parti conservateur retiennent dans le parti libéral, sans qu’ils aient pris la peine d’en scruter les tendances profondes. Un examen attentif ne permet point de partager leur illusion. Edmond Turcotte nous en a formellement avertis : « Le parti libéral est à gauche. »
Léon Lortie a fondé l’Institut canadien des Affaires publiques, en mai 1953. « Institut Canadien » : ce commencement de raison sociale dira quelque chose à ceux qui connaissent bien l’histoire de la province. L’Institut canadien des Affaires publiques rassemble des intellectuels de gauche. On y rencontre le personnel que nous connaissons déjà : André Laurendeau, Gérard Filion, Gérard Pelletier, Pierre-Elliott Trudeau, Jean-Louis Gagnon, etc. L’Institut canadien des Affaires publiques organise quelques journées annuelles de conférences et de discussion. Il invite une personnalité française de gauche – Hubert Beuve-Méry, directeur du Monde, pour la première réunion, Irénée Marrou, l’agent de liaison entre Esprit et Cité Libre, pour la réunion de 1956 – et, pour donner l’illusion d’impartialité, un tout petit nombre de Canadiens plus ou moins neutres, jugés inoffensifs, noyés dans une masse de gauchistes. Le Devoir commente les palabres de l’Institut canadien des Affaires publiques comme s’il s’agissait d’une affaire capitale. Il ajoute les « blocs-notes » aux comptes rendus.
Or, voici comment un témoin que la passion partisane n’aveugle pas – Paul-Émile Gingras – décrit le « climat » des assises de l’Institut canadien des Affaires publiques, tenues à Sainte-Adèle en fin septembre 1956 : « Une agressivité injurieuse imprégnait bon nombre d’interventions. Le sentiment plus que l’idée a souvent présidé à la turbulence... » Et, plus grave :
Plus grave cependant, dans ce climat général, une certaine unité des esprits dans l’attaque de l’ordre établi, des valeurs traditionnelles, une unité « contra ». Contre le nationalisme, puisque, en démocratie moderne, l’homme est citoyen du monde. Contre le clergé, ses représentants incompétents en éducation : évêques du Comité de l’Instruction publique, Frères et Sœurs aux idées claires qu’encore ils imposent aux enfants, prêtres déformés par une théologie dogmatique ! Contre les parents inaptes à juger des aptitudes de leurs enfants ou incapables de choisir pour eux les institutions qui leur conviennent. Contre l’autorité politique incompétente, inerte, corrompue...
Paul-Émile Gingras constate que l’Institut canadien des Affaires publiques, comprenant un bon nombre de professeurs et discutant des problèmes d’éducation, témoigne d’un « esprit négativiste, l’emportant nettement sur la compétence à discuter des problèmes d’éducation ». Nous ajouterons : il sème un de ces vents qui se récoltent en tempête.
Enfin se forme le « Rassemblement », que Le Devoir annonce comme « un nouveau mouvement politique » et que Vrai acclame comme « une bombe politique », bien que les organisateurs se défendent de créer un parti politique, à l’automne de 1956. Le Rassemblement groupe, sous la présidence de Pierre Dansereau, l’équipe habituelle : André Laurendeau, Jacques Hébert, Gérard Pelletier, Pierre-Elliott Trudeau et ainsi de suite. Le Rassemblement et l’Institut canadien des Affaires publiques font un peu double emploi, à première vue. En réalité ils se complètent, ils s’entraident. Pierre Dansereau, président du Rassemblement, devient vice-président de l’Institut canadien.
À l’opéra, pour produire un effet de masse, le metteur en scène fait défiler plusieurs fois les mêmes figurants. Est-ce dans le même but que les adhérents de l’Institut canadien forment encore le Rassemblement ? Si l’Institut canadien des Affaires publiques et le Rassemblement manifestent, comme par hasard, dans le même sens, devant une situation donnée, cela produira plus d’effet que si l’équipe Lortie – Laurendeau – Filion – Hébert – Pelletier – Trudeau disposait d’un seul groupement.
Toujours est-il que voici notre réseau presque complet : Le Devoir, Cité Libre, Vrai, l’Institut canadien des Affaires publiques et le Rassemblement. À part Le Devoir, qui doit un reste de prestige à la tradition qu’il renie, tout cela sent la grisaille et dispose de moyens, après tout, limités. L’intervention d’un puissant organisme – puissant parce qu’il dispose, lui, de l’argent des contribuables – va fournir au réseau une aide considérable.
Radio-Canada
L’opinion se fabrique, aujourd’hui, comme des pièces d’automobile en série. Tous les agents de publicité, et plus encore les agents de propagande, connaissent l’influence de programmes adroitement tendancieux. Les gauchistes s’en sont avisés.
La revue Itinéraires, qui combat le mouvement gauchiste en France, écrit dans sa livraison de juillet-août 1956 :
Le cinéma et surtout la radio sont parmi les domaines où la pénétration et la colonisation communistes sont le plus poussées, et où elles ont le plus de conséquences morales et politiques.
Au Canada, le parti libéral, parti de gauche comme le reconnaît Edmond Turcotte, a toujours comporté une aile avancée, une aile radicale, jouissant d’une influence prépondérante au sein du parti. Il a confié ses organes de presse, successivement, à Honoré Beaugrand, à Godefroy Langlois, à Jean-Charles Harvey, à Edmond Turcotte et aujourd’hui à Jean-Louis Gagnon. La radio et le film étant devenus des instruments d’action aussi puissants, voire plus puissants que la presse, le parti libéral, tenant l’État fédéral, a truffé de gauchistes l’Office du Film et Radio-Canada.
Quand le gouvernement fédéral créa l’Office national du Film, à Ottawa, il le confia à John Grierson, Anglais d’Angleterre, dont les sympathies radicales, pour ne pas dire plus, étaient très avancées. Si avancées que, dans l’affaire d’espionnage, plusieurs amis de John Grierson, à commencer par sa propre secrétaire Freda Linton, de son vrai nom Freda Lipschitz (Juive polonaise), furent inculpés. Le nom même de John Grierson est mentionné à la page 486 du rapport de la commission d’enquête.
À l’heure où j’écris fonctionne une Commission d’enquête sur la radiodiffusion, nommée par le gouvernement fédéral. Le commissaire canadien-français n’est autre qu’Edmond Turcotte, l’ami des rouges d’Espagne – et de partout. Edmond Turcotte ne possède aucune compétence particulière en matière de radio, mais son rougisme est garanti. Jean-Louis Gagnon, qui doit s’y connaître, lui demandait dans une lettre ouverte en 1936 : « Pourquoi restez-vous rédacteur dans une feuille bourgeoise alors que vous êtes franchement communiste ? » (La Nation, 7 mai 1936). Je prie mes lecteurs de peser ce fait : le parti libéral a toujours confié sa presse, puis le film et la radio, c’est-à-dire les instruments susceptibles de façonner l’opinion, aux radicaux, aux rouges les plus avancés qu’on puisse trouver dans le pays.
Les gauchistes de Radio-Canada forment un « family compact » accaparant l’assiette au beurre et ne laissant aucune miette aux autres. À toute heure du jour, le radiophile entend ou voit les mêmes participants, animateurs et commentateurs, et les mêmes invités, membres d’une confrérie très fermée. Cependant la confrérie a ouvert ses rangs à nos gauchistes de l’équipe Devoir – Cité Libre – Vrai – Institut canadien des Affaires publiques – Rassemblement.
Et d’abord les pèlerins de la Pologne, de la Chine ou de la Russie communistes ont été accueillis, montrés, fêtés, adoptés par Radio-Canada – par la télévision en particulier. Il suffit d’avoir été l’hôte d’un gouvernement communiste pour être invité et réinvité aux micros de Radio-Canada.
Jacques Hébert a donné, sur les réalisations communistes en Pologne, une entrevue télévisée qui a fait scandale (12 décembre 1955). Les journaux catholiques ont protesté. Les Polonais catholiques réfugiés au Canada – et qui comprennent des journalistes, des professeurs, d’anciens ministres, d’anciens ambassadeurs – ont insisté auprès de Radio-Canada pour faire entendre leur son de cloche. Un mouvement d’opinion les a vivement appuyés. Léopold Richer demande dans Notre Temps – alors publié par une corporation contrôlée par des Pères de Sainte-Croix – : « Quand entendrons-nous les Polonais catholiques à la télévision ? » Force fut à Radio-Canada d’organiser une conférence de presse où l’on entendit M. André Ruskowski, secrétaire général de l’Office catholique international du cinéma.
Mais on ne peut soulever une vague de protestations après chaque émission. D’ailleurs Jacques Hébert est resté l’un des invités favoris de Radio-Canada. Il en fut de même de Gérard Filion dès qu’il eut accompli son voyage de Chine. Le directeur du Devoir devint du jour au lendemain grande vedette à Radio-Canada. Et Jean Vincent connut la même faveur de la même manière.
J’introduis ici une incidente. Mes lecteurs ont compris que je n’attaque pas les personnes, mais leur action, leurs idées néfastes. Il y a parmi les journalistes, parmi les intellectuels et parmi les animateurs de radio ici nommés des hommes que je connais, d’autres que je n’ai jamais rencontrés. Il en est avec qui j’ai entretenu des rapports courtois. Certains d’entre eux peuvent être aussi sincères que moi-même. Ce sont leurs idées, encore une fois, qu’il faut dénoncer et combattre. Mais il faut bien nommer les personnes qui propagent ces idées. Je le fais sans haine, sans animosité même, et dans plusieurs cas avec un réel chagrin à la pensée des talents qu’un courant funeste entraîne au service du mal. On ne trouvera pas ici la réplique des mots employés par Gérard Filion à mon égard et à l’égard des autres défenseurs des traditions canadiennes-françaises. Certains procédés n’ont pas cours parmi nous.
Donc, nous en étions à Jean Vincent, jeune rédacteur en chef de L’Autorité, feuille radicale. Jean Vincent rentre d’un voyage en Chine et à Moscou. (Aux frais de qui ? L’Autorité est un journal sans tirage.) Radio-Canada l’invite aussitôt à donner une conférence de presse à la télévision (25 février 1955). Jean-Louis Gagnon, comme par hasard, dirige l’émission ; et Jean Vincent marque une tendance générale très nette en faveur des pays communistes. Cela suffit pour lancer Jean Vincent dans le circuit de Radio-Canada.
La télévision est, par certaines de ses émissions – Carrefour, Conférence de presse, Les idées en marche, entre autres – une véritable université populaire. Elle atteint, à certaines heures, près de 500.000 auditeurs-spectateurs canadiens-français. Or, dressez la liste des participants les plus assidus. Vous inscrirez Gérard Pelletier, André Laurendeau, Gérard Filion, Lean-Louis Gagnon, Jean-Marc Léger, Pierre-Elliott Trudeau, etc.
Les hommes de droite sont la majorité parmi les Canadiens français comme parmi les catholiques français. Or, comptez les apparitions des hommes de droite et celles des hommes de gauche à Radio-Canada. Et comparez ! Un des gauchistes les plus caractérisés du Devoir, Gilles Marcotte, se sent obligé de démissionner lors de la grève (ou du lock-out). Radio-Canada le repêche aussitôt, et lui confie la direction d’émissions culturelles. Gérard Pelletier dirige l’émission « Les idées en marche ». Les commentateurs attitrés sont des gauchistes – et très avancés pour certains d’entre eux – en quasi-totalité.
Radio-Canada envoie Laurendeau faire un voyage en Ontario et dans l’Ouest, à l’automne de 1955, et l’Office du Film envoie Gérard Pelletier en mission en Europe pendant l’été de 1956. L’équipe du Devoir, de Vrai, de Cité Libre et du Travail – l’organe de la Confédération des Travailleurs catholiques, auquel Gérard Pelletier imprime une orientation gauchiste – émarge tout entière ou presque tout entière à la caisse de Radio-Canada. Elle obtient ainsi, aux dépens des contribuables, des cachets, du prestige et des moyens de propagande.
Question : Radio-Canada offrirait-elle tant d’encouragements et tant de cachets à Laurendeau et à Filion si Le Devoir était resté le journal nationaliste d’Henri Bourassa et de Georges Pelletier ?
Plus cynique encore, Les réunions annuelles de l’Institut canadien des Affaires publiques sont organisées avec le concours, moral et financier, de Radio-Canada. C’est avec l’argent de Radio-Canada, c’est-à-dire avec l’argent de tous les contribuables, que Léon Lortie, Gérard Pelletier, André Laurendeau, Jean-Louis Gagnon, Pierre-Elliott Trudeau et leurs amis peuvent endoctriner le public !
Enfin le Rassemblement est à peine créé que Radio-Canada invite son président à la télévision – et fait une magnifique publicité à ce mouvement gauchiste. Des amis et moi-même, désireux de dresser un barrage, dans la mesure de nos forces, avons créé le Centre d’Information Nationale, et demandé la même faveur à Radio-Canada. C’était notre droit strict de citoyens, de contribuables. Il était bien difficile de ne pas exaucer notre requête : elle l’a été. Un groupement de droite peut obtenir la petite portion nécessaire et suffisante pour permettre à Radio-Canada de jouer l’impartialité : « Mais vous aussi, nous vous avons invités. » Personne n’imagine Radio-Canada finançant des journées d’étude du Centre d’Information Nationale.
La même malice joue dans les entrevues offertes à des visiteurs étrangers. Albert Béguin, directeur d’Esprit, ne peut venir au Canada sans que Radio-Canada courre après lui. Sa dernière conférence de presse, dirigée par René Lévesque, réunissait à ses côtés Gérard Pelletier et Jean-Marc Léger. Au même moment, un Français catholique assez éminent, puisqu’il est camérier secret de Sa Sainteté, et même vice-président des camériers français, se trouvait également dans la province de Québec. Radio-Canada ne pouvait pas l’ignorer, puisque M. de La Franquerie a donné des conférences et que des comptes rendus ont paru dans la presse. L’ami qui organisait le voyage de La Franquerie avait d’ailleurs, quelque temps à l’avance, sollicité le directeur des programmes de Radio-Canada. Mais M. de La Franquerie est un catholique de droite. Radio-Canada n’a pas eu de temps disponible pour lui. Radio-Canada dispose de temps pour M. Béguin, catholique de gauche, mais pas pour M. de La Franquerie, catholique de droite.
Il arrive qu’on invite à la télévision un homme de droite, mais soigneusement encadré par deux hommes de gauche. Et comme le meneur de jeu est lui-même un gauchiste, l’homme de droite a toutes les chances d’être négligé, isolé, coupé, surclassé. Sans compter que les gauchistes acquièrent ainsi une habitude, une vraie technique de la télévision, dont la chance est refusée aux autres.
Presque toutes les discussions, presque toutes les conclusions, sont ainsi orientées à gauche. On travaille ainsi l’esprit des Canadiens français. Radio-Canada complète et soutient le réseau gauchiste qui s’est mis en place, dans notre province, depuis quelques années.
Il est déjà inconstitutionnel que l’État fédéral accapare une tranche de l’éducation – domaine réservé aux provinces – comme il le fait par le truchement de Radio-Canada. Les tribunaux ont reconnu à l’État fédéral le droit de réglementer l’usage des ondes. Ils ne lui ont reconnu aucun droit sur l’éducation populaire. La Société Radio-Canada, telle qu’elle fonctionne, est illégale. Il est doublement intolérable que la radio et la télévision d’État d’expression française, vivant des deniers du peuple canadien-français, cherche à l’entraîner vers une idéologie contraire à ses traditions et à ses aspirations nationales.
IV
LE RÉSEAU À L’ŒUVRE
Autour de L’Action Nationale – Noyautage de l’A.C.J.C. – Une université dans l’Université – La Confédération des Travailleurs politiques du Canada
Dans le numéro spécial d’Esprit consacré au Canada français et rédigé par des Canadiens français, Jean-Marc Léger écrivait : « Aussi apparaît-il de plus en plus que le grand espoir du Canada français réside actuellement dans la rencontre et l’entente de ces deux tendances, de ces jeunes qui gravitent, qui autour du Devoir et de L’Action Nationale, qui autour de Cité Libre. C’est de cette entente, de cette collaboration, voire de la réunion des deux groupes, que pourrait seule naître l’indispensable synthèse... »
Autour de L’Action Nationale
Jean-Marc Léger laissait deviner l’intention du groupe gauchiste de s’emparer de L’Action Nationale.
D’une manière générale, nos jeunes gauchistes ont conçu l’idée de noyauter le faisceau des sociétés ou groupements de tendances nationalistes. Ils disposaient déjà, avec Le Devoir, d’un journal de tradition nationaliste. Jean-Marc Léger apparaît comme la cheville ouvrière de l’opération « Action Nationale ». André Laurendeau lui facilita grandement la besogne. On pensa d’abord attendre la mort du chanoine Groulx, dont l’influence restait prépondérante. Puis on brusqua les choses, et l’on réussit. Un grand nombre des directeurs de L’Action Nationale n’assistent pas ou assistent rarement aux séances. Je pourrais citer tel directeur, susceptible de mettre obstacle au noyautage gauchiste, à qui les convocations – par oubli, sans doute ! – ne sont pas toujours envoyées. Enfin les réunions se tiennent souvent chez André Laurendeau, ce qui confère plus de force à ce directeur, hôte de ses collègues. Bref, on fit entrer de jeunes directeurs, du groupe de Cité Libre, et dont plusieurs n’avaient aucun titre – aucun autre titre que leur gauchisme – à figurer dans ce groupement. Les gauchistes finirent par se trouver les plus assidus et les plus actifs aux réunions, sinon les plus nombreux dans l’effectif théorique. L’Action Nationale était virtuellement noyautée.
André Laurendeau dirigeait la revue mensuelle, organe du groupe. Il y accueillit la prose de ses collègues gauchistes. Ceux-ci exprimèrent leurs thèses sans vergogne et attaquèrent les adversaires du gauchisme dans une revue fondée pour tout autre chose – pour défendre les droits des Canadiens français. Quand le Père Braun dénonça Pierre-Elliott Trudeau, après ses voyages derrière le rideau de fer, André Laurendeau jeta L’Action Nationale à la rescousse de Trudeau. Deux articles furent consacrés à cette tâche. Deux articles de ton passionné. Or, n’entrons pas dans la discussion des textes respectifs de Trudeau et du Père Braun. Constatons seulement que Trudeau n’a pas publié ses articles dans L’Action Nationale et n’est pas membre de la Ligue d’Action Nationale. Comment L’Action Nationale éprouve-t-elle un si pressant besoin de se précipiter à sa défense ? Le lecteur m’excusera de me prendre pour exemple, mais je crois que c’est valable : si j’étais aux prises, ou si tout autre Canadien de mes opinions se trouvait aux prises avec le Père Braun ou avec tout autre adversaire, André Laurendeau mobiliserait-il L’Action Nationale pour notre défense, même si nous avions dix fois raison ? Pourtant, nous sommes, mes amis et moi, autrement fidèles à la tradition nationaliste que L’Action Nationale a si longtemps défendue, voire incarnée !
Trudeau venait de publier dans le dernier numéro de Cité Libre un article où l’inspiration marxiste et la tendance anti-canadienne-française se décelaient à l’œil nu. L’Action Nationale ne se lançait-elle pas hors de sa voie traditionnelle – dans un sens très divergent de sa voie traditionnelle ? Disons-le : les directeurs de la revue commettaient un abus de confiance à l’égard des autres membres de la Ligue d’Action Nationale, dont le nom figure comme une caution sur la couverture de la revue et qui, bien que non prévenus, paraissaient endosser leur geste.
Le cas est encore plus grave quand on touche aux principes, comme Jean-Marc Léger n’y manque pas. Jean-Marc Léger exprime dans L’Action Nationale l’espoir de voir surgir « un État socialiste du Québec », même s’il faut, pour y arriver, se heurter « aux forces conjuguées de la lâcheté, de la politicaillerie, du cléricalisme et de la trahison, aux forces des ténèbres agissant à l’enseigne de la prudence et du réalisme ». Fernand Dansereau, lui, justifie l’esprit de classe, préconise en somme la lutte des classes. Il exalte une marche sur Québec organisée par les fédérations syndicales, comme « un net appel à la conscience de classe ». Pour la première fois, se réjouit-il, « dans l’histoire de la province, une foule composée uniquement de travailleurs envahissait la rue contre le gré de la police ».
Athanase Fréchette et Anatole Vanier, membres de L’Action Nationale, protestent en vain auprès de leurs collègues (fin mai 1954). Le clan gauchiste pousse Jean-Marc Léger au secrétariat de la Ligue. Avec Jean-Marc Léger au secrétariat et Laurendeau à la revue, le clan est maître de L’Action Nationale, même s’il ne compte pas la majorité des membres. Et il en use. Par l’indélicatesse de cette équipe, des directeurs continuent de paraître solidaires d’articles, de campagnes qu’ils n’approuvent pas. Léopold Richer, directeur de Notre Temps, mais aussi l’un des directeurs de L’Action Nationale, semble en contradiction avec lui-même. Léopold Richer démissionne de la Ligue d’Action Nationale à laquelle il appartenait depuis la fondation. André Dagenais, l’une des meilleures têtes pensantes de sa génération, démissionne. Athanase Fréchette eût évidemment réagi dans un sens analogue si une mort prématurée ne l’avait emporté. Anatole Vanier, sans quitter complètement une Ligue à laquelle tant de souvenirs l’attachent, renonce à la présidence.
Les gauchistes n’ont pas entièrement emporté L’Action Nationale. Une sorte de compromis porte François-Albert Angers à la présidence. Anatole Vanier et quelques autres empêchent André Laurendeau de transmettre la direction de la revue à Jean-Marc Léger. Mais Pierre Laporte, qui reçoit cette direction, est un rédacteur du Devoir et bientôt un candidat aux élections, entraîné par son option politique. La revue continue, sous Laporte comme sous Laurendeau, la besogne gauchiste pour laquelle elle n’a pas été créée.
Elle prend furieusement parti contre le gouvernement provincial, ce qui est contraire aux habitudes de la Ligue. Un trait pittoresque : le matin des élections, Le Devoir affirme que la Ligue d’Action Nationale a « délégué » plusieurs de ses directeurs pour appuyer Pierre Laporte à son assemblée tenue la veille au soir. Le mensonge est flagrant. Quelques directeurs de la Ligue d’Action Nationale ont pu, individuellement, appuyer Laporte. La majorité le blâment. Aucune réunion ne s’est tenue. La Ligue d’Action Nationale n’a délégué personne. Si la question avait été posée, la majorité aurait certainement refusé ce geste. Et qui pouvait le savoir mieux qu’André Laurendeau, principal rédacteur du Devoir et directeur de la Ligue d’Action Nationale – chef de file du groupe gauchiste à L’Action Nationale.
Pierre de Grandpré, rédacteur de la page littéraire du Devoir, tient une rubrique sur la « civilisation canadienne-française » dans L’Action Nationale. Il n’y est question que de Cité Libre, des hommes et des idées de Cité Libre. Un étranger qui lirait seulement L’Action Nationale pourrait croire que la civilisation canadienne-française est entièrement centrée sur la cellule de Cité Libre. Imaginez un journal français qui ferait pivoter la civilisation française autour de la revue Esprit ! Jean-Marc Léger, attaquant l’Union Nationale, donne l’impression qu’il parle au nom de la revue et de ses directeurs. Il appelle de ses vœux « l’édification d’une véritable gauche nationale ». Et il utilise – dans L’Action Nationale ! – le vocabulaire communiste de plus en plus en usage chez les gens de gauche. Jean Blain diffame un nationaliste de droite avec lequel plusieurs directeurs de L’Action Nationale sont, de longue date, liés d’amitié. Les autres directeurs, bien entendu, ne sont pas consultés avant ces violentes sorties.
Anatole Vanier est contraint d’exiger l’insertion d’une éloquente protestation. Il reproche à l’école gauchiste « l’inconvenance de vouloir noyauter notre revue et ses lecteurs ». Et dans le numéro suivant – le dernier en date – François-Albert Angers, président de la Ligue, doit combattre son collègue Jacques Perrault, porte-parole du parti socialiste. Les membres de la Ligue d’Action Nationale s’infligent démentis et blâmes mutuels d’un numéro à l’autre, puis dans le même numéro de la revue !
Les gauchistes ont apporté la division, le désarroi dans la Ligue d’Action Nationale comme partout où ils s’introduisent. Et les patriotes doivent savoir qu’en encourageant L’Action Nationale, comme en encourageant Le Devoir, ils ne servent plus, mais parfois desservent les causes qu’ils aiment.
Noyautage de l’A.J.C.
Le but de la conspiration gauchiste était de s’emparer des mouvements nationaux du Canada français.
Les gauchistes ont tenté le noyautage de l’Ordre de Jacques-Cartier. Ils ont aux trois quarts échoué. Plusieurs d’entre eux se sont infiltrés dans l’Ordre, mais sans y occuper les postes de commande.
Le noyautage a réussi, au contraire, au Conseil suprême de l’Association de la Jeunesse canadienne-française. Mario Du Mesnil, président de l’A.J.C., brave les règlements de l’Association pour organiser la campagne électorale de Pierre Laporte. L’A.J.C., tenant son congrès annuel, fait venir comme conférencier Jacques Perrault, président du Devoir, membre éminent du parti social-démocratique et l’un des principaux inspirateurs du mouvement gauchiste. Jacques Perrault donne aux jeunes, sous les auspices de l’A.J.C., une conférence à tournure de directives. Un peu plus tard, l’A.J.C. organise une série de trois conférences. Adoptant et adaptant le système de Radio-Canada, elle invite un homme de droite, Armand Maltais, député de l’Union Nationale, et deux gauchistes : Gérard Filion, directeur du Devoir, et Pierre Dansereau, président du Rassemblement. L’homme de droite passe le premier, ce qui confère aux autres l’avantage supplémentaire du dernier mot.
Le Devoir approuve naturellement ces manœuvres. En 1952, le service des nouvelles du Devoir sabotait les communiqués de l’A.J.C. (sur la fête de Dollard, sur le concours oratoire de l’Association, sur la nomination d’un nouvel aumônier), au point que Gaétan Legault, président de l’Association, s’en soit plaint à André Laurendeau. La publicité du Devoir est redevenue généreuse le jour où les gauchistes se sont emparés de l’A.J.C.
Et nous en arrivons au degré où le dernier bulletin de l’A.J.C. (Chantiers, septembre 1956) raille les « personnes pieuses » à la manière qui fut, nous l’avons dit, celle du Jour, et qui est aujourd’hui celle du Devoir. Je relève presque au hasard, dans Le Devoir, des railleries de Gérard Filion à l’adresse des « piliers d’autel » et des « grenouilles de bénitier », autrement dit des catholiques très pratiquants, décrits comme une bande de retardataires et d’abrutis (13 juin 1951) ; et des railleries du même ordre, signées La Rabastalière, sur « L’Amicale des Bedeaux Laurentiens Incorporée » (13 février 1953), ce qui est dans le pur style de l’école radicale, de Godfroy Langlois à T.-D. Bouchard, ou dans le style de Jules Fournier qui tournait Omer Héroux en dérision en le surnommant « le bedeau ». L’« Actualité » du Devoir du 18 juin 1956 ridiculise pêle-mêle des genres de circulaires qu’un Montréalais peut trouver dans son courrier : « Un éloge du sénateur McCarthy, L’Unité Nationale d’Adrien Arcand, du fascisme en anglais, des circulaires antimaçonniques et anticommunistes, ainsi que des formules pieuses : une “Amende honorable à Notre-Seigneur Jésus-Christ dans le Sacrement de l’Eucharistie”, une invitation qui se trompe de sexe : “Jeune Fille, une belle vie pour toi, les missionnaires de XXX”... »
Pour accentuer l’intention péjorative, le rédacteur ajoute que ces circulaires sont parfois accompagnées de lettres anonymes, injurieuses et grossières. Cette façon de ridiculiser « l’amende honorable à Notre-Seigneur Jésus-Christ dans le Sacrement de l’Eucharistie » et l’invitation des congrégations missionnaires ne ressemble-t-elle pas aux procédés les plus éculés – et les plus bêtes – du radicalisme anticlérical ?
Or, c’est une mode chez nos gauchistes. Jacques Hébert ridiculise les « grenouilles de bénitier » dans Vrai du 24 novembre 1955, comme Gérard Filion l’a fait dans Le Devoir du 13 juin 1952. C’est presque normal. Mais il est plus inattendu de voir l’organe de l’ancienne A.C.J.C. entrer dans ce jeu en se moquant des « personnes pieuses ». Est-il si ridicule d’être pieux, aux yeux des nouveaux dirigeants de l’A.J.C. ?
Victor Lepage est justifié de crier casse-cou à l’A.J.C. (Notre Temps, 3 novembre 1956) :
« Si nous comprenons bien, cette Association veut grouper le plus grand nombre de jeunes possible, sans se soucier de leurs attaches politiques. Si c’est là son esprit, elle a certes un beau rôle à jouer, un rôle qui pourrait se rapprocher de celui que joua au début du siècle l’ancienne A.C.J.C. Qu’elle prenne garde de ne pas se laisser ni inspirer ni noyauter par certains chefs de mouvement assurément décidés à lui donner une orientation partisane et certes assez discutable. Quelques indices nous portent à croire qu’en ce sens, l’A.J.C. s’engage sur un terrain glissant. »
L’A.J.C. ne foule pas seulement un terrain glissant. Elle est en état de crise, comme l’Action Nationale et pour les mêmes raisons. Au moment où j’écris, le Conseil suprême cherche à se débarrasser, au besoin par un coup de force, du Comité régional de Québec, que les gauchistes n’ont pu noyauter. De sorte qu’à l’A.J.C. comme à l’Action Nationale, l’infiltration gauchiste a créé la division, la crise.
La présidence de l’A.J.C., groupement de jeunes, est par définition éphémère. Du Mesnil quittant cette présidence, le clan gauchiste le fait entrer à L’Action Nationale – et lui confie le secrétariat.
Une université dans l’université
Pour des doctrinaires et des fanatiques comme nos gauchistes, rien n’importe plus que d’influencer la jeunesse. Les universités sont un terrain de manœuvre tout indiqué. Les gauchistes font leur trouée dans les associations d’étudiants, apportent une contribution prépondérante à la rédaction des journaux d’étudiants. On cherche à entraîner les étudiants dans des revendications démagogiques.
Le noyautage fonctionne également dans le milieu des professeurs.
Tout le monde sait dans quel esprit le Père Georges-Henri Lévesque, Dominicain, a organisé la Faculté des Sciences sociales à l’Université Laval. Il en a fait un foyer de gauchisme. Le collaborateur du Devoir qui signe Isocrate n’est autre que Gérard Bergeron, professeur à la Faculté des Sciences sociales de l’Université Laval. Quand l’Institut canadien des Affaires publiques tient ses assises, la Faculté des Sciences sociales entre en léthargie, car presque tous ses professeurs partent pour les palabres de l’« Institut ». L’un des plus actifs parmi ces professeurs, et l’un de ceux qui retiennent le moins leur violence, est Jean-Charles Falardeau, collaborateur du numéro spécial d’Esprit et dont nous reparlerons.
Le Service d’Extension de l’Université de Montréal, dirigé et l’on peut dire contrôlé par Léon Lortie, prend d’année en année, et très rapidement, plus d’importance. Il devient une sorte de Faculté des Arts. Il forme une véritable université dans l’Université. Des facultés sont graduellement vidées au profit du Service d’Extension – que les crédits gonflent. La Faculté de Philosophie, par exemple, reçoit chaque année instructions de diminuer d’un ou deux membres son effectif enseignant. Le Service d’Extension engagera un ou deux professeurs de philosophie de plus. Léon Lortie engage des professeurs de gauche et imprime une orientation gauchiste à cette université dans l’Université. Il se garde bien d’offrir une chaire à André Dagenais, philosophe de grande classe, doué d’une remarquable aptitude à l’enseignement. Il se garde bien d’offrir des chaires aux professeurs de l’Institut d’Histoire de la Faculté des Lettres, réputés plus ou moins nationalistes. C’est Th. Greenwood, de vieille souche normande comme chacun sait, qui donne le cours d’histoire de la Nouvelle-France au Service d’Extension. Et les professeurs gauchistes du Service d’Extension, participants éventuels des assises de l’Institut canadien des Affaires publiques, auront des chances d’obtenir à Radio-Canada des émissions et des cachets.
Je ne crois pas inconvenant de signaler ici – en tout respect pour les personnes, encore une fois, mais le débat est trop grave pour ne pas ouvrir largement le dossier – que des attaches de famille relient Léon Lortie au nouveau recteur.
Le syndicalisme catholique
Les chefs du syndicalisme catholique, qui sont – ou ont été jusqu’à la « grève » – des administrateurs ou collaborateurs du Devoir, sont aussi contaminés.
Gérard Pelletier dirige l’organe de la Confédération des Travailleurs catholiques. Le jour où je lus un premier numéro du Travail, sans savoir de quelle association il était l’organe, j’ai cru, sur la foi du vocabulaire et d’après la forme des revendications – d’après le ton général, si l’on veut – lire une feuille communiste. Il n’est pas si surprenant qu’en septembre 1952, neuf chefs ouvriers de Montréal – et non des moindres, l’un d’eux était Claude Jodoin, président du Conseil des Métiers et du Travail – se soient plaints, dans une déclaration publique, que « certains officiers des syndicats catholiques aient une alliance évidente avec les communistes ».
Insistons une fois de plus sur la solidarité du réseau gauchiste, en trouvant Gérard Pelletier au Devoir, à Travail, à Cité Libre, à Vrai, à l’Institut canadien des Affaires publiques, au Rassemblement, à Radio-Canada. Cet homme universel, plus précisément ce gauchiste universel fournit encore un article au numéro spécial de La Revue Dominicaine sur la prédication (septembre 1956). De quelle prédication est-il donc spécialiste ?
On peut d’ailleurs se demander si les Dominicains canadiens ne sont pas tentés d’entrer dans le réseau gauchiste, à l’exemple des Dominicains français que le Saint-Siège a dû refréner. La « Maison Montmorency », dont le Père Lévesque est le Supérieur, donne ce qu’on peut appeler des cours de perfectionnement aux prédicateurs. Le clergé paroissial manque, paraît-il, de ce contact avec le peuple, de cette compréhension des problèmes populaires que les Pères Dominicains puisent dans la fréquentation des cénacles d’avant-garde et dans la lecture de La Vie Intellectuelle, d’Esprit et de Témoignage Chrétien. La maison Montmorency part donc de ce principe, développé par Gérard Pelletier dans le numéro spécial d’Esprit, que l’Église canadienne, inadaptée aux besoins nouveaux du peuple, a besoin d’une rééducation, sinon d’une réforme. Elle fait venir, pour orienter les prédicateurs, des laïcs tels que Gérard Picard, Jean Marchand et Pierre-Elliott Trudeau... Ces messieurs parlent-ils de la « grève » du Devoir ? Ou commentent-ils la phrase de Lénine : « La lutte des classes amènera les ouvriers chrétiens au socialisme et à l’athéisme mieux qu’un sermon athée tout court ? » Attendons-nous à voir les Révérends Pères charger Jean-Louis Gagnon d’endoctriner les prédicateurs.
Mais revenons aux syndicats, à l’appartenance de leurs chefs au réseau gauchiste. Certaines campagnes de la C.T.C.C. coïncident curieusement avec les campagnes du Devoir. Léopold Richer a signalé (Notre Temps, 7 février 1953) la concordance d’un article du Devoir et d’un article du Travail préconisant tous deux, à 48 heures d’intervalle, la « résurrection du cartel ouvrier ». « Quand j’ai pris connaissance de l’article de M. Pelletier dans Travail », écrit Léopold Richer, « il m’a donné l’impression du déjà lu. Je suis donc retourné à l’article du Devoir et j’ai constaté que mon impression n’était pas fausse. D’ailleurs, à trois ou quatre reprises j’avais cru discerner une orchestration ; on lançait les mêmes idées, en même temps, un peu partout. »
Le 12 septembre dernier (1956), le Comité d’éducation du Conseil central des Syndicats catholiques organisait une conférence de Pierre-Elliott Trudeau sur « la démocratie, ses exigences et son évolution ».
En France, la C.G.T. (Confédération Générale du Travail) communiste ayant décidé une grève générale, de caractère entièrement politique, pour le 28 avril 1954, la Confédération des Travailleurs Catholiques s’est jointe à la fédération communiste, alors que Force Ouvrière et les syndicats autonomes ou indépendants s’y refusaient. La grève générale est une tactique favorite des communistes. Celle-ci était criminelle, au moment où les soldats français mouraient héroïquement à Dien-Bien-Phu. Elle a d’ailleurs échoué. Le public, et les ouvriers en particulier, n’ont pas suivi les mots d’ordre de la fédération communiste et de son alliée. Ce fâcheux exemple excite-t-il l’émulation des chefs de notre C.T.C.C. ?
Au début de 1953, à l’occasion d’une grève toute locale à Louiseville, la Confédération des Travailleurs Catholiques du Canada décide d’organiser une grève générale. La réprobation est unanime. Les créditistes, qui ne se sont pas encore fourvoyés dans l’opposition politique, s’en mêlent. Louis Éven condamne l’idée de grève générale : « Ce serait aligner toute la classe ouvrière contre toute la classe patronale. » Un militant créditiste qui est aussi un militant syndicaliste, Pierre Bouchard, trésorier du Syndicat national des Employés de l’Aluminium à Arvida, donne sa démission, motivée par un solide réquisitoire. Il reproche à la C.T.C.C. son orientation générale, manifestée dans les cours d’action ouvrière, dans les grèves fréquentes, dans la faveur accordée aux projets d’étatisme fédéral, enfin dans la décision d’organiser une grève générale :
Je réprouve cette orientation qui tend à faire du mouvement ouvrier un pur syndicalisme de perpétuelles revendications contre l’employeur, qui cultive un esprit de lutte de classes, en montant continuellement les ouvriers contre les patrons, et qui a abouti à ces demandes, faites à Ottawa, en faveur de lois socialistes ou socialisantes, qui sont la marque de l’État-Providence, de l’État contrôleur, dénoncé par les Papes.
La charité du Christ est loin d’être l’inspiratrice de tout cela...
Pierre Bouchard ne condamne pas seulement les principes, mais les chefs :
Chaque fois que les chefs syndicalistes organisent une grève, ils devraient sacrifier la moitié de leur salaire pour la cause ouvrière. Les ouvriers sacrifient bien le leur tout entier. Il y aurait moins de grèves.
On dirait parfois que certains chefs de syndicat sont heureux, au fond, du marasme qui règne dans le monde ouvrier ; ça leur permet d’occuper une position lucrative d’organisateur.
À l’intérieur même de la C.T.C.C. règne la centralisation syndicale. Les décisions sont prises par des personnes en dehors de l’entreprise et même en dehors de la profession. On les fait ensuite accepter aux organismes locaux par de l’agitation.
Je préfère marcher à pied vers la libération que de rester plus longtemps dans cette bagnole socialisante.
Je démissionne parce qu’on est en train de gâter ce que j’avais moi-même aidé à bâtir, durant quatorze années de travail bénévole.
Devant la réprobation unanime, la C.T.C.C. dut renoncer à son projet révolutionnaire.
Mais les grèves déclenchées par la Confédération des Travailleurs Catholiques sont les plus dures, dans notre province, celles où l’on fomente le plus de haine, celles qui laissent les plus durables cicatrices. Presque toutes ont été sanglantes. Le syndicalisme conçu par nos gauchistes, sur le modèle du syndicalisme français, s’écarte du syndicalisme anglo-saxon ou scandinave, qui recherche et obtient avant tout des améliorations matérielles pour les ouvriers. Il tend à susciter des conflits, à rejeter toute idée de conciliation, à ébranler l’autorité, à provoquer la lutte des classes. Il paraît plus important, aux yeux de certains chefs gauchistes de la C.T.C.C., d « embêter » et de « démolir » Duplessis que d’améliorer, dans la paix, le sort des travailleurs.
Nous avons vu le résultat quand un sergent de police excitait ses camarades et ses hommes à la grève, en présence et avec l’encouragement de Gérard Picard et de Jean Marchand, « malgré la loi de Duplessis ou de tout autre ».
Pour couronner leur œuvre, les chefs de la C.T. C.C., gagnés à tous les aspects de la centralisation, qui prépare l’assimilation, se déclarent prêts à abandonner le caractère confessionnel de leur groupement.
La logique a ses exigences : elles sont terribles. Les chefs de la C.T.C.C., en se livrant au gauchisme, ont engagé leur Confédération dans un engrenage où elle sera broyée.
V
OÙ VA LE MOUVEMENT GAUCHISTE ?
Peut-on être « nationaliste de gauche » ? – Adhésion au parti socialiste – Front populaire au Québec ?
Nos nouveaux gauchistes disposaient du Devoir, journal de tradition nationaliste. Ils se sont donc appliqués à endoctriner les nationalistes. André Laurendeau emploie l’expression « nationalistes de gauche ». Et Léopold Richer observe justement : « Cette expression est plutôt nouvelle dans notre province et au Canada français. »
J’ajoute qu’elle implique, au Canada français surtout, une contradiction dans les termes. Et voici pourquoi.
Nationalistes de gauche ?
Le nationalisme est une nuance, ou si l’on veut un complément du patriotisme. La vertu de patriotisme est l’attachement au sol natal, à la terre des ancêtres. Le nationalisme englobe plutôt l’héritage moral et spirituel ; il est plutôt l’attachement aux hommes, nos frères, avec qui nous partageons cet héritage. C’est l’esprit de famille étendu à la nation. Il est superflu de montrer que le nationalisme n’implique aucune hostilité envers les autres groupes humains – pas plus que l’esprit de famille ne conduit à détester les familles voisines. Il implique seulement un net amour de préférence.
Or, la gauche cherche à substituer l’esprit de classe à l’esprit national. Elle tend à la constitution d’une internationale ouvrière. La Confédération des Travailleurs Catholiques du Canada s’est fondée dans notre province à l’époque où le gauchisme n’y comptait qu’un petit nombre d’adeptes. Atteinte aujourd’hui de gauchisme, elle envisage sa fusion avec les fédérations internationales.
Les gauchistes dressent une opposition factice entre le social et le national. Ils croient ou font croire que l’attachement au national – la fidélité canadienne-française – nuit au progrès matériel des individus. Ils affectent de tenir les nationalistes, les hommes de droite – qu’ils appellent des « réactionnaires » – pour hostiles au progrès social, aux réformes sociales. Ils créent une mentalité de classe, substituée à l’esprit national. Le plombier ou le cheminot canadien-français influencé par le gauchisme se sentira plus solidaire du plombier ou du cheminot anglo-canadien, voire américain, que du commis, du bourgeois ou de l’intellectuel canadien-français. Au bout de l’évolution est la lutte des classes, qui entretient la guerre civile à l’intérieur de la nation. L’un des plus authentiques gauchistes de notre province, Jean-Louis Gagnon, a reconnu en ces termes, dans une lettre à Pat Walsh, l’opposition entre le nationalisme et la lutte des classes : « Le nationalisme est un moteur de fausses gloires ; la lutte des classes est un facteur de libération. »
Ensuite, le gauchisme tend et aboutit au socialisme. Pierre-Elliott Trudeau préconise, au congrès du Devoir de janvier 1955, une « orientation socialiste ». Jacques Perrault, président du Devoir, a officiellement adhéré au parti socialiste. Jean-Marc Léger et autres théoriciens du gauchisme canadien-français préconisent ouvertement la même adhésion. Nous reviendrons un peu plus loin sur ces affiliations politiques. Observons toutefois dès maintenant que le numéro spécial d’Esprit consacré au Canada français comptait un seul collaborateur qui ne fût pas canadien-français : c’était Frank-R. Scott, professeur à l’Université McGill, l’un des principaux chefs et théoriciens du parti socialiste.
Au fond du socialisme est une conception matérialiste, d’après laquelle la loi suprême est la recherche du bien-être matériel. Dans l’application, le socialisme veut substituer l’initiative et la propriété sociales à l’initiative et à la propriété privées. Ces conceptions sont condamnées par l’Église catholique, à laquelle les Canadiens français sont, en grande majorité, profondément attachés. L’encyclique Quadragesimo anno affirme, sans équivoque : « Personne ne peut être en même temps bon catholique et vrai socialiste. »
Le socialisme est, par définition, une doctrine étatiste, centralisatrice. Il confie toute l’économie nationale à une autorité centrale, en vue d’une planification intégrale. Il conduit, au Canada, à la centralisation fédérale, qui met l’existence même du Canada français en danger pour des raisons souvent énumérées et qu’il est sans doute superflu de répéter ici. Maurice Lamontagne, théoricien de la centralisation, a été le vice-président du Comité provisoire de l’Institut canadien des Affaires publiques. Mme Thérèse Casgrain, chef du parti socialiste dans notre province, siégeait dans ce même comité.
Or, la lutte contre la centralisation fédérale est et doit être, ces années-ci, une préoccupation majeure des nationalistes. On ne peut pas être nationaliste et centralisateur. On ne peut pas se dire nationaliste sans être un ferme partisan de l’autonomie provinciale. C’est une des raisons pour lesquelles on ne peut être logiquement « nationaliste de gauche ».
Les gauchistes sont d’autant plus centralisateurs que la centralisation fédérale leur apparaît comme le plus sûr et peut-être le seul moyen d’imposer leur idéologie à leurs compatriotes canadiens-français.
Il y a encore la question des alliances, autre pierre de touche. Les prétendus « nationalistes de gauche », comme les « catholiques de gauche » qui leur servent de modèle, ne connaissent pas d’ennemis à gauche. Le Devoir, Cité Libre et Vrai, organes de la conspiration gauchiste, entretiennent d’évidentes complaisances, et même une évidente alliance avec les militants radicaux et gauchistes les plus notoires, les plus extrêmes du Canada français.
La page littéraire du Devoir en fourmille d’exemples. On y louange d’abondance le romancier Roger Lemelin. On reproduit (25 juillet 1953) l’article d’un journal français faisant l’éloge d’un de ses romans. Roger Lemelin ne manque pas de talent. Mais cet ami de Jean-Charles Harvey a collaboré au journal communiste Combat. Et les écrivains d’égal talent, mais de droite, n’ont pas les mêmes faveurs dans la page littéraire du Devoir. Le même journal fait une importante réclame à un prochain roman de Jean-Charles Harvey, dont il publie la photo (14 février 1953). Il est tout à fait exceptionnel que la page littéraire du Devoir, ou de tout autre journal, louange, à l’avance, le prochain livre d’un romancier. Il y faut une cote d’amour. Ne soyez pas surpris que Le Devoir ait publié, le 10 août 1956, la lettre d’un lecteur faisant un grand éloge du Jour, le défunt journal de Jean-Charles Harvey, « journal de gauche » par excellence, le meilleur que le Canada français ait jamais eu, et qu’il conviendrait de ressusciter !
Quant à Jean-Louis Gagnon, qui complète cette bonne compagnie, c’est, d’après Le Devoir (2 octobre 1954), « un écrivain de talent, un journaliste bien informé, de jugement singulièrement aigu, un humaniste de bonne race », qui se place, par-dessus le marché, « au tout premier rang des écrivains d’imagination du Canada français ». La page littéraire du Devoir lui est d’ailleurs confiée le 27 novembre 1954.
Il peut arriver, il est vrai, que Le Devoir et La Réforme, qu’André Laurendeau et Jean-Louis Gagnon soient obligés de se séparer sur des nuances. Ils sont alors, l’un envers l’autre, d’une extrême courtoisie, qui contraste avec le ton de leurs polémiques contre les nationalistes refusant de verser à gauche. Jean-Louis Gagnon, reconnaît Laurendeau, exprime « fort amicalement » de simples « réserves » sur les articles du Devoir (Article de Laurendeau du 19 juillet 1956). Et réciproquement. Quand des hommes de droite, nationalistes comme votre serviteur, soutiennent l’Union Nationale, ce ne peuvent être, d’après Le Devoir, que des vendus, des fripouilles, des déchets d’égout, du fumier. (Éditorial du 11 août 1956 ; la politesse de Gérard Filion est raffinée.) Mais quand un homme de gauche comme Jean-Louis Gagnon soutient le parti libéral, c’est un esprit distingué qui peut « entretenir des illusions », mais avec lequel on peut et doit entretenir un dialogue très courtois, très amical. (Éditorial du 17 septembre 1956).
Les tendances et affiliations de Jean-Louis Gagnon ont été largement dénoncées pendant la dernière campagne provinciale. Cette publicité a-t-elle exercé quelque effet sur le trait pittoresque que voici. Le maire Drapeau et M. Pierre Desmarais, président du « Comité exécutif », ont patronné la fête organisée pour le deuxième anniversaire de Vrai, le 11 septembre 1956. Soit dit en passant, le maire Drapeau montre ainsi à quelle enseigne il loge. Le Devoir du 12 septembre publie la photo des principaux personnages assistant à la fête. Il indique leurs noms, en légende de la photo. Pourquoi ne mentionne-t-il pas Jean-Louis Gagnon, parfaitement visible entre Jacques Hébert et Pierre Desmarais ? Je vois mal la raison de cette pudeur puisque, à peu près en même temps, Le Devoir publie une lettre de Jean-Louis Gagnon reprenant les accusations des abbés Dion et O’Neill.
L’alliance des prétendus « nationalistes de gauche » englobe les radicaux sectaires. Le Devoir d’autrefois, aux heures de difficultés, recevait des souscriptions d’évêques, et s’en vantait. Le Devoir de 1956, lançant une nouvelle souscription, reçoit $50 du sénateur radical Bouchard, et le signale et s’en glorifie dans un grand placard, le 23 février. T.-D. Bouchard enverrait-il $50 au Devoir si c’était encore le journal de Bourassa, si c’était un vrai journal nationaliste ?
On ne peut pas être, on ne peut pas se dire nationaliste et devenir l’allié de T.-D. Bouchard et de Jean-Louis Gagnon.
L’alliance, ne connaissant pas d’ennemis à gauche, pourrait bien s’élargir encore. Jean-Louis Gagnon, qu’il faut toujours citer puisqu’il s’y connaît, et puisqu’il est un des prophètes de l’église gauchiste, Jean-Louis Gagnon a écrit : « Les intellectuels qui se disent de gauche – donc à tendance plus ou moins communiste... » (La Nation, 7 mai 1936). Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que la Canadian Tribune, organe des communistes de langue anglaise au Canada, reproduise fréquemment les articles de Vrai depuis le voyage de Jacques Hébert en Pologne communiste, et que Combat, organe des communistes de langue française, ait reproduit les caricatures du Devoir pendant la dernière campagne électorale.
Un membre ou sympathisant du parti « ouvrier-progressiste », nommé John Switzman, chez qui la police provinciale a saisi des brochures de propagande communiste en exécution de la Loi « du Cadenas », conteste, au moment où j’écris, la constitutionnalité de la loi du Cadenas devant la Cour Suprême (novembre 1956). Son avocat, qui est Jacques Perrault, a fait venir un professeur de droit pour étayer sa thèse devant le haut tribunal. Ce professeur de droit n’est autre que Frank Scott, le collaborateur du numéro spécial d’Esprit qui a servi de tremplin au mouvement gauchiste. Le personnel du mouvement gauchiste se retrouve donc jusque dans la défense des communistes, jusque dans le soutien des thèses les plus favorables aux communistes. Qu’est-ce qu’un nationaliste irait faire dans cette galère ?
Je dis donc, en résumé, qu’un nationaliste ne peut accepter ni les thèses, ni les tendances, ni les alliances « de gauche ». Un nationaliste ne peut pas être « de gauche ». L’expression « nationaliste de gauche » implique une contradiction dans les termes. Les catholiques de gauche, en France, sont devenus plus gauchistes que catholiques. Les « nationalistes de gauche », au Canada, deviendront plus gauchistes que nationalistes. Comme l’écrit Léopold Richer : « Le gauchisme prendra nécessairement le pas sur le nationalisme. »
Des antinationalistes
D’ailleurs, c’est déjà fait.
La collection de Cité Libre témoigne d’un antinationalisme grandissant, depuis le numéro de décembre 1952 où Pierre-Elliott Trudeau reproche aux Canadiens français d’avoir « subordonné le bien commun (canadien) au bien particulier (canadien-français) », jusqu’au numéro de décembre 1955, presque rempli par un article – une charge – de Marcel Rioux contre « l’idéologie nationaliste, bourgeoise et cléricale qui fut toujours dominante au Canada français ». Pierre-Elliott Trudeau, se livrant à une courte rétrospective, reproche aux Jeune-Canada « leur préoccupation intempestive pour les questions de langue et de nationalité ». Certains de ces articles accusent une double et nette tendance, marxiste et anti-canadienne-française.
On ne peut pas afficher un antinationalisme plus franc que celui de Bertrand Vac, interrogé par Le Foyer, supplément familial du Devoir, le 16 juillet 1955, et faisant parade de sa dénationalisation : « La décevante expérience m’a appris à ne pas me considérer vraiment canadien-français. Je me crois plutôt citoyen international, me ralliant à cette population flottante et libre de l’univers où l’on n’a pas peur de penser par soi-même et qui n’a pas de pays propre. » Cette personnalité, ces idées séduisent le supplément familial du Devoir.
Le nationalisme n’est plus attaqué seulement par des politiciens désireux de conserver le pouvoir. Il est attaqué par les intellectuels de gauche pour des raisons de fond. Les étudiants de la Faculté des Sciences sociales de l’Université Laval sont acheminés vers l’antinationalisme, j’ose écrire vers des positions anti-canadiennes-françaises, s’ils n’ont pas une force de caractère suffisante pour réagir. Et les chefs gauchistes du syndicalisme catholique ne veulent plus d’action nationale.
Nos gauchistes s’acharnent contre l’État provincial, comme s’ils voulaient briser les cadres dans lesquels et grâce auxquels les Canadiens français ont conservé leur originalité de peuple. Dans son article de Cité Libre, Marcel Rioux reproche à « l’idéologie clérico-nationaliste » sa thèse favorite qui est « de renforcer le gouvernement provincial du Québec ». L’Institut canadien des Affaires publiques a fait une belle place à Maurice Lamontagne, théoricien de la centralisation. Dans le débat sur l’aide fédérale aux universités, en cours à l’heure où j’écris, tous les gauchistes, à l’exemple de Jacques Perrault et de Gérard Picard, se prononcent pour la thèse fédérale.
Ces messieurs, qui sont en majorité des intellectuels, savent bien qu’une fois détruits les cadres de notre État provincial, la culture canadienne-française ne subsistera pas, dans les cadres de la nation que Michel Brunet appelle avec pittoresque et justesse : Canadian. L’État fédéral est un État anglais – disons : anglo-canadien ; et l’unité nationale réalisée par la centralisation, ce serait l’unité dans un État anglais, réalisée au bénéfice de la culture anglaise. Dans l’unité nationale intégrale, un élément doit se dissoudre, et c’est évidemment le nôtre. C’est à cela que la centralisation fédérale aboutirait. J’ose croire que c’est cela qu’elle vise. Les plus avancés parmi nos gauchistes le savent, et s’en consolent facilement.
C’est malheureux à écrire, mais enfin c’est un fait. L’État anglo-canadien d’Ottawa mène depuis quelques années une véritable guerre contre l’État canadien-français de Québec. Les gauchistes qui prennent parti pour l’agresseur ne peuvent à aucun prix être tenus pour des nationalistes.
Le Devoir a longtemps gardé la position autonomiste, comme un dernier vestige de son passé nationaliste. Il l’abandonne graduellement. Sur la question de l’aide fédérale dans sa phase actuelle, Le Devoir, lent à se prononcer en éditorial, contrarie l’effet de son option traditionnelle en insérant des lettres de ses lecteurs et sympathisants – de ses lecteurs et sympathisants nouveau style, en grande majorité anti-autonomistes.
Le Devoir continue de défendre quelques causes nationales particulières, si je puis dire, comme celle de Maillardville, pour retenir l’adhésion du fonds nationaliste. Et les braves gens ainsi appâtés sont conduits, pour l’essentiel, sur des voies dangereuses. Certaines personnes se demandent si l’existence du Devoir, malgré ses erreurs, ne vaut pas mieux que sa disparition. Eh bien, non. Le Devoir, aujourd’hui, fait beaucoup plus de mal que de bien. Son existence empêche sans doute la création d’un journal vraiment national, dont l’ancien journal de Bourassa et de Pelletier retient encore en partie la clientèle.
L’animosité gauchiste s’étend au nationalisme des autres peuples. Voyez l’article antinalionaliste du correspondant italien du Devoir, le 24 mai 1952, et la reproduction, par le même journal, d’une attaque de Témoignage Chrétien contre les nationalistes boers le 26 janvier 1955.
Et réciproquement, les étudiants canadiens-français qui séjournent en Europe et sont endoctrinés par le groupe d’Esprit sont très vite dénationalisés.
Peut-être Jean-Marc Léger et une toute petite poignée de ses amis croient-ils encore concilier nationalisme et gauchisme. S’ils ne répudient pas le gauchisme, et très vite, la logique de leurs idées et la logique de leurs alliances les conduiront à abandonner le nationalisme, voire à le combattre comme la plupart de leurs camarades font déjà.
Vers le parti social-démocratique
Nous avons cité l’article de Jean-Marc Léger qui préconisait, dans le numéro spécial d’Esprit, la collaboration, voire la fusion des groupes du Devoir, de L’Action Nationale et de Cité Libre. La formation ainsi créée devrait aboutir, dit franchement Léger, à un « parti social canadien-français » qui « collaborerait tout naturellement sur le plan fédéral avec la C.C.F., parti travailliste du Canada anglais ».
Nos gauchistes avaient donc des visées politiques. Leur socialisme n’était pas seulement théorique.
C’est à l’été de 1952 que Jean-Marc Léger annonçait ce plan. La réalisation, qui s’est poursuivie méthodiquement, est presque terminée à la fin de 1956.
Elle s’est précipitée à l’approche des élections provinciales.
Le 6 juillet 1954, André Laurendeau publie un éditorial assez significatif, malgré ses prudences et ses hésitations : « Les syndicats veulent-ils fonder un nouveau parti ? » On formerait « selon certains, une sorte de démocratie chrétienne, selon d’autres un groupement socialiste canadien-français ». Un passage laisse comprendre que le rédacteur du Devoir vise essentiellement la politique provinciale.
Huit jours plus tard, Gérard Filion donne son avis : « Ce qu’il nous manque, ce qu’il est urgent de mettre sur pied, c’est un parti démocratique. » (14 juillet 1954). Le directeur du Devoir y revient le 4 août, dans un éditorial très tendancieux, tendant à préparer les esprits à l’acceptation de la C.C.F. Filion reconnaît que, dans le passé, les tendances centralisatrices de la C.C.F. ont inquiété la population de Québec. C’est que la C.C.F. recrutait surtout dans l’Ouest. Son attitude « n’est pas définitive ». Elle pourrait changer si la C.C.F. élargissait son recrutement. « La C.C.F. est le seul parti vraiment démocratique que nous ayons au Canada. » Filion termine par une sorte de vœu que le parti C.C.F. prenne racine dans la province de Québec, en offrant « quelque chose de différent des deux autres partis ».
Le lendemain 5 août, en page éditoriale, Le Devoir rend compte du congrès général du parti C.C.F., tenu à Edmonton. Le compte rendu, spécialement rédigé pour Le Devoir par Mme Thérèse Casgrain, chef du parti C.C.F. dans la province, occupe une place exceptionnellement étendue. Le « chapeau » de la rédaction du Devoir qui le précède, en caractères gras, attire d’ailleurs l’attention des lecteurs sur « l’évènement politique important » qu’est le congrès socialiste. Il est superflu d’ajouter que l’article est un plaidoyer chaleureux pour la C.C.F.
Gérard Filion revient sur la question le 23 septembre, à l’occasion du congrès de la Confédération des Travailleurs catholiques du Canada. La nécessité d’un parti « vraiment démocratique » lui apparaît « d’une façon de plus en plus impérieuse ». Les syndicats, « catholiques ou non », devraient accorder leur appui à un tel parti. Ne cherchons pas très loin l’identité de ce parti, puisque Gérard Filion lui-même nous a déclaré, le mois précédent, que la C.C.F. « est le seul parti vraiment démocratique que nous ayons au Canada ».
Donc Le Devoir, quartier général du mouvement gauchiste, désire entraîner les Canadiens français vers la C.C.F., mais se rend compte que l’adhésion des syndicats est indispensable au succès, en raison des méfiances que le parti socialiste inspire dans notre province.
Or les syndicats hésitent. Les syndiqués ne suivraient pas sûrement les chefs, et la débandade pourrait s’ensuivre. À son congrès de septembre 1954, la C.T.C.C. envisage de se lancer dans l’action politique, mais sans fonder un parti ni s’affilier à un parti « même si celui-ci était mis sur pied par des amis ».
Les espoirs de Gérard Filion s’effilochent. Le directeur du Devoir souhaite encore l’intervention d’un « parti démocratique ». Mais il soupire « Viendra-t-il jamais ? » (8 janvier 1955).
L’obsession antiduplessiste restant l’un des traits majeurs de Gérard Filion et de son équipe, Le Devoir, à défaut du « parti démocratique » que les syndicats ne veulent pas soutenir, s’accroche à l’idée d’une coalition sous l’égide du parti libéral. L’éditorial du 8 novembre l’envisage expressément. Jacques Perrault, président du conseil d’administration du Devoir, participe, à titre d’invité, au congrès des libéraux provinciaux.
Tous les articles du Devoir, en dehors même des éditoriaux, convergent au même point. La page littéraire du 31 décembre publie un grand éloge de Cité Libre, qui dénonce « l’idéologie clérico-nationaliste » et prône l’organisation d’une « gauche » au Canada français. L’article du correspondant français, du 9 janvier 1956, demande aux catholiques de « modifier leur attitude traditionnelle » – pour se porter vers les partis de gauche. Réciproquement, Gérard Filion consacre son éditorial du Devoir à déplorer la tendance « de droite » qu’il discerne ou prétend discerner chez les catholiques canadiens-français. (Fidèle à la tactique gauchiste, il identifie la droite avec l’hostilité aux réformes sociales.)
Cependant les élections provinciales approchent, et un fait nouveau se produit. Des membres anglo-canadiens de la C.C.F. manifestent, à l’égard des Canadiens français, une hostilité virulente, propre à ruiner les maigres chances du parti dans la province de Québec. L’aile québécoise de la C.C.F., dirigée par Mme Casgrain, se donne alors une certaine autonomie, sous le nom de parti social-démocratique.
Les gauchistes du Devoir pensent que le parti social-démocratique peut entretenir les espoirs interdits à la C.C.F. Un éditorial de Gérard Filion tend formellement la perche au parti social-démocratique (24 mars 1956). Puis Jacques Perrault parle, à la télévision, sous les auspices de ce parti (6 avril). Radio-Canada invite les chefs des partis politiques à tracer leur programme, pour le grand public. Le parti social-démocratique charge Jacques Perrault, du Devoir et de L’Action Nationale, de présenter ses idées. Jacques Perrault parle donc une seconde fois sous les auspices du parti social-démocratique, au poste de radio CBF, le 8 avril. Il fait l’apologie de Maurice Lamontagne, le théoricien de la centralisation, et conseille de voter pour les candidats du parti social-démocratique. Jacques Perrault est désormais l’un des principaux chefs et représentants de ce parti.
Le groupe du Devoir reprend, au bénéfice du parti social-démocratique, sa grande idée d’une adhésion massive des syndicats. Une réunion secrète se tient au Cercle Universitaire de Montréal le 14 avril. Mme Casgrain, qui a fait les invitations, a l’adresse de ne pas paraître. Jacques Perrault préside la réunion, dont le groupe du Devoir – de Laurendeau à Jean-Marc Léger – constitue l’élément animateur. Il y a là quelque 75 personnes. Les organisateurs ont surtout fait venir des chefs ouvriers des principaux mouvements, catholiques et internationaux. Ils les pressent – c’est le but de la réunion – d’adhérer au parti social-démocratique et d’entraîner leurs syndicats dans la politique militante. Les chefs ouvriers sont hésitants. La réunion, prolongée au delà des heures prévues, se termine sans conclusion. Elle a échoué.
Front populaire au Québec ?
Mes lecteurs connaissent bien l’histoire des élections provinciales, et l’échec du parti social-démocratique.
Mais les gauchistes sont persévérants. Mademoiselle Francine Laurendeau, fille d’André Laurendeau et nièce de Jacques Perrault, est élue vice-présidente de la Jeunesse socialiste – le mouvement des jeunes de la C.C.F. – au congrès tenu à Winnipeg en août 1956.
Comme l’écrit Léopold Richer, la situation se clarifie. C’est bien vers le socialisme que la famille Perrault-Laurendeau veut entraîner les Canadiens français en utilisant Le Devoir et, si possible, L’Action Nationale. Et le parti social-démocratique n’est pas tellement séparé de la C.C.F. que la famille Perrault-Laurendeau ne puisse faire le pont.
Que dis-je ? Le parti social-démocratique se recolle à la C.C.F. ! Le parti socialiste réunifié admet « social-démocratique » comme la traduction française officielle de « Cooperative Commonwealth », et le tour est joué. Le groupe québécois adhère sans conditions au manifeste adopté à Winnipeg ; et Jacques Perrault, au retour, paraît et parle à la télévision comme porte-parole du parti C.C.F.
Le parti C.C.F. n’est pas seulement inacceptable à cause de son esprit centralisateur, qui entraînerait, à échéance indéterminée mais fatale, la disparition du Canada français.
Un parti socialiste, quelle que soit son étiquette canadienne-française serait le maillon principal d’un Front populaire, ne connaissant pas d’ennemis à gauche, sur le modèle français. C’est au Front populaire, de lugubre mémoire en Espagne et en France – je puis écrire : au Front populaire qui est à l’origine des malheurs de la France – que l’on cherche à entraîner les nationalistes canadiens-français.
Un observateur l’avait pressenti, il y a déjà quatre ans. Le Père Joseph Ledit, Jésuite, particulièrement averti de la question communiste, a mis en garde dans une série d’articles du Droit, parus en décembre 1952 sous le titre : « Front populaire au Québec ? ». La manœuvre décelée par le Père Ledit est claire, aujourd’hui, aux yeux les plus myopes.
Le Front Populaire canadien peut aller des libéraux de la nuance de Jean-Louis Gagnon jusqu’à la gauche la plus extrême. Le Devoir a publié, pendant la campagne provinciale, un numéro spécial consacré à combattre l’Union Nationale (29 mai 1956). Cela servait le jeu du parti libéral, seul assez fort pour en profiter, dans la pratique. Mais le numéro spécial du Devoir ne manquait pas d’attaquer le bill 19 – dont le rappel ne profiterait qu’au parti communiste. Le journal communiste Combat a d’ailleurs reproduit les caricatures parues dans Le Devoir pendant cette campagne. Et, plus récemment encore, le 1er septembre 1956, Combat profite du mémoire Dion-O’Neill, lancé par Le Devoir, pour préconiser l’alliance ouverte entre communistes et « catholiques de gauche » au Canada.
Lecteurs et contributeurs du Devoir, voyez où conduit la voie dans laquelle votre journal s’est engagé.
VI
CONCLUSION
Le gauchisme paie – et commet des ravages – Le rôle des professeurs – Une génération désaxée ?
Le mouvement « catholique de gauche » commence à dater, en France. Il y a déjà dix ans que Georges Bernanos – que le directeur du Devoir invoque volontiers – écrivait : « Les catholiques de gauche et d’extrême-gauche me sont toujours apparus comme l’extrême arrière-garde, pour ne pas dire les traînards, de la tribu marxiste en marche vers la terre promise. » Le mouvement a beaucoup vieilli, pendant ces dix années. Ses principaux chefs sont des hommes âgés. La participation au pouvoir a freiné son élan. La jeunesse, la combativité, le dynamisme en un mot, sont à droite.
Mais ce n’est pas la première fois qu’un courant intellectuel français se fait sentir ici avec vingt ou vingt-cinq ans de retard. Le mouvement gauchiste s’est d’autant mieux développé au Canada qu’il n’a pas rencontré d’opposition organisée. Il a trouvé au contraire de puissantes complicités.
Le gauchisme paie
Les seules revues françaises qui pénètrent au Canada – à l’exception peut-être des Écrits de Paris qui comptent une poignée d’abonnés – sont des revues de gauche. Je parle des revues d’idées, bien entendu. La bibliothèque de la Faculté de Droit de l’Université de Montréal reçoit – ou recevait quand j’ai procédé à cette vérification – deux revues françaises : Esprit, organe des marxistes chrétiens, et Temps Modernes, la revue de Sartre, organe des marxistes athées.
Les personnalités françaises invitées à venir – les Folliet, les Béguin, l’abbé Pierre – sont le plus souvent des gauchistes. Nous avons vu que si un homme de droite vient tout de même à son tour, Radio-Canada évite le plus possible de lui offrir ses micros, généreusement prêtés aux gauchistes. L’homme de droite ne bénéficie que d’une publicité parcimonieuse – ou nulle.
Il est « payant » d’être à gauche, aujourd’hui, au Canada français. Cette étiquette suffit presque pour obtenir de plantureux cachets à Radio-Canada. Elle attire les faveurs du gouvernement fédéral. Le Père Lévesque a siégé à la Commission Massey et attend la vice-présidence du Conseil canadien des Arts. Maurice Lamontagne, l’un des collaborateurs du Père Lévesque à la Faculté des Sciences de l’Université Laval, ayant publié le livre que vous savez, a été immédiatement bombardé sous-ministre adjoint, puis conseiller économique du cabinet. Il n’a pas suivi la longue filière des examens et promotions imposée au vulgaire troupeau des fonctionnaires.
Il s’ensuit que, des cadres des universités aux cadres des syndicats, tout le monde se rue au gauchisme. Marcel Rioux se plaint, dans son article de Cité Libre, contre « l’idéologie clérico-nationaliste » : « Le malheur, au Canada français, ce n’est pas qu’il y ait une droite, c’est que la droite occupe toute la place. » Certes, le fonds du Canada français, ses traditions, ses aspirations sont « de droite ». Et cependant Marcel Rioux approcherait de la vérité en remplaçant « droite » par « gauche ».
Le recteur de l’Université Laval ayant spécifié que le geste de Maurice Lamontagne n’engageait pas l’Université, Jacques Perrault – professeur à l’Université de Montréal – a lancé, à la télévision et dans Le Devoir, une diatribe contre la peur qui règne, d’après lui, dans la province de Québec et particulièrement dans les milieux universitaires. Curieuse coïncidence : c’était déjà le titre et le thème d’une conférence de Jean-Charles Harvey, qui a fait un peu de bruit il y a quelques années. D’après Jacques Perrault, les ouvriers ont peur de se syndiquer, les membres des professions libérales ont peur d’accorder leurs services à des adversaires du gouvernement provincial, les professeurs surtout ont peur d’exprimer des opinions non-conformistes.
Jacques Perrault démontre, par son propre exemple, qu’il n’est pas si dangereux, pour un avocat doublé d’un professeur, de combattre le gouvernement provincial et de défendre les accusés communistes. Et j’affirme que si la peur existe en effet – et elle existe – c’est dans l’autre camp.
Où est la peur ?
Les collaborateurs de Radio-Canada qui ne sont pas à gauche affectent de l’être, ou tout au moins se taisent, pour conserver leur gagne-pain. Jean-Louis Gagnon n’est pas gêné par ses idées pour gagner en bonne partie sa vie dans un grand poste privé de radio et à la télévision d’État.
Qu’on me comprenne bien. Je ne demande pas la tête de Jean-Louis Gagnon. Nous n’avons pas des âmes de procureurs. Nous n’employons pas les procédés employés par Jacques Hébert, dans Vrai, sommant les Pères de Sainte-Croix de congédier Léopold Richer pour crime d’anti-gauchisme. Et je ne sollicite pas Radio-Canada pour moi-même. Je me suis arrangé pour gagner ma vie sans solliciter personne. Mais je dis que la radio en général, et Radio-Canada en particulier, s’abstiennent d’inviter ou d’accepter la collaboration d’intellectuels de droite comme moi, alors que rien ne les gêne pour inviter ou accepter la collaboration d’intellectuels de gauche comme Jean-Louis Gagnon. Un homme aussi doué qu’Alexandre Guillet est progressivement écarté des micros de Radio-Canada, à mesure qu’il fait connaître ses convictions de droite, alors que l’inverse se produit pour Jean Vincent, à mesure qu’il fait connaître ses convictions de gauche 2.
Le Club Richelieu de Montréal, à qui l’on avait suggéré de me faire donner une causerie sur l’immigration française, m’a trouvé trop marqué, et s’est adressé à Jean-Marc Léger, compétent, certes, mais aussi gauchiste militant, propagandiste du parti social-démocratique. Aux yeux du Club Richelieu, qui n’est pourtant pas composé d’extrémistes, il est compromettant d’inviter un homme connu pour ses idées « de droite », il n’est pas compromettant d’inviter un gauchiste des plus affichés.
Nous avons formé dernièrement le Centre d’Information Nationale qui fait, si l’on veut, le pendant à droite du Rassemblement. Le professeur très compétent à qui nous avons demandé la première conférence s’est récusé, tout en se trouvant pleinement d’accord avec nous. Il avait constaté, après sondages, qu’il y risquait un ou plusieurs de ses cours. Nous sommes arrivés au point où il est dangereux pour un professeur de donner une conférence sous les auspices d’un groupe catalogué à droite, autrement dit, placé dans la tradition canadienne-française, alors que rien n’incommode les professeurs participant aux palabres de gauche, à l’Institut canadien des Affaires publiques par exemple.
Le rôle des professeurs
Car le rôle des professeurs d’université, de Pierre Dansereau à Jean-Charles Falardeau en passant par Jacques Perrault, est étonnant dans le mouvement gauchiste. C’est devenu presque une rage. Il semble qu’à l’Université de Montréal, les biologistes, les chimistes et les botanistes passent leur temps à se prononcer sur des questions relevant des sciences politiques. Ces messieurs pratiquent la confusion des genres.
Le recteur de l’Université de Montréal revendique d’ailleurs, pour ses professeurs, une entière liberté d’expression. Il est seulement dommage que le même recteur ait censuré publiquement, au mois de juin, les professeurs de la Faculté d’histoire, qui avaient exprimé des opinions nationalistes dans une conférence interuniversitaire. Ces professeurs sont presque les seuls, aujourd’hui, à résister au courant gauchiste. Je ne voudrais pas manquer de respect au recteur de l’Université de Montréal, encore nouveau dans sa lourde tâche, et qui pourra faire de bonne besogne s’il se dégage de l’influence Lortie. Mais la liberté d’expression des professeurs ne doit pas être à sens unique. Elle ne doit pas être la liberté d’expression des professeurs gauchistes.
Nous venons de voir les fruits de cette infiltration dans nos universités. Professeurs et étudiants se prononcent à qui mieux mieux pour l’intervention fédérale, pour l’aide fédérale aux universités. Les gauchistes mènent le bal. Des champions de la morale publique donnent un curieux spectacle en s’écriant : « Nous acceptons l’argent d’où qu’il vienne ! » Jean-Charles Falardeau, professeur à la Faculté des Sciences de l’Université Laval, collaborateur de Cité Libre et de l’Institut canadien des Affaires publiques, fait insérer dans Le Devoir un article où il ne se prononce pas seulement pour l’aide fédérale, mais témoigne de grossièreté envers le premier ministre de la province. Des professeurs d’une autre université – des professeurs de langue anglaise – ont fait ce commentaire : « Jean-Charles Falardeau redouble de zèle, afin d’obtenir avec un simple article ce que Maurice Lamontagne a obtenu avec un livre. » Jean-Charles Falardeau, citoyen du monde comme ses collègues de l’Institut canadien, convoiterait le secrétariat du Conseil canadien des Arts, que le gouvernement fédéral est en train de créer.
La question de l’aide fédérale
La question de l’autonomie provinciale est un peu abstraite pour le peuple. Si un corps devrait témoigner de hauteur de vues, de souci de l’avenir national et de désintéressement personnel, si un corps devrait être à même d’embrasser une perspective historique, si un corps entre tous devrait soutenir de toute son âme la défense de l’autonomie provinciale, question de vie ou de mort pour le Canada français, c’est bien le corps universitaire, des professeurs et des étudiants. Il prend la tête du lâchage !
Les luttes de Papineau et des « patriotes », comme celle des Américains pour leur indépendance, ont essentiellement porté sur la question fiscale. Le contrôle des impôts est la plus sûre garantie des libertés d’un peuple. Duplessis peut plaire ou déplaire, être adroit ou maladroit, sympathique ou antipathique ; en défendant l’autonomie provinciale contre la centralisation fiscale, il se place dans la lignée de Papineau, il défend les privilèges, la vie même du Canada français.
Or presque personne dans nos universités – saluons les exceptions constituées par Esdras Minville et Michel Brunet – presque personne ne semble avoir conscience de vivre un tournant de notre existence nationale. Le recteur de l’Université de Montréal annonce – j’espère que c’est la tête basse et la mort dans l’âme – que, pour sa part, il accepte l’intervention fédérale. Les étudiants de l’Université Laval, devant les empiétements fédéraux qui privent notre province de ses sources de revenus... vont jeter des pierres dans les vitres du Parlement provincial !
Étudiants de l’Université Laval, le jour de votre manifestation – un peu dévergondée, il faut bien l’avouer – des patriotes ont tressailli de chagrin. J’écris sans souci des injures à récolter, dans l’espoir qu’un certain nombre d’entre vous, appelés par ces lignes à réfléchir, se ressaisiront.
Les coupables sont d’abord les centralisateurs fédéraux qui ont ourdi le plan abject de s’emparer des sources de revenu pour appâter les universitaires avec des subsides. Ils sont en voie de réussir. Ils ont gagné la tête.
Quand Duplessis verse des subventions à des institutions, enseignantes ou autres, les réformateurs et moralistes gauchistes s’écrient qu’il achète, qu’il corrompt ces institutions. Quand Saint-Laurent sort de ses attributions et offre à nos universités de l’argent, en somme volé, nos réformateurs et moralistes n’ont plus une critique à élever. Les coupables sont donc, ensuite, les fanatiques que leur passion idéologique entraîne à piétiner l’autonomie provinciale. Déjà, il y a quatre ans, les collaborateurs du numéro spécial d’Esprit étaient des jeunes gens qui, étudiants à l’Université de Montréal, avaient combattu ceux de leurs camarades qui s’opposaient à l’aide fédérale aux universités.
Les gauchistes ont répandu l’impression que l’État provincial, leur bête noire, n’accomplit aucun effort sérieux pour l’éducation. Rien n’est plus contraire à la vérité. Rien, absolument rien n’autorise à penser que l’État provincial n’accomplira pas tout son devoir envers les divers degrés de l’enseignement si nous l’aidons à récupérer les sources de revenus accaparées par le fédéral.
Les étudiants sont boursiers de l’État provincial, dans une proportion qui dépasse cinquante pour cent. Les professeurs, les jeunes professeurs de l’Université de Montréal oublient que l’État provincial couvre beaucoup plus que la moitié des frais de l’Université. L’État provincial, payant les bâtiments par exemple, verse ses subventions sous des formes qui paraissent peu. La moindre subvention du Conseil national de Recherches produit beaucoup plus d’effet, et les jeunes intellectuels oublient qu’ils doivent presque tout au provincial.
Il n’en reste pas moins que les professeurs et les étudiants n’auraient pas atteint ce degré d’abdication si le réseau gauchiste ne les avait travaillés comme il l’a fait depuis une dizaine d’années. Esdras Minville met justement en cause l’influence de « certains groupements progressistes ». Les gauchistes les plus conscients tendent au socialisme, ou même adhèrent au socialisme. Ils adhèrent à une doctrine centralisatrice, à un parti centralisateur. Et ils deviennent eux-mêmes d’autant plus centralisateurs qu’un État socialiste n’a aucune chance de s’instaurer dans les cadres de la province de Québec. Pour installer le socialisme à Québec, il faut briser nos cadres provinciaux et faire imposer la nouvelle formule par le Canada anglais. Les étudiants ont-ils réfléchi au but éloigné poursuivi par ceux qui les entraînent ?
Les étudiants ont-ils réfléchi que si l’on brise l’autonomie provinciale, si on démantèle, par conséquent, la forteresse de Québec, on livre le Canada français à la merci des assimilateurs, et il ne faudra pas trois générations, il ne faudra peut-être pas deux générations pour ruiner l’œuvre édifiée, à grands sacrifices, par dix générations de Canadiens français ?
Les centralisateurs profitent déjà du mouvement d’abandon qui s’est dessiné dans notre province. Le gouvernement fédéral annonce la création d’un Conseil canadien des Arts, doté de $50,000,000.00 pour commencer ; et le Dr B.S. Keirstead, professeur à l’Université de Toronto, demande la création d’une université nationale à Ottawa.
Nous revenons donc au fameux projet d’Institution royale, qui apparaissait au fanatique Ryland, selon ses propres termes, comme « un moyen très puissant de modifier graduellement les sentiments politiques et religieux des Canadiens français ». Nous revenons même un peu plus en arrière, avec le projet d’université nationale, fort analogue au projet de l’évêque anglican Inglis, que Mgr Hubert fit échouer en 1789. Les centralisateurs et leurs instruments ou complices nous ont fait reculer de plus de cent cinquante ans.
Si un grand sursaut ne secoue pas l’opinion canadienne-française, si nous continuons à glisser sur la double pente du gauchisme et de la centralisation, les étudiants d’aujourd’hui verront, avant la fin de leur carrière, l’instauration d’un ministère de l’Instruction publique à Ottawa. J’espère que les recteurs, professeurs et étudiants savent ce que cela impliquerait à plus ou moins longue échéance.
Une génération désaxée ?
La crise, dans les milieux universitaires comme dans les autres, n’est pas seulement politique, mais aussi morale et religieuse. Les tendances de gauche : révolution, anticléricalisme, amoralisme, lutte des classes, sympathie pour le communisme réalisent des progrès assez effrayants parmi l’élite de notre jeunesse. À l’Université de Montréal, il existe de véritables cellules où l’on étudie les philosophes communistes, Engels et Marx, où l’on traite la morale et la religion de croquemitaines inventés par les vieilles générations – ou par les « capitalistes » – pour rendre les masses plus dociles, où l’on s’affiche « existentialiste » (ce qui va jusqu’à comporter le compagnonnage « libre » entre étudiants des deux sexes).
Cela nous prépare une génération révoltée, désaxée et dénationalisée.
La liberté se prend, écrit Gérard Filion en éditorial, le 17 octobre 1956 : « Il n’est de liberté que celle qu’on arrache à l’autorité. »
Cette maxime profondément anarchique peut servir de devise au mouvement gauchiste.
Elle inspire l’agitation continuelle – l’agitation entretenue par Le Devoir et par tout le réseau gauchiste contre le gouvernement provincial, après le verdict populaire des élections.
Et l’autorité bafouée, l’autorité attaquée n’est pas ou ne sera pas seulement l’autorité civile. Rapprochez la maxime de Gérard Filion dans Le Devoir : « Il n’est de liberté que celle qu’on arrache à l’autorité », de la sentence de Pierre-Elliott Trudeau dans Cité Libre : « Il n’y a pas de droit divin des premiers ministres, non plus que des évêques ; ils n’ont d’autorité sur nous que si nous le voulons bien... »
L’auteur complaisamment interrogé par Le Foyer, supplément du Devoir pour les familles, et que j’ai déjà cité, se plaint de « la pensée officielle et cléricale qui conspue la liberté de sa pensée propre ». Le rédacteur du Devoir s’indigne avec lui devant « la lâcheté » de ceux qui ne se révoltent pas contre la pensée « officielle et cléricale ». Et rappelons que l’émancipation par rapport aux deux autorités, politique et religieuse, est un thème favori de Cité Libre. « L’oppression cléricale » qui entrave le développement d’une véritable culture, d’après Maurice Blain dans Esprit, concorde avec la « pensée officielle et cléricale » qui « conspue » (sic) la liberté de pensée de l’interviewé du Devoir.
N’oublions pas que d’après la bande publicitaire du numéro spécial d’Esprit rédigé par de jeunes Canadiens français, il faut provoquer l’évolution du Canada français « de la théocratie à la liberté ».
D’ores et déjà, par l’agitation continuelle, par le harcèlement de l’autorité provinciale, par le ton de leurs polémiques, par la division qu’ils ont introduite parmi les nationalistes et parmi les catholiques, par la propagation de l’idée de la lutte des classes, les gauchistes créent un climat de guerre civile dans la province de Québec. Tout ce qu’il y a d’ennemis sournois ou avoués du Canada français, dans la presse de langue anglaise sur ce continent – du Time de New-York au Maclean’s de Toronto – les applaudit, les encourage. Nous savons combien ces milieux, combien ces journaux ont méprisé et détesté Le Devoir et les nationalistes canadiens-français dans le passé. Le dernier numéro du Maclean’s (10 novembre 1956), toujours aussi malveillant pour Québec, déborde d’admiration pour Le Devoir, pour les abbés Dion et O’Neill, pour le Rassemblement et hélas – et qui l’eût prédit ? – pour René Chaloult ! À la place des nouveaux amis du magazine torontois, je commencerais mon examen de conscience.
Les gauchistes dénationalisent notre jeunesse. Dans la lutte pour la défense de l’autonomie provinciale, ils font l’office d’une cinquième colonne, au service de l’ennemi.
Nous avons une grosse partie à mener contre nos ennemis naturels. Plusieurs générations de Canadiens français s’y sont entraînés et n’en sont pas trop mal sortis. Mais qu’adviendra-t-il si la défensive est sapée à l’intérieur ?
Les gauchistes sont démolisseurs. Un témoin sans préjugé a noté « l’agressivité injurieuse » et le caractère « négativiste » de leurs palabres.
Il est indispensable et urgent de faire comprendre à notre jeunesse combien elle s’égarerait en les suivant.
Or nous avons vu que l’infiltration gauchiste et antinationaliste s’est emparée de postes de commande, d’où son influence peut rayonner. Nous avons vu qu’elle jouit de monopoles avantageux et qu’elle fait régner une demi-terreur en certains milieux. À tous ceux qui aiment passionnément le Canada français et qui craignent pour son avenir, je crie : « Aidez-nous, il est grand temps ! » Propagez ce petit livre si vous croyez qu’il peut dessiller des yeux et rendre service. Adhérez au Centre d’Information Nationale. (Précisons ou rappelons s’il est nécessaire que ce mouvement n’est lié, ni de près ni de loin, à aucun parti politique.) Encouragez les journaux comme Notre Temps, les revues comme Tradition et Progrès, Les Cahiers de la Nouvelle-France. Ne transigez pas sur la question de l’autonomie provinciale. Éclairez les jeunes.
Éclairez les jeunes, dont le fonds est bon. Éclairez les jeunes, pour qu’ils recherchent le progrès, matériel, intellectuel, moral et social, dans le respect des traditions. Un homme ne peut vraiment exceller que dans le sens de sa race. Un peuple ne peut vraiment s’épanouir que dans le sens de ses traditions.
Montrez aux jeunes que certaines idées, comme certaines maladies, sont mortelles.
Robert RUMILLY, L’infiltration gauchiste
au Canada français, 1956.
1 Il y a encore des prêtres qui souscrivent au Devoir. Sauf leur respect, ils ont le goût des coups de pied dans le derrière.
2 Au moment où je corrige les épreuves de ce petit livre, Radio-Canada m’invite à participer à une émission du programme « Prise de bec », avec André Laurendeau et Jean-Louis Gagnon. Une fois n’est pas coutume. Et cela ne fait, en somme, que confirmer ce qui précède : invitation exceptionnelle à un homme de droite, que l’on oppose à deux gauchistes, souvent invités et donc beaucoup mieux entraînés.