Monsieur Vincent

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce livre est dédié à mes enfants :

Isaure, Guillaume, Richard et Érik.

M. S. P.

 

 

Vincent de Paul naquit en Gascogne, à Pouy – près de Dax – le 24 avril 1581. À vrai dire, aucun document religieux ni civil ne nous a jamais renseignés sur l’année de sa naissance. Mais Vincent lui-même devait plus tard, à douze reprises différentes, préciser son âge dans des lettres que l’on a conservées, et nous l’en croyons sur parole.

Malgré la particule, l’enfant n’était pas de famille noble. Il y avait à Pouy un ruisseau qu’on appelait Paul, et, selon l’usage de cette époque, la famille qui vivait près de là fut appelée « de Paul ». Vincent a d’ailleurs toute sa vie signé « Depaul » en un mot.

Ses parents avaient quelque bien, mais ils étaient de petits paysans. Le père, Jean de Paul, boitait – ce qui ne l’empêchait pas de travailler avec acharnement, avec âpreté. Il finit d’ailleurs par élargir son modeste domaine, et devenir propriétaire de plusieurs fermes. Mais en attendant, ses six enfants (quatre garçons et deux filles) besognèrent dur pour aider leurs parents. Vincent, le futur saint, vint au monde le troisième.

De très bonne heure, il garda les brebis, les vaches et les pourceaux de son père. Il devait le rappeler plus tard, affirmant sans aucune honte qu’il était « un pauvre porcher de naissance ». Pieux, il lui arrivait fréquemment, dit-on, d’aller prier sous un chêne auprès de la maison de ses parents. Les lieux où s’écoula son enfance étaient situés au bord du fleuve l’Adour : terres basses que les eaux recouvraient deux fois par an. Le sol en était maigre ; il y poussait du seigle et un peu de millet. Aux saisons pluvieuses, des mares y stagnaient – en sorte que le petit berger devait surveiller son troupeau du haut de ses échasses, affrontant le vent mouillé.

Comme le curé d’Ars, Vincent de Paul eut une enfance à la fois libre et rude. Et comme lui, lorsqu’il était rentré à la maison, il n’était pas précisément gâté : dormant non loin de l’étable des bêtes qui n’était séparée de la maison des hommes que par une mince cloison de planches...

Quant aux repas familiaux, il les décrira plus tard en quelques mots : « Au pays dont je suis, on est nourri d’une petite graine appelée millet que l’on met à cuire dans un pot ; à l’heure du repas, elle est versée dans un vaisseau, et ceux de la maison viennent autour, prendre leur réfection, et après, ils vont à l’ouvrage. »

De même, il brossera un tableau vivant et simple de la vie que menaient ses propres sœurs à la campagne : « Reviennent-elles à la maison pour prendre un maigre repas, lassées et fatiguées, toutes mouillées et crottées, à peine y sont-elles, si le temps est propre au travail ou si leurs père et mère commandent de retourner, aussitôt elles s’en retournent, sans s’arrêter à. leur lassitude et sans regarder comme elles sont agencées. »

Nous trouvons peut-être, dans ces lignes, une explication à ce « sens de la pauvreté », à cette merveilleuse compréhension des pauvres qui rempliront le cœur de Vincent, toute sa vie.

 

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Il y avait seulement neuf années, à la naissance de Vincent, que s’était déchaîné – une certaine nuit du 24 août 1572 – l’affreux et célèbre massacre de la Saint-Barthélemy. Depuis lors, le pays entier restait le théâtre d’une lutte sans merci entre catholiques et protestants. Vincent de Paul avait sept ans quand le fameux duc de Guise vint à Paris malgré le roi Henri III, organisant la Journée des Barricades, et menaçant le pouvoir royal à tel point que le monarque le fit assassiner, avec son frère le cardinal de Lorraine, en l’année 1588. Puis ce fut, dès 1589, la mort d’Henri III lui-même, poignardé à son tour par le fanatique Jacques Clément.

Alors, le protestant Henri de Béarn, roi de Navarre, brigua le trône de France – tandis que le duc de Mayenne réunissait les « Ligueurs » catholiques pour s’opposer au règne de l’hérétique.

Ce furent successivement les batailles d’Arques et d’Ivry, gagnées sur le duc de Mayenne – puis le triste siège de Paris, puis, enfin, l’abjuration de Henri de Navarre qui s’était fait instruire dans la religion catholique en déclarant que « Paris valait bien une messe »...

Accepté par les catholiques, le nouveau roi se fit sacrer sous le nom de Henri IV dans la cathédrale de Chartres, avant d’entrer solennellement dans Paris pour se rendre à Notre-Dame aux acclamations du peuple : de ce pauvre peuple qui avait eu si faim et si froid pendant le siège, et qui se disait désormais « affamé de voir le roi ».

 

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Bien sûr, le jeune Vincent de Paul ignore l’essentiel de ces tristesses et de ces guerres. Et pourtant, son enfance ne peut manquer d’en être troublée, car tout cela bouleverse profondément le royaume – et, même chez les paysans gascons, on parle beaucoup des évènements et des batailles.

Cependant, l’espoir revient peu à peu : Henri de Navarre, devenu roi de France, est favorablement connu des Landais. Il a fait sentir son désir d’unifier la France, de lui rendre sa richesse. Enfin, on va pouvoir travailler en paix...

Vincent grandit. Il est vif, acharné au labeur, avide de savoir. Son père et sa mère ont vite remarqué son intelligence, son aptitude exceptionnelle à apprendre, la solidité et la souplesse de son esprit. Ils décident de faire en sa faveur des sacrifices, et de soigner son éducation : à douze ans, l’enfant entre au collège de Dax. Il s’agit là d’un établissement assez modeste, à dire vrai. Vincent n’en apprend pas moins à fond le latin. Sa piété croissant avec sa science, il veut être d’Église : en 1596, il reçoit la tonsure et les ordres mineurs. Le voilà, lancé sur la dure et grande route qu’il ne quittera jamais plus...

Après Dax, il entre à l’université de Toulouse où il passera sept ans, pour faire ses humanités et ses études en théologie. On imagine mal aujourd’hui de quelles rigueurs incroyables était faite la vie d’un étudiant de ce temps-là. Un petit mouvement d’indiscipline, un léger accès de paresse ou même, plus simplement, une défaillance de mémoire étaient impitoyablement punis par le fouet : et des écoliers qui auraient aujourd’hui l’âge d’être bacheliers, se voyaient bonnement fessés devant tout le collège, à la moindre incartade. La nourriture était fort mauvaise, absolument insuffisante – et quant à l’hygiène, il n’y en avait pour ainsi dire pas : trop souvent, les étudiants étaient couverts de poux et de vermine. La journée de travail commençait à 4 heures du matin – et le programme était si chargé que les yeux des écoliers, le soir, se fermaient d’eux-mêmes. Et ce n’était pas tout : encore énervés par le souvenir des querelles religieuses, les jeunes gens se battaient de collège à collège si brutalement qu’il leur arrivait de s’entre-tuer et qu’on dut leur interdire de porter les armes...

Dans cette atmosphère turbulente, Vincent de Paul, lui-même Gascon de sang vif et chaud, fit donc ses études. Robuste et de belle santé, il sut profiter de l’enseignement qui lui était donné – et, plus tard, il devait obtenir le diplôme de bachelier en théologie. Il apprit également les langues qu’il parlait, nous dit un contemporain, « avec une merveilleuse facilité » : c’est ainsi qu’il connut, outre le gascon et le français, l’espagnol, l’italien et même quelques rudiments de langue arabe.

En 1598, le jeune Vincent de Paul était ordonné sous-diacre et diacre ; puis, il se faisait ordonner prêtre par l’évêque de Périgueux, le 23 septembre de l’année 1600. Il avait alors dix-neuf ans.

 

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Durant les quelques années suivantes, la vie de Vincent fut agitée par divers voyages et pérégrinations.

Il finit par revenir à Toulouse – où il apprit qu’une excellente femme l’avait, en mourant, institué son héritier. Or, un homme devait beaucoup d’argent à la défunte et s’était enfui de la ville. C’était donc entre les mains du nouvel héritier que ce débiteur, désormais, devait acquitter sa dette. Vincent le comprit ainsi, sauta à cheval et se mit à la poursuite du mauvais payeur. (Il ne faut pas s’étonner de voir un jeune prêtre agir de la sorte, car cela était parfaitement conforme aux mœurs de l’époque.) Toujours est-il que Vincent rejoignit son homme à Marseille et le contraignit à « rendre gorge ».

Sur ce, il fit la connaissance d’un gentilhomme qui le persuada d’embarquer avec lui jusqu’à Narbonne. Et c’est là que commença, pour Vincent, une aventure qui aurait pu se terminer très mal.

Laissons la parole à saint Vincent de Paul qui devait lui-même, plus tard, nous conter cette affaire avec drôlerie et simplicité. Nous ne faisons ici qu’adapter un peu son récit, pour le rendre facile à comprendre :

– Le vent nous fut aussi favorable que possible, nous dit-il. Mais Dieu permit que trois vaisseaux turcs qui côtoyaient le golfe du Lyon, nous attaquent très vivement. Deux ou trois des nôtres furent tués et, les autres, blessés. Et même moi, je reçus un coup de flèche qui me servira d’horloge tout le reste de ma vie. Nous fûmes contraints de nous rendre à ces félons, pires que des tigres. Leur rage était telle qu’ils hachèrent notre pilote en cent mille pièces, pour avoir tué l’un de leurs chefs... Ils nous enchaînèrent, et poursuivirent leur campagne, volant et pillant, laissant néanmoins la liberté à ceux qui se rendaient sans combattre. Et enfin, chargés de marchandises, ils prirent la route de Barbarie (Afrique du Nord)...

Et Vincent continue son récit.

Arrivés à Tunis, les Turcs le promenèrent avec ses compagnons par toute la ville, pour les vendre. C’était l’époque où l’esclavage régnait en maître sur les côtes de l’Afrique. Les marchands allaient donc inspecter Vincent de Paul et ses amis, exactement comme ils l’auraient fait d’un cheval ou d’un bœuf, et c’est le captif lui-même qui nous décrit ces scènes bizarres : « Nous faisant ouvrir la bouche pour visiter nos dents, palpant nos côtes, sondant nos plaies et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis tenir des fardeaux et puis lutter pour voir la force d’un chacun. Et mille autres sortes de brutalités. »

Finalement, Vincent fut vendu à un pêcheur, lequel le revendit à un vieux médecin qui s’adonnait à l’alchimie, cherchant à fabriquer de l’or, à guérir les maladies et à prédire l’avenir. Vincent de Paul s’entendit fort bien avec cet étrange docteur, et il apprit de lui des remèdes réellement efficaces qu’il devait appliquer à son tour, par la suite, avec d’excellents résultats.

À la mort du médecin, le captif fut racheté par un homme qui avait renié la religion chrétienne pour adopter la vie musulmane. Mais Vincent avait un grand pouvoir de persuasion – et, parlant souvent à son nouveau maître, avec sa chaleur et son éloquence déjà grande, des choses religieuses et de la vie chrétienne, il finit par le convertir. Tant et si bien qu’un beau jour, le maître et le prisonnier s’embarquèrent sur un petit esquif, pour aborder en terre française. Là, le renégat confessa ses fautes – et Vincent, non encore content, profita de ses bonnes dispositions pour l’emmener jusqu’à Rome.

Comme on le voit, les aventures ne manquèrent point à la vie du futur saint...

 

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De Rome, Vincent partit pour Paris – et il y alla avec une mission. Le pape Paul V, en effet, lui avait confié, à lui, jeune prêtre encore inconnu, un message oral et secret pour le roi de France Henri IV lui-même. Nous ne savons pas exactement quelle était cette mission. Certains historiens croient qu’il s’agissait de préparer la Cour de France à un mariage espagnol, dans le but de rapprocher les nations catholiques. Quoi qu’il en fût, Vincent de Paul et Henri IV se plurent : le roi apprécia l’équilibre et la vigueur de ce prêtre, fils de paysan – et Vincent était tout disposé à aimer, dans Henri, le Béarnais ami du peuple qui voulait que les petites gens de son royaume eussent, le dimanche, la poule au pot.

 

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Peu après cette ambassade – sur laquelle Vincent devait garder le secret – le jeune prêtre fut nommé aumônier de la reine Margot...

Cette souveraine avait connu un curieux destin. C’était la fille d’Henri II et de Catherine de Médicis. Et sa mère l’avait mariée contre son gré à Henri de Navarre, devenu depuis lors, nous l’avons vu, Henri IV. Or, le roi de France avait obtenu l’annulation de son mariage – en sorte que Margot était devenue « reine sans couronne ».

Installée à Paris, sur la rive gauche de la Seine, en face du Louvre, en un palais vaste et somptueux qu’elle s’était fait construire, elle mena désormais l’existence d’une souveraine amie des Lettres et des Arts. Fort pieuse malgré ses désordres, la reine Margot entendait trois messes chaque matin et dépensait une bonne part de son immense fortune à des œuvres de charité. Comme Vincent, mais à sa manière, elle avait l’amour des pauvres ; payant de sa personne, elle visitait et servait elle-même les malades dans les hôpitaux. Mais, en même temps, elle tenait sa cour, où tous les plus illustres gentilshommes et les plus célèbres artistes défilaient du matin au soir. Si bien que Vincent de Paul – qu’on appelait déjà « Monsieur Vincent » – tout en admirant le dévouement et la bonté de Margot, appréciait moins l’atmosphère et la vie fastueuse de son palais...

M. Vincent est maintenant dans sa trentième année. Nous le savons à la fois séduisant et laid. Si laid qu’un jour, se voyant au miroir, il s’écrie en parlant de lui-même :

– Quel maroufle !

Mais séduisant, il l’est aussi parce qu’il paraît dès l’abord extrêmement intelligent et profondément bon. Et voici le portrait que fait de lui, d’après les gravures de l’époque, l’un de ses historiens, Antoine Rédier : « À considérer ses portraits, il est impossible de supposer qu’un tel visage ait jamais été, même dans les années d’enfance, agréable à voir. Mais la bouche était vaste, gourmande et sympathique. Sur un extraordinaire menton, un menton solide comme une pièce de forge, menton de villageois dur au travail, menton implacable de dictateur, ses lèvres souriaient avec humanité. C’est par elles et par l’esprit de ses yeux qu’il a dû faire, tout-petit, les précieuses conquêtes que nous savons... »

Il ne faudrait pas croire que, malgré sa vie édifiante et son dévouement, M. Vincent fût déjà un saint. Il lui arrivait de rêver, comme beaucoup d’entre nous, d’une existence qui eût été à la fois paisible et dévote, sans heurts et sans peine. Il écrivit même à sa mère, pour lui exprimer son désir de prendre retraite auprès d’elle.

Mais Dieu en disposa bien autrement !

 

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Nous sommes maintenant en 1611, et Henri IV vient d’être assassiné.

La restauration politique est bien entreprise. Mais les querelles entre catholiques et protestants sont loin d’être apaisées – et les esprits les plus clairvoyants de ce temps-là pensent évidemment à la restauration religieuse. Or, M. Vincent compte déjà, à trente ans, parmi les meilleurs esprits de son temps. Et, bien vite, il rencontre, à l’occasion d’une retraite, un esprit éminent, M. de Bérulle – qui va fonder l’Oratoire et qui sera cardinal. Très certainement, Bérulle est à l’origine de la véritable vocation de Vincent de Paul, et de leur entretien date peut-être la première étape du long voyage de M. Vincent sur le chemin de la perfection. Vers cette époque, Vincent – qui lit assidûment l’Imitation de Jésus-Christ et l’Introduction à la Vie dévote de saint François de Sales, évêque de Genève – fait le vœu de se donner entièrement et pour toujours au service des pauvres...

Un jour, la cure de Clichy se trouvant libre, Bérulle pousse son ami à l’accepter : et voilà Vincent de Paul, en 1612, curé de Clichy, où il va exercer son ministère pendant un an. Clichy n’était pas alors, comme aujourd’hui, le quartier agité d’une grande ville. Ce n’était qu’un village, avec des champs, de l’air pur, des paysans – et ce bourg s’étendait jusqu’aux confins de notre quartier de la Madeleine. Les emplacements actuels de la gare Saint-Lazare et de l’église Saint-Augustin étaient également couverts de cultures, et ils appartenaient à la paroisse du nouveau curé. Vincent fut, durant cette brève année, content de ses paroissiens – et lui-même devait dire plus tard : « J’ai été curé des champs (pauvre curé !). J’avais un si bon peuple et si obéissant à faire ce que je lui demandais que, lorsque je leur dis qu’il fallait venir à confesse les premiers dimanches du mois, ils n’y manquaient pas. Ils y venaient et se confessaient, et je voyais de jour en jour le profit que faisaient ces âmes. Cela me donnait tant de consolation, et j’en étais si content, que je me disais à moi-même : « Mon Dieu, que tu es heureux d’avoir un si bon peuple ! » Et, un jour, Mgr le cardinal de Retz me dit : « Eh bien ! Monsieur, comment êtes-vous ? » Je lui dis :

« Monseigneur, je suis si content que je ne le vous puis dire.

– Pourquoi ?

– C’est que j’ai un si bon peuple, si obéissant à tout ce que je lui dis, que je pense en moi-même que ni le Saint-Père, ni vous, Monseigneur, n’êtes si heureux que moi... »

Mais une chose préoccupait M. Vincent : il ne savait pas chanter. Il s’en désolait, et c’est encore lui qui devait le raconter, tout navré, en évoquant cette époque de sa vie :

– Je dirai, à ma confusion, que, quand je me voyais à ma cure, je ne savais comme il m’y fallait prendre ; j’entendais avec admiration ces paysans qui entonnaient les psaumes, ne manquant pas d’une seule note. Pour lors je me disais : « Toi qui es leur père spirituel, tu ignores cela » ; et je m’affligeais.

Mais si M. Vincent chantait faux, il savait bâtir – et il trouva le moyen de construire à Clichy une belle église neuve...

 

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Un jour de 1613, M. de Bérulle fit connaître à Vincent de Paul qu’il avait trouvé pour lui « une bonne place à Paris ». Il voulait l’introduire comme précepteur dans la famille de M. de Gondi, général des galères et commandant en chef des flottes royales.

Les Gondi, d’origine florentine, étaient venus en France avec les Médicis : c’étaient de grands seigneurs, intelligents, braves, altiers.

L’homme dont allait dépendre M. Vincent s’appelait Philippe-Emmanuel de Gondi, rude capitaine, homme pieux mais intransigeant, ambitieux et batailleur. Vincent, qui entrait dans sa maison pour enseigner l’un de ses fils, s’employa maintes fois à calmer la bouillante agressivité de ce gentilhomme. On sait que le duel était alors presque une institution (bien que condamné par l’Église) et que les seigneurs, dans leur humeur belliqueuse, avaient du mal à comprendre que tuer leur prochain en combat singulier, pour régler un point d’honneur, n’était pas compatible avec la religion de Jésus-Christ. Un jour donc, M. Vincent eut la surprise et la douleur de voir son maître Emmanuel de Gondi venir assister à la messe, sans cacher qu’après l’office il allait se battre en duel. Tout se passait comme si Gondi eût voulu demander à Dieu de l’aider à faire un péché mortel. Et Vincent devait raconter lui-même qu’après la messe, il alla se jeter aux pieds du grand seigneur, qui était encore à genoux en oraison, et qu’il lui dit là, en pleine chapelle :

– Monseigneur, permettez qu’en toute humilité je vous dise un mot : je sais que vous avez dessein de vous battre en duel ; je vous dis, de la part de mon Dieu, que je viens de vous montrer et que vous venez d’adorer, que, si vous ne quittez pas ce mauvais dessein, il exercera sa justice sur vous et sur toute votre postérité.

Le général des galères céda. Le duel n’eut pas lieu, mais Gondi était furieux, craignant qu’on ne prît pour faiblesse son acte d’obéissance et de piété...

M. Vincent parlait souvent à Mme de Gondi : très vite, elle devint sa pénitente. C’était une femme fort pieuse et fort bavarde, intelligente, généreuse, mais remplie de scrupules et d’inquiétudes – comme étaient parfois les dévotes à cette époque. Si bien que le pauvre M. Vincent avait fort à faire pour diriger la conscience de cette dame agitée.

Il fit de son mieux, pourtant – et sous sa direction, Mme de Gondi toucha du doigt la misère religieuse et la misère tout court des paroisses de ses terres. Dans l’un des hameaux de l’immense domaine des Gondi, à Folleville, en janvier 1617, Vincent parla un jour de la présence de Dieu et de l’amour des hommes – appelant ceux qui l’écoutaient à la confession générale. L’effet de ce sermon fut foudroyant : et les confessions générales devinrent si nombreuses qu’il fallut faire venir d’autres prêtres, et même des Pères Jésuites d’Amiens, pour aider Vincent de Paul à absoudre tout le monde. Oui, M. Vincent avait touché la profonde plaie de son temps : le malheureux peuple de campagne se perdait, corps et âme, et il était urgent d’aller à son secours. Et nous verrons plus loin que ce jour-là, le jour de la prédication de Folleville, fut sans doute à l’origine de la fameuse œuvre des Missions.

 

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Un peu plus tard, ayant quitté les Gondi, et devenu curé de Châtillonles-Dombes, M. Vincent poursuivit sa lutte ardente et sans répit contre le désordre des mœurs et l’indifférence religieuse. Il put aussi commencer la réforme du clergé. Son apostolat, qui touchait si vite et si bien le peuple, s’étendit également à la noblesse du pays. Vincent de Paul eut encore là, pour lutter contre l’absurde coutume du duel qui faisait tant de victimes, maintes chances et maintes occasions. Et voici l’une d’elles, telle que nous l’a contée M. Vincent. Il connaissait un certain gentilhomme nommé M. de Rougemont, « grand homme bien fait, appelant en duel ceux qui n’allaient pas droit avec lui ». Et notre saint lui-même d’ajouter : « Il me l’a dit, et il n’est pas croyable combien il a battu, blessé et tué de monde. » Or, ce terrible seigneur était pieux – et sa piété allant croissant grâce aux leçons et à l’exemple de M. Vincent, il finit par être de plus en plus « occupé de Dieu ». Un jour donc, il s’examina, voulant savoir s’il avait bien renoncé à tout pour l’amour du Christ, ou bien, au contraire, s’il lui était resté « quelques attaches ». Il réfléchit, passa en revue « ses biens, ses alliances, sa réputation, les grandeurs, les menus amusements du cœur humain ». Et, brusquement, son regard tomba sur son épée. « Pourquoi la portes-tu ? » pensa-t-il. Mais le point d’honneur était encore très fort en lui : « Quoi ! Quitter cette chère épée qui m’a si bien servi en tant d’occasions et qui, après Dieu, m’a tiré de mille dangers ! » Ayant encore réfléchi, le gentilhomme finit par décider qu’il devait se séparer de son épée, pour n’avoir plus la tentation de s’en servir – et, nous raconte Vincent de Paul, se trouvant vis-à-vis d’une grosse pierre, M. de Rougemont descend de son cheval, « prend son épée, bat sur cette pierre, et tic et tac, et tic et tac ; enfin, il la rompt et la met en pièces, et s’en va... Il ne tenait plus qu’à Dieu seul ».

Un autre jour, pendant que M. Vincent était curé de Châtillon-les-Dombes, un évènement important arriva. Laissons-lui encore la parole, puisqu’il raconte si bien :

« Comme je m’habillais pour dire la sainte messe, on me vint dire qu’en une maison écartée des autres, à un quart de lieue de là, tout le monde était malade, sans qu’il restât une seule personne pour assister les autres, et toutes dans une nécessité qui ne se pouvait dire. Cela me toucha sensiblement le cour. Je ne manquai pas de les recommander au prône avec affection, et Dieu, touchant le cœur de ceux qui m’écoutaient, fit qu’ils se trouvèrent tous émus de compassion pour ces pauvres affligés.

» L’après-dînée, il se fit assemblée chez une bonne demoiselle de la ville pour voir quel secours on leur pourrait donner, et chacun se trouva disposé à les aller voir et consoler de ses paroles et aider de son pouvoir. Après les vêpres, je pris un honnête homme, bourgeois de la ville, et nous nous mîmes de compagnie en chemin d’y aller. Nous rencontrâmes sur le chemin des femmes qui nous devançaient, et, un peu plus avant, d’autres qui revenaient. Et comme c’était en été et durant les grandes chaleurs, ces bonnes dames s’asseyaient le long des chemins pour se reposer et rafraîchir. Enfin, il y en avait tant, que vous eussiez dit des processions. Comme je fus arrivé, je visitai les malades et allai quérir le Saint Sacrement pour ceux qui étaient les plus pressés... Après donc les avoir confessés et communiés, il fut question de voir comme on pourrait secourir leur nécessité. Je proposai à toutes ces bonnes personnes que la charité avait animées à se transporter là, de se cotiser, chacune une journée, pour faire le pot, non seulement pour ceux-là, mais pour ceux qui viendraient après ; et c’est le premier lieu où la Charité a été établie... »

La Charité dont il s’agit, va être l’une des œuvres les plus importantes de tout le XVIIe siècle. Et comme M. Vincent est un homme pratique, il en rédige bien vite le règlement, pour qu’une si bonne impulsion devienne une habitude. Tout est prévu par lui : les statuts de l’œuvre, l’élection de la présidente et des conseillères, la place du service social dans la cité. Et puis, l’esprit même de la « Charité » est défini par son fondateur, sur un ton admirable, presque maternel. Il prévoit qu’à tour de rôle chaque dame « apprêtera le dîner, le portera aux malades, en les abordant les saluera gaiement et charitablement, accommodera la tablette sur le lit, mettra une serviette dessus, une gondole et une cuillère et du pain, fera laver les mains aux malades et dira le Benedicite, trempera le potage dans une écuelle et mettra la viande dans un plat, accommodant le tout sur ladite tablette ; puis conviera le malade charitablement à manger, pour l’amour de Jésus et de sa sainte Mère ; le tout avec amour, comme si elle avait à faire à son fils ou plutôt à Dieu ».

 

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Cependant, la malheureuse Mme de Gondi, ayant perdu son directeur de conscience, était désespérée. Elle fit écrire tout le monde pour récupérer M. Vincent. Et comme elle était très agitée et très obstinée, elle finit par obtenir gain de cause. M. Vincent revint donc chez les Gondi...

Vers cette époque, il fit la connaissance de saint François de Sales, évêque de Genève, qui était de passage à Paris – puis celle de la célèbre sainte Jeanne de Chantal. François de Sales eut sur M. Vincent la plus profonde influence – et s’il en était besoin, la vocation du serviteur des pauvres s’en trouva encore renforcée.

Mais on ne peut vivre dans l’intimité d’un homme tel que Vincent de Paul, sans admirer ses qualités d’organisateur et sa valeur humaine – sans être en même temps émerveillé de son inépuisable bonté. Aussi bien, M. de Gondi voulut que l’on reconnût d’une manière éclatante les mérites de M. Vincent, et il le fit nommer en 1619, par décret royal, aumônier général des galères.

C’était un grand honneur – et ce n’était pas une mince besogne. À cette époque de courage et de force trop souvent brutale, les mœurs étaient d’une rudesse telle que l’on a peine à en croire les témoins. Ainsi, la marine royale avait besoin de rameurs pour ses galères ; or, le métier était affreux et l’on n’arrivait pas à enrôler suffisamment de volontaires. On trouvait donc plus facile de recruter les galériens parmi les simples condamnés de droit commun, et pour un oui ou pour un non, les juges vous envoyaient aux galères.

Une fois rivé aux bancs des rameurs, on vous y laissait indéfiniment, bien au-delà du terme fixé par la condamnation, au mépris de toute justice – et l’on sait comment, dans ce temps-là, on traitait les galériens. Ils étaient enchaînés, battus comme des bêtes, et travaillaient sans arrêt sous le fouet dont les lanières labouraient leurs épaules nues. On appelait « chiourme » l’équipage d’une galère. Et le sort de ces malheureux est certainement l’une des hontes du XVIIe siècle. M. Vincent, leur aumônier, s’aperçut vite de ces atrocités. Il visita les galériens de Paris, qui attendaient leur tour dans des cachots ignobles, enchaînés deux à deux et rongés de vermine. Il réussit à améliorer leur condition de vie, à intéresser à leur sort de bonnes dames charitables. Puis, il se rendit aux galères de Marseille, et là, il fut frappé d’horreur devant le spectacle des forçats martyrisés. Il alla de port en port, de galère en galère, porter aux malheureux enchaînés les trésors de son amour. Un historien de M. Vincent, Abelly, nous raconte qu’un jour, révolté par la brutalité d’un gardien, il voulut prendre la place d’un galérien à son banc, accepter ses chaînes et ramer à sa place...

 

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Cependant, Mme de Gondi, qui avait parfois de bonnes idées, était restée dans l’admiration du fameux « sermon de Folleville » dont nous avons parlé tout à l’heure, et des travaux missionnaires qui avaient suivi. Elle demanda donc à M. Vincent d’aller plus loin, de continuer dans la voie tracée, et de fonder une société de prêtres qui s’occuperaient d’évangéliser les campagnes.

Ainsi fut fait – et la « Congrégation de la Mission » fut fondée en 1625. Cette initiative marque une étape importante dans l’histoire de l’Église de France ; et la « Mission » de M. Vincent devait avoir chez les paysans un succès prodigieux. On peut même dire qu’en cette occasion, notre saint joua véritablement un rôle national.

 

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1625 : nous sommes donc en plein règne de Louis XIII. Pour bien imaginer l’ampleur de l’œuvre de M. Vincent, il faut mesurer la dureté de ces temps, l’étendue de leur misère.

En fait, l’essentiel de l’activité de Vincent de Paul s’est exercé pendant le règne de Louis XIII, puis la régence d’Anne d’Autriche. Et sans vouloir brosser ici un tableau d’histoire complet, rappelons seulement que, pendant cette période, la France vit la révolte des Croquants du Périgord et des Va-nu-pieds en Normandie, la guerre contre les protestants, la rébellion du Parlement et des Princes contre le pouvoir royal, la guerre sur toutes les frontières, les provinces du Nord et de l’Est épouvantablement ravagées – et la peste apparaissant derrière son masque rouge, avec la famine et les loups...

En vérité, cette époque a bien besoin d’un M. Vincent pour la secourir – et, par la grâce divine, nous savons qu’elle l’a trouvé. C’est toujours vers les pauvres, les miséreux, les dépouillés, les malades, les meurtris de toutes sortes que son zèle débordant va se diriger. Et pour l’aider dans ses vastes entreprises, il trouve les meilleurs esprits de son temps, les plus hauts personnages, en même temps qu’une foule de petites gens que son exemple galvanise – parce qu’il est un saint dans ce monde et que rien ne résiste aux saints.

Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que M. Vincent ait la moindre conscience de ses mérites. Tout ce que nous savons de lui nous le montre dans sa profonde humilité. Quand il parle de ses imperfections, il soupire, pleure, se frappe la poitrine. Se décrivant lui-même, il nous dit : « Oui, il n’y a pas jusqu’au lever du matin qui ne me paraisse une grande affaire, et les moindres choses fâcheuses me semblent insurmontables. » « De petits esprits, des gens comme moi », dit-il encore. Céla n’est pas de l’hypocrisie. Il est sincèrement convaincu de son indignité, de sa faiblesse.

– Pardonnez-moi le scandale que je donne ! s’écrie-t-il un jour.

Et puis, irrité contre lui-même, il en arrive à s’injurier publiquement : « Moi, misérable, qui suis venu jusqu’à cet âge sans pouvoir apprendre, par ma paresse et ma bêtise... tellement je suis grossier, stupide. Une grosse bête, une bête lourde, ah, pauvre bête ! »

Il va plus loin encore – et, au bas de ses lettres, il signe ainsi :

« Vincent Depaul, i.p.d.l.M. » ce qui veut dire : « indigne prêtre de la Mission ».

 

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Et pourtant, que de bel et bon travail il fait !

Voyons d’abord la fameuse Mission dont il se dit « le prêtre indigne ».

C’est une singulière organisation, à la vérité. Les missionnaires de M. Vincent arrivent dans un diocèse, dans une province ; ils demandent à l’évêque ses ordres, puis ils débarquent dans la paroisse qui leur est fixée, avec un chariot où ils ont entassé leurs humbles affaires et leur mobilier. Ils s’installent où ils peuvent et commencent leur besogne : un catéchisme à expliquer soir et matin, non seulement aux enfants, mais à tous les paroissiens. Voilà bien où M. Vincent est un novateur : il n’aime pas les grandes prédications, les discours solennels. Non ! Il s’agit, répétons-le, du simple catéchisme ; il s’agit aussi de converser librement avec l’auditoire modeste auquel cet enseignement est destiné. Puis, quand ils estiment avoir suffisamment instruit la paroisse en question, les missionnaires plient bagage et partent vers un autre village. Et ce n’est pas tout. M. Vincent ne se contente pas de l’enseignement spirituel, ni de la guérison des âmes. Il veut aussi guérir les corps – parce que l’enseignement du Christ pénètre plus facilement dans l’esprit de gens qui ne sont pas trop malheureux. Les œuvres de M. Vincent, alors, se multiplient : la Charité d’hommes et de femmes, dont nous avons déjà parlé, se ramifie en nombreuses confréries qui s’engagent à servir les pauvres et à soigner les malades. Puis Vincent fonde l’œuvre des Dames de la Charité, qui formeront pour lui, à Paris, une sorte de vaste état-major et l’aideront dans la direction nationale de son mouvement. Là encore, l’élan du saint est irrésistible. Sous la direction de la présidente Goussaut, les Dames rivalisent de zèle ; elles prendront peu à peu en charge toutes les œuvres de M. Vincent, celles qui intéressent les galériens, les prisonniers, les enfants trouvés, bien d’autres encore. Vincent, leur chef, préside sans relâche et sans défaillance leurs réunions : il les exhorte, les conseille quand elles faiblissent dans leur zèle, précise leur rôle, répond à toutes. Et la mode s’en mêlant, il n’est pas une grande dame de Paris qui ne tienne à passer au moins un moment dans la célèbre Compagnie des Dames de la Charité. Mais Vincent de Paul, qui a du bon sens, veut que cet effort soit autre chose qu’un feu de paille. Car la difficulté n’est pas de créer une œuvre, mais de la faire durer : c’est là que M. Vincent apparaît dans tout son génie rayonnant...

Après les Dames, voici les Filles de la Charité. Sous la direction de Louise de Marillac, Vincent réunit cette fois des filles simples qui seront les servantes des pauvres et qu’il organisera en nouvelle confrérie : ce seront de véritables religieuses, mais des religieuses d’un type nouveau que l’on verra circuler librement à travers le monde auquel elles porteront secours. Oui, il s’agit bien de « servantes des pauvres ». Avec les Filles de la Charité, le sommet du rêve de M. Vincent est atteint...

– Servantes des pauvres, s’écrie-t-il, c’est comme si l’an disait servantes de Jésus-Christ !

Et, leur faisant connaître les règles auxquelles elles seront soumises, il dit à ses « Filles » dans un discours célèbre :

– Celles qui sont appelées de Dieu pour vivre en une sainte communauté doivent en observer toutes les règles. Je crois que chacune de vous est dans le dessein de les mettre en pratique. N’êtes-vous pas toutes dans ce sentiment-là ?

Les Sœurs l’écoutent à genoux. Elles répondent, d’une voix qui tremble d’émotion :

– Oui, mon Père !

Et saint Vincent poursuit son discours :

– Oh ! Je prie la souveraine bonté de Dieu qu’il lui plaise verser abondamment toutes sortes de grâces et de bénédictions sur vous !

Ainsi parle M. Vincent. Ainsi lui répondent les Servantes des pauvres, qui le suivent avec une confiance éperdue...

Et les activités du saint se multiplient. Sans parler des Missions que nous retrouverons plus tard, ces trois œuvres principales et distinctes : « Charités », « Dames de la Charité », « Filles de la Charité » couvriront peu à peu la France entière, comme une véritable marée de la miséricorde humaine. M. Vincent participe en outre, et puissamment, à la création de séminaires dans la région parisienne et en province, où les jeunes ecclésiastiques reçoivent une formation nouvelle. Il fonde pour les prêtres ses fameuses conférences du mardi : parmi les assistants se trouvent de nombreux évêques, de futurs cardinaux – le jeune Bossuet lui-même...

On n’en finirait plus, si l’on voulait examiner dans le détail tout ce que fait M. Vincent. Ce qu’il faut retenir, c’est l’influence extraordinaire qu’il exerce partout où il passe – et le caractère durable des mouvements qu’il fonde. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que les choses lui sont faciles. M. Vincent devra lutter toute sa vie pour obtenir, au sein des œuvres créées par lui, que l’union existe et se maintienne. Il y a, il y aura des heurts, des querelles, entre celles-là même qui ont choisi de se dévouer.

Et voici à cet égard une anecdote significative : un jour, présidant une réunion, Vincent de Paul parle précisément de l’entente nécessaire parmi les Filles de Charité d’une même maison – et il en vient à dire qu’il faut, pour maintenir la paix, se demander volontiers pardon les unes aux autres. On voit alors une Sœur se lever et dire :

– Monsieur, voudriez-vous me permettre de demander humblement pardon à mes Sœurs de ce que j’ai murmuré, pensant que quelques-unes dédaignaient de me saluer par les rues ?

– Très volontiers, ma Sœur, répond Vincent.

Cette Fille se met alors à genoux et toutes les autres avec elle. Et la pénitente demande pardon avec grande humilité, nommant ses sœurs l’une après l’autre. Et M. Vincent, heureux d’assister à ce spectacle, s’écrie :

– Dieu soit béni, mes Sœurs ! C’est ainsi qu’il faut faire pour conserver une parfaite union...

N’hésitons pas à le dire : la sainteté de Vincent est contagieuse.

Mais l’on oublierait l’un de ses efforts essentiels, l’une de ses grandes innovations, si l’on ne parlait pas de la fameuse Œuvre des enfants trouvés.

À cette époque, on découvrait souvent de pauvres petits êtres abandonnés en pleine rue : rien qu’à Paris, on en recueillait des centaines chaque année. Et parmi ces enfants, ceux qui ne mouraient pas immédiatement connaissaient un sort épouvantable. Il se faisait un véritable commerce de ces malheureuses créatures – et n’importe qui pouvait acquérir, « pour huit à vingt sols », un petit garçon ou une petite fille. Or, Paris était alors infesté de mendiants, couverts de vermine et réfractaires à tout travail, et qui imploraient la pitié des passants ; souvent, ces gueux horribles achetaient des enfants trouvés et, selon les paroles de saint Vincent lui-même, « ils leur rompaient bras et jambes pour exciter le monde à pitié, et les laissaient mourir de faim » – ou bien encore, « ils leur donnaient des pilules de laudanum pour les faire dormir, qui est un poison ».

Oui, M. Vincent est instruit de ces choses affreuses, et c’en est trop ! Il s’indigne et fonde alors son « Œuvre des Enfants trouvés », obligeant les Dames de la Charité à se dévouer avec lui et comme lui. Il les adjure de recueillir et soigner les pauvres petits – s’écriant que « ces enfants sont en nécessité extrême et qu’en ce cas vous êtes obligées d’y pourvoir ! L’on peut tuer un pauvre enfant de deux façons, ou par mort violente, ou en lui refusant la nourriture ». Puis, continuant ce discours indigné, Vincent de Paul s’exclame – et ce n’est pas seulement aux Dames qu’il s’adresse, mais à tout le siècle où il vit :

– Si vous les abandonnez, que dira Dieu qui vous a appelées à cela ? Que dira le roi et le magistrat, qui, par lettres vérifiées, vous ont attribué le soin de ces pauvres enfants ? Que dira le public... que diront ces petites créatures ?

Les Dames entendent cela et ne peuvent s’empêcher de fondre en larmes ; elles paient, elles se dévouent – et très certainement, grâce à M. Vincent, des milliers d’enfants malheureux seront sauvés.

 Une influence, un rayonnement pareils à ceux de Vincent, une telle force d’âme, un tel génie de la charité ne pouvaient manquer d’atteindre à leur tour et d’émouvoir les grands. Déjà, le roi Louis XIII et la reine Anne d’Autriche avaient eu l’occasion de s’entretenir avec le saint.

Et quand le roi sentit venir son heure dernière, il voulut appeler cet homme exceptionnel auprès de lui. Donc, dans les premiers jours d’avril 1643, M. Vincent vint lui rendre visite à Saint-Germain. En entrant dans la chambre royale, il dit en latin la parole de l’Écriture :

– Celui qui craint Dieu n’a pas de peine en mourant.

Et Louis XIII, qui était fort pieux et fort instruit des choses de la religion, répondit lui-même, achevant le verset :

– Et il sera béni au jour de sa mort.

De sa fenêtre, le malade pouvait apercevoir la flèche de Saint-Denis. Très calme, il dit à son visiteur :

– C’est là, Monsieur, que mon corps ira reposer bientôt.

Puis, soulevant son bras amaigri, il demanda tristement en le montrant à M. Vincent :

– Est-ce bien le bras d’un roi ?

Louis XIII mourut avec le plus grand courage. Quand son médecin lui dit que sa dernière heure approchait, il chanta lui-même le Te Deum. Le 14 mai, il entra en agonie – et lucide jusqu’au bout, il était non pas effrayé, non pas même soumis et résigné, mais joyeux d’approcher du ciel, comme un homme qui va retrouver son pays.

On a beaucoup discuté à propos de Louis XIII. On a dit de lui beaucoup de mal – trop de mal. Mais Vincent, qui s’y connaissait en hommes, devait par la suite répéter bien souvent qu’il n’avait jamais vu mourir avec tant de piété ni tant de grandeur.

 

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La reine Anne d’Autriche restait seule. Elle avait déjà deviné ce qu’était Vincent de Paul. Le saint se disposait à rentrer à Saint-Lazare où sa Mission l’attendait ; mais la reine lui demanda de rester :

– Ne m’abandonnez pas, lui dit-elle. Je vous confie mon âme. Guidez-moi.

Et puis elle ajouta, pour achever de le convaincre :

– Je veux aimer et servir Dieu.

M. Vincent accepta de la guider. Mais toute reine qu’elle fût, il ne la ménagea point. Il lui prodigua les conseils, et même les ordres d’un véritable directeur de conscience.

Mais l’on sait que la reine avait, de par la mort du roi et l’extrême jeunesse de son fils, une nouvelle et écrasante responsabilité. Régente, elle cherchait quelqu’un pour l’aider dans sa tâche politique – et ce fut Mazarin...

Le nouveau ministre et M. Vincent n’étaient pas faits pour s’entendre. L’Italien était souple, menteur, ambitieux, rusé. Certes, il se dévoua à la cause de la France et à celle du roi – et à bien des égards, il fut un grand homme d’état. Mais M. Vincent exigeait davantage des hommes – et les bassesses de Mazarin, ses fourberies, son orgueil, son esprit rancunier lui déplaisaient au plus haut point. Homme de Dieu, Vincent ne savait pas cacher ce qu’il pensait. Si bien qu’entre eux la situation fut, à plus d’une reprise, fort tendue...

 

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Cependant, l’époque était troublée – et les horreurs de la guerre ne cessaient pas.

Après l’Est, qui avait retrouvé un peu de tranquillité, le Nord (Artois, Picardie et Champagne) souffrait à son tour. Les missionnaires de M. Vincent continuaient de parcourir le pays – en attendant de visiter l’Europe et le monde. Et le saint était fort bien renseigné par eux sur l’évolution des évènements. On sait qu’après le traité de Westphalie, la guerre continuait avec l’Espagne. Des mercenaires de tous pays et de toutes races passaient et repassaient dans les mêmes campagnes piétinées – où la misère était atroce, inhumaine. On imagine mal, même aujourd’hui, la cruauté de ces armées errantes. Les récoltes étaient pillées, les villages flambaient, et souvent on massacrait pêle-mêle les hommes, les femmes et les enfants. Devenus véritablement enragés, après des années et des années de guerre affreuse et de persécutions, les paysans renonçaient à cultiver, s’armaient de fourches et de faux pour lutter contre les loups et contre les soldats. Parfois on arrachait, pour la dévorer, l’écorce des arbres. Il y eut même des scènes de cannibalisme...

Bien sûr, de nombreuses provinces restaient heureuses et prospères. Mais celles qui servaient de théâtre à la guerre souffraient, comme nous l’avons dit – et il est nécessaire de connaître tout cela pour mieux juger quelle fut jusqu’au bout l’immense charité d’un Vincent de Paul. Il n’y avait pas, d’ailleurs, que la guerre étrangère. De 1648 à 1652 – et même, hélas, bien au-delà de cette date en réalité – la Fronde, c’est-à-dire la guerre civile, fit rage. On en connaît les principales étapes : Fronde parlementaire et Fronde des princes. Le sommet, si l’on peut dire, de ces luttes entre Français qui déchiraient notre beau pays, fut peut-être la fameuse bataille du Faubourg-Saint-Antoine, où l’on vit les deux plus grands capitaines français, Condé et Turenne, combattre l’un contre l’autre – et leurs armées s’entre-tuer...

Ce que l’on connaît moins, c’est le rôle éminent que jouait alors M. Vincent. Car lui qui n’avait pas d’autre ambition que de servir les pauvres, dut à maintes reprises intervenir dans les évènements nationaux – et toujours il intervint pour le bien. Il alla jusqu’à écrire à Mazarin une lettre admirable (septembre 1652) qui est à la fois un chef-d’œuvre de fermeté, de diplomatie et de politique. Vincent y conseillait à Son Éminence le Cardinal d’envoyer le jeune roi à Paris, pour y recevoir les acclamations de son peuple. Il lui conseillait aussi de ne l’y rejoindre que plus tard – car le ministre était alors extrêmement impopulaire. Mazarin, bien qu’il n’aimât point M. Vincent, accepta le conseil. Et l’on peut dire sans exagérer que par son jugement et sa clairvoyance, M. Vincent a mis fin pratiquement à la Fronde.

 

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Le temps passe.

Familier des grands, ennemi et conseiller du ministre, directeur de conscience d’une reine, Vincent de Paul n’en mène pas moins l’existence la plus humble, la plus rude et la plus pauvre.

Ses œuvres innombrables, organisées comme un véritable ministère, continuent de se développer entre ses deux puissantes mains. L’ensemble s’étend, nous l’avons dit, sur la France, l’Europe et le monde.

Et pourtant, celui qui dirige tout cela n’est qu’un prêtre-paysan tout simple et mal vêtu, travaillant dans une chambre qui ressemble à une cellule de moine. Maintenant, il approche de ses quatre-vingts ans.

La fatigue a tout de même fini par marquer profondément, comme au couteau, son visage ridé. Les épaules du vieillard sont voûtées ; presque sans trêve il est tourmenté par les accès d’une fièvre qu’il nomme sa « fiévrotte » et qu’il a contractée en Afrique du Nord. Ses jambes s’affaiblissent et il boite à présent, comme boitait son père. Seuls, ses yeux n’ont pas changé, qui brillent encore de leur flamme intense. Et ne dormant que quatre à cinq heures par nuit, accablé de fatigue, le saint homme continue d’être ce Vincent de Paul malicieux et tendre, éloquent et vif, irrésistible, à la bonté de qui l’on finit toujours par céder.

 

Mais un homme ne peut se dépenser ainsi, jeter ses forces à tous les vents de la charité, sans arriver un jour à l’épuisement complet. Le miracle est que M. Vincent ait résisté si longtemps...

Ses familiers, qui le voient lutter chaque jour, savent maintenant qu’il approche de la mort.

Il a grande hâte, à vrai dire, d’aller retrouver le Dieu d’amour – d’aller rejoindre ses amis. Mme Goussaut, la plus dévouée de ses Dames de Charité, Louise de Marillac, la plus fidèle et la plus énergique de ses collaboratrices, sont mortes. Oui, M. Vincent s’achemine vers la fin de sa vie comme on atteint le bout de la route : avec hâte et avec joie.

Il n’en continue pas moins à travailler, à se donner. Des messages lui arrivent de toutes parts ; les missionnaires de passage viennent chercher ses encouragements ; des évêques le consultent – et de grands seigneurs, des chefs de guerre lui demandent son avis...

Il ne peut plus marcher. Un abcès à l’œil le fait cruellement souffrir. Mais il est capable encore de répondre à ses visiteurs – et jusqu’au bout, c’est lui, le malade, qui exhorte et encourage.

Et puis, dans sa petite chambre de Saint-Lazare, le 27 septembre 1660, à quatre-vingts ans, M. Vincent quitte la terre et rend son âme à Dieu.

 

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Vincent de Paul est mort. Mais son œuvre, dans le monde entier, continue de vivre. Elle rayonne encore de nos jours. Plus de trois cents ans après sa disparition, la lumière de saint Vincent de Paul brille d’un nouvel éclat parmi nous – et cette lampe de charité, nous savons bien qu’elle ne s’éteindra jamais.

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE, Monsieur Vincent,

Droguet-Ardant, 1977.

 

 

 

 

 

 

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