Moscou

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Antoine de SAINT-EXUPÉRY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SOUS LE GRONDEMENT DE MILLE AVIONS, MOSCOU TOUT ENTIÈRE

 

A CÉLÉBRÉ LA FÊTE DE LA RÉVOLUTION

 

 

Avant-hier soir, veille du 1er mai, j’assistai, dans les rues, pendant une partie de la nuit, à la préparation de l’énorme fête.

La ville était transformée en chantier. Des équipes ornaient les monuments de lumières, de fanions et de draperies écarlates ; d’autres équipes centraient les projecteurs ; d’autres encore, sur la Place Rouge, autour de tombereaux d’asphalte, préparaient dans la nuit des secteurs entiers de chaussées. Toute la rue était animée par cette ferveur spéciale du travail nocturne qui ressemble à un jeu, à une danse mate et silencieuse autour des feux. Et les draperies rouges accrochées aux maisons et qui les ceignaient du faîte à la base étaient si largement déployées que le vent s’y prenait comme dans des voiles et les gonflait, mêlant à cette préparation de fête je ne sais quel goût de régates, apportant à cette ville je ne sais quelle chaleur de départ, de voyage et d’horizon libre.

Des hommes et des femmes s’attardaient devant les travaux. Ces hommes et ces femmes, le lendemain, au nombre de quatre millions, venaient défiler devant Staline, et la ville entière lui rendait hommage.

Et, comme on hissait contre un mur des panneaux hauts comme des monuments où se découpait, peint à coups de hache sur un fond d’usines, un visage de contremaître vigoureux, je m’en fus à pas lents faire le tour de ce Kremlin où peut-être il était endormi et où peut-être aussi se faisaient d’autres préparatifs.

« Circulez !... »

Un service d’ordre, nuit et jour, veille sur ce quartier interdit où demeure le Maître. Le long de ces remparts, il est interdit de flâner. Quelle protection autour de cet homme !

Non seulement ces remparts et ces sentinelles protègent un quartier muré dans la ville comme une autre ville, mais encore, au cœur du Kremlin, entre les constructions noir et or et les remparts qui les enferment, s’allongent des pelouses inclinées comme des pièges. Une zone de désert et de silence, où nul homme ne pourrait se glisser sans que son passage soit d’une évidence éclatante, est autour de Staline.

On pourrait inventer qu’il n’existe pas, tant sa présence est invisible.

L’homme qui repose ici, protégé par sa garde, ces pelouses et ces remparts, anime pourtant la Russie de cette invisible présence, agit sur elle comme un ferment, comme un levain. Car, si l’homme ne se voit guère, son image au dehors se multiplie dans les rues de Moscou à plus de cent mille exemplaires. Il n’est point de vitrine, point de restaurant, point de théâtre qui ne l’expose, point de mur où elle ne règne. Et je crois deviner un peu l’histoire de cette prodigieuse popularité.

Il apparut d’abord, me semble-t-il, au peuple russe comme une sorte d’oppresseur aux méthodes impitoyables. Staline pesait alors sur la Russie et les hommes cherchaient à le fuir par l’évasion à l’étranger, par le pillage, par le commerce illicite. Mais Staline enferma les hommes dans leur famine au mot d’ordre : « Restez sur place et bâtissez... La famine et le dénuement sont des ennemis dont on vient à bout sur place en apportant des pierres, en creusant le sol... » Il conduisit ainsi ce peuple vers une terre promise et, cette terre promise, il la faisait naître à la place de l’ancienne terre dévastée, au lieu d’un exode vers des terres fertiles ou des mirages d’aventures.

Curieux pouvoir. Staline décréta un beau jour que l’homme digne de ce nom ne devait pas se négliger et que les visages non rasés étaient signe de relâchement. Le lendemain même du décret, contremaîtres dans les usines, chefs de rayon dans les magasins, professeurs dans les facultés refusaient le travail aux hommes qui se présentaient le menton noir.

« Je n’ai pas eu le temps, disait l’élève.

– Un bon élève, répondait le professeur, trouve toujours le temps d’honorer son maître. »

Ainsi Staline, du jour au lendemain, faisait-il cadeau à la Russie de visages frais et rajeunis et tirait ce pays, d’un seul coup, de sa crasse.

Et ce fut la consigne, mais combien suggestive. Je n’ai pas vu dans les rues de Moscou un seul sergent de ville, un soldat, un garçon de café, un passant qui ne fût rasé de frais.

Et l’on a l’impression que la baguette magique du plan, quand elle touchera le vêtement de ville, éclairera d’un seul coup les rues de Moscou où les casquettes et les vêtements de travail mettent encore une note grise et triste. Il semble à peine paradoxal d’imaginer le jour où Staline, du fond de son Kremlin, décrétera qu’un bon prolétaire, s’il se respecte, s’habille le soir. La Russie, ce jour-là, dînera en smoking.

Tel était l’homme invisible qui dormait là, dans le Kremlin, et qui allait, le lendemain, se manifester.

J’avais déjà appris à mes dépens que l’on ne sort pas impunément un dieu de son tabernacle, car je m’étais vu refuser une place de spectateur pour la place Rouge. Il m’eût fallu débarquer plus tôt à Moscou, car chaque demande donnait lieu à une longue enquête particulière, à un triage sévère. Je n’avais plus le temps de mettre en route toute la machine administrative, ni l’Ambassade, ni mes amis, et mes efforts n’y purent rien. Dans un rayon d’un kilomètre autour de Staline, nul ne pouvait se faufiler dont l’état civil et les antécédents n’eussent pas été contrôlés, recontrôlés et, pour plus de sûreté, recontrôlés une troisième fois.

Quand, à l’aube du 1er mai, je voulus prendre l’air de la rue, je trouvai bouclée la porte de l’hôtel et l’on m’annonça simplement qu’elle ne s’ouvrirait qu’à cinq heures du soir. Ceux qui ne possédaient point de carte étaient prisonniers.

J’errai donc dans l’hôtel avec mélancolie, quand un bruit d’orage me parvint. C’étaient les avions. Mille avions en marche sur Moscou, cela ébranle le sol. Je sentais sans la voir le poids de cette main de fer appesantie sur la ville ; je résolus de tenter encore de sortir et j’y parvins par des procédés frauduleux.

Je débouchai tout d’abord dans une rue déserte, car les rues de Moscou étaient vides de leur substance ; seuls des enfants jouaient sur la chaussée. Levant les yeux, je vis le triangle d’acier des escadrilles qui pénétraient dans mon étroit secteur visuel et s’enfonçaient d’un point vers l’autre. L’ordonnance rigide des groupes d’avions donnait à chaque formation la cohérence d’un outil. La progression lente de ces masses noires, ce grondement plein, solennel, inépuisable de mille avions, tout cela formait un spectacle si oppressant que mil n’eût réussi à se soustraire à cette impression de domination. Et, comme il en passait toujours, je m’adossai au mur et, les yeux levés, je regardai quelques minutes, découvrant que si une escadrille cela vole, par contre mille avions cela passe comme un laminoir.

Ayant parcouru quelques rues désertes, ayant échoué contre quelques cordons d’agents, je tombai enfin sur une rue vivante, l’une de celles par où s’écoulaient vers la place Rouge les manifestants. Sur des kilomètres, elle était pleine ; la foule progressait peu à peu, inexorablement, comme une lave noire. Le passage d’un peuple entier, comme celui de mille avions, a quelque chose d’impitoyable comme l’est l’unanimité dans un jury. Et cet écoulement de vêtements noirs et ternes, malgré la lumière des fanions rouges, cette marche lente et presque aveugle de sa force, était peut-être plus imposante encore que l’étaient les passages de soldats, car les soldats font un métier et, le métier fini, redeviennent des hommes divers. Ceux-là, c’est jusqu’à la racine qu’ils étaient pris, dans leurs vêtements de travail, dans leur chair, dans leur pensée. Et je les regardais avancer quand le flot s’immobilisa.

La pause dura longtemps ; quelques autres rues devaient s’ouvrir à la place Rouge comme une écluse, et ici on attendait, on attendait, sous le froid glacial, car il avait, la veille, neigé encore. Et tout à coup une sorte de miracle se produisit. Ce miracle, c’était le retour à l’humain, c’était le morcellement de cette unité en individus vivants.

Des airs d’accordéon s’élevèrent. Des orphéons, pris dans la foule pour y défiler avec tous leurs cuivres, s’assemblèrent en cercles et jouèrent aussi. Et cette foule, peu à peu, à demi pour se réchauffer, à demi pour se distraire, ou pour célébrer le jour de fête, entrait dans la danse. Et ces dizaines de milliers d’hommes et de femmes, au seuil de la place Rouge, le visage soudain dégelé, un large sourire aux lèvres, dansaient en rond. Et la rue, sur toute sa longueur, prit d’un seul coup une apparence débonnaire, familiale, comme une nuit de 14 Juillet dans un faubourg de Paris.

Un inconnu m’interpella, me tendit une cigarette ; un autre m’offrit du feu : la foule était heureuse...

Puis un remous se produisit, les orphéons rangèrent leurs cuivres, on redressa les oriflammes, l’on rajusta les alignements. Le chef d’un groupe tapota de sa canne le chef d’une manifestante pour la pousser jusqu’à son rang. Ce fut le dernier geste individuel, le dernier geste familial ; on redevenait grave, on reprenait la marche vers la place Rouge ; la foule déjà s’était ressaisie, elle allait comparaître devant Staline.

 

 

 

 

VERS L’U.R.S.S.

 

LA NUIT, DANS UN TRAIN OÙ, AU MILIEU DE MINEUR POLONAIS RAPATRIÉS, MOZART ENFANT DORMAIT... LES PETITS PRINCES DE LÉGENDE N’ÉTAIENT POINT DIFFÉRENTS DE LUI

 

 

J’ai raconté l’autre jour le 1er mai dans les rues de Moscou où j’avais débarqué la veille. J’ai cédé ainsi à l’actualité. Mais j’aurais dû raconter d’abord mon voyage. Le voyage est une sorte de préface qui prépare à comprendre un pays. L’atmosphère même du rapide international enseigne peut-être quelque chose. Ce n’est pas seulement un convoi en marche, la nuit, dans la campagne, mais un instrument de pénétration. Il fait son chemin rectiligne dans une Europe déchirée par les inquiétudes et les colères. Et, si aisée en apparence que soit cette pénétration, peut-être quelque signe secret montrera-t-il les déchirures.

Il est minuit et, allongé dans ma cabine, sous la lumière pâle de la veilleuse, je me laisse d’abord simplement emporter. Les essieux cognent. Je reçois à travers les cuivres et les boiseries le message de ces battements artériels. Quelque chose, au dehors, s’écoule. La qualité du son varie. Un pont ou un mur racle contre nous. Mais une gare et ses larges chaussées font le silence comme un lit de sable. Et je ne sais d’abord rien d’autre.

Des centaines de voyageurs dorment dans les voitures, emportés comme moi avec la même facilité. Éprouvent-ils cette inquiétude que j’éprouve ? Ce que je vais chercher, je ne l’atteindrai peut-être pas. Je ne crois pas au pittoresque. J’ai sans doute trop voyagé pour ne point connaître combien il trompe. Tant qu’un spectacle nous amuse, et nous intrigue, c’est que nous le jugeons encore du point de vue de l’étranger. C’est que nous n’avons pas compris son essence. Car l’essentiel d’une coutume, d’un rite, d’une règle du jeu, c’est le goût qu’ils donnent à la vie, c’est le sens de la vie qu’ils créent. Mais, s’ils possèdent déjà ce pouvoir, ils n’apparaissent plus comme pittoresques, mais comme naturels et simples. Pourtant chacun devine confusément la nature profonde du voyage. Le voyage nous apparaît à tous un peu comme une femme en marche vers nous. Une femme perdue dans la foule et qu’il s’agit de découvrir. Une femme qui ne se distingue d’abord guère des autres. Mais aborderions-nous mille femmes, nous aurons perdu notre temps à côtoyer la découverte si nous n’avons pas su reconnaître celle-là qui était seule vulnérable. Ainsi est le voyage.

J’ai voulu visiter la petite patrie où je m’enfermais pour trois jours, prisonnier pour trois jours de ce bruit de galets roulés par la mer, et je me suis levé.

J’ai traversé vers une heure du matin le train dans toute sa longueur. Les sleepings étaient vides. Les voitures de première étaient vides. Cela me rappelait ces hôtels de luxe de la Riviera qui s’ouvrirent tout un hiver pour quelque unique client, dernier représentant d’une faune éteinte. Signe des temps amers.

Mais les voitures de troisième abritaient des centaines d’ouvriers polonais congédiés et qui regagnaient leur Pologne. Et je progressais dans les couloirs en enjambant des corps. Je m’arrêtais pour regarder. J’apercevais sous les veilleuses, debout dans ces wagons sans division et qui ressemblaient à une chambrée qui sentait la caserne ou le commissariat, toute une population confuse et barattée par les secousses du rapide. Tous, un peuple enfoncé dans les mauvais songes et qui regagnait sa misère. Des grosses têtes rasées roulaient sur le bois des banquettes. Hommes, femmes, enfants, tous se retournaient de droite à gauche comme attaqués par tous ces bruits, toutes ces secousses qui les menaçaient dans leur oubli. Ils n’avaient point trouvé l’hospitalité d’un bon sommeil. Et voici qu’ils me semblaient avoir demi perdu qualité humaine, ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre par les courants économiques, arrachés à la petite maison du Nord, au minuscule jardin, aux trois pots de géranium que j’avais remarqués autrefois à la fenêtre des mineurs polonais. Ils n’avaient rassemblé que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les rideaux dans des paquets mal ficelés et crevés de hernies. Mais tout ce qu’ils avaient caressé ou charmé, tout ce qu’ils avaient réussi à apprivoiser en quatre ou cinq ans de séjour en France : le chat, le chien et le géranium, ils avaient dû s’en amputer et ils n’emportaient avec eux que ces batteries de cuisine.

Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardais le père. Un crâne pesant et nu comme une pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail faits de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise. Ainsi, la nuit, des épaves qui n’ont plus de forme pèsent sur les bancs des halles. Et je pensais :

« Le problème ne réside point dans cette misère, dans cette saleté, ni dans cette laideur. Mais ce même homme et cette même femme se sont connus un jour. Et l’homme a souri sans doute à la femme. Il lui a sans doute, après le travail, apporté des fleurs. Timide et gauche, il tremblait peut-être de se voir dédaigner. Mais la femme, par coquetterie naturelle, la femme, sûre de sa grâce, se plaisait à l’inquiéter. Et l’autre, qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère, c’est qu’il soit devenu ce paquet de glaise. Dans quel moule terrible est-il passé, marqué par lui comme par une machine à emboutir ? Un cerf, une gazelle, un animal vieilli conservent leur grâce. Pourquoi cette belle pâte humaine est-elle abîmée ? »

Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu. Il flottait un bruit vague, fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d’un côté, essayaient l’autre...

Et toujours, en sourdine, cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer.

Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant tant bien que mal avait fait son creux et il dormait. Il se retourna dans le sommeil et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage. Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce ! Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : « Voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie ! » Les petits princes de légende n’étaient point différents de lui. Protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ? Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise... Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné...

Je regagnai mon wagon. Je me disais :

« Ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n’est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent même pas. C’est quelque chose comme l’espèce humaine, et non l’individu, qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente cette nuit, c’est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère dans laquelle après tout on s’installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d’Orientaux vivent dans la crasse et s’y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est, un peu dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné. »

J’ai rejoint ma voiture. Le garçon de cabine m’aborde. Il titube dans le roulis sec, sous la veilleuse. Il me parle. La nuit, en chemin de fer, toutes les voix semblent confier des secrets. Il me demande l’heure à laquelle je désire être réveillé. Il n’y a point ici de mystère apparent. Pourtant, entre cet homme glacé et moi, je sens tous les espaces vides qui séparent les hommes. On oublie dans les villes ce qu’est un homme. Il est réduit à sa fonction : facteur, vendeur, voisin qui vous dérange. C’est au fond du désert que l’on découvre le mieux ce qu’est un homme. On a marché longtemps après la panne d’avion vers le fortin de Noutchott. On l’attend quand s’ouvraient les mirages de la soif. On n’y rencontre qu’un vieux sergent, perdu dans le sable depuis des mois, et si ému qu’il pleure. On pleure aussi. Et il s’ouvre une nuit immense où chacun raconte toute sa vie, fait don à l’autre de tout ce poids de souvenirs où l’on découvre des parentés humaines. Deux hommes se sont rencontrés et se font l’hommage de présents avec une dignité d’ambassadeurs.

Le wagon-restaurant. J’ai de nouveau traversé, pour m’y rendre, toutes les voitures des Polonais. Ils sont échoués là, dans le jour. Et, déjà, s’est entièrement éteinte la vérité de la nuit. Ils ont rassemblé leurs membres, mouché leurs enfants, rangé leurs hardes. Ils regardent le paysage et plaisantent. L’un chante. Le tragique est évanoui. Je comprends que l’on puisse vivre en paix en les considérant tels qu’ils sont. Ils ne sauraient rien faire de leurs mains lourdes, sinon piocher. Ils ne posent point de problèmes, car, façonnés par leur sort, ils semblent l’être pour leur sort.

Je pourrais me réjouir de les voir tirer paisiblement leur nourriture des papiers gras et prendre un plaisir simple au déroulement des campagnes. Je serais apaisé de me dire qu’il n’y a point de problèmes sociaux. Ces visages sont fermés comme des blocs de pierre. Mais la magie nocturne m’a montré, sous la gangue, l’enfant Mozart qui dormait...

Le wagon-restaurant coupe à travers plaines et bois. Déjà apparaissent les terres pauvres auxquelles tiennent les maigres forêts comme une fourrure usée. Le wagon-restaurant s’enfonce au cœur de l’Allemagne. Il est allemand aujourd’hui. Les garçons circulent avec une politesse froide de grands seigneurs. Pourquoi, qu’ils soient Allemands, Polonais ou Russes, auront-ils jusqu’au bout cet air de grands seigneurs ? Pourquoi découvre-t-on, chaque fois que l’on sort de France, qu’il y avait en France quelque chose de relâché ? Pourquoi, en France, cette atmosphère un peu vulgaire de complaisance électorale ? Pourquoi les hommes se désintéressent-ils de leurs fonctions, se désintéressent-ils du social ? Pourquoi ce sommeil ? Elles sont symboliques, ces inaugurations de province où quelque ministre, tout le long d’un discours qu’il n’a point écrit, face à la statue de quelque combinard obscur qu’il n’a point connu, répand sur lui mille louanges dont ni la foule ni lui-même ne pense un mot. Il se joue un jeu qui n’engage à rien, une sorte de jeu bienveillant. Et l’on pense au banquet !

Brusquement, en dehors des frontières, on sent que les hommes rentrent dans leurs fonctions. Le garçon du wagon-restaurant, impeccablement habillé, sert impeccablement. Le ministre, s’il inaugure, touche des points qui accrochent les hommes. Ses mots portent au cœur et la pesante armure de la police couvre l’érection de la moindre statue à cause du feu souterrain. Le jeu engage quelque chose.

Oui, mais en France cette douceur de vivre, cette sensation de parenté universelle... Ce chauffeur de taxi qui, par l’effet même de sa familiarité, vous accepte dans son intimité ; cette obligeance des garçons des cafés de la rue Royale, qui connaissent la moitié de Paris et tous ses secrets, qui s’acquittent pour vous des téléphones les plus intimes et, s’il en est besoin, prêtent cent francs, qui lorsque éclatent les premiers bourgeons se retournent vers leurs vieux clients pour qu’ils se réjouissent de la bonne nouvelle et leur annoncent :

« Cette fois-ci, c’est le printemps !... »

Tout est contradictoire. Le tragique, c’est de faire un choix ou de découvrir vers quoi va la vie. J’y songe en écoutant l’Allemand d’en face qui me parle : « La France et l’Allemagne unies, dit-il, seraient maîtresses du monde. Pourquoi les Français craignent-ils Hitler qui est une barrière contre la Russie ? Il n’a fait que rendre au peuple d’ici ses qualités de peuple libre. Il est de ceux qui bâtissent et laissent dans les villes des avenues rectilignes qui portent leur nom. Il représente l’ordre. »

Mais, à la table d’à côté, des Espagnols qui se rendent comme moi en Russie, déjà s’enthousiasment. Je les entends qui parlent de Staline. Et du plan quinquennal. Et de tout ce qui là-bas s’épanouit... Que le paysage a donc changé ! La frontière de France une fois franchie, on ne s’intéresse plus guère au printemps, mais on se préoccupe peut-être plus de la destinée de l’homme.

 

 

 

 

MOSCOU !

 

MAIS OÙ EST LA RÉVOLUTION ?

 

 

À une demi-heure de la frontière russe, notre rapide a ralenti. Son élan meurt comme de lui-même. J’ai bouclé mes valises puisque l’on change de convoi, et je rêve, le front appuyé à la fenêtre du couloir. Je n’aurai connu de la Pologne que cet air mêlé de sable et les sapins noirs. J’emporterai le souvenir d’un rivage un peu amer.

Plus l’on remonte vers le nord, plus la lumière colore. Sous les tropiques, elle est claire, mais ne peint pas. Il y a la lumière, et sous la lumière les objets noirs. Le ciel lui-même est noir. Ici, déjà, les objets s’animent et luisent. Il s’allume ce soir dans les sapins une fête silencieuse et glacée, car cet arbre triste est celui qui prend le mieux la lumière, de même qu’il est celui où les incendies vont comme le vent. Je me souviens de mes forêts des Landes qui ne brûlaient pas, mais qui s’envolaient.

Et le train s’échoue doucement le long d’un quai...

Ici l’on aborde la Russie : Negoreloïe.

Quelle prévention m’a donc fait chercher des signes de délabrement ? Cette salle de douane eût pu servir de salle des fêtes. Vaste, aérée, dorée. Le buffet de la gare est plus inattendu encore. Un orchestre tzigane joue en sourdine parmi les plantes vertes, pour des dîneurs qui dînent par petites tables. Je rajuste mal la réalité à mon attente et je deviens méfiant. Ceci est bâti pour les étrangers. Oui, peut-être. Mais la douane de Bellegarde aussi, et la douane de Bellegarde ressemble à la cour du Dépôt.

Oui, je veux bien imaginer que l’on me trompe, mais comme pour l’instant je ne suis pas un juge, mais un simple étranger dont on visite les bagages, je ne puis regretter qu’ils soient visités proprement. Mon voisin, pourtant, montre quelque hargne.

« Vous êtes chez vous, c’est exact, je ne puis vous empêcher de salir mon linge... »

Le douanier le regarde, puis il reprend sa fouille avec indifférence. Avec une telle indifférence qu’il n’aggrave même pas l’examen. Il néglige de montrer son pouvoir. Et c’est pourquoi je le sens soudain épaulé par cent soixante millions d’hommes. Par l’épaisseur de la Russie, je le sens fort. Et mon voisin se perd dans cette indifférence. Sa colère s’use vite comme celle d’une armée reçue par le silence et par la neige. Et il se tait.

Maintenant, installé dans le train de Moscou, j’essaye de lire le paysage dans la nuit. Voici donc le pays dont on ne peut parler sans soulever les passions. Et dont, à cause de ces passions mêmes et bien que l’U.R.S.S. soit si proche de nous, on ne sait rien. On connaît mieux la Chine, on sait mieux de quel point de vue juger la Chine. On ne se contredit guère sur la Chine. Mais, si l’on veut juger l’U.R.S.S., on passe, selon le point de vue, de l’admiration à l’hostilité. Selon que l’on place au premier rang la création de l’homme ou le respect de l’individu.

Et cependant aucun problème ne m’a encore été posé. Et ce pays, c’est un douanier aimable qui me l’a ouvert. C’est un orchestre de tziganes. Et c’est, dans le wagon-restaurant, le plus stylé, le plus authentique des maîtres d’hôtel.

C’est le matin, et la fièvre légère de l’arrivée règne déjà dans le wagon. La terre qui s’écoule se charge déjà de maisons. Et ces maisons se multiplient et se resserrent. Un système de routes s’organise et se centre. Quelque chose se noue dans le paysage. C’est Moscou, installé au cœur de ses éclaboussures.

Le train vire et la ville nous est présentée d’un seul coup, tout entière, comme un bloc. Et je compte au-dessus de Moscou soixante et onze avions qui s’entraînent.

Et ainsi la première image que je reçois est celle d’une énorme ruche en pleine vitalité, sous l’essaim des abeilles.

Georges Kessel est à la gare. Il appelle un porteur et ce monde continue à se déshabiller de ses fantômes. Ce porteur est semblable à tous les porteurs. Il installe mes valises dans un taxi et je regarde autour de moi avant de monter. Je ne vois rien qu’une place large où des camions sonores roulent sur un beau macadam. Je vois des trams en chapelet, comme à Marseille, et j’aperçois, inattendue et provinciale, une marchande de glaces ambulante qu’entourent des soldats et des enfants.

Ainsi je découvre peu à peu combien j’ai été naïf d’avoir cru à des contes. J’ai suivi une fausse piste. J’ai attendu des signes mystérieux qui ne pouvaient m’être donnés. Et j’ai cherché comme un enfant les traces d’une révolution dans l’attitude d’un portier et dans l’ordonnance d’une vitrine. En deux heures de promenade on liquide ces illusions-là. Ce n’est point ici qu’il faut chercher. Dans le domaine de la vie courante, je ne m’étonnerai plus de rien. Ni de ces jeunes filles qui nous répondront : « Il n’est pas convenable qu’une jeune fille de Moscou se rende seule dans un bar » ; ou encore : « À Moscou, on baise la main, mais on ne le fait pas bien dans tous les milieux. » Je ne m’étonnerai pas non plus lorsque des amis russes décommanderont un déjeuner parce que leur cuisinière leur a demandé l’autorisation de rendre visite à sa mère souffrante. Je découvre à mes propres erreurs combien l’on a cherché à défigurer l’expérience russe. C’est ailleurs qu’il faut chercher l’U.R.S.S. C’est ailleurs que l’on découvre combien profondément ce sol a été labouré et retourné par la Révolution. Quoique ce soit toujours le paveur qui pave les rues et le directeur de l’usine qui commande l’usine, et non le soutier.

Et, s’il me faut encore attendre un jour ou deux pour découvrir Moscou, je ne puis pas m’en étonner. Moscou ne pouvait pas se révéler sur le quai de la gare. Une ville ne délègue pas d’ambassadeur aux voyageurs. Seuls les présidents de la République trouvent une petite Alsacienne, toute prête, toute déguisée, sur le quai d’arrivée. Et les présidents de la République embrassent la petite Alsacienne et découvrent l’âme de la ville. Et ils ne manquent pas de s’en réjouir dans un discours inattendu, en pressant la petite fille contre leur cœur.

 

 

 

 

CRIMES ET CHÂTIMENTS

 

DEVANT LA JUSTICE SOVIÉTIQUE

 

 

Il me semblait bien, dans le cabinet de ce juge, que le juge abordait un point de vue essentiel. Il l’éclaira en reprenant un mot que je venais de prononcer :

« Il ne s’agit pas de punir, dit-il, mais de corriger. »

Il parlait d’une voix si douce que je m’inclinais pour l’entendre, et pétrissait de ses mains avec précaution une glaise invisible. Regardant loin à travers moi, il me répéta :

« Il faut corriger. »

Voilà, pensai-je, un homme qui ignore la colère. Il ne rend pas à ses semblables l’hommage de considérer qu’ils existent. Ils constituent pour lui une belle pâte à modeler, et ce juge n’est pas plus sensible à la tendresse qu’à la colère. On peut prévoir l’œuvre à travers la glaise et éprouver pour elle un grand amour, mais la tendresse ne peut naître que du respect des individualités. La tendresse fait son nid dans les petites choses, dans les ridicules du visage, dans les manies particulières. Si l’on perd un ami, c’est peut-être ses défauts que l’on pleure.

Ce juge ne se permet pas de juger. Il est semblable au médecin que rien ne scandalise. Il soigne s’il peut, mais, comme il sert avant tout le social, s’il ne peut pas soigner, il fusille. Et le bégaiement du condamné ou la moue de ses lèvres, ou le rhumatisme qui le fait si humblement proche de nous, n’achète point sa grâce.

Et je devine déjà qu’il y a là un grand irrespect pour l’individu, mais un grand respect pour l’homme, pour celui qui se perpétue à travers les individus et dont il s’agit de bâtir la grandeur.

Coupable, pensai-je, ne signifie plus rien ici.

Je comprends maintenant pourquoi le code russe, s’il fait une grande part à la peine de mort, ne conçoit point de châtiment dont la durée dépasse dix années et autorise toutes réductions de cette peine. Le dissident, s’il doit se rallier, se ralliera avant dix ans. À quoi bon prolonger alors un châtiment qui n’a plus d’objet ? Le chef arabe, s’il change de loi, est traité « en égal ». C’est le concept lui-même de châtiment qui, en U.R.S.S., n’a plus de sens.

On dit chez nous d’un condamné qu’il paie sa dette. Et chaque année d’expiation solde un compte invisible. Ce compte peut même être insolvable. On refuse le droit à ce condamné de redevenir homme. Et le bagnard de cinquante ans paie encore pour le garçon de vingt ans qui a tué un jour de colère.

Mon juge poursuit dans une sorte de rêverie :

« S’il s’agit d’effrayer, si les crimes de droit commun se multiplient, s’il s’agit d’enrayer une épidémie, alors nous châtions plus fort. Quand une armée se désagrège, on fait des exemples et l’on fusille. Celui qui eût été condamné quinze jours plus tôt à trois ans de travaux forcés, paie de sa vie le maigre butin d’un cambriolage. Mais nous avons bloqué l’épidémie et nous avons sauvé des hommes. Ce qui nous paraît immoral, ce n’est point de sévir avec brutalité en cas de péril social, mais c’est, si nous avons fait un prisonnier, de l’emprisonner dans un mot. C’est d’agir comme si l’assassin était assassin dans son essence et pour la vie, comme un nègre est nègre. L’assassin n’est qu’un homme assassiné. Les mains du juge modèlent toujours sa pâte invisible.

« Corriger, corriger, dit-il, nous avons obtenu de grandes réussites. »

Et je vais essayer de transposer son point de vue. J’imagine un gangster ou un souteneur et leur milieu, avec ses lois, sa morale, ses dévouements, ses cruautés. J’admets qu’un homme formé à telle école ne puisse se changer en berger. Il lui manquera l’aventure, l’embuscade et la nuit. Il lui manquera l’exercice même de ses facultés que son existence a pu développer en lui. La décision, le courage, peut-être l’esprit de domination. Il se sentira diminué malgré tous les discours sur les avantages de la vertu. La vie marque. Les filles elles-mêmes restent marquées par leur métier et ne se laissent guère convertir, car elles ont peu à souffrir de l’attente énervante et amère, du goût triste et glacé de l’aube, de la peur même et du croissant si amical de cinq heures du matin, l’heure où l’on fait la paix avec les agents, avec la ville rebelle, où le réseau tout entier des menaces de la nuit se dénoue. Qui dira le goût de la misère ? La paix ne tentera ni les uns ni les autres, puisqu’ils ont été formés par la guerre. La paix de la conscience non plus. Mais voici ici le miracle. Ces voleurs, ces souteneurs, ces assassins, on les retire du bagne comme d’un réservoir et on les expédie, sous l’autorité de quelques fusils, creuser le canal qui joindra la mer Blanche à la mer Baltique. Là ils retrouvent l’aventure, et quelle aventure !

Les voilà chargés de tracer, laboureurs géants, d’une mer à l’autre un sillon profond comme un ravin, un sillon à l’échelle des navires. D’opposer aux terrains qui s’éboulent des échafaudages de cathédrale et de soulever contre les flancs de la coupure des forêts entières de madriers qui craquent comme des pailles sous les expansions souterraines. La nuit venue, ils rejoignent le campement sous la ligne de mire des carabines. Et l’épaisseur de la fatigue répand un silence de mort sur ce peuple qui campe à la proue de son œuvre, face aux terres encore inentamées. Et peu à peu ils se sentent pris par le jeu. Ils vivent entre eux en équipes et dirigés par leurs ingénieurs, leurs contremaîtres, car dans un bagne on trouve tout. Gouvernés par ceux-là mêmes d’entre eux qui savaient le mieux imposer leur domination naturelle.

« Les fondements de la justice, je vous les accorde, monsieur le Juge. Mais la conquête perpétuelle, la surveillance, le passeport intérieur, l’asservissement au collectif ; voilà qui nous paraît intolérable, monsieur le Juge. »

Et cependant déjà je crois aussi comprendre. Ils ont ici fondé une société et maintenant ils exigent que les hommes non seulement respectent ses lois, mais qu’ils l’habitent. Ils exigent que les hommes s’organisent en corps social non seulement en apparence, mais dans leur cœur. Alors seulement se relâcheront les disciplines. Voici une belle histoire que m’a racontée un ami. Elle éclairera un peu le problème.

Ayant manqué son train, il s’était installé pour l’après-midi dans la salle d’attente de quelque lointaine petite ville. Il y remarqua des paquets de hardes et cent objets inattendus comme des samovars, et les crut propriété de voyageurs. Mais, quand la nuit tomba, il vit rentrer dans la salle d’attente, un à un, les propriétaires de ces hardes. Ils revenaient à petits pas tranquilles de leurs occupations familières. Ils avaient fait leurs achats en passant devant les boutiques et se préoccupaient déjà de cuire leurs légumes. L’atmosphère était l’atmosphère confiante d’une vieille pension de famille. On chantait, on mouchait les enfants. Mon ami s’informa auprès du chef de gare.

« Que font-ils ici ?

– Ils attendent, lui répondit le chef de gare.

– Ils attendent quoi ?

– L’autorisation de partir.

– De partir pour où ?

– De partir, de prendre le train. »

Le chef de gare n’était pas surpris, ils voulaient simplement partir. Pour n’importe où. Pour accomplir leur destinée. Pour découvrir de nouvelles étoiles, celles d’ici leur semblaient usées. Mon ami admira d’abord leur patience : deux heures de salle d’attente lui semblaient déjà intolérables, trois jours l’eussent rendu fou. Mais dans la salle on chantait doucement et l’on se penchait en paix sur le samovar ; alors il revint au chef de gare et s’informa :

« Et depuis quand attendent-ils ? »

Le chef de gare souleva sa casquette, se gratta le front et livra le fruit de ses calculs :

«  Ça doit faire cinq ou six ans. »

Car une partie du peuple russe a une âme de nomade. Il ne tient guère à ses demeures, il est hanté par ce vieux désir asiatique de se mettre en marche, en caravane, sous les étoiles. Ces gens-là sont toujours partis à la recherche de quelque chose. De Dieu, de la vérité, de l’avenir. Et les maisons des hommes les attachent trop fortement au sol ; ils s’en délivrent plus volontiers qu’ailleurs.

Comment concevoir ce détachement lorsqu’on vient de France où la petite maison qui file dans un coin de campagne sa fumée douce comme une laine devient un pôle si impérieux. Où l’huissier qui expulse s’attaque à la chair même et arrache mille liens tendres dans l’invisible. On n’imagine point en France les populations du Nord campées dans les gares et ivres de l’appel de la Provence. Ceux du Nord aiment leur brume familière. Mais ici...

Ici ils aiment le vaste monde. Ils habitent peut-être d’abord leur songe. Il faut leur apprendre la terre. Il faut leur apprendre le concret. Et le régime lutte contre ces pèlerins éternels. Contre l’appel intérieur de ceux qui ont aperçu une étoile. Il faut les empêcher de se mettre en marche vers le nord, vers le sud, au hasard de marées invisibles. Il faut les empêcher de se remettre en marche, la Révolution une fois achevée, vers quelque autre nouveau régime social. N’est-ce pas le pays où les étoiles allument des incendies ?

Alors on bâtit des maisons pour tenter les caravaniers. On ne loue pas les appartements, mais on les vend. On institue le passeport intérieur. Et ceux qui lèvent trop les yeux vers les dangereux signes du ciel, on les expédie en Sibérie, où les hivers de soixante degrés de froid passent comme des laminoirs.

Et l’on crée ainsi peut-être un homme nouveau, stable, amoureux de son usine et de son groupe humain, comme sait l’être de son jardin un jardinier de France.

 

 

 

 

LA FIN TRAGIQUE

 

DU « MAXIME-GORKI »

 

 

Le Maxime-Gorki, le plus grand avion du monde, s’est effondré. Il se préparait à atterrir devant la ligne de descente quand un avion de chasse l’emboutit à plus de quatre cents kilomètres à l’heure.

Les uns disent que celui-ci percuta l’aile et les autres le moteur central et tous l’ont vu s’abattre, foudroyé. Puis, ailes, moteurs et fuselage se divisèrent dans un épanouissement noir avec une sorte de lenteur. La vitesse de chute, elle-même, parut mesurée. Les spectateurs eurent l’impression d’assister à une glissade vertigineuse ou au naufrage presque solennel d’un navire torpillé.

L’appareil pesant quarante-deux tonnes s’abattit sur une maison de bois qui fut écrasée et incendiée et dont les occupants périrent. Onze hommes d’équipage, dont le grand pilote Jouroff, et trente-cinq passagers périrent aussi.

Cette catastrophe aérienne fait quarante-huit victimes. Le Maxime-Gorki, orgueil de la flotte aérienne russe, avait soixante-trois mètres d’envergure, trente-deux mètres de long. Ses huit moteurs, dont six placés dans l’épaisseur des ailes, avaient une puissance de sept mille chevaux. La vitesse de croisière était de deux cent soixante kilomètres. Il transportait dans le ciel un gigantesque haut-parleur et sa voix, descendue des nuages pour ceux qui l’écoutaient du sol, couvrait le grondement de ses huit moteurs.

La veille même de l’accident, j’ai volé à bord du Maxime-Gorki. C’était le premier étranger admis à cet honneur. C’était le dernier... On m’avait fait attendre l’autorisation nécessaire bien longtemps et l’après-midi, quand je n’espérais déjà plus, elle me parvint. Je m’installai dans le salon situé à l’extrême avant de l’appareil et j’assistai de là au décollage. La machine s’ébranla puissamment, et je sentis ce monument prendre vite dans l’air son assise de quarante-deux tonnes et je fus surpris de l’aisance du décollage.

Tandis que nous virions de bord dans la direction de Moscou, je fus me promener. Je puis parler de promenade puisque je visitai en vol onze compartiments principaux dont la liaison était assurée par un réseau de téléphones automatiques ; un système de tubes pneumatiques doublait encore le téléphone pour assurer la transmission des ordres écrits. Les dimensions de l’appareil paraissaient d’autant plus géantes que les cabines étaient distribuées non seulement le long du fuselage, mais aussi dans l’épaisseur des ailes. Je m’aventurai donc dans le couloir central de l’aile gauche et j’ouvris une à une les portes qui donnaient sur lui. C’étaient soit des cabines, soit de véritables chambres des machines où chaque moteur était logé séparément. Un ingénieur me rejoignit et me fit visiter la centrale électrique. Outre la T.S.F., le haut-parleur et les dispositifs de démarrage, elle alimentait en courant les quatre-vingts sources de lumière de l’avion d’une puissance totale de douze mille watts.

Après un quart d’heure de visite dans cette machine où j’étais aussi enfoncé que dans le ventre d’un torpilleur, je n’avais pas revu la lumière du jour. Je baignais dans l’intarissable et pesante vibration des moteurs. Je croisais des téléphonistes, j’apercevais des lits dans les cabines, je rencontrais des mécaniciens en treillis bleu. Ma surprise fut complète lorsque je découvris, bien isolée dans son bureau, une jeune dactylographe qui travaillait...

Je revins à la lumière. Moscou tournait lentement sous l’avion. Le commandant du bord, installé dans un coin du salon, téléphonait je ne sais quels ordres à ses pilotes. Le poste radio lui transmettait des messages par tubes pneumatiques, et cela donnait une impression de société complexe, de vie organisée que je n’avais jamais vécue en vol.

Je m’enfonçai alors dans mon fauteuil et fermai les yeux. Je recevais à travers le dossier le massage des huit moteurs. Je sentis ruisseler en moi, des pieds à la tête, cette vie ardente. Je revoyais cette centrale électrique débiter la lumière et je me souvenais des chambres-moteurs brûlantes comme des chambres de chauffe. Je rouvris les yeux.

Une grande baie du salon versait une clarté bleue, et j’assistais comme du balcon d’un hôtel luxueux à la lointaine vue de la terre. Cette unité de l’avion moyen, où le poste de pilotage, les instruments de bord et la cabine des passagers ne forment qu’un, était ici déjà rompue. On y passait du domaine de l’appareil à celui du loisir, du rêve.

Le lendemain, le Maxime-Gorki n’existait plus. Et sa perte semble considérée ici comme une sorte de deuil national. Outre la mort du pilote Jourov et des dix membres de l’équipage, les meilleurs parmi les meilleurs, outre celle des trente-cinq passagers, tous ouvriers de la fabrique Tfagi, et qui avaient été sélectionnés pour participer à ce vol en récompense de leur travail, l’U.R.S.S. perd la meilleure preuve qu’elle possédât de la vitalité de sa jeune industrie.

Mais quelque chose semble apaiser un peu les professionnels auxquels j’ai parlé. Et c’est une fatalité absurde qui seule a foudroyé le géant. Le drame n’est dû ni aux erreurs des ingénieurs dans leurs calculs, ni à l’inexpérience des ouvriers dans leur travail, ni à quelque faute de l’équipage. Au carrefour sanglant de sa route paisible, le Maxime-Gorki a été frappé pour s’être trouvé dans la trajectoire, tendue comme une trajectoire de tir, d’un avion de chasse aveugle.

 

 

 

 

UNE ÉTRANGE SOIRÉE

 

AVEC Mlle XAVIER ET DIX PETITES VIEILLES UN PEU IVRES

QUI PLEURAIENT LEURS VINGT ANS...

 

 

Je vérifie le numéro trente et je m’arrête face à cette grande et triste maison. J’aperçois derrière le porche une succession de cours et de bâtisses. L’entrée de la Salpêtrière n’est pas moins triste. Il s’agit, en fait, d’une termitière qui fait partie du Moscou qui meurt. On l’abattra un jour et l’on élèvera sur ses fondements de hautes maisons blanches.

Mais Moscou, en quelques années, a gagné près de trois millions d’habitants. Ils se sont entassés, faute de mieux, dans des immeubles dont les appartements ont été divisés et ils y attendent l’achèvement des immeubles neufs où ils logeront.

Le mécanisme est simple. Le groupe des professeurs d’histoire, par exemple, ou le groupe des ébénistes fonde sa coopérative. Le gouvernement avance l’argent qui sera remboursé par mensualités. La coopérative passe commande de son immeuble aux entreprises de constructions d’État. Chacun déjà a retenu son appartement, choisi ses peintures, discuté les détails d’aménagements. Et chacun, désormais, prend patience dans la triste maison meublée, dans cette antichambre de la vie, parce qu’elle n’est que provisoire.

L’immeuble neuf émerge déjà de la terre.

Et ils attendent comme ont si souvent attendu, dans les baraques des pays neufs, les bâtisseurs.

Je connaissais déjà les appartements d’aujourd’hui où la vie intime reprend ses couleurs. Mais je désirais juger par moi-même les vestiges, nombreux encore, des jours sombres. C’est pourquoi je glissais comme une ombre de long en large, en face du numéro trente. Je croyais encore vaguement à ces gardiens qui suivent pas à pas les étrangers. Je craignais de les voir se dresser entre moi et le cœur des secrets de l’U.R.S.S. Mais je franchis le porche sans recevoir d’avertissement mystérieux. Ma promenade n’intéressait personne. Quand je fus dans la fourmilière, j’abordai le premier venu pour connaître où logeait un personnage dont j’avais soigneusement noté le nom et que je désirais surprendre malgré qu’il ignorât jusqu’à mon existence.

« Où loge Mlle Xavier ? »

Le premier venu était une large commère qui se prit aussitôt pour moi de sympathie. Un flot de paroles s’ensuivit auquel je n’entendis rien. Je ne sais pas le russe.

Elle répondit à ma timide remarque par une foule d’explications supplémentaires. Je n’osais blesser par ma fuite une aussi aimable personne, mais je lui signifiai, en touchant du doigt mon oreille, que je ne comprenais pas. Alors elle me crut sourd et reprit ses explications en les criant deux fois plus fort.

J’en fus réduit à miser sur la chance, à emprunter le premier escalier venu et à sonner à la première porte. On m’introduisit dans l’appartement. L’homme qui m’avait reçu m’interrogea en russe. Je lui répondis en français. Il m’examina longuement, puis fit demi-tour et disparut. Je restai seul. J’apercevais, autour de moi, mille objets : un portemanteau chargé de manteaux et de casquettes, une paire de souliers en haut d’un placard et une théière sur une valise. J’entendis les cris d’un enfant, puis des rires, puis un gramophone, puis quelques portes qui se refermaient ou s’ouvraient dans le ventre de la maison. Et j’étais toujours seul comme un cambrioleur dans un appartement où je ne connaissais personne. Enfin, l’homme réapparut. Il était flanqué d’une ménagère en tablier et qui s’y essuyait les mains où avait neigé le savon. Elle m’interrogea en anglais ; je répondis en français. Ils parurent tristes l’un et l’autre et disparurent de nouveau sur le palier. J’entendis la rumeur d’un conciliabule qui grossissait.

De temps en temps, la porte s’entrouvrait et des inconnus me dévisageaient d’un air perplexe. Une décision fut sans doute prise et anima toute la maison. J’entendis des appels, une galopade, et la porte enfin s’ouvrit toute grande. Un troisième personnage fit son entrée et le chœur, massé en arrière, fondait visiblement de grandes espérances sur ce personnage. Il s’avança, se présenta et me parla danois. Nous étions tous découragés.

Mais, au sein du découragement général, je songeais surtout à tous les efforts que j’avais tentés pour m’introduire inaperçu. La foule des locataires et moi, nous nous considérions avec mélancolie, quand on me ramena comme spécialiste d’un quatrième langage, Mlle Xavier elle-même. C’était une vieille fée carabosse, maigre, voûtée, ridée, l’œil brillant et qui, tout en ne comprenant rien à ma visite, me pria de la suivre chez elle.

Et tous ces braves gens, épanouis de m’avoir sauvé, se dispersèrent.

Je suis maintenant chez Mlle Xavier et je me sens un peu ému. Elles sont ainsi trois cents Françaises de soixante à soixante-dix ans, perdues comme des souris grises dans une ville de quatre millions d’habitants. Anciennes institutrices ou gouvernantes des jeunes filles de l’ancien régime, elles ont subi la Révolution. Temps étranges. L’ancien monde croulait sur elles comme un temple, la Révolution écrasait les forts et dispersait les faibles aux quatre coins du monde comme les jouets d’un orage, mais elle ne toucha pas aux trois cents gouvernantes françaises. Elles étaient tellement menues, tellement réservées, tellement correctes ! Dans le sillage de leurs belles élèves, elles avaient appris si longtemps à se faire invisibles ! Elles leur enseignaient les douceurs de la langue française, et ces belles élèves aussitôt prenaient au piège des mots les plus doux les beaux fiancés de la Garde. Les vieilles gouvernantes ne s’expliquaient pas quel pouvoir secret cachaient le style et l’orthographe, n’en ayant elles-mêmes jamais usé pour l’amour. Elles enseignaient aussi le maintien, la musique et la danse ; ces secrets qui ne favorisaient chez elles que la correction la plus guindée devenaient chez ces jeunes filles quelque chose de vivant et de léger. Et les vieilles gouvernantes vieillissaient, vêtues de noir, sévères et discrètes, présentes mais invisibles, comme la vertu, la consigne et la bonne éducation. Et la Révolution qui trancha les fleurs rayonnantes n’effleura même pas, à Moscou du moins, ces souris grises.

Mlle Xavier a soixante-douze ans et Mlle Xavier pleure. Je suis le premier Français qui, depuis trente ans, s’assied chez elle. Mlle Xavier répète pour la vingtième fois : « Si j’avais su... si j’avais su... j’aurais si bien arrangé une chambre. » Et j’aperçois la porte ouverte et je songe aux étrangers qui habitent aussi l’appartement et qui dénonceront douze fois notre conciliabule. Je suis encore très romanesque. Mlle Xavier met la légende au point :

« La porte, me confie-t-elle avec orgueil, c’est exprès que je l’ai ouverte. Je reçois une si belle visite ! Toutes les voisines en seront jalouses. »

Et elle ouvre son placard à grand bruit, choque les verres. Elle plaque la bouteille de madère, des gâteaux secs. Elle entrechoque les verres. Elle plaque la bouteille sur la table. Il faut que l’on entende le fracas de l’orgie.

Maintenant je l’écoute, qui raconte. Je l’ai interrogée sur la Révolution, car son point de vue m’intriguait. Qu’est-ce qu’une révolution pour une souris grise ? Et comment subsister quand tout s’écroule autour de soi ?

« Une révolution, me confie mon hôtesse, une révolution, c’est bien ennuyeux. »

Mlle Xavier vécut des leçons de français qu’elle donnait à la fille d’un cuisinier et qu’elle échangeait contre un repas... Chaque jour, elle traversait Moscou dans toute sa largeur. Pour se faire un peu d’argent de poche, elle vendait, pendant le voyage, des bibelots que de vieilles gens lui demandaient de liquider pour quelques sous. Des bâtons de rouge, des gants, des lorgnettes.

« Ce n’était pas légal, m’avoue Mlle Xavier, c’était de la spéculation. »

Et elle me raconte le jour le plus sombre de la guerre civile. On lui avait ce matin-là confié des cravates. Des cravates, un jour pareil ! Mais Mlle Xavier n’a vu ni les soldats ni les mitrailleuses, ni les morts. Elle était bien trop occupée à gagner un sou sur les cravates qui, me disait-elle, faisaient fureur.

Pauvre vieille gouvernante ! L’aventure sociale la refusait comme l’avait refusée l’aventure amoureuse. L’aventure ne voulait point d’elle. Ainsi sur les vaisseaux pirates, il se trouvait peut-être quelques douces vieilles qui ne remarquaient jamais rien, tout occupées à repriser les chemises des corsaires.

Cependant elle fut prise un jour dans une rafle et on l’enferma dans une sombre galerie parmi deux ou trois cents suspects. Des soldats en armes filtraient un à un les prisonniers vers l’interrogatoire, qui triait les vivants des morts.

« La moitié des prisonniers, me dit-elle, étaient, après l’interrogatoire, dirigés vers le sous-sol. »

Eh bien ! l’aventure, une fois de plus, cette nuit-là, prit pour elle le visage le plus débonnaire. Couchée sur un bat-flanc au-dessus des citernes noires où l’on s’enfonçait dans l’éternité, Mlle Xavier reçut pour souper une tranche de pain et trois pralines. Les trois pralines expliquaient peut-être d’une façon saisissante le dénuement d’un peuple. Elles me rappellent ce piano d’acajou, ce large piano de récital qu’une amie de Mlle Xavier vendit alors pour trois francs. Mais ces pralines évoquent malgré tout le goût de jeu et d’enfance.

Mlle Xavier était traitée par l’aventure en toute petite fille. Et cependant elle était rongée par un souci grave. À qui confier l’édredon qu’elle avait acheté à l’heure de l’arrestation ? Elle dormait contre lui et, quand on l’appela pour l’interroger, elle ne voulut pas s’en dessaisir. Et c’est serrant son immense édredon contre sa minuscule personne qu’elle comparut devant les juges. Et les juges non plus ne la prirent pas trop au sérieux. Mlle Xavier conserve de l’interrogatoire des souvenirs qui respirent l’indignation. Des hommes entourés de soldats siégeaient à une grande table de cuisine : le président vérifia ses papiers avec une lassitude née de sa nuit blanche. Et cet homme à partir duquel on bifurquait inexorablement vers la vie ou vers la mort, cet homme lui avait demandé avec timidité, en se grattant l’oreille :

« J’ai une fille de vingt ans, mademoiselle, voudriez-vous lui donner des leçons ? »

Et Mlle Xavier, serrant l’édredon contre son cœur, lui avait répondu avec une dignité écrasante :

« Vous m’avez arrêtée. Jugez-moi. Nous parlerons demain, si je suis vivante, de votre fille. »

Et elle ajouta ce soir, avec un éclair dans les yeux :

« Ils n’ont plus osé me regarder ; ils étaient tous tellement penauds. »

Et je respecte ces adorables illusions. Et je me dis : l’homme n’aperçoit du monde que ce qu’il porte déjà en lui-même. Il faut une certaine envergure pour affronter le pathétique et en recevoir le message.

Je me souviens de ce récit que me fit la femme d’un ami. Elle avait pu se réfugier à bord du dernier navire blanc qui prit la mer avant l’entrée des Rouges, à Sébastopol peut-être ou à Odessa.

Le petit bâtiment était plein à craquer ; toute surcharge l’eût fait chavirer et il se divisait déjà lentement d’avec le quai. La coupure était déjà faite, mince encore, mais irréparable entre deux mondes. Prise dans la foule à l’arrière du navire, la jeune femme regardait. Des Cosaques refluaient vaincus, depuis deux jours, des montagnes vers la mer, et ils descendaient inépuisablement. Mais il n’y avait plus de navires. Parvenus au quai, ils sautaient à terre, égorgeaient leur cheval, se dévêtaient de leur dolman et de leurs armes, puis plongeaient pour gagner à la nage le salut à bord du petit bâtiment, si proche encore. Mais à l’arrière, armés de carabines, des hommes chargés de les empêcher de monter faisaient à chaque coup éclater sur la mer une étoile rouge. Le port fut bientôt tout fleuri d’étoiles. Mais les Cosaques, intarissablement, dans un entêtement de mauvais songe, surgissaient sur le quai, sautaient de cheval, égorgeaient la bête et nageaient jusqu’à l’éclosion du signe rouge...

Mlle Xavier réunit ce soir dix vieilles Françaises semblables à elle, dans le plus beau des dix logements. C’est un petit appartement charmant que sa propriétaire a entièrement peint elle-même. J’ai fourni le porto, les vins et les liqueurs. Nous sommes tous un peu ivres et nous chantons de vieilles chansons. Leur enfance leur remonte aux yeux et elles pleurent et leurs vingt ans leur remontent au cœur, car elles ne m’appellent plus que « mon chéri ». Je suis quelque chose comme un prince charmant, ivre de gloire et de vodka, parmi toutes les petites vieilles qui m’embrassent !

Un personnage infiniment grave fait son entrée. C’est un rival. Il vient ici chaque soir prendre le thé, parler français et manger des petits fours. Mais ce soir il s’assied à un bout de table, austère et acrimonieux.

Et les petites vieilles veulent me le montrer dans toute sa splendeur.

« C’est un Russe, me disent-elles, et savez-vous ce qu’il a fait ? »

Je ne sais pas. Je cherche. Le personnage prend l’air de plus en plus modeste. Modeste et indulgent. Un air modeste de grand seigneur. Mais elles l’entourent, elles le pressent :

«  Racontez à notre Français ce que vous avez fait en 1906. »

Mon personnage joue du doigt avec sa chaîne de montre. Il fait languir ces demoiselles. Enfin il cède, se tourne vers moi et laisse tomber négligemment, mais en détachant bien les mots :

« En 1906, j’ai joué à la roulette à Monaco. »

Et voilà les petites vieilles qui battent des mains et qui triomphent.

Vers une heure du matin, il faut bien que je rentre. On m’accompagne en grande pompe jusqu’au taxi. J’ai une petite vieille à chaque bras, une petite vieille qui marche de travers. C’est moi la duègne aujourd’hui.

Et Mlle Xavier me souffle dans l’oreille :

« L’année prochaine, j’aurai à mon tour mon appartement, et c’est chez moi que nous nous retrouverons tous. Vous verrez comme il sera joli. Je brode déjà les garnitures. »

Mlle Xavier se penche plus près de mon oreille : « Vous viendrez me voir avant les autres. Je serai la première, n’est-ce pas ? »

Mlle Xavier, l’année prochaine, n’aura que soixante-treize ans. Elle recevra son appartement. Elle pourra commencer à vivre...

 

 

 

Antoine de SAINT-EXUPÉRY.

 

Paru dans Paris-Soir en mai 1935.

 

Repris dans Un sens à la vie,

textes inédits recueillis et présentés

par Claude Reynal, Gallimard, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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