Oracles sur la France

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert de SAINT JEAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« La France approche de l’épreuve la plus

redoutable qu’elle ait traversée. »

PRÉVOST-PARADOL, 1868

 

 

Si loin que je remonte dans mon enfance, j’y trouve la dénonciation du péril allemand... Comme tant d’autres de mes compatriotes qui m’ont précédé ou accompagné dans l’existence, j’ai grandi à l’ombre du monstre germanique. Si j’évoque aujourd’hui les années déjà lointaines où j’ai compris pour la première fois que la France était une Belle de conte de fées guettée par la plus mauvaise des bêtes, c’est que mes souvenirs sont communs à beaucoup de Français qui ont fait, chemin faisant, la même découverte que moi.

Le premier maître qui m’instruit du danger, c’est ma grand-mère, et, le soir, après dîner, elle me parle longuement de Bismarck qui prend à mes yeux figure de Croquemitaine. Un mot revient souvent dans ses monologues : « La frontière », et je pressens confusément que l’Allemagne, autrement dit la Mort, habite au-delà de ce seuil terrible, ne cherchant qu’un prétexte pour le franchir et nous rendre visite en grand équipage. En même temps qu’elle mentionne le chancelier de fer, ma grand-mère m’assure que des hommes, chez nous, avaient tout prévu, et qu’on ne les a pas écoutés. « Ainsi Monsieur Prévost-Paradol... » dit-elle avant de commencer, une fois de plus, son imperturbable démonstration... Mais ce sont là des propos au-dessus de mon âge, et je ne peux réprimer un bâillement pendant les leçons de mon professeur. La lampe qui file dans le salon de la rue du Bac a empli la pièce d’une légère fumée qui me donne envie de m’endormir tandis que ma grand-mère me parle de l’empereur Guillaume, de son ministre et de leurs crimes. Depuis cette époque l’Allemagne a toujours eu pour moi comme une odeur de pétrole, et bien des années plus tard, en juin 1940, c’est cette odeur que je reconnais tout-à-coup, rue de Rivoli, le soir du jour où je dois quitter Paris. Un nuage de suie s’est avancé sur la ville, venu d’un brasier allumé par l’ennemi dans la banlieue ; un voile de crêpe obscurcit un moment le soleil de juin qui insulte à notre malheur... N’est-ce point le signe dans le ciel ?

 

*

*     *

 

Ma grand-mère me parlait comme si l’écolier en culottes courtes, et aux genoux sales, que j’étais avait représenté à lui tout seul l’avenir du pays. Mais oui, elle croyait vraiment instruire la France de demain en s’adressant à ma petite personne. Lorsqu’elle avait fini de m’enseigner, elle s’adonnait à une occupation qui lui prenait chaque jour beaucoup de temps : sa correspondance. Elle écrivait de longues lettres, de vraies lettres d’avant 1914 – que dis-je, des lettres du dix-septième siècle ! – à ses meilleures amies, dont deux se trouvaient habiter, l’une à Londres et l’autre à Milan. Bref, elle me quittait pour l’Europe, et j’en étais obscurément flatté. Mais je me tenais coi tandis que le porte-plume infaillible traçait son sillon régulier sur le papier à lettres familial. Je savais que ma grand-mère feignait d’oublier que je me trouvais encore près d’elle à une heure aussi tardive de la soirée, et je retenais mon souffle en apprenant ma leçon du lendemain, un passage du De Viris.

Un matin, ma grand-mère s’avança vers moi, un journal à la main, et me déclara que la guerre pouvait survenir d’un moment à l’autre. Sur plusieurs colonnes du quotidien un gros titre annonçait, en effet, la dernière provocation allemande – je crois qu’il s’agissait du survol d’une ville française par un Zeppelin, dans l’est... Il était tout à fait insolite que ma grand-mère abordât devant moi les sujets sérieux le matin, car, par une bizarrerie inexplicable de son caractère, elle ne découvrait en moi la « grande personne » future qu’à la nuit tombée... Il fallait donc que l’évènement fût bien grave pour que l’on eût décidé de me donner ainsi en plein jour ces nouvelles qui me serrèrent le cœur d’une crainte à la fois vague et terrible... Bien d’autres impressions semblables devaient s’ajouter à celle-là, et prendre place ensuite dans ma mémoire.

Le plus souvent ma grand-mère, après avoir expliqué la guerre de 1870, annonçait qu’on reverrait des malheurs plus grands et les décrivait, jouant, sans aucun plaisir d’ailleurs, les Cassandre... Qui d’entre nous n’a entendu ainsi, un soir chez lui ou hors de la maison, la voix qu’on reconnaît ensuite lorsqu’il est trop tard, la fameuse voix de la Sagesse Immémoriale ? À mon pays toujours exposé à l’épée de Damoclès, beaucoup d’hommes lucides, comme il n’en manque jamais chez nous, auront prodigué la vérité, mais en vain ! Il n’y a rien là qui charge particulièrement la France, car des puissances qui avaient encore de plus lourdes responsabilités que nous dans le gouvernement de l’Europe, ont montré une légèreté au moins égale à la nôtre. Cassandre a été la grand-mère bafouée non seulement de mes compatriotes, mais de tous les hommes qui aimaient aveuglément la paix...

 

            Les oisillons, las de l’entendre

            se mirent à jaser aussi confusément

            que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre

            ouvrait la bouche seulement...

 

Que ma grand-mère ait été pour moi la première Cassandre que j’ai rencontrée sur mon chemin, cela n’est pas douteux, et pourtant il n’y avait rien en elle du délire que l’on prête à la fille d’Hécube et de Priam. Ceux qui prédisent les malheurs publics gardent presque toujours, en France, le sang-froid du maître qui poursuit une démonstration, la craie à la main, au tableau noir. Ma grand-mère formulait les plus sombres présages et décrivait par anticipation un avenir chargé de ténèbres de la même voix dont le météorologue annonce un cyclone. Mais elle avait, si je puis dire, le pessimisme joyeux. Rien au monde n’aurait pu l’empêcher d’accomplir gaiement sa tâche quotidienne. « Les fripons ne sont-ils pas toujours alertes ? » demandait-elle en riant. Elle détestait, d’ailleurs, autant le genre « bonnet de nuit » que le genre « gobe-mouches », – comme elle disait. Je me souviens qu’à Naples, un jour, elle fut enchantée d’apprendre que les paysans qui vivent sur les flancs du Vésuve ne sont pas moins allègres que d’habitude lorsque le volcan recommence à fumer. Voilà qui cadrait tout à fait avec sa vue des choses : il faut faire sa besogne en chantant jusqu’au bout et labourer son champ jusqu’au dernier sillon, mais sans jamais oublier que la terre peut s’ouvrir à tout instant sous nos pas... Et elle ne nous laissait pas perdre de vue que nous autres, Français, nous dansions sur un volcan.

 

Après l’incident du Zeppelin, que d’alertes franco-allemandes trouvèrent leur écho rue du Bac ! C’étaient des gifles en Alsace, des débarquements au Maroc, des discours sur « la poudre sèche et l’épée aiguisée », des découvertes d’espions, et souvent des poings levés, et parfois des coups de poing sur la table, et des humiliations sans précédent par douzaines, sans compter les parades militaires de Guillaume II qui ne disaient rien de bon et les revues navales du Kaiser qui étaient de mauvais augure. (Car le Kaiser et Guillaume II étaient pour moi deux personnages distincts comme Cartouche et Mandrin). Tout cela faisait dans ma jeune tête une étrange confusion... Je n’y comprenais goutte. Devais-je croire vraiment que nous étions sauvés parce que le ministre de la guerre avait rétabli les retraites aux flambeaux le dimanche soir ? Et, d’abord, qu’est-ce que c’était qu’une retraite aux flambeaux ?... Un dimanche soir, précisément, je découvris la chose. Comme nous passions boulevard Raspail, ma grand-mère et moi, à peu près à la hauteur de la rue de Luynes, nous vîmes tout à coup un groupe qui poussait des clameurs et agitait en l’air des torches d’où s’élevait une épaisse fumée. On réclamait quelqu’un, sur l’air des lampions. Enfin, au bout d’un moment, l’apparition qu’attendaient les manifestants se produisit. Au balcon d’un premier étage apparut une redingote noire surmontée d’une tête de cire à moustaches blanches... L’apparition hocha la tête, essaya de répondre aux vociférations par un sourire qui plissa toute sa face parcheminée, et rentra ensuite à l’intérieur de son appartement, j’allais dire de sa boîte, d’un pas mécanique. Ce qui m’avait frappé, surtout, c’était la manche droite, la manche vide de la redingote, – car le vieux général qu’on venait d’acclamer était manchot. Il me parut évident que les torches, que l’enthousiasme, que les vivats allaient à ce militaire en retraite parce qu’il avait perdu un bras. Et je me sentis un peu honteux d’avoir eu pour grand-père un général qui, lui, avait gardé ses deux bras jusqu’à sa mort et, par conséquent, n’avait jamais dû pouvoir obtenir les honneurs merveilleux de la retraite aux flambeaux.

Un peu plus tard certains mots, difficiles à comprendre, revinrent sans cesse à mes oreilles, rue du Bac. À table, les invités étaient à peine assis qu’ils se mettaient à parler avec animation de la « Loi de trois ans », et ils en discutaient encore au salon, longtemps après dîner. Les journaux n’étaient pleins que de la discussion de cette loi qui, d’après ce que je saisissais, allait assurer le salut du pays beaucoup plus certainement encore que le rétablissement des retraites aux flambeaux. Il suffisait d’un bon mouvement des représentants du peuple... Les députés votèrent la loi. Mais le pessimisme, loin de se dissiper, s’aggrava, et je me demandais de fois à autre si la fin du monde n’était pas toute proche...

À partir de 1913 ma grand-mère recommença de mentionner très souvent les noms de Bismarck et de Prévost-Paradol... C’était un signe. Et je ne doutais plus du tout de la gravité de la situation internationale lorsqu’il me fut annoncé, un soir, que je prendrais désormais, au collège, des leçons d’escrime.

Ceci découlait de cela. Le danger allemand – ou, comme on disait rue du Bac, « le danger prussien » – s’aggravait chaque jour davantage... Et ce danger, ma grand-mère le résumait d’un seul nom, qui n’était pas celui du Kaiser, mélange de matamore et de parvenu qui l’amusait beaucoup, mais celui du défunt chancelier de fer. Bismarck, toujours Bismarck ! Bien entendu il me fallut attendre des années avant de comprendre pour quelles raisons un personnage historique qui avait depuis longtemps cessé de vivre continuait de constituer pour mon pays un péril mortel... Sur le moment je renonçai à saisir pourquoi l’existence du fantôme Bismarck devait m’obliger à apprendre l’escrime, et je m’inclinai. Comment, d’ailleurs, aurais-je pu faire autrement ? Certes, ma grand-mère n’imaginait pas que j’aurais à engager jamais un duel à l’épée avec l’envahisseur allemand. Mais elle estimait que la pratique de l’escrime durcit le caractère en même temps que les muscles, et qu’à la veille des heures graves qu’ils allaient traverser les Français devaient posséder à la fois des âmes et des jarrets d’acier.

Au début tout se passa assez bien. Je trouvai d’abord très amusant de passer la tête dans un panier à salade, de mettre un petit matelas capitonné sur ma poitrine, et de faire tinter de temps en temps la belle coquille métallique du fleuret, tout cela sous le regard intraitable de Messieurs Ayat père et fils, bretteurs héréditaires. Mais bien vite se dissipa pour moi le plaisir de m’ouvrir en deux comme des ciseaux, de connaître la tierce et la quarte, de rompre dans un nuage de poussière et de crier « Touché » !... Je finis par me demander si on n’avait pas frauduleusement évoqué l’ogre allemand pour m’imposer un exercice ennuyeux.

 

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Le choc de la défaite de 1870 avait été violent, mais difficile à saisir, pour la jeune femme qu’était alors ma grand-mère. L’explication du drame lui fut ensuite donnée – que dis-je –ressassée par les siens, notamment par un oncle célibataire et prophète qui déchiffrait le passé et lisait dans l’avenir avec la même facilité. Avec son nez en bec-à-corbin et ses yeux perçants il ressemblait à l’oiseau de Minerve, et c’est pourquoi la famille l’avait surnommé « l’oncle chouette ». L’oncle chouette avait été bourru, avait été savant, avait été admiré, et l’on résumait les sentiments que l’on nourrissait envers sa mémoire en disant : « Et puis il savait par cœur des passages entiers de Démosthène ! »

Ma grand-mère avait tenu de cet oncle ses premiers aperçus sur l’histoire, en général, et sur le problème franco-allemand, en particulier, et ce sont ces vues, à n’en pas douter, qu’elle me transmit. Comme dans les tribus primitives, c’est par la tradition orale qu’une génération, après l’autre, rue du Bac, était instruite du péril qui menaçait le groupe.

Le point sur lequel ma grand-mère insistait le plus, c’est qu’avant 1870 nous nous étions montrés légers, incroyablement légers !

– Et ça recommence ! disait-elle dans les années qui précédèrent 1914. On commet les mêmes étourderies que sous « Badinguet », et ça finira mal, encore une fois !...

Vingt-cinq ans plus tard, ce mot « léger » est revenu à mes oreilles, en 1938, au crépuscule de l’avant-guerre. J’entends encore Paul Reynaud, avant Munich, annoncer d’une voix infaillible autant que nasillarde les désastres tout proches, et répéter : « Dans l’ordre politique, nous sommes incroyablement légers ! »

De 1914 à 1939, du temps de ma grand-mère à la fin de l’avant-guerre, j’ai eu, comme beaucoup de mes compatriotes, l’occasion de rencontrer bien des oracles et de les écouter, et si j’éprouve aujourd’hui un remords, c’est de ne pas avoir suffisamment fait écho aux sonneurs de tocsin.

Quant à « l’oncle chouette » je suppose qu’en 1938, après la conférence de Munich, il n’eut pas manqué de réciter la première Philippique, qui reste assurément la condamnation la plus pertinente de la politique étrangère d’avant-guerre de l’Angleterre et de la France.

 

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On aurait bien étonné ma grand-mère en lui disant qu’elle avait naturellement le sentiment du tragique de la vie, car les grands mots lui faisaient hausser les épaules. Et pourtant il est exact qu’elle avait, comme tant de Françaises qui savent envisager le pire, une idée extrêmement nette de la somme incroyable d’épreuves que représente une existence humaine. Aussi en voulait-elle à ceux qui s’avancent dans la vie avec un optimisme béat – les gobe-mouches ! Comme la France n’était pour elle qu’une maison un peu plus grande et un peu plus difficile à gouverner que les autres, elle considérait les chefs d’État insuffisants du même œil qu’elle regardait les intendants incapables. Les questions de régime ne l’intéressaient pas, et si elle méprisait profondément le Second Empire c’est parce qu’il avait « permis cela ». Cela, c’est-à-dire la défaite.

– Songe, mon petit, soupirait-elle, que les « voleurs de pendules » sont entrés chez nous comme dans un moulin !

Et quarante ans après l’évènement sa voix demeurait scandalisée comme au jour même de Sedan. Ah ! On n’agit pas ainsi quand on a le plus beau domaine du monde à garder ! On se barricade, on verrouille sa porte à double tour, on place des chiens de garde à chaque coin, on fait le guet, on fait des rondes, – ou bien l’on met la main au collet du voleur avant qu’il ait fracturé votre serrure... Pour juger Napoléon III ma grand-mère employait toujours ces mots qui lui semblaient définitifs :

– Que veux-tu ! Il voyait la vie en rose !

Bien des années plus tard, j’ai découvert, non sans surprise, que cette remarque, Rimbaud l’avait faite aussi sur l’Empereur, en 1870 :

 

            Au milieu, l’Empereur, dans une apothéose

            Bleue et jaune, s’en va, raide sur son dada

            Flamboyant : très heureux – car il voit tout en rose –

            Féroce comme Zeus et doux comme un papa...

 

L’Empereur était d’autant plus coupable, répétait ma grand-mère, que des Français avaient essayé de lui ouvrir les yeux. Et au premier rang de ces docteurs qu’on n’avait pas écoutés elle plaçait, encore et toujours, Prévost-Paradol, l’auteur de La France Nouvelle.

Ma grand-mère n’avait jamais rencontré son grand homme, mais « l’oncle chouette » avait connu Prévost-Paradol et l’avait dépeint à sa jeune nièce comme l’oracle du siècle.

Lorsque le hasard me mit, plus tard, pour première fois un livre de Prévost-Paradol entre les mains – les Études sur les moralistes français – je fus, je l’avoue, bien déçu. Car dans cet ouvrage il y a plus d’une page qui sent à plein nez l’enterrement de première classe avec fleurs et couronnes, le musée Grévin, le banquet de la Revue des deux Mondes... etc.

Les Goncourt ont reproché à Prévost-Paradol les « grâces pendule-empire » de son style et déclaré que l’auteur des Essais de Politique et de Littérature écrivait « un français que M. Prudhomme ne voudrait pas signer ». C’est faire un compliment excessif à M. Prudhomme, car il y a des pages bien venues dans La France Nouvelle. Encore le ton en est-il trop constamment noble, trop « premier prix du Concours Général »... Mais ce n’est pas par la forme que La France Nouvelle est, ou, plus exactement, est devenu un livre étonnant.

C’est, en effet, un de ces ouvrages qui brillent moins de leur propre éclat que de la vive lumière que jette sur eux, après coup, telle flambée soudaine de l’histoire. Lisant le livre après juin 1940 j’ai compris pourquoi ces pages, publiées en 1868, avaient fait tant d’impression sur ma grand-mère, sur son oncle, et sur pas mal de Français du dernier tiers du dix-neuvième siècle. Si l’on plaçait sur un même rayon – le rayon de Cassandre – tous les volumes où notre destin nous a été révélé par anticipation, La France Nouvelle pourrait y figurer en bonne place. Et sur ce rayon-là beaucoup de grands écrivains ne figurent pas, tandis que des essayistes, des historiens, ou des spécialistes moins fameux y tiennent le premier rang.

Si nous considérons, par exemple, les années qui précèdent 1870, nous sommes frappés de voir que ce ne sont pas les génies ou les grands talents de l’époque qui ont dénoncé avec le plus de force la catastrophe qui venait... Quels sont les pressentiments de Victor Hugo avant le drame ? À la veille de l’année terrible le poète s’adresse aux membres d’un congrès de la paix qui se tient à Lausanne, et voici quelques lignes du message qu’il envoie : « Tournons-nous vers l’avenir ! Songeons au jour certain, au jour inévitable, au jour prochain, peut-être, où toute l’Europe sera constituée comme le noble peuple Suisse »...

Quant à Flaubert, jusqu’au dernier moment il ne croit pas à la guerre. « La Prusse n’est pas si bête », écrit-il. Réflexion qui rappelle celle de Briand à la fin de Juillet 1914 : « Les Allemands ne nous attaqueront pas : ils ne sont pas fous, les Allemands ! »

Et Renan ? Fut-il de ceux qui sonnèrent le tocsin ? Il n’est pas trop difficile de répondre à la question puisque le philosophe se présenta aux élections en 1869 et fit alors afficher son programme sur les murs de sa circonscription. On pouvait y lire les lignes suivantes : « Pas de révolution ! Pas de guerre ! Le progrès ! La liberté ! »

Entendu. Approbation générale. Mais Renan ajoute : « Réduction du temps de service militaire ! Pas d’expédition lointaine ! Suppression des armements ! »

Diable ! La suppression des armements... un an avant Sedan ?

Dans l’ordre de la prévision historique les auteurs célèbres s’illustrent donc moins souvent que les spécialistes, ceux qu’on peut bien appeler les astronomes de la politique internationale. Vous savez de quoi ils ont l’air, ces hommes rares, ces hommes de science exacte, sévères, pas drôles, qui ont beaucoup lu et beaucoup retenu, et qui sont capables de prédire une guerre ou une révolution comme on calcule le passage d’une comète. Des hommes engoncés dans leur faux-col, habillés de noir même au mois d’août, et dont l’abord effraie comme celui de tous les docteurs Tant pis. Hommes de droite, hommes de gauche, et aussi, et surtout, hommes trop affranchis d’illusions sur l’homme pour croire que la vérité soit l’apanage exclusif d’un parti. Hommes froids, mais qui cachent souvent sous leur dehors de glace un cœur navré. La bêtise humaine, dont c’est leur tâche d’étudier les manifestations dans l’histoire, les désole par son étendue sans bornes, comme la méchanceté humaine. Et la vue de l’homme de bonne volonté qui s’avance entre ces deux espaces infinis donne secrètement de l’effroi à ces observateurs d’apparence imperturbable. Cependant ils ne bronchent pas, ces hommes impavides. Car l’historien que se penche sur les évènements pour en déduire les lois doit garder un visage aussi impassible que celui du chirurgien pendant l’autopsie... Non, ils ne trahissent pas le moindre frémissement, ces docteurs noirs, ces hommes de science exacte. L’un des derniers maîtres de l’école, Jacques Bainville – qui avait bien le masque de l’emploi – a tracé de l’espèce un portrait fidèle dans Jaco et Lori. Et il a fait ailleurs, à propos de ses pareils, la remarque suivante : « Plus on étudie l’histoire, plus on voit qu’il est peu de grands évènements qui n’aient été aperçus et compris dans l’œuf... par un petit nombre d’hommes à qui la connaissance des lois de la physique politique permet d’élucider l’avenir. » Bainville dit encore : « Le danger n’apparaîtra qu’à des yeux très exercés et à des hommes très perspicaces. Les foules y resteront insensibles et les gouvernements seront tentés de les nier. » Car la voix du citoyen qui annonce à la cité qu’elle est en danger de disparaître est inévitablement la voix de celui qui crie dans le désert.

L’auteur de la France nouvelle appartient sans aucun doute à cette lignée de cliniciens : il fut, à un moment particulièrement critique du dix-neuvième siècle, un médecin de la France au diagnostic clairvoyant, et son ordonnance ne fut nullement obéie.

 

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Prévost-Paradol, ou, comme dirait Time, Lucien-Anatole Prévost-Paradol (1829-1870) était fils d’un officier du génie maritime, le commandant Prévost, et d’Anne-Catherine-Lucinde Paradol, brillante actrice qui avait remporté de grands succès à la Comédie-Française. Aussi l’un des biographes de l’auteur de La France Nouvelle prétend que celui-ci était un mélange de sérieux et de frivolité... Comme si les militaires étaient toujours sérieux, et les comédiennes toujours frivoles !

À vrai dire, dès sa jeunesse, Prévost-Paradol a l’air terriblement grave, aussi grave que peuvent l’être les jeunes ambitieux de Balzac. Sorti de Normale le premier de sa promotion, il entre dans la vie avec le programme suivant : « Vouloir tout de la vie, amour, puissance et gloire ! » Ni plus, ni moins. L’un de ses camarades, Taine, lui donne alors de sages conseils à l’antique : « Te voilà donc devenu ambitieux tout d’un coup. Mon ami, tu seras malheureux. Ce que les moralistes ont dit sur l’imprudence de mettre son bonheur dans les choses extérieures est vrai : tu seras malheureux, troublé, bouleversé de désirs contraires comme un vaisseau, beau voilier, sans lest. Ton talent te rendra malheureux. Réfléchis à cela. » Mais Prévost-Paradol repousse ces exhortations de la raison : « La philosophie qui fait ton repos », réplique-t-il à Taine, « ne saurait faire le mien. Je voudrais être puissant ; je voudrais être riche ; je voudrais être aimé. » Rastignac n’aurait pas parlé autrement. Et il n’aurait pas désavoué non plus cette résolution : « Je ne reculerai devant aucune contrainte pour sortir de ma médiocrité, et faire mon entrée dans ce monde qu’il faut prendre d’assaut. »

Cette ambition, qui devait finalement causer pour une bonne part la perte de Prévost-Paradol dans des circonstances tragiques, ne fit que croître en lui avec les années. L’écrivain n’était plus un jeune homme lorsqu’il fit un jour en compagnie de Maxime du Camp une promenade que celui-ci nous a ainsi décrite : « Nous étions dans l’allée centrale des Tuileries, d’où l’on découvre le palais, et je lui dis : « Quel est votre rêve ? » Il s’arrêta, et, me montrant le pavillon de l’horloge, il répliqua avec une exaltation que je ne lui connaissais pas : « Le maître de la France est là. Eh bien ! Je voudrais être le maître de ce maître ! »

Prévost-Paradol avait-il le visage de l’homme promis à une grande fortune ? Là-dessus ceux qui l’ont connu ne sont pas du même avis. Un de ses amis, Gréard, a laissé de lui ce portrait : « Je le vois encore, dit-il, avec sa taille élancée, son port de tête élégant et fier, ses yeux pleins de feu, sa physionomie où se peignaient avec une mobilité expressive tous les contrastes, je ne sais quel mélange de hauteur et d’abandon, de vigueur continue et de pétillante jeunesse, de gravité précoce et de grâce caressante, qui donnait à sa personne une sorte d’autorité et tant de charme. Il apparaissait comme la vivante image de la distinction. Il avait cet air dont parle La Rochefoucauld, qui, manifestement, destine aux grandes choses. »

Les Goncourt, cependant, ne paraissent pas avoir été sensibles à cette « image vivante de la distinction », à ce « mélange de hauteur et d’abandon », à « cet air qui, manifestement, destine aux grandes choses. » Voici leur croquis de Prévost-Paradol à vingt-huit ans, en 1857 : « Un torse qui commence aux genoux, un nez de comique, des favoris d’homme grave, un col rabattu. On me présente, il se soulève de sa chaise, veut bien me dire quelques mots sur les études que doit nécessiter l’histoire des mœurs, se rassied, et, toute la soirée, reste au cœur de la conversation des vieux, n’ouvrant pas la bouche, raide sur sa chaise, sérieux comme un doctrinaire qui politique. Évidemment, c’est un garçon qui arrivera, mais c’est dur ! »

Le « torse qui commence aux genoux », et le « nez de comique » font perdre à Prévost-Paradol un peu de la majesté que lui donnait Gréard... en admettant que la description soit juste. Car Ludovic Halévy a protesté avec véhémence contre le signalement cruel des Goncourt ! Il paraîtrait que le nez n’était pas comique du tout, et que le torse commençait là où il fallait.

En tout cas, le trait sur lequel les Goncourt, avec hostilité, et Gréard, avec sympathie, sont d’accord, c’est que Prévost-Paradol avait l’air d’un monsieur qui arrivera au premier rang. Pendant longtemps la prédiction semble devoir se réaliser. Dès le coup d’état, Prévost-Paradol se range dans l’opposition, ce qui le force à interrompre une carrière universitaire qui s’annonçait brillamment. Mais c’est un mal pour un bien, car s’il quitte l’enseignement et la province, il devient journaliste, et journaliste à Paris ! Il entre aux Débats, où il va rédiger périodiquement le bulletin politique. Il a saisi le ton de la maison, il a compris le mélange exact d’impertinence et de conformisme qu’on attend de lui. Il ferraille contre l’Empire, mais son fleuret est moucheté, et toute une bourgeoisie qui s’enrichit sans vergogne grâce au régime croit se réhabiliter en faisant un succès au frondeur à la mode, au « Rochefort des salons ». Sainte-Beuve dit de lui : « Il tire sur nos amis, mais il tire bien. » La chance poursuit Prévost-Paradol : à la suite d’un article où il a comparé la France à une belle dame et l’Empereur au palefrenier qui aurait tourné la tête de cette belle dame, son journal est interdit. Et l’insolent est condamné à un mois de prison. La peine sera douce, cependant, car Prévost-Paradol est invité à passer ses trente jours de prison... dans la maison de santé du docteur Blanche, où l’on s’empresse de venir le voir et le féliciter. Thiers le flatte, Sainte-Beuve lui témoigne une indulgence exceptionnelle, inquiétante : bref, la Politique et les Lettres lui font des sourires engageants. Prévost-Paradol se multiplie : il entre à la Revue des deux mondes en 1860 avec un roman dont le titre aurait pu être choisi par Octave Feuillet ; il se répand de plus en plus dans le monde ; il se présente, enfin, en 1863, au Corps législatif. Mais il ne plaît pas aux électeurs. Après avoir obtenu, dans la Seine, un nombre de voix peu élevé, il se désiste et se présente dans la Dordogne où il ne réussit pas davantage, avec deux mille sept cents suffrages, à battre le candidat gouvernemental. Qu’à cela ne tienne ! Il va essayer de conquérir un siège plus difficile encore ; il va chercher à entrer sous la coupole, et se met, comme dit Flaubert, à « briguer la verdurette. » Et puis Sainte-Beuve ne lui renouvelle-t-il pas ses avances ?

 

En Janvier 1865 Prévost-Paradol publie ses Études sur les Moralistes Français, qui forment bien le genre d’ouvrage qu’un candidat à l’Académie française peut envoyer, avec sa carte de visite, à ceux dont il sollicite les suffrages. Quatre mois plus tard, l’écrivain, qui bat le fer pendant qu’il est chaud, se porte contre Jules Janin au fauteuil d’Ampère et est élu par seize voix contre quatorze. Il n’a pas trente-six ans. À vrai dire cette élection triomphale est le résultat d’une manœuvre politique savamment conduite : Guizot a mené toute l’opération pour jouer un tour au gouvernement. L’Empereur, conformément à la tradition, reçoit le nouvel élu, à qui Victor Hugo, de Guernesey, enverra plus tard sa bénédiction patriarcale. Prévost-Paradol, cependant, ne se repose pas sur ses lauriers mais cherche à s’élever au-dessus de lui-même, à écrire un livre qui changera le cours de la politique française. Sous le bourgeois conventionnel et ambitieux à la fois, et sous l’écrivain « pompier », il y a en lui un observateur clairvoyant qui a compris que la France est malade, bien malade, et qu’au danger intérieur s’ajoute maintenant un péril extérieur des plus graves. Quelques années plus tôt, déjà, Prévost-Paradol s’était emporté un jour contre les étourdis qui affectaient de se réjouir chaque fois que l’unité allemande se fortifiait. « C’est vainement, avait-il dit, que le peuple français lit tous les jours l’éloge de l’unité allemande. L’intelligence française est sans doute obscurcie par cette lourde nuée du journalisme ; mais la vue du Prussien, maître de l’Allemagne et arrogant héritier des empereurs germaniques, remue le cœur français en dépit de lui-même. » Au cours d’un voyage fait ensuite à Berlin, Prévost-Paradol avait été très frappé par ce qu’il avait vu : « Le nombre des uniformes dans les rues est effrayant », écrivait-il à Ludovic Halévy. Et il ajoutait : « Tout, ici, monuments et statues, hommes et choses, respire l’ambition et la guerre. Il y a sur le principal boulevard un magnifique Frédéric II à cheval, qui me fait penser à bien des choses quand je passe à ses pieds. Voilà bien, pour ces gens-là, l’Eternel qui les a tirés de la terre d’Égypte et qui leur a donné une belle place parmi les nations. »

1866, 1867, 1868... La France entre dans ces sombres années « où il n’y a plus une faute à commettre » ; elle franchit le seuil de ces années fatales que Paul Reynaud devait appeler, soixante-dix ans plus tard, lorsqu’elles revinrent pour la troisième fois, la « zone non sanglante de la guerre ».

1867... L’exposition s’ouvre, l’exposition qui précède les guerres... La gaieté, le luxe, l’insouciance n’ont jamais été aussi grands que pendant ces mois où l’on fredonne les airs de la Grande Duchesse de Gerolstein. Dans le théâtre où se joue l’opérette à la mode se pressent le Tsar, le roi de Prusse, le roi d’Espagne, la reine de Hollande, le khédive d’Égypte... L’impératrice Eugénie sourit dans sa loge, avec la princesse de Metternich à ses côtés. Prévost-Paradol est dans la salle... Et Bismarck aussi.

Cependant, Prévost-Paradol travaille fébrilement à son livre, voulant gagner de vitesse l’évènement. La façade française commence-t-elle à se lézarder ? Voici le plan qui sauvera l’architecture menacée...

En 1869 Prévost-Paradol se présente à nouveau aux élections et conduit, à Nantes, sa campagne électorale comme l’aurait fait un candidat à la chambre des Communes. Il arrive à cheval chez l’électeur : l’électeur n’aime pas ça. Il porte une rose à la boutonnière, il fume de gros cigares... Mauvais points contre lui. Les paysans le saluent mais le trouvent bien fier, et ils se promettent secrètement de ne pas voter pour ce beau monsieur de l’académie française. Prévost-Paradol, qui s’est fait appuyer à la fois par Jules Favre et par Falloux, ce qui est un tour de force, passe par des alternatives d’espoir et de découragement. Le découragement l’emporte, sans doute, puisqu’il écrit à Halévy cette phrase de candidat qui s’attend à être battu : « La bêtise est maîtresse du monde. » Au soir de l’élection, il arrive bon troisième, avec deux mille voix seulement, et très loin derrière le gagnant. Il commente avec élégance son échec : « Si on pesait les suffrages que j’ai obtenus, je l’emporterais par le poids ! »

Il n’est donc pas surprenant de trouver, dans la France nouvelle des remarques de ce genre : « Si la multitude ne manque certainement pas de vertu, elle manque certainement de lumières ». Ou bien : « Le gouvernement démocratique repose sur cette idée que le plus grand nombre des citoyens fait un usage raisonnable de son vote, et voit toujours avec discernement ce qui est conforme à la justice et avantageux à l’intérêt commun, et cela n’est pas vrai davantage. »

À maintes reprises Prévost-Paradol insiste, dans son ouvrage, sur la façon dont l’élite est traitée par la foule, et l’on sent que le sujet touche en lui un point douloureux... Il fait, par exemple, cette constatation : « On verrait plutôt un fleuve remonter vers sa source qu’on ne verrait une société démocratique refluer vers l’aristocratie. » Il est évident que par « aristocratie » il entend ici l’aristocratie dont il fait partie, celle du savoir et du mérite. Et lorsque, dans le livre premier de la France nouvelle, il décrira une élection, ce sera pour montrer que le candidat le plus canaille l’emporte souvent sur les autres.

Dans le livre II, l’auteur étudie les « institutions et les principes de gouvernement qui conviennent à la nation française. » Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, il ne propose pas l’abolition de ce suffrage universel dont il vient de montrer les défauts, car, remarque-t-il, « le suffrage universel a encore cet avantage qu’on ne peut rien inventer ni rien proposer au-delà pour séduire l’imagination populaire ». Il reconnaît, d’autre part, que l’homme qui élabore une constitution pour son pays doit tenir compte d’un fait primordial : l’esprit d’égalité impérieux qui règne chez les Français... Au fond, l’idéal serait, pour Prévost-Paradol, une monarchie constitutionnelle à l’anglaise. Cependant l’auteur de la France nouvelle ne fait pas du rétablissement de la monarchie la condition des réformes qu’il propose : « Les questions de personne, de dynastie, de forme extérieure du gouvernement sont des questions secondaires », dit-il, « la question principale restant celle de la réforme politique et administrative de la France ».

Quel que soit le régime qu’adopte le pays, Prévost-Paradol souhaite que nous soient épargnées des luttes intérieures trop violentes et que le point d’honneur qui joue, dans toutes nos discordes civiles, un si grand rôle, ne nous pousse pas à bout les uns contre les autres.

Les chapitres de la France nouvelle les plus intéressants à relire aujourd’hui sont assurément ceux qui concernent la politique étrangère et la politique militaire de la France, et la crise morale traversée alors par le pays.

Dans ses considérations sur ces divers sujets, l’auteur part de cette certitude, qui forme en quelque sorte le leitmotiv de son livre : « La France approche de l’épreuve la plus redoutable qu’elle ait traversée. »

La politique étrangère de Napoléon III passe, d’abord, un mauvais quart d’heure. Le prix que nous coûta le principe des nationalités tel qu’il fut appliqué par l’empereur est évalué ici avec une lucidité impitoyable. Et la guerre qui approche, la guerre de 1870, est dénoncée avec autant de précision que de force.

Quant à la politique militaire du régime, elle n’est pas analysée avec moins de rigueur. On sait la confusion extrême qui régnait pendant ces dernières années du second empire en ce qui concerne la réforme de l’armée, réforme que les circonstances imposaient. Napoléon III, pris entre les exigences diverses des partis, d’une part, et celles, contradictoires, des spécialistes, semble incapable de se décider. Le nouveau ministre de la guerre, le maréchal Niel, a remanié encore le projet de réforme en discussion, et réduit la part des sacrifices demandés au pays – car la démagogie pour sévir, n’a pas attendu les années les plus critiques de la IIIe République. Il semble que l’on n’aboutira jamais à rien, et un diplomate étranger qualifie toutes les discussions des commissions de « conférence militaire dans une maison de fous »... Les républicains refusent toute concession à Napoléon III parce que c’est lui qui les demande, et les vieux militaires qui se trouvent aux postes de commande – oui, ils étaient là aussi, à l’époque – s’opposent à toute innovation. Enfin, des membres du gouvernement critiquent dans les couloirs les thèses qu’ils ont défendues à la tribune : cela s’est vu aussi dans des temps plus récents. Au cours d’une séance dramatique un orateur de l’opposition, Jules Favre, adresse au ministre de la guerre cet avertissement :

– Prenez garde de faire de la France une caserne !

Et le maréchal Niel lui répond :

– Et vous, prenez garde d’en faire un cimetière !

Le maréchal Niel, d’ailleurs, fut si effrayé de sa réplique qu’après l’avoir faite il la raya du compte-rendu officiel de la séance. Car la consigne était de ne pas alarmer l’opinion... Déjà !

Il ne fallait pas réveiller des citoyens énervés par un long bonheur matériel et qui, dans leur demi-sommeil, se berçaient de cette illusion : « Il n’y aura pas de guerre ! » Dès lors, à quoi bon faire des sacrifices, à quoi bon changer son train de vie ? Et puis, le pays ne possédait-il pas une armée à laquelle il ne manquait pas un bouton de guêtre ? Le six juin 1867 quarante régiments aux uniformes étincelants avaient défilé devant l’empereur, au milieu d’une foule dont l’enthousiasme sera égalé, plus tard, par celui des spectateurs qui assistent à la revue du 14 juillet 1939. Parmi les invités qui virent cette grande parade se trouvaient le roi de Prusse et le général de Moltke. Et Bismarck.

La doctrine militaire officielle, telle que l’expose un manuel paru en 1867, partait du principe suivant :

« Avec les armes nouvelles, l’avantage appartient à la défensive. » Des officiers « non-conformistes », mais qui étaient regardés avec suspicion par l’État-major, protestaient bien contre les idées régnantes, et le commandant Fay, le lieutenant-colonel Lewal, et surtout le colonel Ardant du Picq semblent, mutatis mutandis, avoir joué un peu, alors, le rôle prophétique rempli avant cette guerre-ci par celui qui est aujourd’hui le général de Gaulle.

Prévost-Paradol dénonce avec force les fautes que l’on commet sous ses yeux et qui se ramènent toutes à un manque de courage chez les chefs responsables. La loi bâtarde de 1868 ne résout rien. Et l’opposition n’a guère lieu d’être plus fière que le régime pendant ces années de confusion, car elle refuse le service militaire obligatoire pour des raisons politiques, tout comme la Chambre de 1935, pour les mêmes motifs, votera contre l’institution d’une armée de métier.

Contre la « mystique de la défensive » on trouve dans la France nouvelle ces lignes qui semblent écrites d’hier : « ...Cette théorie repose sur une distinction absolue entre la guerre offensive et la guerre défensive ; on suppose d’abord qu’il dépend d’une nation de choisir entre l’un et l’autre de ces deux modes de guerre, et de plus qu’il y a entre ces deux modes de guerre, au point de vue pratique, une profonde différence. Ce sont là deux erreurs qu’un instant de réflexion suffit pour mettre en pleine lumière. C’est d’abord une erreur de fait de croire qu’une guerre défensive réclame moins de qualités militaires et demande une armée moins exercée qu’une guerre offensive : s’il y avait une différence entre les deux espèces de guerre au point de vue des efforts que chacune d’elles exige et des qualités nécessaires à l’armée qui doit la maintenir, la balance pencherait plutôt du côté de la guerre défensive, car le devoir de combattre en reculant sur son territoire envahi exige plus de force d’âme, plus de fermeté dans le jugement et plus de constance militaire que l’action d’envahir le pays ennemi 1 avec l’élan que donnent à l’homme, et particulièrement à notre race, l’entrain de l’attaque et l’espoir de la conquête. » Ici Prévost-Paradol fait écho à la constatation si juste de Michelet : « La défensive ne va pas à la France. »

Prévost-Paradol ne reste pas à mi-chemin dans son analyse, il remonte jusqu’au premier principe du mal : la crise militaire n’est qu’une conséquence de la crise morale profonde que traverse la France du second empire... Cette crise se trahit par quelques réflexions de ce genre, que relève l’auteur de la France nouvelle : « On entend dire : “L’Allemagne s’agrandira, peu importe... Du moins l’on n’envahira pas la France.” » Tous les citoyens semblent vouloir oublier le danger extérieur pour se consacrer davantage au soin de leurs affaires. Les classes riches témoignent d’un égoïsme incorrigible. Et les classes pauvres commettent une erreur, qui est « de confondre les devoirs de l’État avec les fonctions de l’administration de l’assistance publique ». Or, dit Prévost-Paradol, « une nation n’est capable de maintenir l’ordre dans son sein, d’arriver à sa liberté, de défendre sa grandeur qu’à l’aide d’un sacrifice perpétuel et volontaire de l’intérêt particulier à l’intérêt général ». L’écrivain nous rappelle ensuite solennellement que nous autres civilisations, nous sommes mortelles, comme Paul Valéry l’écrira plus tard. Il le crie à ses compatriotes qui s’étourdissent aux flonflons d’Offenbach dans les salons des Tuileries ou de Compiègne, – mais on refuse d’entendre cet empêcheur de danser en rond. Écoutez les accents de cette voix sévère : « On oublie trop de nos jours, lorsqu’on parle de la grandeur et de la décadence des peuples, que les causes de ces grands évènements sont purement morales, et qu’il faut toujours en revenir à les expliquer par un certain état des âmes dont les changements matériels qui frappent plus tard l’imagination du vulgaire ne sont que la conséquence visible autant qu’inévitable. » Je voudrais encore citer un passage, le plus fort peut-être de la France nouvelle, parce qu’on y sent, sous le style toujours un peu guindé, le frémissement d’angoisse d’un Français bouleversé par l’état de la France. Un découragement mortel et une lassitude profonde, remarque d’abord Prévost-Paradol, semblent être devenus le tempérament même du pays. Et il ajoute : « Après tant d’expériences manquées et tant d’espoirs déçus, il s’est formé parmi nous une sorte d’esprit public qu’on ne peut mieux définir qu’en disant qu’il est exactement le contraire de l’esprit de 89. Autant la France était alors portée aux illusions généreuses, autant elle se défie aujourd’hui des tentatives les plus modestes. Paraissant désormais incapable de haine aussi bien que d’amour, revenue de toutes les passions et dégoûtée surtout de l’espérance, elle considère les gouvernements et leurs divers efforts pour la guérir comme ces malades découragés qui écoutent tous les médecins avec une tranquille indifférence... L’étranger s’étonne des pulsations si faibles et si lentes de ce grand cœur de la France, dont les battements se sentaient jadis aux extrémités du monde. »

 

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Le 2 juillet 1870 s’embarquait à Brest le nouveau représentant de la France aux États-Unis, que venait de désigner l’empereur : Prévost-Paradol. Car Prévost-Paradol s’était rallié à l’empire depuis que l’empire était devenu libéral, le 2 janvier 1870. Ce ralliement devait lui permettre, pensait-il, de jouer un rôle politique important si les choses suivaient leurs cours, c’est-à-dire si la guerre ne survenait pas. Est-ce l’ambition qui, seule, avait déterminé Prévost-Paradol à servir un régime qu’il avait pendant si longtemps combattu ? Ou bien l’auteur de la France nouvelle croyait-il qu’en s’enrôlant au service de l’État il servirait davantage son pays qu’en publiant d’autres ouvrages ?

Dans un des passages les plus saisissants de son livre, l’auteur avait essayé de parler non plus à la raison des lecteurs mais à leur imagination ; non plus aux « hommes de sens rassis » qui menaient le pays vers la catastrophe mais aux jeunes gens qui formaient l’avenir de la France. Et il leur avait signalé, tout d’abord, l’un des dangers qui nous menaçaient déjà : le déclin de la natalité française : « Le nombre des Français doit s’augmenter assez rapidement pour maintenir un certain équilibre entre notre puissance et celle des autres grandes nations de la terre. »

Il y aura eu, décidément, peu d’avertissements que Prévost-Paradol ait négligé de nous donner dans son livre prémonitoire... Et comme pour couronner tant de vérités amères par une conclusion exaltante, l’auteur de la France nouvelle proposait à la jeunesse cette formule pour la France du lendemain : « Quatre-vingt ou cent millions de Français solidement établis sur les deux rives de la Méditerranée... »

À bord du navire qui le conduisait aux États-Unis comme ministre de France, Prévost-Paradol dut passer des journées moroses. Il savait qu’il laissait derrière lui plus d’un Français déçu par le revirement politique de l’ex-adversaire de Napoléon III. Et comme, d’autre part, il s’était rallié avec l’espoir d’obtenir des postes plus considérables que la légation de France à Washington, il voulait déjà brûler l’étape ! Enfin, la situation internationale le préoccupait plus gravement que jamais, d’autant plus qu’avant de quitter Paris il avait trouvé chez l’impératrice une fébrilité qui n’était pas moins inquiétante que l’abattement de l’empereur...

Quand notre diplomate met le pied sur le sol américain, la première chose qu’il apprend, c’est que la guerre a éclaté entre la France et la Prusse. Aussi, lorsqu’il remet ses lettres de créance au président Grant, est-il dans un état d’agitation insolite qu’on attribue tout naturellement aux circonstances. D’autre part, il fait chaud comme il peut faire chaud à Washington, et le nouveau ministre de France semble supporter très mal la rigueur de l’été américain. Il paraît être hors de son assiette, au point d’avoir des idées fantasques comme celle, par exemple, qui l’amène chez un armurier pour acheter en toute hâte un pistolet... La chose se passe le mardi.

Dans la nuit du mardi au mercredi, on entend, à la légation de France, le bruit d’une violente détonation. Le coup de pistolet a été tiré dans la chambre du ministre, et deux domestiques, qui en forcent la porte, trouvent Prévost-Paradol en train de râler (Il devait succomber trois-quarts d’heures plus tard). L’écrivain conventionnel, l’académicien, le railleur, le néo-classique, le diplomate ?... Personnages d’emprunt. L’homme vrai, secrètement romantique jusqu’à la moelle, finit comme l’exigeait la nature profonde de son caractère, et se révèle tout entier dans ce geste suprême du doigt pressé sur la gâchette.

Les journaux ne comprirent pas grand-chose à ce que l’un d’eux, le Washington Star, appela « À shocking tragedy ». Et comment auraient-ils pu s’expliquer l’évènement ? Le New York Times, cependant, émit l’hypothèse que Prévost-Paradol avait mis fin à ses jours parce que sa situation politique était devenue fausse... Le 22 juillet 1870 des funérailles solennelles furent faites, à Washington, au ministre de France et, malgré l’état de guerre régnant entre la France et l’Allemagne, le ministre de Prusse y assista. Le représentant de Bismarck était là.

En France cette fin tragique fut diversement jugée. Renan s’en tint à une explication toute positive : « La mort de Prévost-Paradol, dit-il, n’eut aucune signification politique et morale, ce fut un accident matériel amené par la grande chaleur de Washington et la surprise du régime américain des liqueurs glacées. » Reposez-vous donc sur vos confrères du soin de votre oraison funèbre !... À vrai dire, la remarque de Renan aurait un sens s’il était prouvé que le malheureux ministre de France ne savait plus ce qu’il faisait lorsqu’il se tira une balle au cœur dans sa résidence de Washington. Mais la lettre laissée par Prévost-Paradol sur la cheminée de sa chambre montre, au contraire, une minutieuse préméditation... Gréard semble plus près de la vérité lorsqu’il nous dit : « Prévost-Paradol se sacrifia au sentiment de l’honneur. » L’honneur, le point d’honneur : ces mots reviennent sans cesse dans la France nouvelle... Sans doute Prévost-Paradol eut-il le sentiment que l’empire, du fait de la guerre, était perdu, et que les hommes qui s’étaient ralliés à l’empire s’étaient ralliés à une mauvaise cause, avaient brisé net leur carrière et perdu à jamais la possibilité d’exercer le pouvoir. Un jour, dans sa jeunesse, l’ambitieux avait poussé ce cri étrange : « Il n’y a de vrai que le pouvoir ! » Et lorsque, à quarante et un ans seulement, il a l’impression que le pouvoir le fuit à jamais, il se tue ! Le 19 juillet 1870 apparut évidemment à Prévost-Paradol comme un jour à partir duquel la France devait faire son deuil de la victoire, et après lequel tout homme comme lui devait renoncer à jouer aucun rôle sur la scène publique. Ce qui mérite d’être souligné, c’est que Prévost-Paradol désespéra de l’avenir du pays bien avant nos premiers revers, et dès la minute même où la France entra en guerre. Ce pessimisme absolu s’explique par le fait que, depuis des années, ainsi que nous l’a dit plus tard Gréard, Prévost-Paradol voyait « la France et l’Allemagne lancées comme deux trains l’un sur l’autre ». À la vue de la catastrophe qu’il avait exactement prédite, le prophète se jeta sur la voie, et devint vraiment ainsi l’une des victimes de cette guerre dont il avait annoncé la fatalité.

 

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Les prophéties de Prévost-Paradol nous aident à comprendre, avec bien d’autres témoignages plus importants, que la guerre de 1914 et même la guerre actuelle étaient déjà en puissance dans la guerre de 1870.

Péguy disait que c’était vers 1880 que les choses avaient commencé à se détraquer. Mais la machine n’a-t-elle pas commencé beaucoup plus tôt encore à marcher mal ? En vérité tout se tient dans l’histoire de France du dix-neuvième et du vingtième siècles... Du parapluie de Louis-Philippe à celui de Chamberlain un âge bourgeois s’est développé, épanoui brillamment, puis corrompu, remplaçant peu à peu la recherche de la grandeur par celle du profit, la jeunesse par les vieillards, l’imagination et l’audace par des réflexes de peur et de petitesse déguisés sous le nom de réalisme politique.

La lecture du passé serait un jeu bien stérile si nous n’y trouvions des leçons pour l’avenir.

Dans la France de demain, à quel signe reconnaîtra-t-on que le problème allemand, le problème de notre sécurité, est résolu ? À bien des changements, et en particulier à celui-ci : les petits Français n’entendront plus parler de guerre, d’invasion et de mort dès leur plus jeune âge ; ils ne verront plus sur le jardin France s’étendre l’ombre du monstre germanique ; et les prophètes de malheur n’auront plus, enfin, qu’à se taire.

Alors, quand brillera sur la France ce matin là, Cassandre, l’oiseau de mauvais augure, s’enfuira de chez nous avec un grand cri, comme s’envole la chouette blessée par les premiers rayons du jour.

 

 

Robert de SAINT JEAN, Oracles sur la France.

 

Paru dans Les Œuvres nouvelles en 1943.

 

 

 

 



1 Remarque qui fait apprécier à sa valeur la résistance de l’armée russe depuis le 22 juin 1941.

 

 

 

 

 

 

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