La mort et le mystère de Paul Verlaine
par
SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER
En 1896, le 9 janvier, par une matinée qui montrait les arbres chargés de gel, je venais de m’engager par la rue de Rome, comme je le faisais tous les jours, depuis deux ans, étant dans l’obligation de me rendre porte Champerret, à la Compagnie de l’Ouest, quand, ayant acheté l’Écho de Paris, je lus la nouvelle de la mort de Paul Verlaine. En une seconde, je vis le monde tourner sur ses bases, comme pris de vertige. Deux semaines auparavant, aux approches de Noël, j’avais dîné avec Verlaine lui-même. Il venait de déménager pour s’installer rue Descartes, dans un logement de deux pièces, au deuxième étage d’une maison qui existe encore. Ce fait qui, pour tout autre que lui eût été fort simple, avait revêtu à ses yeux l’aspect d’un symbole. Les choses ne sont pas toujours si banales qu’il semble et il en est qui ont un sens étrange.
Au cours de cette soirée que j’avais passée avec le poète pour la dernière fois, moi encore presque enfant, et Verlaine déjà à la veille de quitter ce monde, je l’avais vu agité et fébrile. Des espérances lui traversaient la tête. La vie qui, pour lui, depuis vingt-cinq ans environ, c’est-à-dire depuis son divorce d’avec sa jeune femme, n’avait guère été qu’une suite ininterrompue de malaventures, allait enfin aboutir à quelque chose de sérieux et de solide, semblait-il penser. Finies les hospitalisations dans les prisons et les hôpitaux ! Achevés les jours de tribulations et de vagabondages ! Au 39 de la rue Descartes, il trouverait enfin un foyer – le foyer à la recherche duquel il n’avait jamais cessé de courir, et dont les mirages l’avaient fui, le laissant après leur évanouissement toujours plus endolori et plus accablé ! Ainsi, il se croyait arrivé au port ! Hélas ! c’était la vérité, mais il n’entendait point la chose comme il l’eût fallu !
LE VRAI VERLAINE
Quelque énigmatiques que soient les êtres, il leur arrive de nous livrer tout à coup leur profond secret. Verlaine, qu’ont enveloppé tant de légendes, tant de rébus et tant de signes obscurs, n’était au fond qu’un très pauvre homme, d’une simplicité naïve. Il a été toute sa vie affamé d’amour, comme il a été « fou de claires paroles », et comme il l’a été de sincérité. À la lumière de ces passions-là, on peut le suivre à travers le dédale de sa destinée, sans jamais perdre ses traces. Ce qui a pesé sur sa vie, c’est la perte de son foyer, dont il s’est vu chassé dès les premiers jours. Sans doute, il l’avait lui-même déchiré, mais il ne s’en est jamais rendu compte. Les hommes commettent des fautes dont ils se forgent les chaînes et ils sont stupéfaits de leurs conséquences. Verlaine, qui avait préparé son propre naufrage, n’y a probablement jamais rien compris. Le berceau de son fils flottait à la dérive, le lit conjugal s’en allait dans la tempête, les fleurs d’oranger de la noce n’étaient que poussière au vent et il s’en étonnait avec éclat. Un jour que j’étais avec lui au quartier Latin (un soir de l’hiver 1894-1895), ne m’a-t-il pas dit en pleurant contre ma poitrine qu’il avait un fils de mon âge dont on l’avait séparé et qu’il ne se consolait pas de son absence. Le vieil homme était seul avec moi dans la nuit. La pluie tombait, une pluie épaisse et lamentable !
Au moment où j’avais lu l’Écho de Paris, il était à peu près 8 heures du matin. Verlaine s’était éteint la veille, à 7 heures du soir. Il était mort au 39 de la rue Descartes, chez Eugénie Krantz, cette ancienne artiste de music-hall à qui l’attachaient très vraisemblablement beaucoup moins les jouissances amères de la chair que des illusions d’époux en déroute. À présent, j’étais rue de Rome, à l’endroit où passent les trains. Par un hasard (qui en soi est insignifiant, mais que je n’en tiens pas moins à noter), j’avais tout juste en face de moi la maison de Mallarmé. Je n’en savais rien à l’époque, car Mallarmé n’était pas de mes dieux, il n’en a fait partie que longtemps après. Éperdu du drame qui s’était produit, je ne cessais d’en relire les détails et quelqu’un qui m’eût aperçu se fût étonné de ce tout jeune homme qui restait là sur le trottoir, en tenant ouvert un journal dont les feuilles tremblaient dans ses mains de l’émotion de sa peine. Mais il n’y avait dans la rue que des passants peu nombreux. Je me demandais ce que j’allais faire. Aucun des poètes de ce temps n’avait pour moi la valeur de Verlaine. Sans mesurer encore son rapport dans les Lettres (qui m’apparaît aujourd’hui formidable et qui s’est étendu jusqu’aux arts du théâtre), j’en pressentais la grandeur. Issu du vieux sol ardennais, Verlaine était l’homme du terroir dans toute l’acception du mot. Sous ce front bossué de faune des forêts, vivait l’antique génie français, riche en nuances, et en musiques subtiles. Par opposition avec les Gautier, les Leconte de Lisle et les Hugo même, il était retourné aux fontaines du langage, à savoir l’essence du folklore dont il avait retrouvé la fraîcheur. Peut-être était-ce à son insu qu’il l’avait fait. Les plus grandes choses humaines se passent dans l’inconscient et en dehors de notre intelligence. Comme s’il nous eût été envoyé par les fées et par les démons de l’immense nature, Verlaine s’était vu jeté parmi nous, en qualité de mandataire d’un monde de profonde magie.
RUE DESCARTES
Si j’avais perdu un parent et que ce dernier m’eût été très cher, je n’aurais pas éprouvé plus de peine. Je demeurai un moment rue de Rome, inquiet de ce que j’allais faire, hésitant à rebrousser route, et me refusant cependant à partir pour mon bureau. L’omnibus Panthéon-Courcelles passant par là, je m’y engouffrai, sans plus réfléchir.
Il était encore de bonne heure quand j’arrivai rue Descartes. Dans la rue étroite surplombée de constructions où les fumées et la poussière ont imprimé leurs traces comme lithographiquement, les gens du quartier allaient et venaient, chacun vaquant à ses occupations. Dans cette rue où Verlaine avait déambulé, personne ne semblait se soucier de lui. La poésie est étrangère à la multitude des hommes, et les malheureux qu’elle a adoptés, loin d’en sembler plus rayonnants, n’en sont que plus méprisés. Même dans un cas comme celui-ci où le poète a pris figure de va-nu-pieds et d’errant, il n’intéresse que de vagues initiés. Il faut le temps pour l’imprégner de lumière. Tant qu’on peut le voir arpenter le macadam, on n’est frappé que de sa pénurie, de ses pardessus rapiécés et fatigués, de sa physionomie macabre et de ses croquenots béant aux ruisseaux. Ce qui se passe en lui, le message qu’il apporte, l’essaim des mélodies qui volettent sur ses pas sont quelque chose d’invisible. Ainsi Verlaine, rue Descartes. En entendant dire par quelque voisin que le Monsieur du 39 de cette rue était décédé la veille, les commères à peine s’arrêtaient pour dire leur mot et, probablement, davantage pour se répandre en plaintes sur sa compagne que pour regretter sa perte. Verlaine, ce n’était rien qu’un clochard foudroyé, un individu à l’aspect de mendigot et dont on ne connaissait rien que les brutales crises d’ivrognerie et les déchéances d’hospitalisé.
– C’est ce qu’on appelle la gloire ?
Avec le droit à la famine,
À la grande misère noire
Et presque jusqu’à la vermine !
– C’est ce qu’on appelle la gloire !
Ces vers, qui font partie des Invectives, quelle cruelle amertume n’expriment-ils pas ? Qui n’en ressent l’épouvantable désespoir ?
AU CHEVET DU POÈTE MORT
Au deuxième étage du 39, devant la porte de Verlaine, je trouvai Gustave Le Rouge. C’était un des intimes du vieux maudit. Accompagné de sa jeune femme, il était monté bien des fois, ces temps derniers, pour le voir. Ils avaient soupé ensemble. Je lui vis les yeux tout rougis de larmes. Il se disposait à sortir pour mettre à l’adresse du fils de Verlaine une dépêche de pure convenance.
Georges Verlaine n’était en rapport avec aucun des amis du poète, ni même avec celui-ci. Gustave Le Rouge remonta quelques marches pour rentrer avec moi dans le logement. J’entr’aperçus quelques ombres furtives que ma présence fit s’enfuir et Le Rouge m’entraîna dans la salle à manger où, en décembre ou en novembre, j’avais trouvé un Verlaine si heureux ! Cette salle à manger n’était plus la même. On avait fermé les persiennes et on n’y voyait que mal.
Je n’avais jamais visité de mort. Cet appareil m’impressionnait, je ne demandais pas à voir Verlaine. Cependant, j’entendis un pépiement d’oiseaux. C’étaient les oiseaux que Verlaine aimait. Il s’était amusé à leur dorer leur petite cage. Les oiseaux chantaient, innocents des choses.
Je demandai à voir Eugénie Krantz. Le Rouge me dit qu’elle venait de descendre, elle était allée faire les provisions et puis il me parla de la mort du poète, qui s’était produite brutalement et dans des conditions extraordinaires. Le 8 janvier il ne semblait pas mal, pas plus, en tout cas, que les autres jours, et avec André Cornuty, Cazals et d’autres camarades il avait beaucoup bavardé, mêlant à ses plaintes habituelles des regains de plaisanteries. C’était assez normal chez lui, qui passait assez facilement de la gaieté au chagrin et aux larmes. Vers le soir, ses amis l’avaient quitté, laissant Eugénie Krantz à son chevet. Que s’était-il passé entre eux ? Sans doute il avait eu besoin de quelque chose et il l’avait réclamé. Elle lui avait mal répondu, il s’était fâché, elle l’avait couvert d’injures. Quand il se mettait en colère, elle criait toujours bien plus fort que lui. Il avait essayé de sortir de son lit dans un geste de menace. Et il avait roulé à terre (peut-être aussi par la faute d’Eugénie). Bref, elle l’avait laissé sur le parquet, dans sa quasi-nudité et parmi la misère d’une pièce très mal chauffée, par cette nuit spécialement froide. Du palier, on l’avait entendu qui geignait. Mais comment aurait-on osé se mêler d’affaires pareilles ! Chacun chez soi et la paix est partout, disent les simples gens du peuple. Au petit jour, Eugénie Krantz était remontée dans l’appartement. Elle avait retrouvé Verlaine à la même place, blanc des sueurs de l’agonie. Il est bien certain que c’était le dernier coup. Il décédait le soir même.
Son récit fait, Gustave Le Rouge me demanda si j’étais désireux de saluer le mort. Je passai dans la petite chambre où il dormait. C’était une pièce très pauvre d’aspect, mais émouvante par sa simplicité. Aux murs pendaient quelques tableaux sur lesquels mes yeux ne s’arrêtèrent point. Attiré par le pauvre mort qui s’était enfoncé dans l’éternel sommeil (qui n’est peut-être, après tout, qu’un trompe-l’œil !), je ne pouvais rien voir d’autre. Sa figure au crâne monstrueux semblait rêver. Ses bras étaient allongés sur les draps. Une petite croix brillait sur sa poitrine, à côté de quelques brindilles de buis. Le lit était banal, mais très convenable. Pour Verlaine, on l’avait revêtu d’une chemise vraiment de cérémonie. Autour de son cou amaigri, on lui avait noué une belle cravate noire. C’était une chose qui n’avait aucun sens, sauf que, pour cette dernière journée parmi les hommes, on avait pensé à lui faire honneur. Les pauvres ont de ces caprices qui sont une vertu du cœur.
Dans la chambre submergée d’ombre, j’aperçus Cazals. Ce jeune homme, qui adorait Verlaine, ne pouvait pas se détacher de lui. Il était sur un tabouret et il dessinait. Comment y voyait-il ? Je n’en sais rien. La pièce avait ses volets clos et, dans la hâte des premiers soins, on n’avait trouvé à allumer que des bougies roses. Ces bougies non plus n’avaient rien de bien correct. Le pharisaïsme ordinaire n’était ici pas de mise. Mais personne n’y aurait pris garde. Il n’y avait partout que de l’amour. Avec une piété admirable Cazals, qui n’était peintre que de cœur, s’efforçait donc de travailler, cherchant à fixer les traits de Verlaine avant la dissolution.
J’avais fait à Cazals un signe de tête, je regardais un long moment le pauvre mort, pour qui enfin était terminé le calvaire. Il avait l’air au fond de l’Océan, flottant à travers de vagues transparences, dans l’infini de la vie éternelle. Que l’on s’occupât de sa vieille carcasse lui était bien indifférent, du haut du ciel où sans doute il était. Je me retirai de la chambre et je proposai à Le Rouge de porter au bureau de poste la dépêche qu’il avait écrite pour Georges Verlaine. J’en pris la teneur de ses mains, heureux de lui servir à quelque chose. L’idée de me trouver en face d’Eugénie Krantz ne m’avait pas peu décidé à activer mon départ.
EUGÉNIE KRANTZ
Dès le début de ce récit, j’ai indiqué que quinze ou vingt jours avant la fin de Verlaine, j’avais eu l’occasion de le rencontrer et que nous avions dîné ensemble. Au cours de ce dernier repas (dont Cazals et Gustave Le Rouge ont dit un mot, d’après ce que Verlaine lui-même leur avait raconté), la conversation devait tomber sur Eugénie Krantz. Voilà pourquoi j’y reviens.
À tous ceux qui ont étudié la vie de Verlaine, ses relations avec cette personne apparaissent inexplicables. Dans les années où ils se sont fréquentés, Verlaine n’avait évidemment rien d’un homme séduisant, ni même appétissant et acceptable, mais quand je me rappelle Eugénie Krantz, je ne retrouve dans ma mémoire qu’une femme plutôt désagréable d’aspect, à la figure rougeaude et semée de rides, aux yeux petits et méchants. L’impression qu’elle donnait était loin de suggérer quoi que ce soit d’un pouvoir sensuel et physique, même élémentaire. En dépit des vers qu’il lui a dédiés et dans lesquels il parle de leurs « nuits », la femme ne devait pas agir sur Verlaine par l’attrait du vice. (Je ne puis pas me passer d’elle, a-t-il écrit dans l’une de ses lettres.)
Avant de s’être mis en ménage avec elle, et de l’avoir affichée publiquement comme sa « presque femme », il s’était fait héberger par elle rue Saint-Victor, et il s’était montré satisfait de la vie commune. Cependant il ne cessait de se plaindre de ses violences. Ce n’était pas une femme de tout repos. Plus souvent qu’à son tour il lui arrivait de s’abandonner à ses impulsions d’hypocondriaque. C’était au point qu’il devait la quitter. Le cher foyer tant désiré redevenait pour lui quelque chose d’intolérable, il ramassait ses pauvres hardes, faisait un paquet de ses manuscrits et se reprenait à courir les routes, demandant asile à n’importe qui. Mais, la tempête une fois passée, il revenait toujours à Eugénie Krantz pour lui demander pardon.
UN DÎNER AVEC LE PAUVRE LÉLIAN
Le 22 ou 23 décembre, je venais de passer la journée au quartier Latin, il était environ 8 heures du soir, une neige fuligineuse n’avait cessé de tomber et les arbres du Luxembourg en étaient couverts. Je m’apprêtais à monter dans un omnibus afin de regagner Montmartre, où j’avais mon gîte, quand, aux abords de l’Odéon, j’aperçus Verlaine. Que faisait-il là ? Nous étions en hiver, un hiver particulièrement glacé et lugubre. Verlaine était coiffé de son chapeau de feutre habituel, un chapeau déformé et décoloré, un large manteau du type macfarlane flottait sur son corps plutôt décharné. Bien qu’il s’aidât de son bâton, il n’avançait qu’avec peine.
– Bigre ! fit Verlaine aussitôt que je l’eus rejoint, quel temps pour les chiens !
Il m’avait serré dans ses bras. Sa satisfaction de me voir n’avait rien de joué. C’était l’homme le plus naturel qui ait jamais vécu, son esprit répugnait à l’affectation et autour de lui aucune pose n’eût été possible. Chez Verlaine, l’homme est l’œuvre, et inversement.
– Dînez avec moi, reprit-il presque immédiatement, Vanier m’a donné des argents et la vie est belle !
Sans doute disposait-il d’une dizaine de francs dont l’avait gratifié son éditeur. Quand il lui apportait un poème inédit, Vanier lui fourrait dans la poche une large pièce de cent sous en argent. C’était de quoi faire une noce magnifique !
– Je connais une maison où l’on mange très bien, ajouta Verlaine d’un air fin et malicieux.
Et sans avoir attendu ma réponse il m’avait déjà pris le bras et m’entraînait vers un restaurant proche.
C’était rue Racine, à deux pas de l’Odéon. Il fallait passer sur l’autre trottoir, des fiacres roulaient sous la neige, dont les flocons épais tourbillonnaient. Dans la clarté des becs de gaz, on aurait dit des vols d’anges.
J’étais très fier d’accompagner Verlaine, mais autour de nous les gens s’en écartaient, comme effrayés de l’air douteux de mon bizarre compagnon. Il avait son chapeau rabattu sur ses yeux, qui étaient vifs et luisants. Je l’entendis tousser une ou deux fois, des râles sifflaient dans sa poitrine malade.
Bientôt, une devanture étincela dans une rue et Verlaine poussa une porte. Je me rappelle une salle longue et étroite ; dès l’entrée, on était jeté dans une atmosphère lourde, toute chaude d’odeurs de friture. Le patron s’était élancé pour recevoir ses clients ; je le vis qui saluait Verlaine avec un air de déférence particulièrement marquée. Il nous conduisit à travers son établissement. Assis à des tables, des couples dînaient, d’étudiants ou bien d’employés, qui semblaient avoir là leurs habitudes et qui se connaissaient les uns les autres. L’apparition de Verlaine les surprit. Sa silhouette était familière à la plupart. Mais il leur était plus connu par ses chutes d’homme tombé à la crapule que par ses chants immortels.
UN CONVIVE HEUREUX
– Qu’est-ce que vous prenez ? fit Verlaine après avoir regardé le menu.
Il y avait dans sa question quelque chose d’avantageux.
Aux pauvres gens, la chance parfois sourit. Ce soir-là, Verlaine n’était pas un « resquilleur ». Il s’était même offert le luxe d’un invité et il paierait tout, recta ! La grande douleur des malchanceux, c’est de vivre comme humiliés, c’est d’être constamment des offensés. S’ils ne souffraient que d’avoir faim et de se serrer le ventre, ils s’en consoleraient encore, mais ils n’ont pas le droit de former même un caprice ! on les traite comme des inférieurs à qui l’on fait la charité dès qu’on leur donne quelque chose, on les froisse dans leur dignité et on les vexe !
– Figurez-vous, me dit Verlaine, que mes affaires sont près de s’arranger ! Un jeune homme qui s’appelle Barrès et qui me veut, paraît-il, un grand bien, a eu l’idée de grouper des amis, parmi lesquels il y a votre père, Henry Bauer, Coppée, le comte de Montesquiou. Ils voudraient que j’aie une fin de vie digne, je crois qu’ils me feront des mensualités : 125 francs, 130 francs régulièrement !
J’avais bien entendu parler de cette collecte et j’avais même vu chez Verlaine le secrétaire du comte de Montesquiou, qui était là pour lui verser une somme. À présent, Verlaine s’en ouvrait avec confiance, il paraissait en veine de confidences.
Comment en vint-il à parler d’Eugénie Krantz ?
– Elle n’a pas un bon caractère, fit-il soudain, mais elle tient très bien mon ménage ; elle me raccommode mes vêtements, elle fait mon marché et m’assure une vie rangée...
C’était parti comme une réponse à des griefs imaginaires que j’aurais pu formuler, car beaucoup, parmi ses amis et ses disciples, s’indignaient de certaines façons d’Eugénie Krantz. En somme, elle exploitait Verlaine. Dès qu’il avait quelque argent à toucher, elle s’arrangeait pour se le faire livrer et il n’en restait rien pour le poète. Il savait bien que chez une femme comme elle il fallait faire la part de l’intérêt et sa présence à ses côtés lui était un tel bonheur ! L’hôpital, la prison, les bouges, tout cela, c’était bien à souhait pour sa gloire, mais il en avait « marre » de vivre en vagabond, de n’avoir pas de toit où s’abriter, de pierre où poser sa tête ! Tous ses essais pour se fixer n’avaient jusqu’alors abouti à rien. Comme un arbre déraciné, il aurait voulu s’attacher aux rives, mais l’orage l’avait renversé et il roulait à la fange. Au milieu de ces catastrophes, Eugénie Krantz était une espérance, une possibilité qu’il conservait, et à quoi il s’attachait.
– J’ai une photo d’elle que j’adore, me dit encore le poète.
Et de la poche de son veston, qui était tout râpé et constellé de taches, il sortit un portrait fané, décoloré, représentant une élégante jeune femme, à la taille nerveuse, bien cambrée et fine, avec une tête du plus beau style Second Empire, avec des cheveux en frange sur le front, comme sur les toiles de Manet. Sans doute c’était Eugénie Krantz, mais avec vingt-cinq ans de moins et dans une sorte de luxe.
– N’est-ce pas qu’elle est exquise ? reprit Verlaine.
Les années qui avaient passé ne comptaient pas ! Le poète ne voit dans la vie que ce que son âme lui permet d’en découvrir, son imagination arrange le monde et les êtres.
– Elle était danseuse, me dit-il après un petit silence.
Je n’avais guère su que répondre. En ce moment il avait fui la terre. Ariel qui danse sur un fil d’or n’entendrait rien de nos cris. Il avait allumé sa pipe. Un nuage odoriférant flottait au-dessus de sa tête hirsute. Autour de nous, la salle s’était vidée, les garçons ôtaient les couverts et rassemblaient les chaises contre le mur. La chaude atmosphère continuait de sentir bon dans la salle.
Dans quel monde habite le poète ? De toutes les sphères que traverse l’homme, quelle est celle où respire l’âme ? La réalité n’a-t-elle pas cent formes ? Et, les yeux fixés sur son illusion, Verlaine n’a-t-il pas plus vécu sa propre vie que ceux qui le jugèrent lunaire ?
LA DERNIÈRE GARDE D’HONNEUR
C’est le vendredi 10 janvier 1896 que devaient se dérouler les simples obsèques du pauvre Lélian. Jamais n’avait étincelé plus radieux soleil. À l’église Saint-Étienne-du-Mont, une foule extraordinaire s’était rassemblée, non par l’effet de cette curiosité que provoquent généralement des cérémonies de ce genre quand elles se rapportent à des hommes célèbres, mais dans un sentiment d’étonnante tristesse. Ce Verlaine qui avait été l’un des plus merveilleux chanteurs dont l’humanité se fût honorée, n’avait reçu du monde que des outrages. Sur son cercueil, personne n’aurait pu déposer autre chose que d’humbles bouquets. Aucune puissance n’aurait fait qu’il y brillât une autre croix que celle du crucifié, son frère de douleur. Parmi la multitude des assistants, des académiciens se pavanaient qui devaient faire grand étalage de leur admiration pour Verlaine devant son tombeau. Mais quel besoin Verlaine avait-il de leur certificat dérisoire ? C’était dans le petit monde de la bohème, parmi les pierreux, les clochards, les étudiants et les ratés des Lettres que Verlaine s’était recruté sa garde d’honneur. Celle-ci devait, à elle seule, lui frayer sa voie vers la postérité et vers la gloire.
SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER.
Paru dans Le Figaro du 7 janvier 1939
et recueilli dans Suites françaises
(New York, Brentano’s, 1945)
par Léon Cotnareanu.