F.-R. SALZMANN

 

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LETTRES CHOISIES

 

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Traduites de l’allemand par M. E. C.

 

 

ET PRÉCÉDÉES

 

 

D’UNE ÉTUDE SUR LE MYSTICISME

 

 

 

 

 

PARIS

 

BIBLIOTHÈQUE CHACORNAC

 

11, QUAI SAINT-MICHEL, 11

 

 

1906

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

ÉTUDE SUR LE MYSTICISME

 

 

 

Les auteurs qui ont parlé du mysticisme en ont donné chacun une définition différente. Si l’on se réfère à l’étymologie du mot, tous ceux qui ont pensé ou agi dans les régions extraordinaires de la conscience auront droit à l’épithète de mystiques : les philosophes idéalistes, les saints, les magiciens, les devins, les utopistes appartiennent tous, à ce compte, au mysticisme. De nos jours on a restreint l’application de ce mot à diverses classes d’illuminés ; pour notre part, nous considérons comme mystique tout homme, à quelque religion qu’il appartienne, qui se rattache à Dieu seul, faisant abstraction de toute créature et consacrant toutes ses forces à l’accomplissement de la volonté du Père ; on a défini le mysticisme la géométrie de l’âme ; c’est cela et beaucoup d’autres choses encore. Dès qu’une créature se remet entre les mains du Seigneur, ses voies sont changées : ses travaux, ses entraînements varient selon ses facultés et les nécessités de l’évolution générale ; elle est guidée pas à pas par des agents spirituels spéciaux, comme cela se voit d’ailleurs, quoique avec beaucoup moins d’intensité, pour tous les hommes. De sorte qu’en somme, la voie mystique est caractérisée par ceci : que les aides envoyés pour conduire les hommes qui veulent y marcher viennent directement du plan divin, du royaume de l’Amour et de la Miséricorde.

Personne ne peut travailler à quoi que ce soit sans une collaboration incessante de l’Invisible ; mais notre volonté attire ce qui lui est analogue : pour employer l’énergique expression de Jacob Boehme, si notre âme a faim de richesses, elle attire les soldats de Mammon ; si elle a faim de gloire, elle attire les soldats du spiritus mundi ; si elle a faim de Dieu, elle attire les anges de Dieu. L’âme d’un mystique vrai rejette toute science, toute splendeur, toute béatitude : la pauvreté spirituelle est sa manne ; les magnificences des génies, les miracles des Dieux, les sciences des adeptes lui sont indifférents. Le sacrifice devient sa vie et l’amour en est le principe.

Mais l’escalade de ces hauteurs est une entreprise difficile ; la pente est abrupte ; l’air y est trop vif ; le vertige guette sa proie. Aussi les mystiques, qui connaissent ces dangers pour les avoir courus, ne tarissent pas en recommandations pour le voyageur inexpérimenté. Le grand-œuvre spirituel qu’est l’alchimie mystique consiste à remplacer l’homme naturel par l’homme divin : au rebours de toutes les autres initiations, dont l’effort tend à développer jusqu’à leur perfection toutes les facultés de cet homme naturel, la mystique enseigne qu’en exaltant la Nature, on exalte la force centrale qui est la cause du mal : l’orgueil ou l’égoïsme ; – qu’il suffit de combattre cette force, sous quelque nom qu’elle se cache, pour que le plan divin rétablisse sa communication avec la créature qui l’a un moment renié. Ce moment a pu durer des siècles ou une seconde, cette créature peut être un homme ou le chef d’une nébuleuse ; peu importe à l’Absolu. Le Centre est partout ; le Père envoie son Fils là où on Le Lui demande.

Ainsi se confirme pour nous toute la morale évangélique : l’humilité, la patience, la confiance et en premier lieu la charité. Mais une telle voie est trop simple et trop haute pour l’esprit de l’homme, dont les yeux ne peuvent regarder en face aucun soleil. Il lui faut une lumière proportionnée à la faiblesse de ses organes ; une nourriture qu’il puisse s’assimiler ; une besogne qu’il ait la force d’accomplir.

 

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C’est cette adaptation ininterrompue de la Vérité essentielle à la capacité de notre intelligence, cette réponse sans cesse renouvelée de la lumière aux recherches, c’est-à-dire aux demandes de l’homme, qui constitue la descente silencieuse de l’Esprit-Saint sur la terre. Nombreux sont ses interprètes parmi les hommes ; ses soldats les plus actifs ne sont pas ceux dont le nom reste dans la mémoire des hommes, même dans cette phalange de rêveurs décriés qu’on appelle les écrivains mystiques. Quand on trouve un homme que tout le monde persécute, on peut croire que cet homme travaille pour le Ciel ; mais, parmi tous ceux qui réprouvent la Science et la Sagesse des Universités ou des Églises, ceux-là qui demeurent ignorés sont les plus grands au point de vue de l’Esprit. Voyez les conseils définitifs que donne à ceux qui veulent le suivre cette âme surhumaine que l’on appelle l’Ami de Dieu 1. « Quand, dit-il en substance, vous aurez épuisé les pénitences, les jeûnes, les flagellations ; quand vous aurez approfondi les mystères, les extases, les ravissements, quand un rayon parti du Centre aura transpercé, retourné et renouvelé votre âme, alors vivez comme tout le monde ; faites votre métier sans bruit, parmi vos concitoyens, taisez vos expériences extraordinaires, suivez le cours monotone de l’existence quotidienne. » C’est certainement là l’épreuve suprême, pour résister à laquelle il faut une force inouïe, que bien peu d’âmes possèdent. Mais fermons cette parenthèse.

Si les lumières qui descendent sur l’humanité viennent du Saint-Esprit, il faut cependant faire attention à une circonstance sans laquelle on pourrait mettre en doute la superexcellence de cette descente. La création est création, la terre est terre, l’homme est presque tout à fait un animal, parce qu’il y a en eux un principe de déséquilibre, d’inharmonie, de gravitation, de lutte, qui est la force du Je, du Moi. Ce Moi est d’autant plus furieux, angoissé, tourbillonnant, qu’il est plus comprimé ; il a une très grande faim, il désire intensément, il appète avec violence ; c’est un Maëlstrom qui n’a pour fond que la limite seule de l’être auquel il appartient. Il attire donc, entre autres choses, les lumières spirituelles, et il les teint, comme dirait Boehme, à sa couleur particulière. Voilà pourquoi et comment il n’y a pas de vérité parfaite sur terre, sauf dans la portion qui nous a été donnée du Livre de Vie ; tous les livres des hommes et toutes leurs paroles contiennent une part d’erreur ou d’obscurité. Les soldats du Prince de ce monde veillent dans le visible comme dans l’invisible, et ils empêchent trop souvent le bon grain de lever.

 

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Ceux qui se plaignent que le Règne du Père est long à venir ont trop de hâte ; voici encore une autre preuve de leur impatience.

Quand un de ces germes de vie, une de ces étincelles du Verbe éternel que nous appelons une âme, quitte sa patrie céleste pour essayer de voler de ses propres ailes, elle emploie à descendre vers le Néant une portion de temps incommensurable, des centaines de milliers d’années de notre temps terrestre ; lorsque, au bout d’efforts sans nombre, elle reconnaît son impuissance, lorsqu’elle se sent vaincue dans ce combat téméraire qu’elle a engagé contre Dieu, pourquoi voudrait-on qu’elle remontât plus rapidement qu’elle n’est descendue ? Ne faut-il pas qu’elle se reconstruise dans la Lumière des organes, des facultés et des pouvoirs inversement proportionnels à ceux qu’elle s’était construits dans l’ombre ? Peut-on donner à un nourrisson de la viande et du vin sans le rendre malade ? Chaque connaissance nouvelle que nous acquérons étend bien notre liberté, mais elle aggrave aussi notre responsabilité. Tels que nous sommes, nous savons quelques lettres de l’alphabet de la Science. Qui peut dire qu’il se conduise selon ce qu’il connaît de la Loi ? Ne transgressons-nous pas à chaque instant les fragments de cette Loi que la curiosité nous fait rechercher cependant si obstinément ?

Ne nous montrons-nous pas trop faibles dans nos actes par rapport à la force de notre pensée ? On a eu raison de dire que la chair est faible. Il est écrit d’ailleurs : Possédez vos âmes par la patience. Cette patience, ce n’est pas du quiétisme. C’est une union intime de confiance en la bonté du Père et d’humilité ; nous acquerrons cela si nous voulons bien nous donner la peine de regarder la vie ; nous y trouverons de plus en plus les marques de la protection providentielle et les preuves de notre indignité. On découvrira sans peine dans ces idées, dont je prierai le lecteur d’excuser le désordre, une justification de l’enseignement de l’Ami de Dieu et de celui de l’Évangile. Nulle part, le Christ a dit : Si vous voulez être sauvé, ayez des visions, mettez-vous en relation avec les Anges, faites des miracles ; – mais bien : Chargez votre croix et suivez-moi. Dans ce chemin obscur et caché, il y a encore assez de travail pour exercer toute notre foi et toute notre énergie.

Il faut bien le comprendre : ce ne sont pas les travaux ardus de l’intelligence dans le domaine des sciences occultes, ce ne sont pas les pouvoirs miraculeux que le Ciel a donnés comme but à l’homme. Réaliser la volonté du Père, s’aimer et s’aider sans distinction, donner de son bonheur aux autres, imiter l’action du Christ, son sacrifice complet : tel est le but, telle est la voie. Ainsi nous entrerons au Ciel, nous goûterons la béatitude, même sur cette terre, lorsqu’aucune œuvre ne nous coûtera plus ; telle est la conclusion qui s’impose après l’examen des mystiques catholiques ; tel est le résumé de la morale que Brehm formule en ces termes exprès. Cela ne veut pas dire qu’il faille rechercher la douleur, mais simplement que nous n’avons pas à la craindre, ni à la faire entrer en ligne de compte dans nos décisions.

Mais ce n’est pas un cours de spiritualité que j’avais l’intention de faire ; mon but est atteint si le lecteur a pu comprendre par ce qui précède la nature du vrai mysticisme. Je me propose maintenant de montrer les caractères du mysticisme à la fin du XVIIIe siècle ; pour cela il nous faut en reprendre l’histoire générale.

 

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Je voudrais faire ressortir au lecteur les grands courants du mysticisme – défini comme on vient de le voir – dans l’histoire spirituelle de notre Occident. Il nous semble en distinguer deux principaux : celui dont les adeptes se soumettent aux dogmes et aux observances de l’Église catholique, et celui dont les adeptes sont plus ou moins libres. Ce n’est pas ici le lieu de décider lequel de ces courants est le plus pur ; si nous pouvons dire notre opinion personnelle, nous croyons qu’il y a du bon et du mauvais dans chacun d’eux, et que les âmes sont appelées à les expérimenter l’un et l’autre à tour de rôle. Les sacrements, les prières rituelles, les indulgences, la communion des Saints sont des aides efficaces, puissants, dont l’action est indéniable pour tout observateur de bonne foi ; mais à côté de ces pures lueurs, que de larves, que de ténèbres, que d’embûches au pied des colonnades dont les chapiteaux sont baignés dans la lumière. Ceux donc qui se sentent forts ou extraordinairement humbles se passent de toute cette merveilleuse éducation de l’âme ; ils préfèrent le vent des grands sommets solitaires, les rafales et les tempêtes ; mais aussi combien se perdent parmi ces téméraires, dans l’enivrement de quelque trésor, dans l’aveuglement d’une lumière trop éclatante ; mais aussi quelle vigueur dans les élus qui résistent aux épreuves ; quelle sève, quel sens de vie, quel élan !

Là, comme en toute chose, l’homme est dans la main de Dieu : Lui seul sait s’il nous faut la chaleur du cloître et des soins minutieux, si la vie commune nous sera meilleure, si les voies extraordinaires ne seront pas trop abruptes. S’en remettre à Lui est donc la sagesse, plutôt que de disputer, de discuter, de se mépriser, comme malheureusement l’histoire nous montre trop souvent que nos pères ont fait.

Il y a toujours eu des indépendants ; lorsque les frères du Libre-Esprit se produisirent au XIIIe siècle, ils ne firent que donner un nom et grouper des tendances éparses dans toute la chrétienté. Les restes du gnosticisme, les Albigeois, les Vaudois, tous ces montagnards de la mystique, jaloux de leur indépendance, préparèrent sur les sommets de la vie contemplative cette explosion de la liberté humaine comprimée qui aboutit à la Réforme.

Je ne crois pas qu’un observateur impartial puisse juger où se trouve le plus de vertus, le plus de lumières, le plus de vérités : Jacob Boehme égale saint Thomas ; le comte de Saint-Germain fut un réalisateur aussi puissant que saint Bernard, par exemple. Je ne fais pas ces comparaisons pour rabaisser systématiquement le principe de l’autorité religieuse : il est nécessaire à l’ordre temporel des choses. Si le petit enfant n’était pas mené par une curiosité téméraire, s’il ne se croyait pas aussi fort, aussi intelligent que sa mère, il serait inutile que celle-ci soutînt ses premiers pas. Il en est de même de l’humanité. L’homme se proclame sage, véridique, prudent ; mais il ne connaît rien de la Nature, il manque sans cesse à sa parole, il est toujours victime de sa présomption. De sorte que les puissances de la Nature, obéissant aux ordres de la bonté du Père, nous mettent des lisières sous la forme des lois religieuses et sociales. Ce sont à la fois des chaînes pour la témérité et des soutiens pour la faiblesse. Si le sexe fort n’avait l’habitude de l’inconstance, si la seule parole d’un homme l’enchaînait réellement auprès de la femme qu’il a élue, l’engagement de la mairie et celui de l’église seraient inutiles. Si la promesse que nous faisons seul à seul devant Dieu était assez forte pour empêcher la rechute dans tel péché, l’appui de la confession serait superflu ; si nous obéissions à Dieu, le Christ n’aurait pas eu besoin de fonder une Église spirituelle, dont la hiérarchie ecclésiastique devrait être la parfaite image.

Cette ressemblance n’existe pas : c’est possible, mais pour concilier les catholiques et les indépendants, peut-être suffirait-il de faire remarquer que cela ne nous regarde pas. Quand les circonstances nous porteront à une charge sociale ou ecclésiastique, alors notre devoir sera d’étudier la question ; mais M. Tout-le-Monde suit la voix de sa conscience, cherche la nourriture de son âme où bon lui semble, et évite de juger les choses.

Car la Nature a des leçons de choses qui nous sembleraient dures si nous les écoutions.

L’homme est vraiment une girouette ; nous devrions le savoir et essayer de devenir moins versatiles pour ne pas être mesurés nous-mêmes avec la même mesure dont nous nous sommes servis pour les autres.

Les cérémonies cultuelles d’une religion fournissent à celui qui les pratique des appuis formés des forces du collectif invisible de cette religion, de son Eggrégore, comme dirait Éliphas Lévi. Ces forces appartiennent à la région que Saint-Martin appelle astrale ; mais dans cet astral, elles peuvent être très pures, très puissantes ; cela dépend de la racine de la religion, de l’élévation de son fondateur, ainsi que de son passé sur terre et du rôle qu’elle a à jouer dans la vie de la planète. Mais ces forces astrales restent astrales : l’Amour, caractère spécifique du plan divin, y est toujours tempéré ou diminué par la Rigueur, les pénalités ; la loi du choc en retour, ou des réactions, y est toute-puissante ; on y trouve toujours l’enfer en face du paradis. Mais la bonté divine ne ferme pas ses bras à celui qui ne veut pas passer par l’Église ; il peut être sauvé en dehors d’elle ; il peut connaître, incarner et rayonner la lumière du Verbe autrement que par le canal des sacrements : cette voie est peut-être plus directe, mais en tout cas moins voilée ; l’air y est plus vif, le soleil plus ardent et, il faut le dire, les ouragans plus terribles. Peut-être ceux-là seuls peuvent les supporter qui, pendant de longs siècles, ont obéi à des pratiques minutieuses : car l’homme ne devient libre qu’en portant ses chaînes et non pas en les secouant. Je ne puis ni ne veux rien dire de plus à ce sujet ; je répéterai seulement que la vérité absolue ne se trouve pas sur la terre ; pas plus que l’erreur ; que chaque homme a une voie qui lui est propre, et qu’enfin les actes ne sont jugés qu’au poids de l’intention dans laquelle ils ont été accomplis.

Cherchons la vérité donc, de toutes nos forces physiques, de toute notre puissance intellectuelle, de tout notre amour ; il nous sera montré que cette vérité est le Verbe divin ; et ce Verbe prendra soin de croître en nous et de nous mener par Lui-même vers le Père.

 

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Le mouvement mystique libre se développa donc surtout chez les réformés ; il fut, selon nous, une des conséquences psychiques de la manifestation mystérieuse des Rose-Croix de 1617, comme la F.∙. M.∙. en fut une conséquence sociale ; il fleurit simultanément en Angleterre avec Bunyan, Fludd, Leade, Pordage, William Law ; en Hollande avec Jan Teelink, Brakel, Jean de Labadie, Yvon, Pierre Poiret ; en France, un peu plus tard, avec Antoinette Bourignon, Mme Guyon et F. Vidal-Commène ; en Allemagne enfin, avec Philippe-Jacques Spener, quelques Rose-Croix comme J. de Campis, Ireneus Agnostus, Egidius Gutman et surtout Jacob Boehme. L’Allemagne est d’ailleurs la patrie du mysticisme ; sans remonter jusqu’à l’époque glorieuse des Amis de Dieu 2, on y trouve les fleurs les plus délicates du mysticisme libertaire : Sébastien Franck, Brunnfels, Philippe Dobereiner, M. Schultetus, Daniel Sudermann, Jean Engelbrecht, D. Fesselius, V. Weigel, Abraham von Frankenberg, Chr. Zeiss, Ch. Hoburg, August Pfeiffer honorent l’histoire spirituelle du XVIe et du XVIIe siècle. Il ne faut pas oublier le comte de Zinzendorf qui, en 1722, fonda les colonies des frères Moraves à Herrenhut, dont le développement et l’influence furent considérables pendant tout le XVIIIe siècle et au commencement du XIXe.

On ne saurait mieux résumer l’état des esprits en Europe, à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, que ne l’a fait l’auteur anonyme du passage suivant 3 :

« En France, où tout devient tributaire de la mode, où chaque évènement, chaque singularité sont assurés d’obtenir un moment d’enthousiasme, les sociétés secrètes ont eu dans l’origine un succès de vogue à la cour et à la ville ; elles ont ensuite jeté d’assez profondes racines ; elles ont produit le désordre et l’anarchie, mais aucun fanatisme semblable à celui qui règne aujourd’hui (en 1815) en Allemagne. D’ailleurs, les initiés, par le fait de la Révolution, se trouvèrent eux-mêmes dans le gouvernement ; ils n’avaient pas d’intérêt à changer l’ordre des choses établi.

« En Allemagne, le caractère national est plus grave ; il se prête davantage aux idées mystiques ;... il s’y trouve d’ailleurs une connexion étroite entre la liberté de penser et la liberté civile. Les religions sont toutes en sermons ; et une foule de prédicateurs, pour se distinguer, prêchent une doctrine extraordinaire... La plus grande partie des études est dirigée vers la théologie, vers la philosophie contemplative ;... tout Leipzig est encombré deux fois par an de livres qui traitent ces deux sciences ; tous ces livres se vendent et se lisent... La diversité des religions y est cause qu’une nouvelle croyance y trouve aisément des partisans. Il y a des villes, des cantons, où on est plus occupé de sciences utiles que d’autres, mais on n’en pourrait citer aucun qui n’eût des visionnaires. À Vienne, où la censure des livres est des plus sévères, les connaissances occultes ont des protecteurs jusque dans les premiers rangs de la société, et les sectes mystérieuses des ramifications étendues.

« La Pologne les a reçues des Allemands,... et les a transmises en Russie où elles comptent des adeptes nombreux dans les hautes classes de la nation. La Suède n’est pas étrangère à cette inoculation, mais les chefs n’y sont pas ostensiblement protégés. Il en est de même en Danemark. L’Italie, la Hollande, les Pays-Bas sont à peu près sur la même ligne que la France. Le centre de l’Italie, cependant, semble être aussi depuis quelques années un des principaux foyers de sociétés secrètes, si l’on en juge par les mesures extraordinairement sévères dont elles ont été l’objet en Piémont, à Milan et à Rome. L’Espagne, en dépit de l’Inquisition, a aussi des adeptes nés du sang des martyrs ; leur influence est visible non seulement dans les colonies espagnoles, mais encore dans l’État intérieur de la péninsule. »

En France, on connaît Saint-Germain, Cagliostro, le diacre Pâris, les Eliesins, l’évêque Fauchet, girondin commentateur de l’Apocalypse, le bénédictin dom Guerle et Catherine Théot. En Allemagne, ils sont trop pour être dénombrés ; en Russie, il y a Wanow et les Skopcis, secte gnostique et populacière.

En France, le grand but des illuminés est l’acquisition de pouvoirs ou de connaissances extraordinaires. Dans les autres pays, moins pratiques ou plus pieux, on veut se sauver au jour supposé prochain du Jugement dernier. En Allemagne, on appelle ces illuminés millénaristes, à cause du règne de mille ans, dont ils parlent sans cesse, piétistes, chiliastes, enthousiastes, etc. Leur exaltation passe à l’état épidémique et, réagissant sur le système nerveux, provoque des milliers de crises de somnambulisme plus ou moins pur, de délire prophétique, révélations soi-disant scientifiques.

« Dès 1740, Bengel établit des calculs sur l’époque de la parousie plus ou moins prochaine du Christ. Après lui, les prophètes du millénarisme surgirent en foule. Quelques-uns, Oettinger, Lavater, Hess (de Zurich), Oberlin, Pfeffel, etc., tout en estimant que le jour du Seigneur était proche, ne voulurent pas admettre que le faible esprit des hommes pût calculer son apparition ; mais la plupart des prédicants en renom, théologiens ou laïques, étudièrent avec humilité l’algèbre cabalistique de Bengel et de ses successeurs.

« Depuis des siècles, les chiliastes avaient songé à organiser... la Sainte Alliance des Israélites demeurés fidèles. Desmarets de Saint-Sorlin, le visionnaire, avait engagé autrefois Louis XIV à se faire le précurseur de Jésus-Roi. Vers le même temps, à Riga, une certaine Marguerite-Ève Froehlich, veuve d’un colonel Suédois, avait poussé le roi Charles XI à se mettre à la tête d’une croisade nouvelle.

« Tant que les problèmes qu’il soulevait n’avaient été discutés que dans des régions à peu près hiératiques, le piétisme était resté digne d’éloges... Le protestantisme était devenu formaliste : le piétisme lui rendit un peu de vie.

« Malheureusement,... les incapables furent proclamés des saints. Les femmes s’en mêlèrent : Jeanne Leade, Petersen entr’autres ; – Swedenborg avait annoncé l’inauguration du règne céleste pour le 18 juin 1770 ; – Johanna Southcote, la prophétesse du Devonshire, prétendit être en 1792 la femme-soleil de l’Apocalypse, et annonça en octobre 1813 que d’elle allait naître le messie 4. » Sur le continent ce fut en 1816, puis 1819, puis 1822, puis 1836.

Dans le protestantisme de la fin du XVIIIe siècle, il y avait, à côté de la religion officielle, un courant secret, populaire, mystique, composé des adeptes de Zinnendorf, ou d’exaltés indépendants, plus nombreux et plus inquiets : après 1793, les temples se trouvaient fermés, et les chapelles particulières se multiplièrent.

« Le paysan prophète Adam Müller et un grand nombre de ses pareils révolutionnèrent en 1816 une partie des bords du Rhin, du Mein et du Neckar. La même année, dans le Tyrol allemand, une ville entière, Clagenfurth, s’insurgea parce que des visionnaires avaient annoncé la fin du monde à jour fixe ; il fallut employer la force armée pour rétablir l’ordre... En 1818, il s’est formé aux environs de Leipzig une secte absolument semblable à celle de Pechel qui avait alarmé l’Autriche peu de temps auparavant. » Un valet d’écurie engageait les habitants à rejeter le Nouveau Testament et à immoler des victimes humaines à la Divinité 5.

Mais sans aller aussi loin dans la folie, tous ces agités ont une tendance commune remarquable : puisque le Christ va venir juger la terre, disent-ils, il va y avoir une réunion de tous ses fidèles, qui comprendront les cent quarante-quatre mille justes dont parle l’Écriture ; destinés à être réunis sous la loi d’un même pasteur spirituel, nous devons faire nos efforts pour hâter cet heureux évènement ; par suite, tendre à favoriser l’établissement d’une seule autorité politique : c’était le rêve des Rose-Croix de 1617, la monarchie universelle ; seulement ces derniers étaient assez sages pour présenter leur plan de réforme sociale sous les seuls auspices de la science et de la raison, au lieu de faire intervenir des visions et des prophéties plus ou moins certaines.

 

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Tel était le désir secret de tous les enthousiastes allemands, autrichiens, suisses, de race anglo-saxonne, en un mot. Mais ils posaient, sans le dire, une condition à leur désir de paix universelle ; c’est que ce bonheur soit établi par leur race ; cela se comprend quand on se rappelle tous les ravages que les armées de Napoléon firent dans leur patrie ; mais cela montre combien il est difficile à l’homme, même pieux, de s’élever jusqu’au plan de l’humanité collective.

L’association célèbre du Tugend-Bund eut son centre à Breslau en 1812 et 1813 ; elle se divisait en Chevaliers-Noirs, en Réunion-Louise, en Concordistes, etc. Exclusivement nationaliste, comme on dirait aujourd’hui, elle fut en somme une guerre de partisans, revêtue des formes enthousiastes et sentimentales de l’esprit germanique. Elle fit beaucoup de mal aux armées de Napoléon. Ce fut elle qui inspirait à cette époque les sociétés de jeunes gymnastes appelées Burschenschaft et Landsmannschafft : comme elles n’ont jamais eu grands rapports avec les travaux mystiques, nous ne les mentionnons que pour ajouter une touche à la peinture du chaos intellectuel et spirituel de l’Allemagne à cette époque 6.

Ce que l’occultiste peut voir dans ces bouillonnements, c’est la lutte de plusieurs êtres collectifs, de génies appartenant à des plans différents. Il y a les génies religieux du protestantisme et du catholicisme ; il y a les génies politiques de la royauté, de l’anarchie, de la république, de l’impérialat ; il y a enfin les génies ethnographiques des Celtes, des anciens Latins, des Goths, des Anglo-Saxons. L’histoire connaît assez bien les diverses péripéties des combats que se livrèrent les deux premières classes de ces génies ; elle ignore davantage les génies ethnographiques. La théorie que nous pouvons en donner repose sur l’idée connue que l’humanité en général, et la race blanche en particulier, est un être vivant.

Comme telle, chacune des sous-races qui la composent est un de ses organes destinés à une fonction biologique particulière ; ou plus exactement, chaque peuple est le support d’une des forces vivantes dont l’ensemble constitue l’esprit de la race.

Le celte, par exemple, paraît être un apôtre ; il verse son sang pour les idées nouvelles ; il va au loin féconder des peuples en friche ; il est un peu comme le cœur dans l’organisme. Les peuples mélangés du Sud représentent le côté des sens, des instincts, dans ce qu’ils ont de noble et d’esthétique ; le Germain est surtout ratiocinant, systématique, patient : ses enthousiasmes reposent toujours sur une base théorique ; son idéal est une société à cases numérotées, à cadres rigides, où l’autorité est inflexible ; il aime à être enrégimenté. L’Anglo-Saxon a en lui un principe de spontanéité égoïste qui en fait un accapareur, un destructeur même, si l’on veut, mais aussi une énergie admirable.

La race slave représente les réserves de l’Europe ; de grands desseins semblent se fonder sur elle ; mais ce n’est pas ici le lieu d’écarter les voiles de l’avenir.

Revenons à notre sujet. On comprend que la race allemande et la race française, avec aussi peu de points de contact, en soient venues si souvent aux mains. Mais si nous n’avons que trop criblé les Germains d’épigrammes, nous les avons aussi comblés d’éloges à propos des nombreux représentants de la philosophie mystique qu’ils ont produits. On peut affirmer que Jacob Boehme est leur ancêtre à tous, ou plutôt leur synthèse : il résume les occultistes proprement dits par les doctrines alchimiques qu’il enseigne, et les mystiques par les bases qu’il donne à la morale chrétienne. Tous ceux qui sont venus après lui n’ont fait que développer l’une ou l’autre de ses théories : nous le montrerons rapidement tout à l’heure. Lorsque la mentalité d’un peuple est éclairée par de tels flambeaux, il est tout simple que ses qualités se développent à un haut degré ; en effet, nul terrain ne fut plus propice que le sol de l’Allemagne a la culture des sociétés secrètes ; les historiens se fatiguent à en noter les ramifications. Ces sociétés suivirent la pente naturelle de leur génie en travaillant dans l’ombre et par la collectivité à abattre une force agissant au grand jour et par son unité. L’opposition est assez frappante.

 

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La venue de Napoléon ne doit pas être un symptôme dédaigné des historiens occultistes. Ce grand moissonneur fut le signe d’une idée ; il semble que les millions d’hommes de la mort desquels il fut la cause, directe ou indirecte, avaient acquis un degré de culture prématuré ; l’agitation spirituelle de l’Europe le démontre ; les agents du Prince de ce monde avaient ouvert de leur propre autorité quelques-unes des portes qui conduisent aux Régions interdites : on le reconnaît à leur travail, au sang répandu, aux vengeances, aux intrigues, aux mensonges qui pullulèrent en ce temps-là. Celles des âmes incarnées qui possédaient quelques germes de pouvoirs ou de connaissances ésotériques les virent lever avec une rapidité trop grande pour n’être pas malsaine ; l’orgueil grandit avec tous ses satellites ; il y eut quelquefois des manifestations occultes ; on en voulut toujours ; on en vint vite à suppléer à l’ignorance ou à l’impuissance par l’habileté du prestidigitateur. On ne peut pas voir, sans un étonnement mêlé de quelque tristesse, le conseiller d’Eckartshausen, l’admirable auteur de la Nuée sur le Sanctuaire, consacrer deux volumes d’Éclaircissements sur la Magie à la description de tours de physique à la Decremps ou à la Robert Houdin, tandis que deux autres tomes du même ouvrage sont remplis par de savantes adaptations des Séphiroth à la science de Nombres. Les plus pieux de ce temps-là, Lavater, Salzmann, – je ne parle pas de Jung-Stilling, – firent du spiritisme et sous prétexte d’initiations maçonniques truquèrent leurs phénomènes : j’ai de cela la preuve certaine. D’autres mêlent à leurs pieux élans les écarts d’une vie peu réglée ; d’autres, bien plus nombreux, tombent dans la boue des petites intrigues, des calomnies, des flatteries.

Est-ce à dire que ces gens sont coupables, qu’il faille les condamner ? Non. Si l’on considère leur entourage, on doit au contraire admirer leur enthousiasme, leur sincérité, leur activité. Quand une époque apparaît remplie de voyants, de théosophes, de thaumaturges, il ne faut pas la juger à la légère. Un effet unique peut venir de causes différentes ; les puissances d’En-bas peuvent donner de la lumière aussi éclatante à nos yeux de chair que celle venue d’En-haut. La Terre ne vit pas seule dans le Monde ; elle échange sans cesse avec le dehors ; ses forces se balancent, son compte spirituel se règle, non pas d’un coup, mais en plusieurs fois : quoi d’étonnant à ce que, de temps en temps, les âmes qui viennent y travailler arrivent du pays de la Magie, ou de celui des Sciences occultes ? Tout est vivant : donc tout naît et meurt. Perdues dans la foule des badauds, des chercheurs vulgaires de l’or, du pouvoir politique, du pouvoir mental, il y eut en ce temps-là quelques âmes plus pures ; celles-là furent entraînées vers les Sciences occultes : on en connaît assez les exemples historiques. Mais elles revinrent par un grand détour à l’air et à la lumière divine du soleil des âmes. Dans ce grand tourbillon, le signe auquel on reconnaît les vrais est toujours le même : c’est la foi au Christ. Quels que soient les écarts de ceux qui marchent à l’ombre de la Croix, ils viennent toujours à résipiscence ; ils ne se trompent jamais définitivement ; ils ne vont jamais à gauche plus de mille ans ; les détails peuvent les éblouir, ils ne sont pas à l’abri de la séduction, mais ils ont des lumières vraies sur les points capitaux.

Il n’y eut pas au XVIIIe siècle de synthèse véritable comme celle de Boehme du siècle précédent ; sauf l’œuvre de Louis Claude de Saint-Martin, sauf le livre du sénateur Lopoukine, sauf la Nuée sur le Sanctuaire et les extraits qui font la partie principale de la présente brochure, on trouve peu d’aliments pour la faim du cœur, peu de lumières venues du Centre directement.

Mais voici où se montre l’action de l’Esprit : c’est que les pièges spirituels ont été démasqués sitôt que mis en jeu. Mesmer venait à peine de se produire ; le spiritisme était tout juste rénové par Cagliostro : ouvrez les livres que nous venons de citer ; vous y verrez décrits, disséqués et mis en pleine lumière les dangers subtils qui se cachent dans ces deux modes populaires, dans ces vulgarisations de l’antique Magie du polythéisme.

En effet, il y a une période de l’histoire du Monde où agit plus particulièrement l’aspect de l’Absolu que nous appelons le Père, une autre où agit le Fils, une troisième où souffle l’Esprit. La première période, c’est l’existence ; la seconde, c’est le salut, l’indication de la Voie par où les créatures peuvent rentrer dans la Vie ; mais la troisième période est constante, pour ainsi dire ; elle accompagne et le Père, et le Fils ; elle est leur lien, leur amour, leur rapport dans l’intelligence de l’homme, elle produit la compréhension des choses. C’est cette révélation mesurée et progressive de l’Esprit qui donne au genre humain les notions qui lui sont utiles, à mesure qu’il peut les porter : Éliphas Lévi a écrit, dans ses dernières années, de très belles choses sur cette préparation lente du règne de Mille ans. Les mystiques dont nous parlons ici connaissaient peu la doctrine de la réincarnation, venue des Indes à notre XIXe siècle. Si on compte ce que cette doctrine mal comprise a produit de vanités, de délires, de folies, dans une époque paisible en somme, et positiviste, quels ravages n’aurait-elle pas faits chez tous les imaginatifs au front fuyant du siècle dernier ? Que de batailles évitées, de ferments arrêtés, de révoltes détruites dès le principe ! Ainsi tout vient à son temps ; les plantes de serre, celles qui croissent trop vite, tombent et se fanent, à la première pluie ou au premier vent : celles qui ont grandi en pleine terre, à l’air libre, résistent l’hiver.

 

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Boehme ne parle nulle part d’une façon claire du spiritisme ou du somnambulisme ; mais on peut très naturellement déduire de ses théories la preuve de la continuation de la vie après la mort et de la possibilité de communications sensibles entre les vivants et les morts ; de même que son système du spiritus mundi, de l’esprit astral et de ce qu’il appelle « les constellations » permet de construire une théorie très satisfaisante des phénomènes magnétiques. On trouvera dans les Lettres de Salzmann ci-après des passages très explicites sur ce sujet.

Mais je n’ai pu appliquer aucune idée de Boehme à la théorie de la réincarnation qu’on appelait, au XVIIIe siècle, les transmigrations. Cependant les cercles spirites de Copenhague, de Saint-Pétersbourg, peut-être même de Stockholm et de Berlin, dont les membres appartenaient souvent aux familles régnantes et à la plus haute aristocratie, connaissaient cette doctrine, qu’ils tenaient de quelques mystiques allemands, tels que Lavater, Jung-Stilling et Salzmann, qui eux-mêmes l’avaient probablement reçue des cercles de la franc-maçonnerie templière rénovée par Cagliostro ou par Saint-Germain. À Zurich, on croyait que la femme de Lavater était une réincarnation de Ponce-Pilate. Mais la plèbe des piétistes ne connut pas ces idées.

Il est pourtant avéré que les mystères des âmes étaient connus par la société dont Knorr de Rosenroth fit partie ; le De Revolutionibus animarum du Juif cabbaliste Isaac Loriah, traduit en latin dans la Cabbalah Denudata, en est la preuve évidente 7.

Il est très difficile de formuler une théorie exacte de la réincarnation. Parmi ceux des occultistes contemporains qui l’admettent, il en est qui ne croient pas qu’une âme puisse revenir plusieurs fois sur la terre ; la plupart, au contraire, pensent qu’il y a, pour un même individu, des incarnations multiples sur notre planète. Tout ce que l’on peut dire, sans risque d’errer par trop, c’est que l’homme reste dans un plan donné jusqu’à ce qu’il le connaisse entièrement. Si on ne veut pas accepter le secours d’En-Haut, si on a confiance absolue en soi, il faut épuiser toutes les expériences d’une planète avant de passer à une autre ; si, au contraire, on s’humilie, le Ciel fait d’ordinaire la grâce d’éviter une partie des expériences. À bien considérer, si nous avions, au fond du cœur, le ferme propos d’accomplir la loi, ces questions nous inquiéteraient peu ; puisque nous sommes tous frères et que nous n’arriverons pas au but les uns sans les autres, il importe peu que ce soit nous-mêmes qui travaillions ou un autre 8 ; quand l’homme arrive à cet état de confiance et d’abandon, il est bien près d’avoir fini son temps d’épreuve ; il passe du rang de soldat à celui de chef. Il est très rare qu’il soit utile à l’homme de connaître quelque chose de ses existences antérieures ; les soi-disant révélations qu’on peut obtenir là-dessus soit par des médiums, soit par des somnambules, soit par intuition, embarrassent notre marche en avant bien plus qu’elles ne l’aident ; ceux qui s’observent sincèrement le savent bien ; et les quelques privilégiés qui savent leurs travaux passés disent tous que cette connaissance est plutôt pour eux une épreuve qu’une aide. En réfléchissant un peu au fonds d’orgueil et d’inquiétude dont l’homme est formé, on reconnaîtra sans peine la justesse de cette opinion.

 

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Une autre idée dont les sceptiques se servent comme d’une arme solide contre les gens à visions, c’est celle du jugement dernier, du règne de mille ans. Non seulement depuis le XIe siècle, mais depuis l’époque des moines égyptiens, des Antoine, des Pacôme, – en passant par les gnostiques, par les Vaudois, par les Albigeois, par les saints et les saintes du catholicisme, par les illuminés laïques, par les mystiques luthériens ou calvinistes, – il n’est pas un contemplatif ayant été en relations avec l’invisible qui n’ait vu le jugement dernier comme devant avoir lieu tout de suite, dans vingt ans, dans cinquante ans. Les livres à révélations se sont succédé par centaines, pas un ne manque à observer cette coutume. Et les positivistes de rire. Ils n’ont pas tout à fait tort ; et cependant leurs adversaires sont très excusables.

Il faut noter tout d’abord ceci : le Maître a dit, parlant de Lui-même : « Je viendrai comme un voleur. » Donc, personne, pas un homme ne peut savoir l’époque de son apparition comme Juge de la Terre, – ni le moment de sa descente dans les profondeurs de l’âme. De plus, la terre, je le répète, ne vit pas d’un bloc. Quand l’homme mange et digère, il pense avec moins d’intensité ; quand il court, il ne peut pas manger, et ainsi de suite. Donc, les jugements, c’est-à-dire les mises au point, les balances dans la physiologie humaine sont partielles. Il en est de même pour la planète.

L’Atlantide a été jugée autrefois ; l’empire des Césars, celui de Charlemagne, l’Égypte, la Perse l’ont été aussi ; mais cette reddition de comptes locale, particulière, n’est pas celle dont parle le Livre évident. Autre chose encore. Quand une âme humaine suit en esprit le chemin du Christ, elle est semblable à une voiture qui arrive au but bien plus tôt que le piéton : elle passe des étapes spirituelles en avance sur le gros de la famille d’âmes à laquelle elle appartient ; elle joue le rôle d’éclaireur, d’explorateur ; elle arrive même, si elle est constante, à aller plus loin que n’ira pour le moment sa famille. Il est alors tout naturel qu’elle vive en avance certaines scènes invisibles que sa famille vivra un siècle ou deux plus tard : le jugement est une de ces scènes ; et comme l’âme de l’homme est quelque chose de très haut, il n’y a véritablement que le plan divin, que le Trésor de lumière qui puisse lui commander. Il n’est donc pas étonnant que ces visions aient lieu avec un appareil de splendeur et de majesté tellement grandes, tellement supérieures au plan du cerveau, qu’ensuite, si le mystique veut les faire connaître, son intelligence éblouie prenne comme universel un phénomène particulier à quelques créatures seulement.

Nous avons supprimé dans les extraits qui vont suivre tout ce qui se rapporte à ce sujet ; et de telles lettres sont fréquentes dans la correspondance de Salzmann ; nous devons ici encore un mot d’explication au lecteur.

On a toujours le tort d’étudier la mystique dans des livres qui ne sont eux-mêmes que des commentaires du seul Livre indispensable. Les mystiques, les théosophes, les illuminés, à quelque école qu’ils appartiennent, sont, on ne saurait trop le répéter, des êtres d’exception, dont le chemin est extraordinaire. Tout le monde ne peut pas y passer. Leur racine, leur source, c’est l’Évangile ; mais ils en ont trop souvent compliqué ou obscurci les enseignements. Il n’y a pas de passage dans l’Évangile qui ordonne de devenir visionnaire ou thaumaturge pour être sauvé ; partout, au contraire, on nous demande de suivre le petit chemin vulgaire, prosaïque et lent ; la mystique elle-même, j’oserais presque dire qu’elle est une invention des hommes. Le Père nous mène comme il lui plaît ; mais nous ne savons pas ce qui nous est bon ou mauvais. Les révélations, les voix, les lumières, nous pouvons tout juste discerner si cela vient d’En-haut ou d’En-bas ; et encore nous trompons-nous souvent, ou nous ne comprenons pas. Ainsi je souhaite de tout mon cœur que la lecture de ce petit livre, et des autres de cette même collection, amène le chercheur mystique à la satiété des livres : quand il en sera là, il aura plus de forces à consacrer à l’étude directe de la vie, à la constatation et à la réforme de ses propres monstruosités. C’est un grand résultat que de se connaître ; c’est le véritable point de départ en même temps que le suprême aboutissement.

 

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Nous n’avons pas à nous occuper ici du coté maçonnique politique et magique de l’activité spirituelle de l’Allemagne à la fin du XVIIIe siècle. Du côté pieux ou mystique, c’est l’institution du comte de Zinzendorf, les frères moraves ou Herrenhüter, qui a exercé dans le peuple l’influence la plus considérable et la meilleure ; ils existent encore aujourd’hui. En outre, on trouve un peu partout, en Suède, au Danemark, en Hollande, en Russie, des sociétés locales où la doctrine biblique est très pure ; la plupart d’entre elles continuent sans bruit leur existence ; le Wurtemberg abrite une société de séparatistes disciples de Boehme, ; Jung-Stilling, l’auteur de la Théorie du discernement des esprits, inspirait à Bâle une société de spiritisme. La Suisse fournit un certain nombre de penseurs remarquables. Le Français Saint-Georges de Marsay y habita longtemps vers la fin du règne de Louis XVI ; son principal élève, le comte de Fleischbein, y forme le célèbre Genevois Dutoit-Mambrini, auteur de traités théosophiques estimés, sous le nom de Keleph-ben-Nathan ; l’influence de ce dernier s’étend jusqu’à Alexandre Vinet. Herbort, conseiller des forêts à Berne, étudie la Kabbale, Khunrath, Boehme, Eckartshausen et surtout l’alchimie ; Voegelin, de Zürich, Silbermann, Ringier Burckhardt suivent les doctrines de Boehme, dont Jean Henri Voegelin s’enquiert aussi minutieusement, ainsi que de la Kabbale et de l’alchimie pratique ; ce dernier fait preuve dans ses études d’un discernement très sûr, il compare Gichtel et M. Guyon, la Sophia de celui-là et la Mère de Grâce de celle-ci. Mais il connaît peu la Maçonnerie ; il prend Sincerus Renatus (J.-S. Richter) pour le chef des véritables Rose-Croix.

Au contraire, le clan Lavater, Oberlin, Jung-Stilling, Salzmann s’occupe activement de Loges et de rituels. Ce dernier, dans son expatriation volontaire, pendant la Terreur, visite les Willermoz de Lyon ; Saint-Martin l’avait sûrement initié pendant son séjour à Strasbourg aux théories de Martinès de Pasqually. Cette ville fut, en effet, pendant la tourmente révolutionnaire, un centre excessivement actif ; pendant les trois années 1788 à 1791, le philosophe inconnu y rencontra la baronne d’Oberkirch, Mmes de Boecklin, de Razenried ; Mme Westermann et Mlle Schwing, qui avaient des extases ; Oberlin, le frère du pasteur du Ban de la Roche, Blessig, Haffner, Pleyel le luthier, de Wittinghof, parent de Mme de Krüdener, que Saint-Martin vit en outre à Paris en 1803 ; le major de Meyer dont le rationalisme arrêtait les élans des femmes ; le chevalier de Silferhielm, neveu de Swedenborg, qui fournit au Ph... Inc... le fond de son Nouvel Homme.

 

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Parmi cette pléiade de Strasbourgeois, c’est Salzmann qui semble tenir le premier rang. Son aspect imposant, son calme, sa sérénité qui ne se démentirent jamais malgré tous les soucis d’une existence agitée, la pureté de sa doctrine, la sûreté de son jugement lui concilièrent l’estime et l’affection de ses contemporains.

Son mysticisme se rapproche beaucoup de celui de Thomas a Kempis ; l’Imitation était d’ailleurs une de ses lectures favorites. Il attachait une grande importance à l’étude de l’Écriture éclaire par les intuitions accordées à la prière : ces intuitions seraient dues à la descente du Saint-Esprit dans l’âme. Pour ma part, je ne regrette qu’une chose, c’est qu’un génie si pur ait consacré tant de veilles, de pages et de lettres à discuter les questions de l’Apocalypse, du millénarisme et du règne de mille ans. Il tombe en général assez d’accord avec les disciples anglais de Boehme : Pordage et Jeanne Leade ; mais il combat Jung-Stilling, qui croit, lui, à une transformation lente de l’Univers. Mais la sincérité, la candeur, l’humilité de Salzmann lui concilient irrésistiblement les sympathies du lecteur. Ennemi du beau langage, il tire toute sa force de la profondeur de ses convictions et toute son éloquence du sentiment intime de l’amour divin.

« Les amis de Salzmann, dit Matter 9, se distinguaient ainsi : Saint-Martin fait voir ce que deviennent la théosophie et la mystique chrétienne sans l’étude de la Bible ; Jung-Stilling, avec l’étude de la Bible et peu de philosophie ; Frédéric von Meyer avec beaucoup de philologie, sans nul regard en arrière sur la spéculation rationnelle ; Salzmann, avec un extraordinaire respect pour la Bible, d’après les meilleures traductions, mais sans connaissances philosophiques ou philologiques supérieures. Salzmann était un chercheur intellectuel, fin, érudit ; il savait le grec et un peu l’hébreu, recherchait les meilleures traductions, connaissait la dogmatique et l’histoire de l’Église, s’appuyait sur le texte divin, mais il consultait volontiers et comparait avec une grande confiance les doctrines de ses auteurs préférés : Jacob Boehme, Jean Engelbrecht, Oettinger, Bengel, etc., enfin Hahn, dont il laisse un Nouveau Testament couvert d’annotations et de commentaires. Il appréciait aussi les gloses allégoriques des Pères de l’Église : mais il rejetait tout ce qui ne se rattachait pas aux Saintes Écritures ; il était tout à fait opposé aux Sciences occultes. Ainsi quand Mesmer, Puységur et Cagliostro furent reçus à Strasbourg au milieu d’un enthousiasme général, il se tint à l’écart de tous les trois, ce qui est d’autant plus beau qu’il était très intimement lié avec Saint-Martin, et qu’il était profondément convaincu de la pénétration du monde des esprits dans le nôtre, ainsi que de la communication entre les sphères... Par ses opinions mystico-théosophiques, il appartenait vraiment plus à l’Église universelle qu’à la sienne propre, dans les temples de laquelle on le voyait rarement. »

Dès 1785, Salzmann renonça à tous travaux maçonniques ; bien qu’il eût été l’éditeur de l’Homme de Désir, Saint-Martin, qu’il connut dès 1777, n’eut pas une influence déterminante sur sa pensée ; il n’acceptait pas non plus les théories magnético-mystiques du pasteur Oberlin, ni les théories alchimiques de M. Herbert, ni le spiritisme un peu matériel de Jung-Stilling : à mon avis, sa doctrine est une des plus pures que l’on puisse trouver et surtout des plus claires et des plus simples ; je me permettrai de recommander les fragments épistolaires qui suivent ; les explications que l’écrivain donne sur le somnambulisme, sur l’esprit de ce monde, sur la réintégration sont bien plus claires que les théories de Boehme sur le même sujet ; et elles sont tout aussi « centrales » que les pages touffues du Signatura rerum ou du Traité de la Triple Vie de l’homme.

 

Paris, 9 novembre 1903.        

 

 

 

 

NOTICES BIOGRAPHIQUES

 

SALZMANN

 

 

Frédéric-Rodolphe Salzmann naquit à Strasbourg, le 9 mars 1719 ; son père était pasteur évangélique de Sainte-Marie-aux-Mines ; il suivit avec Goethe les cours de l’Université protestante de Strasbourg, et obtint le diplôme de licencié en 1773. Il voyagea comme précepteur du baron de Stein, futur ministre de Prusse, à travers la Suisse, la Lombardie et le sud de la France ; il le quitta à Gottingue en 1774. Il professa l’histoire à Strasbourg, d’après Voltaire et Gibbon, mais sans succès ; la famille de Stein le fit anoblir et nommer secrétaire de légation à la cour de Saxe-Cobourg-Meiningen. Il se maria richement et se fit libraire-éditeur : il publiait une revue politique. Il posa sa candidature à la députation pour sa ville natale et eut de violentes attaques à subir à cause de ses relations aristocratiques : le prince de Hesse, les de Stein, la baronne de Turckheim et Dietrich, de Saint-Martin. Il fut à deux doigts de l’échafaud. Il prit la fuite à temps, poussa jusqu’à Nancy et Tarare, où Saint-Martin lui avait ménagé des relations parmi les théosophes catholiques de Lyon 10. Sa femme et sa sœur avaient été emprisonnées ; ses affaires avaient périclité ; dès son retour dans son pays, en 1794, il se remit à de nouvelles publications. Voici, puisque c’est de lui que s’occupe surtout cette petite brochure, quelles sont ses principales œuvres.

La Feuille chrétienne qui parut pendant de longues années à partir de 1805.

Le Renouvellement des choses, 7 morceaux (1802-1810).

Les Derniers Temps (1806).

Coup d’œil sur le mystère du projet divin relatif à l’humanité, depuis la création du monde jusqu’à la fin des temps (1810).

Religion de la Bible (1811).

Esprits et Vérité ou la Religion des Élus (1816).

Un grand nombre d’opuscules imprimés par lui, puis par Henri Silbermann, mari de sa seconde fille, secrétaire général du Directoire de la confession d’Augsbourg : ces écrits comprennent des traductions de tous les mystiques connus ; tout ceci se trouve contenu en six fascicules ; les plus importants, les nos 4 et 6, exposent les vues de Salzmann sur l’histoire passée et future du monde et sur le double sens des Écritures.

Parmi la quantité considérable de ses œuvres posthumes, il faut citer : Lettres à Franz von Meyer au sujet du célèbre Banquet de Théodule ; Lettre à un homme d’État sur l’humilité ; Mémoires et souvenirs, 80 p. in-fo, une trentaine d’opuscules sur les derniers temps, le retour des Juifs, l’accomplissement des prophéties, la résurrection, etc.

De l’énorme correspondance qu’il entretint avec Lavater et ses amis, les frères Hess, Georges Müller, Moulinié, Saint-Martin, l’évêque Grégoire, Goethe, Herder, Oberlin, Franz von Meyer, auteur de l’Hadès, Schubert, le prince Émile de Darmstadt, Pétillet, l’éditeur de Dutoit-Mambrini 11, la baronne de Krüdener, Nüscheler, Legrand, Voegelin de Zurich, J. de Turckheim, Blessig (en maç.∙. : Eques a cruce sancta), les FF.∙. a Plumine, a Nucléo, Herbert, de Berne, les pasteurs Hubert et Klein, etc., il n’est resté que celle avec le professeur Stilling, de Marbourg, plus connu sous le nom de Jung-Stilling : c’est la plus intéressante.

Salzmann mourut en 1821, le 7 octobre. Il ne faut pas le confondre, ainsi qu’a fait Schubert, avec son frère aîné, l’archiviste mort en 1812 12.

 

 

LAVATER

 

Jean Gaspard Lavater, né à Züride, le 15 novembre 1740, et mort le 2 janvier 1801, passa dans cette ville toute son existence. Il fut nommé diacre de l’église Saint-Pierre, le 17 avril 1778, et pasteur de la même église, le 17 décembre 1786. La vie de cet homme excellent est une des lectures les plus réconfortantes qui soient. Son gendre, Georges Gessner, l’a publiée en 1802-1803, en trois volumes, sous le titre de : Johann-Caspar Lavaters Lebensbeschreibung. Doué d’une imagination ardente, d’une sensibilité exquise, comme Fénelon auquel Mme de Staël dit qu’il ressemblait, Lavater eut, comme mystique, comme pasteur, comme poète, comme patriote, une grande influence sur son temps. Il connut à peu près tout ce que l’Europe compta d’intelligences célèbres ; sa découverte de la physionomie lui attira la curiosité d’une foule de personnages. – Ceux sur lesquels il exerça le plus d’influence ou dont il reçut le plus lui-même furent Moïse Mendelssohn, le grand-père du musicien, qu’il connut à Berlin en 1770 ; le pasteur Oberlin et ses fils, Zollikofer, Goethe à Francfort, en 1774, ainsi que Basedow le philanthrope, et Jung-Stilling ; beaucoup de princes, à Bade, à Darmstadt, à Neuvied ; l’empereur Joseph II qu’il rencontra à Waldshut ; Mirabeau, la grande-duchesse héréditaire de Russie, Maria Feodorovna, en 1782, le comte de Reuss, Mesmer à Genève, le duc de Kent (1787), la cour de Wurtemberg à Montbéliard, en 1790, le comte de Stolberg, le comte de Bernsdorff à Copenhague, en 1793, Wieland à Weimar, le prince Charles de Hesse-Cassel, à Sleswig, Klopstock et Jung-Stilling à Brême, vers la même époque. Tels furent quelques-uns de ceux qui recoururent à ses lumières et l’honorèrent d’une amitié reconnaissante. Cependant, il est un côté de son activité dont ses biographes parlent peu. C’est la part qu’il prit au mouvement maçonnique ; mais comme ceci n’intéresse point notre étude, nous n’en parlerons pas.

 

 

MADAME DE KRÜDENER

 

Barbe-Juliane de Vietinghof naquit à Riga (Livonie), le 22 novembre 1764. Son père acquit une fortune et une puissance considérable sous l’impératrice Catherine ; après un voyage à Hambourg, à Spa, à Paris et à Londres, elle fut mariée au baron de Krüdener, en 1782 ; elle suivit son mari à Venise, puis à Copenhague comme ambassadrice (1786) ; elle eut un fils en 1784, et une fille en 1787 ; elle voyagea de nouveau en France, fit quelques folies dans la haute société ; le jeune marquis de Frégeville l’accompagna jusqu’à Riga, malgré la défense du baron de Krüdener ; puis elle voyagea à Pétersbourg, à Berlin, à Leipzig, à Wurtzbourg, puis à Riga, en 1794 ; on la trouve à Lausanne en 1798 ; elle rejoint son mari à l’ambassade de Berlin. Elle est déjà devenue pieuse, souffre du monde à tort ou à raison ; son mari, à la mort du tzar Paul, se voit ruiné ; elle va avec la grande-duchesse de Mecklembourg, puis à Genève, puis à Paris, toujours dans la plus haute société : le prince de Ligne, Mme de Staël, Mme Necker, Chateaubriand furent ses guides dans la littérature ; en 1804, elle retourne à Riga et y devient sœur morave ; elle alla visiter Herrenhüt et revint à Carslruhe chez Jung-Stilling (1808) ; puis elle passa rendre visite à Oberlin et arriva à Sainte-Marie-aux-Unies où se trouvait une somnambule avec le pasteur Fontaines ; donner le détail des allées et venues que Mme de Krüdener exécuta avec ces gens, sa fille et son gendre serait trop long ; qu’il nous suffise de dire qu’un ami d’Oberlin, Wegelin, lui fit continuer sa marche mystique, entremêlée d’accès de somnambulisme et de séances d’incarnations spirites ; elle retourne à Strasbourg, puis à Genève où elle prit avec elle un jeune pasteur nommé Empeytaz. Le tzar Alexandre Ier se convertit à l’époque de la prise de Moscou ; en 1815, il avait autour de lui des mystiques : Stourdza, sa sœur Roxandre, Galitzin, Schenkendorf, Mme Swetchine. Ils réussirent à faire connaître au tzar Mme de Krüdener et à la faire rencontrer avec lui à Heilbronn ; elle le suivit à Paris. Dès le manifeste de la Sainte Alliance publié, le tzar diminua son amitié pour elle ; on la voit en Suisse (1816) tracassée par la police à cause du concours de gens sans aveu que sa bienfaisance naïve attire ; elle retourne en Russie et se console de ses insuccès en se plongeant dans la mystique de Dutoit-Mambrini arrangée par le marquis de Langallerie. Son gendre, M. de Berckhein, était disciple de Saint-Martin. – Elle mourut en Crimée, dans les ruines des colonies piétistes, autrefois fondées par elle, le 25 décembre 1824.

 

 

MADAME DE BOECKLIN

 

Charlotte Louise-Wilhelmine de Boecklin, fille de Jean-Philippe-Guillaume Röder de Dirlburg et de Catherine-Charlotte-Johann de Mundolsheim, naquit à Strasbourg le 22 mars 1748, à une heure du matin. Sa constitution parut tellement délicate que, trois heures après sa naissance, on lui fit administrer le baptême in extremis par le pasteur du Temple Neuf. Elle se maria à Dirsburg, le 31 août 1765, avec François-Frédéric-Sigismond-Auguste Boecklin de Boecklinsau, dernier descendant de sa famille. Elle eut onze enfants, desquels l’aîné, le général Frédéric-Guillaume-Charles-Léopold, né le 1er juin 1767, mort à Runt (Bade) le 4 mars 1824, laissa seul des descendants.

Son mari mourut le 8 janvier 1813, à Ettenheim (Bade).

Six de ses enfants moururent en bas âge. L’un d’eux, Guillaume-Auguste-Joseph-Alexandre, né à Bischeim en 1776, et mort en 1784, fut inscrit sur le registre des actes de décès de la paroisse catholique de Saint-Étienne, à Strasbourg.

M. et Mme de Boecklin habitèrent Bischeim, puis Runt ; c’est avant 1798 que les époux se séparèrent ; Charlotte vint alors habiter une maison de Dirsburg vendue plus tard à des Israélites, en attendant d’avoir acquis le majorat de Dirsburg, où demeurait l’aîné de sa famille, son frère Ferdinand de Röder. En 1818, elle vint à Strasbourg, où, selon son frère, elle se fit catholique. Elle est morte le 9 juin 1820.

 

 

MADAME DE RATZENRIED

 

La baronne de Ratzenried, née Staum, passa par le somnambulisme ou la médiumnité pour arriver au mysticisme. Ses Avertissements d’une croyante furent publiés par F. de Mayer, de Francfort, dans les Blatter für hohere Wahrheit (t. VII, p. 5) ; cet écrit n’a pas grande valeur ; elle disait beaucoup de choses pendant ses crises tandis que son fiancé et l’oncle de Frédéric, le major Mayer, prenaient des notes ; ce dernier posait les objections scientifiques. Ce qu’elle a donné de mieux ce sont des Ansichten über den geist im Himmel, écrites après des crises, avec une extrême rapidité, comme sous la dictée, disait sa suivante, Charitas : elle en vint à oublier complètement ses œuvres.

 

 

 

 

 

 

 

I

 

À VOEGELIN

 

18 août 1805.      

 

... Vous avez raison de dire, cher ami, que les communications extraordinaires du Saint-Esprit, dans lesquelles Il se communique pour ainsi dire corporellement, sont quelque chose de rare. Elles sont peut-être d’autant plus remarquables. Nous existons dans le Ciel comme ici sur la terre avec une âme et un corps. Il y a une corporéité céleste comme il y en a une grossière terrestre. Il faut que nous soyons renouvelés de corps et d’âme et régénérés, si nous voulons parvenir à la Communion divine. Pour nous en convaincre, Dieu réunit les plus hautes communications spirituelles avec des signes corporels extérieurs ; Dieu peut nous communiquer, d’une façon spirituelle, le Corps céleste et le Sang céleste du Christ. Cependant Il les unit à des signes corporels extérieurs et établit la Sainte Communion, où il nous communique le Corps et le Sang du Christ avec le pain et le vin.

Il en est de même, si l’on considère la communication nécessaire, indispensable, du représentant de Jésus sur la terre : le Saint-Esprit. Cette communication se fait sous maintes formes corporelles et sous maintes images corporelles, pour nous bien convaincre de la corporéité céleste. L’Huile dans l’Ancien-Testament était le moyen par lequel le Saint-Esprit se communiquait. L’huile est un feu réchauffant, éclairant et doux. Dans le Nouveau-Testament, le Saint-Esprit est communiqué dans le saint baptême par et avec l’eau. L’eau est la matière primitive de la corporéité. C’est de l’eau que fut fait le Paradis terrestre. Elle renferme le feu et la lumière. Du temple d’Ézéchiel sortent des torrents d’eau. Jésus s’appelle lui-même la source d’eau vive de laquelle sortira un corps incorruptible – demeure de l’Esprit régénéré.

La splendeur de Dieu, qui remplissait le temple de Salomon, n’était qu’une représentation corporelle de la communication et de la présence du Saint-Esprit. Elle se montrait probablement dans des nuages lumineux où nous retrouvons l’eau, le feu et l’air.

La dénomination hébraïque et grecque du Saint-Esprit : Ruach et Pneuma, signifient un vent, un souffle. L’air, l’éther, est le véhicule de l’Esprit ; en lui sont l’eau et le feu célestes. C’est dans un souffle que l’Esprit de Dieu fut communiqué à Adam. Jésus le reçut lors du baptême, comme homme, et le communiqua à ses disciples après sa résurrection par insufflation ; mais cela ne Lui suffit pas encore pour montrer clairement à ses disciples la corporéité céleste ; c’est pourquoi après l’Ascension vint s’ajouter la communication merveilleuse, visible, sensible, à la Pentecôte, où le Saint-Esprit se révéla dans le vent et le feu.

Tout cela est très merveilleux et très remarquable et marque l’importance de la chose.

Certainement les disciples avaient déjà reçu auparavant le Saint-Esprit. Jésus le dit lui-même à Pierre, lorsque celui-ci, au nom de tous, fit cette belle profession de foi : Tu es le Christ. – Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé ces choses (la raison avec l’esprit du monde), mais mon Père dans le Ciel. Cette révélation doit se produire chez tous. Elle est le commencement et la préparation d’une communication plus haute, corporelle et spirituelle, que les apôtres opéraient par l’imposition des mains comme signe extérieur et dont bien peu de personnes, en ce monde terrestre, ont été favorisées ; ceux-là ont reçu cette communication qui ont été choisis pour une vocation particulière, comme par exemple Boehme, Tauler, Marguerite de Braune, etc..., comme on l’a remarqué vers la fin de leur vie, voir : Histoire de leurs Vies, par Tersteegen, t. II, p. 38.

Le saint baptême paraît devoir être considéré comme une première consécration où la première grâce du Saint-Esprit, grâce préparatoire, est communiquée. Elle a pour effet le pardon des péchés.

Avant que les péchés ne soient pardonnés, il ne peut y avoir aucune communauté avec Dieu. C’est la première grâce, car l’homme qui s’attache à Jésus-Christ est considéré comme juste, par le mérite du Sauveur, en promettant de renoncer, dans le saint baptême, à Satan, au monde et à sa malédiction intime, en se repentant de sa vie passée, en s’abandonnant complètement en obéissance à Dieu. Avec ce changement dans les sens et dans la vie commencent la purification et la sanctification. Ici commence l’œuvre du Saint-Esprit dans l’homme qui se convertit à Jésus. Du repentir, de l’obéissance de l’homme aux prescriptions de Dieu, dépend le progrès, – le développement plus rapide, ou plus lent de l’homme intime. Quand Dieu maintenant trouve un tel homme, propre à l’avancement de son règne, et qu’Il veut se servir de lui pour l’expansion de la vraie crainte de Dieu, de sa connaissance, ou de sa sagesse, Il lui communique des dons plus élevés. Ces dons sont différents suivant le temps et les circonstances, et suivant que Dieu veut employer cet homme à telle ou telle œuvre. Aux apôtres Il donna tous les dons, mais surtout le don des langues, parce qu’ils devaient annoncer l’Évangile à tous les peuples du monde, le don de guérir pour gagner les hommes par ce bienfait si précieux pour eux, et parce qu’Il voulait les convaincre de la force et de l’efficacité de l’Évangile et de l’influence des choses invisibles sur les choses visibles.

À J. Boehme Il donna une vue profonde de la nature et de Sa divinité ; à Marguerite de Braune, Il révéla les mystères de l’enfance de Jésus ; à d’autres, Il donna un amour séraphique et une force de prière extraordinaire ; à certains hommes Il accorda des dons à un haut degré. Chez tous, cela se fit par une sorte de ravissement ; chez quelques-uns par une onction, une communication très sensible ; chez le petit nombre, et seulement là où c’était utile, à cause des autres et des circonstances, par un signe sensible, comme pour Jésus, par une colombe descendant du Ciel, et par une voix céleste audible ; et chez les apôtres pour rendre bien visible la vérité de la sagesse qui vient de Dieu et du Ciel.

Ces obombrations sont rarement écrites dans les vies saintes parce que les hommes ne voyaient pas leur importance, que les écrivains n’avaient pas le cœur d’en parler, et que les saints eux-mêmes en faisaient aussi un secret par humilité.

 

 

 

 

 

II

 

À J. DE TUREKHIM

 

(Réponse à la lettre du 18 juillet 1810.)

 

Ce qui est vrai des choses extérieures, de notre économie, l’est aussi de notre esprit. Aussitôt que nous nous approchons de Dieu, et que son Esprit agit sur nous, Il commence à tout débarrasser dans notre intérieur et à mettre de l’ordre dans nos pensées, à séparer ce qui est raisonnable de ce qui est divin, ce que nous avons fait nous-mêmes de ce qui est communiqué, et apporte peu à peu de la lumière dans le chaos de nos idées. Il nous avertit de ne pas nous distraire, de ne pas nous échapper, si je puis parler ainsi ; Il nous attire dans son cabinet secret, dans notre cœur, et nous donne l’amour du calme et de la solitude. Plus nous obéissons à cet appel, plus nos progrès sont rapides. Nous apprenons ensuite à reconnaître que la sagesse ne vient pas des hommes, mais de l’Esprit de Dieu, et nous acquérons plus de connaissances dans le calme commerce avec Dieu qu’aucun livre et qu’aucun écrit ne peuvent en donner. Tout enseignement que nous pouvons obtenir d’hommes sages a uniquement pour but de nous conduire à la source, et il n’est bon qu’autant qu’il nous y conduit ; le plus court chemin est le meilleur. Toutes les bonnes sociétés secrètes, toutes les initiations à la sagesse, ne sont que des moyens de nous conduire à cette source où ont puisé tous les sages, tous les philosophes, tous les prophètes, tous les saints de tous les temps ; elle est très proche de l’homme, il n’a pas besoin de la chercher au-delà des mers, mais il peut l’obtenir du Ciel ; elle est tout près de lui, elle est même en lui, s’il lui donne l’espace pour s’ouvrir, s’il se renonce, s’il triomphe courageusement des choses difficiles ou pénibles qui y sont attachées, et s’il s’abandonne complètement au Maître céleste. Cet esprit souffle dans les paroles extérieures du Saint-Esprit ; Il est sensible à celui qui l’y cherche d’un cœur sincère. Il ouvre le vrai sens des paroles selon l’intelligence de chacun et donne des vues profondes, dont tous ceux qui ne lisent cette parole qu’avec leur raison sont privés. Il opère la certitude, la conviction et résout les doutes.

 

 

 

 

 

III

 

À M. HERBORT

 

Août 1810.      

 

Il y a deux voies pour la réformation de la matière, l’une va par la corruption, l’autre par la crémation, l’incinération. Celle-là est lente, celle-ci est rapide. La Nature suit ordinairement la première sur cette terre, l’art choisit la deuxième voie.

Elles ne peuvent pourtant pas être séparées complètement l’une de l’autre ; la voie de la corruption n’est pas tout à fait sans feu et la voie plus courte de la crémation n’est pas tout à fait sans corruption ; l’art les rassemble et les réunit. Il commence avec le feu, se sert ensuite de la corruption, emploie de nouveau le feu pour la dissociation, expose ensuite la matière à la fécondation et alterne avec ces deux opérations jusqu’à ce que la teinture soit terminée......

 

 

 

 

 

IV

 

À M. HERBORT

 

(Réponse à la lettre du 17 novembre.)

 

Les connaissances secrètes que vous avez puisées dans des philosophies secrètes, je ne vous les reproche pas et ne les méprise pas non plus, mais je suis habitué à dépouiller tout ce qui m’est présenté de la pompe des expressions mystiques et de les rapporter à des œuvres simples et compréhensibles, que même les non-initiés peuvent comprendre. J’ai déjà reçu bien des choses, bien des communications, qui ne représentent rien pour moi, et je me sers toujours d’un langage aussi éloigné que possible de toute terminologie mystique, parce que, comme vous, je suis convaincu que les temps sont venus où doit tomber le voile mystérieux derrière lequel bien des choses inexactes sont cachées. Ce qu’on ne me dit pas avec des paroles compréhensibles n’a pas de sens pour moi, et je ne puis en être reconnaissant. Parmi ces choses, je compte, par exemple, ce que vous me dites du pays de Chanaan où, pendant six ans, Israël devait travailler la terre, pour qu’elle développe ses forces et se repose dans la septième force. Je souhaite que vous puissiez vous faire une idée claire et précise de ce que vous me dites à ce sujet, je crains que vous ne mêliez ici l’erreur à la vérité........

 

 

 

 

 

V

 

À M. HERBORT

 

(Réponse à la lettre du 24 mars 1808.)

 

La terre renouvelée est le paradis promis aux hommes, le royaume de Dieu où la terre et le ciel sont parfaitement en harmonie. Par le péché du maître, la domination fut perdue ; au lieu de l’équilibre naquit la discorde ; il se produisit une coagulation ou condensation qui entraîna avec elle sa corruption ; le pur devint impur, l’incorruptible, passager. Y aura-t-il une restauration ? Dieu a-t-il réconcilié les choses avec Lui-même, comme saint Paul le dit ? (Col., I, 20). Dans ce cas, elle aura lieu aussi bien sur la terre et dans le ciel que dans l’homme.

Il doit se produire une séparation, une renaissance ; la terre et le ciel de l’homme doivent devenir paradisiaques et célestes ; mais il n’y a aucun autre séparateur dans toute la nature et dans le spirituel que le feu.

En ceci s’accordent Jean, Pierre et toute la Sainte Écriture. De même que lors du déluge, le ciel et les abîmes s’ouvrirent par l’action et la réaction, et se déversèrent en torrents sur la terre, de même selon saint Pierre, le ciel et la terre s’enflammeront et brûleront : c’est là la renaissance. Une purification partielle d’une partie de la terre, ou même seulement de la terre, ne servirait de rien car la terre est entièrement sous l’influence du Ciel, d’où viennent la fécondité, les orages, la pluie, la grêle, etc., par qui aussi probablement (par son action sur l’intérieur de la terre), les tremblements de terre sont produits. Chaque homme sera salé avec le feu (Matth., IX, 49). Si une telle purification a lieu, aucune créature ne peut subsister sur la terre. Ceci ne contredit pas les prédictions qui font précéder la restauration par le carnage, la destruction des ennemis de Dieu et du peuple de Dieu (Isaïe, XX, 25).

De même que la destruction s’est étendue sur les hommes et sur le monde, la restauration doit aussi les embrasser tous les deux. De même que la ruine a commencé dans l’homme et s’est répandue de là sur toute la terre, de même aussi le commencement de la renaissance doit se faire chez lui. Or, comme les hommes ne vivent pas tous à la fois, mais viennent au monde successivement, il faut d’abord que le peuple de Dieu de tous les temps, de toutes les nations, de toutes les langues, soit rassemblé, purifié dans la fournaise du malheur, et purifié avant que le ciel et la terre puissent être purifiés.

La renaissance commence d’abord par l’homme, et continue par le monde ; alors celui-là et celui-ci ressusciteront purs (Matth., XIX, 29). Le monde reçoit son corps de résurrection comme les hommes ; tous les deux doivent être purifiés de leurs scories par le feu ; toutes choses doivent venir en un éternel équilibre de toutes les forces, et toute hostilité cessera. C’est de là que naît l’incorruptibilité en la vie de la matière, comme par l’Esprit de Dieu, la vie de l’esprit (Tim., I, 10 et 12).

 

 

 

 

 

VI

 

À M. HERBORT

 

(Réponse à la lettre du 15 juin 1810.)

 

À proprement parler, tous les disciples du Christ sont des agents, chacun dans sa spécialité. Les dons sont de toutes sortes, mais l’esprit est un. De même les missions sont différentes ; il semble que cet agent ait le don de distinguer, d’éprouver les esprits des hommes, un autre a le don de la prophétie, un autre celui de guérir les maladies, de chasser les esprits ; chez un autre, le don de l’esprit se manifeste particulièrement dans le don de la prière, comme chez une de mes connaissances qui est morte il y a quinze jours et de qui je sais des exemples frappants de prières exaucées, qui ressemblent à de vrais miracles. L’école de Saint-Martin se distingue par une philosophie plus sublime de la Religion. Quoique je puisse considérer l’excellent Saint-Martin partiellement comme mon maître, je ne puis pourtant pas être d’accord en tout avec lui. Tous ces maîtres sont des hommes et il n’est pas prouvé qu’ils n’aient pas mêlé leurs propres idées aux doctrines qu’ils enseignaient. Nous devons donc tendre à reconnaître la vérité, indépendamment des hommes, à puiser nous-mêmes à la source d’où la vérité découle pure, sans addition.

Mais ils n’enseignaient bien des choses que comme des opinions personnelles, et il arriva quelquefois que c’était contre leur volonté que l’on y attachait de l’importance.

Le plus pur, le plus visible écoulement de la source éternelle de lumière, nous est livré, à mon avis, par la Sainte Écriture ; là où elle décide nettement, aucune opinion contraire ne peut mériter croyance ; où elle ne parle pas clairement, il est permis d’adopter les opinions des hommes éclairés, et la plus vraisemblable sera celle qui répondra le mieux à l’esprit de la religion.

 

 

 

 

 

VI

 

À M. HERBORT

 

Le 16 juillet ...8.      

 

Vous faites dans votre lettre une différence entre les vrais hermétiques et les alchimistes. Je puis accepter cette distinction, car vous comprenez parmi ces derniers de simples particularistes, des adeptes serviles qui travaillent d’après une recette. Car vous dites : de telles gens n’ont pas une idée des œuvres de la Nature en grand. Mais quand vous dites que les vrais hermétiques, qui passent de la théorie à la pratique, n’ont rien à faire avec le feu vulgaire, vous vous trompez complètement, et j’en conclus que vous n’avez pas la moindre idée du travail hermétique ; rien ne peut se faire sans le feu vulgaire, toute l’opération est faite à l’aide du feu. Mais ici il faut remarquer une différence importante qui a pu occasionner votre erreur.

Ce feu n’est pas la chose essentielle dans l’opération, il ne sert qu’à tuer la matière grossière et à Ia rendre accessible à l’action des forces supérieures subtiles. Ce qu’on appelle la matière est volatil dans l’air. L’art de l’hermétiste consiste à volatiliser les choses fixes et à fixer les choses volatiles ; ce qui ne peut pas se faire sans le feu commun.

Laissez-moi me servir d’une comparaison. Ce n’est pas la terre qui fait pousser l’arbre ; sa force de croissance vient d’en haut, mais s’il n’était pas dans la terre, les forces supérieures ne pourraient être attirées.

La cendre, le sel, le verre des philosophes ne sont pas cendre, sel, verre ordinaires ; mais je voudrais bien connaître l’homme qui pourrait faire le sel philosophique ou une matière vitrée sans avoir purifié la matière grossière par le feu vulgaire.

 

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Ce qu’il y a de plus estimable dans la science hermétique est, il est vrai, la théorie qui embrasse tout et par laquelle seule on peut avoir une idée vraie des opérations de la nature, et par analogie, s’élever jusqu’aux opérations spirituelles du monde des esprits. Mais celui qui ne la saisit que par l’imagination ne peut la comprendre, et mêle l’erreur à la vérité.

 

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La sincérité est la compagne de la vérité ; dans mes opinions, je ne tiens aucun compte des autres hommes, car je ne les ai reçues de personne. On n’obtient rien sur moi par des autorités humaines. J’apprends tous les jours des autres hommes, mais je n’accepte rien sans examen. La critique n’est pas seulement un droit, c’est un devoir pour moi ; tous mes efforts ont pour but d’être enseigné de Dieu ; Il sait que je cherche honnêtement la vérité et que je ne la veux recevoir que de Lui. Il ne peut pas laisser sans l’exaucer ma prière de chaque jour, car je ne la fais que d’après son ordre et en vertu de ses promesses. Je suis donc certain de ce que j’ai obtenu par cette voie. Il me fait trouver aussi, pour présenter aux autres la vérité avec avantage, les preuves dans sa parole ; je n’en ai pas besoin pour moi, mais pour les autres.

Il en a été ainsi de mon opinion que les Juifs ne retourneraient plus jamais en Judée, que Jérusalem et le temple ne seraient jamais rebâtis. Comme j’écrivais Ia préface à ces remarques, j’obtins cette révélation et je la crus sans preuve. Depuis lors, tant de preuves se sont présentées que je peux maintenant les communiquer aux autres.

Je suis, il est vrai, un homme de peu d’importance ; que l’on ne fasse pas attention à moi, mais à la vérité ; qu’on l’examine devant Dieu et avec Dieu, il importe peu par quels hommes elle soit exprimée.

 

 

 

 

 

VI

 

À M. HERBORT

 

Le 16 août.      

 

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Car il faut que je vous avoue, mon très cher ami, que tout ce que je sais est tiré de l’Écriture, et que je n’accepte rien comme vrai qui n’ait son fondement en Elle, que je suis plein de méfiance pour les fantaisies de l’imagination et les représentations personnelles. Tous les raisonnements, pour justifier certaines représentations, sont pour moi sans valeur, quand je ne trouve pas leur base dans la Bible, que je tiens réellement pour la parole de Dieu, parole que Dieu rend vivante dans le cœur de ses adorateurs fidèles et sincères et qui est un trésor de sagesse cachée que l’Esprit de Dieu seul dévoile.

J’ai aussi, il est vrai, quelques opinions que je ne peux pas prouver directement par la Bible, et qui reposent sur certaines représentations, mais je ne les tiens que pour probables, et je suis prêt à les abandonner aussitôt que Dieu m’en donnera l’occasion et les lumières.

Parmi celles-ci, il s’en trouve quelques-unes concernant le royaume de Mille ans.

Je cherche autant que possible à me garder du penchant pour le merveilleux qui est si naturel à l’homme et aussi d’une certaine présomption qui me ferait croire que Dieu pourrait me découvrir Lui-même, par son Esprit, ce que je dois savoir. Mais comme je ne sais pas s’il ne veut pas choisir quelquefois d’autres hommes à cet effet, je cherche à ne rien négliger de ce qu’Il me procure l’occasion de savoir.

 

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Autant que je sache, Saint-Martin n’avait pas de système bien déterminé du royaume de Mille ans et en général des circonstances concernant l’avenir. Je doute beaucoup de ce que vous me dites à la fin de votre lettre : que Saint-Martin possédait le don d’ouvrir aux autres la vue sur le monde des esprits.

J’ai connu Saint-Martin déjà en 1777 ; il habita deux ans Strasbourg, et ne quitta cette ville qu’au commencement de la Révolution. C’est ici qu’il imprima, par mes soins, la première édition de son Homme de désir, c’est ici qu’il apprit l’allemand et commença à traduire Boehme, etc., je connais assez exactement ses travaux. – Il ne travaillait pas, au sens ordinaire du mot, en vue du monde des esprits, encore moins ouvrait-il aux autres la vue pour le voir ; il y a certainement là un malentendu.

Ajoutez à cela que Saint-Martin était très secret, et qu’il ne parlait de certaines choses qu’avec les initiés. Depuis sa mort, j’ai aussi reçu, le concernant, des nouvelles très intéressantes.

Tout ceci considéré me décide à vous répéter qu’il y a dans cette assertion un malentendu.

 

 

 

 

 

IX

 

À M. LE PROFESSEUR JUNG, À MARBOURG

 

Strasbourg, le 7 germ., XI.      

 

Quoique dans votre réponse du 4 mars, que j’ai reçue tardivement, vous soyez dur pour moi, et que vous me donniez à entendre que mes lettres ne vous sont pas agréables, je me vois pourtant forcé de vous écrire encore une fois.

Il faut que je me sois exprimé dans ma lettre bien maladroitement sur certains points ; et il m’importe que vous connaissiez mon opinion vraie ; jamais il ne me vint à l’esprit de dénigrer la société de Bâle, ni la communauté des frères (Moraves), ni d’effacer leurs membres des rangs des chrétiens. Car ce ne serait pas seulement une grande audace de ma part de prononcer un tel jugement, mais ce serait contraire à mes convictions ; je suis en relation cordiale avec plusieurs membres de la société des frères, je les aime et je les estime, je connais aussi quelques membres de la société de Bâle que je tiens en grande considération ; mais, cher frère, il n’y a pas de perfection.

Dans mon premier écrit, je n’informai auprès de vous où étaient les plus distingués instruments de Dieu, comme l’était Tersteegen, comme, par exemple ; dans le siècle précédent, il y en eut en Angleterre : un Pordage, un Bromley, une J. Leade, etc., à qui Dieu accorda des connaissances et des lumières extraordinaires. C’est après de pareils instruments merveilleux de Dieu que je m’informai auprès de vous, parce que j’avais reconnu, dans vos écrits, combien grande était votre connaissance de l’état actuel du christianisme.

Vous voyez par là, cher frère, que, sans attaquer la communauté des Frères, ni la société de Bâle, je ne pouvais être satisfait de votre réponse qui reposait sur un malentendu.

Il me venait tout aussi peu à l’esprit, cher frère, de vous juger ; combien on doit être éloigné de juger les autres quand on lit les maximes de notre Sauveur : Ne jugez point et vous ne serez point jugés. Mais nous devons examiner les doctrines qui nous sont présentées, nous devons être attentifs aux fruits, pour savoir quel esprit nous parle par la bouche du Maître ; nous devons avertir un frère quand nous croyons qu’il pèche en quelque chose. C’est la vraie fraternité de ne pas louer et flatter, comme je le remarque si souvent dans la correspondance des chrétiens. C’est cette fraternité que je voulais, par estime pour vous, exercer dans ma faiblesse.

Il me semblait que vous vous dispersiez trop, que vous écriviez trop. Je souhaitais qu’un homme qui connaît la mystique aussi bien, et qui l’a si bien décrite, consacrât ses forces davantage à la croissance de l’homme intime caché, à la continuelle communauté avec Dieu qui ne se fait que dans le plus grand silence et le recueillement. Il me semblait que vos écrits avaient, il est vrai, un grand public, mais ne produisaient pas le vrai profit qu’un chrétien doit toujours se proposer. Cela est-il une offense ? Peut-on appeler cela un jugement méprisable ? Je fis pour vous ce que je souhaiterais qu’on fît pour moi et, en vérité, cher frère, je n’avais pas d’autre but que d’attirer votre attention sur ce qui peut vous faire du tort.

Faire imprimer beaucoup de choses est, à mes yeux, quelque chose de dangereux, et il me semble que ce n’est pas assez de présenter, pure et sans mélange, la doctrine de Jésus dans nos écrits principaux et que, même dans nos autres écrits, que l’on ne compte pas parmi les écrits principaux, il faut présenter la pure doctrine. Du reste, on ne peut comprendre purement et sans mélange la doctrine de Jésus qu’à son école où il nous enseigne sa sagesse cachée et nous accorde des éclaircissements divins.

Ce n’est pas une science humaine qui apprend des moyens humains extérieurs ; Jésus et son Esprit sont les uniques et vrais maîtres qui font goûter aux âmes humbles dans leur intimité la manne cachée. Ils nous montrent ici ce qu’est le vrai sabbat, dont le sabbat, dans l’Ancien Testament, est l’image. Par l’Esprit de Dieu, nous sommes instruits intimement que la vraie adoration ne consiste pas dans des choses extérieures, dans des cérémonies. Nous devons être arrachés de l’extérieur et entraînés dans l’intérieur, n’attribuer aucune valeur à l’extérieur, mais diriger toute notre attention et tous nos soins sur l’adoration intime en esprit et en vérité. C’est justement par là que la religion de Jésus se distingue de toutes les autres religions, c’est un caractère de sa divinité ; elle est l’accomplissement des figures de la religion juive. Celui qui apprend par la vie intime cette religion qui est tout esprit et toute vie, celui-là voit les institutions religieuses humaines dans une tout autre lumière que cela n’a lieu d’ordinaire, et son jugement doit se prononcer autrement.

Puis-je vous dire encore quelque chose au sujet de votre lettre, mon cher frère, et voulez-vous ne pas le prendre en mauvaise part ? Car je n’ai pas d’autre but que la glorification du nom de Jésus. Vous dites que tout ce que vous faites et écrivez ne se fait jamais autrement que par la certitude complète de la volonté de Dieu dans les choses. Je crains qu’il n’y ait ici une erreur ; rien n’est plus ordinaire et plus facile que de confondre les effets de son propre esprit avec les effets de l’esprit de Dieu. La bonne intention ne suffit pas. Il faut beaucoup d’attention et de calme pour distinguer ces effets différents. Ceux de l’esprit de Dieu se distinguent en ceci qu’ils sont très doux, pénétrants, intimes, qu’ils sont unis à une grande humilité et un grand isolement, sans aucune réserve de propriété. L’esprit propre peut aussi faire de belles choses, écrire de bonnes choses, avoir du sentiment, être plein d’amour pour les hommes, il s’adapte à la volonté de l’homme. Mais dans les inspirations de l’Esprit de Dieu, on est sans volonté. La sagesse et l’art humain sont sans valeur pour l’Esprit de Dieu. Il a de tout autres moyens d’opérer. Il n’estime ni le style, ni la forme. Où il trouve un cœur préparé, Il y pénètre et celui qui Le reçoit ne fait nulle attention au vêtement extérieur.

Pardonnez-moi, cher frère, si moi, homme de peu de valeur, je parais vouloir vous enseigner. Je connais ma faiblesse et je sais que j’ai moi-même besoin d’enseignement ; mais je sais qu’il peut être quelquefois utile de rappeler à un homme plus éclairé des choses qui ne lui sont pas présentes.

Vous vous informez des bases de ma foi, et vous croyez que je me prends pour infaillible dans mes principes ; oh ! combien je désirerais être arrivé au point où l’on est infaillible ! Je tiens pour vrai ce qui m’est donné pour vrai au fond intime de mon âme.

 

 

 

 

 

X

 

À MONSIEUR JUNG, À MARBOURG

 

Strasbourg, le 17 pr., 6 juin 1801.      

 

Je regrette beaucoup, cher frère, que vous soyez passé près de nous, dans votre voyage, sans être venu nous voir.

Nous avions toujours espéré que vous choisiriez le chemin de Bâle, par Strasbourg, et vos amis anciens et nouveaux se réjouissaient de vous voir.

En une heure nous nous serions mieux compris et plus rapprochés que par vingt lettres.

Le vrai critérium de la vérité, qui ne nous trompe pas, est en nous, dans la voie intime de Dieu, dans le sentiment que la miséricorde de Dieu nous a donné ; au moyen de ce sentiment intime qui est plus ou moins pur, selon que nous sommes silencieux et inactifs, nous reconnaissons le vrai dans ce qui nous est présenté. Cet intérieur intime est le siège de l’esprit de Dieu, le siège de la vérité. C’est au moyen de ce sentiment intérieur que nous jugeons même la Sainte Écriture, qui est en soi lettre morte, dont on peut mésuser, dont peuvent mésuser tous les faux prophètes et qui a même dû donner à Satan des arguments pour tenter notre Sauveur.

Ni l’exégète, ni l’hermétisme, ni la science de l’antiquité, ni l’histoire, ni la géographie, ni la connaissance des langues ne sont un moyen infaillible de connaître la vérité, quoiqu’ils puissent contribuer beaucoup à l’expliquer.

L’unique et vrai commentateur de la Bible est l’Esprit de Vérité qui habite dans notre intérieur et veut nous éclairer quand nous y consentons. La Bible n’a pas toujours existé, mais l’Esprit de Dieu est éternel et toujours prêt à guider les hommes vers la vérité ; il est en tous lieux ; on est souvent sans Bible, mais jamais sans Lui ; ce qu’Il opère en nous est la vérité : en nous est à proprement parler le critérium de la vérité. L’exalté qui prétend s’appuyer là-dessus dans sa fausse doctrine est un menteur et ne mérite pas de confiance ; il a un juge dans le Ciel, à qui nous ne ravirons pas le pouvoir de juger, mais nous ne voulons pas non plus nous laisser séduire par de fausses jongleries, nous voulons avertir les autres quand ils prêtent l’oreille au séducteur.

Je sais bien que cette foi en l’efficacité de l’Esprit de Dieu, dans notre intérieur, pour opérer la reconnaissance de la vérité, est décriée par beaucoup, surtout par les savants, comme une fausse exaltation, malgré tout, elle reste la vraie foi apostolique et chrétienne qui seule fortifie, qui seule donne la vraie conviction, qui seule console dans le besoin et la mort. Que l’Esprit miséricordieux veuille augmenter, comprimer en nous, cette foi, jusqu’à ce que nous ayons le bonheur d’arriver à la contemplation.

Je me recommande à votre amitié, à votre amour, à vos prières.

Votre frère en Jésus-Christ,      

S.                            

 

 

 

 

 

XI

 

À JUNG STILLING

 

(Réponse à la lettre du 2 mars 1803.)

 

Strasbourg, le 19 ventôse, XI.      

 

Je m’étais bien proposé d’être économe de mes lettres, connaissant la foule de vos affaires, et sachant combien vous êtes surchargé de lettres ; cependant à la réception de votre écrit du 2 mars, je ne puis m’empêcher de vous en témoigner ma joie. Vos principes sont parfaitement les miens ; tout aussi fortement et aussi vigoureusement que vous, je cherche à combattre l’exclusif : le sectaire. Autant que vous, je cherche à recommander l’unité de l’Esprit dans l’amour, sans égard à la diversité des opinions. Je visite et suis visité par des chrétiens de toutes confessions : catholiques, luthériens, réformés, frères moraves, mystiques ; la différenciation extérieure m’est indifférente si seulement l’esprit et le cœur sont vraiment et sincèrement tournés vers Dieu. Je crois comme vous, cher frère, aux différentes destinées et suis bien loin d’exiger de chacun la même confession, mais tous doivent aimer Dieu, par-dessus tout, aimer leurs semblables comme eux-mêmes ; tous doivent tendre vers la perfection, tous soumettre leur volonté à Dieu, tous s’exercer au renoncement, tous amener leurs sens extérieurs à l’obéissance et au silence, et tous chercher à obtenir le Saint-Esprit et la communauté intime avec Dieu, promise par Dieu, etc., voilà la vraie mystique, la vraie religion de Jésus. Il y a différentes espèces de pierres précieuses, de différentes couleurs, mais ce sont pourtant toutes des pierres précieuses, l’une est blanche, les autres, rouge, brune, verte, jaune, – mais dans toutes se trouve le jeu éclatant de leur différence caractéristique ; c’est pourquoi un vrai chrétien, un vrai mystique, ne s’informe pas si Guyon ou Bourignon sont catholiques, si Boehme, Engelbrecht sont luthériens, Leade, Pordage, Bromley, etc., sont réformés, il les embrasse tous comme frères, dans l’amour du Christ. Du moment que Jésus-Christ est notre Sauveur, nous sommes tous les membres de son Église, les différences humaines ne nous touchent pas. Jamais un nouveau prophète n’a montré plus de zèle contre l’Église romaine, la prostituée babylonienne, que la catholique Bourignon (ses œuvres comprennent 19 vol. in-8o). Elle resta catholique, ses disciples étaient de tous les partis, elle ne conseille à aucun de changer sa confession extérieure ; Poiret était un prédicateur français réformé, banni, il était du Languedoc, et pourtant il était son adepte le plus zélé. Ses écrits, dont l’original est en latin ou en français et que nous possédons ici dans les trois langues, sont particulièrement importants. Le mystique met son point de vue en Dieu ; sa doctrine principale est l’amour de Dieu, sa conduite, la volonté de Dieu, sa demeure, la communion silencieuse avec Dieu, et cette doctrine, Jésus l’oint la prescrit à tous les hommes. En ce sens, tous les vrais chrétiens doivent être nécessairement des mystiques.

Il est vrai qu’il y a différents degrés. Et, comme Dieu lui-même n’éteint pas le flambeau brûlant, les hommes doivent le faire encore bien moins. Ils doivent, au contraire, autant qu’il est en eux, y travailler en communauté, afin que la flamme y trouve son aliment et augmente.

Qu’est-ce que Jésus enseignait à Nicodème si ce n’est la pure mystique ? C’est d’en-haut que nous devons être engendrés. L’Esprit de Dieu seul est notre vraie caractéristique, et non les choses extérieures, ni le paganisme, ni le judaïsme. Dieu ne se soucie pas non plus des mots, chacun a une autre langue, une autre forme pour exprimer ses pensées, ses sentiments, ses expériences et ses connaissances. Que celui-ci parle comme un Tersteegen, celui-là comme un Boehmiste, qu’un autre se serve d’expressions moraves, tout cela n’est qu’un voile ; si l’esprit est le même, nous sommes tous disciples de Jésus.

Combien les apôtres étaient différents les uns des autres, dans leur langue et leur manière de voir, mais tous étaient des mystiques ; ils tendaient tous vers l’inhabitation intime de l’Esprit Saint, vers l’onction, l’inspiration et la communauté intime avec Dieu. Notre religion est, depuis le temps des Apôtres, redevenue extérieure, un judaïsme sinon un paganisme. Luther éloigna, purifia, s’avança beaucoup, mais ne pénétra pas jusqu’à l’intime. Ses successeurs furent des savants, des philosophes rationalistes. Zinzendorf voulut fonder une communauté purement chrétienne. Elle a certainement beaucoup de bon, mais ne pénètre pas assez profondément, elle reste à la surface, aux vertus extérieures, aux paroles et aux sensations de l’âme.

C’est pour ainsi dire le premier seuil, le vestibule, et non le temple et la demeure du Saint-Esprit. Il y a là aussi bien des choses sectaires et exclusives. Mais dans tous les partis religieux, il y a des âmes fidèles qui se laissent diriger par Dieu, qui donnent à l’Esprit de Dieu une demeure dans leur intérieur, qui cherchent le calme, et qui considèrent comme une perte toutes les distractions extérieures qui les détournent de Dieu.

D’après ma conviction, c’est seulement cette doctrine d’un commerce secret avec Dieu qui peut opérer une vraie cure dans l’Église chrétienne, c’est par elle seule que les vrais adorateurs de Dieu en esprit et en vérité peuvent être engendrés. Elle est l’esprit et la vie, tandis que toute autre n’en est que la surface. La tolérance, la condescendance, le ménagement, le jugement bienveillant, etc., sont des signes du mystique ; seulement il faut chercher sincèrement Jésus et son Esprit et non des intentions humaines.

Tersteegen m’est important surtout parce que tous ses écrits prouvent l’inhabitation de l’Esprit de Dieu. Ils parlent au cœur parce qu’ils viennent du cœur. Mais par quels chemins pénibles n’est-il pas conduit, quelles épreuves n’a-t-il pas dû traverser !... Le besoin, la pauvreté, la maladie, – il quitta tout pour gagner Dieu et il a emporté sa récompense. Tous ceux qui rendent le chemin si facile le font passer à l’extérieur. Le vrai chemin intérieur de l’esprit, le seul vrai, est le calvaire de Jésus à l’intérieur et à l’extérieur. Les souffrances sont indispensables ; sans peines, on ne peut espérer aucune inhabitation, aucun secret commerce avec Dieu. L’unique chemin est celui que Jésus a suivi, l’exercice incessant de l’obéissance au milieu de mille persécutions ; la douleur, la souffrance, et la prière intérieure continuelle. Nulle part ceci n’est enseigné d’une façon plus pénétrante que chez les mystiques. Ils abandonnent le monde pour jouir de Dieu.

 

 

 

 

 

XII

 

EXTRAIT D’UNE LETTRE A JUNG STILLING

 

9 septembre 1807.      

 

(Du double corps de l’homme.)

 

... Le magnétisme agit sur le corps astral qui se compose de feu électrique, qui donne la vie animale : c’est le spiritus rector des alchimistes. La médecine universelle (de même que la pierre magique) est conçue de l’éther en un véhicule corporel. Au moyen de l’éther, on agit dans le monde des esprits, dont la corporéité consiste en éther. C’est par lui que l’esprit du monde agit sur l’homme ; il est pour ainsi dire le corps ou l’effluve corporel de l’esprit du monde. Par l’accumulation du fluide magnétique ou électrique dans l’homme, qu’elle soit naturelle ou artificielle, l’âme est pour ainsi dire transportée dans le royaume des esprits et ouverte aux connaissances de l’esprit du monde. Il agit plus ou moins fort selon que l’homme est exalté, sans égard pour le moral, si l’homme est bon ou mauvais. On obtient, de cette façon, bien des connaissances (du royaume des esprits) que l’on n’avait pas dans l’état ordinaire. On pressent même des choses à venir, en tant que ces choses sont déjà préparées dans la Nature.

Mais toutes ces connaissances ne s’élèvent pas au-dessus du monde, même quand elles sont conformes à Jésus et à Dieu et qu’elles nous jettent dans l’étonnement. Elles nous viennent uniquement de l’esprit du monde. Elles se distinguent absolument des effets de l’Esprit de Dieu, qui agissent directement sur l’âme, et qui n’ont pas besoin de jeter le corps en catalepsie, ou dans l’insensibilité ; son influence est douce comme celle de la lumière.

La communication ordinaire de l’Esprit de Dieu se fait par les pensées ou par l’inspiration intérieure. Le corps reste ici dans son état naturel.

L’homme a tous ses sens et les conserve. Il peut parler, lire et écrire comme d’habitude.

Le ravissement magnétique dans le monde des esprits paraît avoir été l’art des prêtres païens dans les oracles (de là les convulsions, les contorsions de la Pythonisse que possédait l’esprit prophétique).

Le Ravissement de saint Paul dans le Troisième Ciel avait pour but de confirmer son espérance par la contemplation des splendeurs de la vie éternelle, et de fortifier cet apôtre dans ses souffrances si longues et si dures. Il ne reçut par là, à proprement parler, ni connaissances dans la religion, ni révélations des temps à venir (c’était une extase opérée par l’Esprit de Dieu, un ravissement de l’âme dans les régions célestes). Cet effet vient du supra-céleste ; il s’exprime ordinairement par l’illumination de l’intelligence, et la sanctification de la volonté, ou par l’inspiration lorsque, dans son intérieur, on entend une voix perceptible, ou bien encore extérieurement comme Samuel, ou bien encore lorsque des Visions planent devant l’esprit. Ces trois modes se trouvent dans saint Jean.

Chez d’autres, cela n’a dû être qu’une simple inspiration, mais avec une telle conviction qu’ils ont pu dire : Voilà ce que dit le Seigneur.

 

 

 

 

 

XIII

 

EXTRAIT D’UNE RÉPONSE À UNE LETTRE DE STILLING

 

14 septembre 1807.      

 

 

... La lumière de la raison est essentiellement différente de la lumière du Saint-Esprit. La raison appartient à la Nature créée et d’en-bas. L’esprit est du Créateur, d’en-haut et du Ciel. Il est très difficile de distinguer l’effet de ces deux forces en nous ; celui qui le peut a l’esprit d’examen.

Nous conservons la raison même après la mort corporelle. Elle est la lumière des habitants du monde des esprits, comme du monde des corps.

Les morts n’ont pas le privilège d’entrer en communication plus tôt et plus facilement que nous, avec l’Esprit de Dieu, bien qu’ils aient dépouillé ce corps grossier. Au contraire, cela est beaucoup plus difficile pour ceux qui ont négligé, dans cette époque de grâces, d’obtenir la lumière divine, que cela ne leur était possible en ce monde, et même ceux chez qui la renaissance a déjà commencé trouvent dans le monde des esprits beaucoup plus de difficultés pour leurs progrès qu’ils n’en avaient trouvées ici-bas. – Il y a dans le monde des esprits comme sur la terre des hommes bons, mais qui ne sont bons que d’après la raison et dans lesquels l’Esprit de Dieu n’habite pas. Ils peuvent posséder beaucoup de connaissances dans la religion comme, par exemple, un savant rationaliste orthodoxe ; ils sont pourtant dans l’erreur. Même les vérités qu’ils disent sont erronées, parce qu’elles sont en opposition avec les vérités fondamentales, et qu’elles ne viennent pas de cette source. C’est ce que l’Écriture appelle avoir des sentiments mondains, expression par laquelle il ne faut pas seulement comprendre les vices, les passions et les défauts, mais toutes les opinions et les connaissances des hommes de raison. La nature est bonne et mauvaise. L’Esprit du monde qui règne en elle l’est également. Toutes les connaissances qui viennent de lui renferment ces deux qualités plus ou moins mélangées. Elles sont, du reste, bornées, et si grandes qu’elles puissent être, elles ne s’étendent pas au-delà de la Nature. Un homme qui s’en tient uniquement à l’Esprit du monde peut être admiré, exercer beaucoup de vertus, composer des prières, des sermons, des livres d’édification, mais il n’est qu’un homme de nature et non illuminé.

Voilà le grand danger dans le commerce avec les esprits. Tous ceux avec qui on entre en communication, par le magnétisme, les maladies ou d’autres moyens, ne sont pas des esprits parfaits, mais des esprits, bons ou mauvais, qui sont encore dans l’erreur.

Les esprits parfaits se trouvent, avec les saints Anges, au-dessus de la sphère du monde des esprits, et il n’y a aucun moyen physique dans toute la Nature qui puisse nous mettre en communication avec eux. Cette terre est en quelque sorte en dehors de leur cercle ; ils n’ont rien de commun avec elle sinon quand ils reçoivent des missions pour elle, ou quand leur intérieur est pour ainsi dire saisi par une foi vive.

Toute influence par les choses physiques, magnétisme ou électricité, reste en deçà des limites de la Nature et du monde des esprits, – là où le bon se trouve mêlé avec le mauvais.

Une somnambule chrétienne peut bien, par l’harmonie des sentiments, entrer en communication avec des chrétiens morts, mais ce ne sont jamais que des Esprits des régions inférieures. Aucun moyen physique n’atteint jamais l’Esprit de Dieu, ni les habitants du Ciel. Seuls la foi et l’amour pénètrent jusque-là. L’Esprit de Dieu n’est atteint que par l’esprit. Jamais un homme ne peut communiquer avec Dieu par le somnambulisme ou des moyens semblables. Jamais il n’obtient ici l’illumination, et jamais ces moyens n’ont éveillé un prophète.

Ces choses n’ont lieu que par des voies très différentes. Dieu seul éveille les prophètes directement quand son Esprit parle à leur esprit, il en est de même de l’illumination. Le renoncement aux choses terrestres n’est pas en soi un moyen d’obtenir l’esprit de Dieu ; on s’y prépare par la soumission parfaite, le recueillement, l’aspiration et la prière ; c’est ce qui se passe dans l’esprit. Les vertus d’un chrétien ne sont des vertus que parce qu’elles vont de l’intérieur à l’extérieur. La force d’attraction est dans l’Esprit, c’est un magnétisme spirituel et non corporel et physique.

C’est en ceci que réside la grande différence entre les oracles païens et les prophètes de Dieu ; ceux-là annonçaient aussi l’avenir et ne mentaient pas toujours. Ils tiraient leurs connaissances du monde des esprits, du spiritus mundi, peut-être aussi par le magnétisme. Les magiciens agissent sûrement sur le monde des esprits, les idolâtres étaient en communication avec des esprits impurs et faisaient aussi des miracles, et c’est justement pour cette raison que cela est en horreur à Dieu. L’homme doit s’en tenir à Dieu par son esprit, car l’Esprit du monde le détourne de Dieu et le conduit de l’esprit dans le physique invisible. Il se donne pour le Dieu de la Nature. Ces deux sources de connaissances, mentionnées plus haut, ne peuvent jamais être assez séparées ; leurs limites ne peuvent jamais être assez vigoureusement tracées. Toute confusion mène à des chemins détournés dangereux.

Ce sera la grande tentation des derniers temps. Il ne suffit pas de dire qu’il ne faut pas chercher commerce avec les esprits ; ni les repousser puisqu’ils s’offrent sans être cherchés. Il faut montrer que, par cette voie, on ne peut jamais arriver à la connaissance de Dieu, et que l’illumination en est essentiellement différente ; ce sont deux essences absolument contraires. La volonté de l’homme est très puissante, elle découle de la Toute-Puissance de Dieu.

Elle peut agir jusque dans le royaume des esprits et dans le Ciel supérieur, mais avec cette différence qu’elle agit dans le royaume des esprits sans Dieu ; mais dans les régions supérieures, uniquement avec Dieu, dans la dépendance absolue de Dieu, et sans la moindre volonté propre.

Le somnambulisme ouvre un chemin à la magie ; il n’a pas été enseigné aux hommes par les illuminés, mais par les hommes du monde. Il opère, dans le silence, beaucoup de mal, il éveille le désir du surnaturel sans sanctification.

Bélial a son siège principal dans l’enfer ; ici ce sont les portes des ténèbres, ici il agit avec une puissance beaucoup plus illimitée que dans ce monde, et il se réjouit d’autant plus qu’il a plus d’occasions de communiquer avec les hommes. Il agit dans le spiritus mundi. Sa dissimulation est si subtile qu’on ne peut la reconnaître que par la lumière divine. Aucune somnambule, je dirai plus, aucun magnétiseur ne peut la reconnaître.

Le spiritus mundi est notre séducteur. Il semble que le Christ ait voulu désigner principalement notre temps, quand il annonçait que les portes de l’enfer ne triompheraient pas de son Église, car maintenant l’enfer emploie de plus en plus toutes ses forces pour séduire les hommes. Le magnétisme et le somnambulisme seront, dans les derniers temps, un moyen excellent de séduction, et de même, en général, toute communication avec les esprits.

 

 

 

 

 

XIV

 

À STILLING

 

Le 25 juillet 1808.      

 

Ta théorie des esprits, mon cher frère, qui m’a conduit de nouveau au magnétisme, me fait souvenir d’une remarque que tu me fis lorsque je t’envoyai le traité sur ce sujet. Tu veux faire dériver les phénomènes du magnétisme non pas d’une accumulation de fluide magnétique ou électrique, mais d’un dégagement de ce même fluide, sans montrer comment ce dégagement peut se faire autrement que par l’accumulation de cette matière éthérée. Il me semble que c’est précisément cette accumulation qui est la cause du dégagement. Nous avons tous en nous une matière éthérée ; c’est la vie animale du corps. Le corps est nourri et entretenu par l’inspiration continuelle de l’air dans lequel la matière primitive des éléments se trouve à l’état volatil ainsi que le feu. Tout corps a une certaine partie d’éther en soi, nécessaire à son développement ; qu’elle diminue ou qu’elle augmente, et l’équilibre nécessaire à sa santé sera détruit et le corps sera malade. Dans le premier cas, il faut, pour guérir la maladie, que la matière vitale soit augmentée, ce qui peut se faire par le magnétisme, ou bien on fait disparaître par les médecines les obstacles qui ont affaibli la force d’attraction.

Note. – Le chagrin, la contrariété, les soucis, l’inquiétude, etc..., diminuent la force d’attraction de la matière vitale et attirent de l’air des parties destructives. Si un homme a trop de matière vitale, il détruit cette matière vitale par un feu trop fort ; elle doit donc être diminuée par certaines règles de diète, par des agitations, des mouvements faibles de l’esprit, par le calme de l’âme, etc., mais il est probable que l’accumulation du fluide magnétique cause son dégagement du corps grossier. Ce fluide magnétique est le moyen par lequel l’esprit agit sur le corps grossier. Il forme dans l’homme un corps subtil qui anime toutes les parties du corps grossièrement matériel. C’est ce corps plus subtil qui apporte à l’âme les sensations du corps grossier, et c’est par là seulement qu’il paraît explicable qu’un blessé à qui on a dû couper le bras peut ressentir encore des douleurs dans ce bras qu’il n’a plus. Si cette matière primitive (si je puis me servir de cette expression sans équivoque) est augmentée considérablement, l’homme tombe dans un état semblable à celui dans lequel se trouvent les morts. Tout effet se concentre dans le corps subtil, et le corps grossier reste inactif ; de là naîtrait d’une façon assez claire, il me semble, une espèce de dégagement. Lors de la mort, où le corps subtil se sépare du corps grossier, ce dégagement serait complet. Les témoignages de presque toutes les somnambules semblent confirmer ce fait. Toutes parlent d’un fluide jaune d’or qui se dégage du magnétiseur pour venir à elles, et qui sort d’elles pour se communiquer à d’autres ; c’est de cette façon que se fait le rapport avec d’autres personnes.

Tu parais t’imaginer autrement la manière dont se fait le dégagement quand on magnétise ; tu me ferais plaisir si tu me communiquais tes pensées à ce sujet. Tu m’objectes que l’éther étant aussi bien électrique que magnétique, l’électricité devrait produire le même effet sur le corps que le magnétisme, mais ceci ne me paraît pas découler logiquement. Quoique l’éther contienne diverses matières subtiles, elles ne se communiquent pas dans une mesure égale à tous les objets, mais agissent suivant la nature de ces objets. Dans l’air, il y a aussi bien du soufre et du sel que du salpêtre. Et cependant les parties du salpêtre s’attachent exclusivement aux objets urineux. Même parmi les plantes, nous voyons cette différence comme aussi parmi les métaux ; ces derniers paraissent plutôt attirer de l’air les parties sulfureuses ; il en est de même dans l’électricité. Les expériences que l’on a faites donnent à la matière primitive plutôt une propriété métallique (comme aussi dans le galvanisme). Dans le magnétisme, au contraire, elle est animalisée, parce qu’elle est attirée par un corps animal, et qu’elle passe ainsi dans le corps de la somnambule. Il est donc tout à fait naturel qu’il soit d’une autre sorte, et doive produire d’autres effets que l’accumulation de la matière éthérée, attirée par les plaques de verre et les dérivateurs métalliques.

Ce que le corps animal attire de l’air est modifié suivant son espèce et selon ses besoins, car il n’existe dans la Nature aucune matière primitive, pure et sans mélange. Il y a partout du soufre, du sel et du salpêtre, ou des parties mercurielles. Ce n’est que dans la proportion dans laquelle ils se communiquent aux corps qu’il y a une différence, et cette différence dépend des objets qui les attirent. Il n’y a pas de salpêtre sans soufre et sans sel, mais ces derniers sont en si faible proportion dans celui-là, que l’on n’y fait pas attention ; c’est pourtant ce mélange qui est la cause qu’ils peuvent passer de l’un à l’autre. Ce serait alors la cause pour laquelle on peut tirer peu de profit de l’électricité et du galvanisme pour la santé de l’homme, tandis qu’au contraire, le magnétisme a sur elle une influence incontestée. Chez ceux-là, les parties tirées de l’air reçoivent une propriété métallique, chez celui-ci, une propriété animale.

Je suis d’accord avec toi que l’éther est éternel et indestructible, toutes les pures matières de la Nature le sont, mais je ne puis pas les dire immuables, surtout dans l’état où elles se trouvent maintenant dans la Nature, car elles n’y sont pas pures, mais elles seront, à la fin des temps, rendues pures, remises dans l’équilibre parfait et restaurées dans leur état primordial de création.

Même ici, je ne suis pas d’accord avec toi, que l’âme elle-même se forme, dans cette vie terrestre grossière, un corps subtil tiré de l’éther. Elle est le créateur de ce corps à peu près comme nous sommes le créateur de notre corps grossier ; tous les deux forment ensemble la demeure terrestre et fragile de l’esprit. Quand cette chaumière grossière tombe, la chaumière éthérée reste, et forme alors seule la demeure du défunt. Tout ceci ne me paraît pas dépendre de la volonté de l’homme, mais me paraît au contraire avoir été arrangé par Dieu.

Mais l’esprit me paraît avoir une grande influence sur les modifications de ce corps. On sait combien les parents ont d’influence sur la formation du corps grossier de leurs enfants. Il me semble aussi que la forme extérieure, l’apparence du corps éthéré, dépend beaucoup de la qualité de l’esprit qui l’habite ; sa beauté ou sa laideur, sa pureté plus ou moins grande, est une conséquence de cette qualité de l’esprit. Ces modifications du corps éthéré ne sont pas immuables ; ces changements proviennent des changements de l’esprit, de ses progrès ou de ses reculs dans le bien.

D’après cela, je ne dirai pas que, pendant la vie terrestre actuelle, l’esprit se forme un corps lumineux, spirituel, de l’éther avec lequel il reste éternellement uni. Il a déjà un corps éthéré ; il n’a pas à le former tout d’abord, et quand même il le formerait, je ne considérerais pas cette œuvre comme éternelle. Enfin je ne voudrais pas non plus le nommer un corps lumineux, car on ne comprend la lumière que comme quelque chose de pur, mais tant que l’esprit n’est pas parfaitement saint, il ne peut pas créer un corps parfaitement pur. N’aurais-tu pas confondu le corps de la résurrection avec le corps éthéré ? Tous deux me semblent aussi différents l’un de l’autre que le corps éthéré l’est du corps mortel. Le corps de la résurrection a les os et la chair célestes, et le corps de l’esprit ne les a pas. Celui-là est vainement un corps lumineux tiré du pur élément de la lumière et de la terre céleste qui est faite de lumière......

Le monde des esprits est, comme le monde des sens, soumis, il me semble à certaines lois, mais ces lois sont telles qu’elles laissent à la libre volonté de l’homme un certain feu. La loi éternelle, immuable, à laquelle l’un et l’autre se trouvent soumis, c’est que la Nature, dans les deux mondes, est assujettie à l’Esprit. Aucune loi de Nature n’est au-dessus de l’Esprit. Mais il y a deux sortes d’Esprits : l’un est toutpuissant, élevé au-dessus de tout ce qui est créé, dominant tout souverainement : c’est l’Esprit de Dieu. – C’est par l’Esprit que Moïse fit sortir, du dur rocher du désert, un torrent d’eau pour en abreuver le peuple d’Israël, ainsi que tout son bétail. C’est par cet Esprit que Josué ordonna au soleil de s’arrêter, sans pour cela déranger l’ordre du monde. C’est par cet Esprit qu’Élisée fit flotter le feu sur l’eau et que les prophètes et les apôtres accomplirent de vrais miracles en tous temps.

L’autre Esprit est l’Esprit créé du monde ; il est puissant, mais non pas tout-puissant. Il ne peut pas transgresser certaines lois de la Nature. Les magiciens de l’Égypte ne pouvaient pas faire tout ce que Moïse faisait.

Cet Esprit, dont le cercle d’influence est maintenu dans les bornes de la Nature, est tombé par la chute d’Adam sous la puissance de l’Esprit malin qui l’a séduit et s’est mis à sa place. Il peut produire beaucoup de choses merveilleuses qui paraissent être en opposition avec les lois de la Nature. Il peut, comme l’Apocalypse de saint Jean l’enseigne, faire tomber le feu du Ciel et donner un langage à une image inanimée, etc. Il peut agir sur toutes les choses qui sont abandonnées à l’arbitraire des habitants du monde. C’est par l’Esprit du monde que l’Esprit impur, en lutte continuelle avec le Bien dans le monde, cherche éternellement à rompre l’équilibre qui assure à l’homme le choix libre du bien et du mal ; il cherche ainsi à éloigner l’homme de la source divine et céleste d’où il tire sa noblesse et sa grandeur, et à le ramener dans les limites de la Nature. La puissance de l’Esprit du monde est si grande qu’elle ne peut être brisée que par le Fils de Dieu ; les moyens physiques ne servent là de rien.

L’Esprit infernal et l’Esprit du monde règnent dans le royaume des ombres, comme dans ce monde ; leur puissance est, là-bas comme ici, limitée par la toute-puissance de Dieu et les décrets de Son amour ; leur œuvre dépend en grande partie de la volonté de l’homme. Plus celui-ci leur abandonne sa volonté, plus leur puissance est efficace. Je ne suis pas d’avis que les morts ne puissent se révéler aux hommes que par l’ordre ou la permission expresse du Seigneur. Comme tous les habitants du monde des esprits, de même que les habitants de ce monde obéissent à des puissances plus humbles ou plus sublimes, il est bien possible qu’ils soient obligés pour se révéler d’avoir le consentement de leurs supérieurs immédiats. Mais il me semble beaucoup plus probable que ces apparitions dépendent surtout de la propre volonté des morts. Ils le font, en partie, par leur grand attachement à ce monde sensible, en partie à cause d’une sollicitude mal comprise pour ceux qu’ils ont laissés sur la terre, parce qu’ils n’ont pas encore une idée exacte de la Providence, une foi suffisante dans la sollicitude paternelle, générale et particulière de Dieu pour les hommes (ne voit-on pas ainsi souvent, en ce monde, des hommes qui, tout en ne niant pas la Providence, croient cependant qu’ils doivent tout faire par eux-mêmes) ; en partie aussi parce qu’ils n’emportent pas dans l’autre monde une idée exacte des mérites du Christ, mais qu’ils s’imaginent qu’il leur faudrait, même encore après la mort, réparer leurs fautes, soit personnellement, soit avec l’aide d’autrui ; peut-être plusieurs sont-ils pressés par la haine, l’envie et la jalousie à revenir dans ce monde.

En apparaissant dans ce monde avec leur volonté entière, les morts peuvent avoir de l’influence sur les objets, mais pourtant avec de grandes restrictions. Je ne crois pas, par exemple, que dans la maison d’un saint des fantômes ou des esprits frappeurs puissent résider et se montrer. La prière est le meilleur et le plus sûr exorcisme contre les tracasseries des esprits. Que des esprits se montrent plutôt qu’ils ne parlent, cela me semble difficile à expliquer.

Peut-être ne peuvent-ils pas facilement produire des sons articulés, peut-être aussi causent-ils par la parole un mouvement trop profond de l’éther, etc.

Il me semble que la raison principale pour laquelle les anges ne se présentent pas d’une façon visible ou sensible, soit aux somnambules, soit aux autres hommes qui ont des dispositions naturelles aux relations avec les esprits (c’est ainsi que tu comprends, me semble-t-il, la force du pressentiment) – cette raison, il faut la chercher dans ce fait qu’ils ne font rien sans l’ordre exprès du Seigneur. Mais comme les relations avec les esprits et les anges ne sont pas la voie que le Seigneur nous a prescrite pour notre sanctification et notre conversion, tu as raison de revenir souvent sur cette proposition essentielle : que nous ne sommes pas obligés de prendre pour guides ces relations, mais, au contraire, Moïse, les prophètes et les apôtres. Les anges n’apparaissent pas, si ce n’est pour accomplir une mission chez les hommes, et je fais peu de cas d’un commerce visible avec l’Ange gardien, quand il n’est obtenu que par art.

Je crains qu’on ne prenne quelque esprit moyen, ou même quelque esprit mauvais déguisé, pour l’ange. Ici aussi, je répète avec toi : ils ont Moïse et les prophètes. Le passage d’Isaïe (VIII, 19) : « Devraient-ils interroger les morts au lieu des vivants ? Qu’ils interrogent le témoignage et l’avertissement de Dieu », se rapporterait aussi très bien à la communication des esprits.

C’est la plupart du temps par l’avidité des choses extraordinaires, par orgueil secret et par présomption que les hommes cherchent commerce avec les êtres du monde invisible. Mais ces motifs sont impurs et ne peuvent pas donner de résultats purs. Je sais qu’il y a des hommes qui prétendent être en relations visibles avec leur ange gardien, mais j’oserai soutenir que si je connaissais les détails d’un pareil commerce, il ne me serait pas difficile de montrer l’illusion qui en est le fond.

À quoi servirait du reste un pareil commerce ? Les anges connaissent-ils le chemin de la sanctification mieux qu’il ne nous apparaît dans la Sainte Écriture ? Peuvent-ils expliquer les passages difficiles de la Sainte Écriture mieux que l’Esprit de vérité, à qui nous devons nous en rapporter exclusivement ? Ils ne peuvent pas non plus opérer la sanctification du cœur, car c’est l’œuvre de Dieu. Oh ! quelle valeur considérable n’a pas la voie naïve des enfants.

Je ne puis rattacher aucune idée claire à l’expression germe de résurrection que tu emploies, étant donné surtout que tu parles dans les dernières lignes d’un germe de résurrection grossier et matériel. Il me semble qu’il n’y a rien de moins grossièrement matériel que le germe du corps de résurrection, il n’est même pas aussi matériel que le corps éthéré des esprits. Aucun homme ne peut le voir. C’est une étincelle éternelle de lumière, de la lumière créée au commencement, dont jaillira, lors de la résurrection, dans une splendeur éclatante, un corps de lumière semblable à celui qu’Ézéchiel et saint Jean décrivent comme le corps de Jésus-Christ. Car Paul dit que notre corps de servilité et d’esclavage sera semblable au corps de la majesté de Jésus-Christ, lors de sa transfiguration ou de sa résurrection.

Qui peut penser ici à quelque chose de grossièrement matériel ?

Ce que certaines gens voient au-dessus des tombeaux peut être une vapeur qui s’élève lors de la corruption, ou encore les âmes mêmes qui habitaient ces corps et qui y restent attachées par un amour terrestre ou qui s’y rendent peut-être quelquefois pour y trouver quelque repos.

Tu connais sans doute l’expérience dans laquelle on fait sortir du sang chaud l’image, la forme des animaux, si bien qu’on peut les reconnaître distinctement par la vue.

 

 

 

 

 

XV

 

ÉCRIT À UN HOMME D’ÉTAT SUR L’HUMILITÉ PARFAITE

 

La vraie humilité consiste dans la connaissance intime de son néant. On obtient celle-ci par la communion avec Dieu, la lumière la plus parfaite. Plus on s’approche de Lui, plus on découvre sa bassesse et son néant. Mais lorsqu’on arrive à ne plus rien voir que Dieu, il est impossible de s’attribuer encore quelque honneur, parce qu’on voit en Lui que l’on n’est rien à côté de Lui, et que toutes les créatures ne sont rien. D’où viendrait la vanité de l’imagination ? On voit en Dieu que tous les états, que tous les honneurs, que toutes richesses ne sont que pure imagination et pure vanité ? Pourrait-on trouver plaisir à être vanté ou honoré pour de telles vanités ? Une telle folie ne pourrait trouver place qu’en des âmes qui sont éloignées de Dieu.

Mais une âme qui sent son néant ne peut prendre plaisir à être vantée de ce néant par d’autres qui ne sont rien.

Celui qui connaît Dieu est enflammé d’une sainte ambition qui méprise tout ce qui n’est pas Dieu (de même que le ministre d’un grand monarque abaisse ses regards avec mépris sur un petit employé de village), quoiqu’il honore, dans les autres, des créatures de Dieu. Pour qui connaît Dieu, la louange ou le blâme des hommes est indifférent, il ne cherche l’honneur que près de Dieu.

Une telle âme n’a pas besoin de paroles humbles, d’actes pour être humble, car ceux-ci pourraient être, tout au plus, des moyens de s’exercer dans l’humilité. La vraie humilité consiste dans le sentiment intime de son néant. La plus parfaite, c’est de dire toujours la pure vérité, sans ajouter d’importance à la manière dont elle est dite, et sans s’inquiéter si l’honneur ou la honte en découlera pour nous, ayant toujours Dieu devant les yeux, qui est la Vérité même. Il arrive assez souvent, quand on veut parler modestement de soi-même, que le mensonge ou l’hypocrisie se glissent dans nos paroles, et qu’on ne dise pas la vérité comme Dieu la connaît. Par de tels discours, on veut paraître humble, et ils sont le comble de l’orgueil. Cette humilité apparente s’introduit, inaperçue, chez des hommes qui, en apparence, s’approchent le plus de la perfection, et engendrent secrètement le mépris de ceux qui n’emploient pas les mêmes moyens. C’est une tromperie subtile, comme des milliers d’autres, dont presque tous les hommes sont attaqués, car ils prennent presque généralement les moyens pour la chose même, à laquelle on ne peut arriver si on en reste à ses moyens.

Rien ne peut nous donner une vertu solidement fondée que l’union avec Dieu. Il ne faut considérer les moyens que comme des moyens ; ne pas attribuer à l’un d’eux une valeur autre, et ne pas s’y attacher trop fermement, par crainte qu’il ne soit plutôt un obstacle qu’un aide ; il faut employer tout pour arriver au but suprême, qui est de vivre en présence de Dieu ou dans l’union avec Dieu.

Quand l’homme est attentif à lui-même, il trouve sans cesse des raisons d’être humble, il voit combien il est et fait peu de chose, moins que ce qu’il est et ce qu’il doit faire, combien il aime Dieu et son prochain moins qu’il ne le devrait, combien peu il reste devant Dieu, en veillant et en priant continuellement ; combien toutes ses actions, même les meilleures, sont souillées par l’amour-propre, combien de mauvaises pensées, de paroles inutiles, de désirs impurs le souillent, avec quelle négligence il accomplit l’œuvre de Dieu, bref, combien peu il est ce qu’il devrait être, et combien journellement il a besoin de la grâce et de l’indulgence de Dieu pour n’être pas abandonné. Il a mille raisons pour être humble et pour être content de lui.

Même les dons les plus éclatants de Dieu doivent l’amener à l’humilité ; non seulement par son indignité, mais par le sentiment de vérité qui lui montre qu’il les emploie mal, ou imparfaitement.

 

 

 

 

 



1  Au XIVe siècle.

2  V. les travaux de Ch. SCHMITT et de JUNDT.

3  Vincent LOMBARD, de Langres. – Des sociétés secrètes en Allemagne et en d’autres contrées. Paris, Gide fils, 1819, in-8o.

4  E. MUHLENBECK. – Études sur les origines de la Sainte-Alliance. Paris et Strasbourg, s. d. (1887), in-8o.

5  Cf. MUHLENBECK, op. cit.

6  Hist. des Soc. Secr. en Allemagne.

7  Traduit du latin en français récemment (Chacornac éd.)

8  N’est-il pas écrit que les petits-enfants paient pour leurs grands-parents !

9  In Real-Encycl. für Théologie und Kirche, XIII, 337.

10  Notamment les frères Willermoz.

11  Voir : SCHUBERT, Autobiographie, vol. III, p. 430. – Journal d’un savant en voyage, Erlangen, 1834. – MATTER, in Real-Encycl. für Theologie u. Kirche, XIII, 337, à qui nous avons emprunté la substance de cette notice ainsi que la Revue d’Alsace, de 1860.

12  Keleph-ben-Nathan.

 

 

 

 

 

 

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