Expulsion des hospitalières

de Besançon en 1793

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jules SAUZAY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi les institutions catholiques, il en était une que le respect, non de la religion, mais de l’humanité, avait à peu près préservée jusqu’à la chute du trône constitutionnel, et qui dut à ses bienfaits sans nombre et.sans tache de périr la dernière.

L’Assemblée législative, en décrétant, le 18 août 1792, la suppression de toutes les corporations charitables ou autres, avait, pour ne pas désorganiser les établissements de bienfaisance et blesser trop vivement le cœur et le bon sens du peuple, décidé que, dans les hôpitaux et maisons de charité, les mêmes personnes continueraient comme auparavant le soin des pauvres et des malades, à titre individuel, sous la surveillance des autorités, jusqu’à l’organisation définitive de la philanthropie révolutionnaire. Les départements étaient autorisés à remplacer provisoirement celles des religieuses dont l’éloignement serait reconnu nécessaire, mais les autres devaient rester à leur poste tant qu’on les y tolérerait, sous peine de perdre la moitié de la pension destinée à indemniser les membres des communautés religieuses. Sans doute, dans la pensée des dominateurs du moment, la soeur de charité, comme tout ce qui était dû à l’inspiration chrétienne, était condamnée à disparaitre pour toujours ; mais la remplacer n’était pas une entreprise facile, même pour une assemblée des héritiers de Voltaire et de Rousseau réunis. Les écrits des maîtres offraient peu de lumières sur ce sujet, et la plupart des disciples n’en trouvaient guère plus dans leurs méditations antérieures ou leur pratique de la vie. Créer tout un code nouveau de secours publics, surtout au moment de l’appauvrissement général, était d’ailleurs une oeuvre des plus ardues, et le corps législatif, qui avait réuni entre ses mains tous les rouages du gouvernement, avait, à cette heure, bien d’autres affaires sur les bras. Si donc il n’avait tenu qu’à l’administration, il est probable que le renvoi des hospitalières aurait été encore ajourné pour longtemps. Mais il fallait compter avec la tourbe des démolisseurs, qui, généralement peu soucieux des nécessités administratives, ne voyaient qu’un souvenir chrétien à détruire et menaçaient de s’agiter tant qu’il n’aurait pas entièrement disparu ; il fallait compter avec de nouvelles héroïnes, dont l’imagination s’échauffait chaque jour dans les clubs féminins ouverts à cette époque, et qui brillaient de montrer que le patriotisme révolutionnaire ne le céderait pas à l’esprit religieux en dévouement aux souffrances de l’humanité. En conséquence, l’expulsion des soeurs de charité marcha beaucoup plus vite que plusieurs ne l’auraient voulu. Ce sursis, accordé par la loi à des religieuses tout aussi fanatiques et encore plus dangereuses que les autres, irrita tout particulièrement les jacobins de Besançon, et ils n’épargnèrent aucun effort pour faire disparaître sans retard ce dernier vestige des institutions monastiques.

La question fut agitée au sein du conseil général de la commune, le 20 septembre 1792. « Un membre, dit la Vedette, a avancé qu’il fallait dix ans pour former une soeur hospitalière et a conclu à ce qu’on gardât nos très inconstitutionnelles religieuses. Si j’avais l’honneur de connaître l’opinant, je lui demanderais de m’apprendre quelles sont donc ces fonctions si difficiles pour lesquelles il faut dix années d’exercice, et je lui prouverais, par l’expérience, qu’il ne faut pas même une heure pour apprendre le métier d’hospitalière ; car il n’est aucune fille qui, en entrant dans cet état, n’ait déjà servi un bouillon et de la tisane à son père, à sa mère ou à ses frères malades.... Tout le monde sait ce qui s’est passé à Dijon et dans plusieurs autres villes du royaume, lorsque, fatiguées de l’aristocratie fanatique de leurs hospitalières, elles s’en débarrassèrent toutes, un beau jour. On y plaça de jeunes demoiselles, et au bout de trois jours, elles furent si bien au fait du traitement des maladies, qu’on n’aperçut d’autre différence qu’un plus grand contentement sur les visages des malades.... Que des officiers, des prêtres et des commissaires disent du bien de ces béguines, ça peut être ; mais qu’on consulte les pauvres et les pauvres patriotes, ils vous diront que ces filles n’ont jamais eu que de la morgue et souvent de la dureté pour eux. Cependant elles trouvent encore des panégyristes parmi des citoyens honorés de la confiance du pauvre peuple ! Infortunés patriotes ! le conseil général ne vous a pas rendu justice, appelez-en aux commissaires réunis de vos sections, comptez sur leur zèle. Soixante et quinze demoiselles sont déjà prêtes à remplacer ces orgueilleuses théologiennes, qui mettent plus d’importance à conserver un ridicule embéguinage qu’à consoler les malheureuses victimes des infirmités humaines... Il nous semble, continuait un autre rédacteur de la Vedette, qu’on a donné à nos chères soeurs une importance qu’elles n’ont pas méritée ; c’est sans doute une politesse dont des hommes honnêtes ne sauraient se dispenser envers des femmes, surtout lorsque sous la guimpe elles portent encore quelques attraits, et nous espérons que nos hospitalières sauront l’apprécier ce qu’elle vaut. La question se réduit à savoir si ces femmes ne pourraient point devenir un point de réunion pour le fanatisme dispersé, et leurs maisons le foyer des mécontents, l’asile des méchants, le repaire des conspirateurs, le magasin des effets de nos émigrés. Commissaires des sections, c’est à vous qu’appartient la solution de ces questions, empressez-vous de vous en occuper ! »

La municipalité, pour faire prendre patience aux jacobins, arrêta, le 24 septembre, « que la loi relative à l’abolition du costume religieux serait promptement exécutée à l’égard des femmes vivant en commun dans les maisons du Refuge, de l’hôpital Saint-Jacques et de l’hospice du Saint-Esprit. » Le maire se rendit en conséquence dans ces trois établissements, et demanda aux soeurs si elles consentaient à continuer leurs services aux conditions qu’y mettait la nouvelle loi. Elles répondirent toutes affirmativement.

On se figure aisément avec quel désespoir les hospitalières de Saint-Jacques avaient vu leur respectable directeur, M. Balanche, traîné dans la maison de réclusion par une populace ameutée et de là envoyé en exil. Quelques jours après, l’une des plus vénérées mères de la maison, Mme Bourgon, mourut par suite des angoisses que lui causèrent les excès commis par la même populace contre son frère, conseiller au parlement. L’enterrement se fit par un prêtre schismatique et les religieuses n’y assistèrent pas, ce qui leur attira beaucoup d’invectives.

« Après la perte de M. Balanche, ajoutent les souvenirs manuscrits de cette pieuse communauté, la Providence réserva aux soeurs des secours spirituels par le moyen de M. Bommarchand, prévôt du chapitre de Saint-Anatoile de Salins, reçu à l’hôpital pour cause de maladie. Il confessa les soeurs et leur dit la messe le plus secrètement possible pendant plusieurs mois. Mais les administrateurs ayant ordonné qu’il sortit de l’hôpital, il alla se loger en ville, et les soeurs allaient chez lui, quand il était possible, se confesser et communier. Il venait aussi quelquefois à l’hôpital. Mais quelques propos ayant été tenus à ce sujet, les soeurs furent sommées de paraître devant les administrateurs assemblés, et après une verte réprimande du président, il leur fut signifié qu’aucun prêtre ne pourrait être introduit dans la maison sans l’agrément des aumôniers. Les sœurs gardèrent le silence et se retirèrent. Quelques jours après, elles furent de nouveau appelées au bureau et on leur signifia d’après la loi d’avoir à quitter leur costume religieux ; elles demandèrent qu’on leur laissât au moins user leurs vêtements actuels, et la chose en resta là pour le moment. » Toutefois, les conseils administratifs des deux hôpitaux allouèrent, par une délibération, deux cents livres à chacune des soeurs pour payer les frais d’un habillement séculier. On trouve dans les comptes du Saint-Esprit la mention suivante : « 2,800 livres versées entre les mains de la Monin, supérieure, et accordées aux 14 religieuses pour le changement de leur costume. »

La Vedette continua à se plaindre amèrement de ce que la sécularisation ne s’opérait pas assez vite. « Les filles religieuses du Saint-Esprit, disait-elle le 12 octobre, ont pris pour modèle de leur conduite touchant le décret relatif au changement de costume, les hospitalières, qui, à l’exception de quatre, ont conservé tout leur ancien attirail. Nous sommes convaincus qu’il faudrait donner un congé absolu et aux filles hospitalières et à celles du Saint-Esprit, et condamner, en attendant, la chapelle que ces dernières ont élevée au-dessus de leur cuisine, pour les saints prêtres dont leur maison ne désemplit pas. Pourquoi les laisse-t-on embêter ces pauvres enfants ? Pourquoi ne pas les soumettre au scrutin épuratoire du serment ? Pourquoi nos commissaires de sections ne s’occupent-ils point de ces objets d’utilité publique ? »

Les commissaires de sections, au nombre desquels on voit figurer le vicaire épiscopal Bouvenot et le prêtre Sergent, sommés tant de fois et d’une manière si impérieuse d’intervenir, s’y décidèrent enfin, et, le 11 novembre, ils présentèrent au département la plainte suivante : « Le comité permanent des sections de la ville, instruit que des prêtres insermentés remplissent dans les ombres du secret, contre la défense expresse de la loi, des fonctions ecclésiastiques dans les hôpitaux de Saint-Jacques et du Saint-Esprit, et dans le couvent dit ci-devant le Refuge ; – averti que ces ennemis de notre bonheur perpétuent les discordes qu’un fanatisme effrayant a jadis excitées dans presque toutes les parties de la république ; – profondément consterné des suites terribles que les insinuations perfides de ces monstres ont produites sur l’esprit des femmes chargées du soin de ces établissements publics ; – vivement affligé des duretés, des privations de tout genre que ces administratrices indignes de la confiance publique font essuyer aux citoyens patriotes, aux amis de la liberté et de l’égalité, que des maladies aiguës ou des besoins pressants retiennent dans ces hôpitaux ; – révolté des égards affectés et scandaleux qu’elles prodiguent au contraire à ces âmes viles qui partagent leur scélératesse, en déclamant, à leur exemple, contre nos lois régénératrices ; – alarmé des effets que peuvent produire les leçons pernicieuses que ces pestes de la société sont chargées de donner à une nombreuse jeunesse ; – considérant que l’union et la tranquillité ne peuvent régner au milieu des frémissements de ces perturbateurs, des torches qu’ils agitent, des poignards qu’ils aiguisent ; – le comité a pensé que le seul moyen de jouir, dans notre cité, des douceurs de la fraternité et de la liberté, était de détruire ces repaires d’assassins, en substituant aux hospitalières des citoyennes vertueuses qui ne soupirent qu’après le moment heureux où elles pourront faire apprécier la générosité et l’humanité des sueurs républicaines, et en expulsant les soeurs du Refuge. »

Le département renvoya cette pétition au District, en le chargeant d’entendre la municipalité à ce sujet. La municipalité répondit en ces termes : « Le corps municipal observe que cette pétition retrace pour la seconde fois une proposition déjà faite au conseil général de la commune, d’expulser à l’instant, et toutes à la fois, les ci-devant religieuses, demande sur laquelle le conseil a cru devoir passer à l’ordre du jour, comme le lui dictait impérieusement la loi du 16 août. On expose qu’il se glisse dans nos hôpitaux des prêtres insermentés qui y répandent des germes de discorde et d’incivisme. Si cela est, ceux qui en sont instruits peuvent faire cesser ce mal en usant du remède tracé par la loi contre les prêtres perturbateurs, qui permet à tous citoyens domiciliés dans le département d’en demander la déportation. À l’égard du Refuge, la municipalité n est pas chargée de l’exécution de la loi qui ordonne que les religieuses aient évacué leurs maisons pour le 1er octobre. La municipalité observe, en outre, que la pétition à laquelle elle répond n’est pas dans les formes légales, puisqu’elle n’est pas individuelle, mais faite collectivement au nom du comité des sections et signée par quatre membres portant leur qualité. Les délégués de l’assemblée législative, en autorisant la permanence des sections de cette commune à l’effet d’adresser des pétitions aux autorités constituées, n’ont pas entendu les affranchir des formes auxquelles la loi assujettit les pétitionnaires. » Cette réponse ferme et courageuse procura encore quelques jours de tranquillité dans les hôpitaux de Besançon. Mais le renouvellement de la municipalité vint bientôt mettre fin à ces résistances honorables et assurer la victoire aux jacobins.

Le 15 décembre, Couchery père, mémbre de la municipalité nouvelle, dénonça les religieuses du Saint-Esprit pour avoir fait enterrer trois enfants sans que l’officier de l’état civil en eût été prévenu, et Mme Monin d’Augicourt fut mandée à comparaître, séance tenante, devant le conseil de la commune. Elle se présenta à la barre, accompagnée de deux autres hospitalières, et eut à subir un interrogatoire dans toutes les formes juridiques. Elle répondit que plusieurs personnes, qu’elle offrait de produire à titre de témoins, avaient été envoyées par elle pour avertir l’officier de l’état civil, et que celui-ci ne s’étant jamais trouvé à son poste, il était vrai qu’elle avait fait procéder, comme elle le devait, à l’inhumation des enfants. Les rôles se trouvant ainsi intervertis, et l’accusateur devenu accusé, Couchery fils vint en aide à son père en portant l’attaque sur un autre point, et fulmina aussitôt, en qualité de procureur de la commune, le réquisitoire suivant : « Considérant les inconvénients qui résultent de la conduite des religieuses de l’hôpital Saint-Jacques et du Saint-Esprit, leurs opinions inciviques et la résistance que dans tous les temps elles ont opposée à la loi ; considérant que dans l’hôpital militaire les Volontaires sont traités avec beaucoup de négligence et avec une indifférence presque barbare ; que dans celui du Saint-Esprit, les enfants sont élevés dans des principes très inciviques, et qu’il faut mettre fin à tant d’abus scandaleux, nous requérons le corps municipal de nommer des commissaires pour constater la vérité des inculpations faites auxdites religieuses, et les remplacer s’il y a lieu. » Conformément à ces conclusions, la municipalité chargea aussitôt Robert et Boissenet d’instrumenter contre les hospitalières.

« De nouvelles tracasseries, disent les mémoires manuscrits de la communauté de Saint-Jacques, furent suscitées aux sœurs, et la persécution alla toujours en augmentant. Elles étaient continuellement accusées de malversation, d’empoisonner les malades, de voler le bien de l’hôpital. Des commissaires furent nommés pour interroger les malades ; tous s’accordèrent à dire qu’ils étaient bien soignés par les soeurs. » Ce témoignage leur fut cependant refusé, selon toute apparence, par quelques-uns de ces jeunes soldats ou Volontaires, dont la conduite effrénée et les vols sans nombre soulevaient les populations partout où ils séjournaient, et qui, démoralisés dans les clubs et les maisons de débauche de Besançon, apportaient dans les hôpitaux des esprits et des coeurs aussi gangrenés que leurs corps. Le rapport des deux commissaires enquêteurs de la municipalité nous manque ; mais, d’après le résumé qu’en fit le procureur de la commune, à la séance du 26 décembre, dans un nouveau réquisitoire contre les sœurs, le seul grief nettement formulé contre elles leur attribuait une préférence bien pardonnable pour ceux des malades qui ne les insultaient pas continuellement. « Considérant, disait le jeune Couchery, que les faits recueillis par les commissaires établissent l’incivisme de la grande majorité des religieuses des deux hôpitaux ; que le choc des opinions a entièrement désorganisé ces établissements et a introduit la plus grande négligence et la plus coupable partialité dans les soins qu’elles doivent accorder aux individus qui leur sont confiés ; considérant enfin que le but de ces établissements, si utiles à l’humanité souffrante, est absolument manqué, depuis qu’on a substitué des passions particulières ou des opinions dangereuses aux sentiments expansifs et généreux qui doivent animer les personnes auxquelles la direction en est confiée, nous requérons le conseil général de la commune : !° de renouveler promptement, aux termes de la loi, les bureaux d’administration des deux hôpitaux ; 2° d’ouvrir à la municipalité un registre où viendront s’inscrire les personnes qui désireraient se livrer aux fonctions pénibles d’hospitalières ; 3° de remplacer dans un court délai les religieuses qui ne viendraient pas s’inscrire ou qui auraient mérité par leur incivisme marqué de ne pas être conservées par le corps municipal. » Sur quoi, le conseil général, « considérant que la plupart des abus rapportés par le procureur de la commune, signalés aux commissaires par des personnes sans intérêt et sans passion, et dénoncés depuis longtemps par l’opinion publique, ne peuvent être révoqués en doute ; considérant que ces abus prennent leur naissance, en grande partie, dans les opinions religieuses et inciviques de la plupart des femmes attachées au service de ces maisons ; que pour ramener l’ordre dans ces établissements, il importe que la confiance règne entre les personnes qui vont y chercher des secours et celles qui les donnent, et que rien ne tend plus à détruire cette réciprocité que la différence des opinions religieuses et civiles ; considérant que dans un moment où la Convention nationale s’occupe avec tant d’intérêt des premières instructions de l’enfance, il importe de ne confier le soin des enfants qui sont dans ces deux maisons qu’à des femmes joignant aux vertus religieuses les vertus civiques ; considérant enfin que le temps est arrivé où la révolution, parvenue à son terme, doit avoir changé tous les esprits, rallié à la patrie tous les Français de tout âge et de tout sexe, et qu’il est de l’intérêt de la république de ne donner ses charges et de ne confier ses fonctions, quelles qu’elles soient, qu’à des personnes amies de la révolution, soumises aux lois et reconnues par les actes de leur civisme, arrête : 1° que les hospitalières de Saint-Jacques et du Saint-Esprit seront renouvelées, et qu’à cet effet il sera ouvert à la municipalité un registre où se feront inscrire les citoyennes qui désireraient consacrer leurs secours au service de l’humanité souffrante ou à l’éducation des enfants abandonnés ; 2° qu’il sera procédé à la réélection des administrateurs de ces deux maisons ; 3° que les citoyens Chazerand et Baverel se transporteront, séance tenante, avec le procureur de la commune, à la maison dite du Refuge, pour en vérifier l’état actuel et examiner quels peuvent être les abus qui y existent. »

Le lendemain, Couchery, tout indigné, annonce qu’il a de nouveaux abus à signaler. Dans la nuit précédente, une femme employée à l’hôpital Saint-Jacques pour veiller les malades leur a tenu des propos inciviques, des discours affligeants pour l’humanité, leur a refusé les derniers secours ; il requiert, en conséquence, que des commissaires soient nommés sur-le-champ pour aller recueillir la vérité des faits qui lui ont été dénoncés et en dresser procès-verbal. Couchery père et Robert, chargés de cette commission, sortent aussitôt pour aller la remplir.

À la séance suivante, les deux municipaux rapportèrent que l’accusation n’était que trop fondée. Une femme, disaient-ils, chargée de veiller les malades, avait tenu à ceux-ci les propos les plus affligeants pour l’humanité, leur avait refusé les secours qu’exigeait leur état, et même l’un d’eux était mort après avoir en vain réclamé ses soins. La supérieure, sommée de faire comparattre cette femme, s’y était opiniâtrément refusée. Sur la réquisition du procureur de la commune, le conseil décide que l’agent de police Tastevin se transportera, séance tenante, à l’hôpital ; qu’il requerra de nouveau la supérieure d’avoir à désigner le nom et le domicile de cette veilleuse, et qu’il intimera aux hospitalières chargées de la salle où a été commis le crime, d’avoir à se rendre incontinent à la maison commune pour y être interrogées.

Les soeurs Grignet et Bournot jeune comparurent un moment après, et déclarèrent que l’accusée était une ancienne servante de la maison dont elles ignoraient la demeure actuelle, et que d’ailleurs c’était uniquement sur la supérieure que tombait le soin de choisir les auxiliaires de cette espèce. La municipalité, peu satisfaite de ces réponses, prit aussitôt contre les deux religieuses l’arrêté suivant : « Considérant que par leurs réticences ces femmes deviennent responsables du fait des personnes qu’elles emploient, le conseil arrête qu’elles seront conduites devant le juge de paix pour être pris par lui les mesures que son zèle lui suggérera dans les circonstances. »

Une scène du même genre, préparée contre les soeurs du Saint-Esprit, manqua complètement son effet. À peine les deux hospitalières de Saint-Jacques avaient-elles été emmenées au prétoire d’un de ces terroristes si étrangement affublés du titre de juges de paix, que l’aumônier schismatique du Saint-Esprit, l’ex-dominicain Savoye, se présenta à la barre de la commune. Mais il convient de laisser parler ici le greffier municipal. « Est paru à la séance l’aumônier du Saint-Esprit, lequel a demandé à la municipalité de vouloir bien entendre deux enfants de cet hôpital sur différents faits qui lui avaient été rapportés. Cette demande accueillie, et les enfants ayant déclaré qu’ils venaient d’être vivement réprimandés pour avoir invité, de la part de l’aumônier, les filles de cette maison à se rendre avec eux à sa messe, et qu’on leur avait retranché les portions de soupe et de vin qu’on leur donnait ordinairement, il a été délibéré que l’on ferait comparaltre les hospitalières chargées de la direction des filles et des subsistances de ces enfants. Ces hospitalières, amenées à la séance, ayant soutenu la fausseté des allégations de ces deux enfants, et ceux-ci étant convenus ensuite qu’ils n’avaient point éprouvé les mauvais traitements et les privations dont ils s’étaient d’abord plaints, le maire a réprimandé ces derniers, blâmé leur mauvaise foi, et les renvoie avec injonction d’être plus circonspects à l’avenir. »

Bien que cette seconde comédie eût honteusement échoué par suite de la candide inexpérience des acteurs, Jarry, substitut du procureur de la commune, n’en fulmina pas moins le réquisitoire qu’il avait préparé, et, conformément à ses conclusions, la municipalité, « considérant que le renouvellement des hospitalières de Saint-Jacques et du Saint-Esprit devant s’effectuer incessamment, il importait de prendre des mesures de précaution afin que ces changements ne pussent donner lieu à aucune soustraction d’effets, arrêta : 1° qu’il serait fait un inventaire général de tout ce que renfermaient ces deux maisons ; 2° qu’il serait nommé par la municipalité deux surveillants pour empêcher toute soustraction ; 3° que les Amies de la liberté et de l’égalité seraient invitées à choisir entre elles deux citoyennes pour chacune de ces maisons, à l’effet d’y surveiller tous les abus qui pouvaient exister. »

La Vedette disait, quelques jours après, en faisant le récit des mêmes circonstances : « Le 26 décembre, au moment de la discussion, on a annoncé une députation du club des citoyennes qui venaient offrir leurs services au conseil général ; elles ont été accueillies avec reconnaissance. Le 27, le procureur de la commune a rendu compte de la visite faite au couvent du Refuge. Il en résulte que cette maison de correction n’en est plus une. (Depuis longtemps, en effet, le Département avait rendu à la liberté et à la débauche les filles perdues qu’on y retenait par mesure de police, et il n’y restait plus que de jeunes personnes envoyées par leurs familles.) Ce n’est plus qu’une maison d’éducation où le fanatisme fait les plus grands progrès. Sur ce, il a conclu à ce que cette maison fût supprimée. Deux commissaires ont été nommés sur-le-champ pour aller porter au Département le voeu de la commune à ce sujet. Voilà une épine de moins à notre pied. On a annoncé les enfants de l’hôpital : introduits au sein de l’assemblée, ils ont d’une voix unanime confirmé l’incivisme de la soeur Athalin en particulier et de toutes les autres filles de l’hôpital. » Exaltant ensuite le dévouement des jacobines qui avaient offert de remplacer les hospitalières, le journal de l’abbé Dormoy ajoutait : « Avec les grâces, la douceur et l’humanité dont elles sont douées, nous osons promettre au public qu’il ne s’apercevra pas du changement. »

Ainsi, au moment même où l’on traitait les religieuses comme des femmes sans coeur et même sans probité, l’un de leurs plus cruels ennemis leur rendait ce témoignage : que tout ce que la révolution pouvait désirer de ses propres héroïnes, c’était qu’on n’aperçût aucun changement dans les soins donnés aux malheureux. Le club féminin de Besançon, qui attendait avec impatience le moment d’y introduire ses hospitalières en bonnet rouge, ne perdit pas un seul jour. « On plaça à l’hôpital, disent les mémoires de Saint-Jacques, deux jeunes personnes, les citoyennes Guillemet et Perrot, avec le titre de surveillantes. Elles inspectaient tous les services et en faisaient leur rapport à l’administration. Elles étaient des Amies de la liberté et de l’égalité et furent installées le 29 décembre 1792. »

Cependant le District, qui avait à donner son avis sur l’expulsion immédiate des hospitalières, si instamment réclamée par la commune, ne se trouvant pas suffisamment éclairé sur les prétendus griefs reprochés aux sœurs, demanda qu’on vérifiât par une nouvelle enquête les derniers faits produits contre elles. Robert et Couchery furent encore chargés de cette mission.

Les commissions administratives des deux hôpitaux furent également consultées. Bien qu’elles eussent été déjà dissoutes une première fois en 1791, et renouvelées dans un sens révolutionnaire et schismatique, ces commissions, généralement composées d’hommes modérés, hostiles à l’orthodoxie il est vrai, mais préoccupés avant tout de la bonne tenue des établissements confiés à leur vigilance, se montrèrent favorables au maintien des religieuses.

« Le 6 janvier 1793, disent les mémoires de Saint-Jacques, sur la demande du renvoi des soeurs par la municipalité, un membre du bureau fit le tableau des maux incalculables qui en résulteraient pour l’établissement, qui ne manquerait pas de tomber en décadence, et le bureau arrêta que l’on demanderait la conservation des soeurs, sauf à remplacer de suite celles contre lesquelles il y aurait quelque sujet de plainte. » Le même jour, la municipalité répondit à ces représentations en destituant les administrateurs des deux hospices et en les remplaçant par les citoyens Bichot, homme de loi, Dormoy père, Morel, chirurgien, Robert (le planteur), Rambour père, Chazerand, Monnot, Détrey, Robert, supérieur du séminaire, Penotet et Nicole, pour l’hôpital Saint-Jacques ; Charles, Janson et Ledoux, médecins, Muguet, négociant, Rambour fils, accusateur public, Jarry, homme de loi, J.-B. Marchand, cultivateur, Baverel, prêtre, Catton, ancien greffier, Dupont, commissaire des guerres, et Dormoy, directeur du séminaire, pour l’hôpital du Saint-Esprit.

La seconde enquête demandée par le District sur la conduite des hospitalières et le témoignage des malades qui y furent entendus, trompa encore une fois les espérances des jacobins. Ils en furent un peu dédommagés, il est vrai, par la condamnation que les juges de paix, siégeant en tribunal de police correctionnelle, prononcèrent, le 4 janvier, contre les deux soeurs traduites à leur barre pour cause d’insubordination.

La nouvelle enquête donna même lieu à une nouvelle accusation du même genre contre une troisième religieuse. Les deux commissaires Robert et Chazerand exposèrent, dans la séance municipale du 16 janvier, « que, s’étant transportés à l’hôpital Saint-Jacques pour entendre les plaintes qui pourraient être portées soit contre les malades, soit contre les hospitalières qui les desservaient, ils s’étaient adressés à la citoyenne Lombard, dans la salle des soldats, et lui avaient demandé si elle n’avait aucune réclamation à leur porter. Au lieu de répondre à leur question avec l’honnêteté et la soumission qu’ils avaient droit d’attendre d’elle, elle leur avait répondu au contraire par des injures, en leur disant que, loin de venir mettre l’ordre, ils apportaient le trouble dans la maison. Le procureur de la commune ayant aussitôt requis que la citoyenne Lombard fût traduite en police correctionnelle, la municipalité, considérant que les propos injurieux tenus par cette hospitalière tendaient à l’avilissement des autorités constituées, arrêta que Chazerand et Robert en dresseraient un procès-verbal qui serait transmis à l’autorité judiciaire. »

Mais, en dépit de tout cet éclat, en dépit même de leurs propres antipathies, les membres du Département et du District ne pouvaient s’empécher d’estimer les religieuses et d’avouer qu’il était impossible de les remplacer. Ils continuaient donc à marquer la plus grande répugnance à signer leur expulsion. Les jacobins, qui ne l’ignoraient pas, sentirent la nécessité de porter la guerre d’un autre côté ; on s’appliqua dès lors à rendre le séjour de l’hôpital intolérable pour les religieuses. « Le désordre devint à son comble, dit le mémorial de Saint-Jacques ; les malades refusaient les derniers sacrements en vomissant les plus horribles blasphèmes ; les aumôniers accablaient les religieuses de grossières injures ; les enfants de la Charité s’insurgeaient contre leurs surveillantes. Après mille avanies et outrages, les hospitalières se présentèrent au bureau d’administration et dirent que les insultes qu’elles éprouvaient de la part des aumôniers constitutionnels et des soldats ou autres malades, et le gaspillage qui s’était introduit dans la maison, rendaient leur situation tellement pénible qu’il ne leur était plus possible de continuer leur service et qu’elles demandaient à se retirer. Le bureau exigea qu’elles fissent leur demande par écrit. »

Le but des jacobins était atteint, et cependant le Département, dont on ne saurait trop admirer la conduite en cette circonstance, ne put encore se résoudre à consommer la désorganisation des hôpitaux. Le District, animé des mêmes sentiments, lui fit observer, le 22 janvier, que sans doute il était urgent de rétablir la paix dans ces asiles des pauvres et de donner une légitime satisfaction aux patriotes ; mais que, d’un autre côté, la municipalité et les clubs n’ayant articulé contre les sœurs de Saint-Jacques et du Saint-Esprit que des insinuations générales, il était fort difficile de distinguer les coupables de celles qui ne l’étaient pas, et qu’à cet égard, le jugement incompétent rendu contre quelques-unes d’entre elles par le tribunal de police ne pouvait aucunement servir de base ; qu’enfin toutes les religieuses de l’hôpital ayant demandé à se retirer, par suite des vexations auxquelles elles se disaient en butte, il était temps que le Département nommât des commissaires pour s’entendre avec la municipalité et terminer cette affaire.

Le conseil général du département consacra trois journées presque entières, les 27, 28 et 29 janvier, à discuter cette question, dont il appréciait toute la gravité et les conséquences : il la résuma et la résolut en ces termes : « Vu les pétitions des citoyens relatives aux hospitalières desservant l’hôpital Saint-Jacques de Besançon, les procès-verbaux de visite et arrêtés de la municipalité au sujet desdites hospitalières, la requête par laquelle ces filles, ci-devant religieuses, demandent toutes leur sortie, les nouvelles observations de la municipalité sur cette demande et l’avis du District, le conseil, considérant que le sort de près de six cents individus, tant malades que jeunes enfants, soignés dans cette maison, mérite l’attention particulière de l’administration ; que le renvoi général et actuel desdites ci-devant religieuses, sollicité par la municipalité, pourrait entraîner les inconvénients les plus graves, et mettre dans la régie de cette maison un désordre dont les suites seraient incalculables, a pensé qu’avant de s’occuper de ce remplacement, il était de son devoir de connaître plus particulièrement les moyens prévus par la municipalité, et de vérifier si l’on pouvait s’en promettre une amélioration dans le gouvernement si intéressant de cette maison, et il a nommé pour commissaires les citoyens Bouvenot et Michaud.

» Lesdits commissaires, après avoir pris connaissance de tous les griefs imputés aux ci-devant religieuses et des précautions provisoires que la municipalité avait cru devoir prendre, ont fait rapport : que le refus des hospitalières de reconnaître les aumôniers assermentés que l’on avait dû, en exécution de la loi, établir dans cet hôpital, avait été cause de la défiance que le public avait prise sur leur compte et des désordres que cette défiance avait entraînés ; que le fanatisme dont ces religieuses avaient été accusées avait fait craindre qu’elles ne fussent animées de sentiments contre-révolutionnaires, trop souvent unis à de fausses opinions religieuses, et ne les rendissent moins empressées à rendre leurs soins aux braves défenseurs de la patrie et aux citoyens qui annoncent leur dévouement à la république ; que, malgré ce tort qu’on ne peut s’empêcher de leur reconnaître, le bureau d’administration de cette maison et la municipalité pensent qu’il serait presque impossible ou du moins extrêmement dangereux de remplacer par des sujets absolument neufs des femmes que leur expérience et le dévouement qu’elles ont montré jusqu’à présent aux soins de leur état ont rendues extrêmement propres à ces fonctions ; que si l’on veut éviter une désorganisation générale de cette intéressante maison, on doit se montrer extrêmement difficile sur le choix des sujets et ne les y placer que successivement, afin que les nouvelles venues, profitant de l’expérience et des leçons des anciennes, puissent se former aux emplois qu’elles devront y remplir, et opérer insensiblement un renouvellement que le voeu public ainsi que la demande même des hospitalières semble rendre indispensable. En conséquence, lesdits commissaires ont fait assembler les ci-devant religieuses et leur ont déclaré que la demande qu’elles avaient faite de la permission de quitter toutes ensemble et incessamment l’hôpital, étant contraire à l’intérêt des pauvres malades et aux dispositions de la loi, ne pouvait leur être accordée ; que la nécessité de les remplacer par des personnes dont les moeurs, le caractère et la capacité fussent absolument connus exigeait un temps d’épreuve, et que le renouvellement se fît successivement ; que l’on attendait du zèle qu’elles avaient toujours montré pour leur état et le service des pauvres malades que non-seulement elles se prêteraient à ce remplacement successif, mais qu’elles donneraient à celles qui doivent leur succéder les renseignements et les instructions qui dépendaient d’elles, et que jusqu’à leur séparation, elles traiteraient les nouvelles avec la douceur et la confiance que méritent des personnes qui consacrent leur vie à des soins aussi intéressants.

» Les ci-devant religieuses ont toutes promis aux commissaires qu’elles rempliraient à cet égard les devoirs qu’on leur imposait ; mais elles ont déclaré en même temps qu’il leur serait impossible de le faire, si on laissait dans la maison les deux personnes que la municipalité y avait placées sous le titre de surveillantes, placement qui, abstraction faite de la conduite desdites surveillantes, autorisait le public ainsi que les malades et enfants de l’hôpital à penser que les ci-devant religieuses avaient absolument perdu la confiance, opinion qui non-seulement les exposait à des outrages et à des insultes, mais les mettait dans l’impossibilité de continuer avec fruit leurs travaux. Elles ont de même déclaré que le portier que la municipalité avait aussi provisoirement placé dans la maison usait envers elles, lorsqu’elles sortaient, de recherches outrageantes, et qu’elles demandaient également son renvoi.

» Sur ce rapport, le conseil, considérant que l’ordre ne pouvait renaître dans l’hôpital qu’autant que la confiance méritée par la conduite des ci-devant religieuses hospitalières leur serait maintenue, a arrêté : 1° que la municipalité renverrait les deux surveillantes, après leur avoir témoigné la reconnaissance qu’elles avaient méritée du public par le zèle et les soins qu’elles avaient montrés en cette occasion ; 2° que le portier serait averti qu’il doit respecter les religieuses, et que le soupçon de distraire les biens de la maison ne peut regarder des femmes qui sont chargées par inventaire de tout ce qui est relatif à cet office, qui sont propriétaires de tous les autres meubles et effets, et qui ont donné des preuves constantes de probité et d’attachement aux intérêts de l’hôpital ; 3° que, pour veiller plus strictement sur les intérêts de cet établissement, deux membres du conseil y feraient tous les jours deux visites, et que le District, la municipalité et le bureau d’administration seraient invités à en faire autant ; 4° enfin, que l’on s’occupera, de concert avec le bureau d’administration à reporter au complet, c’est-à-dire à 25, le nombre des hospitalières, réduit à 20 par suite de retraite ou de décès, et que l’on travaillera, également de concert, à trouver des personnes qui puissent convenablement remplacer successivement les ci-devant religieuses. »

Par égard pour la municipalité, le Département avait envoyé, dès la veille, deux de ses membres, Morel et Michaud, pour l’informer de la décision qu’il allait prendre et l’inviter à désigner elle-même cinq personnes parmi celles qui s’étaient fait inscrire sur le registre de la maison commune pour remplacer les religieuses. La municipalité répondit à cette politesse par la délibération suivante : « Considérant qu’adopter la mesure de nommer cinq personnes étrangères pour être employées concurremment avec les infirmières de cette maison, ce serait les livrer à toutes les passions de ces femmes, qui ne manqueraient pas de faire tomber sur elles le poids de leur inimitié et de leur vengeance, de les fatiguer par les travaux les plus pénibles pour les dégoûter ; que cette raison écarterait sans doute toutes nos citoyennes ; que le bureau de l’hôpital a conçu un meilleur plan en faisant sortir les infirmières les plus connues par leurs principes inciviques et leur fanatisme, et en mettant à leur place quinze des citoyennes qui se sont fait inscrire ; arrête que Chazerand et Boissenet se rendront au Département pour lui présenter ces observations. »

Les jacobins, craignant que la pression de la municipalité ne fût pas assez forte pour faire revenir le Département de sa sage décision, firent jouer l’arme redoutable des sections de la commune. Le 9 février, le Département reçut de ces sections en permanence une pétition qui incriminait son arrêté du 29 janvier et réclamait l’adoption immédiate des mesures proposées par la municipalité. Le Département n’eut pas la force de soutenir son ouvrage, et lorsque les municipaux Dormoy et Rambour vinrent le lendemain demander au nom de la commune ce qu’il avait résolu, il déclara que, n’ayant lui-même rien plus à coeur que le remplacement total des religieuses, il priait le bureau d’administration de l’hôpital Saint-Jacques de lui faire connaître dans la journée la liste des citoyennes dont on pourrait faire choix en ce moment. Rambour et Dormoy revinrent, en conséquence, dans la soirée, apportant deux listes : l’une contenant les noms de toutes les personnes qui, au nombre de 40, s’étaient présentées pour remplacer les soeurs, et l’autre indiquant seulement les seize qui avaient paru le plus propres à cet emploi.

Rien ne fut épargné pour donner à la création du nouveau corps d’hospitalières patriotes toute la perfection possible. Dans la matinée du 11 février, Chazerand, Rambour, Boissenet, Détrey et Nicolle, députés par la municipalité, Pajot et Viguier, députés par le District, se rendirent au sein du conseil général du département pour procéder de concert avec lui au choix des aspirantes. On discuta tous les noms ; il y en eut 22 qui surnagèrent ; mais comme l’assemblée ne se trouva pas encore suffisamment éclairée à leur sujet, on renvoya l’élection à la séance du soir. Alors eut lieu la désignation des onze hospitalières qui, étant plus particulièrement odieuses au parti jacobin, devaient cesser immédiatement leurs fonctions et sortir de l’hôpital. L’exclusion tomba sur Mmes Mariany, Boyer, Gresset, Boulangier, Athalin, Tharin, Daclin, Amet, Puricelly, Bournot aînée et Bouchard ; on la leur fit signifier sur-le-champ. Les neuf autres reçurent l’ordre de continuer leur service jusqu’à ce qu’il eût été pourvu à leur remplacement. Le choix des quinze infirmières laïques fut à peine connu qu’il donna lieu aux protestations les plus vives. Les deux déléguées du club des jacobines, les citoyennes Perrot et Guillemet, se trouvaient outrageusement éliminées, en dépit de leurs prétendus services à l’hôpital et des remerciements publics dont ils avaient été couronnés. La municipalité réclama dès le lendemain en faveur de ses deux protégées ; le Département lui accorda la citoyenne Perrot, mais se montra inflexible pour la seconde.

L’installation des nouvelles infirmières eut lieu le 18 février, avec la plus grande pompe. Le conseil général du département y envoya une députation nombreuse, celui de la commune y assista tout entier. Le maire Marrelier, qui sous le nom d’abbé de Verchamps brillait deux ans auparavant parmi les chanoines de la métropole, et le citoyen Ravier, vice-président du département, prononcèrent des discours et exhortèrent de toutes leurs forces à la persévérance ces vestales de la philanthropie révolutionnaire. « Si la malignité des ennemis du bien public, leur dit le président Ravier, tentait de verser sur vous la coupe envenimée du blâme ou de la calomnie pour abattre votte courage, soyez assurées que vous trouverez dans les corps administratifs qui vont vous installer des appuis et des vengeurs de la vertu attaquée ou outragée. »

À ces discours succéda la lecture du nouveau règlement élaboré par Marrelier, Chazerand et Robert, pour servir de constitution au nouvel ordre hospitalier. « Ce règlement, y était-il dit, a pour but de maintenir l’hôpital au point d’utilité, de réputation rt de prospérité où il est parvenu. Les hospitalières ne seront point astreintes à un régime claustral, elles jouiront d’une liberté convenable à des républicaines. Une conduite décente et régulière leur est recommandée. » Elles étaient autorisées à porter pour marque distinctive, dans l’intérieur de la maison seulement, un médaillon en cuivre doré pendant à une rosette de ruban tricolore. Elles devaient faire la prière en commun le matin et le soir, et assister à la messe schismatique aussi régulièrement qu’il leur serait possible, etc.

« Après la lecture de ces pièces, dit le mémorial de Saint-Jacques, le maire Marrelier présenta les nouvelles infirmières à Mme Mariany, supérieure provisoire, et lui dit que l’administration avait lieu d’espérer que les religieuses les instruiraient avec douceur et auraient pour elles les égards dus à leur zèle. Mme Mariany fut alors un sujet d’admiration pour toutes les personnes avec lesquelles sa place la mettait en rapport, et gagna par sa douceur les personnes les plus prévenues. Elle répondait aux paroles les plus outrageantes avec autant de calme et de modestie que d’à-propos et de bon sens. Cette conduite brilla surtout à l’égard des infirmières amenées en triomphe le 18 février, par la municipalité en écharpes, au son de la musique et avec une escorte de soldats. Elle assista à l’installation de ces filles avec tant de douceur, de charité et de politesse, qu’elles en étaient confuses. Elle sut si bien inspirer aux sœurs une conduite semblable que, pendant tout le temps qu’elles passèrent avec leurs nouvelles compagnes à l’hôpital, elles furent dans un parfait accord. Celles-ci en étaient dans l’admiration et témoignaient aux soeurs combien elles en étaient touchées ; mais cette bonne harmonie donna de l’inquiétude ; on s’en entretint dans les clubs d’hommes et de femmes, et on conclut à la nécessité de se hâter de faire sortir les religieuses parce qu’elles fanatisaient leurs remplaçantes. Un soir qu’elles étaient toutes réunies à la prière, deux membres de l’administration vinrent les faire sortir, en leur disant que ce n’était pas là leur place, que des personnes qui servaient les malades feraient beaucoup mieux de leur chanter la Marseillaise et autres chants patriotiques pour les entretenir dans la gaieté ; que c’étaient là les prières qui leur convenaient. »

Ce récit d’un témoin aussi bien informé que sincère se trouve confirmé par la note suivante de la Vedette du 5 mars :

« Les commissaires des sections ont présenté à la signature de la Société populaire une pétition aux corps administratifs, tendant à demander : 1º le renvoi des anciennes hospitalières, qui fanatisent déjà les nouvelles, qu’elles embrassent, caressent et appellent ma mie ; 2º le renvoi des religieuses du Refuge, qui recèlent des aristocrates chez elles et ont conservé jusqu’à ce jour la clôture, les guimpes, les voiles, au mépris des lois. La pétition a été portée sur-le-champ aux corps administratifs. »

Cette pièce, enrichie également de la signature des Amies de la liberté, avait un troisième objet, oublié par la Vedette : c’était une nouvelle sommation au Département d’avoir à comprendre la citoyenne Guillemet au nombre des hospitalières. Le conseil général montra peu d’empressement à répondre à cette triple requête. Il attendit jusqu’au 7 mars pour s’en occuper, et se borna à la renvoyer au District en lui demandant son avis.

Mais les jacobins avaient fini par se lasser de toutes ces consultations et de tous ces attermoiements, et dans la soirée du même jour, la municipalité, calomniant une dernière fois les religieuses, envoya Boissenet, Robert, du séminaire, et l’autre Robert, dire au Département « que les hospitalières restant à l’hôpital Saint-Jacques ne faisant plus leur service avec exactitude, il importait de ne pas différer davantage leur remplacement ». Le Département, oubliant alors ce qu’il avait si bien dit, peu de jours auparavant, sur la nécessité d’un noviciat pour les nouvelles hospitalières, ou plutôt courbant une fois de plus la tête devant les exigences de la fraction la plus violente, comme il arrivait presque toujours à la fraction la plus éclairée de la révolution, signifia sur-le-champ aux neuf religieuses conservées provisoirement l’ordre de quitter l’hôpital, et les remplaça par neuf jacobines, au nombre desquelles la citoyenne Guillemet put enfin trouver place.

Quand la municipalité vit les religieuses prêtes à partir, il lui vint quelques regrets de son triomphe, car il était impossible de se faire illusion sur les désordres auxquels l’hôpital allait être en proie. « Le désir des administrateurs, dit le mémorial, eût été de conserver quelques-unes des soeurs. Ils dirent un joui à la soeur Faivre : « Nous t’aimons bien, il te faut rester. » D’autres n’obtinrent aussi qu’avec peine la liberté de sortir. Ils jetèrent alors les yeux sur trois jeunes professes, les soeurs Lombard, Grignet et Landau, qu’ils réussirent à gagner, et la première fut nommée présidente des citoyennes. Elles eurent bien à se repentir de s’être engagées dans cette voie périlleuse. La soeur Lombard mourut peu après, et fut assistée à ses derniers moments par un prêtre fidèle. La soeur Landau ne tarda pas à rentrer dans sa famille. La soeur Grignet resta seule jusqu’au retour des hospitalières. La soeur Gresset, nièce de Mme Mariany, fit un serment dont, dans la suite, elle eut tant de chagrin qu’elle en mourut. »

Les jacobins, désormais tranquilles sur la complète transformation de l’hôpital Saint-Jacques, tournèrent toute leur activité contre les deux autres communautés charitables. Le 30 mars, une députation de la société des Amis de la liberté vint présenter au Département une nouvelle pétition tendant au renvoi des religieuses du Saint-Esprit et à la suppression du Refuge. Le Département répondit qu’il s’occuperait incessamment de ces deux objets et chargea en effet, le lendemain, le procureur général Billot d’aller avec le citoyen Michaud constater l’état de la maison du Refuge et d’en faire leur rapport. Les deux commissaires exposèrent au conseil, le 3 avril, qu’ils s’étaient rendus au Refuge, et qu’après avoir conféré avec les religieuses, ils avaient reconnu qu’elles vivaient toujours en communauté et étaient animées des mêmes principes que ci-devant ; qu’elles avaient cependant quitté le voile, mais qu’elles avaient converti le surplus du costume en un habillement noir qui ne différait du premier que par la forme ; qu’elles s’étaient offertes à se charger des femmes qui seraient dans le cas d’être condamnées par les tribunaux à la peine de la détention ; qu’au surplus, ils avaient trouvé dans cette maison 25 religieuses ayant fait des voeux, et en outre 6 soeurs converses dont une n’avait pas fait ses voeux, 8 soeurs pénitentes et 3 soeurs du dehors ; qu’il n’y avait en ce moment aucune femme détenue en vertu de jugement, mais 27 pensionnaires aux frais de leurs familles, et qu’ils avaient invité les religieuses à renvoyer sur-le-champ ces filles à leurs parents. »

Après la lecture de ce rapport, le Département prit l’arrêté suivant : « Considérant que, d’après les principes manifestés par les ci-devant religieuses du Refuge, on ne pourrait espérer qu’elles ne chercheraient pas à les inspirer aux personnes qui seraient dans leur maison, le conseil arrête, conformément à la toi du 18 août dernier, que la maison dite du Refuge demeure supprimée. Les scellés y seront apposés dans la journée, et les religieuses seront tenues d’évacuer la maison dans le délai fixé par le District, sauf après leur sortie à régler leur pension en conformité de la loi. » Mme Hugon d’Augicourt était encore supérieure à cette époque, et Mme Mouret de Montrond, économe.

La Providence voulut que la révolution, en chassant ces femmes vénérables, rendît un dernier témoignage à leur vertu. Les religieuses du Refuge ayant demandé la permission d’emporter et de se partager quelques provisions qui restaient dans la maison, le 25 avril, le District accueillit leur requête en ces termes :

« Considérant que les faibles approvisionnements qui leur restent sont le fruit de la plus étroite économie, qu’elles se sont même souvent privées du nécessaire pour se procurer les moyens de les acquérir, et que par ces privations elles laissent la république profiter d’environ trois mille livres d’intérêts arriérés qu’elles ont négligé de se faire payer pendant l’année 1792 et la présente ; considérant, d’un autre côté, qu’elles ont apporté dans la reproduction des effets de leur maison une exactitude et une loyauté vraiment dignes d’éloges, le directoire estime qu’il est de l’équité de leur abandonner toutes lesdites provisions, consistant en environ 15 sacs de farine, 6 cordes de bois et quelques vans de charbon. »

Le 14 septembre 1793, des ouvriers travaillant dans les bâtiments du Refuge pour l’approprier à une nouvelle destination découvrirent des papiers liés en trois paquets et cachés dans une espèce de faux-plancher. Ces papiers furent transportés au District : selon toute apparence, ils ne présentèrent rien de compromettant pour les religieuses, car on ne voit pas qu’elles aient été inquiétées à ce sujet.

Ce fut la communauté du Saint-Esprit qui tomba la dernière sous les coups du jacobinisme. Le 9 mai, les citoyens Bonard, vice-président, Pajot et Vaissier, membres du District, Marrelier, maire, Couchery et Catton, officiers municipaux, Muguet et Dormoy, membres du bureau d’administration du Saint-Esprit, se présentèrent à la séance du conseil général du département au nom de leurs corps respectifs et dirent : « que, d’après le voeu manifesté en différentes fois par les citoyens de Besançon pour le remplacement des ci-devant religieuses de cet hôpital, ils s’étaient convaincus que les opinions manifestées par les religieuses n’étant pas conformes à celles que devaient avoir les personnes destinées à élever les enfants, fruits malheureux de la passion et de l’égarement, et à en faire des citoyens vraiment républicains, il était nécessaire d’opérer ce changement ; mais qu’il y aurait de l’inconvénient à faire le remplacement tout à la fois, et qu’il convenait de l’effectuer par moitié pour le moment. » Le Département, faisant droit à cette requête, déclara, séance tenante, que les soeurs Chamessin, Gallerot, Lanoy, Hudelot, Accarier, Pelay, Filliard et Legier sortiraient immédiatement, et que les autres continueraient leur service jusqu’à nouvel ordre. Neuf citoyennes patriotes furent nommées par le même arrêté pour remplacer les soeurs expulsées.

Le 212 juillet suivant, une nouvelle députation de la municipalité et du bureau d’administration du Saint-Esprit vint rappeler au Département qu’on avait ajourné le remplacement de ce qui restait d’hospitalières religieuses jusqu’à ce que la première série des hospitalières citoyennes fût suffisamment instruite ; on était arrivé, disaient-ils, à cet heureux point, et dès lors il convenait de procéder aux dernières expulsions. Le Département se soumit encore une fois sans mot dire ; une nouvelle escouade de soeurs jacobines reçut la consécration administrative, et les portes de l’hospice du Saint-Esprit se fermèrent sur les dernières soeurs de charité.

Ainsi se termina cette longue lutte, qui, grâce au concours prêté à la religion par tout ce qu’il y avait encore de bon sens et d’humanité au sein du parti révolutionnaire, avait duré plus de dix mois. Les religieuses chassées emportaient en se retirant toute l’estime de leurs plus ardents adversaires, et les vierges folles que les clubs venaient de leur donner pour héritières se chargèrent bien vite, par le désordre de leurs moeurs ou de leur gestion, du soin de faire regretter ces vierges sages et de les venger.

 

 

Jules SAUZAY.

 

Paru dans les Annales franc-comtoises en 1865.

 

 

 

 

 

 

 

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