Russes et Byzantins

dans les Balkans en l’an 972

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Gustave SCHLUMBERGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était à l’époque très lointaine de l’an du Seigneur 972. Le basileus Jean Tzimiscès, d’origine arménienne, régent de l’empire d’Orient pour les jeunes empereurs Basile II et Constantin après l’assassinat du héros Nicéphore Phocas, luttait depuis deux ans dans les Balkans et au sud du Danube contre la première invasion de la terrible nation des Russes ou « Ross », comme on les appelait alors, sous la conduite de leur grand prince, le fameux chef varègue Sviatoslav, le fils païen de la grande tsarine Olga. Dès 970, en effet, leurs hordes effrayantes avaient franchi le Balkan et mis à sac Philippopoli au milieu d’effroyables massacres. C’était la première grande ville qu’ils avaient rencontrée sur le versant sud des monts. Ils l’avaient prise d’assaut et noyée dans un horrible bain de sang. Léon Diacre, principal chroniqueur pour cette époque de l’histoire byzantine, raconte que vingt mille des défenseurs de la cité, saisis après la victoire, furent empalés sur des alignements de pieux ou pendus à des rangées de potences par ces démons du Nord, « les Ross homicides », comme les appelaient les Byzantins.

 

 

L’Empire grec trembla. La panique dans Constantinople, la terreur de cet ennemi barbare si proche, furent extrêmes. Jean Tzimiscès prit en hâte les mesures les plus énergiques. Durant que la flotte s’apprêtait à cingler par la mer Noire vers les bouches du Danube, l’armée commandée par Bardas Skléros, le meilleur général de l’empire, marcha droit aux Russes. Une bataille sanglante se livra à Arkadiopolis, près d’Andrinople, au printemps de l’an 970. Protégés par leurs immenses boucliers de bois recouverts de cuir, les fantassins gigantesques de la steppe opposaient une furieuse résistance à la lourde cavalerie byzantine. Ils maniaient avec une fougue irrésistible la hache et la lance. La frénésie odinique décuplait leurs forces. Plutôt que de se rendre, racontent les chroniqueurs, ils préféraient se donner la mort en déchirant leurs propres entrailles. Des épisodes dramatiques signalèrent cette première grande mêlée héroïque entre ces deux peuples si différents. Au plus fort du tumulte, alors qu’on s’égorgeait de toutes parts et que les clameurs des Grecs ne parvenaient pas à étouffer le terrible hurlement, le « barritus » ou cri de guerre des guerriers de Sviatoslaw, un chef russe célèbre parmi les siens par sa force extraordinaire et sa stature colossale, lançant son cheval sur Bardas Skléros, qui, également monté, combattait à la tête de ses troupes, lui asséna sur le casque un effroyable coup d’épée. Le chef grec déchargea à son tour son arme sur la tête du Russe et telle fut, paraît-il, la force du coup, que l’épée, tranchant le métal du casque, fendit en deux le guerrier géant qui tomba mort. Un second Russe, encore plus terrible d’aspect, se précipita sur Bardas. Mais un frère de celui-ci, le patrice Constantin Skléros, tout jeune encore, luttait à ses côtés. « À peine, nous dit le chroniqueur, un léger duvet marquait sa barbe naissante. » Ces jeunes patrices byzantins combattaient auprès de leurs aînés comme les jouvenceaux d’Occident à côté des vieux chevaliers. Voyant le péril que courait son frère, le vigoureux adolescent fond sur le Russe et veut le pourfendre. Lui, se courbant sur le dos de son cheval, évite le coup. La lourde épée, maniée d’un bras fort, n’en poursuit pas moins sa course et décapite à peu près la bête, qui tombe avec son cavalier. Constantin, se précipitant, saisit son adversaire au menton et l’égorge incontinent. Je possède dans ma collection de sceaux du moyen âge celui de cet héroïque chef byzantin.

Vers le soir, les Russes, définitivement accablés après la plus opiniâtre résistance, se débandèrent, poussant des hurlements de crainte et de désespoir. Les Byzantins vainqueurs les massacrèrent en foule. La nuit seule sauva les survivants.

 

 

Il y eut, à la suite de ce désastre, une assez longue accalmie. Les débris de ce corps d’invasion si vigoureusement bousculé par Bardas Skléros avaient probablement regagné en toute hâte vers Philippopoli le gros des forces de Sviatoslav, le grand prince de Kiev, et celui-ci, abandonnant la Thrace, avait aussitôt repassé le Balkan, se concentrant à nouveau en Bulgarie.

Seulement au printemps de l’an 972, Jean Tzimiscès, qui depuis plus d’un an avait été occupé par la répression de la grave révolte en Asie du duc Bardas Phocas, neveu du basileus défunt Nicéphore, put enfin se remettre en campagne contre le terrible ennemi du nord. Après avoir épousé, en novembre 971, en secondes noces, en des fêtes solennelles et splendides, la porphyrogénète Théodora, fille du défunt empereur Romain II et de la célèbre Théophano, mariage qui fut suivi du couronnement de la nouvelle basilissa, il se trouva prêt au départ ainsi que son armée. Avant de marcher à l’ennemi, il voulut implorer le secours divin.

Le 28 mars, cinquième journée de la semaine des Rameaux, sortant processionnellement des bâtiments palatins, tenant de la main droite l’étendard des autocrators qui n’était autre qu’une riche croix processionnelle à longue hampe, au centre de laquelle une capsule était fixée contenant le fragment le plus considérable de la Vraie Croix « très sainte, vivifiante », le basileus, suivi de la Cour tout entière, de tous les dignitaires, alla faire ses dévotions solennelles et invoquer le Dieu des Victoires dans l’église du Christ Sauveur, dite de la Chalcé, petit oratoire, merveilleusement décoré, qu’il honorait d’un culte particulier et dans lequel il avait commencé à se faire élever un magnifique tombeau lamé d’or, enrichi d’émaux et de nielles.

Après ces premières prières dans l’oratoire palatin, l’Empereur, toujours processionnellement escorté, se rendit à la Grande Église qui est Sainte-Sophie. Là, ses prières à la divinité revêtirent une forme toute spéciale. Il demanda avec ferveur à Dieu de lui donner pour le guider un ange de sa droite qui marcherait en tête de l’armée et, de son glaive flamboyant, lui montrerait la route. Puis l’immense cortège prit encore la route du temple des Blachernes, ce lieu saint illustre entre tous ceux de la capitale, où était déposée cette Icône célèbre de la Vierge, palladium de la Ville gardée de Dieu. Tout le long du chemin, le basileus et sa suite, avec la longue file des prêtres et des moines, chantèrent dévotement les psaumes et les litanies de circonstance. Combien ces grandes pompes religieuses devaient présenter un spectacle extraordinaire, ces visites aux principaux sanctuaires, dans ces circonstances augustes, lorsque l’existence de l’empire était en péril, lorsqu’un ennemi cruel avait envahi les plus belles provinces, lorsque le prince en personne, espoir suprême, s’apprêtait à partir à la tête de l’armée !

 

 

Puis le basileus Jean, quittant l’oratoire de Sainte-Marie des Blachernes, monta jusqu’au fameux palais du même nom. De ses hauts balcons en encorbellements, il passa en revue la flotte brillante des navires pyrophores, c’est-à-dire porteurs du feu grégeois, qui allait partir pour les bouches du Danube. Ce fut encore un éclatant spectacle que ce départ de la Corne d’Or, que le tumultueux passage de cette flotte imposante tout le long du Bosphore, jusque dans le Pont-Euxin.

Avant la fin de mars, le basileus et le quartier général avec les derniers renforts quittèrent la capitale pour rejoindre au sud des monts Balkans l’armée qui avait passé là ses quartiers d’hiver. La tragique campagne de l’an 972 était commencée. Les redoutables défilés de la montagne furent facilement franchis, les Russes ne les ayant point occupés. Derrière l’avant-garde chevauchait le basileus, certainement entouré du plus brillant état-major. Il avait, nous dit le chroniqueur, revêtu une merveilleuse armure qui l’habillait admirablement de pied en cap. Il montait un cheval impétueux et tenait à la main une très longue lance.

Après le passage des Balkans, l’armée byzantine alla mettre le siège devant la Grande Péréiaslavetz, l’étrange et sauvage capitale des rois bulgares, où se trouvait concentrée une notable partie de l’armée russe d’invasion. Ce furent alors d’effroyables combats épiques. Le siège se termina par une scène terrible. Les derniers guerriers russes enfermés dans l’aoul ou rustique palais des rois bulgares y périrent par le feu. Une colossale tuerie acheva les autres. Puis l’armée victorieuse marcha sur Dorystole, la Silistrie d’aujourd’hui, que les Roumains viennent d’arracher diplomatiquement aux Bulgares. Dans cette place, Sviatoslav, grand prince des « Ross », attendait les Grecs avec les restes de son armée. Ce fut un siège plus affreux encore. La flotte byzantine, maintenant arrivée par le Danube, menaçait l’immense flottille de barques des guerriers du nord. Chaque jour, les troupes attaquaient les soldats de Scythie. Chaque nuit, on entendait les Russes pleurer leurs morts. Leurs hurlements lugubres ne cessaient qu’à l’aube. La lune étant dans son plein, on les voyait du camp grec sortir en foule des portes de la ville pour ramasser les cadavres gigantesques de leurs braves compagnons épars dans la plaine. Groupant par monceaux ces corps ensanglantés, ils les disposaient en face du rempart sur autant de bûchers. À la lueur des flammes, les guerriers du Christ, les dévots byzantins, voyaient avec une curiosité ardente, mêlée de terreur superstitieuse, les grandes ombres de cette foule barbare s’agiter autour des blancs cadavres flambant sous la nuit étoilée. Ils virent, hélas ! bien autre chose ! Ils virent à leur horreur entraîner sur ces bûchers de nombreux captifs, leurs frères, pris dans les derniers combats. On égorgea tous ces malheureux suivant des rites très anciens. Leur sang versé devait assouvir les mânes des héros massacrés qui criaient vengeance. Non contents de mettre à mort tous ces infortunés sur ces bûchers monstrueux, ces « Ross homicides » jetaient dans le Danube, nous dit le chroniqueur Léon Diacre, des enfants à la mamelle, préalablement étouffés suivant des coutumes spéciales. Avec ceux-ci encore, ils jetaient des coqs qui se noyaient aussitôt. – Le lendemain de cette fête funèbre, les Grecs, dépouillant les derniers cadavres russes qui n’avaient pu être enlevés par leurs frères, trouvèrent parmi eux les corps raidis de plusieurs femmes qui, déguisées en hommes, avaient combattu auprès de leurs maris jusqu’à la mort. Il y avait des amazones parmi les Russes.

 

 

Je passe rapidement sur ces combats furieux sous Dorystole. On croirait assister à une nouvelle guerre de Troie. Six jours de suite, on se battit corps à corps. Le sixième jour, les Byzantins, une fois encore vainqueurs, ramassèrent sur le champ de bataille vingt mille boucliers, une masse énorme d’épées et d’autres armes. Ce prodigieux butin semble exagéré. Même pour un enragé combattant comme Sviatoslav, après un tel désastre, la situation n’était plus tenable. Éprouvant une mortelle douleur, le fils païen de la grande sainte Olga comprit qu’il n’y avait plus qu’à traiter avec ce vainqueur qui l’étranglait de sa main de fer. Toute la nuit il pleura avec les siens sa défaite, se lamentant, donnant libre cours à son exaspération. Ces formidables guerriers d’Odin étaient de grands enfants, prompts à l’illusion comme au désespoir.

La campagne était finie. Constantinople, qui avait tant tremblé, respira soudain. Le 25 juillet au matin, voulant sauver la vie de ses guerriers survivants, n’ayant plus de quoi les nourrir, résolu aux suprêmes sacrifices si durs à son âme violente, le prince russe envoya demander la paix au basileus. Il promettait de repasser le Danube et de disparaître à jamais, pourvu qu’on le laissât regagner sa patrie lointaine avec le reste de son peuple. Jean Tzimiscès accepta volontiers les propositions du grand prince de Kiew. La paix fut conclue et les fournisseurs de l’armée impériale distribuèrent deux médimnes de blé à chacun des vingt-deux mille guerriers russes qui subsistaient. Trente-huit mille avaient péri par le fer des Byzantins. Les barques « monoxyles », creusées dans un seul tronc d’arbre, transportèrent cette foule de vaincus sur la rive septentrionale du Danube, et les galères ignifères ne s’opposèrent point à ce passage.

Lorsque tout eut été réglé, le fier Varègue, avant de s’éloigner à jamais vers sa froide patrie, sollicita du basileus une entrevue. L’autocrator Jean descendit sur la rive du fleuve. Il était à cheval, revêtu de sa fameuse armure. Derrière lui chevauchait une suite innombrable de patrices, de dignitaires étincelants d’or, chamarrés superbement. Aussitôt, on vit apparaître sur le Danube le chef russe qui se dirigeait vers le groupe éblouissant. La sublime simplicité de son allure contrastait avec la somptuosité du cortège byzantin. Le héros de tant de combats était dans une petite barque de son pays, ramant confondu avec les autres rameurs. « Il était, nous dit Léon Diacre, auquel nous devons ce saisissant portrait, de taille moyenne ; il avait les sourcils épais, les yeux bleus, le nez aquilin, la barbe rare ; il portait d’épaisses et immenses moustaches tombantes ; il était presque chauve, sauf sur chaque tempe, une boucle de cheveux, en signe de la noblesse de son rang ; il portait la tête très droite, il avait la poitrine large et était bien membré. Sa physionomie avait quelque chose de sombre et de féroce. »

Détail curieux : Sviatoslav portait à une oreille une boucle ornée de deux perles séparées par une escarboucle. Son vêlement, entièrement blanc, ne se distinguait de celui de ses compagnons que par une plus grande propreté.

 

 

Qui ne croirait, en lisant ce portrait plein de saveur tracé par le chroniqueur de cet homme si intéressant, qui ne croirait voir passer le chef hardi de ces guerriers audacieux accourus des glaces de Scythie pour faire trembler Byzance ! Qui ne se le représente franchissant les eaux du grand fleuve dans son sauvage et martial appareil, ramant avec une ardeur farouche, plein à la fois de simplicité et de barbare élégance !

De l’entrevue des deux princes, nous ne savons, hélas ! rien de plus. Léon Diacre dit uniquement ceci : « Sviatoslav, debout sur le banc des rameurs, échangea quelques paroles avec le basileus au sujet de la paix. » Il est probable que Jean Tzimiscès ne descendit point de son coursier et qu’il parla à cheval de la rive à son étrange interlocuteur.

Au printemps de l’an suivant – 973 – l’armée russe fugitive, qui avait installé ses quartiers d’hiver sur les bords du Dnieper, l’antique Borysthène, reprit enfin la route de Kiev lointaine. Déjà les infortunés survivants de tant de combats revoyaient en rêve leur sauvage capitale. Déjà ils croyaient apercevoir en songe leurs épouses fidèles, leurs enfants blonds accourir vers eux, descendant de la haute falaise pour sécher les larmes de tant de mois de misère vaillamment supportée, leur tendant leurs bras blancs. Hélas ! ils comptaient sans les pirates de la steppe, les Petchenègues impitoyables qui les guettaient. « Les Petchenègues, dit simplement Léon Diacre, race errante et innombrable, barbares, mangeurs d’insectes, vivant toujours dans leurs maisons roulantes, leurs chariots, tendirent des embuscades aux Russes de Sviatoslav et les massacrèrent tous. Sviatoslav demeura parmi les morts. Il avait régné vingt-huit ans sur la nation des Russes. » Le prince des Petchenègues se fit fabriquer une coupe de son crâne.

 

 

Gustave SCHLUMBERGER, Récits de Byzance et des croisades, 1917.

 

Antérieurement paru dans Le Gaulois le 7 mai 1913.

 

 

 

 

 

 

 

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