Le siège de Constantinople par le souverain ou Khagan des Avares
sous le règne de l’empereur Héraclius, au septième siècle
par
Gustave SCHLUMBERGER
En l’an du Christ 626, après une série d’expéditions heureuses contre les Perses, la situation de l’empire byzantin était devenue presque subitement déplorable. L’empereur, le héros Héraclius, luttait aux environs de Trébizonde avec une faible armée défendant les provinces d’Arménie et du Caucase contre un des lieutenants du terrible Chosroès, le roi des Perses, qui inondait de ses troupes tout le continent d’Asie. Une autre des armées de Chosroès, après avoir traversé toute l’Anatolie, assiégeait Chalcédoine – le Kadi-Keui d’aujourd’hui – et n’était donc plus séparée de Constantinople, la capitale de l’empire, que par le détroit du Bosphore. Cette armée était commandée par un des plus fameux lieutenants du roi des rois, Sarbar, dit le Sanglier royal.
Soudain, une nouvelle affreuse vint décupler encore les périls de cette situation extraordinaire. La féroce nation des Avares idolâtres, campés depuis de longues années sur les rives du Danube, marchait tout entière sur Constantinople. Son chef suprême, le Khagan, celui que les rares chroniques chrétiennes de l’époque ne nomment jamais que « le Réprouvé », y avait fait alliance contre l’ennemi commun avec Chosroès, le roi des rois. Cette nation scythique, victorieuse des Longobards, des Gépides, des Bulgares, des Francs, des Slaves, qui ne vivait que sous la tente et dans ses chariots, dont la puissance formidable s’étendait à ce moment des rives du Danube à celles de la Theiss et de l’Elbe supérieur, était attirée vers le Bosphore par l’espoir de piller les trésors fabuleux de la Ville gardée de Dieu, la plus riche cité du monde à cette époque. Cette capitale, privée de son héroïque souverain, surprise presque sans défense, fut alors sauvée par l’héroïsme de deux hommes qu’Héraclius avait chargés de le remplacer, le patriarche Serge ou Sergios et le maître de la milice Bonus. Ces deux héros ne faillirent point à la mission que le basileus leur avait confiée.
L’immense armée des barbares du Nord, féroce, d’aspect effrayant et pittoresque, s’avançait de toutes parts. C’était la première fois, depuis les temps de Constantin qui avait fait la grandeur de Constantinople près de trois siècles auparavant, que les barbares attaquaient la capitale de l’empire d’Orient. Une première fois déjà, il y avait neuf ans, leurs avant-gardes s’étaient avancées jusque dans les faubourgs de la grande cité, mais elles n’avaient pu s’emparer de la ville et s’étaient retirées au loin, emmenant, de tout l’empire, 270 000 captifs. « Sors de ma présence et va, si tu le veux, rejoindre les tiens », avait crié le Khagan à l’envoyé impérial qui était venu jusqu’à Andrinople tenter de fléchir sa colère. Et, faisant résonner ce fouet qui lui servait de sceptre et dont les claquements, neuf ans auparavant, avaient déjà glacé d’effroi les malheureux Byzantins, il avait ajouté ces mots : « Sachez que, si vous ne me livrez pas tous vos biens, je ne laisserai pas pierre sur pierre dans votre cité et que vous serez mes esclaves ! » L’armée avare, suivie de dix autres peuples, s’était rapidement avancée sans rencontrer de résistance.
Les malheureux Constantinopolitains se tenaient renfermés derrière les murs de leur ville. L’immense armée ennemie forte de plus de quatre-vingts mille combattants occupait tout l’infini plateau qui va du fond de la Corne-d’Or à la mer de Marmara. Les églises des villages incendiés flambaient tout le long du Bosphore et de Marmara. Les Perses de Sabar, de leur côté, s’apprêtaient à passer le Bosphore. Quelle guerre étrange et combien compliquée ! « Le Slave coudoyait le Hun. Le Scythe se rencontrait avec le Bulgare. Le Mède aussi était devenu son compagnon. Cette violente tempête, ce vent pernicieux soufflait sur la Thrace et sur la Cité gardée de Dieu ! »
Une journée entière, le Réprouvé garda le silence. Il organisait ses bataillons indisciplinés armés d’arcs, de javelots et d’épées massives. Tout l’espace compris le long de la Grande Muraille théodosienne, qui défendait la cité reine, se trouva comme instantanément garni d’Avares, de Bulgares, de Gépides. Au fond de la Corne-d’Or, à l’embouchure du Cydaris, près du faubourg populeux de Saint-Mamas qui est l’ombreux Eyoub d’aujourd’hui, des centaines, plutôt des milliers de barques monoxyles, c’est-à-dire creusées chacune dans un seul tronc d’arbre, construites et maniées par des auxiliaires slavons menés à coups de fouet par leurs chefs avares, attendaient pour transporter les assiégeants sur les différents points de cette immense enceinte.
Un tumulte infernal faisait de cette colossale agglomération comme une scène de l’enfer. Songez que, d’autre part, les Perses innombrables, campés à Chalcédoine, n’attendaient que les bateaux de leurs sauvages alliés pour franchir le détroit. Au triangle dessiné par Constantinople répondait, on l’a fort bien dit, un autre triangle marqué par les deux armées ennemies. Bien combinée, cette attaque devait être mortelle. Le général des troupes assiégées, Bonus, un brave cependant, était tellement consterné de cette éventualité qu’il ne cessait de se montrer aux portes de la ville ou sur les créneaux pour adresser au Khagan et à ses sujets les plus suppliantes prières. « Acceptez le tribut que nous vous offrons », leur criait-il d’une voix lamentable. Hélas, les barbares hurlant mille injures, en dix langues diverses, lui répondaient par ces paroles impitoyables : « Retirez-vous ! Retirez-vous ! Nous ne voulons pas de votre argent. Il nous faut tous vos biens. Il nous faut votre Cité ! »
Malgré tant de circonstances funestes, le Khagan et son immense et hirsute armée furent, on va le voir, battus dans toutes leurs entreprises. L’assaut de la Grande Muraille du côté de la terre, la jonction avec les Perses à travers le Bosphore, l’attaque de la Corne-d’Or par les flottes innombrables des barques monoxyles, échouèrent devant la vigilance, le courage, la ruse de Bonus et de ses soldats. Le patriarche, de son côté, avait mobilisé, on va le voir aussi, en faveur de sa chère Cité, la plus redoutable, la plus invulnérable des protectrices, la Vierge toute Sainte, patronne auguste de Byzance !
Ce siège terrible avait donc commencé avec fureur. « Le Khagan, dit l’historien d’Héraclius, Drapeyron, disposa d’abord tous ses engins sur une ligne continue. Les béliers, les pierres lancées par les catapultes ébranlaient le rempart et décimaient leurs défenseurs. Mais à la grêle des pierres répondait la grêle des traits, et les rangs des Grecs à chaque instant éclaircis se regarnissaient sans cesse. » On était à l’extrême fin de juillet. Le 1er août, douze tours de bois gigantesques, revêtues de plaques de métal, dont la hauteur égalait presque celle du rempart, se dressèrent soudain entre les portes Polyandrion et Saint-Romain, dans la région la plus élevée de la Grande Muraille qui protège la Cité entre Marmara et l’extrémité de la Corne-d’Or.
« Mais, poursuit Drapeyron, l’un des matelots employés comme auxiliaires opposa à ces machines énormes aussi compliquées que formidables une autre machine aussi simple que meurtrière. Il fixa sur un plancher mobile un mât muni d’une nacelle que des poulies élevaient ou abaissaient à volonté et qui suivait les tours roulantes dans leurs évolutions ; un soldat descendait de la nacelle pour les incendier. C’était là un poste d’honneur très périlleux mais très envié.
« Lorsque les tours s’approchèrent de la muraille, une vertu divine, rapporte le patriarche Nicéphore, chroniqueur de ces évènements étranges, les renversa aussitôt et détruisit les soldats avares qui s’y trouvaient en foule. »
Le patriarche Sergios parcourut ensuite processionnellement l’interminable ligne du rempart, suivi de son innombrable clergé, élevant dans ses mains et présentant à la multitude barbare assiégeante « l’image terrible de la très sainte Vierge des Blachernes », cette icône miraculeuse que, dès longtemps déjà, les habitants de Constantinople considéraient comme le palladium tout-puissant de leur cité. Les sauvages fils de la steppe, pénétrés d’une muette horreur, détournèrent la tête, pleins d’effroi. « Beaucoup périrent sous les traits d’un invisible archer ! »
Le Khagan, pour se procurer le répit nécessaire à l’accomplissement de son second dessein, fit semblant de modérer ses exigences et pria le patrice Bonus de lui envoyer des députés. On choisit pour ce rôle « des hommes à la parole harmonieuse et conciliante », sénateurs et dignitaires ecclésiastiques ayant à leur tête le patrice Athanase. Ils se rencontrèrent dans le camp du Réprouvé avec « trois hommes vêtus de soie » qui furent reçus avec de grands honneurs. C’étaient les émissaires de Sarbar le chef de l’armée perse campée sur la côte d’Asie, « l’esclave de la Perse ». Ils étaient chargés « d’aiguiser une épée déjà affilée, de stimuler le feu par le feu ».
Le Khagan les fit asseoir, tandis que les délégués impériaux restaient debout, tête nue. Dans un langage injurieux, le sauvage potentat menaça les Byzantins de sa fureur et de celle de ses alliés. « J’aurai incessamment, leur dit-il, votre ville et tous vos biens. Il vous faudrait, pour m’échapper, nager comme des poissons ou voler comme des oiseaux. Ne comptez pas sur votre empereur ; son entrée en Perse n’est qu’une fable, il n’a pas d’armée. » Sans se laisser intimider, les ambassadeurs grecs résistèrent à toutes ces menaces.
Cette attitude excita la fureur des envoyés perses qui, dans leur parler rauque et guttural, exprimaient aux Grecs leur mépris et leur colère. Le « tyran des Scythes », le terrible Khagan, grinçant des dents, trépignait de colère. Les négociations furent rompues. Les Grecs, avisés par l’imprudent souverain que les Perses allaient passer le détroit pour lui porter aide, ne s’occupèrent que de garder l’entrée de la Corne-d’Or et de fermer tous les passages. Ce leur fut aisé, car ils étaient maîtres de la mer.
Les trois envoyés persans furent aperçus et surpris, malgré la nuit très obscure, sur le bateau qui les ramenait à la rive d’Asie. L’un d’eux, caché sous un amas de fourrures, dénoncé par un matelot, fut incontinent décapité. On trancha les mains au second, qui fut renvoyé aux Avares dans cet état. On amena le troisième sur la côte d’Asie dans une barque, et on l’y décapita de même sous les yeux de l’armée persane muette d’horreur. On lança sa tête dans le camp de Sarbar, avec cette inscription ironique : « Le Khagan s’est réconcilié avec nous ; il s’est chargé de vos deux premiers ambassadeurs. Voici la tête du troisième. » Les diplomates ne vivaient pas des jours couleur de rose à l’époque du grand Héraclius !
Le dernier acte de ce grand drame fut plus extraordinaire encore. Le Khagan, acharné à son but, voulut, du fond de la Corne-d’Or où il avait entassé tout son peuple sur des barques liées les unes aux autres et construites chacune dans un seul tronc d’arbre par ses mercenaires slaves, forcer le grand port des Byzantins et opérer sa jonction avec les Perses. Il éprouva un échec complet, trompé par les faux signaux éclatants que des Arméniens à la solde des Grecs substituèrent aux siens propres.
Une effroyable bataille navale engagée dans cet espace si restreint de la Corne-d’Or détruisit toutes les barques des Avares. On eut à la fois, disent les chroniqueurs, un combat visible et un combat mystérieux : « En effet, seule la Mère de Dieu tendait les arcs, opposait les boucliers, lançait les traits, émoussait les épées, retournait et submergeait les vaisseaux, donnant aux barbares l’abîme pour demeure. » Presque tous les Slavons qui montaient les milliers de barques du Khagan furent massacrés ou noyés.
Le carnage fut immense. « Le. Réprouvé » dut précipitamment lever le siège, qui n’avait duré que huit jours. Il fit brûler en hâte ses superbes machines de guerre et tout son immense appareil d’attaque et s’enfuit vers le nord avec son peuple décimé. Les pieux Byzantins, ces fils enthousiastes de la Vierge, demeurèrent persuadés qu’Elle seule avait opéré ce miracle. On avait entendu le Khagan, troublé par la vue de cette Icône très sainte que les assiégés n’avaient cessé d’exposer à ses regards, prononcer ces paroles : « Je vois une femme richement parée qui parcourt le rempart ! » Ses superstitieux sujets, de leur côté, avaient aperçu une princesse, suivie de ses eunuques, sortir par la porte des Blachernes. « C’était, avaient-ils cru, l’Impératrice qui allait proposer la paix à leur roi. Ils l’avaient d’abord laissée passer ; mais bientôt se ravisant, ils l’avaient poursuivie jusqu’aux Vieux-Rochers. Au moment où ils l’atteignaient, elle s’était évanouie comme une ombre ! »
Quand les dernières arrière-gardes du Khagan eurent disparu, le peuple constantinopolitain, par un mouvement instinctif, se précipita vers les Blachernes, qui étaient alors encore un quartier en pleine campagne, non enclos de murs. Là, s’était passé le dernier acte, l’acte le plus sublime de cette héroïque tragédie. Là, la Mère de Dieu avait elle-même combattu pour son peuple bien-aimé. Là, s’élevait l’église fameuse de la Panagia Blachernitissa. Quel fut le ravissement des Byzantins quand ils constatèrent que ce temple révéré était presque le seul édifice que la fureur des Avares eût épargné ! « Si un peintre veut représenter notre victoire, qu’il se contente de mettre sous les yeux l’image de la Vierge, Mère de Dieu », répétaient-ils à l’envi. L’Église grecque fête encore ce merveilleux miracle le vendredi de la cinquième semaine du Grand Carême, jour de la délivrance de Constantinople de la terreur de l’invasion avare !
Une longue inscription moderne, placée au-dessus de la fresque qui décore le fond de la crypte fameuse, n’est que la transcription de la première strophe de l’Hymne sans fin (Akathistos Hymnos), litanie pieuse célèbre encore aujourd’hui dans tout le monde grec, hymne enthousiaste composé par Pisidès en l’honneur de la « Toute Sainte » et qui se chante à cette occasion dans chaque église orthodoxe.
(Journal des Débats, 20 novembre 1915).
Gustave SCHLUMBERGER,
Récits de Byzance et des Croisades, 1917.