VIE

D’ANNE CATHERINE EMMERICH

 

PAR

 

LE PÈRE K. E. SCHMŒGER

DE LA CONGRÉGATION DU TRÈS-SAINT RÉDEMPTEUR

 

 

TRADUITE DE L’ALLEMAND

 

PAR

 

E. DE CAZALÈS

VICAIRE GÉNÉRAL ET CHANOINE DE VERSAILLES

 

 

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TOME TROISIÈME

 

(1819-1824)

 

 

 

 

 

 

 

REPRODUCTION OFFSET

D’APRÈS L’ÉDITION ORIGINALE

DE 1868, BRAY et RETAUX

 

 

TÉQUI

82, RUE BONAPARTE – PARIS VIe

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

RAPPORTS AVEC LES ÂMES DU PURGATOIRE. – LES ANGES. – LES HABITATIONS DE LA JÉRUSALEM CÉLESTE.

 

Dans ce qui précède il a été déjà souvent question de la profonde compassion pour les âmes du purgatoire qui poussait Anne Catherine à prier sans relâche et à faire sans cesse pour elles toute espèce de sacrifices et d’œuvres de charité. Nous rassemblerons maintenant celles de ses visions qui embrassent le plus de choses touchant les divers états de souffrance des défunts ; nous parlerons en même temps de divers travaux faits pour les assister, afin que le lecteur puisse avoir une image aussi complète que possible de son incroyable activité.

La première fois que le Pèlerin passa près d’elle la fête de la Toussaint et le jour des Morts, le voyant partager cette indifférence générale envers les défunts, qui fait que nous nous tranquillisons si facilement sur leur sort par la pensée que les secours que nous pouvons leur donner ne leur sont plus nécessaires ou ne le sont plus à un haut degré, quoiqu’il en soit tout autrement dans la réalité, elle disait souvent en gémissant :

« Il est triste de voir combien on pense peu à secourir les âmes du purgatoire. Et pourtant leur misère est si grande ! Elles ne peuvent pas s’aider elles-mêmes ! Mais quand quelqu’un prie pour elles, souffre quelque chose pour elles, fait l’aumône pour elles, cela leur profite aussitôt. Elles sont alors aussi joyeuses, aussi heureuses qu’un homme mourant de soif auquel on présente une boisson rafraîchissante. »

Et quand elle voyait que ses paroles faisaient impression sur le Pèlerin, elle lui montrait aussi quel pouvoir de consolation et d’assistance réside dans les actions méritoires offertes à Dieu avec une intention pure pour les pauvres âmes, par exemple dans les pratiques d’abnégation de soi-même et de mortification de la volonté propre, dans les victoires remportées sur les mauvais penchants, dans les actes de patience, de douceur, de profonde humilité, de pardon sincère, de bienveillance véritable, etc.

« Ah ! disait-elle souvent, combien les pauvres âmes ont à souffrir à cause de l’abandon où elles sont laissées, par suite du relâchement dans la piété, du manque de zèle pour la gloire de Dieu et le salut du prochain ! Comment peut-on les secourir sinon par la charité qui satisfait pour elles, qui offre pour elles ces actes de vertu qu’elles-mêmes ont le plus négligés pendant leur vie ? Les saints dans le ciel ne pouvant plus faire pénitence et satisfaire pour elles, elles n’ont à attendre de secours que des enfants de l’Église militante. Et avec quelle ardeur elles le désirent ! Elles savent qu’aucune bonne pensée, qu’aucun désir sérieux qu’a un vivant de leur faire du bien ne reste sans effet : et pourtant combien peu s’occupent d’elles ! Un prêtre qui dit son bréviaire dévotement dans la pensée de suppléer les manquements que les pauvres âmes ont encore à expier, peut leur procurer des consolations incroyables. De même, la vertu de la bénédiction sacerdotale pénètre jusque dans le purgatoire et rafraîchit, comme une rosée céleste, les âmes auxquelles elle est envoyée avec une foi ferme. Celui qui pourrait voir tout cela comme je le vois, chercherait certainement à les assister de tout son pouvoir. »

Elle plaignait par-dessus tout ces défunts que ceux qui leur survivent louent outre mesure et élèvent jusqu’au ciel pour leurs qualités et leurs avantages naturels, ou auxquels ces mêmes survivants portent une affection molle et exagérée, au point de ne pouvoir supporter la pensée qu’ils soient encore dans un état de souffrance et de purification : car elle voyait leurs âmes comme les plus dénuées et les plus délaissées de toutes celles qui sont dans le purgatoire.

« Je vois toujours, disait-elle souvent, les louanges immodérées comme un vol, comme une soustraction faite au préjudice de celui auquel sont prodigués ces éloges immérités. »

Un jour qu’Anne Catherine avait eu avec le Pèlerin, que ces sortes d’avertissements touchaient profondément, un long entretien sur les rapports des survivants avec les morts, il réunit dans ce qu’on va lire ce qui lui parut le plus remarquable dans les discours de la voyante.

« Tout ce que l’homme pense, dit et fait, a en soi quelque chose de vivant qui a son effet pour le bien ou pour le mal. Celui qui a fait le mal, doit se hâter d’effacer sa faute par le repentir et la confession dans le sacrement de pénitence ; autrement il lui est difficile ou même impossible d’empêcher les conséquences du mal qu’il a fait de se développer entièrement. J’en ai souvent eu la perception, même physique, dans les maladies et les souffrances de certaines personnes et dans la malédiction attachée à certains lieux, et il m’a toujours été montré que la faute non expiée ni pardonnée a des effets postérieurs incalculables. J’ai vu le châtiment de bien des péchés s’étendant à une postérité éloignée, comme quelque chose de naturel et de nécessaire, de même que l’effet de la malédiction attachée à un bien mal acquis ou l’horreur involontaire devant des lieux où de grands crimes ont été commis. Je vois cela comme aussi naturel et aussi nécessaire qu’il l’est que la bénédiction bénisse et que ce qui est saint sanctifie. Depuis que j’ai l’usage de la raison, j’ai un sentiment très vif de ce qui est bénit et de ce qui est profane, de ce qui est saint et de ce qui ne l’est pas. Ce qui est saint m’attire et m’entraîne après soi, d’une manière irrésistible : ce qui est profane me repousse, m’inquiète, me fait frissonner, me force à le combattre par la foi et la prière. Cette impression a toujours été pour moi particulièrement claire et vive près des ossements humains, bien plus, près du plus petit grain de poussière venant d’un corps habité jadis par une âme. La force de ce sentiment en moi m’a toujours obligée de croire qu’il y a un certain rapport qui lie toutes les âmes à leurs corps : car je me suis trouvée dans les états les plus divers, j’ai vu très distinctement se produire les effets les plus étranges près des ossements reposant dans les tombeaux et les cimetières. J’ai eu près de certains ossements le sentiment de la lumière, de la bénédiction surabondante et du salut : près d’autres j’ai eu celui de divers degrés de pauvreté et d’indigence, et j’ai senti qu’on me suppliait de venir en aide par la prière, le jeûne et l’aumône. Mais, près de quelques tombeaux, j’étais remplie d’épouvante et d’horreur. Quand j’avais à prier la nuit dans le cimetière, j’éprouvais sur les tombeaux de cette espèce la sensation de ténèbres plus profondes que la nuit elle-même ; il faisait là plus noir que dans le noir : c’était comme quand on fait un trou dans un drap noir, ce qui fait paraître la teinte encore plus sombre. J’ai vu bien des fois s’élever de ces tombeaux comme une vapeur noire qui me faisait frissonner. Il m’est aussi arrivé, quand le désir de porter secours me portait à pénétrer dans ces ténèbres, de sentir devant moi quelque chose qui repoussait le secours offert. La foi vive dans la très sainte justice de Dieu était alors pour moi comme un ange qui me faisait sortir des horreurs d’un semblable tombeau. Sur d’autres tombes je voyais une colonne d’ombre d’un gris tantôt plus clair, tantôt plus terne, sur plusieurs une colonne de lumière, un rayon plus apparent ou plus faible : sur plusieurs je ne voyais rien paraître, ce qui m’attristait toujours excessivement. J’eus la conviction intérieure que les rayons plus clairs ou plus ternes sortant des tombeaux étaient le moyen par lequel les pauvres âmes exprimaient à quel degré elles avaient besoin d’assistance, et que celles qui ne pouvaient donner aucun signe étaient dans la partie la plus reculée du purgatoire et absolument sans secours, que personne ne pensait à elles, qu’elles étaient privées de toute possibilité d’agir et rejetées au plus loin quant aux rapports avec le corps de l’Église. Quand je priais sur quelqu’un de ces tombeaux, j’entendais souvent une voix sourde, brisée, arriver à moi des profondeurs de l’abîme et me dire en gémissant : « Aide-moi à sortir ! » Et je sentais distinctement en moi-même l’angoisse d’une personne absolument dénuée de tout secours. Je priais toujours pour ces délaissés, ces oubliés, avec plus d’ardeur et de persévérance que pour les autres, et j’ai vu souvent monter peu à peu sur quelques-uns de ces tombeaux vides et muets des colonnes d’ombre grisâtre qui allaient s’éclaircissant de plus en plus à mesure que le secours de la prière était continué. Les tombeaux sur lesquels je voyais des colonnes d’ombre plus claires ou plus ternes, m’étaient désignés comme les tombeaux de ces défunts qui ne sont pas entièrement oubliés, pas entièrement enchaînés et qui, par le degré de purification où leur supplice expiatoire les a fait parvenir, ou par l’aide et les prières d’amis vivants, se trouvent dans un commerce plus ou moins consolant avec l’Église militante de la terre. Dieu leur fait encore la grâce de pouvoir donner un signe de leur participation à la communion des saints ; ils sont en voie d’accroissement quant à la lumière et à la béatitude ; ils nous implorent, car ils ne peuvent s’aider eux-mêmes, et ce que nous faisons pour eux, ils l’offrent pour nous à Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils m’apparaissent toujours comme de pauvres prisonniers qui peuvent encore provoquer la pitié de leurs semblables par un cri, par une prière, par une main tendue hors de la prison. Quand je voyais un cimetière où ces apparitions passaient devant mon âme, avec leur degré différent de lumière et d’obscurité, le tout était comme un jardin qui n’est pas partout également cultivé ou dont une partie est tout à fait en friche. Quand ensuite je priais et travaillais et que je poussais d’autres personnes à en faire autant, il me semblait que les plantes se redressaient, que nous remuions et rafraîchissions la terre, qu’une semence entièrement cachée se produisait au jour et que la rosée et la pluie venaient sur le jardin. Ah ! si tout le monde voyait cela comme moi, on travaillerait certainement dans ce jardin avec bien plus de diligence encore que je ne le fais. Lorsque dans des visions de ce genre, je visite des cimetières, je puis aussi bien me rendre compte de la charité et du zèle chrétien d’une paroisse que je puis autour d’un village apprécier, d’après l’état des champs et des jardins, la diligence et l’activité des habitants quant aux choses temporelles. Depuis que je suis au monde, Dieu m’a souvent accordé la grâce de voir de mes yeux beaucoup d’âmes monter avec une joie indicible du purgatoire dans le ciel. Mais comme on ne peut ni travailler fructueusement, ni aider ceux qui souffrent, sans efforts, sans luttes et sans combats, souvent, lorsqu’étant un enfant plein de santé ou une jeune fille robuste, je priais sur les tombeaux ou dans le cimetière, j’ai été troublée, effrayée et maltraitée d’une rude façon par des âmes damnées ou même par le démon lui-même. Des bruits soudains et des spectres effrayants m’environnaient ; souvent j’étais renversée sur les tombeaux, souvent j’étais jetée de côté et d’autre, quelquefois même une force invisible cherchait à me retenir hors du cimetière. Mais Dieu m’a fait la grâce de ne jamais m’effrayer et de ne jamais reculer d’un pas devant l’ennemi : quand j’étais interrompue, je redoublais de prières. Oh ! combien de remerciements j’ai reçus des pauvres âmes ! Pourquoi tous les hommes ne veulent-ils pas partager cette joie avec moi ? Quelle surabondance de grâces n’y a-t-il pas sur la terre ? Mais combien on les oublie, et combien on les laisse se perdre, pendant que les pauvres âmes soupirent si ardemment après ces grâces ! Dans les lieux divers où elles endurent des supplices de toute espèce, elles sont pleines d’angoisses et de désirs ; elles languissent dans l’attente du secours et de la délivrance. Et quelque grande que soit leur détresse, elles louent pourtant notre Seigneur et Sauveur. Tout ce que nous faisons pour elles, est une source de biens infinis. »

 

2. Fête de la Toussaint et jour des Morts (1819).

 

« J’ai fait un grand voyage avec mon conducteur. Il est impossible de rendre ce que sont ces pérégrinations. Je ne me souviens pas alors qui je suis et comment je suis. Je vais tranquillement avec lui à travers toute sorte de lieux : je regarde et je suis contente. Quand j’interroge, je reçois une réponse, et quand je n’en reçois pas, je suis encore contente. Nous traversâmes la ville où ont eu lieu tant de martyres (Rome), puis nous allâmes au-delà de la mer, à travers des pays déserts jusqu’à l’endroit où existait autrefois la maison de sainte Anne et de Marie : là je m’élevai de dessus la terre. Je vis les cohortes innombrables des saints avec leur variété infinie. Et pourtant dans l’âme et le sentiment intérieur tout cela ne faisait qu’un. Tous vivaient et se mouvaient dans une vie d’allégresse et tous se pénétraient mutuellement et se miraient les uns dans les autres. Ce que je voyais était comme une coupole incommensurable pleine de trônes, de jardins, de palais, d’arcades, de guirlandes de fleurs, d’arbres, et tout était relié par des voies et des chemins qui brillaient comme de l’or et des pierres précieuses. Tout en haut, au centre, était une splendeur infinie, le siège de la Divinité. Les saints étaient groupés selon leurs relations et leurs liens spirituels. Tous les religieux étaient réunis selon les ordres auxquels ils avaient appartenu et, dans ceux-ci, ils étaient encore rangés par catégories, placés plus haut ou plus bas selon les combats personnels qu’ils avaient livrés. Ceux qui avaient souffert le martyre ensemble se tenaient ensemble, classés selon le degré de leur victoire. Les classes d’hommes qui, sur la terre, n’avaient reçu aucune consécration ecclésiastique, étaient rangées selon leurs progrès dans la vie spirituelle. C’était une hiérarchie particulière formée d’hommes de toutes les classes ainsi rangés d’après les efforts qu’ils avaient faits pour se sanctifier. Ils étaient répartis avec un ordre merveilleux dans les jardins et les habitations. Les jardins étaient pleins de charme et revêtus d’une splendeur inexprimable. Je vis des arbres avec de petits fruits jaunes lumineux. Ceux qui étaient associés par la ressemblance de leurs efforts pour se sanctifier, avaient une auréole de même forme qui était comme un habit religieux surnaturel : ils se distinguaient d’ailleurs par divers insignes se rapportant à leurs victoires. Ils portaient des couronnes et des guirlandes, tenaient des palmes à la main, et formaient un mélange de toutes les professions et de tous les pays. Je vis entre autres un prêtre connu de moi, qui me dit : « Ta tâche n’est pas finie. » Je vis aussi de grandes troupes de soldats vêtus à la romaine et beaucoup de gens de ma connaissance. Tous chantaient ensemble, et je chantai avec eux un cantique plein de charme. Je regardai aussi en bas vers la terre et je la vis comme une petite île au milieu des eaux ; autour de moi tout était incommensurable. Ah ! la vie est si courte, elle finit si vite et on peut tant gagner que je ne dois pas m’attrister. J’accepterai volontiers et joyeusement toutes les souffrances possibles de la main de Dieu ! »

 

2 novembre : « J’allai avec mon conducteur dans un lieu où étaient renfermées des âmes. L’aspect en était morne. J’allai de tous les côtés et je donnai des consolations. Je vis ces âmes enfoncées dans les ténèbres, les unes à moitié, les autres jusqu’au cou, toutes plus ou moins. Elles étaient les unes près des autres, mais chacune comme dans une prison séparée. Quelques-unes souffraient de la soif, d’autres du froid, d’autres du chaud : elles ne pouvaient pas s’aider et étaient en proie à des tortures et à des désirs infinis. J’en vis délivrer une très grande quantité : leur joie est inexprimable. S’élevant en grand nombre sous la forme d’esprits d’apparence grisâtre, elles recevaient pour un peu de temps, pendant leur court trajet à un lieu plus élevé, les vêtements et les marques distinctives de leur état, tels qu’elles les avaient portés sur la terre. Le lieu où elles se rassemblaient était un grand espace situé au-dessus du purgatoire et qui était entouré comme d’une haie d’épines. Je vis là la délivrance de plusieurs médecins : ils furent reçus par une espèce de procession formée d’hommes qui avaient été médecins comme eux, et elle les conduisit plus haut. Je vis aussi l’élargissement d’un très grand nombre de soldats, ce qui me fit grand plaisir pour les pauvres gens tués à la guerre. Je vis peu de religieuses, encore moins de juges ; mais beaucoup de vierges qui se seraient consacrées à la vie du cloître si elles en avaient eu l’occasion et je les vis emmener par de bienheureuses nonnes. Je vis aussi quelques anciens rois, quelques personnes de familles royales, un grand nombre d’ecclésiastiques et aussi beaucoup de paysans. Parmi toutes ces âmes, j’en vis beaucoup de ma connaissance, beaucoup qu’à leur costume je jugeai appartenir à des pays étrangers. Chaque classe était conduite en haut dans diverses directions par des âmes de même condition et, dans cette ascension, ils perdaient leurs insignes terrestres et recevaient un vêtement de lumière propre aux bienheureux. Je reconnus dans le purgatoire non seulement les gens de ma connaissance, mais aussi des parents de mes amis que je n’avais jamais vus. Je vis dans le plus grand abandon ces pauvres bonnes âmes qui n’ont personne qui se souvienne d’elles, et, parmi ceux qui les oublient, il y a un si grand nombre de nos frères dans la foi qui négligent la prière ! C’est pour ces âmes que je prie le plus. – Ensuite j’entrai dans une autre vision. Je me trouvai tout à coup en costume de petite paysanne tel que je le portais dans mon enfance. J’avais un bandeau sur le front et un bonnet sur la tête. Mon conducteur me conduisit au-devant d’une troupe lumineuse qui venait du ciel. Ce n’étaient que des figures couronnées, et au-dessus d’elles planait le Sauveur avec un bâton blanc surmonté d’une croix où flottait une petite bannière. Elles étaient une centaine ; la plupart étaient des vierges ; il n’y avait qu’un tiers d’hommes. Tous portaient des vêtements royaux très brillants où les couleurs de diverses auréoles rayonnaient les unes à travers les autres, ce qui en faisait un spectacle des plus admirables. Ils avaient sur la tête des couronnes circulaires ouvertes et aussi des couronnes fermées. Parmi eux plusieurs étaient distingués par des blessures visibles autour desquelles se répandait une lueur rougeâtre. Je fus menée à eux par mon conducteur : j’étais excessivement intimidée et ne savais pas comment moi, pauvre paysanne, je devais parler à ces rois. Mon guide me dit : « Tu peux, toi aussi, devenir ce qu’ils sont » ; et alors, à la place de mon habit de paysanne, je fus revêtue d’une blanche robe de religieuse : je vis autour de moi tous ceux qui avaient été présents à ma prise d’habit et notamment les religieuses de notre couvent arrivées à la béatitude. Je vis que plusieurs personnes que j’avais connues pendant leur vie et auxquelles j’avais eu affaire, levaient les yeux vers moi du purgatoire. Je reconnus de vraies et de fausses sympathies. Plusieurs me suivaient des yeux avec tristesse et se repentaient de bien des choses lorsque je fus forcée de m’éloigner d’eux. C’étaient des bourgeois de la petite ville.

 

3. Fête des Anges gardiens (1820).

 

Je vis une église de la terre où se trouvaient beaucoup de personnes que je connaissais. Au-dessus d’elle, je vis plusieurs autres églises dans lesquelles le regard pénétrait comme dans les étages d’une tour. Toutes ces églises étaient remplies de chœurs angéliques et chacune d’une manière différente. Au point le plus élevé, je vis la très sainte Vierge devant le trône de la sainte Trinité et entourée de la plus haute hiérarchie céleste. Au-dessous je vis l’église : au-dessus c’étaient comme des cieux superposés les uns aux autres et où il n’y avait que des anges. En haut régnaient un ordre et une activité indescriptibles : en bas, dans l’église, tout se faisait avec une apathie et une négligence sans nom : on s’en apercevait surtout parce que c’était la fête des anges, et parce que les anges portaient en haut jusqu’à Dieu avec une incroyable rapidité toutes les paroles que les prêtres prononçaient sans respect et sans attention en disant la sainte messe, et qu’ils réparaient tous les manquements contraires à l’honneur dû à Dieu. Je vis dans l’église une surprenante activité des anges gardiens près des hommes. Je vis comment ils chassaient loin d’eux d’autres esprits, en même temps qu’ils leur suggéraient de bonnes pensées et leur présentaient des tableaux émouvants. Les anges gardiens se complaisent dans les ordres de Dieu : la prière de leurs protégés augmente encore leur zèle. J’ai vu entre autres choses que tout homme, à sa naissance, reçoit deux esprits, l’un bon, l’autre mauvais. Le bon est céleste par sa nature, mais appartenant à la hiérarchie inférieure : le mauvais n’est pas encore un diable, il n’est pas encore dans les supplices : mais il est privé de la vision de Dieu. Je vois toujours dans un certain cercle autour de la terre, neuf corps ou espaces sphériques comme des astres lointains : je les vois habités par des esprits de diverse nature et je vois partir d’eux des bandes de rayons dans lesquelles on peut suivre chaque ligne jusqu’à un point quelconque de la terre : j’ai toujours pensé qu’ils sont par là en rapport avec la terre. Ces neuf mondes peuplés d’esprits forment comme trois sections ; au-dessus de chacune d’elles, je vis un autre grand ange siéger sur un trône : l’un tient un sceptre, l’autre une verge, le troisième une épée. Ils ont des couronnes, de longues robes, et leur poitrine est toute ornée de rubans. Dans ces mondes habitent les mauvais esprits qui, à la naissance de chaque homme, s’associent à lui par un rapport intime que je vois alors clairement et que j’admire, mais que je ne puis expliquer à présent. Ces esprits ne sont pas diaphanes et attrayants comme les anges ; ils reluisent à la vérité, mais c’est une lueur extérieure et trouble, c’est comme un reflet. Les uns sont paresseux, languissants, rêveurs, mélancoliques, les autres violents, irascibles, farouches, obstinés, pleins de roideur ou bien encore fertiles en jongleries, etc. C’est comme s’ils étaient des passions. Ils sont colorés et j’ai remarqué chez eux les mêmes couleurs que je vois se manifester à travers les hommes lorsqu’ils éprouvent des souffrances et des combats intérieurs, et qui, transfigurées dans l’auréole des martyrs, rayonnent hors d’eux et se fondent dans la lumière qui les entoure. C’est comme si les passions chassées d’eux par les souffrances devenaient pour eux des couleurs triomphales. Ces esprits ont dans le visage quelque chose de sévère, de tranchant, de violent, de pénétrant : ils s’attachent avec une ténacité extraordinaire à l’âme humaine comme les insectes attirés en foule par certaines odeurs et certaines plantes. Ils provoquent dans l’homme des convoitises et des pensées de toute espèce. Toute leur personne est pleine de rayonnements et d’amorces attrayantes, comme d’aiguillons subtils : ils ne produisent par eux-mêmes aucun acte, aucun péché : mais ils soustraient l’homme aux influences divines ; ils l’ouvrent au monde, l’enivrent de lui-même, le lient, l’attachent à la terre de diverses manières ; quand il leur cède, il entre dans les ténèbres, et alors le diable s’approche et imprime comme un sceau ; c’est un acte, un péché, cela devient comme une naissance : la séparation d’avec ce qui est divin s’est accomplie. J’ai vu spécialement comment la macération et le jeûne affaiblissent beaucoup l’influence de ces esprits, facilitent l’approche et l’action de l’ange gardien et comment par-dessus tout la réception des sacrements est un moyen de leur résister. J’ai vu que certaines inclinations et antipathies des hommes, certains désirs et dégoûts involontaires dépendent de ces influences, et que spécialement le dégoût qu’inspirent certaines bêtes, notamment la vermine et les insectes, tire d’eux une signification mystérieuse : que les insectes qui nous sont particulièrement antipathiques sont les images des péchés et des passions auxquels nos rapports avec ces esprits nous rendent le plus enclins. J’ai su aussi que lorsqu’on voit avec dégoût de la vermine, on doit toujours se rappeler ses péchés et ses mauvaises qualités dont ces insectes sont la figure. J’ai vu de ces esprits présenter dans l’église à plusieurs personnes des parures et des frivolités de toute espèce et les tourner vers toute sorte de convoitises : souvent aussi j’ai vu l’ange gardien passer au milieu d’eux et remettre l’homme dans la bonne voie. Je ne puis rendre la variété infinie de ces visions. J’ai vu que les grands de la terre ont près d’eux des esprits de ce genre doués d’une plus grande puissance et je vois aussi des anges plus puissants qui leur sont opposés. J’ai jeté un coup d’œil sur la Suisse et j’ai vu comment le diable y travaille contre l’Église dans plusieurs cantons. – J’ai vu aussi des anges qui font prospérer les biens de la terre et qui répandent quelque chose sur les fruits et les arbres. J’ai vu des anges au-dessus de certains pays et de certaines villes, les protégeant et les défendant, parfois aussi les abandonnant. Je ne puis dire quelle innombrable quantité d’esprits j’ai vus. S’ils avaient des corps, l’air en serait obscurci. Là où ces esprits ont une grande influence sur les hommes, je vois toujours le brouillard et la nuit. – Je vois souvent qu’on reçoit un nouvel ange gardien quand on a besoin d’un nouveau secours. Dans plusieurs occasions j’ai eu un nouveau conducteur, autre que l’habituel. » Pendant qu’Anne Catherine racontait cela, elle fut subitement ravie en extase. Au bout de quelque temps, elle dit en soupirant : « C’est si loin, si loin ; l’endroit d’où viennent ces esprits violents, opiniâtres, cruels, qui descendent là, est si éloigné ! » Revenue à elle, voici ce qu’elle rapporta : « J’ai été portée à une hauteur infinie, je vis descendre d’une des sphères, qui est la plus éloignée des neuf, beaucoup d’esprits violents, obstinés, indomptables, vers le pays où les troubles et la guerre vont éclater incessamment. Ces esprits viennent près de ceux qui ont le pouvoir et ils rendent presque impossible un rapprochement avec eux. J’ai vu aussi la sainte Vierge obtenir l’envoi de toute une armée d’anges sur la terre et j’ai vu ceux-ci descendre en volant : un grand ange plein d’ardeur, armé d’un glaive flamboyant, est parti pour combattre ces esprits intraitables. Ce sont eux qui rendent presque impossible le rapprochement entre les grands et le peuple. »

« Il y a aussi des âmes qui ne sont ni dans le purgatoire, ni dans l’enfer, ni dans le ciel, mais qui sont forcées d’errer sur la terre, pleines d’angoisses et de soucis, et qui s’efforcent d’achever quelque chose qu’elles sont tenues de faire. Elles habitent des endroits déserts, des tombeaux, des ruines abandonnées et les lieux témoins de leurs méfaits. Ce sont des spectres. »

Quelques heures après, elle dit, étant en extase : « Ah ! qui jamais a vu pareille chose ? Un grand ange flamboyant parti du pied du trône de Dieu, volait au-dessus de la ville de Palerme où règne l’insurrection, et il prononçait des paroles de châtiment avec une voix perçante, qui pénétrait jusqu’à la moelle des os, et je vis, dans la ville qui était au-dessous, des personnes tomber mortes. »

Dans une occasion postérieure, elle dit : « J’ai souvent vu, dès mon enfance et à un âge plus avancé, que trois chœurs d’anges, qui étaient plus élevés que les archanges, tombèrent tout entiers, mais que tous pourtant ne furent pas précipités dans l’enfer, et qu’une partie qui éprouvait une espèce de repentir resta hors de l’enfer. Ce sont les esprits habitant les planètes qui viennent sur la terre pour égarer les hommes. Au dernier jour ils doivent être jugés et condamnés. J’ai toujours vu que les diables ne peuvent jamais sortir de l’enfer. J’ai vu aussi que beaucoup de damnés ne vont pas tout de suite en enfer, mais s’arrêtent encore sur la terre dans des endroits déserts où ils sont tourmentés. »

« Les hommes, s’ils font des progrès dans la vie intérieure, reçoivent des anges gardiens d’une hiérarchie supérieure. Les rois et les princes ont aussi des anges gardiens d’une hiérarchie plus élevée. – Les quatre anges ailés, appelés Élohim, qui distribuent les grâces divines, se nomment Raphiel, Étophiel, Salathiel, Emmanuel. Les choses se passent dans un ordre bien plus régulier que sur la terre, même chez les mauvais esprits et les démons. Là où un ange se retire, un diable prend aussitôt sa place et agit en sens contraire. Même parmi les esprits planétaires, il règne un grand ordre. Ce sont aussi des esprits tombés, mais pas encore des diables : ils sont très différents de ceux-ci : ils montent et descendent sur la terre. Dans une des sphères, ils sont tout à fait mornes et tristes, dans l’autre ardents et violents, dans l’autre légers, dans une autre exacts et prévoyants. Ils agissent sur tout ce qui vit sur la terre et sur les hommes au moment de leur naissance. Ces esprits forment certaines hiérarchies, certaines associations. Je vis dans leurs planètes des formes ressemblant à des végétaux et à des arbres : cependant tout cela a peu de consistance : c’est comme des champignons. Il y a aussi là des eaux, quelques-unes limpides comme le cristal, d’autres troubles et qui semblent empoisonnées. Il me semble aussi que chacun de ces corps planétaires a quelque chose d’un métal. Ces esprits se nourrissent de fruits qui sont appropriés à leur substance. Quelques-uns sont aussi une occasion de bien, en tant que l’homme fait tourner au bien leurs impulsions. – Tous les corps célestes ne sont pas habités : quelques-uns sont seulement des jardins, comme des récipients pour certaines influences et certains fruits. – Je vois aussi des lieux où habitent des âmes qui ne sont pas des âmes de chrétiens et qui pourtant ont bien vécu. Il y a quelque chose d’obscur dans leur vie et elles ont le pressentiment que cela doit changer un jour. Elles sont sans joie et sans souffrance et mangent aussi certains fruits. »

« La lune est froide et pierreuse, pleine de hautes montagnes, de cavernes et de gorges profondes. Elle exerce tour à tour comme une attraction et une pression sur la terre. Les eaux y sont dans un mouvement perpétuel d’ascension et de chute : tantôt elles tirent de la terre des masses de vapeurs, et ce sont alors comme de gros nuages qui entrent dans les parties creuses ; tantôt au contraire, il semble que tout déborde, et alors la lune exerce une pression si forte sur la terre que les hommes en deviennent mélancoliques. J’y vois beaucoup d’êtres, dont la figure ressemble à la figure humaine, qui s’enfuient toujours dans l’ombre devant la lumière ; ils se tiennent cachés comme s’ils avaient honte d’eux-mêmes : on dirait qu’ils ont une conscience en mauvais état. Je vois cela plus souvent au centre de la lune. Je vois à ses limites extrêmes comme des campagnes et des bosquets dans lesquels habitent des animaux. Je ne vois pas dans la lune de culte rendu à Dieu. Le sol est jaune, mais le plus souvent rocailleux : les arbres et les végétaux sont légers comme de la moelle, de l’éponge ou du champignon. La lune a des connexions surprenantes avec la terre et avec toute la nature terrestre. Si les hommes la regardent avec tant de curiosité et de désir, c’est que chacun y voit quelque chose qui le concerne. Elle tire beaucoup de nous et exerce une pression sur nous. Je vois souvent descendre de la lune de grands nuages qui semblent apporter du poison ; ils se posent ordinairement sur la mer. Je vois alors de bons esprits et des anges qui les divisent et les rendent inoffensifs. Sur la terre je vois certaines contrées basses, maudites à cause des péchés qui s’y commettent, et sur lesquelles descendent le poison, le brouillard et l’obscurité. Je vois toujours aussi les plus nobles races d’hommes habiter dans les lieux où il y a plus de bénédictions. »

« Les âmes que je vois toujours se cacher dans l’ombre semblent n’éprouver ni souffrances, ni joie, il semble qu’elles soient là comme dans une prison jusqu’au jour du jugement. – La lumière dans la lune est comme morte, elle est d’un blanc bleuâtre ; ce n’est qu’en s’éloignant de la lune qu’on trouve plus de clarté. »

« Les comètes sont pleines de poison, elles sont comme des oiseaux de passage ; s’il n’y avait pas entre elles et la terre de si grandes tempêtes et d’autres influences exercées par les esprits, elles pourraient aisément nous faire beaucoup de mal. Des esprits irascibles y habitent. Leur queue est un effet qu’elles produisent, de même que le feu produit la fumée. »

« La voie lactée se compose de beaucoup de petites masses d’eau limpides comme du cristal. Il semble que de bons esprits s’y baignent, y plongent, en ressortent et versent de là toute espèce de rosée et de bénédictions comme un baptême. Le soleil suit une ligne ovale. C’est un corps bienfaisant, animé par de saints esprits. Dans le soleil lui-même il ne fait pas chaud. La lumière et la chaleur ne prennent naissance qu’autour de lui. Il est blanc et traversé par des raies de couleurs différentes et très belles. »

« Plusieurs corps célestes sont encore inhabités : ce sont de beaux lieux qui attendent une population future. Beaucoup sont des jardins et comme des magasins de certains fruits. On n’en comprend l’ensemble qu’en se représentant un État parfaitement réglé, une cité, un grand et merveilleux établissement où rien ne manque. De tous ces corps aucun n’a la dignité ni l’énergie intérieure de la terre. Les autres possèdent en plus grande abondance certaines propriétés particulières : la terre les a toutes. Le péché d’Ève nous a fait tomber, mais maintenant nous pouvons aussi devenir vainqueurs. »

Elle disait toutes ces choses avec la naïveté d’un enfant innocent qui ferait la description de son jardin. « Lorsqu’étant petite fille, disait-elle, je m’agenouillais, la nuit dans les champs, au milieu de la neige, j’aimais à regarder les belles étoiles et je priais Dieu ainsi : « Puisque tu es mon vrai père et que tu as de si belles choses dans ta maison, tu devrais bien me les montrer ! » Et il me les montrait toutes : il me prenait par la main et me conduisait partout, et cela semblait tout naturel ; alors je contemplais tout, le cœur plein de joie, et je ne regardais rien d’autre. »

Le 2 septembre 1822 elle raconta ce qui suit : « Je vins à travers des hauteurs escarpées dans un jardin flottant en l’air. Je vis là, entre le nord et le levant, monter, comme le soleil à l’horizon, une figure d’homme qui avait un visage pâle et allongé. Sa tête semblait couverte d’un bonnet pointu. Il était enveloppé de cordons et avait sur la poitrine un bouclier dont j’ai oublié l’inscription. Il portait une épée entourée de rubans bariolés, et planait au-dessus de la terre d’un vol lent, semblable à celui de la colombe : il dénoua les rubans, agita son épée de côté et d’autre et jeta les rubans sur des villes endormies. Et les rubans les enlacèrent comme des lacs. Il laissa aussi tomber des pustules et des bubons sur la Russie, l’Italie et l’Espagne. Il tendit un lacet rouge autour de Berlin : de là, il vint à nous. L’épée était nue, des banderoles d’un rouge de sang pendaient de la poignée, des gouttes de sang tombaient sur notre pays. Il volait en tournoyant : les rubans ressemblaient à des boyaux d’animaux. »

 

11 septembre. « Un ange monte entre le levant et le midi, armé d’un glaive : il a à la poignée comme une gaine pleine de sang qu’il verse çà et là ; il vient jusqu’ici et verse du sang sur la place de la cathédrale à Munster. »

 

4. L’archange saint Michel.

 

29 septembre 1820. « J’ai eu plusieurs visions merveilleuses touchant les apparitions et les fêtes de l’archange saint Michel. J’ai été en plusieurs endroits du monde : j’ai vu en France son église sur un rocher au milieu de la mer et je l’ai vu comme patron de la France. J’ai vu comment il aida à remporter la victoire un pieux roi, du nom de Louis, qui, sur une révélation de la Mère de Dieu, s’était adressé à saint Michel et portait son image sur un étendard. Le roi fonda un ordre de chevalerie en l’honneur du saint archange. Je l’ai vu maintenant retirer le tabernacle de cette église qui lui est dédiée en ce lieu et l’emporter. Je vis aussi une apparition de lui à Constantinople et beaucoup d’autres que je ne me rappelle plus. Je vis aussi toute l’histoire miraculeuse de l’église de Saint-Michel sur le mont Gargano et je vis là une grande fête où se rendaient beaucoup de pèlerins étrangers avec leurs vêtements relevés et des pommes à leurs bâtons. Ici l’ange servait à l’autel avec d’autres. » (Elle raconta le miracle du mont Gargano à peu près comme il est rapporté ailleurs : seulement elle dit que le lieu où l’église fut bâtie avait été désigné par une figure tracée sur le rocher et portant un calice à la main.)

« J’allai ensuite avec lui à Rome où on a aussi construit une église en mémoire d’une de ses apparitions : je crois que c’est sous le pape Boniface et sur une révélation de la Mère de Dieu. Je suivais l’ange partout : il volait au-dessus de moi, grand et magnifique. Il tenait une épée à la main et portait une ceinture qui semblait composée de plusieurs rangs de cordons. Il y avait près de cette église de Saint-Michel une contestation à laquelle un très grand nombre de personnes prenait part. La plus grande partie se composait de catholiques qui ne valaient pas grand-chose, il y avait aussi des sectaires et des protestants. Il me sembla que leur dispute avait rapport au culte divin. L’ange descendit et chassa la foule avec son épée : il ne resta qu’environ une quarantaine de personnes et le service divin se fit très simplement. Ensuite l’ange prit par en haut à l’aide d’un bouton le tabernacle où était le Saint-Sacrement et s’envola de là. Mon conducteur m’ordonna de le suivre et je marchai vers l’orient, toujours au-dessous de l’ange qui planait. J’allai jusqu’au Gange et ensuite plus au nord. Je vis d’un côté de ma route la montagne des prophètes : après quoi le chemin allait toujours en descendant, le pays était toujours plus froid, plus désert et plus sombre jusqu’au moment où nous arrivâmes à une immense plaine de glace. Je fus prise d’un grand effroi dans cette solitude : mais des âmes vinrent à moi pour me donner du courage. C’étaient ma mère, Antrienchen, le vieux Soentgen et plusieurs autres. – Nous arrivâmes près d’un grand moulin où nous devions passer. Mais lorsque je fus là, les âmes de mes amis restèrent en arrière. La glace se brisait continuellement sous mes pas, l’eau fumait et j’avais peur ; mon conducteur me donnait souvent la main. L’eau qui faisait aller le moulin y venait sous la glace : elle était chaude. Ce moulin était plein de gens qui avaient régné et d’autres grands personnages de tous les temps et de tous les pays. Ils étaient obligés de moudre une quantité de crapauds, de serpents et d’autres bêtes venimeuses et dégoûtantes, et aussi de l’or, de l’argent et des objets précieux de toute espèce ; toutes ces choses tombaient ensuite dans l’eau qui les rapportait vers la terre ferme, privées de tout pouvoir de nuire. Ces animaux et ces objets leur étaient continuellement rapportés de la terre ferme par le courant. Ils travaillaient dans le moulin comme des garçons meuniers et il leur fallait continuellement balayer la vermine sous la meule, sans quoi ils en étaient très incommodés. Ils s’épuisaient au travail. Cela me parut être un lieu de pénitence pour les princes qui avaient introduit dans le monde beaucoup de fâcheuses complications et de mauvaises institutions dont les suites se font encore sentir dans le temps actuel : c’est pour cela qu’ils ne peuvent arriver à la béatitude tant que les conséquences de leurs actions n’ont pas entièrement cessé de se produire. Ces conséquences venaient à eux sous la forme de bêtes hideuses et ils devaient les exterminer pour les empêcher de se perpétuer. L’eau dans laquelle tout cela était broyé était chaude, elle retournait dans le monde et n’avait plus rien de nuisible. – Il nous fallut passer à travers le moulin : l’un d’eux s’approcha de nous et balaya promptement la vermine sous la meule afin que nous pussions passer. Il me parla, m’expliqua ce qu’était ce lieu et me dit qu’ils se réjouissaient fort de ce que nous passions par là et brisions sous nos pas un peu de cette énorme masse de glace sur laquelle nous marchions, car ils devaient moudre là jusqu’à ce que toute cette glace fût fondue. En nous éloignant, nous traversâmes la mer de glace comme par un chemin creux, car il s’y trouvait des fissures profondes, puis nous eûmes longtemps à gravir une montagne de glace et nous réjouîmes de ce que nous laissions derrière nous une trace assez prolongée qui pouvait servir aux pauvres gens condamnés à moudre. »

« En montant je voyais toujours l’archange Michel planer au-dessus de moi, le ciel devenait de plus en plus clair et d’un plus beau bleu et je vis le soleil et d’autres corps célestes comme des visions. Il m’a conduit tout autour de la terre et à travers tous les mondes célestes. J’y vis des jardins innombrables suspendus en l’air : je vis les fruits et leurs significations. J’espère qu’il me sera encore donné d’y entrer et alors je demanderai quelques remèdes et quelques recettes pour guérir des gens pieux. Je vis des chœurs de saints et je vis souvent aussi çà et là tel ou tel saint figurer dans la sphère à laquelle il appartenait avec ses insignes distinctifs. Nous élevant toujours plus haut, nous arrivâmes dans un monde d’une merveilleuse et indescriptible beauté : c’était comme une coupole. Nous la vîmes semblable à un disque azuré entouré d’un anneau lumineux au-dessus duquel étaient encore d’autres anneaux semblables, chacun d’eux supportant un trône. Tous ces cercles étaient pleins d’anges de diverses catégories : des divers trônes partaient des lignes d’arcades de couleurs variées, ornées de fruits, de pierres précieuses et de précieux dons de Dieu, lesquelles allaient former une coupole surmontée à son tour de trois sièges ou trônes d’anges : celui du milieu était le siège de Michel : il y vola, portant le tabernacle de l’église qu’il plaça sur la coupole. Chacun des trois anges, Michel, Gabriel, Raphaël, avait au-dessous de lui trois des neuf chœurs d’anges. En outre, quatre grands anges lumineux, entièrement voilés de leurs ailes, se mouvaient continuellement en cercle autour de ces trois. Ce sont les Élohim et ils s’appellent Raphiel, Étophiel, Emmanuel et Salathiel : ils sont les administrateurs et les distributeurs des grâces surabondantes de Dieu et les répandent dans l’Église vers les quatre points cardinaux du monde. Ils les reçoivent des trois archanges. Gabriel et Raphaël étaient en longs vêtements blancs, avec un extérieur plus sacerdotal, Michel avait sur la tête un casque avec un cimier de rayons. La partie supérieure de son corps semblait armée et entourée de cordons formant comme une ceinture : son vêtement allait jusqu’aux genoux comme un tablier à franges. D’une main il tenait un long bâton surmonté d’une croix sous laquelle était un petit drapeau avec un agneau ; l’autre main tenait une épée flamboyante, ses pieds aussi étaient lacés. »

« Au-dessus de cette coupole mon regard pénétra dans un monde encore plus élevé. J’y vis la Très-Sainte Trinité représentée par trois figures : le Père comme un vieillard semblable à un grand-prêtre qui présentait à son Fils placé à sa droite le globe du monde : celui-ci tenait la croix de l’autre main, à la gauche du Père était une forme lumineuse ailée. Autour d’eux était un cercle de vingt-quatre vieillards assis sur des sièges : les chérubins et les séraphins se tenaient avec beaucoup d’autres encore autour du trône de Dieu, chantant incessamment un cantique de louanges. »

« Au centre, au-dessus de Michel, se tenait Marie qui avait autour d’elle des cercles innombrables d’âmes lumineuses, d’anges et de vierges. C’est par Marie que la grâce partant de Jésus va aux trois archanges. Chacun des archanges envoie, comme des rayons, trois espèces de dons de Dieu sur trois des neuf chœurs d’anges inférieurs ; et ceux-ci à leur tour en font sentir l’action dans toute la nature et dans toute l’histoire du genre humain. »

« Lorsque le tabernacle eut été placé là, je le vis grandir de plus en plus, à l’aide d’influences venant d’en haut par Marie, auxquelles se joignait le concours de tous les cieux et le travail actif de tous les chœurs angéliques ; il devint d’abord une église, puis une grande cité resplendissante qui peu à peu s’abaissa vers la terre. Je ne puis dire comment cela se fit, mais je vis des multitudes d’hommes s’approcher de moi, montrant d’abord la tête comme si la terre sur laquelle ils étaient eût tourné ; puis ils se trouvèrent tout à coup sur leurs pieds dans la nouvelle Jérusalem, laquelle était cette cité nouvelle qui descendit au-dessus de l’ancienne Jérusalem et qui me parut venir sur la terre. »

« Lorsque j’eus vu descendre la nouvelle Jérusalem, cette vision prit fin : je m’enfonçai toujours plus avant dans les ténèbres et je me dirigeai vers ma demeure. J’eus encore la vision d’une immense bataille. Toute la plaine était couverte d’une épaisse fumée : il y avait des taillis remplis de soldats d’où l’on tirait continuellement. C’était un lieu bas : on voyait de grandes villes dans le lointain. Je vis saint Michel descendre avec une nombreuse troupe d’anges et séparer les combattants. Mais cela n’arrivera que quand tout semblera perdu. Un chef invoquera saint Michel et alors la victoire descendra. »

Elle ignorait l’époque de cette bataille. Elle dit une fois que cela arriverait en Italie, non loin de Rome où beaucoup d’anciennes choses seraient détruites et où beaucoup de saintes choses nouvelles (c’est-à-dire inconnues jusqu’alors) reparaîtraient un jour.

Elle raconta aussi ce qui suit : « Un jour que j’étais très abattue et très découragée par suite des misères qui m’entourent et de mes nombreux ennuis, je disais en soupirant que Dieu devrait au moins m’accorder un jour de repos, puisque ma vie était vraiment un enfer. Alors je fus sévèrement réprimandée par mon conducteur qui me dit : « Afin que tu ne compares plus ton état à l’enfer, je vais te montrer l’enfer. » Il me conduisit vers le nord, du côté où la terre se termine en pente escarpée. Nous montâmes d’abord en nous éloignant de la terre. J’eus le sentiment que la montagne des prophètes était à ma droite au levant : au-dessus d’elle, encore plus au levant, je vis le paradis. Je fus conduite toujours vers le nord, je descendis à pic par des sentiers tracés dans des déserts de glace et j’arrivai dans une contrée horrible. C’était comme un voyage fait autour de la terre dans une région plus élevée et j’eus le sentiment bien assuré que j’étais en face de la descente escarpée du nord de la terre. Le chemin était désert et descendait vers l’enfer dans l’obscurité et la glace. Lorsque j’arrivai au lieu de terreur, ce fut comme si je descendais vers un monde. Je vis un disque rond (une section de sphère). Quand je me rappelle ce que j’ai vu, je tremble encore de tout mon corps. Aux approches, c’était comme si l’on eût plané au-dessus de la terre. Je vis tout en masses distinctes : ici une place noire, là un foyer ardent, là de la fumée, là des ténèbres. L’horizon était toujours borné par des ténèbres. En m’approchant, je reconnus un séjour de tourments infinis. »

 

24 septembre 1820. « J’ai eu à faire dans la maison des noces un rude travail dont je ne pouvais pas venir à bout. Je devais avec un balai raide et tout à fait impropre à cet usage balayer beaucoup d’ordures : mais je ne pouvais y parvenir. Alors ma mère vint à moi et m’aida ainsi qu’une amie à laquelle j’avais donné avant sa mort le portrait de sainte Catherine qui m’avait été restitué par une voie surnaturelle 1. Elle portait la petite image sur sa poitrine et s’entretint longuement avec moi. Elles ne sont pas encore dans le ciel, mais dans un endroit où l’on est très bien et où ont séjourné Abraham et le pauvre Lazare. Cet endroit est très agréable : c’est comme de la rosée, comme du miel, tout y est très doux et très suave. Il y a comme un clair de lune ; c’est une lumière blanche, laiteuse. J’ai eu là la vision du pauvre Lazare tout exprès pour m’apprendre en quel lieu j’étais. Le paradis que je vis aussi de nouveau, ainsi que la montagne des prophètes, est plus joyeux, plus heureux que le sein d’Abraham et il est plein de magnifiques créatures. Je fus conduite par ma mère dans plusieurs séjours des âmes et je me souviens que j’arrivai sur une montagne d’où un esprit, brillant d’une lueur semblable au reflet du cuivre rouge et portant une chaîne à laquelle il était attaché, vint au-devant de moi. Il était là depuis très longtemps et dénué de tout secours. Personne ne se souvenait de lui, personne ne l’assistait et ne priait pour lui. Il ne me dit que quelques mots et cependant j’appris toute son histoire dont je me rappelle encore quelque chose. Au temps d’un roi d’Angleterre qui faisait la guerre à la France, il commandait une armée anglaise dans ce pays qu’il dévasta horriblement et où il exerça toute sorte de cruautés. Il avait été bien mal élevé et j’eus l’impression que c’était par la faute de sa mère : cependant il avait toujours conservé une vénération secrète pour Marie. Il détruisait toutes les images et un jour qu’il passait devant une très belle statue de Marie, il voulut aussi la détruire, mais il fut saisi d’une certaine émotion et il s’en abstint. Là-dessus il fut attaqué d’une fièvre très violente ; il aurait voulu se confesser, mais il perdit connaissance : cependant il mourut avec des sentiments très vifs de repentir. Cela lui fit trouver miséricorde et il ne fut pas damné. On aurait pu lui venir en aide, mais il était complètement oublié. Il disait qu’on pouvait surtout l’assister en faisant dire des messes et qu’il lui aurait fallu peu de chose pour être délivré depuis longtemps. Le lieu où il était n’était pas le purgatoire ; dans le purgatoire, on n’est pas martyrisé par des diables, c’est un autre lieu de tourments. Je vis cet homme entouré de chiens qui aboyaient après lui et le déchiraient parce qu’il avait fait souffrir à d’autres un semblable supplice. Il était souvent enchaîné dans diverses positions, attaché notamment comme sur un billot, et il était arrosé de sang bouillant qui courait à travers toutes ses veines. Il me dit que l’espoir de la délivrance était pour lui un grand soulagement. Quand il m’eut parlé, il disparut tout à coup et sembla s’enfoncer dans la montagne. La place où je l’avais vu était couverte comme de gazon enflammé. Il m’avait déjà parlé antérieurement. Cette fois c’était la troisième. »

« Je fus ensuite transportée, avec plusieurs âmes que le Seigneur avait délivrées à ma prière, dans un couvent de franciscains où un frère lai luttait contre la mort dans une terrible agonie. Il faisait nuit. Le couvent était situé dans un pays montagneux. Il n’y avait pas beaucoup de religieux, mais il s’y trouvait aussi des séculiers. Le moribond l’habitait depuis trois ans. Après une vie de débauches, il était entré dans l’ordre comme pénitent. Lorsque j’arrivai, de mauvais esprits faisaient grand bruit autour de la maison. Elle était traversée comme par une tempête, les tuiles des toits volaient en l’air, les branches des arbres battaient les fenêtres, et je vis les mauvais esprits sous forme de corbeaux, d’autres oiseaux sinistres et de spectres hideux, se précipiter autour de la maison et de la cellule du mourant. Il y avait, entre autres, près de lui un vieux religieux très pieux et, autour de celui-ci, plusieurs âmes qui avaient été délivrées par ses prières. Le bruit devint si fort que les autres religieux s’enfuirent pleins d’effroi, mais le pieux vieillard alla devant la porte et adjura les mauvais esprits, au nom de Jésus, de dire ce qu’ils voulaient. J’entendis alors une voix qui demandait pourquoi il voulait leur arracher cette âme qui avait été à leur service pendant trente ans. Mais le religieux et moi et toutes les âmes qui étaient là, nous résistâmes à l’ennemi et quand il se vit forcé de se retirer, je l’entendis dire qu’il voulait entrer dans le corps d’une femme avec laquelle le mourant avait longtemps péché et la tourmenter jusqu’à sa mort. Quant au malade, il mourut en paix. »

 

27 septembre 1820. « Cette nuit j’ai beaucoup prié pour les âmes en peine : j’ai vu beaucoup de choses merveilleuses sur les châtiments qu’elles ont à subir et sur l’ineffable miséricorde de Dieu. J’ai revu le malheureux capitaine anglais, et j’ai prié pour lui. J’ai vu combien la miséricorde et la justice de Dieu sont infinies, et comment rien ne se perd de ce qui est vraiment bon dans l’homme. J’ai vu le bien et le mal se transmettre des parents aux enfants et concourir au salut ou à la perte de ceux-ci suivant leur volonté et leur coopération. J’ai vu les âmes recevoir par des voies merveilleuses l’assistance qui leur venait des trésors de l’Église et de la charité des membres de l’Église. Et tout cela était une réparation réelle et une compensation pour leurs manquements. La miséricorde et la justice ne se font pas tort l’une à l’autre, et pourtant toutes deux sont infiniment grandes. J’ai vu la purification s’opérer sous beaucoup de formes : j’ai vu notamment le châtiment de ces prêtres aimant leurs aises et leur repos qui ont coutume de dire : « Je me contente d’une petite place dans le ciel, je prie, je dis la messe, j’entends des confessions, etc. » Ils ont à souffrir des tourments indicibles, causés par un ardent désir de faire des œuvres de charité : ils sont condamnés à voir devant eux toutes les âmes auxquelles leur assistance a fait défaut et à rester tranquillement assis avec un désir dévorant d’assister et d’agir. Leur paresse devient un supplice de l’âme, leur tranquillité se change en impatience, leur inactivité est une chaîne et tous ces châtiments ne sont pas imaginés tout exprès, mais ils se produisent comme la maladie sort de son germe, clairement et merveilleusement. »

« Je vis aussi l’âme d’une femme morte, il y a vingt ou trente ans. Elle n’était pas dans le purgatoire, mais dans un lieu de supplices plus rigoureux : elle était comme un détenu soumis à la flagellation comparé à d’autres qui n’ont à subir qu’un simple emprisonnement. Je vis cette femme dans une affliction et une peine inexprimables. Elle avait dans les bras un enfant de couleur foncée qu’elle recommençait sans cesse à tuer et qui revenait toujours à la vie. Il faut qu’elle le lave avec ses larmes jusqu’à ce qu’il soit devenu blanc. Elle implora mes prières. Les âmes aussi peuvent verser des larmes, autrement on ne pourrait pas pleurer dans le corps. Elle me raconta sa faute ou plutôt je la vis dans une série de tableaux. Elle habitait une ville de la Pologne et était la femme d’un honnête homme. Ils tenaient une hôtellerie où logeaient des ecclésiastiques et d’autres gens paisibles. La femme était foncièrement pieuse et bonne ; ils avaient un parent très pieux, prêtre de la Congrégation des missionnaires rédemptoristes. Son mari s’étant absenté pour un voyage, il vint loger chez elle un étranger, un scélérat qui lui fit commettre le mal en employant la violence. Sa faute la poussa presque au désespoir ; elle tint le scélérat à distance ; mais il ne se laissa pas mettre hors de la maison, pas même lorsque le retour du mari fut proche. Comme elle était dans la plus horrible angoisse, le malin esprit lui suggéra d’empoisonner le séducteur. Elle l’empoisonna en effet, mais ce meurtre lui fit presque perdre la raison et, cédant au désespoir, elle fit mourir aussi plus tard le fruit de ses entrailles. Dans son affreuse détresse intérieure, elle chercha un prêtre étranger pour se confesser à lui, et comme un vagabond déguisé en prêtre vint loger chez elle, elle lui fit sa confession avec une contrition indicible et en versant des torrents de larmes. Elle mourut peu après, mais Dieu fut si miséricordieux qu’il eut égard à son grand repentir, et quoiqu’elle fût morte sans absolution et sans sacrements, il l’envoya au lieu de punition où je la trouvai. Elle doit, par la satisfaction qu’elle y donne à la justice divine, compléter les années que la Providence réservait à son enfant jusqu’à ce qu’il puisse par là arriver au séjour de la lumière, car pour de tels enfants, dans l’autre monde aussi, il y a une croissance. Cinq ans après sa mort, elle apparut au prêtre son parent pendant la sainte messe. J’ai connu ce pieux vieillard, il a prié avec moi. »

« À cette occasion, j’ai vu beaucoup de choses touchant le purgatoire et particulièrement sur l’état des enfants mis à mort avant et après leur naissance, mais je ne puis dire cela d’une manière assez claire et c’est pourquoi je l’omets. Ce qui a été toujours certain pour moi, c’est que tout bien, qu’il soit dans l’âme ou dans le corps, tend vers la lumière, comme tout mal tend vers les ténèbres, s’il n’est pas expié et effacé ; c’est que la justice et la miséricorde ont en Dieu leur perfection et que satisfaction est donnée à sa justice en vue de sa miséricorde, des mérites inépuisables de Jésus-Christ et des saints unis à lui dans l’Église par la coopération et par le travail des membres de son corps spirituel qui croient, qui espèrent et qui aiment. J’ai toujours vu que rien ne se perd de ce qui se fait dans l’Église en union avec Jésus ; que tout pieux désir, toute bonne pensée, toute œuvre de charité inspirée par l’amour de Jésus profite à l’achèvement du corps de l’Église et qu’une personne qui ne fait rien que prier Dieu pour ses frères en esprit de charité, participe à un grand travail portant des fruits de salut. »

 

12 avril 1820. Une fille de la campagne était accouchée en secret par crainte de la sévérité de ses parents. L’enfant mourut peu après sa naissance par suite de l’imprudence de la mère, et elle le cacha dans un coffre où il fut découvert. Cette aventure jeta la malade dans une grande affliction ; elle souffrait et priait incessamment pour la coupable afin de l’amener à une sérieuse pénitence. Elle dit à ce sujet : « Je connais cette fille : elle est venue me voir, il y a un an. Depuis Noël je l’ai vue souvent en vision enveloppée dans un manteau et j’en ressentais un certain effroi comme si quelque chose de mauvais couvait en elle. Je l’ai vue dernièrement, au temps fixé pour la confession : elle était mal disposée. Je priai pour elle et j’avertis son confesseur d’y faire attention, mais elle n’alla pas le trouver. Cette nuit aussi j’ai eu à m’occuper d’elle et j’ai vu toutes les tristes circonstances où elle se trouve. Quoiqu’elle soit très bonne, elle n’est pas tout à fait innocente de la mort de l’enfant. J’ai vu toute cette affaire et j’ai beaucoup prié pour cela. Alors le souvenir me vint des deux anciens jésuites auxquels je m’étais confessée dans ma jeunesse : « Quelle pieuse vie ils menaient, me disais-je ! combien ils faisaient de bien ! jamais pareille chose ne serait arrivée dans ce temps-là ! » Pendant que je pensais à eux, ces deux hommes m’apparurent dans un état qui semblait très heureux, et l’un deux me conduisit à sa sœur avec laquelle il vivait autrefois et que j’avais connue. Elle se trouvait dans un lieu d’un aspect très singulier ; je n’aurais jamais cru que cette pieuse personne eût encore quelque chose à expier. C’était un lieu obscur, où se trouvaient encore beaucoup d’autres âmes, et elle y était comme murée dans un trou quadrangulaire fort étroit où elle ne pouvait se tenir que debout. Mais elle était contente et patiente, je la vis passer dans un caveau plus spacieux qui était en avant de l’autre. Elle me pria de la visiter encore souvent ; j’ai beaucoup causé avec les deux vieux prêtres et je leur ai demandé quelque autre chose... J’ai depuis longtemps des éclaircissements intérieurs sur l’état des enfants morts avant le baptême, et j’ai vu quel bien ineffable, quel trésor ils perdent par la privation du baptême. Je ne puis exprimer ce que je sens en voyant quelle perte ils font, mais cela m’émeut tellement que, lorsque j’apprends une mort de ce genre, j’offre toujours à Dieu des prières et des souffrances comme satisfaction pour ce qu’on a omis de faire en leur faveur, afin que le manque de charité que d’autres ont à se reprocher soit compensé par la communauté des fidèles, par moi comme étant un de ses membres. C’est ainsi que j’ai ressenti une grande tristesse à cause de l’enfant de cette malheureuse fille mort sans baptême et que je me suis offerte pour satisfaire à Dieu. »

 

10 avril 1820. « J’ai eu cette nuit une vision pénible et une affaire difficile à traiter. Je vis tout à coup devant mon lit l’âme bienheureuse et brillante d’une digne femme de Coesfeld ; elle avait beaucoup aimé son mari que j’avais aussi cru bon parce qu’il avait toujours eu les apparences de la piété. Il y avait longtemps que je n’avais pensé à ce ménage. L’homme s’est remarié : mais je ne connais pas la seconde femme. L’âme me dit : « Enfin j’ai obtenu de Dieu la permission de venir te trouver. Je suis heureuse maintenant, mais mon mari me fait beaucoup de peine : lorsque je vivais encore et que j’étais infirme, il avait déjà eu des rapports criminels avec sa femme actuelle et, maintenant, il ne vit pas chrétiennement avec elle dans le mariage ; j’ai grande pitié de son âme et aussi de celle de la femme. » Lorsqu’elle me raconta cela, je fus très surprise de l’état où était cet homme que j’avais toujours cru très bon. Elle me raconta beaucoup de choses et me pria de donner des avis à son mari qui avait la pensée de venir me voir. Il me fallut aussi aller avec elle à Coesfeld. Je vis clair sur toute la route ; elle brillait comme un soleil : cela me causait une joie infinie. Je reconnus chaque place du chemin et trouvai plusieurs endroits bien changés. Elle me conduisit dans la maison de son mari, maison où j’avais été souvent autrefois et où je trouvai aussi bien des changements. Je m’approchai avec elle du lit des époux que je trouvai endormis. La femme parut ressentir l’impression de notre présence et elle se mit sur son séant : je lui ai parlé longtemps et je lui ai dit qu’il fallait s’amender et engager aussi son mari à reconnaître ses fautes. Elle promit de le faire. Je pense que l’homme cherchera à me voir, et l’âme m’a si instamment suppliée de prier pour lui et de lui donner des conseils que je suis un peu en peine de savoir comment je pourrai aborder ce sujet avec lui, s’il ne commence pas lui-même à en parler. »

 

Travail pour deux souverains.

 

6 octobre 1820. « J’ai eu une vision touchant un pieux franciscain du Tyrol. Je vis qu’il prévoyait un grand danger menaçant l’Église par suite d’une réunion politique qui va bientôt avoir lieu. Il lui a été ordonné de prier constamment pour l’Église et je le vis prier dans son couvent qui n’est pas grand et qui est situé près d’une petite ville. Il s’agenouilla pendant la nuit devant une image miraculeuse de Marie, et je vis que les démons, pour le troubler, firent un grand tapage dans l’église, se précipitant contre les fenêtres avec beaucoup de violence et de fracas, sous la forme de noirs corbeaux. Mais le pieux religieux ne se laissa pas distraire et continua à prier, les bras étendus. À la suite de cette prière, je vis ensuite trois figures venir près de mon lit. L’une était un être semblable à mon conducteur qui s’approcha plus près de moi : les deux autres étaient des âmes qui demandaient des prières. J’appris que c’étaient l’âme d’un prince de Brandebourg catholique et celle d’un pieux empereur d’Autriche, et qu’ils m’étaient envoyés afin que j’intercédasse pour eux ; c’était l’effet de la prière du franciscain qui avait vu le même danger que moi. Ils demandaient à être élevés à un meilleur état que celui où ils se trouvaient, afin de pouvoir agir sur leurs successeurs actuellement vivants. J’appris que des âmes de cette catégorie ont plus d’action sur leurs descendants que d’autres âmes. Ce qui me parut remarquable, c’est que l’esprit qui les conduisait prit mes mains lui-même et les éleva en l’air. Je sentis sa main douce et agréable au toucher comme des plumes très moelleuses. Quand je laissais tomber les miennes, il les relevait en disant : « Tu dois prier plus longtemps. » C’est tout ce que je me t’appelle ! »

 

 8 octobre. « Comme je revenais d’un voyage à Rome, j’allai de nouveau dans le Tyrol avec mon guide près du pieux franciscain qui avait donné occasion à la visite récente des âmes des souverains que j’avais vus antérieurement dans le moulin 2. C’est le même religieux qui récemment, lors de la mort de son confrère, avait si bien craché sur le diable. Il continuait à prier, les bras étendus, pour détourner le danger qui menaçait l’Église. Il tient en outre le rosaire à la main et, quand il va dormir, il le pend à son cou. Je partis de là, en compagnie de mon conducteur et d’une belle femme resplendissante (je crois que c’était Marie), et je m’élevai au haut d’une montagne. Il y avait là toute espèce de fruits, et de beaux animaux blancs jouaient au milieu des bosquets. Tout en haut, nous arrivâmes à un jardin plein de fruits et de fleurs, notamment de roses de la plus grande beauté. Plusieurs figures s’y promenaient. Je vis là les âmes des deux souverains, lesquelles étaient arrivées dans ce lieu comme par une promotion ; elles s’approchèrent de la porte, car je ne pouvais en aucune façon aller à elles, et demandèrent de nouvelles prières pour monter plus haut afin de pouvoir exercer sur leurs descendants une influence favorable au bien de l’Église. J’aurais bien désiré avoir des roses de ce jardin, j’en aurais voulu un tablier plein ; je pensais à en envelopper le pied de l’abbé Lambert et je croyais que cela lui ferait du bien. Mon conducteur ne m’en donna que quelques-unes et je n’en pus rien faire. » (Elle demande par là des souffrances expiatoires en quantité suffisante pour que le pied de Lambert soit guéri. Elle veut souffrir pour cela, mais elle ne reçoit pas à cet égard d’assurances suffisantes et elle est persuadée qu’elle n’obtiendra pas la guérison de Lambert en prenant sur elle les souffrances de celui-ci.)

 

5. Fête de la Toussaint et commémoration des morts (1820).

 

Assez longtemps avant le commencement de la fête, elle était déjà en proie à des souffrances continuelles pour les âmes du purgatoire. Elle souffrait dans tous ses membres : elle était assise dans son lit pendant des nuits entières et comptait toutes les heures. Il lui semblait toujours être un petit enfant qui ne peut s’aider, ni se mouvoir. Elle souffrait de la soif et ne pouvait pas boire, elle était torturée jusqu’à en perdre connaissance, désirant ardemment de porter secours et se sentant chargée de liens : si elle éprouvait un allégement momentané, aussitôt après, la douleur redevenait telle qu’elle était près d’en mourir. Avec tout cela, elle conservait la plus grande patience et restait calme malgré tous les dérangements venant de l’extérieur.

 

Le 1er novembre, elle dit : « J’ai eu d’une manière très distincte une vision d’une grandeur et d’une magnificence indescriptibles, mais je ne puis en rendre compte avec des paroles. Je vis une table immense avec une couverture rouge et une couverture blanche transparente : elle était chargée des mets les plus variés. Les vases semblaient d’or et avaient sur les bords des lettres bleues. Il y avait des fruits et des fleurs de toute espèce, les uns près des autres : ils n’étaient pas là morts et séparés de leur tige, ils étaient vivants et pleins de sève, car ils donnaient une nourriture éternelle. En les voyant, on se nourrissait de l’idée qui était en eux. Des évêques, et sous eux, des personnages de toute espèce ayant eu charge d’âmes figuraient à cette table comme ordonnateurs et comme serviteurs. Autour de la table étaient assis et debout, formant des chœurs et des hiérarchies diverses, d’innombrables groupes de saints placés sur des trônes et rangés en demi-cercle. Comme je me tenais debout près de la grande table, je vis ces chœurs sans nombre l’entourer, et tout ce monde semblait être dans un grand jardin ; mais en m’approchant d’un de ces chœurs ou en le considérant à part, je le voyais dans un jardin à part, et je voyais dans ce jardin une table particulière, et cette table recevait tout de la grande table préparée pour tous et y faisait participer. Et dans tous ces jardins, dans ces champs, dans ces plates-bandes, dans ces végétaux, ces branches, ces fleurs et ces fruits, revivait ce qui vivait dans cette grande table. L’assimilation des fruits ne se faisait pas par une manducation, mais par une perception intérieure. Tous les saints étaient avec leurs attributs. Beaucoup d’évêques avaient des églises à la main, parce qu’ils avaient fondé des églises ; d’autres portaient des crosses, parce qu’ils avaient seulement rempli leurs fonctions de pasteurs. Il y avait aussi près des saints beaucoup d’arbres couverts de fruits, et j’avais un tel désir d’en donner un peu aux pauvres hommes, que je les secouai, et je vis alors quelle quantité de fruits tombait sur différentes contrées de la terre. Je vis aussi les saints tous ensemble, chaque chœur d’après sa nature et sa force, apporter toute espèce d’objets en fait d’échafaudages, d’ornements, de fleurs et de guirlandes pour construire un trône au bout de la table. Et tout cela se faisait avec une régularité incroyable, comme dans un ordre de choses où il n’y aurait ni défectuosité, ni péché, ni mort. Tout cela sortait comme spontanément de leur essence et de leur action ; des gardiens et des soldats spirituels veillaient sur la table pendant ce temps.

« Je vis ensuite vingt-quatre vieillards s’asseoir autour du trône sur des sièges magnifiques : ils avaient, les uns des harpes, les autres des encensoirs, ils chantaient et encensaient. Et alors je vis une apparition venir d’en haut sur le trône ; c’était comme un vieillard avec une triple couronne et un manteau qui s’étendait au loin. Sur son front était une masse de lumière de forme triangulaire et dans celle-ci un miroir où se réfléchissait tout ce qui était à l’entour. Tout semblait y envoyer son image ou la recevait du dehors. De sa bouche sortait une zone de lumière dans laquelle je vis une quantité de paroles écrites : je distinguai des lettres et des chiffres que je regardai en toute simplicité : du reste je les ai oubliés. Devant sa poitrine, un peu plus bas, je vis un jeune homme crucifié brillant d’un éclat indicible ; de ses plaies, qui étaient de grandes auréoles, partaient des bandes de rayons ayant les couleurs de l’arc-en-ciel. Elles enveloppaient tous les saints comme d’un grand anneau, et les diverses auréoles des saints, suivant leurs différentes couleurs, avaient part à ces effusions de lumière et s’y jouaient librement, quoiqu’avec ordre, d’une manière qui ne peut s’exprimer. Je vis de ces courants de rayons, partant des plaies du crucifié tomber sur la terre comme une pluie dont les gouttes étaient diversement colorées : c’était comme une pluie de pierres précieuses. Tout cela avait beaucoup de significations et contenait beaucoup de vérités, car j’ai eu à cette occasion des notions sur la valeur, la vertu, les propriétés secrètes et les couleurs des pierres précieuses, ainsi que sur toutes les couleurs en général. Je vis entre la croix et l’œil triangulaire du front le Saint-Esprit apparaître comme une forme ailée, et je vis des rayons allant de l’œil et de la croix à cette figure. Je vis en avant de la croix, mais un peu plus bas, la sainte Vierge avec beaucoup de vierges autour d’elle. Je vis un cercle de papes, d’apôtres et de vierges autour de la moitié inférieure de la croix. Toutes ces apparitions, tous les saints et tous les anges sans nombre qui étaient dans des cercles plus éloignés étaient en mouvement continuel, pénétrant les uns dans les autres, et il y avait unité parfaite dans cette immense variété. Le spectacle était du reste bien plus riche et plus grandiose que celui d’un ciel étoilé, et cependant tout y était clair et distinct, mais il m’est impossible de le décrire. »

Elle était accablée de souffrances pour les âmes en peine : la violence de la fièvre excitait chez elle une soif ardente, mais elle ne but pas afin d’alléger les peines de ces âmes. Pleine d’un vif désir de porter secours au prochain, elle était merveilleusement douce et patiente au milieu de ses douleurs. Elle était très épuisée lorsqu’elle raconta ce qui suit :

« Je fus conduite très haut par mon guide. Je n’avais pas le sentiment distinct du point du monde vers lequel nous nous dirigions, mais c’était un chemin bien pénible. Il allait toujours en montant, il était très étroit et conduisait comme un pont lumineux à une hauteur prodigieuse. Il faisait nuit à droite et à gauche ; il me fallait toujours monter de côté, tant le sentier était étroit. Je vis au-dessous de moi la terre couverte de ténèbres et de brouillard, et les hommes accablés de misères et fouillant dans un bourbier. Je fus presque toute la nuit occupée à cette pénible ascension : souvent je tombais et je croyais rouler dans quelque précipice ; alors mon guide qui marchait devant moi me donnait la main et me faisait avancer. »

« Il est possible que je voyageasse dans la direction d’un point quelconque du globe, car mon conducteur me montrait quelquefois sur la terre, à droite et à gauche, des lieux déserts où s’étaient accomplis certains décrets mystérieux touchant la conduite du peuple de Dieu. Je vis divers endroits que les patriarches et ensuite les enfants d’Israël ont parcourus. Il me semblait que ces lieux, quand mon guide les indiquait du doigt, sortaient de la nuit et de l’éloignement et se présentaient à moi tout éclairés. C’étaient des déserts, de grosses tours écroulées, des marais, de grands arbres tout courbés. Il me dit que quand tous ces lieux seraient de nouveau cultivés et habités par des chrétiens, les derniers temps seraient proches. Au-dessus du sentier que nous suivions planaient beaucoup d’âmes accompagnées de leurs conducteurs : elles sortaient de la nuit comme des formes grisâtres et venaient à nous. C’était comme si elles s’envolaient hors d’une vaste nuit vers ce petit sentier lumineux que je gravissais en adressant à Dieu des prières et des supplications incessantes. Elles ne venaient pas sur le sentier lui-même, mais voltigeaient à droite et à gauche, près de moi et derrière moi, le long du sentier. C’étaient des âmes de gens décédés dans ces derniers jours pour lesquelles j’étais appelée à souffrir et à prier, car quelques jours avant, sainte Thérèse, saint Augustin, saint Ignace et saint François-Xavier m’avaient apparu, m’exhortant à la prière et au travail et me disant que ce jour même, je saurais pourquoi. Mon chemin ne conduisait pas dans le purgatoire proprement dit : celui-ci était au-dessous, et je vis ces âmes y entrer pour huit jours et davantage, aidées par mes prières que je devais encore continuer. Je vis des esprits planétaires tombés, mais non encore damnés, tourmenter et harceler ces âmes par des reproches, et s’efforcer de les troubler dans leur patience et leurs désirs. Le lieu dans lequel j’entrai était une grande contrée où on ne voyait pas de ciel : il semblait qu’en l’air il s’était formé une végétation qui couvrait tout d’une voûte, d’un berceau de feuillage. On voyait là des arbres, des fruits et des fleurs, mais tout était terne, sans souffrance et sans joie. Il y avait là des sections innombrables séparées entre elles par des espèces particulières de vapeurs, de brouillards, de nuages et de barrières, représentant divers modes de séparation et d’isolement, et je vis là habiter, les unes près des autres, des âmes en plus ou moins grand nombre. C’était un séjour intermédiaire entre le purgatoire et le ciel : j’y vis à mon arrivée une quantité d’âmes, toujours trois par trois, voler et s’élever, en compagnie d’un ange, d’un côté où une sorte de lueur brillait sur une hauteur lointaine. Elles étaient singulièrement joyeuses. Je vis toutes ces âmes brillantes d’une lumière colorée : à mesure qu’elles s’éloignaient, la couleur de leur auréole devenait plus pure. Je fus aussi instruite sur la signification de leurs couleurs : l’ardente charité qu’elles n’avaient pas pratiquée assez purement sur la terre répandait une lumière rouge et les tourmentait : la lumière blanche était celle de la pureté d’intention que la paresse leur avait fait négliger ; la verte était celle de la patience, que le dépit et l’irritation avaient troublée chez eux. J’ai oublié la signification de la lumière jaune et de la bleue. Les âmes partaient toujours trois par trois ; elles me saluaient et me remerciaient. Il y en avait beaucoup que je connaissais, appartenant la plupart à la classe moyenne et à celle des paysans. Je vis aussi des personnes d’un rang plus élevé, mais en petit nombre. Quoique dans ce lieu tous les rangs soient confondus, on peut toujours reconnaître les traces d’une éducation plus soignée. Il y a une différence essentielle entre les races et on peut les distinguer dans l’apparence extérieure. Le sexe se distingue par quelque chose de fort, d’énergique, de caractérisé chez les âmes masculines : chez celles des femmes, il y a je ne sais quoi de mou, de passif, d’impressionnable : on ne peut pas rendre cela. Dans cet endroit se tiennent des anges qui nourrissent les âmes avec les fruits qu’il produit : ces âmes exercent une action sur le purgatoire et sur la terre ; elles ont aussi une connaissance intérieure de la béatitude céleste ; leur dernière peine consiste dans le désir ardent et dans l’attente. J’allai jusqu’à l’extrémité de ce lieu, et en regardant par une ouverture où il y avait plus de lumière, j’eus la vue d’un espace plus éclairé et orné de plus belles fleurs. Je vis là des anges comme en mouvement : il me fut dit que les patriarches avaient résidé dans ce lieu avant la descente de Jésus aux enfers, et on me montra où avaient été Adam, Abraham, Jean Baptiste. Je pris ensuite à gauche pour revenir à mon logis par un chemin difficile. J’allai sur la montagne où j’avais vu l’homme livré à la fureur des chiens : il n’y était plus ; il était dans le purgatoire.

 

3 novembre. « Cette nuit je me suis adressée hardiment à tous les saints dont j’ai des ossements près de moi, et j’ai spécialement prié mes chères sœurs les bienheureuses Madeleine de Hadamar, Colombe de Bamberg, Julienne de Liège et Lidwine de venir avec moi dans le purgatoire et d’aider à en sortir les âmes qui sont les plus chères à Jésus et à Marie. J’ai eu la joie d’en voir beaucoup soulagées et délivrées. »

 

4 novembre. « Cette nuit j’ai parcouru presque tout le diocèse : je suis notamment allée dans la cathédrale, où j’ai vu toutes les omissions et les négligences du clergé sous la forme d’un lieu rempli d’ordures recouvertes avec beaucoup d’art. Il me fallut porter toutes ces immondices à un cours d’eau qui les emporta. Je succombai presque à la peine. Pendant ce travail l’âme de la fille d’une femme de mon pays vint à moi et me dit que je devrais bien aller au secours de sa mère dans le purgatoire. Je vis la mère, qui était de son vivant une femme très bavarde et très gourmande, assise toute seule dans un lieu qui ressemblait à une petite cuisine ; nul ne lui tenait compagnie ; elle était dévorée d’ennui et remuait sans cesse les lèvres comme si elle goûtait et mâchait quelque close. Elle me pria instamment de rester auprès d’elle cette nuit. Elle passa ensuite dans un lieu meilleur et plus élevé, placé en avant de celui où elle était et j’allai près d’elle pour la consoler. »

« Les esprits planétaires exercent leur action dans le purgatoire : ils reprochent aux patients leurs péchés. Les pauvres âmes sont instruites de ce qui se passe dans le ciel et sur la terre dans l’ordre du salut ; ce sont des anges qui les en informent : il vient aussi du sein d’Abraham des âmes qui les visitent. L’âme de la fille qui m’appela auprès de sa mère était une de celles-là. Je consolai cette femme. Ces âmes n’agissent en aucune façon. Dans le purgatoire il n’y a aucun produit naturel, pas d’arbres, pas de fruits. Tout est sans couleur, plus clair ou plus sombre selon le degré de purification. Les lieux qui servent de demeures sont disposés avec une sorte de régularité : ce n’est pas comme dans le sein d’Abraham, où les âmes ont pour séjour une espèce de pays, ayant une nature qui lui est propre. Une âme dans le sein d’Abraham a déjà les couleurs de sa future auréole, mais troubles et ternes : elles passent à l’état de splendeur sans mélange lors de son entrée dans la béatitude. »

« Je vois l’âme subir instantanément un jugement au-dessus du lieu où la mort la sépare du corps. Je vois là Jésus, Marie, le saint patron de l’âme et son bon ange : même pour les protestants, je vois Marie présente. Ce jugement s’accomplit en très peu de temps. »

 

6 novembre. « Je me disais ce soir qu’après tout les âmes souffrantes ont l’assurance du bien qu’elles espèrent, tandis que les hommes qui vivent mal sont en danger de se perdre pour jamais : c’est pourquoi je voulus prier pour ceux-ci. Alors saint Ignace parut devant moi, ayant d’un côté près de lui un homme bien portant, indépendant, orgueilleux, que je connaissais, et de l’autre côté un homme enfoncé jusqu’au cou dans un marais, qui poussait des cris de détresse et ne pouvait rien faire pour s’aider : il tendait un peu au dehors le doigt d’une de ses mains. C’était un ecclésiastique décédé que je ne connaissais pas. Saint Ignace me demanda alors : « Pour lequel veux-tu implorer du secours, pour ce méchant orgueilleux qui peut faire pénitence, s’il veut, ou pour cet homme privé de toute assistance qui ne peut rien faire pour s’aider ? » Je tremblai de tous mes membres, et je ne pus m’empêcher de fondre en larmes. Je fus bientôt conduite au purgatoire par un chemin pénible et je priai pour les âmes. Après cela, je fus conduite dans une grande maison de correction et de travail. Je pus attirer l’attention de plusieurs détenus, auxquels la séduction ou la misère avaient fait commettre des crimes et je pus les émouvoir : quant aux scélérats, rien ne pouvait les remuer. Cette maison de correction était dans mon pays natal. Je fus encore dans plusieurs autres lieux semblables, et aussi dans une prison où des gens à longue barbe étaient couchés sous la terre. Leur âme était en bon état et ils faisaient pénitence : je les consolai. Je vis tous ces lieux comme des purgatoires terrestres. Après cela il me fallut aller vers quelques évêques. J’en trouvai un, qui était très mondain, donnant un banquet auquel des femmes même étaient invitées. Je fis le calcul des frais du repas et du nombre de pauvres que cet argent aurait pu nourrir. Je présentai ce compte au prélat, et comme cela le mettait fort en colère contre moi, je lui dis que tout cela était écrit par un ange qui se tenait au-dessus de lui, ayant à la main un livre et une verge. Mais il me répondit que c’était là peu de chose, qu’on faisait encore pire ailleurs. Je vis qu’en effet il en était ainsi, mais partout aussi je vis l’ange du châtiment. »

Au milieu de ces travaux de prière pour les âmes souffrantes, travaux accompagnés de si grandes peines, elle eut à la fin de l’octave une vision consolatrice, où elle vit l’effet de toutes les œuvres de charité que depuis son enfance elle avait accomplies pour ces âmes. « Je me trouvai, dit-elle, dans la chaumière paternelle et il me semblait qu’on allait me marier. Toutes les âmes pour lesquelles j’avais jamais prié vinrent là et apportèrent des présents de toute espèce qu’elles chargèrent sur la voiture nuptiale. Je ne pouvais pas me résoudre à attendre le départ ; j’étais confuse de voir tant de choses et je ne voulais pas prendre place dans la voiture nuptiale. Je me glissai sous cette voiture et je courus en avant vers la maison où devait se faire le mariage. Mais, en me traînant sous la voiture, j’avais fait une tache de goudron à mon vêtement blanc de fiancée : j’étais déjà arrivée à Martenswinkel lorsque j’aperçus la tache, ce qui me chagrina beaucoup. Je ne savais que faire : mais le bienheureux frère Nicolas de Flue vint à mon secours et nettoya parfaitement la robe avec un peu de beurre. La maison des noces se trouvait être la maison d’école où j’allais dans mon enfance : elle avait été très agrandie et très embellie. Les deux saintes nonnes me servaient de demoiselles d’honneur. Alors vint mon fiancé avec la voiture. Je me disais dans la maison d’école : « Me voici ici pour la troisième fois : j’y allai la première fois, lorsqu’étant enfant on me mena à l’école et que, sur le chemin, la Mère de Dieu m’apparut avec le jeune garçon, me disant que si j’apprenais bien, il serait mon fiancé. La seconde fois fut lorsqu’allant au couvent je fus fiancée en vision dans cette maison d’école ; et maintenant j’y vais une troisième fois pour être mariée. » Tout cela était à présent plein de magnificence et rempli de fruits : la maison et le jardin s’élevèrent en l’air au-dessus de la terre et je regardai au-dessous de moi la terre obscure et désolée. – Je fus informée intérieurement que cet acte de passer en me traînant sous la voiture indiquait la mort causée par l’impatience avant l’achèvement de ma tâche, et la perte de beaucoup de mérites qui en serait la conséquence. »

 

9 novembre. « J’ai eu à travailler plusieurs vignes qui avaient mauvaise apparence et où les raisins étaient couverts pour les préserver de la gelée. J’allai aussi à Coblenz et j’eus à faire des travaux très pénibles dans trois vignes du voisinage. Comme alors je pensais à revenir vers les âmes du purgatoire, je vis paraître autour de moi neuf figures qui avaient des paquets sur les épaules. Une dixième figure avait déposé son fardeau et s’en était allée. Or, je devais prendre sur l’épaule et sous le bras son long et lourd paquet et monter toujours vers le nord, ainsi chargée et entourée des neuf autres figures. Le chemin n’était pas un chemin ordinaire : il allait en droite ligne vers le levant et il était tout brillant ; des deux côtés régnaient la nuit et le brouillard. Comme je succombais sous ma charge et ne pouvais pas aller plus loin, je vis apparaître sur le chemin un banc où je déposai mon fardeau. Dans le paquet était une grande figure humaine et précisément celle que, deux jours auparavant, saint Ignace m’avait montrée enfoncée dans la vase : j’appris que c’était un des derniers électeurs de Cologne. Il avait un bonnet d’électeur attaché au bras. Les neuf autres étaient des coureurs comme en avaient ces princes. Il semblait qu’il ne pouvait pas marcher comme les autres et qu’un d’eux qui l’avait jusqu’alors traîné l’avait laissé dans l’embarras : c’était pour cela qu’il me fallait faire cette besogne. Montant toujours, nous arrivâmes enfin à un endroit tout à fait singulier. Nous vînmes à une porte où des esprits se tenaient comme en sentinelle. Les neuf entrèrent tout droit, mon paquet me fut ôté et mis en lieu sûr ; quant à moi on m’indiqua à droite une haute muraille. Il y avait des arbres dans l’endroit où j’allai. J’avais de là une vue très étendue tout autour de moi : mais je ne voyais rien qu’une pièce d’eau immense, coupée de toute sorte de retranchements et de collines auxquels travaillaient des figures en nombre infini. C’étaient des rois, des princes, des évêques, d’autres personnes de toutes conditions, appartenant surtout à la domesticité. Plusieurs princes avaient leurs couronnes attachées au bras, de plus mauvais les avaient aux jambes. Tous devaient travailler aux retranchements, creusant des fossés, charriant des matériaux, gravissant des pentes, etc. J’en vis plusieurs qui tombaient sans cesse du haut des murs et qui devaient aussitôt y remonter. Les âmes des serviteurs étaient chargées de faire travailler les âmes de leurs anciens maîtres. Si loin que ma vue s’étendît, je ne vis autre chose que de l’eau et des retranchements : près de moi étaient quelques arbres, mais sans fruits. Je vis l’homme que j’avais porté travailler avec les autres : je crois qu’il devait toujours fouiller sous la terre. Les neuf compagnons me parlèrent : je devais les aider pour quelque chose dont je ne me souviens plus. Il n’y avait pas là d’âmes de femmes. Ce séjour paraissait être meilleur que le purgatoire : car il y avait du mouvement et de l’activité ; il semblait aussi que les âmes dussent y aplanir et y combler quelque chose. À mon grand étonnement, je ne vis l’horizon limité d’aucun côté : je voyais seulement le ciel en haut et les travailleurs au-dessous de moi à droite et à gauche et comme une immense étendue d’eau ou d’air. »

« Alors, bien loin par delà, un autre espace ou une autre sphère me fut montré où il n’y avait que des femmes. Mon guide me dit d’y aller. D’abord je ne savais pas comment m’y prendre, mais il me dit : « À l’aide de ta foi. » Je voulais d’abord prendre mon drap, l’étendre sur l’eau et m’embarquer dessus : aussitôt il vint un petit radeau sur lequel je naviguai sans ramer. Mon guide planait près de moi au-dessus des eaux. Je vis sur cet espace comme une grande demeure carrée et rien que des âmes de femmes de toute espèce, parmi lesquelles des religieuses et d’autres personnes que je connaissais. Elles avaient une grande quantité de jardins à cultiver : les servantes, ici aussi, avaient l’autorité sur leurs anciennes maîtresses. Elles habitaient des cabanes de feuillage. Aux quatre angles de cette demeure planaient quatre esprits qui surveillaient. Ils avaient sur de grands arbres comme de petites guérites suspendues aux branches. Les âmes ici cultivaient des fruits de toute espèce, mais ils n’étaient pas tout à fait mûrs, car il y avait bien du brouillard et le ciel était bien bas. Ce que ces âmes obtenaient par leur travail était remis à d’autres âmes petites et d’apparence chétive que je vis aller à un autre lieu entre de hautes montagnes de glaces. Elles chargeaient les fruits sur des radeaux et elles allaient à ces autres personnes parmi lesquelles elles faisaient encore un triage et dont elles envoyèrent les meilleures à d’autres endroits destinés au séjour des âmes. Celles qui étaient sur les montagnes de glace étaient des âmes appartenant à des peuples infidèles qui étaient encore à moitié sauvages. Les femmes me demandèrent en quelle année l’on était et comment les choses se passaient maintenant sur la terre. Je le leur dis et je pensai qu’un petit nombre seulement devait venir se joindre ici à elles, à cause de la multitude des péchés qui se commettent. Je ne me souviens plus de ce que je fis encore là. »

« Le retour se fit sur un étroit sentier qui allait toujours en descendant. Il arriva ainsi que je vis la montagne des prophètes : tout m’y parut plus vert et plus vigoureux. Il y avait sous la tente deux figures qui s’occupaient des livres. L’un déposait de nouveaux écrits, l’autre faisait des ratures dans les livres. Je vis alors paraître les points les plus élevés de la terre, je vis des fleuves comme des fils d’argent et des mers comme des miroirs : je distinguai des forêts et des villes et je descendis enfin sur la terre près du Gange. Lorsque je regardai derrière moi, le chemin que j’avais suivi m’apparut comme un rayon délié qui se perdait dans le soleil ainsi qu’une petite flamme. Les bons Indiens que j’ai vus récemment prier devant une croix avaient maintenant construit avec des branches entrelacées une église de feuillage toute verdoyante qui était fort jolie. Ils étaient réunis plusieurs ensemble et ils célébraient l’office divin. J’allai de là, à travers la Perse, à l’endroit où Jésus enseigna au temps qui précéda son crucifiement : il n’en reste plus rien, sinon de beaux arbres fruitiers et aussi des traces du vignoble que le Seigneur y avait fait planter. J’allai ensuite en Égypte : je passai par le pays où habite Judith, je vis son château et j’eus l’impression qu’elle a un désir toujours croissant d’être chrétienne. »

« Je suivis une autre route tout à fait extraordinaire et j’arrivai au-delà de la mer, en Sicile, où je vis beaucoup de lieux dévastés et abandonnés. Je franchis ensuite des montagnes peu éloignées de Rome. Plus tard je vis dans une plaine sablonneuse, près d’un bois de sapins, une troupe de brigands qui voulaient attaquer un moulin dans le voisinage. Quand mon conducteur et moi fûmes près d’eux, l’un de ces hommes fut pris d’épouvante : il dit aux autres : « De quelle terreur je suis saisi ! Il me semble qu’on est derrière nous ! » Et là-dessus tous prirent la fuite. Je suis tellement fatiguée de ce voyage, surtout d’avoir traîné cette âme si lourde, que je suis tout endolorie. J’ai vu et fait dans ce voyage une infinité de choses que j’ai oubliées. »

 

31 décembre. « J’ai fait mes comptes avec moi-même pour l’année qui vient de finir. J’ai vu de combien d’omissions je me suis rendue coupable et combien j’ai de choses à raccommoder. Je me suis trouvée bien misérable et j’ai pleuré amèrement sur moi-même. J’ai eu aussi plusieurs visions d’âmes en peine et de mourants. J’ai vu un prêtre, mort hier à neuf heures du soir ; il était très pieux et très charitable. Il est pourtant allé pour trois heures en purgatoire parce qu’il avait perdu du temps à divers amusements. Il aurait dû y passer plusieurs années, mais de ferventes prières et de nombreuses messes ont ainsi avancé sa délivrance. J’ai vu ses souffrances pendant trois heures et, quand il fut délivré, je l’entendis dire à l’ange, ce qui me fit rire : « Maintenant je vois que les anges aussi peuvent nous tromper : je ne devais être ici que trois heures et j’y suis resté si longtemps, si longtemps ! » Cet ecclésiastique était bien connu de moi. »

Le 29 juin 1821, le Pèlerin enveloppa dans du papier dès cheveux d’une femme décédée et de ses deux enfants dont l’un était mort sans baptême peu d’heures après sa naissance et l’autre à l’âge de deux mois, mais baptisé, puis il les attacha à la camisole de la malade sans qu’elle en sût rien. Le jour suivant, elle raconta ce qui suit : « J’ai vu la vie de saint Pierre et des scènes où figurait Marie, mère de Marc, mais en même temps j’avais toujours une vision d’âmes en peine vers lesquelles je me sentais fortement tirée sans pouvoir arriver à elles. C’étaient une mère et deux enfants. La mère était à une grande profondeur. Je ne pus aller près d’elle. Elle me parla d’une voix creuse et sourde : ce qu’elle disait était très difficile à comprendre. Les enfants étaient dans un autre cercle : je pus aller à eux. L’un d’eux était baptisé. Je pus m’entretenir avec lui. Il était là seulement comme en visite, il appartenait à un cercle plus élevé. Quand je voulus aller à la mère, il me sembla que j’enfonçais, comme si j’eusse été trop lourde. J’essayai de l’assister de diverses manières, j’offris pour elle des prières et des souffrances, mais je ne pus arriver jusqu’à elle. Mes regards plongèrent dans un sombre et vaste empire, dans un monde de brouillard où il y avait plusieurs cercles. L’état où sont ces âmes, les privations et les peines qu’elles subissent sont la suite nécessaire de leurs imperfections et de leurs transgressions sur la terre. Plusieurs sont en compagnie, d’autres sont seules. Les lieux dans lesquels elles se trouvent sont nébuleux et comme dans un brouillard, tantôt plus épais, tantôt plus léger ; les uns sont humides, les autres secs : il y règne un froid vif ou une chaleur étouffante : il y a aussi des différences dans la lumière et les couleurs. Je vis pourtant là déjà une pâle lueur d’aurore. Les enfants étaient plus près du bord. Les non baptisés souffrent surtout de la liaison étroite avec le péché et l’impureté de leurs parents, les baptisés sont libres et purifiés. On ne peut aider les âmes que par la grâce, la méditation, la prière, les bonnes œuvres, les mérites des saints, quelquefois par le fruit provenant de quelque chose de bon qui était dans ces âmes elles-mêmes et qui s’est produit pendant leur vie. L’idée la plus claire qu’on puisse se faire de cet état de choses est de se représenter sur la terre des établissements réglés selon la justice la plus parfaite pour la correction et l’amélioration des détenus, où toutes les punitions infligées et les satisfactions exigées correspondraient exactement aux délits. Qu’on se figure en outre la séparation corporelle des hommes comme n’existant pas, en sorte que chacun puisse agir dans les autres et pour les autres, et l’on se fera une idée de la manière dont s’opèrent la satisfaction et la délivrance. Le captif ne peut rien faire que souffrir. Il est ce qu’est dans un corps un membre malade ou paralysé. Mais si les veines et les nerfs les plus proches qui communiquent de ce membre au reste du corps ne sont pas entièrement morts, sa souffrance va produire la sympathie et la compassion dans les autres parties du corps qui cherchent alors à le délivrer. En ce monde on ne peut arriver aux maisons de correction que par des intermédiaires et des amis ; on peut aussi soi-même par des supplications, des travaux, des satisfactions, des extinctions de dettes, obtenir des grâces et amener des jours de pardon ; de même ceux qui sont renfermés dans de profonds cachots ne peuvent faire entendre leur voix que de loin, comme par un soupirail ou par-dessus un mur ; les choses se passent ainsi à certains égards dans l’autre monde. Mais, sur la terre, tout est mélangé de péché, de mensonge et d’injustice, tandis que là, tout ce qui se fait, tout ce qui a pour but de consoler et d’assister s’opère selon la justice la plus parfaite. C’est la même différence qu’entre la monnaie de la terre et celle qui a cours devant Dieu, au moyen de laquelle on s’acquitte envers lui. Je fis beaucoup de tentatives pour comprendre ce que disait l’âme de cette femme et pour lui porter secours, tant à elle qu’aux enfants, et quand je me croyais au moment de la faire arriver en haut, il y avait toujours quelque empêchement. Enfin je persuadai à sainte Marie, mère de Marc, de m’accompagner là : car cette vision touchant les âmes était toujours interrompue par la vue de la fête de saint Pierre et de Marie, mère de Marc. Celle-ci vint en effet avec moi et, par ses mérites, je pus arriver plus près des pauvres âmes. Je reçus aussi un avertissement accompagné d’une vision touchant un enfant mort qui ne pouvait pas recevoir la sépulture : je devais le faire enterrer et le Pèlerin en faire les frais. J’appris que l’âme de la femme désirait comme une chose qui lui était nécessaire le mérite de cette bonne œuvre. En outre elle me dit ce qu’il y avait à faire pour elle, indépendamment des prières qu’il fallait toujours continuer. Je le dirai en temps opportun au Pèlerin. »

Le jour suivant, il vint une pauvre femme de Dulmen, demandant qu’on pourvût aux frais de l’enterrement de son enfant mort à l’âge de trois ans. C’était le même que la malade avait vu pendant la nuit. Le Pèlerin fit les frais et elle-même donna de la toile. Cela se fit au bénéfice de cette âme dont il a été parlé.

 

1er juillet. « Je me trouvai de nouveau avec l’âme en question. J’avais affaire à un petit enfant que je devais habiller. L’enfant était sans force, il s’affaissait sur lui-même. Je voulais lui mettre un petit vêtement, une femme me le donna. Je crois que c’était la Mère de Dieu. Le vête ment était blanc et transparent, et cependant il était à côtes et semblait fait au tricot. J’étais toute honteuse, je ne sais pourquoi : c’était peut-être pour les gens qui auraient dû faire cela. Le petit enfant auparavant ne pouvait pas se tenir sur ses pieds. Je le vis maintenant aller à une fête où beaucoup d’enfants jouaient. Le lieu où cela se passait et où la mère se trouvait à présent était dans de meilleures conditions ; il y faisait plus clair. (Cette vision eut lieu après l’enterrement de l’enfant.) L’âme de la mère me remercia ; cela ne se fait pas comme en ce monde, mais on en a le sentiment. Il faut se donner beaucoup de peine pour arriver à une de ces âmes, car elles-mêmes ne peuvent rien faire. Si l’une d’elles pouvait être seulement un quart d’heure sur la terre, elle pourrait abréger sa peine de plusieurs années. »

 

3 juillet 1821. « Je me suis trouvée dans le cloître de la cathédrale de Munster où j’ai eu à nettoyer, avec beaucoup de fatigue, du linge d’église qu’apportaient de tous côtés des ecclésiastiques du pays. Je fus aidée par Claire de Montefalco, Françoise Romaine, Louise et plusieurs bienheureuses de notre couvent. Je fus spécialement occupée à empeser et à bleuir. C’était un très grand travail. Je voulais toujours savoir quelle heure il était et j’allais voir à l’horloge. Alors il vint à moi une pauvre âme que le Pèlerin avait recommandée à mes prières et qui me donna un petit sablier qu’elle me dit avoir été terriblement lourd pour elle. Elle le tira de son côté. Je le pris, et cette âme fut incroyablement allégée par là et toute joyeuse d’être débarrassée du sablier : je ne le trouvai pas trop pesant. Je retournai au travail et je pensai à vendre le sablier pour les pauvres. Je trouvai l’ouvrage tout gâté : je fus au moment de perdre patience. Alors l’âme revint à moi en hâte et me chuchota à l’oreille : « Doucement ! doucement ! il y a encore assez de temps. » Puis elle me pria instamment de continuer paisiblement le travail, comme si mon impatience lui eût fait du tort. Elle me quitta et je finis heureusement ma lessive. Je mis aussi en bon état l’empois gâté et je pus en faire usage. J’eus encore envie de voir l’heure, mais je me reprochai mon impatience. Les horloges étaient ici une image du temps et de la patience : la pauvre âme s’est trouvée secourue parce que j’ai persévéré patiemment au travail et, lorsque je lui pris le sablier, le temps ne fut plus si lourd à supporter pour elle. »

Dans la première semaine de juillet, une femme de Dulmen était livrée aux douleurs d’un enfantement très difficile. Elle pria Anne-Catherine de l’aider de ses prières, et celle-ci, qui ne cessait de voir l’état de la femme en couches, priait sans relâche afin que l’enfant pût recevoir l’ondoiement dans le sein de sa mère. La sage-femme jusqu’alors irrésolue le donna à l’enfant : il vivait encore, mais le lendemain il vint au monde sans vie. La mère vécut jusqu’au 13 juillet : mais l’enfant mort-né apparut le 8 à Anne-Catherine, svelte, lumineux et semblable à quelqu’un qu’elle aurait connu depuis longtemps. Il lui rendit grâces pour le baptême qu’il avait reçu et lui dit : « Sans cela je serais allé avec les païens. »

 

13 juillet 1821. « J’ai vu la vie de sainte Marguerite. Son père était un prêtre des idoles d’Antioche, riche et considéré. Je la vis dans une belle maison presque semblable à celle de sainte Agnès. Il y eut une grâce attachée à la naissance de sainte Marguerite : l’enfant était brillante de lumière. La mère devait avoir eu quelque point de contact avec le christianisme, car je la vis mourir des suites de ses couches, ayant un grand désir du baptême et souhaitant que sa fille pût devenir chrétienne. Le père remit l’enfant à une nourrice qui habitait la campagne. Celle-ci n’était pas mariée : mais son enfant était mort et elle était chrétienne en secret. Je la vis, pat suite de l’impression que fit sur elle l’admirable caractère de l’enfant, devenir vertueuse et pieuse et élever l’enfant tout à fait en chrétienne. Je vis souvent l’esprit de sa mère, je vis aussi des anges se courber sur le berceau de Marguerite. Je vis comment la nourrice rapporta l’enfant à son père dans la ville, comment celui-ci la présenta devant ses idoles et comment l’enfant se débattit, ce qui courrouça fort son père. Je vis l’enfant dans sa sixième année, ramenée par son père et mise dans une maison à laquelle était préposé un instituteur païen. Il y avait là beaucoup de petits garçons et de petites filles et aussi des maîtresses. Je vis souvent des apparitions d’anges et la direction donnée par Dieu à Marguerite. Je la vis apprendre à faire des broderies de toute espèce : elle avait aussi à fabriquer des poupées rembourrées. Je la vis, à un âge un peu plus avancé, envoyée par le maître païen dans la maison de son père. Il voulait la faire sacrifier dans sa maison. Elle s’y refusa et fut fort maltraitée. Elle attira beaucoup de vierges à elle. Je la vis souvent punie et même fouettée à cause de son penchant au christianisme. Je la vis aussi, dans sa douzième année, enfermée avec des jeunes gens chargés de la séduire : mais elle était toujours secourue par Dieu. Une fois on voulut la faire sacrifier aussi dans le temple : elle résista et fut très maltraitée par son père. Après cela, je la vis garder les moutons avec d’autres : ce devait être une punition. Je vis qu’un juge distingué d’Antioche, passant par là, la vit et la demanda en mariage à son père. Elle fut ramenée à la ville et, comme elle se déclara chrétienne, elle eut à subir des interrogatoires et des tortures. Je la vis une fois, le corps tout déchiré, prier dans la prison et je vis sa mère et un ange venir à elle et la guérir. Elle eut aussi en prison la vision d’une fontaine surmontée d’une croix, ce qui se rapportait à son baptême et à son futur martyre. Comme on la trouva parfaitement guérie, on attribua la chose aux dieux. Mais elle maudit les dieux des païens, et je la vis, sur la place où avaient lieu les exécutions, brûlée avec des torches, puis jetée dans une fosse pleine d’eau pour y être noyée. Elle y fut attachée à des pieux avec plusieurs autres, et enfoncée si profondément qu’elle avait de l’eau par-dessus la tête. Je vis alors qu’elle entra dans l’eau avec le saint désir que ce fût pour elle un baptême, qu’un nuage lumineux en forme de croix descendit sur elle et qu’un ange apparut portant une couronne. Cela fut vu de beaucoup des assistants, lesquels confessèrent Jésus-Christ, puis furent mis en prison et martyrisés. Mais il survint un grand tremblement de terre : les liens de la vierge se rompirent et elle sortit de l’eau saine et sauve. Je la vis reconduire en prison au milieu des cris d’une populace en tumulte : comme elle était en prières, je vis un grand dragon avec une tête de lion s’avancer contre elle, mais elle fit le signe de la croix sur lui et lui mettant la main dans la gueule, elle lui pressa fortement la tête contre la terre. Je vis dans ce moment entrer dans la prison deux hommes qui voulaient abuser d’elle : mais ils s’enfuirent et la terre trembla. On conduisit ensuite Marguerite à un amphithéâtre où était une multitude immense : on avait placé autour d’elle plusieurs jeunes filles chargées de l’intimider. Elle pria le bourreau de la laisser parler et elle tint à ces jeunes filles un discours si touchant que toutes confessèrent le Christ à haute voix et périrent avec elle lorsqu’elle fut décapitée. Je vois que cette sainte est invoquée par les femmes en couche parce que sa mère mourut convertie en la mettant au monde et parce qu’elle-même, par les supplices qu’elle a soufferts, a engendré spirituellement un très grand nombre de filles au Seigneur. »

« Après cela j’eus encore une vision horrible. Je ne savais pas au commencement comment elle se rattachait à cette sainte. Je vis un énorme pourceau, d’un aspect effrayant, qui sortait d’un profond bourbier. Je tremblai et je frissonnai. C’était l’âme d’une grande dame de Paris qui me dit qu’il n’y avait pas à prier pour elle, qu’on ne pouvait pas la secourir, qu’elle était obligée de se rouler dans ce cloaque jusqu’à la fin du monde, mais elle me demanda de prier pour sa fille afin que celle-ci se convertit et ne fût pas cause d’autant de mal qu’elle-même l’avait été. J’eus la vision de sainte Marguerite dans une petite chapelle de Paris, dernier reste d’une abbaye détruite. Il s’y trouve une portion du bras et du crâne de la sainte. Lorsque j’eus vénéré ces ossements, je vis l’âme de la dame et un tableau de sa vie. Son tombeau n’est pas éloigné de la chapelle. Elle était d’un rang très élevé et fit beaucoup de mal pendant la Révolution : elle fut cause que plusieurs prêtres furent mis à mort. Avec tous ses vices, elle avait conservé depuis sa jeunesse une certaine vénération pour sainte Marguerite et elle empêcha la destruction de la chapelle de la sainte : c’est pourquoi elle obtint par son intercession la grâce de pouvoir demander des prières pour sa fille et d’empêcher par là chez celle-ci la continuation de ses propres péchés. Je vis cette fille mener la vie du grand monde : elle était affiliée aux partis les plus mauvais et les plus dangereux du pays. »

 

28 août. « Diverses personnes de ma connaissance, mortes depuis longtemps, vinrent me prier de les assister et me conduisirent successivement dans des champs et des lieux resserrés et sombres où elles avaient à faire des travaux de toute espèce, mais elles ne pouvaient pas en venir à bout parce qu’il leur manquait tel ou tel outil. Elles criaient au secours vers moi et il me fallut faire pour elles divers travaux très pénibles, ce qui leur donna du soulagement. C’étaient pour la plupart des travaux agricoles. Je retournais chez moi après chaque travail et il me fallait revenir pour en faire un autre. J’eus aussi à travailler à des vignes. C’était pour des prêtres. J’allai aussi à un lieu rempli de pieux pointus où les gens ne pouvaient changer de place sans se blesser. Je fis là un faux pas : un pieu m’entra dans le mollet et je saignai très abondamment. » Elle avait à la jambe une grande marque rouge triangulaire. Elle eut aussi ces jours-là à subir un supplice particulier : c’était comme si son époux céleste adaptait des vis à certains endroits de son corps et comme si elle était mise sous le pressoir.

 

30 août 1821. « J’ai eu cette nuit de terribles peines à me donner pour de pauvres âmes, notamment pour des juifs, vivants et morts. J’ai eu d’abord beaucoup à souffrir. Je fus appelée au secours par l’âme d’une femme de mon pays qui avait eu une fille pieuse, mais un peu simple, qu’elle avait toujours injuriée et battue cruellement quand elle était sur la terre. Je ne pouvais pas arriver à cette âme, mais j’entendais ses cris et je la voyais horriblement flagellée et maltraitée. Je me suis pendant longtemps donné beaucoup de peine pour elle et je dois trouver quelque moyen d’exciter sa fille qui est encore vivante à se souvenir de l’âme de sa mère. »

« J’ai eu hier le tableau d’une noce juive : mais je ne me rappelle rien de plus. » (Il y en avait une dans la ville.) « Cette nuit l’âme d’une pauvre juive vint à moi et me conduisit en divers endroits pour exhorter les juifs à se convertir et à devenir meilleurs. » Alors elle raconta diverses scènes où figuraient des juifs vivants et morts, les uns connus, les autres inconnus d’elle. Elle visita des juifs dans les pays les plus éloignés, même en Asie et près du mont Sinaï. Elle alla aussi dans une boutique juive de Coesfeld qu’elle connaît. La juive était occupée à arranger, pour tromper les acheteurs, des marchandises de mauvaise qualité qu’elle mêlait avec de bonnes : c’étaient des dentelles et des pièces de toile dont il n’y avait pas un tiers qui valût quelque chose. Anne Catherine l’empêcha à plusieurs reprises de trouver ce qu’elle cherchait. La femme ne pouvait pas ouvrir les armoires ni trouver les marchandises. Elle devint horriblement inquiète, courut à son mari et se mit à pleurer. Celui-ci lui dit qu’elle devait avoir péché, qu’elle avait eu peut-être de mauvaises pensées et qu’il fallait faire pénitence. La femme là-dessus alla se blottir dans un coin. Anne Catherine reçut alors un pouvoir sur elle, lui tint divers discours, l’inquiéta et lui fit si vivement sentir son action que cette femme appela son mari au secours. Celui-ci vint et dit : « Vois-tu maintenant que tu as péché ? » Là-dessus la femme prit la résolution, pour expier sa fraude, de donner beaucoup de vieux linge à de pauvres chrétiens, et la distribution de ce linge et d’autres aumônes servit, par l’intervention d’Anne Catherine, à faire pardonner à cette juive des péchés de divers genres. »

« Je fus conduite par l’âme de la vieille juive dans le séjour des âmes des juifs et j’eus à y donner conseil et assistance à divers pauvres juifs de Coesfeld dont je connaissais quelques-uns. Je vis ce lieu comme étant tout à fait à part et comme attenant au lieu de purification des chrétiens. Je fus très touchée de voir qu’ils n’étaient pas perdus pour l’éternité. Je vis les états les plus divers, les plus dignes de pitié. Je vis une pauvre famille juive, d’ailleurs pieuse, qui avait fait chez nous un commerce de vieille argenterie et de petites croix de tout genre, renfermée comme dans un atelier d’orfèvre ; ils étaient obligés de fondre, de peser, de limer sans cesse ; mais ils n’avaient pas les outils qu’il eût fallu et ils ne pouvaient jamais finir ; il restait toujours quelque chose à faire et ils étaient toujours forcés de recommencer. Je me souviens d’avoir fait un soufflet pour eux. Je parlai à tous du Messie et de choses semblables, et ce que je disais, la vieille juive le conseillait et le répétait. Je vis aussi des juifs qui nageaient dans le sang, au milieu d’intestins de toute espèce, et y éprouvaient le supplice d’un dégoût toujours subsistant : d’autres, qui couraient sans jamais s’arrêter, traînaient de lourds paquets, roulaient et déroulaient sans cesse des ballots. D’autres ressentaient des souffrances variées causées par des abeilles, de la cire et du miel. Tout cela ne peut se décrire. Je visitai aussi tous les juifs de cette ville-ci. J’allai la nuit dans leurs demeures ; le rabbin était tout immobile et comme pétrifié, la grâce ne lui arrivait par aucun côté : je ne pus m’approcher de lui en aucune façon. La femme P. est comme enchaînée par un principe absolu, suivant lequel c’est un péché que de penser seulement à des choses concernant le christianisme, d’où vient qu’elle se croit obligée de repousser de telles pensées. La plus rapprochée de la vérité chrétienne est la grosse juive qui vend de la viande : si elle n’était pas si portée à frauder, elle recevrait encore plus de grâces ; mais personne n’a pitié de ces gens. J’ai été près du lit de cette femme et j’ai agi sur elle. Je lui dis beaucoup de choses : je vis qu’elle s’éveilla, courut, tout effrayée, à son mari et lui dit qu’elle croyait que l’esprit de sa mère lui était apparu. Elle était dans une terrible angoisse et elle prit la résolution de donner quelque chose aux pauvres chrétiens. Je fus aussi chez des juifs, dans une grande rue habitée exclusivement par eux : il y avait là beaucoup de gens pieux : il s’en trouvait aussi de très riches qui tenaient cachés sous les dalles de leurs appartements une quantité d’or et de bijoux. Je fus chez des juifs distingués et opulents : mais il n’y avait rien à faire avec eux. Je fus aussi à Thessalonique. Dans une grande ville de juifs où je rencontrai des gens pieux en grand nombre, je les vis plus tard se rassembler tout émus et parler comme si le Messie était venu. Ils se communiquaient leurs émotions et leurs projets. Je fus aussi chez des juifs qui habitaient de vieilles cavernes de voleurs près du mont Sinaï et qui commettaient dans le pays beaucoup de brigandages et de cruautés. J’ai été chargée de les frapper d’épouvante, peut-être dans l’intérêt des pèlerins et des chrétiens du pays. »

 

18 septembre 1821. « J’ai vu une paysanne revenir chez elle d’une fête de village. Une âme s’approcha d’elle, sous l’apparence d’une figure grisâtre et mélancolique, et lui murmura quelque chose à l’oreille. La femme tressaillit, parut mécontente, crut que c’était un pur effet de l’imagination et alla dans une chambre pour parler à une servante. L’âme ne se retira pas, mais poursuivit la femme de ses remontrances : celle-ci alla de nouveau à la fête le lendemain. Alors la figure grise et mélancolique vint à moi : elle me parla d’une voix creuse et sourde qui semblait sortir du fond d’un puits et dans un langage bref où beaucoup de choses se disent en peu de mots. Je compris qu’elle était retenue dans un état de captivité et d’obscurité, parce qu’elle était née dans une bergerie où les brebis n’allaient pas aux vrais pâturages, ce qui faisait qu’elles connaissaient à peine leur pasteur et ne pouvaient rien recevoir de lui. Il est terrible de vivre dans l’iniquité et l’aveuglement par la faute de ses aïeux et de ne s’en apercevoir qu’après la mort. Elle était chargée par Dieu de parler à cette paysanne et d’avertir celle-ci qui, excitée par de faux amis, était au moment d’entamer un procès dont le résultat devait être de lui faire perdre ce qu’elle possédait et de réduire ses filles à la misère. Elle avait marié son fils à la fille d’une veuve et elle avait pris avec ladite veuve des engagements par suite desquels elle allait se jeter dans ce procès qui devait lui faire perdre son bien et son crédit. Quant à l’âme qui me parlait, c’était celle du mari de cette paysanne et elle ne pouvait trouver de repos que la femme n’eût changé d’avis : mais malheureusement ce mari était dans un état de captivité où il ne pouvait rien faire, sinon inquiéter sa femme par des reproches intérieurs et la porter à de meilleures pensées. Il ne cessait pas d’y travailler : mais jusqu’alors ses efforts avaient été inutiles : car la femme croyait toujours que c’étaient de pures imaginations. Elle ne s’ouvrait à personne, cherchait des distractions dans les noces, les baptêmes et les fêtes de village, ne prêtait l’oreille qu’à des domestiques et des servantes perfides qui la poussaient plus avant dans sa mauvaise voie et ne voulait pas écouter des voisins honnêtes et sensés. Aussi n’y avait-il pas de bénédiction sur sa maison et son ménage, parce que cette femme cachait en confession d’anciens péchés et étouffait toujours les avertissements de sa conscience : or, la grâce ne se trouve que sur le chemin de la pénitence. »

« Depuis longtemps, disait l’esprit du mari, j’inquiète ma malheureuse femme, mais elle subit de plus en plus l’influence de la veuve et cela doit la conduire à sa ruine : elle ne veut pas m’écouter et quand elle ne peut plus résister à son inquiétude, elle court à l’étable et à la prairie, visite ses troupeaux et ses champs ou fait faire des travaux. Tu as prié récemment pour ma pauvre femme : tu as prié avec tant de ferveur que Dieu t’a exaucée : tu as offert à Dieu pour ma femme les cruelles souffrances de ce jour-là et cela m’a fait obtenir la grâce de pouvoir venir à toi et te prendre avec moi pour m’aider. Je vais maintenant te conduire à mon fils auquel tu parleras : je suis trop étroitement lié : je ne le puis pas moi-même. Peut-être que mon fils pourra ouvrir les yeux à sa mère : il est bon et simple et ne refusera pas de nous croire. » J’allai alors avec l’esprit d’abord à la fête du village où sa femme était assise en compagnie d’autres femmes. Je vis qu’il s’approcha encore d’elle et lui parla à l’oreille, lui disant qu’il fallait enfin se délivrer de la veuve et ne pas risquer sa vie, son âme et son bien dans un procès injuste. Je vis la femme triste, inquiète, quitter sa société et chercher d’autres conversations. L’esprit me dit aussi que cette femme insensée était au moment d’engager l’affaire, mais qu’il ne resterait pas inactif, car ses souffrances dans l’autre monde et sa séparation de la lumière étaient aggravées et prolongées par la folie de sa femme, dont lui-même était en partie responsable parce que le ménage avait été souvent mal administré par sa faute. Il me conduisit alors chez son fils. Le chemin était long et désert et il me fallut traverser un grand étang dont les eaux étaient agitées. Le passage était très dangereux. Je faisais de grands efforts et j’avais peur. L’âme était à mes côtés, sa voix était caverneuse et semblait venir de loin : l’angoisse et le péril étaient partout. Sur le chemin, l’âme me disait à chaque champ, à chaque chaumière, quel danger pour l’avenir, quel péché s’y rattachait, comment il fallait prier et agir. Quand nous fûmes de l’autre côté de l’eau, le chemin se dirigea au nord à travers une contrée d’un aspect sombre. Nous arrivâmes à un gros bourg. L’âme me conduisit à travers un champ à une chaumière : nous entrâmes dans la chambre du fils. Il fut saisi d’effroi : je crois qu’il vit l’esprit de son père : mais pourtant il se remit. Il me fallut lui parler longuement, lui dire qu’il devait mieux prier qu’il ne faisait et lui indiquer ce qu’il avait à faire à l’égard de sa mère qui allait tout perdre si elle s’engageait dans le procès de sa belle-mère. Je lui dis que l’âme de son père, qui ne pouvait arriver à sa mère, lui recommandait d’avertir celle-ci et de lui dire que c’était par sa faute qu’il ne pouvait trouver de repos. J’eus encore à lui dire des choses importantes dont je ne me souviens plus. Ce fils me partit simple, bon et pacifique : il a le visage rond, le nez un peu retroussé ; il n’y a en lui aucun artifice. Il fut très ému et montra un grand désir de marcher dans la bonne voie, l’état de sa mère lui faisait beaucoup de peine. La simplicité de ce jeune paysan était vraiment touchante. Je vis alors l’effet de mes paroles dans une vision à grande distance. Je vis le fils appeler sa femme d’une pièce où elle filait. Elle le suivit de très mauvaise humeur, tenant le rouet entre elle et lui. Mais il lui parla de ce qui lui était arrivé et la pria de faire en sorte que sa mère pût se retirer du procès. J’entendis la femme dire une fois : « Il faut ôter à ta mère jusqu’à la robe qu’elle a sur le corps. » Je vis le mari l’implorer à genoux pour sa mère, demander qu’on lui laissât au moins deux champs et deux métairies que je vis en l’air comme des îles. J’entendis alors la femme dire : « Tu es si bon et si honnête que je rendrai une robe à ta mère si je le puis. » Ce fut comme si dès lors le procès de la veuve allait de travers, comme si l’affaire tombait du mauvais côté où elle penchait, et comme si la paysanne n’y était plus impliquée. Je vis celle-ci plus pauvre, mais dans une meilleure voie, parmi les paysans de la commune contre lesquels la veuve avait commencé le procès inique. J’aurai encore souvent à accompagner la pauvre âme. C’était un chemin bien difficile, notamment sur l’eau. Dans la détresse et les efforts de cette âme, il y avait quelque chose de singulièrement touchant. Quand je voulais m’approcher de la paysanne, je ne le pouvais pas : elle était toujours environnée comme d’un lac : elle se tenait au milieu et semblait près de tomber. »

Dans la dernière semaine d’octobre 1821, elle eut à s’occuper des pauvres âmes avec des efforts très laborieux, tout en souffrant de grandes douleurs dans le bas-ventre : « J’allai, dit-elle, dans un lieu obscur visiter des âmes qui n’étaient pas catholiques. Il leur manquait quelque chose que je devais leur faire avoir. Elles me demandaient de faire moi-même et de faire faire des pièces d’habillement pour divers pauvres et de me procurer les étoffes nécessaires, au moyen d’aumônes. Toutes ces pièces d’habillement me furent montrées et il me fut dit où j’aurais les étoffes. Je voulais d’abord décliner la proposition, mais les pauvres âmes me pressèrent tellement que j’y consentis, et ce fut pour moi une tâche bien pénible. » Au milieu de ses douleurs, elle tailla pendant plusieurs jours des chemises pour des pauvres et fut durant ce temps très troublée par des visites de parents et par la vive impatience que causait au Pèlerin le dérangement qui en résultait : cependant elle surmonta parfaitement tout ce qui pouvait l’exciter à l’impatience, ainsi que le Pèlerin fut obligé de le reconnaître, à la date du 4 octobre : « Quoique souffrant excessivement de ses douleurs dans le bas-ventre, dit-il, elle a été aujourd’hui enjouée, patiente et affectueuse. De nouvelles visites d’étrangers, qu’elle n’osait pas refuser, l’ont extrêmement fatiguée, mais n’ont pu troubler son calme et sa bonne volonté. Elle parle avec beaucoup de bienveillance de tous ceux qui lui causent des ennuis. » Elle raconta de son côté : « J’ai encore eu beaucoup à faire avec les pauvres âmes et je sais toutes les pièces d’habillement que je dois faire pour des indigents. Je connais aussi leur forme, leurs dimensions et l’étoffe qu’il faut employer : mais je ne connais pas encore les pauvres auxquels elles sont destinées. Il m’a encore été recommandé de demander pour cela des aumônes au Pèlerin. Je visiterai les âmes souffrantes dans mon voyage à la maison des noces : j’ai en outre à nettoyer là, dans le champ, un coin de terre inculte et plein de ronces. Dans la maison des noces elle-même je trouvai la grosse cuisinière. Elle avait autour du corps un cercle de fer où étaient pendus ses cuillers, ses écuelles et tous ses ustensiles. Comme le mal que j’ai au bas-ventre me faisait excessivement souffrir, mon confesseur m’ordonna de résister à la douleur. Je me tins tranquille : mais vers minuit elle devint encore plus vive et je vis comme une horrible figure fondre sur moi. Je me soulevai avec peine et je dis avec simplicité et avec foi : « Va-t’en bien vite ! Que viens-tu faire ici ? Je n’ai pas besoin de toi. Mon confesseur me l’a ordonné. » Et aussitôt la douleur disparut et je fus en repos jusqu’au matin. » – Le 10 octobre, les vêtements demandés par les âmes souffrantes étaient achevés : alors on annonça la venue d’une pauvre femme qui en demandait pour ses enfants : d’autres indigents furent nommés par les pauvres âmes à Anne Catherine pour qu’elle leur donnât ce qui restait. Le 7, le Pèlerin avait déjà fait la remarque suivante : « Elle a préparé tous les objets qui lui ont été demandés par les âmes souffrantes, mais elle ne sait pas pour qui. La nuit elle avait fait chercher l’étoffe dans les boutiques, elle savait où elle se trouvait et où elle manquait. »

 

Fin d’octobre 1821 : « Depuis plusieurs jours, à cause de l’approche du jour des Morts, elle a continuellement de rudes travaux à faire la nuit avec des âmes en peine qu’elle connaît ou qu’elle ne connaît pas : souvent elle est requise par une âme qui lui apparaît ou par l’ange gardien de celle-ci de faire telle ou telle chose comme satisfaction. Elle doit exhorter des vivants à un travail, à une réparation. Ainsi dans ces dernières nuits l’âme d’une défunte vint la trouver et lui exposa qu’un bien mal acquis lui avait été transmis par ses parents et qu’il était maintenant entre les mains de sa fille. Anne Catherine eut à avertir cette fille et à faire un grand voyage au milieu d’une neige épaisse : elle se souvenait aussi d’une merveilleuse église spirituelle dans laquelle il lui avait fallu servir la messe et donner la sainte communion à quelques âmes. » – « Je fus très intimidée, dit-elle, quoique je dusse prendre l’hostie avec un linge. Je sentais que ma qualité de femme me l’interdisait. Je ne servis la messe non plus qu’avec beaucoup d’inquiétude, jusqu’à ce que le prêtre se tourna vers moi et me dit d’un ton très grave qu’il fallait le faire et que cela devait être ainsi. Je reconnus dans ce prêtre le défunt abbé Lambert qui était tout lumineux. Je n’ai plus cette scène bien présente à l’esprit et je ne la comprends pas. »

Le matin du 25 octobre, le Pèlerin la trouva toute terrifiée et toute bouleversée : « J’ai eu cette nuit, dit-elle, une effrayante vision qu’encore maintenant je ne puis pas chasser de mon esprit. Comme je priais hier soir pour les mourants, je fus conduite près d’une femme assez riche et j’eus la douleur de voir qu’elle allait se damner. Je luttai avec Satan devant son lit, mais sans succès : il me repoussa ; il était trop tard. Je ne puis dire quel fut mon désespoir quand il enleva cette âme et qu’il laissa là le corps courbé en deux et aussi repoussant pour moi qu’une charogne. Je ne pus m’en approcher : je ne le vis que de haut et de loin ; il y avait là aussi des anges qui regardaient. Cette femme avait un mari et des enfants. Elle passait pour une très bonne personne et elle vivait à la mode du monde. Elle avait un commerce illicite avec un prêtre, et c’était là un vieux péché d’habitude qu’elle n’avait jamais confessé. Elle avait reçu tous les sacrements : on parlait de sa belle contenance et on la disait bien préparée. Elle était pourtant dans l’angoisse à cause du péché qu’elle avait tenu secret. Alors le diable lui envoya une misérable vieille femme, son amie, à laquelle elle s’ouvrit sur ses inquiétudes. Mais celle-ci l’exhorta à chasser ces pensées et à ne pas faire de scandale ; elle lui dit qu’il fallait se tenir en repos quant aux choses passées, qu’elle ne devait plus se tourmenter maintenant qu’elle avait reçu les sacrements et édifié tout le monde, qu’elle ne devait pas exciter des soupçons, mais s’en aller en paix à Dieu. Puis la vieille femme ordonna qu’on la laissât seule et en repos. Mais la malheureuse, si voisine de la mort, avait encore l’imagination pleine de désirs qui la portaient vers le prêtre complice de son péché. Et lorsque je l’abordai, je trouvai Satan sous la figure de ce prêtre qui priait devant elle. Elle-même ne priait pas, car elle agonisait, pleine de mauvaises pensées. Le maudit lui lisait des psaumes ; il lui citait, entre autres, ces paroles : Qu’Israël espère dans le Seigneur, car en lui est la miséricorde et la rédemption surabondante, etc., etc. Il fut furieux contre moi. Je lui dis de faire une croix sur la bouche de la mourante, mais il ne le put pas. Tous mes efforts furent inutiles : il était trop tard, on ne pouvait pas arriver à elle ; elle mourut. Ce fut quelque chose d’horrible quand Satan emmena son âme. Je pleurai et je criai. La misérable vieille femme revint, consola les parents qui étaient là et parla de la belle mort de son amie. Lorsque je m’en allai, en passant sur un pont qui était dans la ville, je rencontrai encore quelques personnes qui allaient chez elle. Je me dis : « Ah ! si vous aviez vu ce que j’ai vu, vous vous enfuiriez loin d’elle ! » Je suis encore toute malade et je tremble de tous mes membres. »

À peine eut-elle dit cela qu’elle pria le Pèlerin de la laisser seule : on l’appelait, disait-elle, elle voyait quelque chose ; il fallait qu’elle priât. Le Pèlerin remarqua sur son visage cette absorption qu’il connaissait, quoiqu’elle fût encore parfaitement éveillée. Il tira le rideau devant elle et la quitta. Dans l’après-midi, elle raconta ce qui suit : « J’ai vu ce matin, lorsque je vous ai prié de vous retirer, une religieuse mourante qui ne pouvait recevoir le saint viatique parce que la clef de la sacristie était perdue. C’était un couvent supprimé ; les malades y étaient restées avec quelques autres, mais en habits séculiers. Quelques nonnes étaient logées dans la ville. On célébrait encore le service divin dans l’église et le Saint-Sacrement y était. Cette ville était habitée en partie par des protestants. Je les vis visiter la malade. Il vint aussi de la ville des religieuses mises hors du couvent : on bavardait et on buvait du café près de cette malade. Elle avait une phtisie : elle était au moment de mourir et demandait les derniers sacrements. Lorsque le prêtre vint, on ne put trouver la clef de la sacristie. Une nonne négligente l’avait mise près du foyer dans un petit trou de mur et elle l’avait oubliée par distraction. On cherchait de tous côtés, tout était en mouvement : on parlait beaucoup, et c’était une confusion générale. Le prêtre se retira. Je vis tout cela : je vis aussi que la nonne était sur le point de mourir, ce qu’on n’imaginait pas. Mon conducteur m’ordonna de prier et la clef fut retrouvée, je ne sais comment. Le prêtre fut rappelé et la malade reçut le saint viatique. Je ne connaissais pas cette religieuse et je ne sais plus où cela se passait. »

« Dans la ville où était morte la malheureuse femme, j’allai près du lit de mort d’un écrivain. C’était un homme de bien, mais il avait écrit quelquefois, contre sa conscience, des choses répréhensibles qu’il avait oubliées. Il s’était confessé et avait communié et on le laissait seul sur le conseil d’autres personnes inspirées par l’ennemi. Alors Satan lui suggéra diverses pensées et chercha à le pousser au désespoir. Il obséda le mourant de visions où plusieurs personnes lui représentaient le mal causé par ses écrits et il le jeta dans une grande angoisse. Ce pauvre homme allait ainsi mourir dans l’abandon. Alors mon guide me conduisit à lui et il me fallut par mes prières susciter des inquiétudes dans l’âme d’un prêtre, de manière à le faire accourir près du malade. Le malade le reconnut et le pria de ne pas le déranger, parce qu’il avait des affaires à traiter avec les gens qui étaient là.

Le prêtre s’aperçut qu’il était dans le délire, lui jeta de l’eau bénite et lui fit baiser quelque chose qu’il portait à son cou ; sur quoi il revint à la raison et raconta au prêtre les angoisses qui s’étaient si subitement emparées de lui. Cette fois l’ennemi se prit dans son propre piège : s’il n’avait pas poussé cet homme au désespoir, il ne se serait souvenu de rien. Je vis alors qu’il fit chercher des papiers et que le prêtre mit divers écrits en ordre, en présence de témoins : après quoi cet homme mourut en paix. J’ai eu aussi à intervenir, à l’occasion de la mort de jeunes gens que l’amour de la danse avait menés à mal. Les choses se passèrent bien, là aussi. »

 

Le 22 septembre, un grand buveur d’eau-de-vie mourut subitement en état d’ivresse à Dulmen. Elle le vit toute la nuit dans une horrible situation, et dit que les diables étaient couchés près de lui, le tétant comme de jeunes chiens.

28 octobre 1821. « J’ai vu cette nuit la bienheureuse vierge Ermelinde. Dans sa douzième année, elle avait des relations innocentes avec un jeune homme auquel ses parents voulaient la marier. Elle était noble et riche et habitait dans une grande maison où je vis, un jour qu’elle voulait aller jusqu’à la porte au-devant du jeune homme, Jésus lui apparaître et lui dire : « Ne m’aimes-tu pas plus que lui ? » Comblée de joie, elle répondit que oui : alors Jésus alla avec elle dans sa chambre, et lui donna un anneau pour signifier qu’il la prenait pour épouse. Je vis qu’aussitôt elle se coupa les cheveux et dit à ses parents, ainsi qu’au jeune homme, qu’elle s’était fiancée à Dieu. Je priai la sainte de me conduire à des mourants et à des âmes en peine et ce fut comme si je voyageais avec elle à travers la Hollande. Il me fallut avec beaucoup de peine et de fatigue passer tantôt dans l’eau, tantôt à travers des terres basses et marécageuses, des tourbières et des fossés de toute espèce. Je fus auprès de pauvres gens qui ne pouvaient avoir de prêtre parce qu’il fallait pour cela aller à de grandes distances et traverser l’eau. Je consolai, priai et assistai dans des circonstances de toute nature. De là, j’allai toujours plus avant vers le nord. Je ne puis pas bien me rendre compte dans quelle région est proprement le purgatoire. Le plus souvent je vais au nord : mais je perds ensuite le contact du sol naturel : il me faut aller par un passage ténébreux et surmonter beaucoup de difficultés, d’obstacles, de souffrances, telles que peuvent les produire l’eau, la neige, les épines, les marécages et choses semblables. Je travaille à les vaincre pour les pauvres âmes, et après cela il me semble souvent descendre par des chemins ténébreux et sans consistance, et aller comme sous la terre. J’arrive ensuite dans des lieux où règnent, à des degrés différents, l’obscurité, le brouillard, le froid, les désagréments de toute espèce ; et là je vais d’un endroit à l’autre vers des âmes placées plus haut ou plus bas et d’un accès plus ou moins facile. Cette nuit encore je suis allée d’un lieu à l’autre, j’ai donné des consolations et en outre j’ai été chargée de divers travaux. Ainsi il m’a fallu dire tout de suite les litanies des Saints et les sept psaumes de la Pénitence. Mon guide me dit qu’il faut bien prendre garde de m’impatienter et offrir tout ce qui peut me déplaire au profit des pauvres âmes. Le lendemain matin je ne pensais plus à cette exhortation et j’étais au moment de me mettre en colère à propos d’une certaine chose, mais je réprimai ce mouvement ; je suis toute heureuse de l’avoir l’ait et je remercie mon cher ange gardien qui m’y a aidé. On ne peut pas dire quelle consolation on donne aux âmes souffrantes par un petit sacrifice et une petite victoire sur soi-même. »

 

2 novembre 1821. Elle était, depuis quinze jours déjà, continuellement occupée des âmes du purgatoire, faisant pour elles toute sorte de prières, de mortifications, d’aumônes et de travaux spirituels afin de compléter ce qui manquait encore pour leur délivrance. Elle semblait préparer et disposer une foule de choses afin de pouvoir les présenter achevées le jour de la commémoration des morts. Elle avait constamment offert pour ces âmes des actes héroïques de patience et de charité, elle avait offert toutes ses actions et toutes ses souffrances. Elle raconta ce qui suit : « J’ai fait avec les saints de nouveaux voyages au purgatoire. Les prisons où les âmes subissent leur châtiment ne sont pas dans un même lieu : il y a de grandes différences entre elles et il me faut faire des voyages d’un endroit à l’autre. La route se dirige souvent de telle manière qu’on voit au-dessous de soi des mers, des montagnes de glace, de la neige, des nuages. Souvent il me semble descendre par un chemin qui tourne tout autour de la terre. Les saints passent légèrement près de moi ; ils ont sous eux comme un support de nuées lumineuses qui marche avec eux. Ces voies lumineuses sont sous les pieds de l’un d’une autre couleur que sous ceux de l’autre, correspondant à la diversité des sources de consolation et d’assistance qu’ont fait jaillir les travaux accomplis par eux pendant leur vie. Il me faut avec cela toujours aller par des chemins difficiles et ténébreux que je parcours en priant, ce qui est un travail fait au profit des âmes. Je rappelle alors aux saints leurs souffrances et je les offre à Dieu pour les âmes avec les souffrances de Jésus. Je vois les lieux où séjournent les âmes différer entre eux selon l’état de celles-ci : cependant ils me font toujours l’effet d’être de forme ronde et semblables à des globes. Je ne puis les comparer qu’avec les endroits que j’appelle jardins, parce que j’y vois conservées, comme des fruits, des grâces et des influences spéciales. Ainsi les différents séjours des âmes sont comme des jardins, des magasins, des mondes contenant une grande variété de choses déplaisantes, de privations, de tourments, de misères, d’angoisses, etc., etc. : il y en a parmi eux de plus petits que les autres. Quand j’y arrive, je vois distinctement leur contour arrondi, je vois aussi un rayon de lumière tomber sur un point ou une lueur crépusculaire éclairer l’horizon. Ces séjours sont les meilleurs. Dans aucun on ne voit le ciel bleu : tout y est partout plus ou moins terne et sombre. Dans beaucoup de lieux, les âmes sont très serrées les unes contre les autres et on est là dans une grande angoisse. Quelques endroits sont plus profonds et plus sombres, d’autres plus élevés et plus éclairés. Les lieux où elles sont enfermées séparément sont aussi de formes diverses ; quelques-uns, par exemple, sont comme des fours à cuire le pain. Ceux qui étaient réunis sur la terre ne sont ensemble que quand ils ont besoin d’une purification du même degré. Dans beaucoup d’endroits, la lumière est colorée, par exemple couleur de feu, ou trouble, ou rougeâtre. Il y a des endroits où de mauvais esprits font souffrir les âmes, les effrayent et les tourmentent. Ce sont les plus affreux et on les prendrait pour l’enfer si la patience indiciblement touchante des âmes ne persuadait le contraire. On ne peut dire quelle joie, quelle consolation ressentent ceux qui restent quand d’autres sont délivrés. Il y a aussi des séjours où les âmes font des travaux de pénitence, comme celles que j’ai vues une fois courir tumultueusement et élever des remparts : il en était de même de ces îles où étaient des femmes, cultivant des fruits qui étaient emportés sur des barques. Ce sont celles qui peuvent faire quelque chose pour d’autres placées dans une position inférieure : elles sont dans une situation meilleure. Cela peut être une image symbolique : mais c’est pourtant réel. Dans cette région la nature est faible, molle, sans vigueur et les fruits s’en ressentent : pourtant ils donnent un soulagement à d’autres âmes encore plus indigentes. Souvent des rois et des princes retrouvent ceux qui ont été opprimés par eux et qu’ils servent humblement au milieu des souffrances. J’ai vu dans le purgatoire des protestants qui avaient été pieux dans leur ignorance. Ils sont très délaissés parce que les prières leur manquent. J’ai vu des âmes, quand quelques autres étaient délivrées, passer des degrés inférieurs à une condition meilleure. Plusieurs peuvent aller et venir et échanger des consolations. C’est une grande grâce que de pouvoir apparaître pour demander des prières et du secours. J’ai vu aussi des lieux où étaient purifiées des âmes qui ont été proclamées saintes sur la terre, mais dont la sainteté n’était pas encore arrivée à la perfection lorsqu’elles étaient sorties de ce monde. J’ai été aussi dans beaucoup d’endroits et dans plusieurs églises ; j’ai visité des prêtres et j’ai commandé des messes et des exercices de dévotion. J’ai été à Rome, dans l’église de Saint-Pierre, près de certains ecclésiastiques d’un haut rang : c’étaient des cardinaux, à ce que je crois. On devait dire là sept messes pour diverses âmes et je ne sais plus pourquoi on avait négligé de le faire. Lorsqu’elles furent dites, je vis des âmes délaissées, toutes sombres et tristes, se presser autour de l’autel. Elles disaient comme tourmentées par la faim : « Qu’il y a longtemps que nous n’avons eu de nourriture ! » Je crois que c’étaient des messes de fondation qu’on avait oubliées. La confiscation des fondations pour messes des morts est, comme je le vois, une affreuse cruauté et un vol fait aux plus pauvres d’entre les pauvres. Je ne vis sur mon chemin que peu ou point de personnes vivantes : mais je rencontrai des âmes, des anges et des saints et je vis aussi beaucoup d’effets produits par la prière. J’ai aussi ces jours-ci traîné au confessionnal et à l’église beaucoup de gens qui sans cela n’y seraient pas allés. »

Elle passa tout le jour en prière pour les âmes du purgatoire, récita pour elles l’office des morts et rendit une telle quantité de sang par la plaie du côté et par la poitrine qu’il traversa ses vêtements. Lorsque le Pèlerin revint le soir, il la trouva en prière et toute raidie par l’extase. Il y avait bien une demi-heure qu’elle était ainsi lorsque son confesseur entra dans la chambre : alors elle se redressa subitement, marcha d’un pas ferme et assuré ; comme une personne bien portante, vers le confesseur stupéfait, se prosterna, le visage contre terre, et chercha à baiser ses pieds qu’il retira tout confus. Cependant il finit par la laisser faire : alors elle se releva sur ses genoux et lui demanda sa bénédiction pour elle et pour toutes les âmes qui étaient avec elle. Elle resta encore agenouillée et en prière pendant quelques minutes, demanda encore une fois la bénédiction pour les âmes, puis se leva et marcha vers sa couche d’un pas rapide. Son front était couvert de sueur et son visage avait une expression joyeuse. Pendant tout ce temps et encore après, elle était restée dans l’état d’extase le plus complet. Lorsque, le jour suivant, le Pèlerin lui rapporta la chose, elle voulait à peine croire que cela se fût réellement passé ainsi, mais elle se souvint distinctement que des défunts, anciens pénitents du P. Limberg, l’avaient priée de lui baiser les pieds et de lui demander sa bénédiction. « Cela a été très pénible pour moi, dit-elle, parce qu’il n’a pas consenti tout de suite et qu’il ne m’avait pas bien comprise. Il n’a pas non plus donné la bénédiction avec une foi ferme, ce qui fait que, dans la nuit, j’ai eu encore quelque chose à faire pour les âmes. »

 

2 novembre 1822. « J’ai eu cette nuit beaucoup à faire dans le purgatoire. J’y allai en me dirigeant toujours vers le nord ; il me fait l’effet d’être situé au-dessus du lieu où est comme la pointe du globe terrestre. Quand je suis là, j’ai les montagnes de glace comme au-dessus de moi : pourtant il ne me parut pas que ce fût dans l’intérieur de la terre, car je voyais la lune et, en courant autour des prisons, j’essayai de faire une ouverture, afin de faire entrer dans quelques-unes un peu de clair de lune. De l’extérieur, cela se présente à moi comme un mur noir, avec quelques reflets brillants, ayant la forme d’une demi-lune. À l’intérieur il y a des passages et comme des chambres innombrables, élevés ou surbaissés, montant ou descendant. Près de l’entrée, on est moins mal : les âmes errent et se glissent de côté et d’autre, mais plus bas elles sont plus étroitement emprisonnées. Cà et là on en voit couchées dans une cavité, dans une fosse : souvent aussi plusieurs sont réunies dans un même lieu et placées plus haut ou plus bas. Parfois on en voit une assise à une certaine hauteur, comme sur une pierre. Plus loin dans l’arrière-fond, ce sont des scènes plus terribles, les démons y exercent leur empire et c’est un enfer temporaire. Les âmes sont livrées à divers supplices : des spectres affreux, de hideuses figures de diables parcourent ces lieux, tourmentent et épouvantent les âmes. »

« Je vois aussi dans le purgatoire un lieu de prière, une sorte d’église où elles reçoivent souvent des consolations. Elles tournent les yeux de ce côté comme nous vers nos églises. Les âmes n’ont aucun secours venant immédiatement du ciel ; elles reçoivent tout de la terre et des hommes vivants qui, pour acquitter leurs dettes, offrent au juge suprême des prières et des bonnes œuvres, des mortifications et des actes de renoncement, mais surtout le saint sacrifice de la messe. Quand je vais d’ici vers le nord et que je passe sur la glace, à l’endroit où la circonférence de la terre se rétrécit considérablement 3, je vois de là le lieu où est le purgatoire comme quand on voit le soleil ou la lune très bas à l’horizon : on passe ensuite par-dessus une espèce de bourrelet, de rue, d’anneau (elle ne trouve pas le mot propre) et ensuite on a devant soi le purgatoire formant comme un demi-cercle. À gauche, mais assez loin en avant, est le moulin ; à droite sont les nombreux travaux de terrassement et les retranchements. Quand je suis dans le purgatoire, je ne vois, à l’exception de mon guide, personne autre qui le visite, mais çà et là, dans le lointain, sur la terre, des anachorètes, des religieux et religieuses, de pauvres gens, lesquels, priant et se mortifiant, travaillent pour les âmes souffrantes. Ce purgatoire est celui de l’Église catholique : les sectes sont séparées là comme ici et souffrent beaucoup plus, parce qu’elles n’ont pas de membres qui prient sur la terre, ni le saint sacrifice de la messe. On ne distingue si les âmes sont des âmes d’hommes ou de femmes que quand on examine de plus près ce qu’elles ont de particulier. On voit des figures, les unes plus sombres, les autres plus claires, dont le visage incroyablement altéré exprime la douleur, mais exprime aussi la patience. On ne peut dire combien elles sont touchantes à voir. Rien n’est plus consolant que leur patience, la joie que chacune ressent de la délivrance des autres et leur sympathie pour les souffrances d’autrui et pour les âmes qui arrivent. J’ai vu là aussi des enfants. »

« La plupart sont là par suite de cette légèreté avec laquelle on traite ce qu’on appelle les petits péchés et qui fait qu’on néglige de petites condescendances envers le prochain, de petits actes de charité et de petites victoires sur soi-même. Les rapports des âmes avec la terre ont quelque chose de doux et de tendre en ce qu’elles éprouvent déjà un grand soulagement par l’effet du désir et de l’intention qu’ont les vivants de les secourir et d’alléger leurs peines. Que de bien fait celui qui se surmonte continuellement lui-même pour l’amour de ces âmes, qui aspire continuellement à les secourir ! » Pendant ces jours et ces nuits-là, elle souffrit excessivement de la soif et prit sur elle de toutes les manières.

 

3 novembre. « Je fus dans la région située en avant du purgatoire, dans la région des glaces, près d’un moulin où beaucoup de princes, de rois et de régentes sont obligés de moudre, comme on le fait faire sur la terre à des chevaux et à des hommes. Ils sont obligés de moudre de la glace. Les femmes portaient au moulin toute sorte de mets recherchés et d’objets précieux qu’il leur fallait moudre, et à quelque distance étaient des chiens qu’on nourrissait avec cette mouture. Leurs anciens serviteurs étaient maintenant leurs maîtres et les excitaient au travail. » Elle parla aussi d’un chemin menant au purgatoire qu’elle avait suivi et parla de beaucoup de pays qu’elle décrivit ; elle semblait avoir traversé l’Asie pour gagner le pôle nord. Elle avait passé par le pays originaire de Djemschid, puis par une contrée où étaient de hautes montagnes remplies de singes, grands et petits : quand il faisait froid d’un côté, ils passaient de l’autre. Puis elle vint dans un pays dont les habitants, couverts de peaux de bêtes, sont laids de visage et portent de longs cheveux ; ils sont misérablement logés et se font traîner par des chiens ; on voit même là de ces chiens traîner sans conducteurs les traîneaux chargés de marchandises et revenir ensuite au logis. Il y a là des hommes blancs et des noirs, mais ceux-ci y sont venus depuis peu. Ces gens font la chasse à de petits animaux au corps allongé, porteurs de riches fourrures, qui ont de longues oreilles, des pattes courtes et ne sont pas aussi jolis que ceux qui sont au pied de la montagne des prophètes. Ces animaux vont de là encore plus au nord. On y trouve un pays plein de marais et de déserts, mais il y fait un peu plus chaud ; il semble que le soleil levant y arrive quelquefois. J’y vois courir des animaux de cette espèce. Il y a par endroits des petits hommes chétifs au nez écrasé et une végétation misérable. » Après cela elle ne mentionne plus de terre habitée, tout est nébuleux et grisâtre ; il fait noir à l’horizon. Elle passe ensuite sur cette voie ou cet anneau mentionnés plus haut, qu’elle décrit comme étant de bronze ou de métal, puis elle se trouve devant le purgatoire, sous lequel l’enfer situé à une grande profondeur retourne vers le centre de la terre. « Sur ces chemins, dit-elle, je vois la lune extrêmement grande, pleine de cavités et de montagnes vomissant du feu. Tout y est comme pétrifié ; on dirait des arbres de corail. La lune attire et renvoie une grande quantité de vapeurs : c’est comme si elle pompait beaucoup de liquide et le rejetait ensuite. Je ne vis des hommes semblables à nous ni dans la lune, ni dans d’autres astres : plusieurs astres sont comme des corps consumés par le feu et où il n’y a plus de vie. J’y vois séjourner des âmes et des esprits, mais pas d’hommes de notre espèce. »

 

4 novembre. « Je ne sais pas où j’ai été, ni pourquoi j’ai eu cette vision. J’ai été conduite dans une belle maison : une femme me montra les figures sculptées de son mari : c’étaient de très belles statues païennes. Il me fallut descendre toujours, passer par des portes très étroites et presque ramper. Les images étaient de plus en plus laides et à la fin tout à fait horribles. Alors vint un homme qui me conduisit dans des salles pleines de peintures dont la beauté allait toujours croissant. Je me disais souvent : « Ah ! si le Pèlerin pouvait voir cela ! » Plus l’homme s’arrêtait longtemps à regarder les tableaux, plus ils devenaient beaux. Enfin je sortis de là. J’eus après cela une autre vision. Je vis un protestant avec sa femme, qui était catholique, parcourir diverses chambres pleines d’objets d’art de tout genre et lui montrer des salles voûtées toutes pleines de tableaux et de raretés, ce qui le réjouissait beaucoup, et j’entendis la femme lui dire que toutes ces choses étaient pour lui l’objet d’une véritable idolâtrie : mais, disait-elle, à quoi cela menait-il ? Il ferait bien mieux de penser à Dieu et à l’Église. Il lui répondit que, selon lui, il suffisait d’être honnête homme pour être agréable à Dieu et que le reste était chose secondaire. Elle nia qu’il en fût ainsi et lui dit que, dans son voisinage, elle aussi sentait sa foi s’affaiblir, mais qu’elle avait conservé des enseignements de son instituteur qu’elle indiqua. Je vis aussi qu’elle le mena dans un caveau où étaient enterrés plusieurs de ses ancêtres : alors la voix d’un aïeul, sortant d’un tombeau qui ne contenait plus que de la pourriture et de la poussière, retentit aux oreilles de cet homme. C’était une voix forte et caverneuse qui parla longuement quoiqu’avec des interruptions. Il lui était possible, disait cet ancêtre, de réparer beaucoup de maux que lui-même avait faits ; il en avait les moyens, et rien ne l’en empêchait. Le défunt parla très longtemps de la seigneurie dont il s’était emparé par la violence, de sa séparation d’avec l’Église, de la quantité de personnes qu’il avait entraînées dans l’erreur, de la misère et de la confusion qui s’en étaient suivies. Il y avait pour son descendant autre chose à faire que de cultiver les beaux-arts, de donner des bals et des fêtes : ses sujets étaient livrés aux loups qui les déchiraient et s’engraissaient de leur substance. C’était là qu’il fallait porter secours. Il fallait aussi restaurer la vraie foi et rendre à l’Église ce qui était à elle, autrement il ne lui resterait rien que cette pourriture et ces cendres, et il perdrait tout le reste. »

« Pendant ce long discours, divisé, pour ainsi dire, en chapitres où venait se placer toute l’histoire de cette famille, celui auquel il s’adressait tomba en défaillance à diverses reprises et voulut plusieurs fois s’enfuir, mais sa femme le retint tendrement dans ses bras et l’encouragea à rester et à écouter. J’ai oublié ce qui s’ensuivit et je ne sais pas quels fruits a produits l’exhortation. Le père de cet homme qui avait, je crois, deux enfants, vivait encore : mais il avait perdu la raison et le fils devait bientôt prendre en main l’administration des affaires de la famille. Sa femme et lui s’aimaient, et elle avait un grand empire sur lui. J’eus cette vision le matin, en plein jour et éveillée. »

 

Ames souffrantes des fanatiques qui s’étaient crucifiés

à Wildensbuch près Zürich.

 

19 octobre 1823. « J’ai été dans le purgatoire et j’ai vu plusieurs personnes de la secte de Mme Krüdener, dont quelques-unes se sont martyrisées récemment. Ces gens n’étaient pas dans le purgatoire des catholiques, ils étaient au dessous ou à l’entour, dans des espèces de fosses, quelques-uns au fond, quelques autres sur les bords de ces fosses. C’étaient les âmes qu’une ignorance aveugle avait engagées dans cette affaire. Ils pouvaient s’entretenir avec les âmes souffrantes des catholiques et les suppliaient avec une amère douleur d’avertir leurs amis encore vivants afin qu’ils reconnussent leur erreur et se tournassent vers l’Église. Ces âmes répondaient qu’elles ne pouvaient rien, qu’il fallait qu’un vivant priât, travaillât et fît dire la messe pour eux. » (Anne Catherine semblait s’être chargée elle-même de cela ; car elle prescrivit à tous ceux auxquels elle donnait des vêtements d’entendre la sainte messe, et elle-même de son côté fit dire des messes.) « J’appris aussi là comment le diable avait poussé ces gens à ces meurtres et à ces crucifiements, comment il les avait rendus insensibles à la douleur et comment plusieurs d’entre eux étaient perdus pour l’éternité. Je sus aussi qu’une secte plus raffinée était en train de se former. » (Elle décrivit celle de Hennhoefer.) « Je vis encore que parmi les démons enchaînés par le Christ, lors de sa descente aux enfers, quelques-uns ont été déliés, il n’y a pas longtemps, et ont suscité cette secte. J’ai vu que d’autres sont relâchés de deux générations en deux générations. »

 

Habitations de la Jérusalem céleste.

 

Le 8 janvier 1820, Overberg, à Munster, avait remis pour Anne Catherine au chapelain Niesing de Dulmen un reliquaire en forme de tour que celui-ci porta sous son bras de Munster à Dulmen. Quoiqu’elle ne pût connaître en aucune façon le dessein qu’avait Overberg de lui envoyer ce reliquaire, elle vit pourtant le chapelain revenant à Dulmen porter pendant tout le voyage une flamme blanche sous le bras.

« J’étais toujours dans l’étonnement, dit-elle, de ce qu’il il ne se brûlait pas, et j’avais presque envie de rire en le voyant aller ainsi son chemin, sans faire aucune attention à cette lumière : c’étaient pourtant des flammes de couleurs variées comme celles de l’arc-en-ciel. Je ne vis d’abord que ces flammes de diverses couleurs : quand il fut plus près, je vis aussi le vase. Il le porta en passant devant ma maison et à travers toute la petite ville. Je n’y pouvais rien comprendre : j’étais presque attristée, pensant qu’il se dirigeait vers l’autre porte pour l’emporter hors de la ville. Les reliques qui étaient dedans me préoccupaient beaucoup. Je fus informée qu’il y en avait de très anciennes et d’autres plus modernes qui avaient été retirées des lieux où elles étaient, à l’époque des anabaptistes. » Le lendemain, Niesing lui ayant remis le reliquaire, elle en éprouva beaucoup de joie, et le 12 janvier elle raconta au Pèlerin la vision suivante relative à une relique qui s’y trouvait : « Je vis venir à moi l’âme d’un jeune homme sous une forme vague et toute lumineuse, avec un vêtement à peu près semblable à celui de mon conducteur. Une auréole blanche l’entourait et il me dit qu’il avait gagné le ciel par la continence et par la victoire remportée sur les penchants de la nature. Il lui avait même été avantageux de s’être abstenu de cueillir des roses malgré le désir qu’il en avait. Alors mon sens intime subit une sorte d’éclipse et je passai à une autre scène. Je vis cette âme, sous la forme d’un adolescent de treize ans, se promener avec plusieurs camarades dans un grand et beau jardin de plaisance. Il avait un chapeau froncé, une sorte de jaquette jaune, très juste, ouverte par devant, descendant par-dessus le haut-de-chausses, et dont les manches se terminaient par une sorte d’appendice près de la main. Les culottes et les bas ne faisaient qu’un et étaient lacés très étroitement sur les côtés. La partie lacée était d’une autre couleur que le reste. Les genoux avaient des attaches : les souliers étaient étroits et garnis de rubans. Il y avait dans le jardin des haies bien taillées, plusieurs berceaux de verdure élégamment disposés et des petits pavillons d’agrément qui souvent étaient carrés à l’extérieur, tandis que l’intérieur était en forme de rotonde. Il y avait aussi des champs avec beaucoup d’arbres et des gens qui travaillaient. Ces travailleurs avaient des vêtements assez semblables à ceux dont j’avais coutume d’habiller les bergers à la crèche du couvent. Le jardin appartenait à des personnes d’un rang élevé habitant la ville voisine, ville importante qui était la patrie du jeune homme. Il était permis de s’y promener. Je vis les adolescents sauter gaiement et cueillir des roses rouges et blanches sur des haies de rosiers : mais le bienheureux jeune homme surmonta l’envie qu’il avait de faire comme eux et les autres lui mirent sous le nez, pour le narguer, leurs gros bouquets de roses. Ici l’esprit bienheureux me dit : « J’avais été préparé à cette victoire sur moi-même par une autre beaucoup plus utile et plus difficile que j’avais remportée. Il y avait dans une famille voisine de la maison de mon père une jeune fille d’une rare beauté, compagne de mes jeux, et que j’aimais beaucoup en toute innocence. Mes pieux parents allaient souvent au sermon et j’entendis une fois à l’église le prédicateur dire qu’il fallait se garder de semblables relations : j’évitai alors, en me faisant beaucoup de violence, la société de cette jeune fille et ce fut cette victoire sur moi-même qui fut cause que je renonçai à cueillir les roses. » Lorsqu’il eut dit cela, j’entrai plus avant dans la vision et je vis cette jeune fille pleine de grâce et fraîche comme une rose aller par la ville : je vis la belle maison des parents de l’adolescent située sur une grande place carrée qui était celle du marché. Toutes les maisons avaient sur le devant des portiques en arcades. Son père était un riche négociant. J’entrai dans la maison, je vis le père, la mère et plusieurs autres enfants. C’était une bonne et pieuse famille, chrétiennement gouvernée. Le père faisait le commerce de drap et de vin : il était vêtu avec luxe et portait une escarcelle de cuir pendue au côté. C’était un homme grand et gros ; la mère, qui était aussi fortement constituée, avait une riche et singulière coiffure. Ses cheveux relevés au-dessus du front formaient une espèce de bourrelet retenu par une broche d’argent ; par là-dessus elle portait un bonnet pointu enroulé dans de larges dentelles et d’où pendaient par derrière de larges rubans. Son vêtement était rouge et brun. Le jeune homme était l’aîné de leurs enfants. Devant la maison étaient des chariots chargés de marchandises. Au centre du marché était une fontaine entourée d’une belle grille de fer artistement travaillée avec des figures de grandeur naturelle ; au milieu du bassin se trouvait encore une figure qui versait de l’eau. Il y avait aux quatre coins de la place de petits bâtiments semblables à des guérites. La ville elle-même était située dans une contrée fertile : d’un côté elle était entourée comme d’un fossé ; devant la porte qui était à l’opposé coulait une rivière assez forte. Elle avait environ sept églises, mais aucun clocher remarquable. Les toits à la vérité étaient à angles très aigus, mais devant les maisons il y avait des constructions affectant la forme carrée.

« Après cela je vis encore que le jeune homme alla dans un couvent pour y étudier. Je ne puis pas bien dire quel était ce pays : cela semblait une ville allemande, cependant je n’en ai pas la certitude. Ce couvent était à une douzaine de lieues de la ville, situé dans un lieu solitaire, sur une montagne où il y avait des vignes. L’adolescent était très studieux et tellement plein de confiance dans la Mère de Dieu que, quand il ne comprenait pas quelque chose dans les livres, il disait à son image de Marie : « Vous avez enseigné votre enfant, vous êtes aussi ma mère, instruisez-moi donc aussi. » Et alors Marie lui apparaissait en personne et l’enseignait, et il était plein de simplicité et de confiance avec elle. Son humilité était cause qu’il ne voulait pas être élevé à la prêtrise, mais tous faisaient grand cas de lui à cause de sa piété. Il passa trois ans dans le couvent ; où il fut gravement malade pendant un an ; il y mourut dans la vingt-troisième année de son âge et il y fut enterré. Il y avait, parmi ceux qui l’avaient connu, un homme qui ne pouvait pas maîtriser ses passions et qui tombait très souvent dans le péché. Ayant une très grande confiance dans le défunt, il vint prier sur son tombeau plusieurs années après sa mort. Le bienheureux lui apparut et lui donna des instructions, puis il lui dit de remarquer un signe en forme d’anneau qu’il avait au doigt et qu’il avait reçu lors de ses fiançailles avec Jésus et Marie : il lui enjoignit de dire qu’on eût à chercher ce signe sur son corps comme preuve qu’il lui était réellement apparu. L’ami, qui était un homme d’une trentaine d’années, rapporta ce qui lui avait été dit. On fit la levée du corps, on trouva le signe et on se le partagea comme relique. Ce jeune homme n’a pas été déclaré saint. Il me rappela beaucoup saint Louis de Gonzague par toute sa manière d’être. »

« Son âme me conduisit dans un lieu qu’il me dit appartenir à la Jérusalem céleste. Tout y était lumineux et transparent. J’arrivai sur une grande place ronde, entourée de beaux palais resplendissants ; au milieu, s’étendait, à travers la place, une grande table couverte de mets qu’on ne saurait décrire. De quatre des palais environnants partaient des arcades de fleurs qui venaient se réunir au-dessus du centre de la table et y formaient une couronne élégante autour de laquelle je vis briller les noms de Jésus et de Marie. Il n’y avait là aucun produit de l’art : tout était végétation et fructification naturelle. Ces arcades présentaient un mélange de fleurs très variées, de beaux fruits et de figures brillantes. Je connus là la signification de toutes ces choses et de chacune d’elles, car je vis ce qu’elles étaient en réalité : ce n’était pas proprement une signification, c’était plutôt une essence, une substance qui pénétrait dans l’esprit comme un rayon de soleil multiple et qui en même temps instruisait. Ici-bas cela ne peut pas s’exprimer avec des paroles. Il y avait sur un des côtés, un peu en arrière des palais, deux églises, l’une plus rapprochée consacrée à Marie, l’autre à l’enfant Jésus. Elles étaient octogones. Lorsque j’y fus arrivée, d’innombrables âmes d’enfants bienheureux sortirent de tous les côtés, à travers les parois, sur tous les points des palais resplendissants, et volèrent au-devant de moi pour me souhaiter la bienvenue. Ils se montraient au commencement sous la forme qu’affectent généralement les âmes dans leurs apparitions ; mais ensuite je les vis habillés de la manière dont ils l’étaient pendant leur vie et je reconnus plusieurs de mes compagnons d’enfance, décédés à une époque antérieure. Je reconnus avant tous les autres le petit Gaspard, le frère de Diericke, un enfant espiègle, quoique point méchant d’ailleurs, qui était mort dans sa onzième année, à la suite d’une longue et très douloureuse maladie. Cet enfant vint à moi, il me conduisit et m’expliqua tout. Je m’étonnais de voir si beau et si distingué ce petit Gaspard qui, de son vivant, n’était ni l’un ni l’autre. Comme j’exprimais ma surprise de me trouver là, il me dit : « Ce ne sont pas tes pieds qui t’amènent ici, c’est la vie que tu mènes. » Ce discours me réjouit beaucoup. Comme au commencement je ne le reconnus pas tout de suite, il me dit : « Ne te souviens-tu pas comment j’ai aiguisé ton couteau ? Je me suis vaincu moi-même en cette occasion et cela m’a été avantageux. Ta mère t’avait donné quelque chose à couper en deux et ton couteau était si émoussé que tu ne pouvais en venir à bout : tu pleurais et tu avais peur que ta mère ne se fâchât. Je vis cela et je me dis d’abord : « Je veux voir comment sa mère la traitera » ; mais ensuite je fis un effort sur moi et je me dis : « Je vais repasser le couteau de la pauvre fille. » Je le fis en effet, je le vins en aide et cela a profité à mon âme. Te souviens-tu encore qu’un jour où les enfants jouaient d’une manière peu convenable, tu leur dis que c’était un vilain jeu, qu’il ne fallait pas faire cela : puis tu te retiras, tu t’assis dans un fossé et tu pleuras. Je vins alors à toi et je te demandai pourquoi tu ne voulais pas jouer avec nous. Tu me répondis que quelqu’un t’avait emmenée en te prenant par le bras. Je réfléchis là-dessus et je pris sur moi pour ne plus jouer à des jeux de ce genre. Cela m’a été bon. Te rappelles-tu encore qu’un jour où nous allions en troupe ramasser des pommes tombées d’un arbre, tu nous dis qu’il ne fallait pas faire cela. Je répondis que, si nous ne le faisions pas, d’autres le feraient. Tu dis alors qu’il ne fallait donner à personne une occasion de scandale. Et tu ne pris pas une seule pomme. Je remarquai aussi cela, à part moi, et j’en tirai profit. – Un jour je voulais te jeter un os et je vis que quelqu’un détourna de toi le coup. Cela aussi m’alla au cœur. » Le petit Gaspard me remit encore en mémoire une quantité de choses du même genre. Je vis alors que nous recevions tous, pour chaque victoire sur nous-mêmes et chaque bonne action de toute nature, un mets particulier que nous mangions, en ce sens que nous en avions l’intelligence et qu’il brillait à travers nous. Cela ne peut s’exprimer dans le langage humain. Nous n’étions pas assis à une table, nous volions en quelque sorte d’un bout à l’autre et chacun ressentait une saveur particulière pour chaque acte de renoncement. Au commencement une voix se fit entendre disant : « Celui-là seul peut comprendre cette nourriture qui la prend. » Mais ces mets étaient la plupart du temps des fleurs merveilleuses, des fruits, des pierres brillantes, des figures, des plantes d’une substance spirituelle tout autre que celle des objets d’ici-bas. Ils étaient servis sur des plats brillants, transparents, d’une beauté indescriptible, et il en sortait une force merveilleuse pour ceux qui, par tel ou tel acte de renoncement accompli sur la terre, s’étaient mis dans une certaine relation avec l’un ou l’autre de ces mets. Toute la table était aussi couverte de petits verres de cristal en forme de poire, semblables à ceux dans lesquels m’avaient été présentés quelquefois des breuvages salutaires ; nous buvions dans ces vases. Un des premiers mets qui furent servis était de la myrrhe qui était merveilleusement arrangée. D’un plat d’or sortait un petit calice dont le couvercle avait un petit bouton sur lequel était un beau petit crucifix. Sur le bord du plat étaient des lettres lumineuses d’un bleu violet ; je ne pus comprendre ce qu’elles disaient : je ne le comprendrai que dans l’avenir. De ce plat sortaient, comme par une végétation naturelle, de beaux bouquets de myrrhe, qui s’élevaient en forme de pyramides de couleur jaune et verte jusqu’à la coupe du calice. C’étaient de petites feuilles frisées avec des fleurs semblables à des œillets d’une beauté extraordinaire : en haut était un bouton rouge entouré de pétales du plus beau bleu violet. L’amertume de cette myrrhe était, pour l’esprit, une douceur merveilleusement aromatique et fortifiante. J’eus ma part de ce plat à cause de toute l’amertume de cœur que j’avais supportée en silence dès mes premières années. Pour ces pommes que j’avais laissées à terre sans y toucher, des pommes lumineuses me furent données à savourer : il y en avait un grand nombre réunies sur une même branche. J’eus aussi un mets particulier pour le pain sec que j’avais distribué en grande quantité à des pauvres. Il avait une grande ressemblance avec ce pain, mais il était comme du cristal où se réfléchissaient mille couleurs et il était servi sur une assiette de cristal. Pour avoir refusé de prendre part à ce jeu inconvenant, je reçus un vêtement blanc. Le petit Gaspard m’expliquait tout, et ainsi nous avancions toujours davantage le long de la table. Je vis encore, comme m’étant destinée, une petite pierre toute seule sur un plat, telle que je l’avais reçue autrefois au couvent. J’entendis aussi dire là que je recevrais avant ma mort un vêtement blanc et une pierre blanche sur laquelle serait inscrit un nom que seule je pourrais lire. C’était à l’extrémité de la table que l’amour du prochain recevait sa récompense. »

« C’étaient des vêtements blancs, des fruits blancs, de grosses roses blanches et toute espèce d’aliments et d’objets merveilleux d’une blancheur admirable. Il m’est impossible de décrire tout cela. Le petit Gaspard me dit : « Il faut que tu voies aussi quelles crèches nous avons ici. Tu as toujours aimé à faire de petites crèches. » Alors nous allâmes tous dans les églises, d’abord dans l’église de la Mère de Dieu où l’on chantait incessamment. Il y avait aussi un autel sur lequel se succédaient toutes sortes de tableaux de la vie de Marie, et tout autour étaient, à des hauteurs diverses, des chœurs d’adorateurs. Il fallait passer par cette église pour arriver à la petite crèche qui était dans l’autre église. Dans celle-ci aussi il y avait un autel sur lequel était représentée la naissance du Sauveur, puis, se succédant les uns aux autres, des tableaux de sa vie jusqu’à l’institution du Saint-Sacrement, tout à fait dans le genre de ceux que j’ai vus en vision. »

Ici la narratrice s’interrompit pour exhorter le Pèlerin à travailler à son salut avec plus d’ardeur, à tout faire aujourd’hui, à ne pas remettre au lendemain. Car la vie est si courte et le compte à rendre si rigoureux ! Après cela elle continua : « J’allai alors dans un lieu plus élevé. Je montai près de l’église dans un jardin plein de fruits magnifiques avec des tables élégamment ornées et des dressoirs couverts de riches dons. De tous côtés je voyais voler là des âmes qui sur la terre avaient fait beaucoup de bien par leurs études et leurs écrits et qui s’étaient ainsi rendues utiles aux autres. Elles allèrent de divers côtés dans le jardin : tantôt une d’elles, tantôt plusieurs s’arrêtaient près d’une table pour recevoir ce qui leur était destiné. Au milieu du jardin s’élevait un appareil demi-circulaire, avec des gradins, où étaient exposés les objets les plus précieux. En avant et des deux côtés s’avançaient des bras dont chacun présentait un livre. Ce jardin, là où l’on voyait des chemins vers l’extérieur, paraissait avoir de belles portes. Par une de ces portes, je vis entrer un superbe cortège : toutes les âmes présentes se pressèrent en foule de ce côté et formèrent deux rangs pour souhaiter la bienvenue aux arrivants. C’étaient des âmes en grand nombre qui introduisaient le bienheureux Stolberg. Elles formaient comme une procession avec des bannières et des guirlandes de fleurs. Quatre portaient sur leurs épaules, mais sans que ce fût un poids pour elles, une litière d’honneur où le bienheureux était plutôt assis que couché. Les autres suivaient et ceux qui étaient venus recevoir la procession portaient des fleurs et des guirlandes. Stolberg avait au-dessus de sa tête une couronne, formée surtout de roses blanches, de petites pierres étincelantes et d’étoiles. Cette couronne ne reposait pas précisément sur sa tête, mais planait toujours au-dessus. Au commencement toutes ces âmes m’apparurent sous des formes semblables, comme celles que j’avais vues plus bas dans le ciel des enfants : mais ensuite chacune m’apparut comme portant le costume et les insignes de sa condition sur la terre, et presque toutes étaient de celles qui par leurs travaux et leurs enseignements en avaient amené d’autres dans la voie du salut. Je vis Stolberg descendre de son siège qui disparut aussitôt, puis je le vis s’avancer vers les dons qui lui étaient destinés. Je vis paraître un ange derrière les gradins de l’hémicycle. De trois côtés de cet appareil couvert de fruits, de fleurs et de vases précieux, s’avançait un bras tenant un livre ouvert, en face des assistants. L’ange reçut des esprits qui l’entouraient des livres dans lesquels il effaça ou marqua diverses choses et qu’il plaça sur deux piédestaux qui étaient à ses côtés. Ces esprits reçurent de lui à leur tour des écrits grands et petits qu’ils répandirent, les faisant passer de main en main. Je vis notamment une infinité de petits écrits dirigés d’un certain côté par l’intermédiaire de Stolberg. Il me semblait que c’était la continuation dans le ciel des travaux et des œuvres opérés sur la terre par ces sortes d’âmes. Je vis alors aller de ces gradins à Stolberg un grand plat transparent et au milieu de ce plat apparaître un beau calice d’or autour duquel étaient disposés des raisins, des petits pains, des pierres précieuses et de petits flacons de cristal. Le calice n’était pas fixe comme sur l’assiette de myrrhe : ils y buvaient ainsi que dans les flacons et se nourrissaient de tout ce qui était là. Stolberg distribuait tout aux uns et aux autres. Lorsque les âmes se communiquaient quelque chose, je les voyais souvent se donner la main. Après cela tous furent emmenés plus haut pour rendre grâce. Après cette vision mon guide me dit qu’il me fallait aller à Rome auprès du Pape et exciter son zèle pendant sa prière : il devait me dire tout ce que j’aurais à faire là. »

 

 

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CHAPITRE XII

 

TRAVAUX PAR LA PRIÈRE ET LA SOUFFRANCE POUR LE CHEF DE L’ÉGLISE PIE VII, POUR LA PROVINCE ECCLÉSIASTIQUE DU HAUT-RHIN, POUR LA CONVERSION DES PÉCHEURS ET POUR LES MOURANTS. – TABLEAUX DE FÊTES.

 

1. Pie VII.

 

Les cinq dernières années du pontificat de Pie VII furent pour lui un temps d’épreuves non moins rudes que ne l’avaient été son arrestation par les satellites de Napoléon, sa prison, ses liens et les mauvais traitements qu’il avait eus si longtemps à supporter. Bien plus, quand on considère la dignité et la magnanimité incomparables que l’auguste patient sut opposer aux plus révoltantes iniquités de son orgueilleux oppresseur, il est permis de conclure, quant à ses tribulations ultérieures, qu’il avait dû être moins pénible pour son grand et noble cœur de se trouver sans défense et sans protection en face au puissant conquérant que de voir, après sa délivrance, tendu autour du Saint-Siège, le réseau de tromperies, de trahisons et d’artifices à l’aide duquel on voulait l’empêcher de satisfaire aux devoirs de sa charge de pasteur suprême envers l’Église catholique dans les pays allemands. Pendant ces deux périodes de son règne, si rempli de soucis et de souffrances, Anne Catherine fut peut-être le plus remarquable des instruments cachés au moyen desquels Dieu donna son assistance au chef de l’Église et travailla à l’encontre de ses adversaires. De même que de nos jours, Marie de Moerl a eu à prier et à lutter pour Grégoire XVI et pour Pie IX ; de même que, dans des moments de détresse et de dangers particuliers pour l’Église, ses souffrances sont arrivées à un degré tout à fait extraordinaire, de même Anne Catherine, pendant tout le pontificat de Pie VII, fut la fidèle image de la communauté apostolique de Jérusalem qui offrait à Dieu ses prières incessantes pour Pierre, lorsqu’il était retenu en prison par Hérode 4. Sans doute il ne lui a été possible d’en raconter que peu de chose au Pèlerin : mais les lecteurs qui, plus tard, ont pu connaître en détail de quels fils cette trame était formée, seront aussi facilement convaincus de la vérité de ce qui lui a été montré en vision qu’ils seront surpris de la grandeur de la mission donnée à cette âme privilégiée.

 

15 novembre 1819. « Il me fallut aller à Rome. Je vis le Pape faire trop de concessions dans d’importantes affaires traitées avec des hétérodoxes. Il y a à Rome un homme noir qui sait beaucoup obtenir par des flatteries et des promesses. Il se cache derrière des cardinaux : et le Pape, dans l’espoir d’obtenir une certaine chose, a consenti à une autre chose qui sera exploitée d’une manière nuisible. J’ai vu cela sous la forme de conférences et d’échange d’écrits. Je vis ensuite l’homme noir se vanter plein de jactance devant son parti : « Je l’ai emporté, disait-il ; nous allons voir bientôt ce qui en est de la pierre sur laquelle est bâtie l’Église. » Mais il s’était vanté trop vite. Il me fallut aller trouver le Pape. Il était à genoux et priait. Ce fut quelque chose d’étrange. Je lui dis avec beaucoup de chaleur ce que j’avais été chargée de lui dire : cependant il semblait qu’il y avait quelque chose entre lui et moi, et il ne me parla pas. Mais je le vis tout à coup se lever et sonner. Il fit appeler un cardinal qu’il chargea de retirer la concession qui avait été faite. Le cardinal fut bouleversé et lui demanda d’où lui venait cette pensée. Le Pape répondit qu’il n’avait point à s’expliquer là-dessus : cela suffisait, dit-il, il en devait être ainsi. L’autre sortit tout stupéfait. Je vis à Rome beaucoup de gens pieux qu’attristaient fort les intrigues de l’homme noir. Il avait l’air d’un juif. »

« Après cela, il me fallut aller à Munster, près du vicaire général. Il était assis à une table, lisant un livre. J’eus à lui dire qu’il gâtait beaucoup de choses par sa roideur, qu’il devait donner des soins plus particuliers à son troupeau et rester davantage chez lui pour ceux qui avaient besoin de le voir. Ce fut alors comme s’il eût trouvé dans son livre un passage qui lui suggérait ces pensées : il fut mécontent de lui-même. J’allai aussi chez Overberg : il se tenait en repos, consolait des vieilles femmes et des jeunes filles et priait sans cesse en son particulier. »

 

12 janvier 1820 : « Mon guide me dit qu’il fallait aller près du Pape et ranimer son courage pendant qu’il prierait. Il devait me dire tout ce que j’aurais à faire. J’arrivai à Rome. C’est quelque chose de singulier : je passe à travers les murailles : je me tiens en haut dans un coin et je vois les personnes au-dessous de moi. Quand j’y pense pendant le jour, cela me fait une étrange impression. Souvent aussi je suis ainsi chez d’autres personnes. J’eus à dire au Pape, pendant sa prière, qu’il devait se recueillir davantage parce que la chose qu’on négociait en ce moment avec tant d’artifice était de grande conséquence : il devait se revêtir plus souvent de son pallium ; il avait ainsi plus de force et recevait plus abondamment la grâce du Saint-Esprit. Ce petit manteau a un certain rapport avec l’ornement dont le grand prêtre de l’ancienne alliance devait se revêtir quand il prophétisait. Maintenant on est d’avis que le Pape ne peut s’en servir qu’à certains jours : mais il n’y a pas de temps qui ne soit bon quand la nécessité presse. Il fallait aussi qu’il réunît plus souvent les cardinaux en assemblées solennelles. Il traite ces affaires trop en particulier et sans en rien dire, et il est souvent trompé. Les ennemis inventent chaque jour de nouvelles ruses. Il est question maintenant de donner aux protestants une part dans le gouvernement du clergé catholique. J’ai eu à lui dire qu’il devait invoquer l’Esprit-Saint pendant trois jours et qu’ensuite il ferait ce qui devait être fait. Beaucoup de gens de son entourage ne valent rien : il faut qu’il les confonde publiquement : cela les corrigerait peut-être. »

 

13 janvier : « Je me trouvai encore à Rome près du Pape. Il est maintenant fermement résolu à ne rien signer. Mais les autres vont s’y prendre avec plus d’adresse. Je vis plusieurs fois les mouvements que se donnait l’homme noir, si rampant et si artificieux. Ils cèdent souvent sur des choses qu’ils doivent nécessairement regagner plus tard. » Sa prière pour le Saint-Père était accompagnée de telles souffrances que le Pèlerin en parle en ces termes : « Elle est pleine de courage et toujours dans l’attente comme si elle se préparait à porter secours, à faire quelque chose qui la réjouira beaucoup. Elle dit qu’elle voit s’approcher d’elle deux saintes religieuses et aussitôt commencent ces tortures qu’elle a déjà eues à souffrir, il y a une semaine. Il arrive tout à coup que ses bras sont tirés en haut par une force étrangère et invisible et semblent être mis en croix avec des cordes : les pieds aussi sont croisés : tout le corps est dans une telle tension qu’on croirait qu’elle va être mise en pièces. La douleur fait trembler et tressaillir ses pieds avec des mouvements très rapides : ses dents grincent et elle pousse des gémissements étouffés. Le tremblement de ses membres se répéta plusieurs fois avec violence et l’on entendait craquer tous ses os. En outre tout le haut du corps se soulevait en l’air, les mains placées derrière le dos, roide comme s’il eût été de bois et aussi dépourvu de pesanteur que si c’eût été du carton creux. Tous les muscles étaient roidis et soumis à une tension qui les rendait incapables de mouvement. On voyait que cet état était tout à fait involontaire, qu’une force extérieure agissait. Son corps faisait tous les mouvements d’une personne étendue sur la croix. Cela dura environ dix minutes au bout desquelles elle laissa retomber ses mains. Elle s’affaissa alors tout à fait sur elle-même et commença à parler en vision, disant que trois personnes qu’elle ne connaissait pas l’avaient étendue sur la croix avec des cordes. Elle vit ensuite monter sur une échelle une grande quantité d’âmes sortant du purgatoire qui la remerciaient. Après cela elle se sentit flageller et déchirer à coups de fouet. Après une courte pause, ses mains furent de nouveau violemment tirées en l’air, et le supplice reprit son cours comme la première fois. Cela finit encore au bout d’environ dix minutes. La sueur coulait de son front. Alors elle ne cessa de prier le Pèlerin de remettre à leur place ses mains et ses pieds arrachés. Il le fit en mettant des reliques dans ses mains qu’elle put alors remuer. Elle avait soutenu cette lutte pour les gens qui mouraient cette nuit mal préparés et pour d’autres qui ne pouvaient pas recevoir les sacrements. Elle vit environ cinquante mourants, la plupart jeunes gens ou prêtres. Elle ne voit jamais d’enfants lorsqu’elle a de ces services à rentre. Ces cinquante personnes furent assistées d’une manière ou d’une autre. Elle dit qu’elle devait encore une fois souffrir et cette fois pour l’Église. Et le même jour elle eut une troisième crise du même genre. Son confesseur lui donna l’assistance sacerdotale par l’imposition des mains et la prière, ce qui lui procura un grand soulagement. Son abondante sueur froide disparut bientôt, mais, quand elle revint à elle, elle ne put pas parler parce que sa langue était paralysée et rentrée dans le gosier. La bénédiction de son confesseur lui en rendit l’usage. Alors elle le pria de nouveau de remettre en place ses bras et ses mains. Il la bénit au nom de Jésus et elle se sentit assistée. Elle était d’une faiblesse excessive, mais pourtant sereine, comme quelqu’un qui, fatigué jusqu’à en mourir, a achevé une bonne œuvre et qui tombe en touchant le but. Elle dit encore avec un contentement naïf : « J’aurai encore à passer une rude nuit tout à fait seule, et si une âme vient à moi, je devrai rendre des actions de grâces : dans tous les cas, je dois être contente. »

 

Le 15 au matin le Pèlerin la trouva toute brisée. Ses membres tremblaient et souffraient encore beaucoup, par suite de la terrible tension qu’ils avaient subie, et il en avait été de même toute la nuit. Elle dit que, dans la matinée du jour précédent, cette souffrance lui avait été annoncée par son guide pour trois heures de l’après-midi, mais qu’elle avait demandé un répit jusqu’au soir. Dans ces circonstances, disait-elle, elle se comportait d’une manière toute passive et laissait disposer d’elle sans résistance. Elle-même ne donnait aucun concours actif. Ils avaient été trois qui l’avaient étendue sur la croix et déchirée avec des fouets et des verges. Elle ne savait pas qui ils étaient. Elle voyait toujours d’avance les misères pour lesquelles elle souffrait, et cela lui donnait un vif désir de porter secours et de souffrir. Elle avait vu cette nuit que le Pape ne céderait rien, qu’il ne souscrirait pas aux mauvaises et artificieuses propositions, quoi qu’il en pût arriver. Elle voyait presque tous les évêques plongés dans le sommeil. Mais elle avait vu venir un nouveau Pape ; il semblait que ce fût entre 1840 et 1850 : celui-là devait se montrer plus vigilant et plus sévère. Elle l’avait vu dans le lointain, dans une ville un peu plus au midi que Rome : il ne portait pas un habit de moine, mais il avait sur son habit quelque chose comme une croix, un insigne religieux. L’état de l’Église, disait-elle encore, était extraordinairement affligeant. Les adversaires étaient si rusés et si habiles ; le clergé si indolent, si timide et faisait si peu d’usage du pouvoir qu’il tenait de Dieu ! Elle en avait vu quelques-uns qui désiraient devenir Papes, mais qui ne le seraient pas. Son martyre avait eu lieu sur le haut d’une montagne : elle l’avait subi dans la position horizontale : elle avait pu voir une grande étendue de pays. La montagne des prophètes était en face d’elle. « Je sens encore très vivement, ajoutait-elle, la pression des cordes de cette nuit. Dans un moment où j’avais une corde autour du corps, je tombai tout à coup, et alors la corde me serra d’une manière bien douloureuse. C’était comme si on m’eût déchiré toutes les veines et brisé tous les nerfs. Ce n’est que depuis ma confirmation que j’ai eu à supporter de semblables tortures pour le prochain : auparavant je n’avais à souffrir que ce que je m’imposais moi-même. Tous mes accidents et mes maladies étranges ont été des souffrances pour autrui, spécialement au couvent.»

 

22 février 1820. « J’arrivai, en passant par-dessus Francfort, dans une ville entourée de vignobles. J’y vis dans une église beaucoup de désordre et de mauvais prêtres. J’eus là à consoler un vieux prêtre que ses méchants chapelains accusent devant l’évêque, parce qu’assisté de deux sacristains, il les a chassés du confessionnal et de l’église, à la suite d’une nuit qu’ils avaient passée à boire. Cela fait beaucoup de bruit. Le vieux prêtre disait la messe, il n’y avait pas d’autre office. Il est maintenant en état d’accusation. Personne ne viendra à son aide, sinon Dieu. »

 

2. Sainte-Marie de la Rotonde et la chapelle protestante de l’ambassade de Prusse à Rome.

 

13 mai 1820 : « Cette nuit, d’onze heures à trois heures du matin, j’ai eu une vision des plus merveilleuses sur deux Églises et deux Papes et sur une infinité de choses anciennes et nouvelles. Je dirai, aussi bien que je le pourrai, ce que je m’en rappelle encore. Mon ange gardien vint me dire qu’il fallait aller à Rome et porter deux choses au Pape. Je ne sais plus ce que c’était, et c’est peut-être la volonté de Dieu que je ne m’en souvienne plus. Je demandai comment je pourrais faire un si grand voyage, étant aussi malade que je l’étais, mais comme il me fut dit que j’arriverais sans difficulté, je ne fis plus d’objections. Il y avait devant moi une merveilleuse voiture, plate et mince : elle avait deux roues : le fond était rouge avec une bordure blanche. Je ne vis pas de chevaux : on m’y posa doucement et je vis en même temps un enfant lumineux, blanc comme la neige, voler vers moi d’un des côtés, et se placer à mes pieds sur la voiture. Cet enfant me rappela l’enfant habillé de vert représentant la patience. Il était singulièrement aimable et attrayant et tout à fait transparent ; il m’était donné pour me consoler et prendre soin de moi. La voiture était très mince et très lisse, et je pensai que je pourrais peut-être glisser en bas. Mais elle se mit doucement en mouvement à elle toute seule. Je vis seulement un homme brillant de lumière aller en avant. Le voyage ne dura pas longtemps ; cependant nous traversâmes beaucoup de pays, beaucoup de montagnes et aussi une grande étendue d’eau. Lorsque nous arrivâmes, je reconnus Rome. Je me trouvai bientôt près du Pape. Je ne sais plus s’il priait ou s’il dormait. Je devais lui dire ou lui donner deux choses, et j’appris que j’aurais à venir encore une fois pour lui en annoncer une troisième. J’eus ensuite une merveilleuse vision. Je vis tout à coup Rome comme elle était à une époque antérieure, et je vis un Pape du nom de Boniface (Boniface IV) et un empereur dont je ne me rappelle plus le nom (Phocas). Je ne savais pas me retrouver dans la ville : tout était différent, même les cérémonies du culte : cependant je reconnus que c’était le culte catholique. Je vis aussi un grand édifice rond, semblable à une coupole. C’était un temple des faux dieux, plein de belles statues d’idoles. Il n’y avait pas de fenêtres, mais le jour venait par une ouverture pratiquée dans le haut de la voûte, au-dessus de laquelle se trouvait un appareil pour garantir de la pluie. Il semblait que toutes les idoles qui existent se trouvassent là. Elles étaient dans diverses positions et plusieurs étaient très belles : il y avait pourtant aussi de bien singulières images. Je vis là, par exemple, des oies auxquelles on rendait un culte. Au milieu du temple s’élevait un échafaudage assez haut, se terminant en pyramide et tout couvert d’images. Je n’y vis pas célébrer de culte idolâtrique : mais tout était bien conservé. Je vis des envoyés du pape Boniface se rendre auprès de l’empereur et lui demander le temple pour en faire une église. J’entendis distinctement celui-ci déclarer que le Pape devait y laisser subsister les anciennes statues d’idoles et y ériger la croix à laquelle lui, empereur, ferait rendre les plus grands honneurs. Cette proposition me parut faite en toute simplicité et sans mauvaise pensée. Je vis les envoyés revenir, et Boniface réfléchir pour savoir comment il pourrait se conformer à certains égards à la volonté de l’empereur. Je vis alors, pendant qu’il délibérait, un prêtre simple et pieux en prière devant une croix : il portait une longue robe blanche qui avait comme une queue par derrière. Je vis apparaître un ange à ses côtés, puis il se leva, alla aussitôt trouver Boniface et lui dit qu’il ne devait en aucune manière accéder au désir de l’empereur. Je vis un envoyé se rendre auprès de l’empereur qui consentit à ce qu’on vidât le temple. Je vis aussi arriver les gens de l’empereur : plusieurs statues d’idoles furent retirées et portées dans la ville impériale : mais il en resta aussi beaucoup à Rome. Je vis encore toute la cérémonie de la consécration du temple, les saints martyrs y assistaient avec Marie à leur tête. L’autel n’était pas au milieu, mais adossé au mur. Je vis porter dans l’église plus de trente chariots d’ossements sacrés. Beaucoup furent renfermés dans les murs : d’autres pouvaient être vus : il y avait dans le mur des ouvertures rondes, fermées par quelque chose qui ressemblait à du verre. Lorsque j’eus vu cette scène dans ses plus petits détails, je vis le Pape actuel et je vis qu’au-dessous de lui il s’était formé à Rome une autre église ténébreuse. C’était dans une grande et vieille maison, semblable à un hôtel de ville : il y avait des colonnes sur le devant. Je ne vis dans cette église ni autel ni sanctuaire, mais seulement des bancs et au milieu comme une chaire. On y prêchait et on y chantait : il n’y avait rien de plus. Très peu de personnes y assistaient : mais je vis un singulier spectacle. Chacun tirait de son sein une idole différente, la plaçait devant lui et l’adorait. C’était comme si chacun mettait au dehors sa pensée intime, la passion qui l’animait, sous la forme d’un nuage noir, qui, lorsqu’il était dehors, prenait aussitôt une figure déterminée. C’étaient purement des figures comme j’en avais vu suspendues au collier de la fausse fiancée dans la maison des noces 5, des représentations d’hommes et d’animaux de toute espèce. Le dieu de l’un était large avec une tête crépue ; il avait plusieurs bras qu’il avançait et voulait tout engloutir et tout dévorer : le dieu de l’autre se faisait petit et se ramassait en lui-même : un autre avait seulement un billot de bois qu’il regardait en roulant les yeux ; celui-ci avait devant lui une affreuse bête, celui-là une longue perche. Le plus étrange était que toutes ces idoles remplissaient la salle entière et que l’église, où les assistants étaient en petit nombre, se trouvait pleine d’idoles, à ce point qu’il y avait à peine assez de place : quand ils eurent fini, le dieu de chacun rentra en lui. Toute la maison était sombre et noire, et tout ce qui s’y faisait n’était que ténèbres et obscurité. Alors je vis aussi le rapport entre l’un et l’autre Pape, entre l’un et l’autre temple. Je regrette d’avoir oublié les chiffres, mais il me fut dit et montré combien l’un avait été faible, quant au nombre de ses adhérents et de ses appuis humains, mais combien il avait été fort par la volonté puisqu’il avait renversé tant de dieux (j’ai su le chiffre), et réuni tant de cultes en un seul culte ; combien au contraire celui-ci était fort par le nombre et combien faible par la volonté, puisqu’en autorisant le faux temple, il avait laissé le seul Dieu véritable et la seule religion véritable se perdre dans tant de faux dieux et de fausses religions. Il me fut aussi montré que les païens d’autrefois adoraient humblement d’autres dieux qu’eux-mêmes, qu’ils auraient même voulu admettre en toute simplicité le Dieu unique, la très sainte Trinité, et que leur culte valait mieux que le culte de ceux-ci qui s’adoraient eux-mêmes en mille idoles et ne laissaient aucune place au Seigneur parmi ces idoles. Je vis tout cela représenté par des chiffres, alors croissant, aujourd’hui diminuant, et combien la comparaison était favorable à ces temps anciens. Je vis aussi combien seraient funestes les suites de cette contrefaçon d’Église. Je la vis s’accroître, je vis des hérétiques de toutes les conditions venir dans la ville 6. Je vis croître la tiédeur du clergé local, je vis un grand obscurcissement se faire. Alors la vision s’agrandit de tous côtés. Je vis partout les communautés catholiques opprimées, vexées, resserrées et privées de liberté. Je vis beaucoup d’églises fermées. Je vis de grandes misères se produire partout. Je vis des guerres et du sang versé. Je vis le peuple farouche, ignorant, intervenir avec violence, mais cela ne dura pas longtemps. J’eus de nouveau la vision où l’église de Saint-Pierre était sapée, suivant un plan formé par la secte secrète, en même temps qu’elle était endommagée par des orages. Mais je vis aussi le secours arriver au moment de la plus extrême détresse. Je vis de nouveau la sainte Vierge monter sur l’église et étendre son manteau. Lorsque j’eus ce dernier spectacle, je ne vis plus le Pape actuel. Je vis un de ses successeurs. Je le vis à la fois doux et sévère. Il savait s’attacher les bons prêtres et repousser loin de lui les mauvais. Je vis tout se renouveler et une église qui s’élevait jusqu’au ciel. J’y vis celui des douze nouveaux apôtres que dernièrement la fiancée impudique avait voulu prendre pour mari. Cette vision était d’une grande étendue et embrassait de nouveau tout ce qui m’avait été montré antérieurement sur les destinées de l’Église. J’eus dans une autre occasion une vision touchant la résistance opposée par le vicaire général dans l’intérêt de l’Église, ce qui jeta sur lui un grand éclat 7. Sur d’autres points, il était en faute. J’appris qu’il me faudrait aller encore une fois vers le Pape. Quant à l’époque où tout cela doit arriver, je ne puis l’indiquer. »

 

Nouvelle église sous l’influence des esprits planétaires.

 

12 septembre 1820. « Je vis bâtir une église étrange et au rebours de toutes les règles. Le chœur était divisé en trois parties, dont chacune était plus haute que l’autre de quelques degrés. Au-dessous était un sombre caveau plein de brouillard. Sur la première partie je vis traîner un siège, sur la seconde un bassin plein d’eau ; sur la plus élevée était une table. Je ne vis pas d’ange assister à la construction : mais divers esprits planétaires des plus violents traînaient toute sorte d’objets dans le caveau, où des personnages en petits manteaux ecclésiastiques les prenaient pour les porter ailleurs. Rien ne venait d’en haut dans cette église : tout y venait de la terre et de la région ténébreuse ; tout y était implanté par les esprits planétaires. L’eau seule paraissait avoir quelque chose de sanctifié. Je vis porter dans cette église une énorme quantité d’instruments. Beaucoup de personnes, parmi lesquelles des enfants, se servaient des instruments les plus variés pour faire et produire quelque chose ; mais tout était obscur, à contre-sens et sans vie : il n’y avait que division et ruine. Je vis dans le voisinage une autre église, où régnait la clarté et qui était pourvue de toute espèce de grâces d’en haut. J’y vis les anges monter et descendre, j’y vis de la vie et de l’accroissement, mais aussi de la tiédeur et de la dissipation : pourtant elle était comme un arbre plein de sève en comparaison de l’autre qui ressemblait à un coffre plein d’appareils inanimés. Celle-là était comme un oiseau qui plane, celle-ci comme un dragon de papier avec une queue chargée de rubans et d’écriteaux qui se traîne sur un chaume au lieu de voler. Je vis que beaucoup des instruments qui étaient dans la nouvelle église, comme par exemple des flèches et des dards, n’étaient rassemblés que pour être employés contre l’église vivante. Chacun y traînait quelque chose de différent, des bâtons, des verges, des pompes, des rondins, des poupées, des miroirs. Ils avaient des trompettes, des cors, des soufflets et toute sorte d’objets de forme et de figure diverses. Ils pétrissaient du pain dans le caveau d’en bas (la sacristie) ; mais il n’en résultait rien et on travaillait en pure perte. Je vis aussi les hommes aux petits manteaux porter du bois devant les gradins où se trouvait le siège du prédicateur, allumer du feu, souffler de toutes leurs forces et se donner une peine extrême, mais tout cela ne produisait qu’une fumée et une vapeur abominables. Alors ils firent un trou dans le haut avec un tuyau au-dessus, mais la fumée ne voulait pas monter et tout restait plongé dans une obscurité où l’on étouffait. D’autres soufflaient si fort dans des cors et faisaient tant de bruit que leurs yeux se remplissaient de larmes. Tout restait sur la terre et allait dans la terre, et tout était mort, artificiel et fait de main d’homme : c’est proprement une église de fabrique humaine suivant la dernière mode, aussi bien que la nouvelle église hétérodoxe de Rome, qui est de la même espèce. »

 

12 novembre 1820. « Je voyageai à travers une contrée sombre et froide et j’arrivai dans la grande ville. J’y vis de nouveau la grande et singulière église qu’on y construisait ; il n’y avait là rien qui fût saint ; je vis que d’innombrables esprits planétaires y travaillaient. Je vis cela de la même manière que je vois une œuvre catholique, ecclésiastique, à laquelle travaillent en commun des anges, des saints et des chrétiens ; mais ici le concours était donné sous d’autres formes plus mécaniques. Je vis monter et descendre des esprits planétaires, je les vis envoyer des rayons sur les gens qui construisaient l’édifice. Tout se faisait selon la raison humaine. Je vis en haut tirer des lignes et tracer des figures, et je vis comment aussitôt, sur la terre, un homme se trouvait avoir tracé un plan, un dessin. Je vis l’action des orgueilleux esprits planétaires dans ses rapports avec cette construction se faire sentir jusque dans les régions les plus éloignées. Je vis arriver à des distances immenses l’impulsion donnée pour la préparation de tout ce qui pouvait être nécessaire et utile à la construction et à l’existence de cette église ; j’y vis concourir toute sorte de personnes et de choses, de doctrines et d’opinions. Il y avait, dans tout cela, quelque chose d’orgueilleux, de présomptueux, de violent, et tout semblait réussir et m’était montré dans une foule de tableaux. Je ne vis pas un seul ange, ni un seul saint coopérer à cette œuvre. C’était une grande vision. Mais je vis beaucoup plus loin, sur l’arrière-plan, le trône d’un peuple sauvage armé d’épieux, et une figure qui riait et disait : « Bâtis-la aussi solidement que tu voudras, nous la renverserons. » – J’allai aussi dans une grande salle de la ville, où se faisait une hideuse cérémonie, une comédie menteuse qui faisait frémir. Tout était tendu de noir. Un homme fut mis dans un cercueil, puis il en sortit. Il était là portant une étoile sur sa poitrine. Il semblait que c’était une menace, et que pareille chose devait lui arriver. Je vis au milieu de tout cela le diable sous mille formes ; tout était nuit sombre, c’était horrible. »

 

3. L’empereur saint Henri à Sainte-Marie-Majeure.

 

12 juillet 1820. « J’ai eu une vision sur l’empereur saint Henri. Je le vis la nuit, dans une grande et belle église, agenouillé seul devant le maître-autel. Je connais cette église, il s’y trouve une belle chapelle de la sainte crèche et je l’ai déjà vue à la fête de Notre-Dame des Neiges. Comme il était ainsi agenouillé et priant, je vis une lumière paraître en haut, au-dessus de l’autel, et je vis la sainte Vierge descendre seule. Elle avait un vêtement de lumière d’un blanc bleuâtre et rayonnait de clarté ; elle portait quelque chose à la main. Ayant couvert l’autel d’un linge rouge et d’une nappe blanche par-dessus, elle y plaça un livre enrichi de pierres précieuses qui était tout lumineux ; elle alluma ensuite les cierges de l’autel à la lampe perpétuelle. Plusieurs autres cierges brûlaient en forme de pyramide. Elle resta debout au côté droit de l’autel. Vint alors le Sauveur lui-même en ornements sacerdotaux, portant le calice et le voile ; deux anges lui servaient de ministres et deux autres l’accompagnaient. Il avait la tête découverte. La chasuble était un ample et lourd manteau où le rouge et le blanc brillaient l’un à travers l’autre, et qui était orné de joyaux. Les anges qui l’assistaient étaient blancs. Il n’y avait pas de clochette ; mais les burettes y étaient. Le vin était rouge comme du sang, il y avait aussi de l’eau. La messe fut courte. Je vis l’offertoire et l’élévation, l’hostie était comme les nôtres. Il n’y eut pas à la fin d’évangile de Saint-Jean. Les anges lurent l’Évangile et portèrent le livre à Marie pour qu’elle le baisât. Lorsque Marie eut baisé le livre, Jésus la regarda et lui indiqua Henri qui d’abord n’osa pas le baiser, ce qu’il fit pourtant à la fin. Quand la messe fut terminée, Marie s’avança vers Henri, lui tendit la main droite et lui dit qu’elle honorait ainsi sa chasteté, puis elle l’exhorta à ne point faiblir. Je vis alors s’approcher de lui un ange qui le saisit par le côté droit comme Jacob. Il manifesta une vive douleur et par la suite il marcha un peu de travers. Il y avait à cette cérémonie beaucoup d’anges en adoration, les yeux fixés sur l’autel.

 

4. Fête du Scapulaire.

 

15 juillet 1820 : « Je me trouvai sur le Mont-Carmel et j’y vis deux ermites : ils demeuraient loin l’un de l’autre. Le premier était très vieux et ne quittait pas sa grotte : l’autre, qui s’appelait Pierre et qui était français, visitait le vieillard de temps en temps et lui portait quelque chose. Ce Pierre s’absentait souvent assez longtemps, puis il revenait près du vieillard. Je le vis aussi faire des voyages à Jérusalem, à Rome et dans nos pays. Je le vis revenir et avec lui plusieurs gens de guerre portant la croix sur leurs vêtements. Je vis avec lui Berthold, alors soldat, et je le vis plus tard amener ce Berthold en qualité d’ermite au vieillard qui était sur le Carmel. Je vis comment par la suite ce Berthold devint le supérieur des ermites et les rapprocha les uns des autres. Ils élevèrent des bâtiments et habitèrent davantage ensemble. J’eus alors une autre vision. Je vis, lorsque déjà l’association des ermites était devenue un couvent, un moine prosterné dans sa cellule auquel apparut la Mère de Dieu, portant l’enfant Jésus, toute semblable à l’image de la sainte Vierge que j’avais vue sur la montagne près de la fontaine. Je vis qu’elle lui présenta une pièce d’habillement comme serait une serviette dans laquelle on aurait taillé un trou carré pour y passer la tête. Elle descendait par devant jusqu’au creux de l’estomac ; elle était brillante de lumière et les couleurs rouge et blanche s’y entremêlaient, comme sur le vêtement du grand prêtre que Zacharie montra à saint Joseph. Des lettres étaient inscrites sur les attaches qui passaient au-dessus des épaules. Marie parla longtemps à ce moine. Lorsqu’elle disparut et qu’il revint à lui, il fut très ému en se voyant revêtu du scapulaire, et je vis qu’il rassembla plusieurs de ses frères et le leur montra. J’eus ensuite le tableau d’une fête de l’Église sur le Mont-Carmel. J’y vis, dans les chœurs de l’Église triomphante, figurer le saint prophète Élie, comme le premier des anciens ermites, mais pourtant séparé des autres : on lisait au-dessous de ses pieds : « Élie prophète. » – Je ne vis pas ces tableaux comme placés les uns derrière les autres, mais j’eus le sentiment qu’il y avait entre eux l’intervalle d’un grand nombre d’années, spécialement entre la précédente vision de la réception du scapulaire et la célébration de la fête. Il me sembla que la fête ecclésiastique se célébrait peut-être de nos jours. À l’endroit voisin de la fontaine où avait été d’abord l’image de la Mère de Dieu, il y avait alors une église et un couvent. La fontaine était maintenant au milieu de l’église et je vis au-dessus de l’autel la Mère de Dieu avec l’enfant Jésus, semblable à l’ancienne image sous la forme de laquelle elle avait apparu à l’ermite, mais elle semblait vivre et se mouvoir dans une lumière éclatante. À ses deux côtés pendaient d’innombrables petites images en soie, attachées deux à deux par deux cordons : il y avait des images sur les deux faces et elles se remuaient, comme font les feuilles d’un arbre sous les rayons du soleil, dans la lumière qui émanait de Marie. Plusieurs chœurs d’anges entouraient la sainte Vierge. À ses pieds, au-dessus du tabernacle où reposait le Saint-Sacrement, était suspendu le grand scapulaire qu’elle avait donné à l’ermite dans la vision. Dans le haut étaient, de chaque côté, plusieurs chœurs de saints de l’ordre du Carmel, hommes et femmes, les plus anciens ermites en habits rayés de blanc et de brun, les autres avec le costume actuel. Je vis aussi des religieux d’à présent, nonnes et moines, célébrer la fête : ils étaient à leur place, soit dans le chœur, soit ailleurs, mais sur la terre. »

 

5. Vision de la fête de l’indulgence de la Portioncule.

 

1er août 1820 : « J’ai eu la vision d’une fête et je ne sais plus bien ce qu’elle signifiait : voici ce que je m’en rappelle encore. Je vis plusieurs saints dans une gloire lumineuse, comme dans une grande guirlande où ils étaient assis avec divers insignes, tels que des palmes et des églises qu’ils tenaient à la main. Au-dessous planaient d’innombrables reliques et d’autres objets sacrés dans des vases précieux, et il me semblait que c’étaient des ossements et des choses provenant des saints que je voyais dans la sphère lumineuse. Au milieu de cette sphère planait une petite église et au-dessus de l’église l’Agneau de Dieu avec un petit étendard sur le dos. La petite église était lumineuse et transparente, et j’y vis sur un trône, au-dessus de l’autel, la Mère de Dieu et le Seigneur Jésus entourés d’une multitude d’anges. Je vis un ange entrer dans la sphère des saints et conduire saint François dans la petite église devant Jésus et Marie, et il me sembla que le saint demandait une grâce qui avait rapport au trésor des mérites de Jésus-Christ et de ses saints martyrs ; c’était la faveur d’une indulgence pour cette petite église. Je vis ensuite François se rendre près d’un Pape ; ce n’était pas à Rome. Il lui demanda quelque chose, une indulgence qui se rapportait à la vision. Je vis que d’abord le Pape ne voulait pas l’accorder, mais tout à coup une lumière vint sur lui, et un écriteau se montra en l’air devant lui : alors il se sentit éclairé et accorda au saint ce qu’il désirait. Je vis aussi le saint, revenu d’auprès du Pape, prier à genoux pendant la nuit, puis le diable s’avancer vers lui sous la forme d’un très beau jeune homme et lui reprocher ses mortifications. Le saint, qui se sentit tenté, courut hors de sa cellule, se dépouilla de son vêtement et se roula dans un buisson d’épines jusqu’à ce qu’il fût tout couvert de sang. Je vis alors un ange venir à lui et le guérir. Voilà tout ce dont je me souviens. »

 

6. Notre-Dame des Neiges.

 

« Je vis dans une grande maison deux époux d’un rang élevé prier la nuit dans leur appartement devant une image de Marie suspendue à la muraille. Cette image était brodée ou tissée grossièrement, la robe était en quelques endroits rayée de bleu et de rouge et se rétrécissait à son extrémité inférieure. Marie portait une couronne et dans ses bras l’enfant Jésus avec le globe du monde. Devant l’image, qui n’était pas grande, deux lampes brûlaient à droite et à gauche. Le petit banc sur lequel les deux époux étaient à genoux, serrés l’un contre l’autre, pouvait se relever devant l’image, et c’était alors comme une armoire, au-dessus de laquelle pendait un rideau qui était roulé sur lui-même et qu’on pouvait baisser pour cacher l’image. J’ai vu dans ces anciens temps beaucoup de ces images de Marie tissées dans une étoffe. On les roulait pour les prendre avec soi en voyage et on les suspendait à l’endroit où l’on voulait prier. Pendant la prière des deux époux, je vis la sainte Vierge sous la forme de cette image, planer lumineuse entre eux et l’image elle-même, comme si elle se fût détachée du mur, et leur enjoindre d’élever une église en son honneur sur une colline de Rome qu’ils verraient couverte de neige. Je les vis, le matin suivant, annoncer la chose au Pape ; je les vis aussi, avec plusieurs ecclésiastiques, se rendre à là colline sur le sommet de laquelle la place que devait occuper l’édifice était couverte d’une neige d’un éclat extraordinaire. Je vis qu’on planta des pieux pour marquer la place couverte de neige et que la neige disparut aussitôt. J’eus encore une vision d’un temps postérieur à celui où l’église avait été bâtie. J’y vis célébrer la messe par un Pape du nom de Martin, lequel, au moment où il donnait la communion à un grand personnage, devait être assassiné par un homme que le premier avait aposté à cet effet par ordre de l’empereur Constant. Je vis le meurtrier entrer dans l’église où il y avait beaucoup de monde, mais il fut aussitôt frappé d’aveuglement, de sorte qu’il se heurta contre les piliers, tomba et se mit à crier, ce qui excita un grand tumulte. Je vis une autre fois le pape Grégoire chanter la grand’messe dans cette église et je vis la Mère de Dieu apparaître avec quelques anges qui répondirent Et cum Spiritu tuo et assistaient le célébrant. Je vis en dernier lieu, dans cette même église, une fête qui se célèbre de nos jours et où je vis la Mère de Dieu apparaître sous la même forme qu’elle était apparue à ceux qui avaient fait bâtir l’église. C’est cette église dans laquelle j’ai vu prier récemment l’empereur saint Henri pendant que le Christ lui-même disait la messe. Il y a une chapelle de la sainte-crèche. »

 

7. Du commencement d’août à la fin d’octobre 1820.

 

Anne Catherine fut occupée d’une suite de travaux où elle eut à prier pour le Saint-Père et qui commencèrent à la suite d’une vision comprenant beaucoup d’objets. L’état de l’Église lui fut montré, comme il arrivait toujours dans les visions de ce genre, sous l’image de l’église de Saint-Pierre, et la secte secrète, étendant ses ramifications par toute la terre et engagée dans une guerre d’extermination incessante contre l’Église, lui apparut comme l’empire de l’antéchrist. La secte reçoit son caractère de la bête de l’Apocalypse qui, montant de la mer, s’arrête sur le rivage et pousse ladite secte au combat contre le troupeau du Christ. Le Pèlerin en rapportant cette vision fait les remarques suivantes : « Elle est certainement pleine de lacunes, parce que la narratrice l’a vue sous des formes allégoriques qu’elle ne peut décrire que difficilement. Chose merveilleuse ! cette vision reproduit beaucoup de traits de l’Apocalypse de saint Jean qu’Anne Catherine ne connaît point, comme du reste elle connaît très peu de chose de l’Écriture Sainte et des autres livres. Si elle semble parfois lire dans un livre, elle n’en est pas moins absorbée en même temps dans la contemplation et elle voit de tout autres choses. Lorsqu’elle commença le récit de cette vision, elle dit : « Je vois de nouveaux martyrs, non pas du temps présent, mais d’un temps à venir : cependant je vois qu’on les opprime déjà. J’ai vu, continua-t-elle, les gens de la secte secrète saper sans relâche la grande Église, et j’ai vu près d’eux une horrible bête qui est montée de la mer. Elle avait une queue comme celle d’un poisson, des griffes comme celles d’un lion, et plusieurs têtes qui entouraient comme une couronne une tête plus grande. Sa gueule était large et rouge. Elle était tachetée comme un tigre et se montrait très familière avec les démolisseurs. Elle se couchait souvent au milieu d’eux pendant qu’ils travaillaient : souvent aussi ils allaient la trouver dans la caverne où elle se cachait quelquefois. Pendant ce temps, je vis çà et là, dans le monde entier, beaucoup de gens bons et pieux, surtout des ecclésiastiques, vexés, emprisonnés et opprimés, et j’eus le sentiment qu’ils deviendraient un jour des martyrs. Comme l’église était déjà en grande partie démolie, si bien qu’il ne restait plus debout que le chœur avec l’autel, je vis ces démolisseurs pénétrer dans l’église avec la bête : ils y trouvèrent une grande femme pleine de majesté. Il semblait qu’elle fût enceinte, car elle marchait lentement : les ennemis furent saisis d’effroi à sa vue et la bête ne put plus faire un pas en avant. Elle allongea le cou vers la femme de l’air le plus furieux, comme si elle eût voulu la dévorer. Mais la femme se retourna et se prosterna la face contre terre. Je vis alors la bête s’enfuir de nouveau vers la mer et les ennemis courir dans le plus grand désordre : puis je vis, dans le lointain, s’approcher de grandes cohortes, rangées en cercle tout autour de l’église, les unes sur la terre, les autres dans le ciel. La première était composée de jeunes hommes et de jeunes filles, la seconde de gens mariés de toute condition parmi lesquels des rois et des reines, la troisième de religieux, la quatrième de gens de guerre. En avant de ceux-ci je vis un homme monté sur un cheval blanc. La dernière troupe était composée de bourgeois et de paysans dont beaucoup étaient marqués au front d’une croix rouge. Pendant qu’ils s’approchaient, des captifs et des opprimés furent délivrés et se joignirent à eux : mais tous les démolisseurs et les conjurés furent chassés de partout devant eux et furent, sans savoir comment, réunis en une seule masse confuse et couverte d’un brouillard. Ils ne savaient ni ce qu’ils avaient fait, ni ce qu’ils devaient faire, et ils couraient, donnant de la tête les uns contre les autres, ce que je les vois souvent faire. Lorsqu’ils furent tous réunis en une seule masse, je les vis abandonner leur travail de démolition de l’église et se perdre dans les divers groupes. Alors je vis rebâtir l’église très promptement et avec plus de magnificence que jamais : car les gens de toutes les cohortes se faisaient passer des pierres d’un bout du monde à l’autre. Lorsque les groupes les plus éloignés s’approchèrent, celui qui était le plus près du centre se retira derrière les autres. C’était comme s’ils représentaient divers travaux de la prière et le groupe des soldats les œuvres de la guerre. Je vis dans celui-ci des amis et des ennemis appartenant à toutes les nations. C’étaient purement des gens de guerre comme les nôtres et vêtus de même. Le cercle qu’ils formaient n’était pas fermé, mais il y avait vers le nord un grand intervalle vide et sombre : c’était comme un trou, comme un précipice, c’était une descente dans les ténèbres comme à l’endroit du paradis où Adam sortit précipitamment. J’eus le sentiment qu’il y avait là une terre couverte de ténèbres. Je vis aussi une partie de ce groupe rester en arrière : ils ne voulaient pas aller en avant et tous avaient l’air sombre et restaient serrés les uns contre les autres. Dans tous ces groupes, je vis beaucoup de personnes qui devaient souffrir le martyre pour Jésus : il y avait encore là beaucoup de méchants et une autre séparation devait plus tard avoir lieu. – Cependant je vis l’église complètement restaurée ; au-dessus d’elle, sur une montagne, l’Agneau de Dieu entouré d’une troupe de vierges tenant des palmes à la main, et aussi les cinq cercles formés de cohortes célestes correspondant à ceux d’en bas qui appartenaient à la terre. Les uns et les autres étaient arrivés en même temps et agissaient de concert. Autour de l’Agneau se tenaient les quatre animaux mystérieux de l’Apocalypse. » À la fête de la Purification, en 1822, elle raconta ce qui suit : « J’ai vu, ces jours-ci, des choses merveilleuses touchant l’Église. L’église de Saint-Pierre était presque entièrement détruite par la secte : mais les travaux de la secte furent aussi détruits et tout ce qui lui appartenait, ses tabliers et son attirail, furent brûlés par le bourreau sur une place marquée d’infamie. C’était purement du cuir de cheval et la puanteur en était si grande qu’elle m’a rendue malade. J’ai vu dans cette vision la Mère de Dieu travailler de telle manière pour l’Église que ma dévotion envers elle s’en est encore beaucoup accrue. »

 

10 août. « Je vois le Saint-Père dans une grande détresse. Il habite un autre palais qu’auparavant et n’admet près de lui qu’un petit nombre d’amis. Si le mauvais parti connaissait sa force, il aurait déjà éclaté. Je crains que le Saint-Père, avant sa mort, n’ait encore bien des tribulations à souffrir. Je vois la fausse Église de ténèbres en progrès et la funeste influence qu’elle exerce sur l’opinion. La détresse du Saint-Père et de l’Église est réellement si grande que l’on doit implorer Dieu jour et nuit. Il m’a été prescrit de beaucoup prier pour l’Église et pour le Pape..... « J’ai été cette nuit conduite à Rome, où le Saint-Père, plongé dans l’affliction, est encore caché pour se dérober à de dangereuses exigences. Il est très faible et tout épuisé par la tristesse, les soucis et la prière. Sa principale raison pour se tenir caché est qu’il ne peut plus se fier qu’à peu de personnes. Mais il y a près de lui un vieux prêtre très simple et très pieux, qui est son ami et qu’on regarde, à cause de sa simplicité, comme ne valant pas la peine d’être éloigné. Or, cet homme reçoit beaucoup de grâces de Dieu. Il voit et remarque bien des choses qu’il communique fidèlement au Saint-Père. J’ai eu à le renseigner, pendant qu’il priait, sur des traîtres et des gens mal intentionnés parmi les hauts fonctionnaires qui vivent dans l’intimité du Saint-Père, afin qu’il lui en soit donné connaissance. C’est de cette manière qu’il a été mis en garde contre celui qui faisait tout jusqu’à présent et qui ne fera plus rien. Le Pape est si faible qu’il ne peut plus marcher seul. »

 

25 août. « Je ne sais plus comment j’allai à Rome cette nuit, mais je me trouvai près de l’église de Sainte-Marie-Majeure et je vis beaucoup de pauvres gens pieux, pleins d’angoisses et de soucis parce qu’on ne voyait plus le Pape et à cause de l’agitation qui régnait dans la ville et des propos inquiétants qu’on y tenait, s’approcher de l’église pour invoquer la Mère de Dieu. Ces gens ne paraissaient pas attendre que l’église fût ouverte : ils voulaient seulement prier en dehors. Une impulsion intérieure les avait conduits là sans qu’ils se fussent concertés, mais j’étais dans l’église et j’ouvris la porte : ils entrèrent, surpris et effrayés de ce que la porte s’ouvrait. Il me sembla que je me tenais derrière et qu’ils ne me voyaient pas. Il n’y avait pas d’office dans l’église, seulement les lampes perpétuelles brûlaient. Ils prièrent très paisiblement. Puis je vis apparaître la Mère de Dieu, laquelle dit que la tribulation serait grande. Elle ajouta que ces gens devaient prier avec ferveur et les bras tendus en croix quand même ils ne pourraient le faire que le temps de dire trois fois le Pater : c’était ainsi que son Fils avait prié pour eux sur la croix. Ils devaient se lever à minuit pour prier de la sorte et continuer à venir dans son église, dont ils trouveraient la porte ouverte. Il leur fallait prier par-dessus tout pour que l’Église ténébreuse s’en allât de Rome. Les soldats qui étaient déjà en marche ne devaient pas apporter le salut, mais la misère et la dévastation, parce qu’en faisant la guerre, on n’avait recours ni à la prière ni au ministère des prêtres. Elle ajouta beaucoup d’autres choses et, ce qui me coûte à répéter, elle dit que, si un seul prêtre offrait le sacrifice non sanglant aussi dignement et avec les mêmes sentiments que les apôtres, il pourrait détourner toutes les calamités. Je ne sache pas que les gens qui étaient dans l’église aient vu cette apparition, mais ils durent pourtant être remués par quelque chose de surnaturel : car lorsque la sainte Vierge dit qu’ils devraient prier Dieu, les bras étendus, tous levèrent les bras. Tous ces gens étaient bons et pieux, et ne savaient où trouver conseil et assistance. Il n’y avait pas de traître, pas d’ennemi parmi eux, et pourtant ils étaient inquiets et avaient peur les uns des autres. On peut juger par là de la situation. Il me semble qu’ils forment une association de prières. »

Elle assistait dès lors tous les soirs aux exercices de piété de Sainte-Marie-Majeure, et elle dit, le 31 août : « La prière maintenant est générale et en permanence. Ils s’agenouillent partout aux tombeaux des saints et implorent leur secours. J’ai vu les saints qu’ils révéraient plus spécialement. J’ai aussi vu le Pape. Il est très triste. J’ai eu de grandes inquiétudes pour lui et j’ai redoublé ma prière... La dernière requête du cardinal Consalvi a été rejetée par le Saint-Père : il ne l’a pas approuvée et s’est retiré. L’influence de cet homme a cessé pour le moment. »

 

10 septembre. « J’ai vu l’église de saint Pierre : elle était démolie, à l’exception du chœur et du maître-autel. Saint Michel descendit dans l’église, revêtu de son armure, et il arrêta, en les menaçant de son épée, plusieurs mauvais pasteurs qui voulaient y pénétrer. Il les chassa dans un coin obscur où ils s’assirent, se regardant les uns les autres. La partie de l’église qui était démolie fut en peu d’instants entourée d’un léger clayonnage, de manière à ce qu’on pût y célébrer parfaitement le service divin. Puis il vint de toutes les parties du monde des prêtres et des laïques, qui refirent des murs de pierre, car les démolisseurs n’avaient pas pu ébranler les fortes pierres des fondements. » Anne Catherine passait maintenant des nuits entières à prier les bras en croix, et elle avait en outre à subir de terribles assauts de la part de l’ennemi des hommes. La première nuit, il se jeta trois fois sur elle pour l’étrangler : « Il me fit des reproches, dit-elle, à propos de fautes de toute espèce commises depuis ma première jeunesse, mais je ne voulus pas les accepter de sa part. Je rassemblai toutes mes reliques et je combattis avec elles contre l’ennemi. Enfin je me mis sur mon séant dans mon lit et je donnai la bénédiction de tous les côtés avec la parcelle de la vraie croix, moyennant quoi il me laissa tranquille. » La nuit suivante, elle resta également en prière, mais combattit si victorieusement l’ennemi qu’elle chanta plusieurs fois le Te Deum. Elle avait des visions continuelles sur l’état de divers diocèses voisins et éloignés. Voici, par exemple, ce que le Pèlerin rapporte à la date du 27 septembre. « Aujourd’hui à midi, elle entra d’une manière singulièrement touchante et animée dans l’état de contemplation ; elle avait les yeux ouverts, faisait des signes de côté et d’autre et se mit à décrire ce qui suit, comme dans une conversation : « Que font-ils dans cette grande et belle église ? C’est la cathédrale (de Munster) : tout a été porté là derrière, dans la chapelle qui contenait autrefois le vaisseau d’argent, là où est enterré Bernard de Galen. Tout va là, toutes les grâces, tout, tout ! Oh ! combien cela est beau et merveilleux ! Il y a là un calice ; il est vide : de ce calice part un rayon et s’élève une grande croix de lumière allant jusqu’au ciel ; à gauche du calice se tient une belle fiancée avec une église à la main, et à droite un adolescent d’une admirable beauté. Ce doit être son fiancé. Voilà qu’en effet ils sont fiancés. Mais voyez ! Au dehors, dans l’air, est assise la Mère de Dieu, ayant l’Enfant Jésus devant elle et de ses mains sort un magnifique cep de vigne qui s’élève contre la chapelle : il y entre par le haut avec ses grappes, et les raisins versent leur jus dans le calice ; à droite et à gauche s’élancent de belles fleurs de lumière qui remplissent tout de splendeur : il y a encore des épis de blé magnifiques et d’une belle couleur dorée, tous les buissons de fleurs se couvrent de fleurs nouvelles et aussi de merveilleux petits fruits brillants et lumineux. Tout est resplendissant de lumière et rempli de merveilles. Tout est rassemblé et conservé là, et voilà qu’en haut se tient un saint évêque des anciens temps : c’est Ludger ; il garde et conserve tout. Qu’est ceci ? Voilà que de la grande église, à l’exception de la chapelle, jaillissent des flammes rougissantes et furieuses, et il semble que sur plusieurs points de la ville, de grandes masses de maisons sont détruites ! Là-bas, dans le château, les choses vont mal : mais tout ceci ne doit s’entendre que dans le sens spirituel. La grande église reste intacte à l’extérieur, tout s’y fait comme à l’ordinaire : mais les grâces se sont toutes retirées dans la chapelle. » C’est dans ces termes qu’elle raconta cette vision : son visage était serein, elle montrait du doigt tantôt un point, tantôt un autre, comme si tout le monde eût pu voir ce qu’elle indiquait. Et tout cela continuait et se développait autour d’elle. Le jour suivant elle raconta ce qui suit : « J’ai revu toute la vision d’hier touchant la chapelle de Galen : j’ai vu dans l’air une église toute neuve s’élever au-dessus de l’ancienne et toutes les belles choses y entrer par la chapelle de Galen. L’église de dessous était comme noire et semblait s’enfoncer dans la terre. Je me dis qu’il serait très beau que l’église qui était en l’air descendît au moment où l’autre disparaîtrait. Cette vision était très détaillée, mais j’en ai oublié une partie. Je suivis un chemin où tout était symbolique, et je trouvai derrière la cathédrale, à peu de distance, dans un champ qui était tantôt lande, tantôt prairie, un jeune garçon égaré qui n’avait pas de demeure et dont les pieds saignaient sur la lande. Je voulus le conduire sur le pré couvert de fleurs. Je lui dis qu’il y avait là de belles fleurs dont il pourrait sucer le miel. Je ne savais que faire pour l’assister. Il me dit que c’était sa destinée, qu’il devait ainsi souffrir et saigner jusqu’à ce qu’il eût trouvé un asile. Je me souvins du jeune garçon qui, la veille, avait contracté mariage avec l’Église dans la chapelle de Galen. »

Elle vit aussi dans le lointain un diocèse laissé à l’abandon, sous l’image d’une église profanée. « Je vis des choses déplorables : on jouait, on buvait, on bavardait, on faisait la cour aux femmes dans l’église, en un mot on y commettait toute sorte d’abominations. Il semblait qu’on eût établi un jeu de quilles au beau milieu. Les prêtres laissaient tout faire et disaient la messe avec beaucoup d’irrévérence. J’en vis peu qui eussent encore de la piété et jugeassent sainement les choses. Je vis aussi des juifs se tenir sous le portail de l’église. Tout cela m’affligea beaucoup. Alors mon époux céleste m’attacha par le milieu du corps, comme lui-même avait été attaché à la colonne, et il me dit : « C’est ainsi que l’Église sera encore liée, c’est ainsi qu’elle sera étroitement serrée avant qu’elle puisse se relever. »

 

Le 30 septembre au matin elle vomit du sang par suite des efforts qu’elle avait faits pendant la nuit en priant, les bras étendus, pour l’Église qu’elle voit menacée des plus grands dangers. Elle souffrait surtout de la poitrine et elle dit : « Saint Michel m’a recommandé une dévotion à pratiquer pendant sept jours avec des aumônes, je serai malade ces sept jours. » La nuit suivante, les douleurs l’assaillirent avec une telle violence qu’elle se croyait consumée par un feu intérieur qui pénétrait à travers tous les membres de son corps. Ne pouvant plus y résister, elle mit une relique de saint Côme sur sa poitrine, qui était le lieu où les douleurs étaient les plus vives, et elle invoqua le saint à haute voix. Quand elle eut ainsi prié, tous ses sens tombèrent dans une profonde insensibilité, et ce fut pour elle comme s’ils n’existaient plus. Elle tomba dans un doux sommeil, et quand elle reprit connaissance, elle vit devant elle saint Côme, revêtu d’un long manteau blanc et tout resplendissant de lumière. Il avait dans la main un arbrisseau vert et des fleurs blanches. Il était entouré d’une auréole rouge dont le bord extérieur était d’un beau bleu. Son frère Léonce, qui était encore jeune et de plus petite taille, se tenait à quelque distance ; Damien, qui était aussi plus petit, était un peu plus éloigné. Toutes les souffrances d’Anne Catherine avaient disparu et elle se trouva très calme et très reposée. Elle ne peut pas assez dire combien sa guérison a été merveilleuse. Cette grâce était venue aussi subitement et d’une manière aussi marquée que celles qu’elle avait obtenues par l’intermédiaire de saint Ignace et de saint Augustin.

 

Dans la soirée du 1er octobre, le Pèlerin la trouva toute trempée de sueur, parce qu’elle avait été occupée sans relâche à un travail de prière des plus laborieux. Elle répéta que saint Michel, outre d’autres travaux pour l’Église pendant sept jours, lui avait prescrit des aumônes qu’elle aurait à faire durant ce temps. Les enfants qu’elle devait assister lui avaient tous été montrés et elle savait aussi ceux de ses effets qu’elle devait donner à chacun d’eux. L’Église, dit-elle en gémissant, est en grand péril ; j’ai l’ordre de demander à quiconque vient me voir de dire un Pater à son intention. Il faut prier pour que le Pape ne quitte pas Rome ; il en résulterait des maux incalculables. On veut maintenant exiger quelque chose de lui. La doctrine protestante et celle des Grecs schismatiques doivent se propager partout. Il existe deux personnes qui veulent ruiner l’Église. Il leur manque maintenant un auxiliaire de la plume duquel ils se sont servis ; il a été tué par un jeune homme, il y a un an. L’un de ces hommes a quitté l’Allemagne à cette époque. Ils ont partout des gens qui les aident : le petit homme noir de Rome, que je vois si souvent, a spécialement beaucoup de gens qu’il fait travailler pour lui sans qu’ils sachent proprement dans quel but. Il a aussi ses affidés dans la nouvelle Église de ténèbres. Si le Pape quittait Rome, ces ennemis de l’Église prendraient le dessus. Je vois faire chez le petit homme noir beaucoup de soustractions et de falsifications. Je vois que dans cet endroit l’on mine et l’on étouffe la religion si habilement qu’il reste à peine une centaine de prêtres qui ne soient pas séduits. Je ne puis dire comment cela se fait, mais je vois le brouillard et les ténèbres s’étendre de plus en plus. Cependant il y a trois églises dont ils ne peuvent s’emparer : ce sont celles de Saint-Pierre, de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Michel. Ils travaillent continuellement à les démolir, mais ils n’en viennent pas à bout. Je ne viens pas en aide, je n’ôte aucune pierre du chemin, je dois bien prendre garde à moi. Il faut tout rebâtir bien vite ; tous travaillent à démolir, même les ecclésiastiques. Une grande dévastation est proche. Les deux ennemis de l’Église qui ont perdu leur auxiliaire ont bien l’intention de faire disparaître des hommes pieux et instruits qui les gênent. »

On vit bientôt de quels travaux, outre la prière et l’aumône, elle avait été chargée par saint Michel. Lorsque le pèlerin vint la voir, dans la matinée du 4 octobre, il la trouva tout épuisée des efforts de la nuit. « J’ai eu, dit-elle, à livrer des combats plus terribles que cela ne m’était jamais arrivé. Je suis presque morte : je ne puis dire à quel point j’ai eu à souffrir. Il y a longtemps que ce combat m’avait été montré d’avance. J’ai vu une personne assaillie par plusieurs démons et combattant contre eux. Maintenant je reconnais que j’étais moi-même cette personne. J’ai à lutter contre toute une cohorte de diables : ils excitent contre moi qui ils peuvent et comme ils peuvent. J’ai entrepris trop de prières. On veut maintenant instituer plusieurs mauvais évêques et il y a un endroit où l’on veut faire d’une église catholique un temple luthérien : je dois lutter, prier et souffrir à l’encontre, et c’est ce combat qui m’a été donné pour travail. Si les saints ne m’assistaient pas, je ne pourrais pas le soutenir : je suis appelée à combattre, quoiqu’absolument dépourvue de force, et je dois remporter la victoire : mais combien cela me donne de peine ! Je vois le diable mettre tout en œuvre pour faire tourner la chose à ma honte. Il m’envoie aussi continuellement toute sorte de gens et des visiteurs venant de loin, pour me tourmenter et m’affaiblir 8. »

« Cette nuit, lorsque dans une vision du Pape, j’eus vu saint François porter l’Église, je vis ensuite l’église de saint Pierre qu’un petit homme portait sur ses épaules ; il avait quelque chose de juif dans les traits du visage. La chose semblait très dangereuse. Marie se tenait debout sur l’église du côté du nord et étendait son manteau pour la protéger. Le petit homme semblait succomber. Il paraissait être encore laïque et je le connaissais. Les douze hommes que je vois toujours comme de nouveaux apôtres devaient l’aider à porter son fardeau : mais ils venaient un peu trop lentement. Il paraissait au moment de tomber sous le faix, alors enfin ils arrivèrent tous, se mirent dessous et plusieurs anges leur vinrent en aide. C’était seulement le pavé et la partie postérieure de l’église, tout le reste avait été démoli par la secte et par les serviteurs de l’église eux-mêmes. Ils portèrent l’église dans un autre endroit et il me sembla que plusieurs palais tombaient devant eux comme des champs d’épis qu’on moissonne. »

 

« Lorsque je vis l’église de Saint-Pierre dans son état de ruine et comment tant d’ecclésiastiques travaillaient, eux aussi, à l’œuvre de destruction, sans qu’aucun d’eux voulût le faire ouvertement devant un autre, j’en ressentis une telle affliction que je criai vers Jésus de toutes mes forces, implorant sa miséricorde. Alors je vis devant moi mon époux céleste sous la forme d’un jeune homme et il me parla longtemps. Il dit, entre autre choses, que cette translation de l’église d’un lieu à un autre signifiait qu’elle paraîtrait en complète décadence, mais qu’elle reposait sur ces porteurs et qu’elle se relèverait avec leur aide. Quand même il ne resterait qu’un seul chrétien catholique, l’Église pourrait triompher de nouveau, car elle n’a pas son fondement dans l’intelligence et les conseils des hommes. Il me montra alors comme quoi il n’avait jamais manqué de personnes priant et souffrant pour l’Église. Il me fit voir tout ce que lui-même avait souffert pour elle, quelle vertu il avait donnée aux mérites et aux travaux des martyrs et comment il endurerait de nouveau toutes les souffrances imaginables s’il lui était possible de souffrir encore. Il me montra aussi dans des tableaux innombrables la déplorable conduite des chrétiens et des ecclésiastiques, dans des sphères de plus en plus vastes s’étendant à travers le monde entier et où mon pays était compris, puis il m’exhorta à persévérer dans la prière et la souffrance. C’était un tableau immense et indiciblement triste qu’il est impossible de décrire. Il me fut aussi montré qu’il n’y a presque plus de chrétiens dans l’ancien sens du mot, de même que tous les juifs qui existent encore aujourd’hui sont de purs pharisiens, seulement encore plus endurcis que les anciens : il n’y a que le peuple de Judith en Afrique qui ressemble encore aux juifs d’autrefois. Cette vision m’a remplie de tristesse. »

 

7 octobre. « J’ai fait un grand voyage pour mes travaux. Je me suis trouvée à Rome dans les catacombes. Je vis la vie d’un martyr qui y vivait caché avec beaucoup d’autres et qui avait converti bien du monde. Il existait à une époque peu postérieure à celle où vivait sainte Thècle ; j’ai oublié son nom. Très jeune encore, il allait avec de pieuses femmes consoler les chrétiens dans les catacombes et les prisons. Il fut martyrisé avec plusieurs autres. Il était resté caché un certain temps dans un ermitage. Il eut à souffrit de cruels supplices et finit par être décapité : il emporta sa tête de là, je ne sais plus bien cette histoire. J’allai avec sainte Françoise Romaine et le martyr en question dans un caveau des catacombes dont tout le sol était couvert de fleurs lumineuses. C’était comme la floraison des douleurs de ce martyr et de ses compagnons qui avaient été mis à mort en ce lieu. Il y avait là spécialement beaucoup de belles roses blanches, et je vis tout à coup que l’une d’elles était attachée à ma poitrine (la relique de ce saint). J’allai encore dans plusieurs endroits où je vis des fleurs innombrables, toutes provenant des souffrances des martyrs dont j’implorai l’intercession pour l’Église dans sa tribulation actuelle. Lorsque j’allai à travers Rome avec sainte Françoise et l’autre saint, nous vîmes un grand palais entouré de flammes du haut en bas (le Vatican). J’avais grand-peur que les habitants ne fussent brûlés, car personne ne venait éteindre le feu : mais lorsque nous nous approchâmes, la flamme cessa et nous vîmes l’édifice noirci et calciné. Nous passâmes par plusieurs salles magnifiques et nous arrivâmes au Pape. Il était assis dans l’obscurité et dormait dans un grand fauteuil : il était très malade et très faible ; il ne pouvait plus marcher. Devant la porte quelques personnes allaient et venaient. Les ecclésiastiques de son plus proche entourage ne me plaisaient pas, ils semblaient faux et dépourvus de zèle. Les hommes pieux et simples que je vois quelquefois près de lui étaient dans une partie plus éloignée de la maison. Je lui parlai longtemps et je ne puis dire à quel point ma présence là me parut réelle : car j’étais d’une faiblesse indicible et ceux qui étaient près de moi étaient obligés continuellement de me soutenir. Je lui parlai des évêques qu’on doit instituer présentement. Je lui dis encore qu’il ne devait pas quitter Rome ; que, s’il le faisait, tout tomberait dans la confusion. Lui croyait que le mal était inévitable et qu’il devait s’en aller pour sauver sa personne et beaucoup de choses. Il était très enclin à quitter Rome et on l’y poussait beaucoup. Sainte Françoise lui parla encore plus longtemps. J’étais très faible et près de tomber en défaillance, mes compagnons me soutenaient. Avant que je m’en allasse, le Pape me donna une soucoupe pleine de fraises avec du sucre. Je ne voulus pas les manger : je voulais, lorsque nous partirions, les porter à un malade pour le soulager. » Elle dit plus tard, étant en extase : « Ces fraises ne signifient rien de bon : elles indiquent que le pape est encore attaché à la terre par beaucoup de considérations. »

« Je vis Rome dans un état si déplorable que la moindre étincelle pouvait mettre le feu partout. Je vis la Sicile sombre, effrayante et quittée par tous ceux qui pouvaient s’enfuir. »

Un jour, étant en extase, elle s’écria à haute voix en gémissant : « Je vois l’Église complètement isolée et comme tout à fait délaissée. Il semble que tout le monde s’enfuit. Tout est en lutte autour d’elle. Partout je vois de grandes misères, la haine, la trahison et le ressentiment, le trouble, l’abandon et un aveuglement complet. Je vois d’un point central ténébreux partir des messagers pour porter quelque chose en plusieurs lieux : cela sort de leur bouche comme une vapeur noire qui tombe sur la poitrine des auditeurs et allume en eux la haine et la rage. Je prie ardemment pour les opprimés. Sur des lieux où prient quelques personnes, je vois descendre de la lumière, sur d’autres d’épaisses ténèbres. La situation est terrible. Combien j’ai prié ! Ô ville, ô ville (Rome), de quoi es-tu menacée ? L’orage est proche. Prends bien garde ! mais j’espère que tu resteras inébranlable. »

 

16 octobre. « J’ai fait cette nuit le chemin de la croix à Coesfeld. Il y avait beaucoup d’âmes près de moi. Elles me représentèrent la détresse de l’Église et combien il fallait prier. Je vis, sous l’image de plusieurs jardins formant un cercle autour de moi, les rapports du Pape avec les évêques. Je vis le Pape lui-même sur son trône, placé comme dans un jardin. Je vis, dans divers jardins, les droits et les pouvoirs de ces évêques et de ces évêchés, sous forme de plantes, de fleurs et de fruits, et je vis des rapports, des courants, des influences, comme des fils ou des rayons allant du siège de Rome aux jardins. Je vis sur la terre, dans ces jardins, l’autorité spirituelle du moment : je vis en l’air, au-dessus d’eux, l’approche de nouveaux évêques. Ainsi, par exemple, je vis dans l’air, au-dessus d’un jardin où se trouvait le sévère supérieur, un nouvel évêque avec la crosse, la mitre et tout le reste. Je vis autour de lui des protestants qui voulaient le faire descendre dans le jardin, mais non avec les conditions que le Pape avait exigées. Ils cherchaient à s’y glisser par toute espèce de moyens ; ils bouleversaient certaines parties du jardin ou y jetaient de mauvaises semences. Je les vis tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, cultiver, laisser en friche, démolir et ne pas enlever les décombres, etc. Tout était plein de pièges et de ruines. Je les vis intercepter et détourner les voies qui allaient au Pape. Je vis ensuite que quand ils introduisaient l’évêque de la manière qu’ils s’étaient proposée, il était intrus, introduit contre la volonté du Pape et qu’il ne possédait pas légitimement l’autorité spirituelle. Beaucoup de tableaux semblables me furent présentés : il me fallut prier et souffrir, et tout cela me remplit de tristesse. Je vis aussi, dans un évêché où un saint évêque était mort, un autre très peu saint qui s’approchait. »

Pendant ces contemplations, elle était continuellement en proie aux plus grandes souffrances. Elle ressentait au-dessous des fausses côtes d’affreuses douleurs causées comme par une corde serrant son corps, elle avait des vomissements de sang et l’impression si vive d’une large couronne d’épines qu’elle ne pouvait poser la tête nulle part. En outre, plusieurs fois dans la nuit, les plaies du front et celle du côté rendirent beaucoup de sang. Elle raconta un jour, dans cet état, les fragments suivants d’une vision sur la Passion : « La couronne d’épines de Jésus était très grande et très lourde et s’étendait à une grande distance de la tête. Ils lui ôtèrent sa tunique tricotée en la faisant passer par-dessus sa tête et arrachèrent en même temps la couronne. Je me souviens confusément qu’ils tressèrent une couronne plus petite (je connais l’épine dont elle était faite), et ils la lui mirent près de la croix. Les trois trous de la croix avaient été percés à de trop grandes distances. Lorsqu’ils eurent cloué une main, ils tirèrent l’autre avec des cordes jusqu’à l’autre trou. Mais les pieds aussi n’atteignant pas, à beaucoup près, la place qui leur était marquée, ils les tirèrent jusque-là de la même manière ; et pendant que les uns s’agenouillaient sur les membres du Sauveur, les autres enfoncèrent les clous. Le corps était disloqué à toutes les articulations et on voyait en quelque sorte au travers. Au-dessous de la poitrine, il était tout à fait aminci et creux. Ce fut un moment horrible que celui où ils élevèrent la croix et la firent tomber dans le trou où elle devait rester fixée ; il y eut un choc si violent que le saint corps reçut une affreuse secousse. »

« Je n’ai pas vu Jésus aller dans le purgatoire. Mais lorsqu’il était dans les limbes, je vis les âmes du purgatoire y venir. Je vis que toutes ces âmes furent délivrées par lui. Je vis, avant la résurrection, plusieurs anges recueillir et rejoindre à son corps sacré le sang et la chair qu’il avait perdus dans le cours de sa Passion, et je le vis sortir du tombeau brillant d’une lumière éblouissante. Ses plaies resplendissaient, et elles étaient pour le corps comme une sainte parure d’une beauté incomparable. Il ne se montra pas aux disciples dans cette plénitude de gloire ; leurs yeux n’auraient pu en supporter la vue. »

« J’ai vu que la sainte Vierge possédait des linges teints du sang de sa circoncision et de celui de ses autres plaies et qu’elle donna aux apôtres, lors de leur séparation, des croix de la longueur du bras, faites d’un roseau flexible. Ils les portaient sous leurs manteaux. Ils avaient aussi des boîtes en métal pour la Sainte-Eucharistie et pour des reliques qui étaient, je crois, des parcelles de ces linges donnés par elle. Je crois aussi qu’elle leur tricota des robes à l’instar de celle de Jésus-Christ. Elle fit plusieurs de ces robes, soit avec deux petits bâtons, soit au crochet. »

À la fin de ce travail de prière si pénible, elle reçut une vision consolatrice dont elle communiqua ce qui suit : « J’étais couchée sur une planche fort dure et j’étais tout entourée d’un rempart d’épines. Toutes les épines se dirigeaient à l’intérieur et à chaque mouvement que je faisais, j’étais blessée. Mais il y avait aussi sur la haie beaucoup de roses blanches et rouges, et d’autres fleurs blanches. Jésus vint à moi comme un fiancé qui me montrait son union et ses relations avec ses fiancées. Je vis successivement Thérèse, Catherine de Sienne, Claire de Montefalco avec de semblables symboles de souffrance, et comment l’une était assise au milieu des épines, l’autre s’y roulait, l’autre en était entourée de toutes parts. Je vis avec quelle familiarité et quelle hardiesse toutes lui parlaient. Je vis Claire de Montefalco traîner une croix et je vis diverses personnes, notamment quelques-unes de ses consœurs, mettre sur sa croix une foule de petits objets jusqu’à ce qu’elle tombât sous le faix. Je vis Jésus lui dire qu’il était aussi tombé sous la croix, alors elle lui fit cette prière : « Tendez-moi la main comme votre Père céleste vous a tendu la main. » Il me montra aussi comment toutes les personnes qui s’approchaient de mon lit poussaient sur moi, sans le vouloir, les haies d’épines. Je vis aussi les défaillances, les souffrances et le chagrin souvent mortel de toutes ces fiancées. Alors je le vis placer devant moi une table lumineuse et la couvrir d’une nappe blanche comme la neige. Je vis un personnage de l’Ancien Testament immoler sur cette table et offrir en sacrifice un agneau sans tache admirablement patient. Je reçus des explications touchant la pureté de la table, de la nappe et de l’agneau. Le sang ne tachait point la nappe. Ensuite une couverture rouge fut mise sur la table blanche, et par-dessus une autre blanche et transparente. Il y avait dessus un calice et du pain, et le Seigneur me donna de l’un et de l’autre. C’était lui-même que je reçus. Il disparut et je restai toute consolée. Je vis ensuite, dans divers tableaux, un abrégé de toute sa Passion : je vis comment ses amis l’avaient abandonné et ne l’avaient pas compris, comment ils le traiteraient aujourd’hui et le traitent en réalité. Je vis sa présence dans le Saint-Sacrement où il est plus présent encore qu’il ne l’était sur la terre pendant sa vie, et comment sa Passion se continue dans ses fidèles imitateurs qui supportent patiemment et lui offrent leurs souffrances, mais aussi comment beaucoup de choses sont foulées aux pieds dans la boue. Je sortis de ces visions calme et fortifiée. »

 

8. Dédicace de l’église du Saint-Sauveur à Rome.

 

« Je fus à Rome où je vis une très belle église nouvellement bâtie et qui venait d’être terminée : je vis le Pape avec une suite nombreuse recevoir cette église des mains de l’architecte, lequel était vêtu à l’ancienne mode et portait autour du cou une chaîne d’or. Comme le Pape le louait, il lui répondit par jactance qu’il aurait pu faire bien mieux encore. On le prit au mot ; on refusa de le payer parce qu’il n’avait pas fait l’église aussi belle et aussi magnifique qu’il l’aurait pu, et parce qu’il avait omis d’y placer telles et telles sculptures qui, suivant ses propres paroles, l’auraient embellie. Comme il dit alors, en mettant un doigt sur sa bouche : « Ah ! pourquoi ne me suis-je pas tu ? on aurait accepté mon travail comme parfait », on s’assura de sa personne et on ne voulait pas le relâcher qu’il n’eût amélioré son œuvre et qu’il n’eût sculpté sur le mur de l’église sa propre image avec un doigt sur sa bouche. Il écrivit alors au Pape qu’il compléterait son travail quant à la construction matérielle de l’église en question lorsque le Pape aurait parfaitement accompli sa propre œuvre quant à l’édification spirituelle de l’Église : et il dénonça en même temps beaucoup de fautes touchant la discipline du clergé, la charité envers le prochain, etc., lesquelles déparaient beaucoup l’Église. « L’extérieur, disait-il, n’a pas besoin d’être plus parfait que l’intérieur. » Sur cette lettre, le Pape le laissa libre, selon le précepte : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qui te soit fait. » Je vis alors consacrer cette église avec beaucoup de belles cérémonies et je vis en même temps dans l’air une église d’une beauté indescriptible, dans laquelle se faisait, mais bien plus parfaitement, tout ce qui s’accomplissait dans l’église terrestre. Elle était remplie de saints et d’anges. Je vis au-dessous une grande procession et les chœurs célestes dans l’église supérieure répondant à tout ce qui était chanté en bas. Pendant cette procession, je fus tout à coup appelée près d’un mourant, dans un hôpital où il me fallut aller par un chemin couvert de neige, en sorte que je craignais qu’on ne vit comment j’avais marché pieds nus dans la neige ; mais lorsque je revins je vis les traces de mes pas effacées. Je me trouvai alors dans la nouvelle église, tout au haut du mur, et je vis qu’à la procession, le Saint-Sacrement était porté dans un ciboire : au-dessus planait comme un linge blanc lumineux, et au-dessus de celui-ci une hostie resplendissante avec une grande auréole. Lorsqu’il vint près de moi, ce Saint-Sacrement céleste vola à moi : je ne le reçus pas sous forme de communion, mais je l’adorai. Je vis ensuite plus bas la consécration de l’église suivre son cours et j’entendis les répons chantés par l’église céleste. J’y montai aussi et j’y assistai à la célébration d’une fête de saint Martin : je vis beaucoup de choses de la vie de ce saint, spécialement sa mort et la propagation merveilleuse de son influence spirituelle marquée par des bandes lumineuses sortant de l’église qu’il tenait à la main : des extrémités de ces bandes naissaient d’autres églises qui propageaient la foi de la même manière et portaient des fruits semblables.

« Après cela mon guide me porta au sommet de cette église spirituelle qui reçut de l’intérieur un accroissement et devint comme une tour pleine de sculptures lumineuses et transparentes. Il me montra du haut de cette tour la terre comme une carte de géographie. Je vis et je reconnus tous les pays où j’avais été si souvent : je vis le Gange et des endroits où gisait une quantité de pierres précieuses étincelantes : cela me fit penser à celles qui avaient été volées au tombeau des trois rois. Je vis engloutis au fond des mers beaucoup de trésors et d’objets précieux, des marchandises, des ballots, des coffres et des navires entiers. Je vis aussi les différentes parties de la terre : mon guide me nomma l’Europe et, en me montrant un petit coin sablonneux, il me dit ces paroles remarquables : « Voici la Prusse ennemie. » Il me montra ensuite un point plus au nord, disant : « Voilà la Moscovie apportant avec elle bien des maux. »

 

9. Souffrances pour l’Église supportées avec l’assistance de sainte Cunégonde, de la fin de mai au milieu de juin 1821.

 

On avait demandé des prières à Anne Catherine pour une Ursuline très malade de la goutte que la violence de ses souffrances poussait à un désespoir complet. Voici ce qu’elle raconta : « Je fus près d’elle, je vis sa maladie et je l’engageai à ne pas prier pour sa guérison, mais à demander ce qui plairait le plus à Dieu. Elle sera soulagée, mais ne recouvrera plus entièrement la santé. » Sa prière pour cette malade fut cette fois, comme toujours en pareil cas, une participation réelle, corporelle à ses souffrances, c’est-à-dire qu’elle prit d’elle la goutte avec tous ses symptômes, accompagnée de douleurs au milieu desquelles elle était livrée à un travail incessant pour l’Église et le Saint-Père. Le Pèlerin dit à la date du 29 mai :

« La maladie a pris un très grand accroissement. Dans la nuit elle a vomi de l’eau et une matière blanchâtre avec de grandes souffrances, accompagnées de douleurs dans la tête et dans les membres, d’incapacité de boire, de rétention d’urine et de soif ardente. Elle est comme une mourante ; mais son âme est en paix. Elle peut à peine et rarement prononcer quelques paroles. Toutes ses souffrances sont constamment accompagnées d’une vision où elle travaille toute seule dans une église très sale et très négligée. À midi, elle a eu encore le sentiment des approches de la mort ; elle était incapable de se soulever : son corps était froid et comme paralysé et elle ne pouvait pas appeler à son aide. Par bonheur sa sœur vint et la releva, sans quoi le vomissement qui montait violemment menaçait de l’étouffer. Quoique relevée, elle était toujours dans l’état le plus misérable et s’affaissait sur elle-même comme morte. Mais tout à coup elle se mit sur son séant, les mains jointes, et resta environ six minutes dans l’attitude de la prière, sans s’appuyer sur rien, ce qu’elle ne pouvait pas faire ordinairement. Tout paraissait passé, mais elle dit bientôt : « J’ai seulement pris un moment de repos et remercié Dieu pour la pénible part de travail que j’ai eue à faire. Ah ! c’était un bien lourd balai que celui avec lequel j’ai balayé ! » Elle ne put que balbutier ces paroles, mais sa respiration était plus paisible. Il y eut des moments de souffrance si cruelle que, pendant environ cinq minutes, ses pieds tremblèrent de manière à faire remuer continuellement le fauteuil sur lequel ils s’appuyaient. Quand on touche alors ces pieds qui sont comme des os effilés enveloppés de bandelettes, on sent un vif tressaillement dans chaque muscle et c’est ce qui donne aux jambes ce mouvement en avant. On peut à peine comprendre comment une telle quantité de tortures trouve place dans ces pauvres membres. Elle dit que ce n’était pas encore fini et comme son confesseur l’exhortait à la patience, elle répondit : « La patience est là-bas, suspendue en l’air dans un globe. » Bientôt, après un peu de repos, elle retomba dans des souffrances du même genre ; on eût dit, à la fin, d’une personne mise à la torture jusqu’à ce qu’elle en meure. »

 

30 mai. « Les vomissements ont cessé : mais il est survenu un mal d’oreilles si douloureux qu’elle cache entièrement sa tête dans des coussins pour ne rien entendre, parce que cela lui cause les plus vives souffrances. »

 

31 mai. « Ses douleurs de tête et son mal d’oreille ont continué toute la nuit et sont arrivés au plus haut degré. La douleur lui a souvent fait perdre connaissance, son état était lamentable. »

 

1er Juin. Le matin, le Pèlerin la trouva sereine et d’une humeur singulièrement aimable. Le mal de tête s’était un peu calmé, mais elle avait de la peine à entendre. « J’ai vu, dit-elle, des visions que je ne puis décrire touchant l’état de l’Église en général et en particulier. Je vis l’Église qui est sur la terre, sous l’image d’une ville semblable à la Jérusalem céleste, mais de forme et de figure terrestre. Je vis dans l’intérieur de cette ville beaucoup de rues, de palais et de jardins ; j’allais de l’un à l’autre. Je vis, parmi les tableaux les plus étranges, des processions entières d’évêques. Je reconnus l’état de tous, je vis ce qu’ils pensaient et disaient sortir de leur bouche en images. Je vis leurs fautes envers la religion représentées par des difformités extérieures. Ainsi j’en vis quelques-uns qui n’avaient qu’un corps ; leur tête semblait un sombre nuage de brume ; d’autres n’avaient qu’une tête et leur corps, avec leur cœur, était une vapeur obscure : quelques-uns étaient boiteux, d’autres paralytiques, d’autres dormaient ou chancelaient. Je vis aussi une fois une mitre épiscopale flottant dans l’air, tandis qu’une main sortant d’un nuage ténébreux cherchait sans cesse à saisir cette mitre, qui pourtant lui échappa. Sous cette mitre, je vis beaucoup de personnes qui ne m’étaient pas inconnues, portant sur leurs épaules des croix de toute espèce avec des pleurs et des gémissements : je me vis moi-même parmi elles. Je vis, à ce que je crois, presque tous les évêques du monde, mais un petit nombre seulement parfaitement sain. Je vis aussi le Saint Père rempli de la crainte de Dieu et priant. Rien n’était défectueux dans son extérieur : mais il était très affaibli par la vieillesse et par de nombreuses souffrances. Sa tête vacillait souvent d’une épaule à l’autre ou tombait sur sa poitrine comme s’il eût sommeillé ; souvent aussi je le vis tomber en défaillance et semblable à un mourant. Je le vis souvent soutenu, pendant qu’il priait, par des apparitions célestes ; alors sa tête se tenait droite. Mais aussitôt qu’elle retombait sur sa poitrine, je voyais plusieurs personnes tourner rapidement la tête à droite et à gauche, c’est-à-dire regarder du côté du monde. L’église de notre pays, quand la main sortant de l’ombre saisit la mitre qui fuyait toujours, me fut montrée comme dans un état misérable auquel devait contribuer particulièrement le savant jouvenceau de l’école. Je vis tout ce qui tient au protestantisme prendre de plus en plus le dessus, et la religion tomber en décadence complète. Je vis la plupart des prêtres s’engouer des faux brillants du jeune maître d’école et tous travaillaient ensemble à la destruction. Il y en avait un surtout qui prenait part à ce travail par vanité et par ignorance, et quand il se ravisera, il sera trop tard. Je vis tout au plus, dans le pays, quatre ecclésiastiques rester fermes et fidèles. L’état du diocèse sera déplorable sous cet évêque. Les tableaux que j’ai vus étaient si affligeants que j’aurais presque voulu en parler hautement. Je vis aussi dans l’avenir la religion tombée très bas et se conservant seulement par endroits, dans quelques chaumières et dans quelques familles que Dieu à protégées aussi dans les désastres de la guerre. Beaucoup de gens simples, mais éclairés d’en-haut, et spécialement le maître d’école, prient pour que ce pasteur soit éloigné. »

« J’ai eu encore une singulière vision. Sainte Cunégonde m’apporta une couronne et un petit morceau d’or pur dans lequel je pouvais me mirer. Elle me dit : « J’ai fait cette couronne pour toi, elle n’est pas encore tout à fait finie du côté droit (où était la grande douleur de la malade) ; c’est à toi de l’achever avec cette plaque d’or. Je fais cela parce que tu as déjà ajouté une pierre précieuse à ma couronne, avant même que tu fusses née. » Alors elle me montra sur un des côtés de sa couronne une pierre ou une perle si éblouissante qu’on pouvait à peine en soutenir la vue. Et c’était moi qui l’avais mise là ? Je trouvai cela par trop risible et je dis tout net : « Comment cela se peut-il ? Ce serait une chose bien étrange que j’eusse fait cela avant d’être au monde. » Là-dessus elle me répondit que toutes mes souffrances et tous mes travaux, comme ceux de tous les hommes, se trouvaient déjà divisés et répartis parmi mes ancêtres. Elle me montra des tableaux où je vis comment Jésus avait opéré dans la personne de David, comment nous avons péché dans Adam, comment le bien que nous vivifions en nous est un bien déjà vivant dans nos ancêtres et qui était seulement obscurci, etc. Puis elle me fit voir mon extraction du côté de ma mère qui s’appelait Hillers, en remontant par plusieurs générations jusqu’à ses ancêtres à elle, et il y avait là un fil par lequel s’y rattachait aussi son extraction. Mais comment avais-je ajouté le joyau à sa couronne ? Je le compris très bien dans la vision, mais j’aurais de la peine à le redire. C’était comme si une faculté de souffrir avec patience provenant du fil de vie qui aboutissait à mon existence, lui eût été communiquée, et c’est ainsi qu’une victoire fut remportée en elle par moi ou par ce qui était mien, victoire qui était représentée par ce joyau sur sa couronne. Je la vis au commencement de la vision dans une sphère ou dans un jardin céleste avec des saints qui avaient été rois ou princes. Je vis l’empereur Henri, son saint époux, dans une sphère où il me parut renouvelé et plus jeune. C’était comme si son existence dans ses aïeux était là depuis très longtemps ; je ne puis expliquer cela, je ne le compris pas non plus alors et je laissai la chose de côté. Il y avait en général dans cette vision quelque chose d’incroyablement dégagé des conditions du temps : car quoique je fusse très étonnée d’avoir déjà, avant ma naissance, travaillé à une perle de la couronne de Cunégonde, je le voyais pourtant très bien d’une certaine manière, car je sentais que je vivais avec elle et que j’étais sa contemporaine ; bien plus, que j’étais antérieure à elle comme personne individuelle. Je me sentais présente dans mon origine. Elle me montra son extraction selon la chair à sa gauche, et à sa droite sa descendance selon l’esprit, car elle n’avait pas d’enfants, mais pourtant cette descendance était bien plus riche et plus féconde. Je vis mes ancêtres et les siens remontant jusqu’à des gens qui n’étaient pas chrétiens et j’en vis parmi ceux-ci qui ont été jugés avec miséricorde : cela m’étonnait beaucoup parce qu’il est écrit que quiconque ne croit pas et n’est pas baptisé n’entrera pas dans le ciel. Mais sainte Cunégonde me dit : « Ces gens ont aimé Dieu tel qu’ils le connaissaient et leur prochain comme eux-mêmes ; ils ne savaient rien du christianisme, ils étaient dans une fosse ténébreuse où la lumière n’arrivait pas : mais ils étaient tels, qu’ils auraient été de parfaits chrétiens s’ils avaient connu le christianisme et c’est pourquoi ils ont trouvé miséricorde. » Je vis le tableau de ma vie avant ma naissance ou celle de mes aïeux, non comme un arbre généalogique, mais comme quelque chose qui se répandait sur la terre dans des lieux et des établissements de toute espèce : je vis des rayons aller d’un point à l’autre puis, après s’être multipliées en formant des nœuds, s’élancer de nouveau dans des directions séparées. Je vis là beaucoup de gens pieux, j’en vis aussi dans une position élevée, d’autres tout à fait pauvres. Je vis encore toute une branche de ma famille dans une île : ils étaient riches et possédaient de grands navires : je ne sais pas où c’était. Je vis une énorme quantité de choses dans cette vision et j’eus de grandes lumières sur l’importance qu’il y a pour nous à transmettre au monde une descendance pure et à conserver pur ou à purifier en nous ce qui nous a été transmis par nos ancêtres. Et je reconnus que cela était également vrai pour la postérité selon la chair et pour la postérité spirituelle. »

« Je vis aussi les parents de mon père. Sa mère s’appelait Rensing ; elle était fille d’un riche cultivateur. Elle était avare et, pendant la guerre de Sept Ans, elle enfouit son argent près de notre maison. Je sais à peu près l’endroit. Je sais aussi qu’on le trouvera longtemps après ma mort, quand une autre famille possédera la maison. Je savais déjà cela, étant enfant. »

 

2 juin. Le Pèlerin la trouva toute bouleversée. Elle raconta ce qui suit, versant des larmes et pleine d’angoisses : « Je viens de passer une nuit des plus terribles. J’ai vu un chat venir vers mon lit : il sauta après ma main. Je le pris par les pattes de derrière, je le tins hors du lit et je voulais le tuer ; mais il m’échappa et s’enfuit. J’étais éveillée, je voyais tout ce qui était autour de moi ; je voyais l’enfant dormir paisiblement et je craignais qu’elle ne vît ma misère. Pendant toute la nuit, jusque vers trois heures du matin, l’ennemi me maltraita ; c’était une horrible figure noire. Il me frappa et me traîna loin de mon lit ; j’étais étendue par terre et appuyée sur mes mains. Il me lança en avant avec mes oreillers et m’étreignit terriblement. M’ayant ainsi lancée au loin, il me jeta sur le corps les coussins qui étaient sous moi, puis il m’éleva très haut en l’air ; tout cela me causa une angoisse indescriptible. Je vis clairement par là que ce n’était pas un rêve. Je fis tout ce que je pouvais. Je pris toutes mes saintes reliques et ma vraie croix, cela ne me servit à rien. Je demandai à Dieu et à tous les saints si j’avais quelque péché sur la conscience, si je retenais injustement le bien d’autrui : je ne reçus pas de réponse. J’adjurai l’ennemi, au nom de tout ce qu’il y a de sacré, de me dire quel droit il avait sur moi. Il ne répondit pas et continua à me tourmenter. Il me prenait sans cesse par le cou et par les épaules, et ses mains ou ses griffes étaient froides comme la glace. Enfin je me traînai jusqu’à l’armoire qui est au pied de mon lit, j’y pris l’étole de mon confesseur qui y était renfermée et je la jetai autour de mon cou. Alors il ne me toucha plus et même il me fit une réponse. Il parle toujours avec une assurance et une habileté qui me confondent et quelquefois je pourrais croire qu’il a raison, tant il paraît sûr de son fait. Il me reprocha de faire manquer beaucoup de choses et de lui nuire beaucoup, et cela comme s’il avait les droits les mieux fondés du monde. Quand je demandai à Dieu si je possédais du bien mal acquis, l’ennemi me dit : « Tu as quelque chose à moi. » Mais je lui répondis : « Ce que j’ai à toi est le péché qui a été maudit avec toi dès le commencement ! Jésus-Christ a satisfait pour nous ; prends le péché pour toi, garde-le et va-t’en avec lui dans les abîmes de l’enfer ! » Je ne puis dire tout ce j’ai souffert. » Elle pleurait et tremblait de tous ses membres.

 

3 juin. « Ses violentes douleurs de tête et d’oreilles ont diminué : cependant elle souffre toujours d’une oreille dont elle est devenue sourde, en sorte qu’elle parle très haut sans qu’il y ait nécessité. Mais avec cette infirmité elle est très avenante et cela lui donne quelque chose de naïf et d’enfantin. Elle souffre de rétention. »

« Sainte Cunégonde, dit-elle, a été près de moi une partie de la nuit. J’ai, ces jours-ci, appris d’elle et vu infiniment de choses, notamment touchant notre origine et notre participation à une vie qui n’est pas la nôtre. J’ai vu des histoires et des détails sans nombre concernant mes ancêtres et les siens. Elle m’a dit aujourd’hui que, comme moi, dès sa jeunesse, elle avait été délivrée, par la grâce divine, de toutes les tentations charnelles et qu’elle s’était fiancée à Dieu de bonne heure. Elle n’avait pas osé le dire à sa mère, mais elle l’avait dit à son mari qui avait fait vœu de chasteté avec elle, et pourtant il lui avait fallu après cela être en butte à de bien affreuses calomnies et subir de bien rudes épreuves. Je n’ai pas vu cette nuit ce qui fut cause de sa mise en jugement et de l’épreuve du feu qu’on lui fit subir, mais je l’avais vu précédemment. Elle était trop bonne pour un serviteur qui, lui aussi, avait eu déjà beaucoup à souffrir par suite d’accusations mensongères. – Je vis sa mort et celle de son mari. Je vis que son mari fut enterré dans une église qu’il avait fait bâtir : elle était dédiée à Saint-Pierre (à Bamberg). Je ne sais plus si ce fut dans cette église ou dans une autre qu’elle assista à un service funèbre pour son mari, revêtue d’un magnifique costume impérial, et qu’ensuite, devant cinq évêques, elle déposa sa couronne et son riche vêtement sous lequel elle portait un simple habit de religieuse, du même genre que celui de Sainte-Walburge. Elle mit aussi un voile sur sa tête. Les gens qui l’avaient vue entrer en si grande pompe furent émus jusqu’aux larmes lorsqu’ils la virent sortir. Peu de jours avant sa mort, son ange gardien lui dit que son mari viendrait la prendre à son dernier moment. Je le vis en effet venir à elle, et avec lui des âmes innombrables de pauvres qu’elle avait nourris et d’autres personnes auxquelles elle avait fait du bien. Et je vis que ceux-ci étaient ses enfants spirituels et que son mari lui montra ces nombreux enfants comme le fruit de leur union. »

 

4 juin. « Elle continue à souffrir d’un violent mal d’oreilles et d’une demi-surdité. C’est une douleur très raffinée et elle sent distinctement combien est vrai le symbole du joyau finement travaillé à ajouter à la couronne de Sainte Cunégonde. La douleur procède par lignes et par mouvements très subtils. Elle avait vu ce qu’elle avait à faire comme un travail d’une élégance exquise et, à cause de cela, elle n’avait pas voulu l’entreprendre. »

 

5 juin. « La douleur d’oreille et la dureté de l’ouïe continuent, mais cessent parfois pendant plusieurs heures à la suite de l’imposition des mains du confesseur. Celui-ci ressent alors une douleur cuisante à la main comme si elle était piquée par des orties. Il est remarquable qu’elle sait très bien dans son intérieur comment cette souffrance lui est imposée et comment elle lui a été annoncée symboliquement par le fragment de couronne que sainte Cunégonde lui a donné à travailler, et pourtant, dans ses rapports avec l’extérieur, elle parle à chaque instant d’inflammation, de surdité, etc., et même demande au médecin des remèdes que celui-ci lui prescrit, mais dont elle n’use pas. »

 

6 juin. « Elle déclare que sa douleur d’oreilles doit durer jusqu’à la Pentecôte. Dieu veut ce travail, il se servira d’elle, elle est là pour cela. « Cunégonde, dit-elle, a été mise en contact avec moi par suite d’un rapport secret qu’ont, les uns avec les autres, tous ceux qui, dès le premier âge, ont été affranchis de la convoitise de la chair. Il est impossible d’expliquer cela au monde, à cause de son impureté ; il y a là un secret de la nature inconnu. Du reste, j’ai avec elle une parenté selon la chair par une lignée de ses ancêtres. »

 

8 juin. « Sa difficulté d’entendre et son mal de tête durent toujours. Cette nuit le tentateur s’est de nouveau présenté à elle sous la forme d’un ange. Il lui a dit que, puisqu’Overberg ne venait pas la voir, elle ferait bien de s’adresser à lui, qu’il lui viendrait en aide. Comme elle réfléchissait là-dessus et se tournait vers Dieu, elle reconnut Satan et le repoussa hardiment loin d’elle. »

 

9 juin. « Elle s’est trouvée sans mal de tête, comme elle l’avait annoncé d’avance, mais la difficulté d’entendre subsiste. Elle a, dit-elle, fini et remis à Dieu la couronne que Cunégonde lui avait donnée à achever. Cunégonde lui a aussi montré pour qui ce travail a été fait. « J’ai vu un protestant fort considéré, qui pense à revenir à l’Église et qui lui rendra des services ; dès à présent il fait, sans bruit, beaucoup de choses pour les catholiques. Il connaît personnellement le Pape. Ma souffrance, ajouta-t-elle, doit être le prix et l’achèvement de la couronne qui lui est destinée, s’il triomphe de son amour-propre et suit le mouvement de son cœur. Moyennant mon travail uni aux mérites de Jésus-Christ, la couronne a été terminée pour lui. »

 

10. La Pentecôte. – La montagne des Prophètes.

 

« J’ai vu la Pentecôte, en tant que fête de l’Église, et la communication de l’Esprit-Saint à travers le monde entier m’a été montrée dans plusieurs tableaux, ainsi que cela m’est souvent arrivé. J’ai aussi vu les douze nouveaux Apôtres et leur rapport avec l’Église. J’ai vu encore une église spirituelle se former de beaucoup de paroisses réunies et celles-ci recevoir le Saint-Esprit. C’était un nouveau réveil de l’Église catholique. J’ai vu un très grand nombre de personnes recevoir l’Esprit-Saint. »

« J’ai fait cette nuit un grand voyage et je suis allée notamment sur la montagne des Prophètes. J’ai aussi revu le paradis qui en est voisin. Sur la montagne des Prophètes tout était comme à l’ordinaire. Je vis l’homme écrire sous la tente, ranger des livres et des écritures, effacer et brûler beaucoup de choses. Il me sembla aussi qu’il donnait quelques feuilles à des colombes qui les emportaient en s’envolant. J’eus aussi une vision de l’Esprit-Saint : c’était comme une figure ailée, dans une surface triangulaire, avec une effusion de lumière de sept couleurs. Je vis comment cette lumière se répandait sur l’Église spirituelle planant en l’air, et sur ceux qui se trouvaient en relation avec elle. Dans la vision sur l’effusion du Saint-Esprit, j’eus l’impression que cette effusion avait aussi une action sur la nature. Je me trouvais au-dessus du globe de la terre, dans le voisinage de la montagne des Prophètes, et je vis que les eaux qui en descendent déployaient au-dessus de la terre comme une tenture de crêpe transparent et de couleurs variées. Je vis toutes sortes de choses briller à travers. Chaque couleur procède d’une autre un peu différente et produit d’autres effets : si le voile se déchire, la pluie se répand. Ces effusions sont liées à certains temps et des saints y président avec leurs fêtes et la célébration de leurs victoires. Le jour de la fête d’un saint est le véritable jour de la récolte, celui où sont cueillis ses dons qu’il porte, comme un arbre ses fruits. Ce que les âmes ne reçoivent pas comme effusion des dons spirituels, la nature le reçoit sous forme de pluie et de rosée, et c’est ainsi que la surabondance de pluie peut devenir un châtiment de Dieu. Je vois souvent de mauvaises gens dans des lieux fertiles où la bénédiction de la terre nourrit leur chair et, dans des pays pauvres, des gens de bien qui reçoivent dans le Saint-Esprit la bénédiction de la terre. Si la terre et l’homme étaient en parfaite harmonie, ce serait le paradis. La prière maîtrise la température et les jours marqués dans les anciens proverbes relatifs au temps sont comme des jours où se font des distributions. Quand il est dit dans un de ces proverbes : « S’il pleut le troisième jour de la Pentecôte, le grain ne séchera pas » ; cela peut signifier : « Si les dons spirituels qui sont distribués aux hommes ne sont reçus que dans une faible mesure, ils se changent en eau qui se répand comme un châtiment. » Je vois la vie de la nature étroitement liée à la vie des âmes. »

« Le vent est quelque chose de merveilleux. Je vois souvent la tempête apporter une maladie d’une contrée éloignée. Cela m’apparaît comme un globe plein de mauvais esprits. Les vents violents sont difficiles à supporter pour moi ; je les ai toujours eus en aversion. Les étoiles filantes aussi m’étaient antipathiques dès ma jeunesse. Là où elles tombent, je vois l’air plein de mauvais esprits. Étant enfant, quand je voyais le soleil se lever et se coucher, je le croyais vivant et je me disais : « Il pleure sur les nombreux péchés qu’il est forcé de voir. » Le clair de lune m’eût été agréable à cause du calme et du silence ; mais j’avais le sentiment des crimes nombreux qu’il favorise et de la pression pesante et sensuelle qu’il exerce sur les hommes, car la lune est plus profondément déchue que le soleil. »

 

11. Judith en Afrique.

 

« J’allai près de Judith dans les montagnes de la Lune. Il y avait eu beaucoup de changements. À l’endroit où, en partant de l’habitation de ses sœurs, on arrivait au château de Judith par un pont jeté sur un ravin, il n’y avait plus de ravin. Il semblait qu’un éboulement l’eût comblé. On pouvait arriver de plain-pied à la maison. Judith, qui me fit l’effet d’être bien plus âgée, me sembla beaucoup plus rapprochée du christianisme ou même réellement chrétienne dans l’âme, quoique vraisemblablement elle ne fût pas encore baptisée. S’il y avait là un prêtre, cela se ferait tout de suite. Dans la chambre où je l’avais vue un jour prendre du café avec plusieurs personnes, il y avait comme un petit autel. On voyait dessus l’image d’un petit enfant couché comme dans une jatte et il y avait devant comme une excavation, une espèce de bassin pratiqué dans l’autel, où je vis une petite cuiller et un couteau blanc qui semblait en os ou en pierre. Des lampes brûlaient au-dessus et il y avait des pupitres avec des rouleaux d’écriture. Elle était là en prière, avec beaucoup de personnes plus jeunes ; elle avait aussi un vieillard comme assistant. Toutes ces gens semblaient arrivés avec elle à la conviction, nouvelle pour eux, que le Messie était déjà venu. Je ne vis pas encore de croix. Dans la chambre d’en haut où étaient les nombreuses têtes antiques, les vieux juifs étaient encore rassemblés à part. Le trésor qui était dans le caveau avait notablement diminué ; Judith donnait beaucoup aux pauvres gens. L’endroit qu’elle habite est admirablement situé. De sa maison, on voit au couchant, au-delà d’une vallée profonde, une montagne qui brille et étincelle au soleil comme si elle était parsemée d’étoiles. De l’autre côté, dans un lointain très reculé, s’élèvent, sur des montagnes, de hautes tours d’un aspect étrange et de longs bâtiments. On ne peut pas voir cela de la maison ; mais je l’ai vu ainsi. J’ai vu encore les gens qui habitent près du Gange. Ils avaient déjà leur église en bon ordre et aussi près d’eux un vieil ecclésiastique : c’était, je crois, un missionnaire. »

 

12. Souffrances pour les cinq évêchés de la province du Haut-Rhin.

 

Mars 1820. « Je passai par Francfort 9 qui était sur mon chemin et je vis dans une grande maison, peu éloignée de la grande église, se réunir une société qui va mettre en délibération de mauvais projets. J’y vis des ecclésiastiques. Des diables étaient assis sous les fauteuils..... Dans un autre voyage, je revins à la grande maison. Satan était couché devant l’entrée, sous la forme d’un chien noir avec des yeux rouges, et il dormait. Je le poussai du pied et lui dis : « Debout ! Satan ; pourquoi dors-tu ici ? – Je puis dormir tranquillement ici, répondit-il ; ceux qui sont là dedans font eux-mêmes mes affaires. »

Elle vit aussi, dans un tableau symbolique, les résultats de ce nouvel art de bâtir appliqué à l’église : « Je me trouvai, dit-elle, dans un navire tout percé et j’étais couchée au fond, à la seule petite place qui fût encore intacte ; les gens étaient assis sur les deux bords du navire. Je priais continuellement pour qu’ils ne fussent pas précipités dans les flots : cependant ils me maltraitèrent et me donnèrent des coups de pied. Je voyais à chaque instant le navire au moment de couler et j’étais malade à mourir. Enfin ils furent forcés de me conduire à terre où mes amis m’attendaient pour me mener dans un autre endroit. Je priais toujours pour que ces malheureux débarquassent aussi : mais à peine étais-je sur le rivage que le navire coula à fond et aucun de ceux qui y étaient ne se sauva, ce qui me remplit de tristesse. Dans l’endroit où j’allai il y avait une grande abondance de fruits. »

Le mercredi d’après le dimanche de la Passion, 22 mars 1820, cette réunion avait tenu à Francfort sa première séance en forme, pour délibérer sur les moyens à prendre pour s’emparer de Jésus par la ruse et le livrer à la mort. Ils disaient : « Que ce ne soit pas à la clarté du jour, de peur que le Pape ne s’en aperçoive et ne fasse quelque éclat ! » Pendant qu’ils tenaient ainsi conseil, la pieuse vierge avait les yeux tournés vers eux et elle allait entrer en lutte avec eux. « Je porte, dit-elle, un énorme fardeau sur l’épaule droite. Je me suis chargée de trop de souffrances, afin de satisfaire pour autrui. Je succombe presque à la peine. J’ai maintenant de si tristes visions sur l’état de l’humanité et notamment sur celui du clergé 10, que je ne puis m’empêcher de m’imposer sans cesse de nouveaux fardeaux. J’ai prié pour que Dieu daigne toucher le cœur de ses ennemis les plus endurcis et que, pendant ces saintes fêtes de Pâques, ils reviennent à des dispositions un peu meilleures. Je dis à Dieu que je voulais chercher les plus endurcis parmi ceux que je connais, ou, comme il sait auxquels d’entre eux mes travaux et mes souffrances sont le plus nécessaires, je lui demandai la grâce de souffrir pour ceux-là. Alors je me sentis tout à coup élevée en l’air ; ce fut comme si j’étais entre le ciel et la terre. Il me sembla d’abord être dans un vaisseau brillant de lumière et je fus comme traversée par des accès de souffrances raffinées, indéfinissables, qui n’ont pas encore cessé ; en outre l’oppression dans le côté droit allait croissant. Quand je regardai au-dessous de moi, je vis très distinctement, à travers un crêpe de couleur sombre, les erreurs, les égarements et les péchés innombrables des hommes, et avec quelle sottise et quelle méchanceté ils agissent contre toute vérité et toute raison. Je vis des scènes de toute espèce : je revis le navire en détresse, portant ces hommes convaincus de leur immense mérite et admirés aussi par bien d’autres, passer près de moi sur une mer dangereuse et je m’attendais à chaque instant à le voir périr. Je connaissais parmi eux des prêtres et je souffris de grand cœur pour les aider à venir à résipiscence. Je vis aussi au-dessous de moi divers endroits où se mouvaient tristement une multitude de figures grisâtres. C’étaient des cimetières, dont on ne savait plus qu’ils eussent jamais existé. Je vis aussi diverses âmes errer dans des lieux solitaires où elles avaient péri ou peut-être fait mourir quelqu’un, je ne me rappelle pas bien lequel des deux, mais il m’a été dit, ce me semble, que ces âmes se tenaient là pour quelque chose qui se rapportait à l’expiation de meurtres commis. Je cherchais à obtenir la guérison et le pardon pour tout ce que je voyais en demandant de nouvelles souffrances. Mais, quand je regardai au-dessus de moi, je vis, comme contraste aux abominations d’en bas, un spectacle céleste et tellement beau que j’en fus éblouie. Je vis tous les saints, les chœurs des anges et le trône de la très sainte Trinité : je vis en détail toutes les souffrances de notre Sauveur et comment il offrait pour nous chacune d’elles à son Père céleste : et je vis aussi la Mère de Dieu offrir de nouveau ses douleurs par Jésus, ce que faisaient également tous les saints. C’est une vision où la variété et l’unité, le mouvement et le repos, la magnificence suprême, l’amour et la paix s’unissent d’une façon qui ne peut s’exprimer. Tandis que je regardais ainsi en haut, je m’aperçus tout à coup que je me trouvais sur une balance, car je vis le fléau et l’aiguille au-dessus de moi. Et alors je vis dans l’autre bassin, qui était fort abaissé vers la terre et plongé dans l’obscurité, les plus endurcis placés au milieu et les autres assis tout autour sur le bord ainsi qu’ils faisaient dans ce navire que j’avais vu. Comme alors mes douleurs redoublèrent ainsi que ma patience et mes supplications, le bassin monta un peu. Mais il était trop lourd et je vis la plupart de ces hommes tomber du bord. Tous ceux pour lesquels je donnais mes souffrances comme contrepoids restèrent vivants. Quand je regardai en haut, pleine de joie, je vis le ciel et le secours de Jésus. J’ai bien obtenu quelque chose par mes souffrances, avec la grâce de Dieu : mais ces personnes ont le cœur dur comme la pierre, elles tombent d’un péché dans un autre qui est souvent pire. »

L’astuce avec laquelle ces contracteurs cherchaient à colorer leurs intrigues lui apparut sous la forme du tentateur, et elle vit, en même temps, quel salaire ils recevaient pour cela. « Lorsqu’après mon examen de conscience, dit-elle, je me fus recommandée aux plaies de Jésus, je tombai dans une grande angoisse. Je vis près de moi un ecclésiastique, lequel me dit qu’il venait de Rome et qu’il en rapportait des objets sacrés de toute espèce. Il voulait me les donner. Je ressentais une grande répugnance pour lui et pour ses dons. Il me mit sous les yeux des petites croix et des étoiles diversement travaillées ; mais aucune n’était comme elle eût dû être ; toutes étaient de travers, contournées, pleines d’étranges défectuosités. Il me fit de longs discours, me dit qu’il avait parlé de moi au pape et que je n’avais pas le confesseur qu’il m’eût fallu : il me débitait de si belles paroles que, quoiqu’il me fût tout à fait antipathique, je me disais pourtant : « Peut-être que je lui fais tort. » Mais lorsque j’examinai de nouveau ses singuliers objets sacrés, je lui dis, en le priant de ne pas le prendre en mauvaise part, que j’avais reçu récemment de Rome et de Jérusalem des objets du même genre qui n’étaient pas sans doute artistement travaillés, mais que ce qu’il apportait semblait ramassé dans une affreuse marnière ou dans un vieux tombeau abandonné. Là-dessus il me demanda comment je pouvais avoir une si mauvaise idée d’un homme innocent. Mais je ne voulais plus entendre parler de lui et je dis : « J’ai Dieu et les ossements des saints ; je n’ai pas besoin de toi. » Puis je lui tournai le dos. Alors il disparut. J’étais tremblante, baignée de sueur, et je priai Dieu de ne plus me faire rien rencontrer qui me mît dans une telle angoisse. Quelques jours après il s’approcha de nouveau sous la figure d’un ecclésiastique qui, pendant longtemps, avec beaucoup d’hypocrisie et d’astuce, essaya de me mettre dans l’esprit toutes sortes de scrupules et me dit notamment que je me mêlais de trop de choses, etc. Enfin je découvris que c’était Satan, car il finit par dire qu’on me trouvait partout et qu’on n’avait nulle part de repos à cause de moi. »

Les mauvais desseins qui empêchèrent si longtemps de faire cesser la vacance des sièges épiscopaux lui furent montrés dans une vision touchante dont les terribles souffrances qu’elle eut à supporter à cette occasion ne lui permirent de communiquer que le peu qui suit : « Dans un voyage à la maison des noces je passai par un champ à côté duquel était une cabane. Je trouvai là un fiancé qui attendait une fiancée. Je me rendis à une grande maison voisine du champ où étaient les apostats ; je rencontrai là une fiancée qui était très bonne. Elle paraissait fort joyeuse d’aller avec moi. Il y avait aussi là son frère 11, chez lequel il y avait quelque chose d’étrange et qui s’en retourna quand nous fûmes à moitié chemin. Je conduisis la fiancée à l’homme qui était dans la cabane. Il l’accueillit avec beaucoup d’amour et de joie et lui présenta des mets de belle apparence, mais qui tous semblaient être des aliments spirituels. La fiancée lui avait donné la main et paraissait vraiment bonne : mais elle s’excusa encore et s’en alla de nouveau sans prendre de parti. Le fiancé en était très affligé ; mais il la regarda partir très tendrement. Il voulut attendre son retour et n’en pas prendre d’autre à sa place. Il me fit tant de pitié que je lui donnai un peu d’argent que j’avais sur moi et qu’il accepta. J’eus le sentiment que c’était le fiancé céleste et que la fiancée était son troupeau. L’argent que je lui donnai était ma prière et mon travail par lesquels je m’étais engagée envers lui pour elle. Ah ! si la fiancée pouvait voir le fiancé ! Comme il la désirait, comme il la suivait des yeux, comme il l’attendait, elle qui le quittait avec tant d’indifférence ! Combien n’a-t-il pas été fait pour elle ! Que de facilités lui ont été données ! Et pourtant elle l’a quitté ! »

La vision de la fiancée et du fiancé se répéta sous les formes les plus variées, chaque fois qu’elle eut à prier pour que les sièges épiscopaux fussent remplis, et à travailler pour prévenir les conséquences funestes qu’elle voyait résulter de l’intrusion de sujets indignes. Ainsi, dans le mois de novembre, elle eut à prier pour les cinq diocèses durant huit jours, à partir de la fête de saint Martin 12, et pendant ce temps sa prière fut toujours accompagnée de la vision d’un mariage spirituel.

« Je vis, dit-elle, la fiancée très belle et très sainte. J’étais sa demoiselle d’honneur avec quatre autres. Mais le fiancé avait l’air sombre et sinistre ; il avait cinq garçons d’honneur. On but et on fit des réjouissances toute la journée. Mais, vers le soir, il vint un autre fiancé d’une beauté merveilleuse qui mit le premier à la porte et lui dit : « Cette fiancée est trop noble et trop sainte pour toi. » Pendant ces jours-là, je fus continuellement en contemplation : je vis la maison où l’on devait célébrer la fête comme une église et la fiancée si belle et si sainte qu’on ne pouvait la regarder qu’avec une crainte respectueuse. »

 

Un faux prétendant à la main de la fiancée est mis hors de la vigne de l’Église.

 

Un jour Anne Catherine resta six heures dans un état inaccoutumé de sueur violente, avec paralysie de l’épaule droite et du côté droit. La sueur coulait de la tête et de la poitrine et traversait tout dans le lit. En outre elle souffrait d’une coqueluche incessante et elle dit qu’il lui avait été annoncé d’avance que cela durerait six heures. Pendant ce temps, elle tomba plusieurs fois en défaillance. Ensuite elle raconta ce qui suit : « Lorsque tout récemment j’étais dans la maison des noces, je trouvai des haies de noyers contre le chœur de l’église, là où il y avait ordinairement de beaux ceps de vigne. Précisément derrière le maître-autel, il y avait à l’extérieur un rideau de noyers assez hauts, avec des noix mûres. Je vis là un dignitaire ecclésiastique avec une croix. Ce devait être quelque chose comme un vicaire général. Il s’approcha avec un casse-noix que je distinguai fort bien, cassa et mangea une bonne quantité de noix, puis entra dans l’église. Je vis qu’il cachait les coquilles. Je fus affectée de la grande inconvenance qu’il commettait en entrant dans l’église après avoir cassé ses noix. Cet acte de casser les noix était le symbole de la discorde et de la fausseté. Il venait de la maison funeste qui était reliée par l’escalier à la maison des noces et où se rassemblent ceux qui n’entrent pas par la vraie porte. Mais il fut chassé de l’église. Cet homme était la cause de ma sueur, de ma grande douleur à l’épaule et de la paralysie de mon côté droit. Il me fut montré comme quoi, après avoir été rejeté hors de l’église, il se tenait devant un mur et ne pouvait plus avancer ni reculer. Je le pris par les épaules et je le hissai avec une peine incroyable jusqu’au haut du mur. Il me fut donné à entendre que je devais seulement le laisser tomber de l’autre côté, mais je vis qu’il se briserait tout le corps et je le portai en bas avec une fatigue inexprimable. Ensuite je le traînai encore dans un pays où je n’avais jamais été. J’y allai d’ici en remontant le cours d’un grand fleuve, puis au delà d’un lac près duquel était une ville (Constance). Autour du lac on voyait beaucoup de villages et aussi de petites villes. Pendant que je portais mon lourd fardeau à travers le lac, des mains invisibles plaçaient sous moi des planches étroites qui passaient tour à tour l’une devant l’autre ; quand je marchais sur l’étroite planche, elle s’enfonçait, puis remontait. Ce fut un passage difficile ; cependant je portai l’homme jusqu’au bout. À l’arrière-plan on voyait de hautes montagnes. J’ai déjà vu plus d’une fois cet ecclésiastique (Wessenberg) dans la maison des noces. C’est un homme mondain ; les protestants lui sont très favorables et lui à eux. Il les aidera beaucoup s’il peut arriver. Il s’est mis en possession de sa charge par des luttes et des artifices de toutes sortes, c’est ce que signifie le casse-noix. Il est fort opposé au Pape et il a encore de nombreux adhérents. Dernièrement j’ai beaucoup prié pour l’Église et pour le Pape et c’est alors que j’ai été chargée de ce travail. Il est très désirable que cet homme soit amené à se tenir en repos sans trop de scandale de la part de ses partisans. Ce serait un grand coup porté aux protestants : car ils l’ont constamment excité et défendu. Il m’a été aussi montré que les protestants prennent la haute main, mais ils perdront déjà beaucoup si ce mauvais prêtre n’arrive pas. »

Elle fut dès lors incessamment occupée à repousser les attaques des ennemis de l’Église, et les efforts que lui occasionnaient ces travaux en esprit étaient si grands, que souvent tout son corps semblait se fondre en sueurs.

« Elle est malade, très malade, dit le Pèlerin, et d’une maladie où les causes naturelles ne sont pour rien. Elle est dans un état de changement perpétuel ; tantôt inondée d’une sueur glacée comme si elle était à l’agonie, tantôt comme brillante de santé : elle tombe d’une défaillance dans une autre. Elle dit qu’elle a entrepris une grande chose et qu’elle a déjà beaucoup fait. Quand ses souffrances deviennent tout à fait intolérables, il lui vient une vision qui la console et la réjouit au point qu’elle ne peut s’empêcher de rire. Ainsi lorsqu’elle était tout abattue par l’excès de ses souffrances, saint Benoît est venu et l’a plaisantée amicalement de ce qu’elle trébuchait toujours comme un petit enfant, quoique déjà avancée en âge. Saint Joseph l’a conduite dans un champ plein de fleurs et lui a dit : « Marche dessus sans en briser aucune. » Cela ne lui était pas possible ; il n’y a que l’enfant Jésus qui le puisse, et Joseph lui dit : « Tu vois bien que tu n’es pas à ta place ici. » On lui a montré aussi un grand trésor formé de perles, c’est-à-dire de grâces perdues et foulées aux pieds, qu’elle doit recueillir à l’aide de ses souffrances afin de payer la dette de ceux qui ont méprisé ces grâces. Ses sueurs sont un supplice qui l’affaiblit mortellement ; elle l’offre constamment pour les âmes du purgatoire. Elle a été souvent aussi conduite près d’elles et a vu que ces âmes devenaient plus claires d’heure en heure et la remerciaient pour la consolation que leur avait procurée l’offrande faite pour elles. – Étant allée dans la maison des noces, elle y a vu de nouveau les dangereuses menées du faux prétendu de la fiancée. « Dans la maison des noces, dit-elle, j’ai trouvé peu d’ecclésiastiques qui fussent à mon gré. Il m’a fallu faire la cuisine pour eux, c’est-à-dire leur préparer des aliments spirituels. Beaucoup se mirent ensemble à table et je vis celui que j’avais porté s’y asseoir très effrontément avec cinq de ses adhérents. J’avais préparé trois plats que j’apportai ; alors cet impudent dit d’un air très dédaigneux : « Le Pape nous a donné là un fameux cuisinier ; maintenant nous n’aurons à manger que des pois gris. »

 

13. Dans la semaine d’après Pâques de 1820, elle eut une vision touchant le mal immense que cet homme et ses adhérents faisaient à l’Église et celui que faisaient les résolutions de Francfort. « Je vis, dit-elle, sur une verte prairie 13 beaucoup de gens, parmi lesquels il y avait des savants, se réunir à part : et il apparut une nouvelle église dans laquelle ils se trouvèrent rassemblés. Cette église était ronde avec une coupole grise et tant de gens y affluaient que je ne comprenais pas comment l’édifice pouvait les contenir tous. C’était comme un peuple entier. Cependant elle devenait de plus en plus sombre et noire et tout ce qui s’y faisait était comme une noire vapeur. Ces ténèbres se répandirent au dehors, toute la verdure se flétrit ; plusieurs paroisses des environs furent envahies par l’obscurité et la sécheresse, et la prairie à une grande distance devint comme un sombre marécage. Je vis alors plusieurs troupes de gens bien intentionnés courir vers un côté de la prairie où il y avait encore de la verdure et de la lumière. Je ne puis trouver de termes pour décrire l’action terrible, sinistre, meurtrière, de cette église. Toute verdure se desséchait, les arbres mouraient, les jardins perdaient leur parure. Je vis, comme on peut voir dans une vision, les ténèbres produire leur effet à une grande distance ; partout où elles arrivaient, s’étendait comme une corde noire. Je ne sais pas ce que devinrent toutes les personnes qui étaient entrées dans l’église. C’était comme si elle dévorait les hommes 14 : elle devenait de plus en plus noire, elle ressemblait tout à fait à du charbon de forge et s’écaillait d’une manière affreuse. Après cela j’allai, guidée par trois Anges, dans un lieu verdoyant entouré de murs, grand à peu près comme le cimetière qui est ici devant la porte ; j’y fus placée comme sur une banquette élevée. Je ne sais pas si j’étais vivante ou morte, mais j’avais une longue robe blanche. Le plus grand des trois me dit : « Dieu soit loué ! il restera encore ici de la lumière et de la verdure. » Alors il tomba du ciel, entre moi et l’église noire, comme une pluie de perles brillantes et de pierres précieuses éblouissantes 15 et l’un de mes compagnons m’ordonna de les recueillir. Puis ils me quittèrent. Je ne sais s’ils partirent tous ; je me souviens seulement que, dans la grande anxiété que me causait l’église noire, je n’eus pas le courage de recueillir les pierres précieuses. Mais lorsque l’Ange revint à moi, il me demanda si je les avais recueillies et je lui répondis que non ; sur quoi il m’ordonna de le faire tout de suite. Alors je me traînai en avant et je trouvai encore trois petites pierres avec des facettes taillées comme des cristaux. Elles étaient rangées par ordre : la première était bleue, la seconde d’un rouge clair, la troisième d’un blanc brillant et transparent. Je les portai à mes deux autres compagnons qui étaient plus petits que le premier, et, tout en marchant çà et là, ils les frottèrent les unes contre les autres et en firent jaillir les plus belles couleurs et les plus beaux rayons de lumière qui se répandirent partout. Là où ils arrivaient, la verdure renaissait, la lumière et la vie se propageaient. Je vis aussi d’un côté l’église ténébreuse se dégrader. Puis, tout à coup, une très grande foule se répandit dans la contrée verdoyante et éclairée, se dirigeant vers une ville lumineuse. De l’autre côté de l’église noire tout resta encore dans une nuit sombre. »

 

14. La vision suivante, où tous les ravages exercés par l’incrédulité dans l’Église de son époque et le renouvellement futur de celle-ci lui furent montrés, comprend encore plus de choses. Il lui fut dit, à cette occasion, que la vision embrassait sept périodes de temps. Malheureusement, lorsqu’elle la raconta, elle ne fut pas en état de bien marquer ces périodes, ni de dire, parmi les scènes et les faits qui passèrent sous ses yeux, lesquels auraient lieu de son vivant, lesquels se produiraient seulement après sa mort.

« Je vis la terre comme une surface ronde qui était couverte d’obscurité et de ténèbres. Tout se desséchait et semblait périr. Je vis cela avec des détails innombrables chez des créatures de toute espèce, telles que les arbres, les arbrisseaux, les plantes, les fleurs et les champs. C’était comme si l’eau était pompée dans les ruisseaux, les fontaines, les fleuves et les mers, ou comme si elle retournait à sa source, aux eaux qui sont au-dessus du firmament et autour du paradis. Je traversai la terre désolée et je vis les fleuves comme des lignes menues, les mers comme de noirs abîmes où l’on ne voyait plus qu’au centre quelques flaques d’eau. Tout le reste était une vase épaisse et trouble dans laquelle je voyais des animaux et des poissons énormes embourbés et luttant contre la mort. J’allai assez loin pour pouvoir reconnaître le rivage de la mer où j’avais vu autrefois noyer saint Clément. Je vis aussi des lieux et des hommes dans le plus triste état de confusion et de perdition et je vis, à mesure que la terre devenait plus désolée et plus aride, les œuvres ténébreuses des hommes aller croissant. Je vis beaucoup d’abominations dans un grand détail ; je reconnus Rome et je vis l’Église opprimée et sa décadence à l’intérieur et à l’extérieur. Je vis de grandes troupes venant de plusieurs pays se diriger sur un point et des combats se livrer partout. Je vis au milieu d’eux une grande tache noire, comme un énorme trou ; ceux qui combattaient à l’entour devenaient de moins en moins nombreux, comme si plusieurs y fussent tombés sans qu’on le remarquât. Pendant ce temps, je vis encore au milieu des désastres les douze hommes dont j’ai déjà parlé, dispersés en diverses contrées sans rien savoir les uns des autres, recevoir des rayons de l’eau vive. Je vis que tous faisaient le même travail de divers côtés ; qu’ils ne savaient pas d’où il leur était commandé et que quand une chose était faite, une autre leur était donnée à faire. Ils étaient toujours douze, dont aucun n’avait plus de quarante ans. Il y avait parmi eux trois prêtres et quelques-uns qui voulaient le devenir. Je vis aussi qu’il y en a un avec lequel j’ai quelquefois des rapports, qui est connu de moi ou qui demeure dans mon voisinage. Il n’y avait rien de particulier dans leur costume, mais chacun était habillé à la façon de son pays et suivant la mode actuelle : je vis que tous recevaient de Dieu ce qui s’était perdu et qu’ils opéraient le bien de tous les côtés ; ils étaient tous catholiques. Je vis aussi chez les ténébreux destructeurs de faux prophètes et des gens qui travaillaient contre les écrits des douze nouveaux apôtres. Je vis souvent ceux-ci disparaître dans le tumulte et toujours en sortir plus brillants. Je vis aussi une centaine de femmes assises comme dans l’état de ravissement et près d’elle des hommes qui les magnétisaient ; je les vis prophétiser. Mais elles m’inspiraient de la répugnance et de l’horreur et, comme je crus voir aussi la personne de Munster 16, je me dis avec anxiété que du moins le père (son confesseur) ne serait pas près d’elle. Comme les rangs de ceux qui combattaient autour de l’abîme ténébreux allaient s’éclaircissant de plus en plus, et comme pendant le combat toute une ville avait disparu 17, les douze hommes apostoliques gagnaient sans cesse un plus grand nombre d’adhérents, et de l’autre ville (Rome, la véritable ville de Dieu) partit comme un coin lumineux qui entra dans le disque sombre. Je vis au-dessus de l’église, fort amoindrie, une femme majestueuse revêtue d’un manteau bleu de ciel qui s’étalait au loin, et portant une couronne d’étoiles sur sa tête. La lumière partait d’elle et entrait toujours plus avant dans les sombres ténèbres. Là où cette lumière pénétrait, tout se renouvelait, et fleurissait. Je vis dans une grande ville une église qui était la moindre devenir la première 18. Les nouveaux apôtres se réunirent tous dans la lumière. J’ai cru me voir au premier rang avec d’autres que je connaissais (c’est-à-dire avec ceux qui avaient contribué comme elle et d’une manière semblable au bienfait de la rénovation). Maintenant tout refleurissait. Je vis un nouveau Pape très ferme, je vis aussi le noir abîme se rétrécir de plus en plus : à la fin il était arrivé à ce point qu’un seau d’eau pouvait en couvrir l’ouverture. En dernier lieu je vis encore trois troupes ou trois réunions d’hommes s’unir à la lumière. Ils avaient parmi eux des gens de bien éclairés, et ils entrèrent dans l’église. Alors tout se renouvela. Les eaux abondaient de toutes parts : tout était vert et fleuri. Je vis bâtir des églises et des couvents. Pendant que l’affreuse sécheresse durait encore, je fus portée à travers une prairie verdoyante, pleine de ces fleurs blanches que j’avais eues à cueillir autrefois. Ensuite je rencontrai une haie d’épines à laquelle je m’étais fort déchirée pendant la période des ténèbres : elle était maintenant couverte de fleurs et j’y entrai joyeusement. »

 

15. Elle vit aussi, avec leurs terribles conséquences, les mesures que les propagateurs des lumières prenaient, partout où ils arrivaient au pouvoir et à l’influence, pour abolir le culte divin ainsi que toutes les pratiques et les exercices de piété, ou pour en faire quelque chose d’aussi nul et d’aussi vain que l’étaient les grands mots de lumière, de charité, d’esprit, sous lesquels ils cherchaient à cacher à eux-mêmes et aux autres le vide désolant de leurs entreprises où Dieu n’était pour rien.

 

Le 12 avril 1820, elle raconta ce qui suit : « J’ai eu encore une vision sur la grande tribulation, soit chez nous, soit dans des pays éloignés. Il me semblait voir qu’on exigeait du clergé une concession qu’il ne pouvait pas faire. J’ai vu beaucoup de vieux prêtres et quelques vieux franciscains, qui toutefois ne portaient pas l’habit de leur ordre, et notamment un ecclésiastique très âgé, pleurer bien amèrement. J’en vis aussi quelques jeunes pleurer avec eux. J’en vis d’autres, parmi lesquels tous les tièdes, se prêter volontiers à ce qu’on demandait d’eux. Je vis les vieux, qui égaient restés fidèles, se soumettre à la défense avec une grande affliction et fermer leurs églises. Je vis beaucoup d’autres gens pieux, paysans et bourgeois, s’attacher à eux : c’était comme si l’on se divisait en deux partis, un bon et un mauvais. »

Comme les propagateurs des lumières portaient une haine toute spéciale à la dévotion du rosaire, l’importance de cette dévotion lui fut montrée dans une vision d’un sens très profond. « Je vis, dit-elle, le rosaire de Marie avec tous ses mystères. Un pieux ermite avait imaginé cette manière d’honorer la Mère de Dieu et lui avait tressé, en toute simplicité, des guirlandes de fleurs et de plantes. Il avait une rare intelligence de la signification de toutes les plantes et de toutes les fleurs ; ses guirlandes avaient un sens symbolique de plus en plus profond. Alors, la sainte Vierge ayant demandé à son fils une grâce pour lui, il lui donna le rosaire. » Après cela, Anne Catherine fit la description du rosaire ; mais il fut impossible au Pèlerin de reproduire ses paroles, elle-même, à l’état de veille, ne pouvant bien exprimer ce qu’elle avait vu. Elle vit le rosaire entouré de trois rangées de feuilles dentelées de diverses couleurs, sur lesquelles tous les mystères de l’Église contenus dans l’Ancien et le Nouveau Testament étaient représentés en figures transparentes. Au centre du rosaire se tenait Marie avec l’enfant Jésus. D’un côté elle était entourée d’anges, de l’autre de vierges qui se donnaient la main. Tout avait là sa signification et indiquait par la couleur, la matière et les attributs, l’essence la plus intime des choses. Alors elle décrivit chacune des perles du rosaire et commença par la croix de corail sur laquelle on récite le Credo. Cette croix sortait d’un fruit qui ressemblait au fruit de l’arbre de la science. Elle était travaillée à jour, d’une couleur particulière et couverte de petits clous. Dans l’intérieur était l’image d’un jeune homme, de la main duquel sortait un cep de vigne s’étendant vers les branches de la croix sur lesquelles étaient assises d’autres figures qui suçaient des grains de raisin. Les divers grains du rosaire étaient reliés entre eux par des rayons de couleurs variées formant des anneaux et semblables à des racines, conformément à leur signification naturelle et mystique. Chaque Pater était entouré d’une guirlande de feuilles particulière. Du milieu de cette guirlande sortait une fleur dans laquelle apparaissait un des mystères joyeux ou douloureux de la sainte Vierge. Les divers Ave Maria étaient des étoiles formées de certaines pierres précieuses sur lesquelles les patriarches et les ancêtres de Marie étaient figurés dans des scènes qui se rapportaient à la préparation de l’Incarnation et de la Rédemption. Ainsi, ce rosaire embrassait le ciel et la terre, Dieu, la nature, l’histoire, la restauration de toutes choses et de l’homme par le Rédempteur qui est né de Marie ; et chaque figure, chaque matière, chaque couleur, suivant sa signification essentielle, était employée à l’accomplissement de cette œuvre d’art divine. Quelque indescriptible que fût ce rosaire, à raison du sens profond qu’il présentait, la description qu’en faisait la voyante était touchante et pleine de naïveté. Tremblante de joie, elle allait d’une feuille à l’autre, d’une figure à l’autre et décrivait tout avec la promptitude inquiète et joyeuse d’un enfant plein de vivacité. « Ceci est le Rosaire, disait-elle, tel que la Mère de Dieu l’a donné aux hommes comme la dévotion qui lui plaît le plus. Peu l’ont dit de cette manière. Il a été aussi montré à saint Dominique par Marie. Sur la terre, il a été tellement sali et souillé de poussière que Marie l’a recouvert de son voile, comme d’un nuage à travers lequel il brille. Il faut une grande grâce, beaucoup de simplicité et de piété pour le comprendre encore. Il est voilé et tenu à distance ; on ne peut s’en rapprocher que par la pratique et la méditation. »

 

16. Pendant toute l’octave de la Fête-Dieu de 1821, elle eut des visions sur l’état de la dévotion envers le Saint-Sacrement dans tous les pays allemands. Elle gémissait au milieu de ses souffrances en voyant combien cette dévotion était abandonnée et elle assurait que, s’il y avait quelque amélioration, c’était là où le Saint-Sacrement était fréquemment exposé et porté en procession : si on ne faisait pas ces choses au moyen desquelles la foi jette de temps en temps dans une âme tiède de nouvelles et plus fortes racines, la dévotion au Saint-Sacrement tomberait tout à fait en décadence et le sacrement lui-même dans l’oubli. Elle disait cela en l’appliquant particulièrement à cette partie de l’Église où elle a vu toutes choses se dessécher et mourir devant le progrès des lumières et sous le régime de la liberté, de la charité et de la tolérance, et elle eut à supporter, pour le renouvellement futur de la foi et de la piété, de grandes souffrances qui lui arrivèrent sous la forme de travaux très pénibles dans la vigne où elle eut à arracher beaucoup d’orties et de mauvaises herbes. Ses mains étaient alors toutes couvertes de taches bleues et de piqûres comme celles de l’ortie. Dans le mois de décembre ses regards furent encore appelés de ce côté et le spectacle de la corruption toujours croissante lui inspira une telle compassion que, toute surchargée qu’elle fût d’ailleurs de peines de toute espèce, elle supplia Dieu de lui envoyer de nouvelles souffrances. Elle sentait bien qu’elle en prenait trop sur elle, mais les peines que lui causait la charité lui semblaient plus grandes qu’aucun martyre corporel ; aussi ne cessait-elle de demander à Dieu des souffrances pour l’expiation des outrages faits au Saint-Sacrement. Elle fut exaucée, mais à condition qu’elle demanderait la permission de son confesseur, afin que le mérite de l’obéissance lui donnât la force de ne pas succomber à des tourments si grands et si multipliés. Voici ce que le Pèlerin rapporte à la date du 12 décembre 1821, qui tombe dans l’octave de la très sainte et immaculée Conception de Marie : « Depuis quelques jours et quelques nuits, elle a continuellement des crampes dans le bas-ventre, une toux convulsive et des crachements de sang. Elle est souvent en défaillance et dans un état de prostration presque mortel, mais elle a des visions incessantes sur les dangers que court la foi. « Je dois souffrir cela, dit-elle en extase, je l’ai pris sur moi. J’espère pouvoir y résister. » Puis elle voulut tout à coup s’élancer hors du lit et s’écria : « Il faut que je voie mon confesseur, pour lui demander si je le puis. Je dois encore ouvrir une fontaine dans le cœur de Jésus. Il y a cinq sources, mais qui sont tout à fait obstruées par les hommes. Hélas ! ils ne laissent pas l’eau de ces sources arriver à eux. Je dois encore entreprendre cela ; je demande un nouveau travail quoique je n’en aie pas fini avec l’ancien. Je dois demander à mon confesseur s’il me le permet. » Mais le confesseur n’était pas présent et la malade répéta encore plusieurs fois, quoiqu’inutilement, la même prière afin de pouvoir dégager la source obstruée. Le Pèlerin crut au commencement qu’elle était en délire ; cependant il eut bientôt à rapporter ce qui suit : « Son état est de plus en plus désespéré ; c’est un inextricable labyrinthe de tortures, de défaillances, de vomissements et de sueurs de sang, de crampes dans le bas-ventre, de soif ardente avec impossibilité de boire, de tentations continuelles d’impatience et de combats pour y résister, de propension à tout prendre en mal et de luttes à l’encontre. » Et le jour d’après : « Aujourd’hui s’est produit tout à coup un état tout différent de celui de la semaine passée, savoir une douloureuse paralysie des membres avec tous les tourments de la goutte la plus violente. On ne pouvait pas la toucher sans que la douleur la fît soupirer et pourtant il fallut la mettre plusieurs fois sur son séant pendant la nuit, à cause des souffrances de la rétention. Elle est trop faible pour rendre compte du rapport intime de ses souffrances avec son travail de prière. Dans l’après-midi, comme le Pèlerin était assis avec le confesseur dans la pièce voisine, ils ne furent pas médiocrement effrayés l’un et l’autre, quand la malade, que la goutte rendait incapable d’aucun mouvement, sortit tout à coup de son lit, nu-pieds, entra dans la chambre les mains jointes et d’un pas assuré, et s’agenouillant devant le confesseur, lui dit : « Je demande une bénédiction ; j’en ai besoin pour une personne à qui certaines circonstances la rendent nécessaire. » Il lui donna tranquillement sa bénédiction et le squelette ambulant retourna à son lit d’un pas aussi sûr que l’eût fait une personne bien portante. En pareil cas, le moindre de ses mouvements a quelque chose de saisissant et de touchant au delà de tout ce qu’on peut dire. Ce n’est pas là se mouvoir avec la conscience de ce qu’on fait comme font d’autres personnes, même les plus gracieuses. On dirait d’une plante qui se tourne vers la lumière. Il y a là quelque chose d’involontaire et de surprenant qu’on ne peut décrire. Peu auparavant elle avait dit : « La terre est jonchée de feuilles de rose ; quelqu’un devrait bien aller là. » Après la bénédiction, elle dit qu’elle avait toujours oublié de se confesser d’avoir si souvent suivi son propre sentiment et que cela l’avait bien tourmentée ; maintenant qu’elle avait reçu l’absolution, elle se sentait le cœur léger. Quand plus tard elle sortit de l’état d’extase, elle était très fatiguée, très faible et elle avait le sentiment que tout un monde de souffrances pesait sur elle. Elle revint de nouveau à sa vision où il lui fut montré que pour une infinité de personnes qui avaient bonne volonté, l’accès aux sources de grâce du cœur de Jésus se trouvait empêché et fermé par la suppression des exercices de dévotion, par la clôture et la profanation des églises. Elle avait aussi reçu l’avis de faire pour cela un exercice spécial de dévotion en l’honneur du Sacré-Cœur de Jésus. « Les grandes crises de souffrance, dit-elle, sont précédées par des visions de roses et de fleurs semées sur moi et qui représentent les différentes espèces de douleur. Ainsi, lorsque les douleurs de la goutte m’ont prise, j’ai vu une pyramide d’épines toute couverte de roses et j’ai soupiré, pleine d’effroi, à la pensée que j’avais à la gravir. »

Dans une autre occasion elle prononça ces paroles sévères : « Je vois les ennemis du Saint-Sacrement, qui ferment les églises et empêchent qu’on l’adore, s’attirer un terrible châtiment. Je les vois malades et au lit de la mort sans prêtre et sans sacrements. »

 

17. Depuis le dimanche de Quasimodo jusqu’au troisième dimanche après Pâques (1820), ses souffrances expiatoires augmentèrent à tel point que son entourage, bien qu’accoutumé depuis longtemps à de pareils spectacles, pouvait à peine en supporter la vue. Anne Catherine souffrait à cause des attaques dirigées par les adhérents de Wessenberg contre le célibat des prêtres et des scandales sans nombre liés à ces malheureuses menées. Ses souffrances corporelles furent peut-être encore moins pénibles pour elle que les efforts maladroits et désordonnés de son entourage pour lui porter secours et le trouble qui en résultait dans la paix du ménage. Quelque temps auparavant le frère du Pèlerin était arrivé Dulmen. Ayant trouvé un jour les souffrances de la malade augmentées par le tapage qui se faisait dans le jeu de quilles établi sous ses fenêtres, il prit la résolution bien arrêtée de la transporter dans une autre demeure plus tranquille. Il chercha par de sérieuses représentations à gagner à son projet l’approbation du confesseur, de Wesener et, par l’intermédiaire de ceux-ci, celle de l’abbé Lambert, alors malade et forcé de garder le lit ; mais ce dernier résista. Quand Wesener voulut lui persuader d’y consentir, ce vieillard, affligé de pénibles infirmités corporelles et fort désireux de finir ses jours en paix, se traîna « plein d’affliction 19 » près du lit de la malade pour déclarer qu’il voulait mourir tranquille dans l’ancien logement et qu’il ne pouvait pas se transporter dans un autre. Le souci que lui causait cette affaire l’avait entièrement bouleversé, il en devint plus malade, fut pris de coliques et de vomissements. Elle-même, par suite d’instances du même genre, tomba dans l’état le plus déplorable. À cela vint s’ajouter que chacune des personnes nommées plus haut la pressait d’employer tel ou tel remède, sans tenir compte de la signification intérieure et spirituelle de souffrances extraordinaires qui naturellement n’auraient pu avoir pour terme que la mort. Dieu seul sait ce qu’il en coûta à la pauvre malade pour conserver la patience au milieu de ce désordre irritant, et l’on comprendra qu’elle désirât ardemment voir Overberg afin que son autorité lui rendît le repos dont elle avait besoin. Mais écoutons les détails donnés par le Pèlerin, à la date du 15 avril : « Je la trouvai dans un tel état de souffrance qu’il lui était impossible de parler. Pendant toute la nuit elle avait eu une douleur si excessive dans le côté droit qu’elle ne pouvait remuer ni la main, ni le pied. Elle n’était pas même en état d’éloigner ses pieds de la bouteille d’eau chaude qu’on avait placée dans son lit, ni d’étendre la main pour prendre un verre. Elle resta ainsi toute la nuit en proie à une soif ardente, s’abandonnant entièrement à la miséricorde de Dieu. Les lésions causées dans l’intérieur du bas-ventre par l’accident du panier de linge arrivé au couvent se font sentir de nouveau avec une extrême violence. Elle souffre aussi d’une rétention d’urine absolue. Quand son confesseur la visita le lendemain matin, il lui fallut subir des lotions d’eau-de-vie sur le corps. Ce fut en vain qu’elle essaya de se soustraire à ce traitement. Son mal en fut aggravé. »

 

16 avril. « Les douleurs de la plaie du côté lui sont encore bien plus sensibles que les souffrances dans le bas-ventre. Elles ont commencé par une vision sur l’incrédulité de saint Thomas. Il y eut encore effusion de sang au même endroit pendant qu’elle contemplait une scène de l’Évangile d’aujourd’hui dimanche, et elle eut souvent la sensation que l’air entrait et sortait par la plaie lorsqu’elle respirait, si bien qu’elle mit la main devant. La rétention est de plus en plus pénible. En outre, le bruit du jeu de quilles sous ses fenêtres lui est extrêmement incommode. Un ami cherche à lui persuader d’aller se loger ailleurs. »

 

18. « Les douleurs s’accroissent, l’inflammation augmente, le corps enfle. Elle perd souvent connaissance par suite des souffrances que lui cause la rétention ; elle reste tout à fait sans mouvement et ressemble au cadavre d’une personne morte d’inanition. Souvent, au milieu de ses souffrances, elle ressent une faim subite et tellement violente du Saint-Sacrement que son cœur est tout brûlant pendant que ses mains sont froides et livides comme si elle était morte. »

 

19. « Son état est lamentable. Son confesseur a demandé au curé de Haltern de venir pour prier sur la malade et la bénir. Cela lui procure du soulagement ; mais le soir le confesseur requiert l’application de l’eau-de-vie. Elle obéit, et les douleurs augmentent à tel point qu’elle dit en gémissant : « Je me suis attiré cela moi-même, parce que je n’ai pas cessé de demander des souffrances expiatoires. Maintenant le feu doit faire son œuvre jusqu’au bout. Je dois tout abandonner à Dieu. »

 

20. « Elle a été toute la nuit en proie à une chaleur ardente et elle n’ose pas boire à cause de sa rétention. Le curé de Haltern est encore venu aujourd’hui et lui a procuré du soulagement par ses prières et sa bénédiction. Dans l’après-midi, quand le Pèlerin l’a visitée, il l’a trouvée sur sa couche dans une position tout autre que sa position ordinaire. Elle avait la tête là où sont ordinairement les pieds et poussait des gémissements que la douleur lui arrachait ; elle était ramassée sur elle-même dans son lit et croyait trouver du soulagement dans cette position. Elle avait une fièvre des plus violentes. Maintenant la douleur s’est concentrée sur le côté droit de la colonne vertébrale. Elle remerciait Dieu de ses souffrances, se sentait près des âmes en peine et se réjouissait d’être dans le purgatoire et de ne plus pouvoir offenser Dieu. »

 

21. « Les douleurs durent toujours. Elle voit toutes les parties intérieures de son corps qui sont lésées et douloureuses. Son lit est trempé de sueur jusqu’à la paillasse. Sa sœur, quoique peu facile à émouvoir, ne peut s’empêcher de pleurer à l’aspect de semblables souffrances. La malade dit au Pèlerin que, si elle ne reçoit point d’assistance, elle mourra, car elle ne peut plus supporter les douleurs qu’elle éprouve. Elle est toute défigurée. Elle a appelé en toute hâte le curé de Haltern, qui n’a pas tardé à venir, lui a parlé, a fait des prières près d’elle et lui a imposé les mains, sur quoi elle s’est bientôt endormie d’un doux sommeil. Elle a dit à ce propos : « J’avais prié ardemment pour que Dieu me pardonnât d’avoir demandé un supplice que je ne pourrais pas supporter jusqu’au bout, mais je l’ai supplié aussi d’avoir pitié de moi en vue du sang de son fils et de vouloir bien me venir en aide, si je puis faire encore quelque chose de bon sur la terre. Je sens bien que si je mourais de ce mal que j’ai obtenu à force d’instances, j’aurais causé ma mort, ce qu’il me faudrait expier en Purgatoire. N’ayant obtenu d’autre réponse que celle-ci : « Le feu que tu as pris sur toi doit brûler jusqu’à la fin », je ne me suis plus laissée aller à aucune espérance, car je vis tout de suite que j’étais dans un état extrêmement dangereux et je recommandai à Dieu bien des choses qu’il me fallait laisser derrière moi sans les régler. Lorsque le curé m’a imposé les mains et a prié, on eût dit qu’un courant de lumière plein de douceur passait à travers moi ; je me suis endormie, j’ai eu une vision où il me semblait que j’étais enfant et qu’on me berçait. Ce fut aussi comme si une lumière reposait sur moi, et quand il retira sa main, cette lumière s’évanouit. Je me sentis beaucoup mieux et je repris de l’espérance. » Vers midi le mal empira, le vieux malade Lambert lui imposa aussi la main, dit un rosaire, et ce fut encore un secours pour elle. Plus tard le Pèlerin lui mit dans la main les croûtes de ses stigmates. Elle sourit d’un air étonné et dit : « Je vois là une pauvre personne dans un bien triste état. Le curé de Haltern doit la connaître ; elle est couchée en face de moi, elle est bien plus à plaindre que moi, mais elle est patiente. Hélas ! elle est en grand danger ; pourtant le curé lui a fait beaucoup de bien. Je ne puis plus la voir souffrir, cela me rend plus malade. Je veux prier pour elle ; cela servira aussi à m’humilier, car elle est bien meilleure, bien plus malade et bien plus patiente que moi. » Le Pèlerin reprit le papier où étaient les croûtes des stigmates.

 

22. « Aujourd’hui elle a paru se trouver mieux : sainte Walburge et Madeleine d’Hadamar l’ont consolée ; elle est le plus souvent absente en esprit. »

 

23. « Les douleurs et la rétention n’ont plus la même intensité, mais la prostration des forces est si grande qu’elle peut à peine parler. Le confesseur lui a dit aujourd’hui : « Vous ne voulez pas de spiritueux et pourtant j’ai bien vu par moi-même combien leur emploi est bon pour le bas-ventre et pour le dos ! »

 

23 avril, deuxième dimanche après Pâques. « Sur la demande de Lambert et de la sœur d’Anne Catherine, la maîtresse de la maison a apporté aujourd’hui une petite tasse de bouillon de poulet fort léger et sans sel. Tous trois tourmentèrent la malade pour lui en faire prendre, car, disaient-ils, elle ne pourrait recouvrer ses forces si elle restait sans nourriture. Elle se soumit avec patience à ce qu’on lui demandait et prit le bouillon ; mais elle ressentit à l’instant de fortes nausées et jusqu’au soir elle fut dans un tel état que tous pleuraient, s’attendant à la voir mourir. Elle avait une fièvre des plus violentes, le frisson et la chaleur se succédaient rapidement et la douleur au bas-ventre avait été remplacée tout à coup par un état d’insensibilité complète, symptôme de gangrène, suivant le médecin. Arrivée au dernier degré de faiblesse, elle dit en souriant : « Je ne suis plus malade, je ne sens plus aucune douleur. » Le confesseur voulait qu’elle dormît, mais son ardente fièvre ne le lui permit pas et elle dit d’une voix suppliante : « Je le voudrais bien, mais je ne puis pas. » Comme alors elle cherchait de la force dans de tendres effusions d’amour vers Dieu auquel elle parlait à voix basse, le confesseur reprit : « Que voulez-vous aux saints ? Dormez, soyez bien obéissante. » « Hélas ! dit-elle encore, je ne le puis pas ; je le voudrais pourtant bien. » À la fin elle tomba en extase et tout son corps se raidit, mais là où les doigts du prêtre la touchaient, ses muscles battaient 20 en même temps que la fièvre s’apaisait. »

 

24 avril. « Le médecin et le confesseur sont inquiets de l’invasion de la gangrène. Elle-même désire l’extrême-onction et demande qu’on écrive à Overberg pour qu’il vienne la voir avant sa fin. Lambert et Limberg diffèrent de lui donner la sainte communion parce qu’ils voudraient qu’elle lui fût donnée par le vicaire général qu’on attend aujourd’hui à Dulmen. » Or, il ne vint pas et la malade resta sans assistance de la part des hommes. Mais Dieu prit pitié de sa fidèle servante. Le Pèlerin rapporte ce qui suit à la date du 26 avril : « La malade qui semblait à l’extrémité se dressa tout à coup sur son séant, facilement et sans effort, comme une personne bien portante et joignit ses mains pour prier. Son visage prit à l’instant les couleurs de la santé et de la jeunesse avec l’expression de la piété la plus tendre et la plus aimable. Elle resta ainsi quelques minutes, fit ensuite un mouvement de la bouche comme si elle recevait un aliment et le mangeait, puis elle se recoucha entièrement changée. Elle parla gaiement, avec un abandon plein de naïveté. « J’ai, dit-elle, obtenu quelque chose ; j’ai si longtemps mendié près de la table magnifiquement servie que j’ai fini par en avoir une petite miette et cela m’a complètement refaite ; je suis toute changée. Tout va bien, tout est dans la main de Dieu, j’ai tout abandonné à Dieu, je suis toute soulagée ; il est sorti de mon corps comme une sombre vapeur qui s’en est allée en l’air : elle peut rester où elle est, je n’en veux plus. » Le jour suivant, elle dit : « Lorsqu’étant dans l’état de contemplation, je voyais tout ce qu’on faisait pour me secourir ou pour arranger les choses autour de moi de la manière dont on le fait dans ce bas monde, cela me paraissait tellement au rebours du bon sens que, même au milieu de mes souffrances, je ne pouvais m’empêcher d’en sourire. »

 

27 avril. « Ce matin elle était très faible. Le Pèlerin lui dit qu’Overberg avait répondu qu’il ne pouvait pas venir pour le moment. Cela la fit pleurer amèrement : cependant elle se remit bientôt et raconta une vision d’enfants qu’elle avait eue pendant la nuit et qui l’avait consolée des souffrances qu’elle avait eues à endurer. « J’étais enfant, dit-elle, je me trouvais à la maison et malade à la mort. J’étais toute seule ; mon père et ma mère n’étaient pas là, mais les enfants du voisin, ceux du maire et plusieurs autres vinrent autour de moi ; et combien ils étaient doux et aimables ! Ils prirent aux arbres des branches vertes (on était en mai), et les plantèrent en terre pour faire un jardin. Ils firent une cabane et y portèrent beaucoup de feuillage sur lequel ils me couchèrent, puis ils vinrent m’apporter des joujoux, tels que je ne pouvais en imaginer d’aussi beaux : c’étaient des poupées, de petites crèches, des ustensiles de cuisine, des animaux, de petits anges ; et je jouai avec jusqu’au matin. Je pense quelquefois que ces merveilleux objets devraient être encore là. Cet après-midi, j’ai de nouveau beaucoup pleuré et une fois j’ai serré la Mère de Dieu sur mon cœur en lui répétant plusieurs fois : « Vous êtes ma mère, mon unique mère ! » Ce qui m’a beaucoup consolée.

Il lui fallut travailler bien souvent à l’encontre du mal affreux que faisaient les attaques contre le célibat des prêtres, ainsi qu’on le voit clairement par la vision suivante du 16 août 1821. « J’ai été conduite, dit-elle, vers un troupeau (diocèse), à une des extrémités du champ de la maison des noces (c’est-à-dire qui était entouré de paroisses protestantes). Parmi les moutons qui le composaient, il y avait beaucoup de mauvais béliers qui endommageaient le troupeau en le frappant avec leurs cornes. Il me fut ordonné de mettre à part les méchants béliers. Cela était très désagréable et très pénible pour moi, car je ne pouvais pas bien les distinguer des autres. Alors saint Stanislas Kotska m’apparut et m’assista. Il me fallut aller à un large cours d’eau très rapide et y rassembler les béliers. Le saint me dit : « Les méchants béliers sont ceux qui ont derrière les oreilles et la nuque des poils rudes mêlés à leur laine. » Je saisis sept de ces béliers et je les jetai dans l’eau froide qui les emporta. » – 19 août : « J’ai eu une terrible nuit. J’ai été clouée et crucifiée par le monde, la chair et le diable. J’eus aussi à combattre contre un affreux bélier de très grande taille. J’en vins à bout à la fin ; je lui courbai les cornes sur le cou, je les brisai et les plaçai en croix sur son dos, en disant : « Toi aussi, il faut que tu portes une croix. »

Dans une vision postérieure, les fruits que devaient produire les souffrances supportées par elle lui furent montrés : « Je vis, dit-elle, une réunion de jeunes ecclésiastiques dans une maison qui me sembla être un séminaire. Il devait y avoir un repas. J’arrivai là en partant comme d’une autre région plus élevée ; j’avais à procurer beaucoup de choses pour le repas. Tout ce que j’apportai avait été recueilli en divers endroits avec de grandes fatigues. Je fus aidée par des pauvres et des estropiés et aussi par les âmes de plusieurs défunts. Mes compagnes de couvent devaient aussi m’aider, mais il me fallut les éclairer pour les faire sortir d’un sombre caveau 21 et alors elles m’assistèrent. La Révérende mère fit remarquer aux autres combien il était étonnant que je fusse chargée de les mener à ce travail. J’avais à distribuer douze pains de sucre qu’il me fallut confectionner moi-même. J’avais tiré de très loin la canne à sucre et je lui avais fait subir les préparations nécessaires. J’en distribuai onze : j’en avais mis un de côté pour les besoins des pauvres. Une de mes compagnes, la sœur Eswig, fit du bruit à ce sujet et m’accusa d’avoir soustrait ce sucre pour moi. Je répondis : « C’est bon, je vais le partager ; mais maintenant chacune va me donner pour ma peine quelque chose de tout ce qu’elle a » et de cette manière je reçus plus que je n’avais eu d’abord. Cette vision prit une grande extension. Je vis le sacerdoce et les ordres religieux se relever après une grande décadence ; je vis comment, après ma mort, la prière et le travail de pieux amis contribueraient à ce résultat. Il semblait qu’une masse de gens pieux avait surgi et que tout sortait d’eux et se développait. Les dons faits aux ecclésiastiques étaient très variés. Chacun recevait ce qui lui manquait. Il se trouvait parmi ces dons des herbes et des fleurs d’une espèce toute particulière. Parmi ces ecclésiastiques, les meilleurs furent choisis tout d’abord. »

Elle avait du reste beaucoup à faire dans les séminaires comme on le voit par la vision suivante de mai 1821 : « Je me trouvai dans une longue salle. Des deux côtés étaient, devant des pupitres, des jeunes gens en habits longs qui semblaient être des séminaristes. Au milieu un gros homme allait et venait. J’étais cachée dans un coin. Tout à coup à la place des hommes, je ne vis plus, des deux côtés, que des chevaux et au milieu un gros bœuf ruminant qui allait et venait, pendant que derrière lui les chevaux montraient les dents et faisaient toute sorte de grimaces moqueuses. J’espérais que le bœuf leur montrerait les cornes et les obligerait à rester tranquilles, mais la seule chose qu’il fit, fut, en arrivant à un bout de la salle, de frapper la muraille avec ses cornes. Il y avait déjà un trou et je me disais que tout allait s’écrouler sur eux. Je ne savais pas comment sortir de là. Enfin un cheval courut vers un autre ; je trouvai une porte à l’endroit qu’il avait quitté et je m’en allai bien vite. »

 

Le soir du 15 janvier 1822 elle vomit des flots de sang, puis elle dit tout à coup : « Voilà qu’un curé bien pieux vient de mourir de vieillesse à Rome. Il a reçu l’absolution générale : je l’ai reçue avec lui. Son âme est allée tout droit en purgatoire, mais elle en sortira très promptement. Il nous faut prier. Il était bien attaché au Pape et pendant la captivité de celui-ci, il a fait beaucoup de bien en secret. Quant au Pape, il n’a plus longtemps à vivre. » Elle dit encore : « Cet homme pieux était un des douze en qui je vois toujours les soutiens inconnus de l’Église et dont j’ai déjà parlé plusieurs fois. Il est le second qui soit mort, il en reste dix ; mais j’en vois grandir de jeunes. C’était un ami et un conseiller du Pape, mais pour rester fidèle à sa paroisse, il n’a jamais voulu accepter une position plus élevée. » Elle parle encore de ce prêtre en termes très affectueux.

 

24. Fête de l’Église à l’occasion d’un pape futur.

 

Le 27 janvier 1822 (fête de la Conversion de saint Paul, dans le calendrier de Munster), elle fut toute l’après-midi plongée dans l’extase et pria avec beaucoup de ferveur. Le soir elle dit au Pèlerin : Il y a eu dans l’église spirituelle une fête d’actions de grâces ; il y avait là une gloire splendide, un trône magnifiquement orné. Saint Paul, saint Augustin et d’autres saints convertis figuraient là d’une manière toute spéciale. C’était une fête où l’Église triomphante remerciait Dieu d’une grande grâce qui ne doit arriver à sa maturité que dans l’avenir. C’était quelque chose comme une consécration future. Cela avait rapport au changement moral opéré dans un homme de condition, svelte et assez jeune, lequel doit un jour être Pape. Je le vis en bas dans l’église entouré d’autres hommes pieux : il avait été lié avec ce vieux prêtre que j’ai vu mourir à Rome, il y a quelques jours. J’ai vu aussi dans cette vision beaucoup de chrétiens rentrer dans le sein de l’Église. Ils entraient à travers les murs de l’église. Je vis que ce Pape doit être sévère et qu’il éloignera de lui les évêques tièdes et froids. Mais beaucoup de temps doit encore s’écouler jusque-là. Tous ceux qui ont concouru par leurs prières à l’obtention de cette grâce étaient là présents dans l’église. Je vis aussi les autres que je vois souvent comme étant particulièrement des hommes de prière. Le jeune homme était déjà dans les ordres et il semblait qu’il reçût aujourd’hui une dignité. Il n’est pas Romain, mais Italien, d’un endroit qui n’est pas très éloigné de Rome, et il appartient, je crois, à une pieuse famille princière. Il voyage quelquefois. Il doit y avoir encore, pendant un certain temps, beaucoup de luttes et de troubles. C’était une fête joyeuse, d’une beauté indescriptible, et j’étais fort heureuse : mais cette église est toujours là, je veux y retourner. » À ces mots elle retomba en extase. Le confesseur raconta le jour suivant quelle s’était relevée dans son lit et avait prié ardemment, étant dans l’état extatique, jusqu’au moment où il lui avait ordonné de se recoucher.

 

25. Dans l’automne de 1822, Anne Catherine fut incessamment occupée de l’état de l’Église en Allemagne. Chaque nuit il lui fallait faire à Rome un voyage des plus fatigants. Tantôt elle avait à conjurer les dangers qui menaçaient un courrier auquel des voleurs et des assassins tendaient des embûches pour s’emparer de ses dépêches ; tantôt elle trouvait sur son chemin des malades et des lépreux qui demandaient des soins et la chargeaient de paquets malpropres ; tantôt elle avait à s’introduire chez des fiancées et à les protéger contre de faux fiancés, c’est-à-dire à s’opposer à la prise de possession illégitime et coupable de certains sièges épiscopaux. Ces voyages étaient accompagnés de très grandes souffrances corporelles, de sorte qu’elle n’était en état d’en raconter que peu de chose. On voit pourtant clairement par la vision suivante que ces voyages avaient pour motifs les affaires de la province ecclésiastique du Haut-Rhin, où, précisément dans ce temps-là, on allait tout mettre en œuvre pour faire consentir le Saint Siège à donner l’institution des sièges épiscopaux en renonçant absolument aux droits de l’Église, et à reconnaître comme pasteurs des hommes qui avaient pris d’avance vis-à-vis leurs protecteurs l’engagement formel de traiter la foi catholique, les droits et les prescriptions de l’Église comme des choses dont il ne devait plus être question. Anne Catherine doit travailler à l’encontre de ces projets comme un instrument d’expiation employé par Dieu contre le mystère d’iniquité.

« J’étais en route vers Rome, raconta-t-elle le 22 octobre 1822, et j’eus beaucoup à faire avec un singulier enfant que je trouvai sur le chemin au bord d’une lande. Cet enfant ne paraissait pas avoir plus d’un jour et il était couché au milieu d’un globe sombre qui semblait une masse de vapeurs brumeuses, mais qui était formé de milliers de fils tressés ensemble et partant des contrées les plus diverses. Il me fallait percer ce tissu pour en tirer l’enfant et le prendre avec moi. Il était fortement emmailloté dans un joli petit manteau avec un grand collet dentelé : je sentis sur son dos quelque chose de caché sous le manteau (cela semblait être un petit livre), et je m’efforçai inutilement de l’en tirer : je sentais que ce n’était rien de bon. L’enfant d’un jour se mit à rire. Je fus effrayée et je ne pouvais m’expliquer ce rire. J’ai appris ce que cela signifiait : ceux qui avaient ourdi la trame ne doutaient pas de la réussite. Ils avaient ainsi emmailloté le bel enfant pour le porter secrètement à Rome. Je ne sais plus à qui je devais remettre l’enfant : mais je crois que c’était à un séculier. Je vis aussi des gens à moi connus se réjouissant fort de ce que j’avais pris l’enfant : car il y avait à Rome, même parmi les prélats, bien des personnes de sentiments peu catholiques qui travaillaient au succès de cette affaire. Je vis aussi en Allemagne des ecclésiastiques mondains et des protestants éclairés manifester des désirs et former un plan pour la fusion des confessions religieuses, et pour la suppression de l’autorité papale. Il était question d’établir plusieurs chefs supérieurs, de supprimer beaucoup de dépenses en diminuant le nombre des ecclésiastiques, et ce plan avait, à Rome même, des fauteurs parmi les prélats. (J’ai souvent vu que le cardinal C. ne vaut rien, qu’il fait beaucoup de mal et qu’il hait son père : mais il est trop avant dans les affaires et on ne peut pas le renvoyer. Il est aussi tout à fait circonvenu par la secte secrète.) C’est une association très répandue. Elle travaille plus vite, mais du reste plus superficiellement que les francs-maçons. »

L’enfant dans le globe, dans la sphère de brouillard, est le plan ourdi par plusieurs pour la suppression de la foi catholique et recouvert de belles phrases comme d’un manteau : le brouillard est l’image de la fourberie qui travaille dans l’ombre. Le rire de l’enfant représente la joie prématurée qu’éprouvent les inventeurs du plan (gens adonnés aux plaisirs de la table) d’avoir trompé le Pape en dépit des déclarations et des brefs. Le livre caché sous le manteau de l’enfant et qu’Anne Catherine ne peut pas retirer, représente les écrits envoyés à Rome en faveur du projet, lesquels font à la vérité leur chemin, mais ne peuvent empêcher que le plan ne soit pénétré et qu’une réaction ne s’élève contre lui. C’est pourquoi elle vit encore que l’on recherchait des décisions d’anciens conciles, et, à cette occasion, le Pape Gélase lui fut montré travaillant contre les crimes secrets et les sorcelleries des manichéens, lesquels lui furent désignés comme une image de la nouvelle secte des illuminés. L’intention de réduire à rien le chef suprême de l’Église et son autorité existait réellement, comme s’en est vanté tout haut avec un cynisme impudent, le conseiller ecclésiastique Werkmeister, le membre le plus actif et le plus influent de la secte. Cet homme, ancien moine à Neresheim, devenu conseiller ecclésiastique à Stuttgart, s’attribuait publiquement le mérite d’avoir montré par ses pamphlets « comment la Papauté pouvait et devait être extirpée avec toutes ses racines ». Et précisément cet écrit où il proposait aux gouvernements laïques les voies les plus sûres et les moyens les plus efficaces pour atteindre à ce but 22 fut suivi point pour point dans les décisions de l’assemblée de Francfort mentionnée plus haut. Pendant que les fauteurs et instigateurs de ce plan avaient en main tous les moyens, non seulement d’annuler toute résistance, mais encore de gagner chaque jour de nouveaux instruments et de nouveaux coopérateurs, pendant qu’ils se flattaient d’avoir aplani les voies à Rome même pour prévenir la condamnation qu’ils craignaient de la part du Saint Père pour leurs mesures, c’étaient les prières et les souffrances de la patiente de Dulmen qui arrêtaient dans son cours l’œuvre de destruction. Elle marcha si courageusement contre les ennemis de Dieu et assiégea Dieu de si vives supplications que peu de temps après elle put raconter ce qui suit : « Il est entré dans les desseins de Dieu que le Pape soit malade en ce moment : cela le fait échapper à un piège qui lui était tendu. L’ennemi avait tout préparé longtemps d’avance, mais il n’atteindra pas son but. Le plan est découvert. J’ai eu encore plusieurs visions à ce sujet, mais je ne me rappelle que la suivante. Je vis la fille du roi des rois attaquée et persécutée. Elle pleurait beaucoup sur tout le sang qui allait se répandre 23 et promenait ses regards sur une tribu de vierges fortes 24 qui devaient combattre à ses côtés.

J’eus beaucoup à faire avec elle et je la suppliai de penser à mon pays et à certaines contrées que je lui recommandai. Je demandai pour les prêtres quelque chose de ses trésors : elle répondit : « Oui, j’ai de grands trésors, mais on les foule aux pieds. » Elle portait un vêtement bleu de ciel. Là dessus, je reçus de mon conducteur une nouvelle exhortation à prier moi-même et à exciter tout le monde, autant que possible, à prier pour les pécheurs et en particulier pour les prêtres égarés. « De bien mauvais temps vont venir, me dit-il. Les non-catholiques séduiront bien des gens et chercheront par tous les moyens imaginables à tout enlever à l’Église. Il s’ensuivra une grande confusion. »

« J’eus une autre vision où je vis comment on préparait l’armure de la fille du roi. Une multitude de personnes y contribuaient. Et ce qu’elles apportaient consistait en prières, en bonnes œuvres, en victoires sur elles-mêmes et en travaux de toute espèce. Tout cela allait de main en main jusqu’au ciel et là, chaque chose, après avoir subi un travail particulier, devenait une pièce de l’armure dont on revêtait la vierge. On ne pouvait qu’admirer à quel point tout s’ajustait bien et l’on était frappé de voir comment chaque chose en signifiait une autre. La vierge fut armée de la tête aux pieds. Je reconnus plusieurs des personnes qui donnaient leur concours et je vis avec surprise que des établissements entiers et de grands et savants personnages ne fournissaient rien, tandis que des pièces importantes de l’armure provenaient de gens pauvres et de petite condition. »

« Je vis aussi la bataille. Les ennemis étaient infiniment plus nombreux : mais la petite troupe fidèle abattait des rangs entiers. Pendant le combat la vierge armée se tenait sur une colline : je courus à elle et lui recommandai ma patrie et les endroits pour lesquels j’avais à prier. Son armure avait quelque chose d’étrange : tout y avait une signification ; elle portait un casque, un bouclier et une cuirasse. Quant aux gens qui combattaient, ils ressemblaient à nos soldats d’à présent. C’était une terrible guerre : à la fin il ne resta plus qu’une petite troupe de champions de la bonne cause, lesquels remportèrent la victoire. »

 

Tableau symbolique d’un diocèse séparé du rocher de Pierre.

 

« Je vis une église se tenant sur l’eau et en grand danger de s’y abîmer. Elle n’avait plus de fondement solide, elle était sur la mer, flottant comme un vaisseau. J’avais, avec quelques autres, de terribles efforts à faire pour la mettre en équilibre ; nous y faisions entrer beaucoup de personnes que nous placions en divers endroits pour se faire contrepoids les unes aux autres. Cela se faisait sur des poutres et des planches flottant d’un côté et de l’autre. J’eus spécialement à faire entrer beaucoup d’enfants 25. Mais je vis dans l’église douze hommes prosternés par terre qui priaient avec ferveur sans faire aucun mouvement : tout contre l’entrée, devant un autel, étaient prosternés plusieurs enfants. Dans l’intérieur, je ne vis pas de pape, mais un évêque prosterné devant le grand autel. Dans cette vision, il y avait aussi des navires d’où l’on tirait sur l’église et d’où l’on lançait contre elle des masses de projectiles incendiaires ; mais nous suspendîmes devant elle des draps mouillés et elle n’éprouva aucun dommage. Il semblait qu’elle était menacée de plusieurs côtés et je pensai qu’on voulait l’empêcher de prendre pied nulle part. Lorsqu’elle fut en équilibre, avec beaucoup de personnes dedans, elle s’enfonça un peu et ce fut comme si elle reposait sur un fond de sable. Alors nous posâmes des poutres, nous fîmes un pont et elle se trouva de nouveau reliée à la terre ferme. À peine cela fut-il fait que plusieurs mauvais prêtres 26 y accoururent avec d’autres personnes qui n’avaient donné aucune aide : ils injurièrent les douze hommes qui priaient et leur donnèrent des soufflets : mais ceux-ci supportèrent tout en silence et continuèrent à prier. Il nous fallut alors apporter de grosses pierres que nous enfouîmes tout autour pour poser un fondement, et ce fondement ne cessa de s’accroître : c’était comme une croissance végétale. Les pierres affluèrent ; ce fut comme si le rocher s’élevait de lui-même tout d’une pièce, et tout prit une ferme consistance. Alors beaucoup de gens, même des étrangers, entrèrent par la porte et l’église se retrouva sur la terre ferme. » Cette vision dura plusieurs nuits, accompagnée d’un rude travail. Une fois, étant en extase, elle fit entendre ces paroles ou plutôt ces lamentations : « Ils veulent enlever au pasteur le pâturage qui est à lui ! Ils veulent en imposer un qui livre tout aux ennemis ! » Alors, saisie de colère, elle leva son poing fermé, en disant : « Coquins d’Allemands 27 ! attendez ! vous n’y réussirez pas ! Le pasteur est sur un rocher ! Vous, prêtres, vous ne bougez pas ! Vous dormez et la bergerie brûle par tous les bouts ! Vous ne faites rien ! Oh ! comme vous pleurerez cela un jour ! Si vous aviez dit seulement un Pater ! Toute la nuit il m’a fallu voir comment les ennemis du Seigneur Jésus l’ont traîné çà et là et maltraité sur le Calvaire ! Je vois tant de traîtres ! Ils ne peuvent pas souffrir qu’on dise : « Cela va mal. » Tout est bien à leurs yeux pourvu qu’ils puissent se glorifier avec le monde ! »

 

21 avril 1823 : « Cette nuit j’ai travaillé jusqu’à extinction et je suis toute pleine de douleurs. D’abord il m’a fallu traîner dans l’église un grand homme qui voulait m’empêcher d’adorer le Saint-Sacrement dans une église spirituelle et qui m’avait prise par les épaules. Il résistait, mais je lui tins fortement les mains et, ne pouvant pas se dégager, il me tirait en arrière, appuyé sur ses genoux. Je le conduisis avec une peine extrême jusque devant l’autel. Or le feu était dans la maison (des noces) d’où cet homme sortait : il semblait qu’il l’eût allumé lui-même et il me fallut prendre des peines infinies pour tout sauver et tort porter à la bergerie. Le feu courait déjà sous les tuiles : personne ne m’aidait : je vis plusieurs prêtres de ma connaissance se promener avec insouciance autour de la maison. Enfin il vint à moi un autre ecclésiastique et quelqu’un qui me sembla avoir l’air d’un jurisconsulte : ils m’aidèrent à tout ramasser. Nous eûmes à prendre dans plusieurs caves des coffres, des cassettes, des manteaux et des chandeliers ; c’étaient des chandeliers d’église, je m’en souviens encore. Nous portâmes tout cela à la bergerie ; je travaillai jusqu’à en mourir. Comme déjà le feu sortait du toit, le prêtre courut encore jusqu’à une chambre, y enleva un fils de la maison 28 que l’homme que j’avais traîné dans l’église avait dû tuer, mais qui était resté vivant. Au-dessus de la salle en feu dormaient aussi des serviteurs qui furent sauvés heureusement. La vapeur et la fumée cessèrent et nous sauvâmes tout à nous trois. »

Elle eut dans ce temps à s’occuper du cardinal Consalvi qui était malade et qu’elle voulait convertir : car elle le voyait toujours entouré d’un brouillard, d’un mur de séparation, comme s’il eût été sous le coup de l’excommunication. Elle demanda à Dieu pour lui la guérison corporelle et spirituelle et voici ce qu’elle raconta à ce sujet : « Je le vois dans un état tout différent de celui où il était auparavant. Sa longue maladie a été une grâce de Dieu, il a de tout autres sentiments sur beaucoup de points. C’était comme s’il mourait, puis revenait à la vie, mais tout changé : il fit plusieurs aveux au Saint Père, s’accusa sur bien des choses, il renonça à tout, mourut à tout, et alors je vis de nouveau la vie en lui. Je le vis étendu dans son lit et autour de lui plusieurs dignitaires ecclésiastiques ; une fois aussi j’y vis le Pape. Autour de lui étaient des écrits et des objets de toute espèce ; on parlait, on interrogeait et je le vis souvent lever la main comme pour attester quelque chose. Peut-être ne pouvait-il plus parler distinctement. Il semblait déclarer qu’il se dégageait de tout, qu’il abandonnait tout. Le Pape fut quelque temps seul avec lui ; je ne sais pas s’il se confessa, mais il leva encore la main comme il l’avait fait précédemment et je crois qu’il passa le bras autour du cou du Pape. Je ne sais pas bien s’il l’embrassa, ou s’il lui fit ses adieux, ou si le Pape lui pardonna quelque chose. Après cela le Pape sortit. Parmi les écrits que le cardinal remit au Pape, il y en avait un en particulier qui avait rapport à notre Église et qui n’était nullement conforme au sentiment du Saint Père : celui-ci me sembla même n’en rien connaître et c’est un bonheur qu’il en ait été ainsi : les choses maintenant tourneront tout autrement que les ennemis ne s’y attendaient. Le cardinal pleura, le Pape pleura ainsi que les autres qui étaient avec lui ; ils semblaient se faire des adieux. »

 

26. J’ai eu beaucoup à m’occuper de l’église de ce pays-ci : J’ai du reste à présent à souffrir de cruelles tortures ; je passe par des états terribles. J’ai énormément à travailler pour l’Église en général et ma tête se perd en quelque sorte, par suite du désordre et de la détresse que je vois partout, ainsi que des peines et des travaux qu’il me faut supporter. J’ai eu une vision sur la fâcheuse situation des jeunes étudiants d’aujourd’hui ; j’ai vu qu’à Munster ils couraient les rues ainsi qu’à Bonn, qu’ils avaient dans les mains des paquets de serpents, qu’ils les mettaient dans leur bouche et en suçaient la tête ; et j’entendis ces paroles : « Ce sont des serpents philosophiques. » – Souvent aussi j’ai vu de vieux maîtres d’école pieux et simples qu’on traite d’ignorants, former les enfants à la piété, tandis que les nouveaux instituteurs et institutrices si habiles ne leur mettent rien dans la tête. Cela vient de ce que par leur orgueil, leur jactance et leur suffisance, ils enlèvent à leur travail tout son effet et même le gâtent entièrement. C’est comme pour la bénédiction attachée aux bonnes œuvres, lesquelles, faites publiquement ou par les soins de la police, ont peu d’efficacité. Là où il n’y a ni charité, ni simplicité, rien ne profite ni ne prospère intérieurement. »

« Je vis que beaucoup de pasteurs se laissaient prendre à des idées dangereuses pour l’Église. Accablée de tristesse, je détournai les yeux de cette vision qui me remplissait d’angoisses et je priai pour les évêques : je me disais que s’ils devenaient meilleurs, les autres le deviendraient comme d’eux-mêmes. Je vis, entre autres choses, que la maison d’où il m’avait fallu emporter cet homme dont j’ai parlé, était l’Église sous le cardinal Consalvi. Il y avait de ses enfants (des plans) dans toutes les chambres et toutes ses vues se trouvaient là réunies et formant un ensemble. Mais j’eus à le traîner à l’autel, ce qui signifiait sa conversion et l’aveu de ses fautes. Il avait mis le feu à la maison et il me fallut, avec d’autres, sauver tout ce qu’il y avait de précieux et le porter à la bergerie. »

« Ils bâtissaient une grande église, étrange et extravagante ; tout le monde devait y entrer pour s’y unir et y posséder les mêmes droits ; évangéliques, catholiques, sectes de toute espèce : ce devait être une vraie communion des profanes où il n’y aurait qu’un pasteur et un troupeau. Il devait aussi y avoir un Pape, mais qui ne posséderait rien et serait salarié. Tout était préparé d’avance et bien des choses étaient déjà faites : mais à l’endroit de l’autel, il n’y avait que désolation et abomination. Telle devait être la nouvelle église et c’était pour cela qu’il mettait le feu à la maison de l’ancienne église. Mais Dieu avait d’autres desseins. Le cardinal se vit au moment de mourir, se repentit, avoua ses fautes, et revint à la vie. »

Le Pèlerin ajouta ces mots : « Elle est dans un état qui vraiment fait frémir. Toute communication a cessé. Il lui a été dit qu’elle a encore quinze jours à souffrir pour l’Église, d’ici à la Pentecôte. »

Dans l’automne de 1823, elle raconta ce qui suit : « J’ai vu le Pape 29 au moment où il faisait une chute. Quelques personnes venaient de le quitter à l’instant. Il se leva de son fauteuil pour aller chercher quelque chose, alors il tomba. Lorsqu’il fut mort, je ne pouvais croire que cela fût. C’était encore pour moi comme s’il gouvernait et comme si tout partait de lui. Je le vis mort sur sa couche et pourtant il me semblait que je le voyais encore agissant. Pie VII était continuellement en prière, il s’entretenait continuellement avec Dieu et recevait souvent des lumières d’en haut. Il était très doux et très condescendant. Léon XII ne prie peut-être pas encore comme lui, mais il a une volonté ferme. »

« À la fête de l’Assomption, j’ai vu beaucoup de choses sur Consalvi ; c’était comme si le Pape et en outre un autre cardinal l’exhortaient à tenir sa promesse et à prendre sérieusement en main la cause de l’Église. J’ai vu aussi que Consalvi, dans sa jeunesse, avait appris de sa mère une courte invocation en l’honneur de Marie, qu’il la répétait fréquemment matin et soir et qu’il avait par là obtenu la protection de la sainte Vierge que j’ai vue souvent intercéder pour lui auprès de Jésus. Je vis aussi que Marie l’avertissait et lui envoyait des grâces pour qu’il s’amendât. »

 

Novembre : « Ces jours-ci il m’a fallu exciter un homme qui a un emploi dans l’église de saint Pierre de Rome à faire savoir au Pape qu’il est franc-maçon. Il s’excusait, disant qu’il n’était que caissier ; que, comme d’ailleurs il n’y avait pas de mal à cela, il désirait garder sa place. Mais le Pape lui représenta sévèrement qu’il lui fallait ou rompre immédiatement avec ses engagements ou se démettre de son emploi. J’entendis l’entretien. »

 

27. Avec le mois de janvier 1823 commencèrent des travaux par la prière et la souffrance qui consistaient à recueillir péniblement et à distribuer des étoffes destinées à confectionner des ornements sacerdotaux. En même temps elle commença aussi à préparer ses cadeaux de Noël pour les pauvres enfants ; mais il lui manquait tantôt une chose, tantôt une autre : quelquefois aussi une assistance maladroite gâtait son travail et le rendait inutile. Dans le cours de ses cruels maux d’yeux, elle eut mille fois à vaincre des tentations d’impatience, mais elle en vint à bout à force de persévérance. Cela se répéta encore lors de ses travaux en vision où elle ne pouvait arriver que très difficilement à achever la confection d’un ornement, parce que sans cesse telle étoffe ou telle pièce lui manquait. Voici ce qu’elle raconta : « J’ai fait un voyage à l’île de Chypre (où en ce même temps elle accompagnait notre Seigneur dans ses pérégrinations). En quittant le continent, j’avais Marseille à ma droite et je passai seulement une fois par-dessus la pointe extrême d’un pays ; mon guide et moi longions toujours le rivage comme en volant. Sur le chemin j’eus çà et là quelque chose à faire et diverses dispositions à prendre : ainsi il me fallut une fois porter un petit paquet que je tenais caché et le remettre : je le portais dans un rouleau sous ma robe. Souvent il me fallut porter des lettres au milieu de dangers qui m’effrayaient, surmonter de grands obstacles, encourager des gens qui priaient ou en réveiller d’autres qui dormaient, bander des plaies à des malades, arrêter dans leurs entreprises des voleurs et d’autres malfaiteurs, consoler des prisonniers, avertir des personnes en danger. Plusieurs fois déjà, depuis quelques jours, j’ai eu à avertir un homme qui portait une lettre comme celle dont fut chargé Urie et où l’on recommandait de se défaire du porteur. C’était en deçà de Rome. Je lui demandai où il allait, lui disant qu’il se trompait de chemin. « Non, me dit-il, l’adresse est sur ma lettre. » Alors je lui dis : « Ouvre la lettre et tu verras. » Il l’ouvrit, vit ce qu’on méditait contre lui et changea de direction. »

« J’eus, après cela, à faire un travail extraordinairement pénible où il fallut m’occuper de vêtements ecclésiastiques de toute espèce. C’était dans la maison que j’avais vue brûler au printemps. J’étais chargée de faire une aube pour un évêque que je voyais marcher dans le lointain : je ne pouvais pas en venir à bout et je mendiais de tous côtés. Overberg dit qu’il ne donnerait pas plus d’un gros 30 pour ce travail, cela me fit de la peine. Je devais faire l’aube parce que ma mort était prochaine... En Suisse aussi, j’eus à mendier afin de rassembler à grand peine des chiffons de toute sorte pour des rochets de chœur et en faire un lourd piquet qu’il me fallait traîner à Rome où les rochets devaient être faits. »

« Je me trouvai à Rome dans une assemblée où siégeait le Pape entouré de plusieurs ecclésiastiques. Il était question de rétablir ou d’organiser quelque chose, mais les ressources qui auraient permis d’y arriver avaient été gaspillées : on voulait, à cause de cela, laisser là la chose et on disait : « Où il n’y a rien, on ne peut rien faire. » Le Pape était pour qu’on agît. Je dis alors : « Une bonne chose ne doit pas être abandonnée : là où il n’y a rien, Dieu peut aider. » Et le Pape me dit que j’avais beaucoup de courage pour une religieuse, mais que j’avais raison. »

« J’allai de nouveau à Rome où j’eus un grand sujet de chagrin. J’y trouvai, suspendue en l’air, une énorme quantité de linge d’église qui était là depuis le temps du dernier Pape. Il y avait là beaucoup de choses que j’avais confectionnées et livrées. Une grande partie n’avait pas été employée, mais négligée et gaspillée : des pointes, des rubans, des galons avaient été détachés des habits sacerdotaux, on en avait aussi déchiré des morceaux. J’avais donné en outre plusieurs crucifix d’ivoire, mais les corps avaient été enlevés : il ne restait plus que les croix de bois et les socles en marbre ; on avait suspendu à une croix un tout petit corps de laiton. Au milieu de ce linge, se promenaient divers ecclésiastiques considérables : ils s’arrêtaient de préférence près du linge qui servait lors des examens dans les écoles, des habits de première communion et d’autres objets sans valeur, mais ils laissaient les ornements d’église suspendus pêle-mêle. Je me mis surtout en colère à l’occasion de cinq affreuses chemises de femme, pendues au milieu du grand linge d’église et faites suivant une mode recherchée et tout à fait extravagante. J’en fus scandalisée parce qu’elles me parurent indécentes et moins convenables pour une fiancée et un fiancé que pour des adultères. La partie supérieure était mal cousue avec des épaulettes de grosse toile d’emballage : le reste était d’une étoffe très fine et transparente, avec toute espèce de broderies, de barbes et de dentelles. Les manches étaient aussi d’une étoffe très fine et il y avait en haut un capuchon qu’on tirait sur les yeux pour ne point voir, comme si l’on pouvait cacher la nudité et la honte sous ce vilain voile. J’étais tout indignée du scandale de ces chemises : j’empaquetai les objets que j’avais fournis dans une longue corbeille, pour les emporter avec moi, me plaignant seulement de ce que mes croix avaient été ainsi dépouillées. Mais un des ecclésiastiques qui étaient là ne voulut pas me laisser faire mon paquet, tandis qu’un autre que je connaissais parlait en ma faveur. Je vis aussi feu l’abbé Lambert passer dans le lointain (c’était hier saint Martin jour de sa fête). Je lui demandai de m’aider et pourquoi il ne m’avait pas encore emmenée. Il sourit, leva le doigt comme pour faire une menace et répondit : « Prends patience, ne t’ai-je pas dit que tu dois encore beaucoup souffrir ? » puis il s’en alla. Je disputai encore longtemps pour ravoir ce qui m’appartenait. Je pris enfin les socles en marbre des croix nues et j’empaquetai le tout. Je demandai comment les ignobles chemises étaient venues là : je les aurais volontiers mises en pièces. J’appris que cela s’était fait par égard pour des messieurs protestants, qu’on les avait prises par complaisance et par tolérance. J’en détachai une et ce fut alors seulement que je découvris le capuchon : j’avais cru d’abord que c’était un collet. J’étais tellement en colère que je me dis : « Attendez un peu, que je couse vos belles nippes avec du ligneul, afin que vous soyez obligés de montrer à tout le monde par où elles pèchent. » Je vis aussi le Pape fort indigné de ces ignobles chemises. Il en détruisit une qu’il déchira en morceaux. Je vis plusieurs cardinaux et aussi des princes séculiers très mécontents de ce qu’on déchirait ces chemises. »

« Les cinq ignobles chemises, ajoute le Pèlerin expliquant cette vision, signifient l’occupation de cinq sièges épiscopaux vacants, laquelle, selon les vues des pouvoirs séculiers, au lieu d’une chaste et légitime union fondée sur la fidélité et sur la foi, avec la fiancée qui est l’Église à pourvoir, établirait des relations adultères reposant sur la trahison et le parjure, mais dont il faut voiler le vice intrinsèque à l’aide de belles phrases sur la tolérance, la paix, la gratitude, etc. Le tableau est aussi frappant que possible : il en est de même de ce qui se rapporte aux représentations scolaires et à l’appareil théâtral déployé lors des premières communions, lesquels, dans un si grand nombre d’âmes enfantines, chassent la piété et le recueillement, la foi et le respect dû au Saint-Sacrement, les empêchent de se préparer dignement et sérieusement, et détournent leur attention vers la parure et les frivolités de l’habillement. Anne Catherine souffrait d’autant plus à la vue de ces choses, qu’elle avait une connaissance plus profonde de l’impression presque toujours décisive pour le reste de la vie que produit une première communion bien faite et précédée d’une préparation sérieuse. Un jour, le Pèlerin la trouva occupée à donner des leçons à sa petite nièce, qui pleurait à chaudes larmes parce que l’institutrice avait ordonné aux enfants d’écrire quelque chose du sermon du dimanche. L’enfant n’en avait pas compris un mot, sinon ce qui avait été dit sur la manière dont les Pharisiens se justifiaient à leurs propres yeux. Anne Catherine dit que cela suffisait. Les enfants parlent le bas-allemand, tandis que l’instruction et la prédication se font en haut-allemand : cette tâche imposée aux enfants, disait Anne Catherine, était déjà un fruit de l’impulsion donnée par le pernicieux jeune maître d’école de la maison des noces. »

 

28. Voyages pour porter secours.

 

« J’ai eu cette nuit à faire un merveilleux travail. Je réfléchissais hier au soir sur le malheur des personnes qui vivent dans le péché d’impureté et je priais pour celles qui sont dans ce cas. Alors l’âme d’une femme de condition vint à moi près de mon lit et me demanda de prier Dieu pour la conversion de sa fille : il fallait prier les bras en croix, disait-elle, pour forcer Dieu en quelque sorte à faire miséricorde, parce que son Fils a prié ainsi. La fille de cette femme allait mourir et dix-huit fois déjà elle avait caché des péchés dans la confession. Alors mon guide me fit faire un grand voyage. La route, en partant d’ici, se dirigeait d’abord au levant et revenait ensuite au couchant : je rencontrai successivement des cas où mon assistance était requise. Il y en eut au moins dix dont je ne me rappelle que les trois suivants. »

« J’arrivai dans une belle ville où il y avait plus de luthériens que de catholiques et je fus introduite dans la maison d’une veuve : elle était malade dans son lit. Lorsque j’entrai avec mon guide, son confesseur venait de la quitter et elle était entourée d’amies et de compagnes. Je me tenais en arrière, ne sachant pas que j’étais là seulement comme un esprit et comme une messagère. Je regardai tout et j’eus l’impression que peut avoir une pauvre personne de rien qui est traitée avec peu d’égards dans ses rapports avec des gens du grand monde. Je vis bientôt tout ce que cette personne avait fait. Elle était catholique : elle vivait pieusement en apparence et faisait beaucoup d’aumônes : mais elle s’était livrée à des désordres secrets et l’avait caché dix-huit fois dans la confession, croyant toujours compenser ses fautes par des aumônes. Elle ne faisait pas connaître ses péchés, non plus que la maladie dont elle était atteinte. J’étais intimidée et confuse devant ces personnes de haut rang et j’entendis la malade dire en riant à ses amies qui la relevaient dans son lit : « Je ne lui ai pourtant pas dit (au prêtre) telle et telle chose » ; ce qui faisait rire celles-ci. Alors les autres s’éloignèrent un peu comme pour la laisser dormir et mon guide me dit de me souvenir que j’étais là une messagère de Dieu et d’aller en avant. Je m’approchai alors avec lui du lit de la malade ; je m’adressai à elle et je vis que toutes mes paroles lui étaient montrées comme écrites en lettres lumineuses et que chaque ligne se présentait successivement, puis disparaissait pour faire place à celle qui suivait. Je ne sais pas si elle me vit, moi ou mon guide, mais elle pâlit et tomba comme en défaillance, tant son effroi fut grand. Et je vis qu’alors elle lut plus distinctement ce que je disais et qui apparaissait devant elle. Or je lui disais : « Tu ris et tu as dix-huit fois abusé des sacrements pour ta condamnation : tu as... » et alors je lui racontai toutes les transgressions passées sous silence. « Tu as caché tout cela dix-huit fois dans une confession mensongère : dans peu d’heures tu seras devant le tribunal de Dieu : aie pitié de ton âme : confesse tes fautes et repens-toi. » Elle était comme anéantie : une sueur froide coulait sur son front. Je m’éloignai d’elle : elle cria à son entourage qu’elle voulait voir son confesseur. On lui représenta tout ce qu’il y avait d’étrange dans une pareille demande faite au moment où il venait de la quitter. Elle ne tint compte d’aucune observation : elle était dans une affreuse angoisse. Le prêtre fut appelé : elle confessa tout en pleurant : elle reçut les derniers sacrements et mourut. Je sais son nom, mais je ne puis pas le dire parce que des personnes de sa famille vivent encore. C’est avec une impression consolante et pourtant déchirante de la miséricorde de Dieu que j’ai eu à agir ainsi. »

« J’allai dans une contrée marécageuse, toute remplie de grands trous et de fondrières. Mon guide me conduisit tout le temps sans me faire toucher la terre. Nous arrivâmes à un village et dans une maison de paysan où la maîtresse du logis était très malade : il n’y avait pas de prêtre dans le voisinage. C’était une femme adultère qui faisait l’hypocrite : elle se tenait séparée de son mari pour commettre le péché avec un autre. Je lui mis sous les yeux sa mauvaise conduite et je lui dis qu’il fallait confesser sa faute à son mari et lui demander pardon. Du reste elle se repentait. Elle lui avoua tout en pleurant beaucoup. Son complice fut aussi obligé de venir : le mari lui ouvrit encore la porte. Elle lui déclara avec beaucoup de gravité que tout rapport devait cesser entre eux. Elle n’est pas morte, elle a recouvré la santé. »

« J’allai dans une grande ville, dans une maison où il y avait un beau jardin avec des bosquets, des pièces d’eau et des maisonnettes de plaisance. Les chefs de la famille vivaient, la mère était une bonne et pieuse femme : la fille, fort sage en apparence, se glissait dans le jardin pour y entretenir des relations très coupables et s’y rencontrer avec des hommes qui l’attendaient en cachette. Je la trouvai la nuit hors de la maison : elle attendait un amant. C’était la nuit dernière. Je me trouvai près d’elle et je priai Dieu de lui venir en aide. Je vis une figure dans laquelle je reconnus Satan, qui voulait s’approcher d’elle, mais qui ne le put pas. Elle était intérieurement inquiète et émue et je la suivis dans une maisonnette du jardin où elle vit une autre figure enveloppée dans un manteau qu’elle crut être son amant qui l’attendait. L’homme ne s’approcha pas d’elle, mais elle alla et le tira par son manteau qui l’enveloppait. Alors le manteau s’ouvrit : elle vit (et je vis comme elle) l’image du Sauveur, les mains liées, tout sanglant, couvert du haut en bas des blessures de la flagellation et la couronne d’épines sur la tête ; puis cette image de douleur lui dit : « Vois dans quel état tu m’as mis ! » Alors la jeune fille tomba à terre comme un corps mort. Je la pris dans mes bras et je lui dis qu’elle menait une vie abominable, qu’il fallait se confesser et faire pénitence. Elle revint à elle et, croyant sans doute que j’étais une servante ou bien une étrangère qui l’avait rencontrée, elle me dit seulement d’une voix suppliante : « Ah ! si j’étais dans la maison ! Mon père me tuera s’il me trouve ici ! » Je lui dis que, si elle promettait de confesser ses péchés et de s’en repentir, elle rentrerait dans sa chambre (car autrement il lui fallait attendre le matin pour s’y glisser quand la maison serait ouverte). Elle promit de s’amender et de se confesser, et reprit assez de force pour pouvoir rentrer dans la maison de la manière accoutumée. Mais là elle se trouva malade : le prêtre qu’elle demanda, dès qu’il fit jour, se trouvait prêt aussi par la grâce de Dieu. Elle se confessa, se repentit sincèrement et mourut munie des derniers sacrements. Ses parents ne surent rien de ses péchés. »

« J’ai vu cette nuit une dizaine de cas semblables. Je ne pus pas réussir partout. Quelques-uns ne voulurent pas se rendre : c’est quelque chose d’horrible. Je ne puis m’empêcher d’en pleurer encore : le diable les tenait attachés par des liens très forts... J’ai surtout trouvé difficile de ramener des ecclésiastiques qui vivaient dans des péchés de ce genre. J’ai rencontré encore cette nuit des cas semblables pour lesquels il n’y a d’espérance que dans la prière. »

 

Novembre 1820. « J’entrepris un grand voyage où j’eus beaucoup à faire. Je ne me rappelle distinctement que les cas suivants parmi bien d’autres. Mon guide me conduisit dans les environs de Paderborn près d’une maison située sur la route et il me dit : « Il y a dans cette maison une jeune fille plongée dans toute espèce de vanités et tu dois lui donner quelques avertissements. Elle va revenir de la danse chez elle, et je te donnerai la voix et le langage de la pieuse fille d’un voisin : quand elle se déshabillera, tu lui feras des exhortations. » Je vis alors en tableaux toute la manière de vivre de cette jeune fille. Je vis combien elle était vaine, passionnée pour la toilette et pour la danse, déréglée dans ses mœurs, et comment elle trompait ses amants les uns après les autres. Je la vis en ce moment revenir de l’endroit où l’on dansait : elle entra dans sa chambre sans lumière et se déshabilla pour se mettre au lit. Je m’approchai d’elle et lui dis : « Tu devrais pourtant penser à quitter avec cette toilette la vie que tu mènes et ne plus servir le diable, mais ton Dieu, qui t’a donné ton corps et ton âme et qui a racheté celle-ci de son sang. » Lorsque la jeune fille entendit ces paroles, elle fut très mécontente et très irritée et me dit que je ferais bien mieux de m’en retourner chez moi, que mes bavardages étaient hors de saison, qu’elle n’avait pas besoin de gouvernante, qu’elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle alla se mettre au lit sans avoir prié et quand elle eut dormi quelque temps, mon guide me dit : « Il faut encore la secouer. Je lui ferai voir quelques tableaux qui lui apprendront ce qu’est en réalité la vie qu’elle mène. » Je ne vis pas ces tableaux, mais je sus qu’elle vit Satan, qu’elle se vit elle-même ainsi que ceux qui lui faisaient la cour. Mon guide ne nomma pas Satan par son nom : il l’appela, je crois, le prince du monde. Je la secouai. Alors, toute palpitante d’angoisse et de terreur, elle se leva précipitamment, s’agenouilla sur son lit et récita dans une grande perplexité toit ce qu’elle savait de prières. Je la vis aussi courir à sa mère et lui raconter qu’elle avait eu de terribles angoisses et qu’elle ne voulait plus jamais aller à la danse. Sa mère chercha à l’en détourner, mais elle n’y parvint pas : le lendemain, elle alla, comme je le lui avais prescrit, trouver un prêtre et fit une confession générale de toute sa vie. Et j’ai eu l’assurance qu’elle se corrigerait. »

 

8 mars 1820. « Pendant un voyage que j’ai fait cette nuit, je traversai d’abord une neige épaisse et je vis deux voyageurs que d’autres hommes frappaient à coups de bâton. L’un d’eux tomba mort. Je courus pour les secourir, et il me sembla que j’effrayais les assassins. L’autre vivait encore. Il vint des gens de sa famille qui le transportèrent chez un médecin dans un endroit du voisinage. J’obtins par ma prière qu’il en reviendrait. Je sais bien que je ne dois plus rien ajouter à mon fardeau, mais je voulais pourtant souffrir quelque chose à sa place et j’obtins ce que je désirais. Après cela je fis encore un grand voyage. Comme je revenais, je me trouvai de nouveau dans les neiges. Lorsque je me rapprochai de chez moi, je vis, entre autres misères, un pauvre homme affamé, qui voulait se procurer du pain pour ses enfants, faire une chute dangereuse, au point qu’il ne pouvait plus se dégager de la neige. J’obtins aussi qu’il serait tiré de danger et qu’il trouverait des aliments. Je crois que nous entendrons parler de cet homme. » – Dans l’après-midi, vers quatre heures, le Pèlerin la trouva malade et trempée de sueur. Elle a dit que cela continuerait jusqu’à cinq heures. Une forte sueur, devant durer de trois heures à cinq, lui a été imposée pour la guérison de l’homme blessé. Le Pèlerin voit que c’est une sueur de sang et d’eau et qu’elle en a rendu une énorme quantité, de quoi remplir une chopine. Elle se trouve bien malgré cela, seulement elle éprouve une lassitude excessive. Elle dit au Pèlerin : « On peut en penser ce qu’on voudra : je sais que c’est la volonté de Dieu que je fasse ainsi, que je souffre ainsi. J’ai fait cela dès ma première jeunesse, je suis appelée par Dieu à ces travaux de miséricorde. Étant âgée seulement de quatre ans, j’entendis ma mère pousser des gémissements : elle était dans les douleurs de l’enfantement pour la naissance de ma sœur. J’étais couchée près d’une vieille femme et je ne cessais d’implorer Dieu en lui disant : « Je veux avoir les douleurs de ma mère : donnez-moi les douleurs de ma mère. »

 

Voyage à Palerme.

 

Août 1820 : « Hier, pendant toute l’après-midi, j’avais déjà le pressentiment que je devais partir et que quelqu’un réclamait des prières et des secours. Cette nuit, j’ai eu une vision : dans l’île qui est à l’extrémité de l’Italie, lors des meurtres et des brigandages affreux que j’ai vus commencer là récemment, il y avait parmi les meneurs un homme qui poussait des cris vers Dieu et vers la sainte Vierge pour qu’ils vinssent à son secours : il était décidé à changer de vie. Depuis deux ans à la vérité il avait mené celle d’un impie, mais il voulait fermement s’amender. Je vis aussi qu’il avait femme et enfants et que sa femme était parmi les plus furieux du parti. Pour lui, tout en vivant comme un impie, il portait sur lui une petite image de la Mère de Dieu, peinte sur parchemin ou sur autre chose : elle était cachée dans son habit entre les boutonnières, il ne s’en était jamais séparé et y avait souvent pensé. Elle était de couleur bleue et or et très joliment peinte. Je le vis comme une espèce de chef subalterne parmi plusieurs insurgés endormis, lesquels avaient des armes, mais pas d’uniformes. Il semblait qu’ils dussent faire une attaque vers le matin : ils étaient couchés en plein air devant un lieu habité. Je vis dans ce pays de grandes misères : beaucoup d’honnêtes gens y ont été tués et d’autres périront encore pour que la vue des malheurs qui vont venir leur soit épargnée. J’ai vu la détresse, le désordre et l’exaspération régner à un point effrayant. J’ai vu le peuple très pauvre et adonné à bien des superstitions. Je vis ce pauvre homme dans de grandes angoisses de conscience : il implorait sans cesse Dieu et Marie : « Ah ! disait-il, si ce que la religion enseigne est vrai, que la sainte Vierge prie donc pour moi afin que je ne meure pas dans mes péchés ; autrement je serai damné pour toujours. » Il la suppliait de lui venir en aide parce qu’il ne savait pas comment se tirer de là. J’eus aussi une vision sur sainte Rosalie et sur le jour de sa fête après lequel ces horreurs commencèrent. À peine eus-je senti et vu la détresse et les angoisses de cet homme que je priai Dieu du fond du cœur d’avoir pitié de lui et de le sauver, et à l’instant, sans avoir le sentiment que j’eusse fait un voyage, je me trouvai devant lui au milieu de ses camarades endormis. Je ne me souviens pas de tout ce que je lui dis : je sais seulement que je lui dis de se lever et de s’en aller parce que sa place n’était pas là. Je ne crois pas qu’il m’ait vue : il peut avoir eu seulement un mouvement intérieur. Il quitta les rebelles, courut à la mer et monta dans une petite embarcation qui avait deux rameurs et une voile. J’étais aussi là : nous naviguâmes, sans rencontrer d’obstacles, à la clarté de la lune brillant dans une nuit tranquille et nous arrivâmes avec une vitesse extraordinaire près de la capitale de cette île où sont les deux religieuses stigmatisées (Cagliari en Sardaigne). Je le laissai là en sûreté : il voulait s’amender et vivre pieusement, inconnu de tout le monde. Je visitai la religieuse de Cagliari, qui habite chez une pieuse femme, et je la trouvai passablement bien portante et priant pour que le monde soit délivré des malheurs qui l’accablent. Je visitai aussi Rose Serra au couvent des capucines d’Ozieri, je la trouvai très vieille, maigre, malade : personne ne parlait des grâces qu’elle a reçues. Les religieuses étaient bonnes et très pauvres. Le pays était tranquille. Je touchai Rome en revenant et je trouvai le Saint-Père dans une grande affliction. Il lui a été ordonné dans la prière de n’admettre personne près de lui pour le moment. L’Église noire qui est là est en progrès, et il y a beaucoup de malheureux prêts à s’y joindre, aux premiers troubles. J’ai vu la secte secrète qui entretient tous ces complots : elle travaille très activement. »

 

Salut d’une famille française à Palerme.

 

« Depuis plusieurs jours, j’ai eu différentes visions touchant une affaire qui doit être terminée cette nuit : on me fit voir une famille dans le malheureux endroit où le massacre a eu lieu. Je vis une maison riche et bien tenue, un mari avec sa femme et de grands enfants, un serviteur, ancien esclave, brun avec des cheveux crépus, mais très entendu. Il m’a été montré comment cette famille est venue là. Ce sont des Français : je les vis, avant la révolution, mener en France une vie heureuse et chrétienne : je vis qu’ils étaient vraiment bons et pieux. Ils avaient spécialement une dévotion cordiale envers la Mère de Dieu ; ils allumaient tous les samedis une lampe devant son image et faisaient ainsi en commun un exercice de piété. L’esclave alors n’était pas chrétien, mais c’était un homme d’un bon naturel, extrêmement intelligent et actif. Il est d’une taille élancée et très bien fait, si souple et si adroit que j’avais toujours du plaisir à voir la manière dont il servait ses maîtres. Je n’ai jamais pu souffrir les gens roides, lents, incapables de mouvement : je pense souvent que les âmes des personnes qui savent se remuer sont aussi plus faciles à émouvoir. Je vis que le maître et toutes les personnes de la maison aimaient cet esclave : chacun désirait que Dieu, par une impulsion intérieure, l’amenât au christianisme, et son maître et sa maîtresse priaient souvent la sainte Vierge pour cela. Je vis alors que l’esclave tomba malade et que, la veille du jour de l’Assomption, son maître vint le trouver, lui apporta une image de Marie et lui demanda, puisqu’il n’avait rien d’autre à faire, d’entourer cette image d’une guirlande de fleurs aussi belle que possible : il lui rappela en même temps que celle que représentait l’image pouvait avoir pitié de ses souffrances et le recommander à la miséricorde de Dieu ; il l’engageait donc à travailler à cette guirlande avec toute l’affection dont son cœur était capable. Je vis que le serviteur accueillit avec joie la demande de son maître, prépara pour l’image une guirlande très belle et très artistement faite et que, durant son travail, il fut remué intérieurement. Je vis aussi que la Mère de Dieu lui apparut pendant la nuit et le guérit : elle lui dit que sa guirlande lui avait été agréable et qu’il devait aller trouver son maître pour se faire instruire et préparer au baptême. Je vis l’esclave faire le lendemain ce qui lui avait été dit et je vis le maître, qui avait ardemment prié pour cela, tout joyeux de ce que sa tentative avait réussi. Je vis alors cet homme devenir chrétien et très dévot à la Mère de Dieu. Il lui tressait une guirlande pour chacune de ses fêtes, et, quand il n’avait pas de fleurs, il en faisait en papier de couleur : il allumait aussi tous les samedis un cierge devant l’image et sa piété était grande. La Mère de Dieu, de son côté, ne laissa pas sans récompense la piété de cette famille : car je les vis courir de grands dangers pendant la révolution française, s’embarquer et arriver heureusement en Sicile. Cette scène me fut montrée, et je vis ensuite cet homme devenir là très riche. Il avait des maisons magnifiquement meublées, des jardins et des habitations de campagne, une famille nombreuse et toutes choses en abondance. Mais il n’était plus aussi pieux : il s’était engagé dans toutes sortes de mauvaises entreprises. Il avait un emploi public et s’était mis en relations avec la faction révolutionnaire. Sa position était telle qu’il lui fallait ou prendre parti pour la révolution ou s’exposer aux plus grands périls : il ne pouvait pas reculer. Il était encore resté dans la maison quelque chose des anciennes habitudes : le cierge était allumé tous les samedis en l’honneur de la Mère de Dieu. Le bon serviteur était resté beaucoup meilleur que ses maîtres et faisait sa guirlande comme auparavant. J’allai plusieurs fois près de ces gens pour exhorter le maître à s’amender et à s’enfuir. La première fois (c’était avant l’Assomption), je m’avançai la nuit près du lit où le mari et la femme étaient couchés, je leur remis en mémoire les jours de piété et d’innocence où, à l’approche de cette fête, ils avaient converti l’esclave au moyen de la guirlande de fleurs en l’honneur de Marie : or voici que le jour de cette fête revenait. Je leur montrai combien leur état actuel était l’opposé de celui d’alors : puis j’exhortai le mari à faire une guirlande de toutes ses mauvaises habitudes et de tous ses péchés, comme il en avait jadis fait une de fleurs, et à la brûler devant la Mère de Dieu, le jour de sa fête, avec un repentir sincère, après quoi il devait quitter le pays aussitôt que possible. Je le pris par le bras et le réveillai : lui-même réveilla sa femme. Ils se racontèrent alors qu’ils avaient fait le même rêve et ils furent très émus. L’esclave avait allumé le cierge devant l’image à cause de la fête. J’allai encore quelquefois là pour pousser le mari à prendre son parti. Cela leur coûte beaucoup, il leur faut abandonner leurs maisons, leurs terres et renoncer à leur grande opulence. La dernière nuit, j’allai le trouver : ils étaient prêts. Ils avaient ramassé beaucoup d’or, plus qu’il ne leur en fallait : ils laissèrent là tout le reste et s’embarquèrent pour l’Inde sur un grand navire, parce que le mari avait entendu dire qu’il y avait là une île où la religion prospérait de nouveau. Ainsi le bon serviteur revint dans sa patrie. Je vis d’horribles misères dans ce pays (la Sicile). Tout le monde s’espionne réciproquement. J’ai vu aussi la femme de cet homme qui s’est enfui en Sardaigne. Elle est si enragée qu’elle voudrait le baigner dans son sang. C’était elle principalement qui avait poussé son mari à conspirer. Celui-ci, lors de sa fuite, était si ému qu’il se tournait en esprit vers tous les sanctuaires. Il s’est confessé en Sardaigne. Chose singulière, on m’a dit qu’il viendra dans notre pays et que je pourrai peut être le voir. »

 

14 octobre. « J’ai vu la famille qui a à son service l’ancien esclave indien, aborder dans l’île pour laquelle ils s’étaient embarqués. Ils ont été bien reçus. »

 

2 septembre. « Je vis à Syracuse la fête de saint Evodius, et je vis un homme pieux qui invoquait le saint du fond du cœur. Les troubles qui existaient partout l’inquiétaient beaucoup, et il voulait quitter le pays, mais il avait plusieurs enfants et sa femme s’y refusait. Je fus chargée de lui dire qu’il devait partir. Il était déjà nuit quand j’entrai dans la cour de sa maison où il marchait de long en large, plein de soucis et d’inquiétude. Il ne me demanda pas qui j’étais : nous parlâmes ensemble et je lui dis qu’il devait s’éloigner, même sans sa femme, si elle ne voulait pas, que du reste elle ne tarderait pas à le rejoindre. Alors il prit son parti. »

 

13 octobre. « Cette nuit j’ai rencontré sur la mer un navire sans rames et sans voiles ballotté par la tempête. Il était plein de gens qui s’enfuyaient de Sicile. Mon guide me donna une barre de fer ronde avec laquelle je devais pousser le navire en avant. Mais elle glissait toujours ; j’en aurais voulu une pointue. Il me dit qu’il me fallait pousser ainsi avec peine et avec fatigue, que je devais tout faire de la sorte. Il ajouta que les objets armés de pointes étaient pour les affaires du monde et qu’on ne s’en servait que trop en Sicile. Les passagers arrivèrent heureusement à terre. »

 

Un homme détourné du vol.

 

« J’étais dans une petite ville, à plus de cent lieues d’ici. J’y vis dans une église une image de Marie à laquelle étaient suspendues des offrandes en argent. Je vis trois hommes qui voulaient dépouiller cette image la nuit suivante. J’en connaissais un : il était bon au fond. Je lui avais donné une chemise avant qu’il quittât le pays : c’étaient la faim et la misère qui l’avaient dégradé à ce point. Les autres ne m’inspiraient pas les mêmes sentiments : peut-être étaient-ils d’une autre religion. Je ne pouvais pas prier pour eux avec la même ferveur. Ces hommes se disaient : « Nous mourons de faim, l’image n’a besoin de rien. » Ils croyaient que c’était ne voler personne. Les pauvres parents de celui que je connaissais l’avaient, lors de son départ, recommandé à Marie et à Joseph, et j’étais maintenant chargée de le détourner du vol. Ils voulaient entrer la nuit, à l’aide d’une échelle, par la fenêtre de l’église. Celui dont j’ai parlé devait rester près d’un mur et faire le guet. La chose ne lui plaisait guère, mais la faim le poussait.  Heureusement, une femme abandonnée de son mari avec plusieurs enfants et accablée de dettes était à prier devant l’église. Elle était au moment de tout perdre parce qu’elle ne pouvait retirer ce qu’elle avait mis en gage, et elle avait recours à la Mère de Dieu. La présence de cette femme effraya ces malheureux. Je priai aussi pour elle. Mais ils voulaient se concerter de nouveau le lendemain. (Ici la malade engagea fortement le Pèlerin à prier avec elle pour ce pauvre homme.) Le jour suivant, vers midi, je vis les trois compagnons se promener ensemble et délibérer sur ce qu’il y avait à faire. Mais l’homme en question ne voulut pas recommencer : il dit qu’il aimait mieux, lorsqu’il aurait faim, arracher des pommes de terre et les faire cuire. Ils le menacèrent de le tuer s’il n’allait pas avec eux. Il promit d’y aller, mais il les quitta avec la ferme résolution de n’en rien faire. L’église est située à l’extrémité de la petite ville. »

« Dans ma jeunesse, j’empêchai une fois un jeune homme de faire un grand péché. Plus tard il se maria à la personne, et j’eus souvent l’occasion de donner des avis tant à lui qu’à sa femme. Ils étaient dans le besoin et il pensait à recourir au vol. Je le vis plusieurs fois la nuit se glisser avec un sac vers les fours des boulangers pour y dérober du pain ; je l’en empêchai toujours, soit en faisant du bruit, soit en me mettant en face de lui. J’eus le bonheur de l’empêcher plusieurs fois. Une fois je le vis se glisser dans la maison d’un homme de ma connaissance qui avait pétri du pain dans sa huche. J’étais comme enchaînée et je ne pouvais pas l’arrêter : il avait déjà dans son sac une grande quantité de pâte, lorsque le propriétaire, réveillé par l’aboiement des chiens, voulut allumer sa lampe. Si elle s’allumait, le voleur était perdu et sa famille déshonorée à jamais : car il était obligé de passer devant cet homme. Je ne pouvais plus l’empêcher de voler : je voulus le sauver pour qu’il s’amendât. Je trouvai la force de faire battre la porte et d’établir ainsi un courant d’air qui éteignit plusieurs fois la lampe et le voleur s’échappa avec son sac. Quelques semaines après, l’homme volé vint me voir et me raconta toute l’affaire : il ne savait pas, disait-il, pourquoi il n’avait pas mis la main sur le voleur ; il en avait eu intérieurement pitié. Celui-ci pouvait maintenant s’amender : il était bien aise de ne pas l’avoir reconnu, etc. Il parla très bien. La femme du voleur vint aussi me trouver, et comme elle me rappelait qu’avant son mariage, je l’avais  préservée du péché, je lui parlai de la facilité avec laquelle de petites fautes font tomber dans de très grandes. Elle pleura beaucoup, elle savait ce qu’avait fait son mari. Tous deux ont fait réparation et se sont amendés. J’agis ainsi d’après la volonté de Dieu. »

 

22 janvier 1820. « Je fus tout à coup appelée par une ardente prière et je vis, au-delà de la mer, dans une contrée maritime, un vieillard qui paraissait très agité et qui priait. Il y avait beaucoup de neige dans le pays ; on y voyait des pins et d’autres arbres du même genre avec des feuilles piquantes. Cet homme portait une grande pelisse et il était coiffé d’un bonnet de fourrure grossièrement fait où pendait une queue d’animal. Il habitait une grande maison isolée, dont dépendaient plusieurs autres plus petites situées dans le voisinage. Je ne vis pas d’église, mais quelque chose comme des écoles. Cet homme semblait être vraiment bon. Son fils, qui menait une vie très déréglée, avait quitté la maison dans un accès de colère pour s’embarquer sur un navire. J’aperçus ce navire. Il s’y trouvait de grandes valeurs en marchandises et en argent. Le père, qui avait le pressentiment d’un grand danger où se trouvait ce bâtiment au milieu de la tempête, était dans une vive inquiétude à la pensée qu’il allait couler et que son fils mourrait dans son péché. Il se mit à prier avec ardeur et envoya des domestiques et des servantes chargés de porter des aumônes et de demander des prières dans les environs. Lui-même alla dans un bois où vivait en solitaire un homme pieux dans lequel il avait beaucoup de confiance, pour lui demander aussi des prières. Je vis cela au-delà de la mer, et je vis sur la mer orageuse le navire qui portait le fils courir de très grands dangers. Je le vis ballotté çà et là par la tempête. C’était un énorme bâtiment presque grand comme une église. Je vis les hommes de l’équipage grimper aux mâts et pousser des cris. Il y avait là peu de gens qui eussent de la religion. Je vis le fils, il n’était pas bon. Tout paraissait désespéré. Je priai Dieu de toutes mes forces, et je vis dans plusieurs directions plusieurs personnes qui priaient, notamment le vieillard dans la forêt. Je priai avec une grande ferveur et je présentai à Dieu ma demande avec beaucoup d’insistance et de hardiesse. J’étais peut-être trop hardie, car je reçus une réprimande, mais je ne me décourageai pas. Il semblait que je ne dusse pas être exaucée : mais la détresse que je voyais était déchirante, et je ne cessai pas de prier, d’implorer et de crier, jusqu’au moment où je vis le navire aborder dans une anse dont les bords étaient entièrement revêtus de maçonnerie. Il paraissait y être en sûreté. Le père reçut aussi une assurance intérieure qui le tranquillisa, et j’eus l’espoir que le fils s’amenderait. Là-dessus je remerciai Dieu. J’ai su, sur les rapports du fils et du père qui était veuf, toute une histoire dont j’ai perdu le souvenir. »

 

16 juillet 1820. « Il m’a fallu faire un grand voyage, mon guide m’accompagnait. C’était près d’une ville du Nord : là vivaient pauvrement, dans une maisonnette isolée, deux époux qui semblaient être des fermiers : ils se croyaient à la veille d’être chassés de leur demeure et réduits à la misère. Pourquoi cela, je n’en sais rien. Ils avaient confiance en moi, et dans leurs terribles angoisses ils s’étaient souvenus de moi, pensant que je m’adresserais à Dieu pour qu’il vînt à leur secours. Ils avaient près d’eux de petits enfants, et je vis qu’ils avaient aussi, dans une contrée éloignée, des enfants adultes ; un fils, qui était dans une bonne position, s’occupait de diverses affaires et priait beaucoup pour ses parents, et une fille qui semblait être dans mon voisinage, et qui se tenait derrière moi, me poussant en avant vers ses parents. Le mari n’avait pas toujours été bon, mais il l’était devenu. Sa femme semblait plus âgée que lui. Il me fallut aller à eux : leur prière m’attirait et mon conducteur m’ordonna de le suivre jusque-là. J’avais près de moi quelque chose dont je ne me souviens plus, un objet réel ou symbolique. Dans le voyage, je me trouvai devant un rempart perpendiculaire qui me barrait le chemin, et que, suivant toute apparence, il m’était impossible de franchir. Mais je me souvins de ce qu’a dit Jésus, que la foi peut transporter les montagnes : pénétrée de cette vérité, je m’élançai pour sauter dessus, et la hauteur escarpée s’abaissa sous mes pieds jusqu’au niveau de la plaine. Je passai aussi par la contrée où, un jour, j’avais vu sauvé par la prière un père de famille dont la vie était en danger, pendant que des orages terribles s’amassaient sur lui. En passant par un pays de montagnes, je vis à ma droite sainte Hedwige, et je vis encore sur le chemin d’autres saints en relations avec les pays dont ils étaient les patrons ou dans lesquels leurs corps reposaient. Les gens vers lesquels j’allais, habitaient une pauvre maisonnette à peu de distance d’une petite ville. Il faisait nuit lorsque j’entrai. Le mari était levé, je crois qu’il avait entendu du bruit. La femme était couchée dans son lit et pleurait. Je ne sais plus ce que j’eus à faire là, ni ce que j’y apportai, mais ils furent consolés et secourus : le danger était passé lorsque je les quittai. Je fus reconduite par une autre route, plus au couchant, et j’eus encore beaucoup à faire sur le chemin. Il me fallut empêcher un vol. »

 

2 mars 1822. Une somme importante avait été volée à un pauvre receveur de la douane qui était protestant. Il avait perdu sa place et manquait de pain, lui et sa famille. Le Pèlerin demanda à la malade de prier pour lui et elle y était fort disposée. Ayant prié plusieurs fois pour cette famille, elle dit : « Chose étonnante, on ne peut presque rien faire dans ce cas par la prière. Je vois de ces protestants indifférents dans un état tout à fait singulier. Ils sont dans l’ombre, dans le brouillard, complètement sourds et aveugles, et ils se heurtent de côté et d’autre. Ils sont comme au milieu d’un vent qui les rend inaccessibles et dont le souffle enlève tout ce qu’ils ont sur eux. Je ne sais pas si cette fois Dieu viendra en aide. »

 

16 octobre 1820. « J’étais dans une grande ville où il y a plusieurs faubourgs, beaucoup de fumée et de noirs monceaux de charbon ; il s’y trouve beaucoup d’étudiants et de savants, et aussi plusieurs églises catholiques. J’y ai vu, dans une auberge, un homme qui n’avait rien de bon dans l’esprit. Il était assis à table et un chien noir, d’un aspect étrange, sautait en l’air après lui ; il semblait que ce fût le diable. Je vis qu’il voulait tromper les gens de l’auberge et que, pour ne pas payer son écot, il monta sur la fenêtre et s’échappa. On l’attendit inutilement à la porte, il était parti. Je le vis ensuite dans une forêt où un homme pieux voyageait à pied. C’était une forêt de sapins. Il attaqua cet homme qui, pour sauver sa vie, lui donna un petit sac d’argent et s’enfuit. Le voleur avait à son côté un couteau qu’il tenait caché : il voulut courir après le volé et le tuer par derrière, mais mon conducteur et moi nous lui barrâmes le chemin : de quelque côté qû il allât, nous nous trouvions toujours devant lui. En même temps l’argent devint pour lui si lourd à porter qu’il fut presque saisi de désespoir. Ses bras et ses jambes tremblaient, et il se mit à crier à celui qu’il avait dépouillé : « Mon ami, mon ami, arrêtez ! reprenez votre argent ! » Alors il put avancer, le voyageur l’attendit, il courut à lui et lui donna son argent ; il lui avoua tout, même qu’il avait voulu l’assassiner et que c’étaient deux figures blanches qui l’avaient ainsi terrifié. Il ne voulait plus jamais, disait-il, faire pareille chose. Il était étudiant, il avait plusieurs complices de ses vols, il voulait les ramener au bien. Alors il continua sa route en compagnie du voyageur qui lui promit de s’intéresser à lui. »

 

Assistance donnée dans le royaume de Siam.

 

12 novembre 1820. « J’allai dans un grand désert où je vis un homme et une femme très misérables et à l’air très farouche qui étaient agenouillés et criaient vers Dieu. J’allai à eux et ils me demandèrent ce qu’ils devaient faire : j’étais certainement la personne qui, après qu’ils avaient si souvent crié au secours, leur avait été annoncée en songe comme devant les consoler. Je ne sais plus si j’avais vu d’avance, dans une vision, la détresse de ces gens ou si je l’appris d’eux. Ils étaient tous deux abandonnés dans le désert à cause d’un grand crime. Ils auraient dû subir une mutilation, mais on les avait laissés s’enfuir par pitié. Leur grande misère leur avait fait faire pénitence, et comme ils ne savaient rien de Dieu, ils en étaient arrivés dans le désert à prier ardemment pour être instruits, et leur ange gardien leur avait dit en songe que Dieu leur enverrait quelqu’un pour leur dire ce qu’ils avaient à faire. Ils vivaient dans une caverne et, comme tous les ans on faisait là une grande chasse, ils en cachaient l’entrée avec des broussailles et mettaient devant une charogne. Quand les chasseurs en sentaient l’odeur, ils quittaient cet endroit comme étant impur, pour se conformer à une vieille coutume, et ainsi ces pauvres gens n’étaient pas découverts. Ils étaient comme abrutis par le chagrin et par les privations. Je leur donnai des consolations et des conseils que Dieu m’inspira pour eux, et je leur dis avant tout qu’ils vivaient l’un avec l’autre dans un commerce coupable qui était une abomination devant Dieu, qu’ils devaient dorénavant s’abstenir de ces relations jusqu’à ce qu’ils eussent été instruits dans la religion chrétienne et unis l’un à l’autre d’une manière régulière. Les pauvres gens eurent de la peine à comprendre cela, et la chose parut leur coûter beaucoup, tant ils étaient abrutis et devenus semblables à des animaux sauvages. Je leur indiquai aussi comment ils pourraient gagner un endroit où je voyais le christianisme faire de grands progrès dans ces contrées, et où j’avais envoyé plusieurs personnes de Sicile. C’était là qu’ils devaient être instruits. Je ne me rappelle pas autre chose de cette vision. »

 

« J’allai aussi dans l’île où les chrétiens sont si bien accueillis par les habitants païens. J’y vis plusieurs maisons nouvellement construites. Le gentilhomme français, émigré de Palerme avec sa famille, était là : il s’était bâti une maison et en arrangeait une autre pour donner l’hospitalité à des prêtres. Malheureusement il y avait peu de missionnaires catholiques, il y venait le plus souvent des missionnaires hétérodoxes. »

 

« Dans ce voyage je me trouvai au milieu de la mer, près d’un navire qui était en grande détresse. Il ne pouvait plus marcher et était au moment de couler bas. Je vis tout autour beaucoup de mauvais esprits. Il s’y trouvait toute une famille venant de Sicile, depuis le grand-père jusqu’aux petits enfants, et ils ne pouvaient pas avancer, parce qu’au montent du pillage ils s’étaient approprié des trésors appartenant à l’église, à l’aide desquels ils voulaient se bâtir de grandes maisons dans le pays où ils aborderaient. Je fus chargée de leur dire qu’ils couleraient bas très certainement, s’ils ne rejetaient pas et ne restituaient pas ce bien mal acquis : mais ils ne savaient comment le faire sans se trahir. Alors je leur conseillai de le déposer, avec l’adresse du possesseur légitime, sur un point du rivage où il pourrait être trouvé et rapporté par d’autres navires. Je savais que Dieu y pourvoirait. Lorsqu’ils eurent fait cela, ils purent avancer sans obstacle. »

 

29. Travaux pour des couvents.

 

13 août 1820. « J’eus à visiter un dignitaire ecclésiastique qui laissait de côté plusieurs affaires très pressantes, ce qui avait des résultats très fâcheux. Toute sa manière d’être me fut montrée : il avait un bon jugement et une humilité qui semblait exagérée, mais il était très négligent. Je vis qu’à l’occasion d’une affaire concernant un couvent, il avait reçu des lettres de la supérieure, mais, les ayant placées parmi d’autres papiers, il les avait complètement oubliées, et il était résulté de là un grand désordre. Je vis aussi qu’il ne prenait pas assez au sérieux les affaires actuelles de l’Église. Je ne pouvais pas croire que je fusse chargée d’avertir un homme aussi distingué et de tant d’humilité : je me défiai de cette mission comme d’un pur rêve, et j’y fus complètement incrédule. Alors tout à coup saint Thomas parut devant moi et me parla contre l’incrédulité : je vis plusieurs visions sur lui, comme quoi il avait déjà été incrédule dès le commencement, et comment son incrédulité aux récits sur les miracles de Jésus l’avait conduit à Jésus et avait fini par la persuasion qui avait fait de lui un disciple. Je vis en outre plusieurs choses de sa vie. Je fus ensuite conduite près du prêtre pour lequel je devais prier. Il était couché dans une grande chambre, lisant à la lumière d’une bougie. Je vis qu’il était ému et que ses diverses négligences étaient comme un poids sur son cœur. Il se leva, chercha dans son écritoire la lettre longtemps oubliée de la supérieure, et en prit lecture. »

« J’eus aussi un travail à faire pour de futures religieuses. Je vis dans un couvent plus de trente jeunes femmes qui n’avaient pas encore embrassé l’état religieux. Elles s’entretenaient ensemble. Il semblait qu’elles fussent de trois classes ; les unes appartenant à deux instituts existants consacrés au soin des malades et à l’éducation, lesquels devaient être renouvelés : les autres à un troisième qui était à fonder et qui devait avoir aussi pour objet le travail manuel et l’éducation. J’étais peinée de ce que ces filles souffraient qu’il y eût tant de saleté parmi elles. Il y avait aussi là une personne destinée à devenir supérieure, et quelques-unes qui ne voulaient être que sœurs converses, mais qui me parurent aussi bonnes que les autres. Mon guide me dit : « Vois ! ces personnes sont toutes hésitantes, elles sont décidées et ne le sont pas : elles disent : « Dieu veut ceci, Dieu veut cela ; quelle est la volonté de Dieu ? si c’est la volonté de Dieu, etc. » En même temps elles sont très attachées à leur volonté propre et elles ont affaire là dehors à des chevaux qu’il te faut dompter. » Alors il me mena devant la maison où se trouvait tout un troupeau de chevaux furieux. Ces chevaux étaient les passions des personnes de cette maison et aussi d’autres personnes vivant dans le monde qui voulaient empêcher l’établissement de la maison. Ces passions les reliaient tous ensemble et ils travaillaient au-dedans et au-dehors contre le progrès de l’institut. Il y avait à peu près autant de chevaux que de personnes dans la maison : tous faisaient rage contre la maison, tous voulaient lui donner l’assaut. Je me dis que c’était comme en été quand les chevaux sont tourmentés par les mouches et veulent entrer dans les maisons. Il me paraissait bien singulier d’avoir à me mêler de ces chevaux, étant si faible et ne m’étant jamais occupée de chevaux sinon quand, dans mon enfance, je conduisais à mon père son cheval au point du jour. Mon guide me dit : « Tu dois, à l’aide de moyens spirituels, monter tous ces chevaux, les dompter et les mettre sous tes pieds. » Je me demandais comment cela pourrait jamais se faire, alors il me dit : « Tu le peux et tu le feras, mais seulement par la prière et par la patience, en supportant avec patience et douceur ce qui t’est encore réservé et ce que tu as à souffrir. Tu auras à recommencer sans cesse. N’as-tu pas dit bien souvent que tu voulais recommencer mille fois ? Commence donc maintenant de nouveau à supporter à chaque instant de nouvelles souffrances ; pense toujours que tu n’as rien souffert, ni rien fait : c’est ainsi que tu dompteras tous ces chevaux. Tant que tu ne les auras pas domptés, ces jeunes filles seront imparfaites. Tu agiras aussi par là sur ce qui t’entoure ; tu seras la supérieure spirituelle des âmes de ces nouveaux rejetons de la vie religieuse : tu dois les cultiver, les pousser et les purifier dans les voies spirituelles par des moyens spirituels. » – Je lui dis qu’il me paraissait absolument impossible de dompter ces chevaux parce que quelques-uns étaient par trop furieux. Là-dessus il me répondit : « Celles auxquelles ces chevaux ont rapport deviendront précisément les meilleures, les plus fortes colonnes de la maison des noces. Ce sont les grands talents, elles seront tout à fait fortes quand leurs chevaux seront domptés. »

« Alors, étant sortie, je commençai à chasser les chevaux et je les poussai devant moi à quelque distance de la maison. Ils se mirent à courir dans diverses directions, et je vis dans un cercle autour de moi divers tableaux où figuraient des personnes qui travaillaient sciemment ou à leur insu contre l’établissement de la maison. Il y avait là des gens dont les intentions étaient mauvaises et des gens de bien qui avaient bonne volonté, mais peu éclairés, et je vis avec peine que ces derniers agissaient bien plus contre elle que les autres. Je vis notamment parmi eux des ecclésiastiques fort considérés. »

« J’eus encore (plus tard) à prier pour le rétablissement d’un couvent de femmes qui me fut montré par deux saintes religieuses. Je vis le couvent et l’endroit où le linge du couvent était lavé et blanchi. Il y avait une surabondance de linge, mais dans le plus grand désordre. À l’extrémité du jardin coulait un cours d’eau fraîche et vive, mais on ne s’en servait pas : on allait à une mare d’eau trouble plus rapprochée. Mes saintes compagnes me dirent : « Vois ! autant il est difficile de remettre l’ordre dans cette masse de linge, autant il l’est de le remettre dans la communauté. Essaye de voir si tu le pourras ! » Je me mis à l’ouvrage et trouvai le linge plein de vieilles taches de toute espèce et fort abîmé ; il fallut me donner terriblement de peine. Je ne pus pas terminer ma tâche et j’aurai encore à m’en occuper.

 

Prière pour la Grèce.

 

31 juillet 1821. « J’ai eu cette nuit un singulier travail à faire. J’étais en prière pour les chrétiens et pour tant d’innocents dont la misère est grande en Turquie, et il me fallut combattre toute la nuit contre des Turcs pour repousser leurs attaques. J’avais appelé au secours saint Ignace de Loyola, il me donna son bâton et m’apprit comment je devais m’en servir. Je me trouvai au-dessus d’une ville, située assez haut sur un golfe tourné vers le couchant. Il y avait sur la mer devant la ville beaucoup de navires ; c’était comme une forêt de mâts. Je vis dans une vision comment le saint martyr Ignace d’Antioche avait passé là, chargé de chaînes, lorsqu’on le conduisait à Rome, et y avait reçu la visite d’autres évêques. Je vis autour de la ville beaucoup de soldats turcs qui voulaient y entrer, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, par des jardins et des brèches faites aux murs. Tout était dans la confusion et il n’y avait d’ordre nulle part. Je pouvais me tenir en l’air comme si j’avais eu des ailes. Quand je m’élevais un peu, je volais. Je rassemblai mes vêtements autour de mes pieds, et, tenant à la main le bâton de saint Ignace, je planai à la rencontre des Turcs qui attaquaient. Il semblait qu’une quantité de balles passaient autour de moi. Je les repoussai toujours. Il y avait encore avec moi plusieurs figures blanches, mais souvent elles restaient en arrière : je planais toute seule en avant et quelquefois j’avais grand-peur de rester accrochée dans de grands arbres qui avaient de larges feuilles et des fruits noirs en forme de grappes. Souvent aussi je me disais : « Il est bon que les gens de mon pays ne me voient pas ainsi en l’air : ils diraient certainement que je suis une sorcière. » Pendant qu’il me fallait ainsi combattre, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, je vis une grande quantité de personnes sortir en toute hâte de la ville avec leurs bagages et monter sur des vaisseaux bordés de galeries du haut desquelles on jeta de petits ponts jusqu’au rivage. Tous les vaisseaux étaient remplis d’habitants de la ville. Je travaillai ainsi toute la nuit. Je vis aussi les Grecs : mais ils me parurent presque plus cruels et plus sauvages que les Turcs. Je vis aussi à une grande distance, du côté du nord, de nombreuses troupes en marche contre les Turcs, dans une vaste plaine, et j’eus l’impression que, si elles arrivaient, les choses empireraient encore. J’eus aussi une vision où il me fut montré jusqu’à quel point les Grecs étaient séparés d’avec l’Église. Je vis cela sous la forme d’un fleuve qui coulait et j’en ressentis une impression très pénible. Les Turcs, quand ils se répandent ainsi à travers le pays, ne ressemblent pas à des soldats : ils n’ont pas d’uniformes dans ce pays ; ils courent à demi nus, affublés de haillons de toute espèce. »

 

Travail pour la paroisse de Gallneukirchen en Autriche séduite par les sectaires.

 

23 novembre 1822. « Dans le voyage que j’ai fait cette nuit, j’ai eu sainte Odile près de moi. Elle alla avec moi à Ratisbonne et dit près d’une maison : « C’est là qu’habitait Erhard qui m’a donné la lumière des yeux et celle de l’âme. » Il semblait que cela se fût passé hier. Sur le chemin, sainte Walburge aussi se joignit à nous. J’ai eu beaucoup à disputer dans cette maison ; je me suis extrêmement fatiguée. Walburge et surtout Odile ne voulurent pas me laisser disputer plus longtemps. Odile me dit : « Il faut que nous allions plus loin ; il y a en Autriche un endroit où ils veulent enlever une fiancée et il faut que tu réveilles ses frères, autrement toute la descendance se perdra. » Elle ne me laissa pas de repos et il fallut partir. C’était un pays de montagnes sur le territoire autrichien : il y a là de belles vaches tachetées et de magnifiques prairies, mais au milieu desquelles on voit souvent de grands rochers ; il y a aussi de grandes étendues d’eau dormante avec des roseaux. Le pays est habité par des gens simples, dont quelques-uns ont l’air idiot ; ils se comportent en tout comme des enfants. L’endroit où j’allai est à peu près à deux lieues d’une grande rivière. Il y avait là un château avec des maisons à l’entour. La fiancée habitait dans ce château. Elle consentait à se laisser enlever par un autre fiancé que le sien. Il faisait le guet à la porte avec des valets et une voiture. Elle faisait ses paquets en silence et elle était au moment de sortir. Son vrai fiancé n’était pas là, elle le trouvait trop raide et trop sévère. Poussée par Odile, j’allai pour réveiller les frères de la fiancée qui dormaient dans un bâtiment dépendant du château. J’eus une peine incroyable à en venir à bout. J’eus beau les prendre par les épaules et crier : ils continuèrent à dormir profondément. Enfin je leur mis sous le nez une petite herbe que j’avais cueillie sur le chemin, alors ils se réveillèrent. Je leur dis tout et je les fis venir avec moi devant la maison : lorsque la fiancée sortit, nous nous emparâmes d’elle très doucement et nous la reconduisîmes chez elle. Le séducteur attendit encore ; puis il revint chez lui. Il se promenait, plein de rage, dans une belle salle qu’on avait magnifiquement décorée avec des colifichets de toute espèce, des fleurs artificielles et des miroirs empruntés de tous côtés. On y apportait encore des miroirs. La colère le mettait hors de lui et il aurait volontiers tout brisé. Ce travail m’a beaucoup fatiguée. Tous les chemins étaient comme obstrués : souvent je m’égarais dans un labyrinthe de rochers, ou bien je me trouvais au milieu de pierres, de troncs d’arbres et de poutres amoncelés (symboles de la fatigue et des difficultés à vaincre). Je reçus aussi à ce sujet diverses explications. La fiancée est une paroisse voisine de la frontière où beaucoup de personnes égarées par un prédicateur hérétique avaient formé le projet de sortir de l’Église. Les frères sont deux chapelains qui sont très bons, mais peu vigilants. Le fiancé légitime, habitant à quelque distance, est le curé qui est un peu raide et négligent. La salle du séducteur représente les vanteries du prédicant et les joies frivoles.

« Quand cela fut fini, sainte Odile s’en alla dans la direction du levant, sainte Walburge dans celle du couchant : elles avaient encore d’autres choses à faire. »

 

24 novembre. « J’ai eu encore beaucoup de fatigue et de travail à l’occasion de cette paroisse. Il me fallait avoir la bénédiction de mon père et, pour aller à lui, j’ai eu à faire un voyage excessivement pénible à travers mille obstacles. Je le trouvai dans un beau jardin, au milieu de belles habitations. Je lui parlai de la dureté de mon frère aîné à l’égard du plus jeune. Il me dit qu’il savait par sa propre expérience ce qu’il y avait là de fâcheux ; mais il me fallait avoir sa bénédiction. Il me la donna : et, après l’avoir reçue, j’allai dans une autre région plus élevée, dans une Église spirituelle. Il y avait là de saints évêques des premiers temps, lesquels avaient prêché dans le pays où se trouvait la paroisse en danger. Je vis saint Maxime, saint Rupert, saint Vital ; les frères de sainte Walburge et saint Erhard étaient aussi là, ainsi que de pieux curés morts dans ce pays. Je reçus d’eux un grand cierge bénit, merveilleusement beau ; il me fallait le porter tout allumé dans cette paroisse, avec beaucoup de fatigue et par un long chemin où il risquait sans cesse de s’éteindre. Je l’y portai heureusement, je le plaçai au milieu de la paroisse sur un chandelier et tout fut éclairé comme par la lumière du jour. Il y avait là une vilaine lampe fumeuse, descendant tout près de terre et où brûlait de l’huile de poisson ; elle pendait à une longue perche et tout était terne et obscur à l’entour : sa lueur faisait l’effet d’un trou dans le sol. Il me fallut emporter cette lampe, non sans beaucoup de peine. Je ne pouvais pas la maintenir au bout de la longue perche, le chemin était encombré d’obstacles, de poutres, de pierres, de monticules, de décombres. Je me heurtai, je salis mon vêtement avec de la graisse, je me blessai au genou ; j’étais harassée et impatientée. Je vins en gémissant trouver ma mère ; elle était dans une belle maison, dans un beau lit ; elle eut pitié de moi. Comme je me plaignais, elle me dit de laisser là cette lampe que je ne pouvais pas manier. Il fallait la tordre et la suspendre aux poutres du vestibule. Je m’aperçus qu’elle était de fer et je dis qu’on ne pouvait pas la tordre : mais ma mère m’en ayant donné l’ordre, je pus la tordre comme du plomb de gouttière et je la suspendis au-dessus des poutres dans le vestibule inachevé. Ma mère me prit dans son lit et me banda le pied. »

« Je vis alors dans la paroisse tout le monde se rassembler autour de la lumière. Les deux chapelains travaillaient avec succès. Il en vint de loin un troisième très zélé. Je vis le curé, il demeurait à un quart de lieue de là et il était un peu raide. Je vis là un des saints qui avaient converti ce pays : c’était saint Rupert. Il fit une instruction avec sa voix d’être incorporel qui répandait la lumière. Le nouveau chapelain était tout ravi, il demanda au curé s’il ne trouvait pas cela admirable. Celui-ci dit : « Je n’entends pas un mot. » Alors les deux chapelains entendirent aussi, et ayant questionné le curé, ils le conduisirent plus près. Là il entendit un peu. Dès lors, la situation s’est améliorée. »

 

Voyage dans une île japonaise.

 

24 décembre 1822. « J’ai fait cette nuit un grand voyage, tantôt par eau, tantôt par terre, jusqu’à une île qui est sur la route du Japon. J’ai été un certain temps sur un navire en compagnie de chrétiens et de juifs. Je parlai à ceux-ci de Jésus et je vis une émotion particulière dans l’âme de ces gens. Cela ressemblait à ce qui m’est arrivé encore récemment dans un cas où j’ai eu à parler en vision avec quelques personnes d’ici. Je les convainquis, et au bout de quelques jours, elles vinrent à moi et me demandèrent si elles ne devaient pas faire telle ou telle chose, vu qu’elles étaient dans une inquiétude continuelle. C’était l’effet de ce que je leur avais dit. – Près de l’île où j’abordai, il y en avait encore d’autres plus grandes et plus petites. Elle s’appelle Pahgai (elle articula les lettres l’une après l’autre). Les bords sont escarpés et rocailleux et l’aspect en est sinistre et sombre. Il semble qu’il y vient rarement des navires. Elle peut avoir dix lieues de tour. Il y a une ville et j’ai vu les habitants adorer comme une figure de lion qu’ils portent en procession. Il ne s’y trouve pas de chrétiens. J’allai voir une vieille femme malade : elle était de ceux qui habitent à l’entour d’une haute montagne, dans des cavernes devant lesquelles ils construisent un appentis dont l’épaisseur varie selon la saison. Ces gens sont basanés et assez laids, mais d’un très bon naturel. Il faisait jour lorsque j’arrivai là. La femme était étendue sur une couche de mousse très blanche : elle avait sur les épaules une espèce de peau velue et sur le corps une couverture. Au commencement elle parut effrayée, mais ensuite elle prit confiance. Je lui racontai beaucoup de choses touchant l’enfant Jésus et je lui dis de faire une crèche. Elle avait là-dessus quelques notions confuses venant de ses ancêtres. Elle était au moment de mourir. Je lui demandai si elle voulait guérir : elle croyait qu’il lui fallait maintenant aller dans son pays, c’était le terme dont elle se servait. Je l’engageai à invoquer du fond du cœur l’enfant Jésus et je lui dis qu’elle pourrait peut-être recouvrer la santé. Elle le fit de tout son cœur et promit de construire une crèche aussi bien qu’elle le pourrait. Elle avait toujours eu un grand désir de connaître la vraie religion : « Toute ma vie, disait-elle, j’ai ardemment souhaité de voir des hommes blancs qui pussent m’instruire ; souvent, étant dans les champs, j’avais le sentiment qu’ils étaient derrière moi et je regardais tout autour de moi dans l’espoir de les voir. » Elle se plaignit à moi de ce que son fils et sa fille étaient dans l’esclavage : elle n’avait aucune espérance de les revoir. Ah ! si seulement ils pouvaient arriver à la connaissance de la vraie religion : si son fils revenait et l’annonçait à son peuple ! Toute sa religion consiste à faire des offrandes de riz : elle enfonce en outre une croix dans la terre et la porte presque toujours sur elle. Elle était couchée sur trois croix de fer qu’elle avait placées près d’elle dans son lit de mousse. Les gens de ce pays font des espèces de processions autour de leurs champs et brûlent du riz en l’honneur du dieu suprême. Ils font trois récoltes par an. J’enseignai à cette femme comment, dans mon enfance, j’avais construit une crèche dans un champ, comment nous priions devant, et comment, en jouant, nous choisissions entre nous une espèce de prêtre qui présidait à la prière et maintenait l’ordre partout. Ces gens savent très bien tresser et ils font de jolis paniers et des figures de toute espèce avec de menus joncs, des herbes et des branches de saule. La femme avait de cette manière tressé un corps sur sa croix. Je lui enseignai tout ce qu’elle devait enseigner aux autres à son tour et ce qu’ils auraient à faire. Je priai aussi avec elle et je ne la décidai qu’avec peine à se lever. Elle croyait toujours que cela lui était impossible, qu’elle était trop malade et qu’elle allait retourner dans son pays natal. Mais comme je lui avais dit à plusieurs reprises que l’enfant Jésus ne pouvait rien refuser à quiconque le prie du fond du cœur, elle pria et se leva. Elle avait une longue chemise de coton et un mouchoir bariolé autour de la tête : il semblait bourré de mousse. Lorsqu’elle se fut levée, elle sembla ne plus me voir : elle appela ses voisins, leur raconta qu’elle était guérie, qu’une personne était venue à elle d’une étoile, je ne sais plus de quelle étoile, ou bien du ciel, et lui avait raconté des histoires du Sauveur nouveau né dont c’était la fête le lendemain, qu’il lui avait fallu prier et que l’enfant Jésus lui avait rendu la santé, enfin qu’elle avait promis de construire une crèche et appris tout ce qu’il fallait pour cela. Il y eut à cette occasion une grande joie parmi ces gens simples et innocents. Ils crurent tout ce que cette femme leur disait, car ils avaient beaucoup d’affection et de considération pour elle. J’ai aussi appris là qu’à une époque antérieure, un voyageur chrétien, étant venu dans ce pays, avait vu les habitants, alors païens, honorer pendant vingt jours dans l’année un enfant dans une crèche, seul usage qui fût resté chez eux d’une première conversion de l’île. »

 

« Le 25 décembre, je fus encore près de cette femme et je vis qu’elle avait fait une jolie crèche, ornée avec une simplicité naïve. L’enfant était une poupée emmaillotée, le visage n’était indiqué que par des lignes et n’avait pas de relief. Le corps de la poupée était adroitement tressé. Elle était couchée au milieu d’un jardin, dans une belle corbeille entourée de mousse fine et de fleurs. La femme avait tendu au-dessus une tente de la meilleure étoffe qu’elle possédât. Il y avait une sainte Vierge habillée avec du papier fin formant beaucoup de petits plis. L’enfant était très grand en comparaison de la mère. Il y avait encore un saint Joseph, trois rois et des bergers, tous habillés avec du papier. Elle avait placé tout autour beaucoup de flambeaux, ce qui faisait un très bel effet sous les arbres. La lumière sortait de longs roseaux creux fichés en terre. Il y avait dedans de l’huile avec une mèche et autour de la tige un anneau au moyen duquel on faisait monter l’huile ; aux flambeaux étaient attachés partout des morceaux de papier plissé de diverses couleurs, des roses, des étoiles, des guirlandes de papier. Ces gens avaient aussi parqué dans le voisinage une quantité d’animaux très agiles formant des troupeaux : ce ne sont pas des moutons, ni des chèvres comme les nôtres, ils ont de longs poils et courent fort vite. Tout cela était vraiment beau. Beaucoup de gens vinrent en procession, parmi lesquels des enfants : ils tenaient des torches à la main et s’agenouillaient près de la crèche où ils disposaient toute sorte de choses qu’ils voulaient donner aux pauvres. La femme enseignait, racontant tout ce qui lui était arrivé et tout ce qui lui avait été dit touchant la naissance du Christ, son enfance, sa doctrine, ses souffrances et son ascension au ciel, et tous étaient pleins de joie et de désir d’être instruits. Ces gens venaient tous avec des couronnes et de longues guirlandes de fleurs. La femme était très vieille et pourtant encore très vive et très leste. Pendant qu’ils célébraient leur fête, je vis la sainte Vierge y assister avec l’enfant Jésus ; mais ils ne la virent pas. Elle était vêtue comme à Bethlehem, près de la crèche, et l’enfant Jésus aussi. Elle avait une coiffe avec un pli faisant une pointe sur le front. »

« Plus tard je m’entretins encore avec la vieille femme et j’appris que, dans une autre île peu éloignée, deux siècles auparavant, les habitants avaient construit un tombeau pour le jour anniversaire de la mort de saint Thomas, qu’ils y étaient allés en pèlerinage pendant vingt jours (ce nombre se trouve fréquemment dans leurs fêtes), qu’ils avaient placé de beaux pains sur le tombeau, que l’apôtre était apparu et les avait bénis : ils s’étaient ensuite partagé ce pain, le regardant comme un objet très saint, mais plus tard il était arrivé quelque chose qui leur avait fait perdre cette grâce et l’apôtre n’était plus venu. Ils croyaient lui avoir fait quelque offense. Tel était le récit et la croyance de ces gens. La vieille l’avait appris de ses aïeux. Ayant entendu cette femme exprimer un si ardent désir que son fils unique qui était sur un vaisseau pût rapporter dans sa patrie quelques notions du christianisme, il me fut donné de jeter un regard sur lui. Il était plus qu’un simple matelot ; il était déjà quelque chose comme un pilote sur un navire où il y avait des gens de toute espèce. Il avait, dans un autre endroit, parlé en termes si pressants du désir qu’avaient ses compatriotes de connaître la religion chrétienne que deux hommes avaient pris la résolution d’aller les visiter. Ce ne sont pas des prêtres, à ce que je crois. On fait là-dessus un rapport à Rome ; peut-être qu’ils demandent l’envoi d’un prêtre. »

« Dans l’autre partie de l’île qui n’est pas cultivée, habitait une race de gens plus noirs qui sont des espèces d’esclaves. La population dont ma femme fait partie porte de longs vêtements, des bonnets pointus, les uns plus petits, les autres plus grands. Ils ont beaucoup de riz. Il y a aussi là des arbres couverts de grosses noix, et des singes qui grimpent comme feraient des hommes sur les rochers escarpés et se jettent toutes sortes de choses. La femme demeure à deux lieues de la mer à peu près. »

 

Conversion d’un rabbin à Maëstricht.

 

Le 26 février 1821, le Pèlerin voulut lui lire une lettre contenant la nouvelle de la conversion d’un rabbin de Maëstricht. À peine avait-il commencé qu’elle l’interrompit par ces paroles : « Je connais cette histoire, je l’ai vue à plusieurs intervalles de temps. Il doit y avoir un an de cela. J’ai vu une fois ce juif voyageant dans la malle-poste. Il y avait dedans avec lui des personnes pieuses qui parlèrent de la Mère de Dieu et d’une image miraculeuse de Notre-Dame de Bon-Conseil, si je ne me trompe, qu’ils étaient allés vénérer, et des miracles qu’ils avaient vus là. Le juif dit : « Mère de Dieu ! mère de Dieu ! Dieu n’a pas de mère », et il tourna cette croyance en ridicule : ces bonnes gens furent contristés et formèrent dans leur cœur le vœu que d’autres chrétiens compatissants priassent pour ce juif et lui obtinssent d’être touché par Marie. Comme, depuis ma jeunesse, je ressens une grande compassion pour les juifs, et que la miséricorde de Dieu m’a montré en vision beaucoup de choses pour lesquelles il fallait prier, je vis aussi celle-là et je priai. Plus tard je vis souvent ce juif et comment il ne pouvait s’empêcher de penser à Marie : je vis plusieurs fois Marie s’approcher de lui, lui présenter l’enfant Jésus et lui dire : « C’est le Messie. » Je ne sais pas s’il vit réellement des choses de ce genre ou si seulement ses pensées intérieures me furent montrées, de même que je vois sous une forme visible des consolations et des tentations. Lui-même prenait ces pensées pour des tentations et les combattait : il recherchait les processions où l’on portait le Saint-Sacrement pour y contredire et s’en moquer en lui-même. Je le vis à une procession, celle de la Fête-Dieu, à ce que je crois, tomber involontairement à genoux. Je ne sais pas si ce fut seulement l’effet d’une émotion inexplicable pour lui ou s’il vit ce que je vis moi-même, à savoir la Mère de Dieu lui montrant l’enfant Jésus dans le Saint-Sacrement. Je vis que là-dessus il se fit chrétien. Je suis sûre que, si on l’interrogeait, il dirait que la pensée de Marie le poursuivait souvent. Je n’ai rien entendu dire de cette conversion et j’ai cru que c’était seulement un rêve que j’avais fait. »

 

Un infanticide empêché.

 

Le soir du 27 février 1824, elle était en prière dans son lit. Tout à coup elle s’écria : « Oh ! je suis venue bien à propos. Il est heureux que j’aie été là ! l’enfant est sauvé ! J’ai prié pour qu’elle lui donnât sa bénédiction : après cela, elle ne pouvait plus le jeter dans la mare. Une jeune fille qui avait failli voulait noyer son enfant : ce n’est pas loin d’ici. Dernièrement j’ai tant prié pour les enfants innocents afin qu’ils ne meurent pas sans baptême et sans bénédiction ! car le temps du martyre des saints Innocents est proche : il faut profiter de ce temps. Maintenant j’ai pu aller au secours d’un enfant et d’une mère, peut-être parviendrai-je à voir encore l’enfant. » Telles furent ses paroles immédiatement après le fait accompli dans la vision. Le lendemain elle donna des explications plus détaillées : « J’ai vu, dit-elle, une fille de mauvaises mœurs dans le pays de Munster. Elle était accouchée derrière une haie et elle alla vers une mare profonde au-dessus de laquelle était comme une croûte verdâtre. Elle voulait jeter l’enfant dans l’eau. Il y avait près d’elle une grande figure sombre qui pourtant jetait une sorte de lumière sinistre : je crois que c’était le mauvais esprit. Elle avait l’enfant dans son tablier. Je m’approchai d’elle, je priai, et je vis s’éloigner la figure noire. Elle prit son enfant, le bénit et l’embrassa encore une fois, mais après l’avoir embrassé, elle n’eut plus la force de le noyer. Elle s’assit par terre et pleura amèrement : elle ne savait que faire. Je la consolai et je lui suggérai la pensée d’aller trouver son confesseur. Elle ne me vit pas, mais son ange gardien le lui dit. Elle me parut être de la classe moyenne. »

 

Assistance donnée à une janséniste mourante.

 

« J’ai vu cette nuit ma mère qui m’appelait pour faire un voyage. Elle me montra dans le lointain un château où je devais aller assister une femme qui se mourait. Dans ces cas-là, je suis toujours embarrassée et je ne puis comprendre pourquoi ma mère en use avec moi d’une façon si singulière et me parle en termes si brefs. C’est sans doute parce qu’elle est un esprit et moi une personne vivante. Il fallut donc me mettre en route avec mon guide sur un chemin difficile et pénible. Il se dirigeait vers les Pays-Bas, comme me le fit croire la configuration des lieux. Quand nous arrivâmes assez près pour qu’on pût voir le château, deux routes se présentèrent qui paraissaient y conduire, l’une unie et commode, l’autre très marécageuse et d’un aspect triste. Mon guide me dit alors de choisir. Je fus d’abord très indécise, et, à cause de mon extrême fatigue, j’inclinais à prendre le bon chemin ; je finis pourtant par prendre le mauvais, à l’intention des âmes du purgatoire. Lorsque j’arrivai au château, je vis que c’était un vieil édifice délabré et entouré de fossés. Il y avait de bon terrain dans les environs ; il s’y trouvait aussi des bois de sapins. Je ne savais pas comment entrer dans ce château : alors ma mère m’apparut de nouveau et me montra une petite ouverture, comme une sorte de fenêtre, par laquelle je devais m’introduire en grimpant. J’arrivai près d’une vieille dame de condition qui se trouvait dans un état pitoyable. Elle était au moment de mourir, couverte d’ulcères infects qui faisaient d’elle un objet de dégoût. Elle était couchée assez près de la porte, et abandonnée de tout le monde. On lui avait donné pour gardien un vieux domestique de la maison. Près d’elle, sur des assiettes de porcelaine, non pas rondes, mais de forme oblongue avec des angles, si je ne me trompe, étaient placés plusieurs jolis petits pains à beurre ronds. Dans la maison personne ne pensait à elle. Des jeunes gens habitaient une autre partie du château, ils célébraient une fête. C’était, je crois, celle de quelqu’un d’entre eux. La pauvre vieille dame n’avait pas de prêtre pour l’assister. Ces gens n’étaient plus catholiques. Un ecclésiastique que la vieille dame avait autrefois près d’elle était devenu janséniste et elle avait fait comme lui. J’ai aussi vu quelque chose dont je ne me souviens plus très bien sur ce que sont ces jansénistes qui, au commencement, se sont séparés de l’Église, égarés par le désir mal entendu d’une plus grande perfection, puis sont devenus plus tard des espèces de calvinistes. J’ai vu aussi que les gens qui, en Bavière, ont paru débuter avec tant de piété, pourraient bien tomber dans des erreurs semblables. Sur l’ordre de mon guide, il me fallut, pour me vaincre, donner un baiser à la pauvre vieille dame toute couverte d’ulcères dégoûtants. Lorsque j’entrai dans la chambre, elle devint tout autre ; elle se mit sur son séant, se montra pleine de joie, me remercia cordialement d’être venue et témoigna le désir de voir un prêtre catholique. Il y en avait un dans un petit endroit éloigné de trois lieues. Il fut amené en secret par le vieux domestique et apporta avec lui le saint viatique. Elle se confessa, revint à l’Église et mourut en paix. »

 

Le 28 août 1822, comme elle s’entretenait avec son confesseur, elle s’arrêta tout à coup, tomba en extase et son visage prit une expression très grave. Revenue à elle, elle raconta ce qui suit : « Mon ange gardien m’a appelée pour un homme de la classe moyenne qui est mourant à la suite d’une attaque. » D’après le témoignage du confesseur, de semblables cas se présentaient très fréquemment.

 

Mort touchante d’un pécheur converti à Munster.

 

2 septembre 1820. « Je vis un pauvre invalide très bon chrétien mourir dans de grands sentiments de pénitence. Je vis la sainte Vierge et l’enfant Jésus à son lit de mort. Je vis l’histoire de cet homme. Il appartenait à une famille distinguée de France ; ses parents l’avaient offert à la sainte Vierge lors de sa naissance : ils furent, je crois, guillotinés. Je le vis se faire soldat, puis déserter, mais comme il avait toujours gardé au fond de son âme un grand respect pour la sainte Vierge, elle le sauvait toujours des dangers qu’il courait. Il entra à la fin dans une bande de voleurs ou, pour mieux dire, d’assassins. Il vécut alors dans la débauche, mais toutes les fois qu’il passait devant une image de Marie, il était pris de honte et tremblait. Enfin, il fut jeté pour la vie dans un sombre cachot, mais ses compagnons le délivrèrent. Je le vis mener une vie errante, puis mis en prison pour vol dans la ville. Il fut encore mis en liberté par suite de l’invasion des Français et il redevint soldat : il déserta de nouveau, prit du service ailleurs et, ayant reçu un cou de feu dans le bras, il vécut ensuite dans la ville de sa pension d’invalide. Il se maria, soigna des malades à domicile et remplit d’autres offices charitables du même genre. Il voulut encore voler à Ueberwasser, mais la sainte Vierge vint à sa rencontre et lui dit que ses parents le lui avaient donné lors de sa naissance et qu’il devait s’amender. Alors il rentra en lui-même, pensa à la longanimité de Dieu envers lui et fit une rigoureuse pénitence. Il se donnait la discipline pendant des nuits entières, jeûnait fréquemment et il mena dès lors une vie vraiment sainte. J’ai vu cet homme mourir cette nuit dans la joie et dans la paix et la sainte Vierge lui apparaître. Il a souvent changé de nom. »

 

28 novembre 1822. Elle était très malade et raconta ce qui suit : « J’ai eu beaucoup à travailler dans les Pays-Bas : je me trouvai là près d’un curé qui était à la mort et dans une déplorable situation. On ne pouvait rien obtenir de lui : il était franc-maçon et une troupe nombreuse de gens de la secte formait autour de lui comme une chaîne fermée, laquelle avait pour cadenas un autre curé qui vivait d’une manière scandaleuse avec une femme. Celui-ci était aussi franc-maçon et tellement décrié que les fidèles ne voulaient plus recevoir la communion de sa main. Cet homme devait préparer à la mort son confrère qui connaissait sa mauvaise vie. C’était une vilaine affaire. La chaîne était solidement fermée et les choses se passaient avec autant de solennité et de recueillement apparent que s’il se fût agi d’un saint assisté par des saints. Je pénétrai à grand-peine jusqu’au malade et j’obtins par ma prière qu’il resterait en vie jusqu’au lendemain s’il reconnaissait ses fautes. Ce nid d’impies doit être nettoyé. J’ai eu aussi à m’occuper de l’évêque et des affaires qu’il a à Rome. J’ai été encore près de cinq béguines qui vivaient dans cet endroit, prenant leurs aises et se complaisant en elles-mêmes : j’ai eu à leur envoyer un homme pieux pour les réveiller un peu afin qu’elles changent de vie. »

 

29 novembre. « Le curé vit encore et s’amende, il fait tout connaître, cela aura beaucoup de conséquences. (Elle était horriblement malade.) L’autre aussi fera des aveux et les personnes séduites par lui, ainsi que leurs enfants, obtiendront une pension alimentaire. »

Les souffrances pour le malheureux prêtre se prolongèrent pendant plusieurs nuits, une fois elle eut des sueurs affreuses. Elle vit dans sa vision deux tabliers de peau qu’il lui fallait tremper de sa sueur pour que le mourant fût en meilleur état.

 

Vol avec effraction dans une église.

 

Octobre 1820. « Cette nuit, étant livrée à des souffrances sans relâche, j’ai vu avec de terribles angoisses un vol commis dans l’église d’ici ; je n’avais personne que je pusse appeler et envoyer. Cela s’est passé entre une heure et trois heures du matin. Il y avait cinq à six hommes. Trois étaient dans l’église, d’autres faisaient le guet en dehors aux angles de l’édifice. Le veilleur de nuit passa deux fois près d’eux, mais ils se cachèrent. J’en vis deux passer devant mon logis. Il me sembla que l’un d’eux était resté caché dans l’église et l’ouvrit. Je les ai vus vers deux heures et demie occupés à piller et à briser. Une femme faisait le guet dans la rue derrière le chœur : un autre complice se tenait dans les environs de la maison du médecin. J’ai vu aussi un garçon de huit ans en observation près de la poste. Une fois ils furent obligés de faire un temps d’arrêt parce qu’il passait quelqu’un dans le cimetière. Ils projetaient aussi de s’introduire par effraction chez un chanoine. Ils firent longtemps le guet. Ce sont les mêmes qui ont volé chez le doyen. Je crois que l’un d’eux a sa mère ici. Lorsqu’ils répandirent les hosties sur la nappe de l’autel, l’un d’entre eux dit : « Je vais mettre notre Seigneur Dieu sur un lit. » Ils firent aussi quelque chose derrière le grand autel. C’était un horrible spectacle. Je vis un diable près de chacun d’eux. Ces diables les aidaient, mais ils se tenaient autour de l’autel à une assez grande distance. Je les vis courir les uns vers les autres : il semble qu’un diable ne sait pas ce que l’autre a dans l’esprit. Parfois il en venait un à travers l’air qui soufflait quelque chose à l’oreille d’un de ces misérables. Je vis des anges au-dessus du corps du Seigneur. Lorsqu’ils arrachèrent l’argent de la grande croix, je vis tout à coup en vision Jésus adolescent qu’ils frappaient, poussaient et foulaient aux pieds. C’était horrible. Ils firent tout cela effrontément et avec une grande insouciance. Ce sont des gens qui n’ont aucune espèce de religion. Je criai vers Jésus pour qu’il fît un miracle : il me fut répondu que ce n’était pas le moment. J’étais pleine d’angoisses et toute bouleversée. »

 

30 décembre 1821. Le soir, étant en extase, elle récita en souriant cette chanson d’enfants :

« Là-bas près du Rhin – il y a un baril de vin, – sans douves et sans cerceaux. – Devine un peu ce que c’est. » – Le Pèlerin crut que c’était un ressouvenir de quelque jeu du temps de sa jeunesse. Quand elle fut revenue à elle, il lui demanda l’explication de cette énigme. D’abord elle ne semblait plus rien savoir de ce qu’elle avait dit ; mais en y réfléchissant davantage, elle dit qu’elle s’était trouvée près du Rhin, dans un endroit où de pauvres gens en grand danger déposaient un tonneau sur le bord, après quoi ils furent obligés de s’enfuir pour n’être pas surpris par la douane. « Il m’y fallut aller et prier pour qu’ils échappassent. Je vis aussi les vexations de toute espèce qu’ils auraient eu à subir s’ils avaient été surpris. Je me tenais au bord du Rhin, près du tonneau ; j’étais toute gelée de froid au milieu de la tempête. C’était un grand tonneau : je me disais : « Maintenant il va se perdre : si seulement mon père l’avait dans sa cave ! » Alors cette énigme d’enfants me revint en mémoire et je la récitai au milieu du froid qui me gelait. »

 

 

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CHAPITRE XIII

 

COMMENT ELLE RECONNAISSAIT LES OSSEMENTS ET LES AUTRES RELIQUES DES SAINTS.

 

Avec la lumière prophétique, Anne Catherine avait reçu la faculté de reconnaître tout objet saint à l’aide des sens corporels extérieurs. Le son des cloches bénites était pour son oreille essentiellement différent de tout autre son, même aussi harmonieux. Elle sentait au goût la bénédiction de l’eau et distinguait l’eau bénite de celle qui ne l’était pas aussi sûrement et aussi facilement qu’une autre personne distingue l’eau du vin. Elle reconnaissait les ossements des saints par l’odorat aussi bien que par les yeux ou par le toucher. Elle avait un sentiment aussi vif de la bénédiction sacerdotale, quand elle lui était envoyée de la distance la plus éloignée, que quand elle lui était donnée du point le plus rapproché d’elle : soit en extase, soit à l’état de veille, elle suivait involontairement les doigts consacrés du prêtre comme un pouvoir saint d’où découlaient en elle la force et la bénédiction. Or, l’impression des vertus et des propriétés spirituelles et invisibles n’arrivait pas à ses sens par suite d’une connaissance précédente reçue en esprit ou d’une vision ; cette impression était aussi involontaire et aussi indépendante de l’activité propre de l’esprit qu’elle l’est dans la vie ordinaire pour chaque notion transmise par la sensation. Cette faculté de percevoir d’une manière corporelle par les organes des sens les choses inaccessibles aux sens avait, comme la lumière prophétique, pour base et pour condition préalable la grâce baptismale et la foi divine infuse. L’ange lui dit un jour : « Tu perçois la lumière des ossements des saints par la faculté qui t’a été donnée de sentir la communion des membres du corps de l’Église : or la foi est la condition de toute aptitude à recevoir les saintes influences. »

Elle voyait ce qui était saint sous forme de lumière, de rayons de lumière : « Quand je suis dans mon lit éveillée, disait-elle, je vois parfois un corps resplendissant et des milliers de rayons s’élevant de la terre qui deviennent un avec lui : souvent je vois un des fils se briser et retomber et alors l’ombre se fait sur ce point. » (Image de la communion spirituelle des fidèles par la prière et les bonnes œuvres.)

Elle sentait et percevait l’action de cette lumière comme quelque chose qui la soulageait, la fortifiait, lui apportait la joie et l’attirait fortement vers soi ; de même qu’au contraire elle était subitement et involontairement repoussée, elle se sentait remplie de dégoût et d’horreur, quand un objet profane, sur lequel pesaient le péché et la malédiction, était porté dans son voisinage, ou quand elle arrivait dans un lieu où quelque acte coupable avait été commis ou sur lequel pesaient les conséquences de crimes non expiés.

« Il m’est difficile d’exprimer cela clairement, répondit-elle un jour au Pèlerin. Je perçois la bénédiction et l’objet bénit comme un remède et comme un secours ; je le vois lumineux et multipliant la lumière, et je vois le mal, la faute et la malédiction comme ténébreux, répandant les ténèbres et produisant la corruption. Je vois la lumière et les ténèbres comme choses vivantes agissant pour éclairer ou pour obscurcir. J’ai depuis longtemps déjà le sentiment de la vérité et de l’authenticité des reliques, et comme je crains extrêmement qu’on n’en vénère de fausses, j’ai déjà enterré beaucoup de ces dernières. Mon guide m’a dit que c’est un grand abus de présenter comme vraies reliques des objets qui ont seulement touché des choses saintes. Un jour qu’au couvent j’étais occupée à préparer les hosties, je ressentis un grand désir qui me poussait vers une armoire et je fus violemment attirée vers elle. J’y trouvai une boîte ronde avec des reliques et je ne pus plus avoir de repos qu’elles ne fussent remises en honneur. » Le 19 juillet 1820 elle communiqua ce qui suit au Pèlerin. « J’ai été informée que jamais personne n’avait eu le don de reconnaître les reliques au degré où Dieu me l’a accordé, ce qu’il a fait à cause de la triste décadence où leur culte est tombé et parce qu’il faut le ressusciter. »

Ces dernières paroles sont expliquées plus clairement par les communications que fit Anne Catherine sur ce qui lui était arrivé à la fête des Saintes-Reliques dans les années 1819 et 1820. Le premier dimanche de juillet 1819, elle raconta ce qui suit : « J’ai eu un grand voyage à faire 31. J’ai été conduite par mon guide dans toutes les parties de notre pays où se trouvaient cachés des ossements de saints. Je vis des corps saints entiers au-dessus desquels on avait bâti des maisons et je vis aussi des endroits où il y avait eu des couvents et des églises. Là se trouvaient des rangées de corps et parmi eux des corps saints. Ici aussi, à Dulmen, je vis reposer des ossements sacrés entre l’église et la maison d’école. Les saints auxquels ces ossements appartenaient sortirent alors des chœurs bienheureux et vinrent me dire : « Ceci fait partie de mes ossements. » Je vis aussi comment ces trésors si méprisés portent toujours bonheur aux endroits où ils se trouvent et garantissent des influences de Satan. J’ai vu des endroits qui ont été préservés par là de grandes calamités et d’autres endroits de date plus récente qui ont beaucoup souffert parce qu’ils ne possèdent rien de semblable. Je ne puis dire dans combien de lieux singuliers et déserts je suis allée regarder sous des murs, sous des maisons, dans des coins où les plus riches trésors de reliques gisaient sans honneur, cachés sous des décombres. Je les révérais tous et je priais les bons saints de ne pas retirer leur affection à mes compatriotes. J’allai aussi visiter à Rome les endroits où ont eu lieu des martyres et je vis les nombreuses troupes de saints qui avaient été martyrisés dans cette ville. Mon fiancé céleste était là présent sous une forme où je le vois souvent, tel qu’il était dans la douzième année de son âge. La cohorte des saints me parut innombrable : elle était divisée en chœurs à la tête desquels se trouvait toujours celui qui avait instruit et fortifié les autres. Ils portaient des espèces de mitres desquelles de longues bandelettes descendaient de chaque côté sur les épaules. Ils avaient en outre de longs manteaux blancs avec des croix. J’allai avec eux dans les caveaux souterrains. Il y avait là des passages, des chambres, des pièces rondes ayant l’air de chapelles et où plusieurs se réunissaient : au milieu était un pilier qui soutenait le plafond. Ces piliers étaient souvent ornés de belles figures. Dans les parois étaient pratiquées de profondes excavations de forme quadrangulaire dans lesquelles souvent reposaient des ossements. Pendant que les saints me faisaient parcourir ces lieux, tantôt l’un des coryphées, tantôt l’autre, me disait : « Vois, c’est ici que nous vivions dans la persécution : c’est ici que nous avons enseigné et célébré les mystères de la Rédemption ! » Ils me montrèrent aussi des autels de pierre en forme de carré long qui faisaient saillie sur la paroi, d’autres de forme ronde ornés de belles images de pierre sculptées et sur lesquels ils avaient célébré le service divin et ils me disaient : « Vois ! nous avons vécu là dans l’ombre et dans la pauvreté, mais la lumière et la vertu de la foi étaient avec nous. » Après m’avoir ainsi parlé, ce qu’ils faisaient toujours en peu de mots, les différents coryphées disparaissaient avec leurs chœurs à l’endroit où ils avaient fait leur devoir. Nous vînmes aussi plusieurs fois à la lumière du jour, puis nous entrions dans d’autres souterrains ; je voyais avec étonnement au-dessus de nous des jardins, des murs et des palais ; je ne pouvais comprendre comment les gens qui étaient là-haut ne savaient rien de ce qui était au-dessous d’eux, comment toutes ces choses étaient descendues là et comment tout cela s’était fait. Tout à la fin un vieillard vint près de moi, seul avec le jeune garçon. Nous entrâmes dans une grande salle spacieuse dont je ne puis bien déterminer la forme parce que je ne la vis pas dans son ensemble. Elle reposait sur plusieurs piliers dont le haut était orné de sculptures. De très belles statues, plus grandes que nature, étaient couchées tout autour sur le sol. Cette salle aboutissait d’un côté comme à un angle : là se trouvait, dégagé de la paroi, un autel isolé, derrière lequel il y avait encore des statues adossées au mur. Je vis aussi des tombeaux creusés dans les murs : il y restait des ossements, mais qui n’étaient pas lumineux. Je vis encore dans des coins beaucoup de rouleaux entassés par terre, longs à peu près comme le bras, d’autres plus courts et épais, ressemblant à des paquets de toile. Je pensai que c’étaient des livres. Lorsque je vis tout cela si bien conservé, cette salle si propre dont l’aspect n’avait rien de lugubre, je me dis que j’aimerais à vivre là, à tout examiner, à tout ranger, et je m’étonnais que les gens qui vivaient au-dessus n’en eussent pas la moindre idée. Il y avait au-dessus des jardins, des murs et un grand palais. J’eus aussi la pensée soudaine que tout cela reparaîtrait au jour par suite d’une grande destruction. Si j’étais là, je voudrais trouver quelque moyen d’y faire arriver sans rien démolir. Rien ne me fut dit dans cet endroit, je n’eus qu’à regarder. Pourquoi cela ? Je n’en sais rien. Le vieillard disparut bientôt. Il avait, comme les autres, une coiffure avec des bandelettes pendantes sur les épaules et une longue barbe : après cela l’adolescent me ramena chez moi. »

 

Fête des Saintes-Reliques en 1820.

 

« Je suis encore allée dans une quantité innombrable de lieux où gisent des reliques cachées sous des décombres, enfouies et oubliées. Je visitai de tous les côtés, à travers la boue et la poussière, des caveaux, de vieilles cryptes d’église, des sacristies, des tombeaux, et j’y vénérai les objets sacrés tombés dans l’oubli et dispersés au hasard. Je les ai vus brillants et pleins de vertus bienfaisantes ; ils étaient d’autant plus dédaignés que la décadence de la vie religieuse allait croissant. Je vis les églises bâties au-dessus noires et désolées, depuis que les saints dont les restes y reposaient n’y étaient plus honorés. Je vis que le culte des saints et de leurs reliques tombait en décadence dans la mesure où s’amoindrissait l’adoration du Très-Saint-Sacrement et je vis combien c’est une mauvaise chose de recevoir la très sainte Eucharistie par pure habitude et pour conserver les apparences. De cruelles souffrances me furent imposées pour ce mépris, et il me fut montré dans l’Église spirituelle quelle est la valeur et l’efficacité des saintes reliques si dédaignées aujourd’hui sur la terre.

« Je vis une église octogone. Elle sortait comme un lis d’une tige et elle était entourée d’un cep de vigne. Il n’y avait pas d’autel à l’intérieur, mais, au milieu, les plus riches trésors de l’église s’élevaient sur un chandelier à plusieurs branches comme des buissons de fleurs qui s’épanouissent. Je vis les objets sacrés, selon l’ordre dans lequel ils avaient été recueillis et mis en honneur, placés et rangés par les saints mêmes qui les avaient recueillis sur ce candélabre, sur cet échafaudage qui allait toujours grandissant. Ceux qui apportaient quelque chose venaient se mettre à leur place dans l’enceinte de l’église et souvent leurs propres reliques revenaient portées dans le saint édifice par quelqu’un qui avait vécu plus tard. Je vis des disciples qui apportaient la tête de saint Jean-Baptiste et d’autres reliques de lui, et je vis la sainte Vierge portant de petites fioles contenant du sang de Jésus. Ces fioles étaient en cristal et je vis dans l’une d’elles le sang brillant de clarté. Tout cela était dans les précieux reliquaires où l’Église le conserve. Je vis de saints hommes et de saintes femmes ayant vécu du temps de la très sainte Vierge, déposer des objets venant d’elle dans des vases précieux. Ceux-ci occupaient le premier rang et étaient placés à droite, au centre de cet ensemble. Je vis un vase de cristal en forme de mamelle où il y avait de son lait ; je vis des morceaux de ses vêtements et un vase contenant de ses cheveux. Je vis ensuite un arbre devant l’église et j’appris par une vision comment il était tombé et avait été façonné par des ouvriers pour en faire la croix du Sauveur : je vis la croix, sous la forme où je la vois toujours, apportée dans l’église par une femme portant une couronne : elle planait en l’air au-dessus des reliques de Marie. Les trois clous y étaient attachés ; le petit appui pour les pieds s’y trouvait ainsi que l’inscription, et je vis artistement rangés à l’entour, tous les instruments de la Passion, l’échelle, la lance, l’éponge, les verges, les fouets, les massues, la colonne, les coins, les marteaux et beaucoup d’autres choses. La couronne d’épines était suspendue au milieu de la croix. Pendant qu’on apportait et qu’on plaçait ces divers objets sacrés, j’eus constamment des visions au dehors de l’église, qui me montraient, à des distances plus ou moins grandes, les lieux où se trouve quelqu’une de ces reliques de la Passion. J’acquis ainsi la certitude que quelque chose de tout ce que je voyais était encore conservé et révéré quelque part. Il doit y avoir beaucoup de reliques de la couronne d’épines dispersées en divers lieux. Je vis que ma parcelle de la sainte lance vient de la hampe. Je vis dans toutes les directions sur des autels, dans des chambres, dans des églises, dans des caveaux, dans des décombres, dans des murs, sous la terre et sur la terre quelque partie des diverses reliques que je vis placer là. Je vis aussi dans l’église plusieurs hosties consacrées apportées par des évêques dans des calices et des ciboires, et des corporaux teints du sang précieux : tout cela se tenait en l’air au-dessus de la croix. Puis vinrent les ossements des premiers martyrs et apôtres, ils furent placés au pied de la croix : ensuite ceux de troupes entières de martyrs, de prêtres, de confesseurs, de papes, de vierges, d’ermites, de religieux, etc. Tous furent placés dans des vases précieux, des châsses richement ornées, des tourelles et des montures admirables. Toute une montagne de trésors s’éleva croissant toujours, au-dessous de la croix ; la croix s’éleva de son côté en proportion et finit par s’arrêter comme sur un Calvaire transfiguré. Tous ceux qui apportaient ces ossements sacrés étaient ceux qui les avaient exaltés et présentés à la vénération des fidèles, et la plupart du temps, c’étaient de saints personnages dont les reliques devaient être vénérées à leur tour. Tous ceux dont il y avait là des ossements et des reliques se formèrent en chœurs suivant leur rang et leur profession : l’église se remplit ainsi de plus en plus, le ciel s’ouvrit au-dessus et la splendeur de la gloire se répandit partout : tout prit les traits de la Jérusalem céleste. Les reliques étaient entourées de la couleur des auréoles des saints auxquels elles appartenaient, comme les saints eux-mêmes jetaient des rayons teints de ces mêmes couleurs, se montrant ainsi dans un rapport visible et merveilleux entre eux et leurs ossements, rapport qui existait également entre ceux-ci et leurs possesseurs. »

« Je vis après cela beaucoup de gens en habits de fête se presser en foule vers l’église et l’entourer à l’extérieur avec des marques de vénération. Je les vis avec des manières et des costumes différents, suivant les temps où ils avaient vécu, jusqu’à l’époque la plus rapprochée de nous, où ils étaient très clairsemés. Tous ceux-là étaient des gens qui honoraient les saints et leurs reliques de la manière dont ils doivent être honorés, comme membres du corps de Jésus-Christ, comme vases de la grâce divine sanctifiés par Jésus et en Jésus. Et je vis comment les saints exerçaient sur eux une action bienfaisante et répandaient sur eux comme une rosée céleste qui les faisait prospérer. Je me réjouis de voir, çà et là, dans ces derniers temps, des gens dont je connaissais un certain nombre honorer les reliques avec simplicité. Ils appartenaient pour la plupart à la classe des paysans et saluaient naïvement tous les saints ossements qui étaient dans l’église. Je fus très joyeuse de voir parmi eux mon frère qui, dans l’église, s’adressait en toute simplicité aux saintes reliques et je vis qu’elles répandaient la prospérité sur ses champs. Je vis aussi l’état actuel du culte des saints et des reliques sous l’image symbolique d’une église en ruines. Je vis les reliques abandonnées, couvertes de poussière, dispersées au hasard, bien plus, jetées dans la boue et l’ordure, et je les vis pourtant répandre de là la lumière autour d’elles et faire descendre la bénédiction. Je vis cette église elle-même dans un aussi triste état que les saintes reliques. Il y entrait encore des fidèles, mais ils étaient comme des ombres grisâtres : ce n’était que par endroits qu’on voyait encore une âme simple et touchée qui était claire et lumineuse. Rien n’était pire que certains prêtres, malheureusement en grand nombre. Ils étaient tout à fait dans le brouillard et ne pouvaient pas faire un pas en avant. Il semblait qu’ils n’auraient pas pu trouver la porte d’entrée de l’église si, malgré le peu de cas qu’ils en faisaient, quelques rayons déliés partant de ces ossements qu’ils dédaignaient n’étaient arrivés à eux à travers le brouillard. J’eus alors des visions touchant l’histoire du culte des reliques. Je vis des autels bâtis au-dessus des ossements des saints, lesquels, par la bénédiction du ciel, étaient devenus des chapelles et des églises, mais qui tombaient maintenant en ruines par suite du mépris qu’on faisait de ces reliques. Je vis, à l’époque où tout était devenu brouillard et obscurité, jeter en tas les reliques et les mettre au rebut en même temps qu’on brisait les beaux reliquaires pour en faire de l’argent. Je vis que la dispersion des ossements sacrés était cause de plus grands maux que la vente des reliquaires. J’ai vu tomber en ruines les églises dans lesquelles les reliques étaient dispersées çà et là et indignement traitées, et plusieurs d’entre elles disparaître. J’ai été à Rome, à Cologne, à Aix-la-Chapelle et j’y ai vu de grands trésors de reliques auxquelles on rendait encore certains honneurs. »

 

3. Par suite de la destruction des couvents et de la dévastation d’une si grande quantité d’églises, d’innombrables reliques avaient été dispersées et profanées et elles étaient tombées dans toute sorte de mains comme des objets qu’on jugeait sans valeur et sans importance. C’était une grande douleur pour Anne-Catherine et elle saisissait toutes les occasions pour raviver le respect de ces objets sacrés et mettre un terme à de nouveaux abus. On sut ainsi bientôt dans bien des endroits qu’on ne pouvait lui procurer une plus grande joie qu’en lui apportant des reliques ou en lui demandant conseil pour savoir où on devait remettre celles qu’on posséderait, afin de leur faire rendre de nouveau les honneurs qui leur étaient dus 32 ; elle put ainsi recueillir successivement une grande quantité d’ossements sacrés. Il y en avait, lorsqu’elle mourut, plus de trois cents avec d’autres choses saintes dont elle avait vu et raconté en partie l’histoire depuis les temps les plus anciens jusqu’au moment où ils étaient venus en sa possession. Outre ses anciennes compagnes de couvent et le Pèlerin, c’étaient particulièrement d’Overberg, du P. Limberg et d’autres prêtres qu’elle recevait de temps en temps beaucoup de reliques, depuis qu’on avait connaissance de son don de reconnaître les choses saintes. Si elle ne les reconnaissait pas comme véritables, elle les faisait enfouir en terre bénite : les autres formaient son trésor spirituel, à propos duquel il se manifestait plus clairement chaque jour que les occasions, fortuites en apparence, qui le grossissaient étaient ménagées par Dieu lui-même, afin que la confirmation des dons gratuits octroyés à sa servante conduisît à l’expiation des irrévérences commises envers les saints et à la restauration du culte qui leur est dû. La reconnaissance de chaque relique était, pour Anne-Catherine, une grâce qui, selon un ordre établi par Dieu, se trouvait dans un rapport intime avec l’accomplissement de toute la tâche de sa vie et avec tous ses autres dons gratuits : et c’est pourquoi son guide angélique veillait si sévèrement à ce que le caprice, la vaine curiosité, l’amour déréglé du merveilleux ou le désir d’éprouver la voyante ne vinssent pas soumettre à leurs expériences le don dont il avait la garde. Voilà pourquoi ce fut seulement après la clôture de l’enquête ecclésiastique où toute la vie intérieure et extérieure d’Anne Catherine avait été soumise au jugement de l’autorité ecclésiastique, que Dieu amena les occasions par lesquelles la multiplicité et la grandeur de ses dons devaient être manifestées dans la personne de sa fidèle servante laquelle, conformément à sa volonté, s’était soumise à toute espèce d’épreuves, afin qu’on vît dans la perfection de sa vertu la preuve de la réalité des dons gratuits qui lui étaient départis, au lieu de chercher dans ce qu’il y avait d’extraordinaire en elle la pierre de touche de sa sainteté. Le premier exemple d’une tentative faite avec de fausses reliques et repoussée par son ange gardien est ainsi raconté par le Pèlerin à la date du 30 août 1820.

Le curé de N. avait envoyé trois petits paquets contenant des ossements, par l’intermédiaire du frère du Pèlerin, à la suite d’une communication faite par celui-ci sur le don qu’avait Anne Catherine de reconnaître les reliques. Elle prit près d’elle un de ces paquets à la demande du Pèlerin auquel, le jour suivant, elle raconta ce qui suit : « J’ai vu dans le lointain des tombeaux sombres et désolés et des ossements noircis : je n’eus pas le sentiment qu’il y eût là rien de saint. Je vis le curé prendre un peu de ces ossements et je me trouvai ensuite dans une chapelle ténébreuse située sur une hauteur : tout à l’entour était froid, brumeux et sinistre. Alors mon guide me quitta et je vis s’approcher de moi une figure de très belle apparence et ayant l’air très bienveillant : je crus d’abord que c’était un ange ; mais bientôt je tremblai et je fus saisie d’effroi. Je lui demandai qui il était. Il me dit deux paroles en langue étrangère. Je m’en suis souvenue toute la matinée, ce qui m’a beaucoup surprise, puis elles sont sorties de ma mémoire. Elles signifiaient : « Corrupteur de Babylone, séducteur de Judas. » Il me dit en même temps : « Je suis cet esprit qui a rendu grande la Sémiramis de Babylone et qui a formé son empire : je suis aussi celui qui a été cause de ta rédemption, car j’ai fait en sorte que Judas fît prendre celui que tu sais. » Il ne nomma pas le Christ. Il me parla de cela comme voulant me faire accroire qu’il avait fait là quelque chose de très bon. Je fis le signe de la croix sur mon front : alors son aspect devint horrible et il me reprocha avec rage de lui avoir enlevé une jeune fille qui s’était convertie, après quoi il disparut en faisant des menaces. Lorsqu’il avait prononcé le premier de ces mots étrangers, j’avais vu sous de beaux arbres Sémiramis, encore très jeune, et j’avais vu ce même esprit se tenir devant elle et lui offrir des fruits de toute espèce. L’enfant le regardait d’un air effronté ; elle avait quelque chose de repoussant. Elle était très belle, mais il n’y avait rien en elle qui ne fût comme une griffe, elle semblait pleine de pointes. Je vis que cet esprit nourrissait l’enfant et lui fournissait toute sorte de colifichets. À l’entour était une belle contrée : je vis des tentes, de belles prairies, des troupeaux d’éléphants et d’autres animaux avec des bergers. Il me fut aussi montré comment Sémiramis exerça ses fureurs contre la race des hommes pieux, comment elle éloigna Melchisédech de son pays, et quelles abominations elle fit, ce qui ne l’empêcha pas d’être presque adorée. De même, lorsqu’il prononça le deuxième mot, j’eus une vision du Christ au Mont des Oliviers, de la trahison de Judas et de toute la douloureuse Passion. Je n’ai pas compris pourquoi cet esprit m’était apparu. Peut-être que les ossements sont païens et que l’ennemi a eu par là le pouvoir de s’approcher de moi. Il m’a été sévèrement interdit par mon guide d’accepter à l’avenir des ossements de cette espèce : « Je te le défends, m’a-t-il dit, au nom de Jésus ! C’est en pareille matière une trahison et qui expose à de grandes tentations : tu peux par là beaucoup perdre et éprouver de grands dommages. Il ne faut pas jeter les perles devant les pourceaux, c’est-à-dire devant ceux qui ne croient pas. Les perles doivent être enchâssées dans de l’or. Continue à reconnaître les ossements qui sont près de toi par la volonté de Dieu. »

Lorsqu’au mois de septembre suivant, des reliques lui furent envoyées par un prêtre de Suisse qui lui avait rendu visite à Dulmen, elle raconta ce qui suit : « Je n’ai eu aucune vision précise quant aux reliques, mais le prêtre qui les a envoyées m’a été montré comme bon : il y a toutefois dans sa paroisse des gens inclinant à un piétisme qui éloigne de l’Église. Il ne sait pas les discerner et les croit très bons. J’ai vu ces gens répandre les ténèbres ; ils ne font pas grand cas des pratiques de l’Église ; ils n’ont pas encore manifesté leur sentiment à ce sujet, il est en eux à l’état latent. J’ai entendu aussi près de moi ces paroles : « Tu m’oublies ! » C’était un avertissement des autres reliques qui se trouvent chez moi. Et il me fut dit encore que je ne devais plus accepter de reliques étrangères ; qu’il fallait d’abord en avoir fini avec mes anciennes reliques. Je dois bien me garder d’accepter de personne des reliques à reconnaître, quand même elles me seraient apportées par le plus saint prêtre du monde, il pourrait en résulter pour moi de graves inconvénients. »

Le Pèlerin fut bientôt la cause d’une violation de cette rigoureuse défense. Un ami lui avait apporté quelques reliques provenant de deux couvents des bords du Rhin et, sans dire d’où elles lui venaient, il les présenta à la malade, alors absorbée dans une vision. Elle les prit sans difficulté, croyant que c’étaient des reliques de son propre trésor, et les garda près d’elle ; mais le lendemain elle eut l’explication suivante avec le Pèlerin : « Mon guide, dit-elle, m’a réprimandée et punie sévèrement, pour avoir contrevenu à sa défense en prenant les reliques. J’ai oublié tout ce que j’ai vu à leur occasion. Il m’a dit de nouveau que ce n’était pas le moment de reconnaître des reliques étrangères ; cette trop grande facilité à accepter des reliques 33 pourrait tout à fait m’égarer. Le don de les reconnaître n’est pas une chose qu’on puisse évoquer arbitrairement à chaque minute : c’est une grâce de Dieu et le temps viendra où j’aurai à en faire usage pour reconnaître d’autres reliques que celles qui se trouvent près de moi. Je dois me souvenir d’une vision que j’ai eue à l’occasion du petit paquet du curé R. Je vis alors comme quoi celui-ci disait avec une certaine légèreté que ce qu’on rapportait de moi, au sujet des reliques, ne signifiait rien, et je vis ce qui pouvait résulter de ces propos. Je dois maintenant refuser ces reliques et n’avoir près de moi que celles qui m’appartiennent. »

Le même avertissement lui fut répété plus tard et il lui fut dit que l’ami du Pèlerin ne voulait par là que faire des expériences, ce qui pouvait lui attirer de grandes tribulations, car ses dons n’étaient pas ce que celui-ci pensait : ils n’étaient pas soumis au bon plaisir de celle qui les possédait, ni une faculté naturelle qui pût être livrée à l’indiscrétion des curieux. Le Pèlerin finit par accepter l’avertissement, mais il n’en fut pas de même de son ami qui n’y trouvait que plus de raisons pour mettre la malade à l’épreuve. Toutefois, le 12 décembre, elle eut à déclarer encore : « Le jugement de votre ami sur moi et sur ce qui se voit en moi est tout à fait erroné : c’est pourquoi il m’a été expressément défendu par mon guide de recevoir de lui aucune relique de saint parce qu’il ne cherche jamais qu’à faire des expériences. Il m’a été dit que ses expériences pourraient m’être très nuisibles parce qu’il en parle devant d’autres personnes et qu’il veut prouver par là des choses d’une tout autre nature 34. Mais mes dons et mes moyens de connaître ne sont pas ce qu’il s’imagine. Je vois le fond de sa pensée quand il me parle ; il déraisonne complètement à mon sujet et j’en ai été depuis longtemps instruite et avertie en vision. »

 

Le 16 décembre, elle dit : « J’ai eu une vue des reliques merveilleusement claire. Je les vis toutes autour de moi. Je vis aussi plusieurs églises des bords du Rhin et il me fut montré en vision comment une voiture était attaquée par des voleurs, à la suite de quoi une petite cassette était jetée dans un champ et trouvée plus tard par une autre personne. Le propriétaire revint inutilement pour la chercher et la cassette resta à l’endroit où elle avait été trouvée. J’y vis la relique que votre ami a apportée ici avec beaucoup d’autres, mais je ne dois pas la nommer, il faut que l’ami attende et qu’il y ait en lui un changement. Il est encore étonnamment grand et large : la foi à la vérité est aussi grande et large, mais il faut souvent qu’elle passe par un trou de serrure. Votre ami s’obstine dans son erreur quant à moi et à ma destination ; il a sur toutes ces choses des opinions bizarres et déraisonnables. J’ai reçu l’avertissement positif de ne m’occuper en rien de reliques avec lui, parce que ses vues à ce sujet sont fausses, qu’il les propage sans nécessité et qu’il peut m’attirer des souffrances, car mon temps n’est pas encore venu. » Ensuite elle annonça que le jour de la fête du saint apôtre Thomas, elle découvrirait plusieurs reliques anciennes. Et en effet, le Pèlerin rapporte, à la date du 21 décembre, qu’il la trouva ayant la boîte de reliques sur son lit. On ne pouvait voir sans surprise dans quel bel ordre elle avait rangé les ossements pendant la nuit, quoiqu’étant dans l’état contemplatif : elle avait arrangé une vieille étoffe de soie dans l’intérieur de la cassette bien mieux qu’elle n’aurait pu le faire à l’état de veille. Elle avait enveloppé à part les cinq reliques de saint Jacques le Mineur, de saint Simon le Cananéen, de Joseph d’Arimathie, de Denys l’Aréopagite et d’un disciple de saint Jean qu’elle nommait Eliud. « J’ai eu, disait-elle, une nuit pleine de clartés. J’ai su les noms de tous ceux dont les ossements se trouvent près de moi : j’ai vu aussi les voyages des apôtres et des disciples dont je possède des reliques ainsi que les lieux par où ils ont passé : j’ai eu la vision d’une grande fête à propos de saint Thomas. J’ai vu aussi comment des reliques des premiers siècles sont venues à Munster, comment un évêque étranger les a recueillies à une époque très ancienne et comment elles sont venues ensuite en la possession d’un évêque de Munster. J’ai vu tout cela avec l’indication des évêques et des noms. Dieu, je l’espère, fera en sorte que cela ne soit pas perdu... J’ai aussi reçu la permission de révéler à mon confesseur, afin qu’il en prenne note, le nom de la relique que l’ami a apportée : je ne dois point le dire à l’ami lui-même. » Ce dernier ne voulut pas comprendre cet avertissement dans lequel pourtant se trouvait indiquée si clairement l’origine surnaturelle du don départi à Anne Catherine, ainsi que le lien qui la rattachait à l’Église. Voyant qu’il ne changeait pas d’idées à ce sujet, elle éprouva un vif désir de pouvoir lui faire connaître le nom à lui-même. « Ah ! s’était-elle dit, si pourtant je pouvais lui dire à qui appartient cet ossement ! J’avais déjà le nom sur la langue ; mais tout à coup une main blanche et lumineuse sortit de l’armoire qui est près de moi à droite, se posa sur ma bouche et m’empêcha de parler. Cela se fit d’une manière si prompte et si surprenante que je fus au moment d’en rire. » Un semblable avertissement se répéta quelques jours plus tard lorsqu’elle allait de nouveau céder au désir de dire le nom pour la satisfaction de l’ami. « J’ai eu encore, dit-elle, un grand désir de nommer le saint dont la relique m’a donné tant d’ennui : mais comme j’allais parler, un bruit se fit entendre dans l’armoire et cela me fut impossible ; je ne me souvins plus de rien ; je ne puis ni ne dois ouvrir la bouche. J’ai eu plusieurs fois le nom sur la langue, je n’ai pas pu parler et ma volonté n’y est pour rien. » Le confesseur et l’ami avaient aussi entendu le coup donné dans l’armoire sans pouvoir se l’expliquer et lorsque le confesseur dit : « Le malin ne nous fera pourtant pas de ses tours cette fois », Anne Catherine prit la relique dans l’armoire et dit : « C’est le saint qu’a apporté l’ami du Pèlerin. »

Mais voici des faits qui font voir clairement quelle était, là aussi, la puissance du commandement sacerdotal. Le 18 janvier 1824, le confesseur plaça près d’Anne Catherine un petit paquet cacheté et dit au Pèlerin qui était présent : « Je ne sais pas ce qu’il y a dedans, mais quand elle aura parlé, je vous dirai où je l’ai trouvé. » Là-dessus il dit à la malade : « Qu’est-ce que c’est ? Est-ce bon ? Dites ce que c’est. » Quoique par là il eût interrompu Anne Catherine au milieu d’une autre vision, elle répondit pourtant au bout de peu de minutes. « Ce petit paquet vient d’un homme pieux du séminaire de Paris qui l’a rapporté de Jérusalem et de Rome : il y a des cheveux du Pape, une petite parcelle des ossements d’un nouveau saint qui est mort dans un couvent de la terre promise, une petite pierre du saint sépulcre, de la terre où a reposé le corps du Seigneur et encore des cheveux d’une autre personne. » Le Pèlerin dit alors au confesseur : « Vous l’avez sans doute trouvé chez l’abbé Lambert qui avait reçu de Paris des objets de ce genre. » – « Oui, répondit-il, en rangeant les papiers de Lambert, j’ai trouvé ce petit paquet cacheté. » Lorsque le confesseur se fut retiré, elle dit encore : « Qu’est-ce qu’une pauvre nonne qui est couchée là, dans un si triste état ? Le Père ne me dit pourtant rien. Il devrait aller la voir ; elle est bien plus à plaindre que moi, elle est tout enveloppée d’épines ! » Elle se vit elle-même sous cette image, parce que le petit paquet contenait de ses cheveux que le vieux Lambert avait voulu envoyer à son ami de Paris.

Un jour elle avait reconnu une relique comme étant d’un Pape : mais elle avait oublié le nom. Alors le Pèlerin pria le confesseur de la lui présenter de nouveau en lui demandant ce nom. Celui-ci y consentit ; et à peine eut-elle tenu quelques instants la relique dans sa main qu’elle dit : « C’est du Pape Boniface Ier. »

 

Le 9 août 1821, elle dit : « J’ai été très occupée cette nuit des ossements sacrés qui se trouvent près de moi. J’ai vu tous les saints et j’ai été invitée à dire autant de Pater qu’il y avait de reliques chez moi. Je dois offrir cette prière pour les âmes des défunts qui reposent dans le cimetière d’ici. »

 

4. Combien étaient involontaires et puissantes les impressions que faisaient sur Anne Catherine les objets saints ou profanes, c’est ce que fait voir d’une manière singulièrement frappante le fait suivant rapporté par le Pèlerin à la date du 9 mai 1820.

« Le docteur Wesener, en fouillant un tombeau païen, avait trouvé un vase de cendres auxquelles étaient mêlés quelques fragments d’un crâne humain et le Pèlerin apporta un de ces fragments sur le lit de la malade pendant qu’elle était absorbée dans une prière extatique. Elle n’approcha pas la main de cet os, elle qui ordinairement pourtant est si puissamment attirée par la lumière des ossements sacrés, qui la suit, étant en extase, avec la tête et le haut du corps, même avec les pieds, les orteils et le tressaillement des muscles, à l’endroit où l’ossement la touche. Elle laissa celui-ci reposer sur la couverture devant les doigts de sa main gauche dont il était très rapproché et ne fit aucun mouvement, en sorte que le Pèlerin crut que c’était un objet très indifférent et qui ne produisait aucune impression. À la fin elle dit : « Que me veut cette vieille Rébecca ? » Comme il cherchait à rapprocher d’elle l’ossement, elle cacha ses mains sous sa couverture et dit qu’une vieille femme basanée, d’un aspect sauvage, courait autour d’elle avec des enfants nus comme des grenouilles, qu’elle ne pouvait pas les regarder, que c’était pour elle un objet d’horreur. Elle avait bien vu en Égypte des gens aussi basanés et d’un aspect aussi sauvage, mais elle ne savait pas ce que ceux-ci lui voulaient, etc. L’ossement ayant été laissé encore un certain temps dans son voisinage, elle étendit la main, sans se réveiller, sur la boîte de reliques qui était auprès d’elle, la pressa des deux mains contre sa poitrine et dit : « Maintenant elle ne peut me nuire en rien. » Alors, les membres raidis par l’extase, elle se glissa sous sa couverture, et comme le Pèlerin qui était debout près d’elle mit alors dans sa poche l’ossement païen, elle tourna la tête du côté opposé, puis, quand il porta cet os de cet autre côté, elle en détourna encore la tête ; lorsqu’enfin il éloigna l’os, elle dit qu’elle s’était cachée devant les saints. Pendant ce temps son confesseur lui ayant présenté le doigt consacré, elle le suivit de la tête si bien qu’elle le prit dans sa bouche et le suça fortement. « Qu’est-ce que cela ? lui demanda-t-il », et elle lui fit cette réponse étourdissante : « C’est plus que tu ne peux comprendre. » Il retira ses doigts et posa sa main au pied du lit : mais la malade la suivit aussi là. Dans son état de raideur, sans quitter la boîte de reliques, elle redressa le haut du corps pour se mettre sur son séant et chercha à rapprocher sa tête et sa bouche des doigts consacrés. »

« Plus tard le Pèlerin mit près de sa main, qu’elle tenait fermée autour de la boîte de reliques et qui était toute raidie, le fragment d’un os d’animal fossile que le docteur Wesener avait trouvé dans la rivière de la Lippe. Elle le prit et dit : « Ceci est mieux à sa place ici, ceci n’a rien de nuisible, c’est une bonne bête et qui n’a pas commis de péchés. » Elle avertit encore plusieurs fois le Pèlerin de ne plus s’occuper d’ossements de cette espèce et de ne pas les apporter avec les ossements des saints. « Va-t’en, débarrasse-toi de la vieille femme, prends garde à elle ; elle peut te nuire », dit-elle avec insistance à diverses reprises, sans sortir de l’état d’extase. Lorsque le Pèlerin, un des jours suivants, amena la conversation sur l’incident raconté plus haut, la malade lui représenta en termes sévères combien il était déplacé et même dangereux de faire sur elle de ces expériences indiscrètes et propres à jeter la confusion, de mêler ainsi le sacré avec le profane et de lui préparer par là des impressions très inconvenantes. » Elle se plaignit aussi beaucoup que le Pèlerin ne se fût pas laissé détourner par le confesseur de lui présenter ces os. Elle dit encore : « Les ossements des païens m’ont repoussée et ont excité en moi l’horreur et la répugnance. Je ne puis pas dire que j’aie eu le sentiment que cette femme était damnée ; mais j’ai senti là quelque chose de sinistre, qui se détournait de Dieu, qui répandait la nuit ou plutôt qui exprimait en soi les ténèbres, tout à fait le contraire et l’opposé de ce que je vois de lumineux, d’attrayant, de bienfaisant dans les ossements des saints. Je vis cette vieille femme regardant d’un air craintif autour d’elle : c’était comme si elle était en rapport intime avec des puissances mauvaises, comme si elle pouvait faire du mal. Je ne vis qu’obscurité autour d’elle ; il y avait un bois et une prairie, mais tout était sombre, non pas comme quand il fait nuit, mais de cette obscurité spirituelle que je vois dans les mauvaises doctrines, dans l’éloignement volontaire de la lumière du monde, dans l’alliance avec les ténèbres. Ce n’est pas la nuit dans le sens ordinaire du mot : ce sont des ténèbres spirituelles. Je vis cette femme seule avec les enfants ; mais il y avait là de misérables cabanes dispersées de formes diverses, toutes creusées sous la terre et surmontées d’un toit : quelques-unes étaient rondes et avaient des toits de gazon, d’autres étaient carrées avec des toits de roseaux. J’en vis aussi, mais en petit nombre, qui avaient des toits plus élevés : elles se terminaient en pointe et étaient rangées plus régulièrement. Je vis aussi entre quelques-unes de ces huttes des passages souterrains qui étaient recouverts. L’action déplaisante de ces ossements païens peut produire beaucoup de mal, si l’on a recours à des pratiques superstitieuses, contraires aux préceptes de l’Église, car par là, on se rend, à son insu, participant à leurs influences et il s’établit une sorte de communion avec eux, comme, en sens inverse, la vénération des reliques des saints fait participer à la bénédiction et à l’action sanctifiante de tout ce qui est racheté et transfiguré. »

 

5. Mais, même dans l’état de veille naturel, elle ressentait l’attraction des saintes reliques, les voyait briller et reconnaissait leurs noms : c’est ce dont le Pèlerin fut témoin dès son premier séjour à Dulmen. On lit dans son journal, à la date du 30 décembre 1818 : « La sœur Neuhaus, ancienne maîtresse des novices de la malade, lui apporta un petit paquet. Lorsqu’elle entra dans la chambre, Anne-Catherine ressentit un frisson de joie (ce fut son expression), et eut la certitude intérieure que c’étaient des reliques. « Ah ! se disait-elle, tu portes le trésor hors de ta chambre et tu y gardes la poussière ! » Et quand la sœur Neuhaus posa le petit paquet sur la table, elle fut si pleine d’émotion qu’elle craignait à chaque instant d’être ravie hors d’elle-même. C’était comme si une voix intérieure l’eût appelée : « Ludger est là ! Il est là ! » – Et tout en s’entretenant avec la sœur Neuhaus, elle ne cessait d’être tellement attirée vers les reliques qu’elle avait beaucoup de peine à ne pas tomber en extase, en sorte que l’autre lui demanda si elle ne se trouvait pas bien. « Pas tout à fait », répondit-elle, et elle parla exprès d’autres choses parce qu’elle ne voulait pas passer à l’état contemplatif. Après cela elle raconta ce qui suit au Pèlerin : « Je voyais toujours près de ces reliques quelques lueurs brillantes, une lumière d’un blanc de lait, mais pourtant plus éclatante et plus vive que le jour, et comme une petite parcelle tomba à terre, je vis une étincelle lumineuse voler sous la boîte 35. Plus tard, comme le Pèlerin considérait les reliques, je fus tout de suite ravie hors de moi, et une voix me dit : « Voici Ludger, c’est son ossement. » Et en même temps je vis le saint évêque avec la mitre et la crosse dans l’assemblée des saints. Plusieurs autres me furent montrés, les uns derrière les autres ; d’abord sainte Scholastique au-dessus de beaucoup de religieuses et son ossement sur la table. Je vis ensuite sainte Afre parmi des religieuses et sa relique ; puis saint Benoît au-dessus d’un grand nombre de moines et sa relique sur la table ; puis Walburge près d’une troupe de religieuses et au-dessous, près du Pèlerin, sa relique ; puis une jeune religieuse me fut montrée parmi d’autres nonnes et il me fut dit : « C’est Émérentienne et voilà sa relique ! » Je fus étonnée, car je n’avais jamais entendu ce nom. Je vis ensuite une jeune fille ayant une couronne de grosses roses sur la tête et tenant dans ses deux mains, devant elle, un beau bouquet de fleurs et une guirlande de roses. Il me fut dit : « C’est Rosalie qui a tant fait pour les pauvres. Elle tient la guirlande de fleurs de la même manière qu’elle distribuait ses dons charitables, et sa relique est là. » Après cela je vis briller une religieuse parmi beaucoup d’autres et il me fut dit : « C’est Louise et sa relique est là. Vois ! comme elle répand les aumônes ! » Et je vis qu’elle avait son tablier rempli de pains et qu’elle les distribuait à plusieurs malheureux. Puis je vis un évêque et il me fut dit : « Il vivait du temps de Ludger : ils avaient travaillé ensemble et s’étaient connus. » Je les vis pourtant se tenir loin l’un de l’autre. Puis je vis une jeune fille séculière très jeune encore, avec un vêtement immatériel, de la forme de ceux du moyen âge, parmi d’autres bienheureuses vierges. Et voyez ! on avait trouvé son corps entier et parfaitement conservé ; on avait reconnu sa sainteté et placé un ossement d’elle parmi d’autres saintes reliques. En même temps je vis son tombeau ouvert : il était revêtu de maçonnerie. Puis je vis un jeune homme à l’air délicat, un adolescent des premiers siècles et, près de lui, six autres et une femme. J’entendis prononcer le nom de Félicité : une place ronde entourée de murs avec des arcades me fut montrée et il me fut dit qu’il y avait là, sur l’un des côtés, des trous renfermant les bêtes féroces et de l’autre côté les prisons où les martyrs étaient tenus captifs et attachés à des chaînes suspendues en l’air en attendant qu’on les livrât aux bêtes. Je vis encore des gens qui creusaient là pendant la nuit et emportaient des ossements. Il me fut dit : « Ils font cela en secret ; ce sont des amis des martyrs et c’est ainsi que les ossements ont été portés à Rome et distribués. » Puis je vis Félicité près des sept jeunes gens. »

Une semaine après, le Pèlerin apporta devant Anne Catherine le reste des reliques du paquet de la sœur Neuhaus : « Je lui donnai sept parcelles », dit-il dans son journal. Elle les reconnut toutes comme étant de sainte Élisabeth de Thuringe et dit : « Je vois Élisabeth tenant d’une main une couronne et de l’autre une corbeille. De la corbeille tombent de grandes et de petites roses d’or. Au-dessous je vois un pauvre vers lequel elles tombent. » Ici elle montra elle-même une relique et dit : « C’est sainte Barbe ; je la vois avec une couronne sur la tête et tenant en main le calice avec le Saint-Sacrement. » Puis elle se retourna vers un petit amas d’autres reliques et dit : « Celles-ci viennent d’un lieu de martyre qui est à Rome. » Et alors elle y fut ravie en vision et décrivit au Pèlerin les lieux qu’elle voyait et les supplices des saints martyrs en même temps qu’elle lui nommait les diverses reliques et les lui présentait pour les envelopper et en prendre note. Il fut tellement surpris de la rapidité avec laquelle tout cela se fit qu’il exprima son étonnement en ces termes : « Je dois dire, à ma honte, que je n’ai pas la moindre idée de toutes ces choses. Qu’on se figure cette pieuse villageoise, ayant sous les yeux le vieux monde romain avec tous ses usages et ses mœurs, et qui ne comprend de tout ce qu’elle voit que l’état moral des martyrs livrés aux supplices, qui, du reste, par suite de son inexpérience, ne sait comment décrire les objets, les lieux, les instruments ! Comme jusqu’à présent elle n’a eu à s’exprimer que sur ce qui touche à la vie spirituelle, il est facile de comprendre pourquoi le Pèlerin ne peut noter que fort peu de choses. » Lorsqu’à la fin de la vision elle demanda à son guide comment ces saintes reliques étaient venues ici et ne recevaient pas ailleurs les honneurs qui leur étaient dus, il répondit qu’elles avaient été déterrées très anciennement dans les endroits où les martyrs avaient souffert ; qu’elles avaient passé de lieu en lieu et qu’enfin, étant venues à Munster, elles avaient sans cesse cédé la place à de nouveaux objets, et qu’on les avait mises tout à fait de côté. « Je me trouvais une fois, dit-elle, dans une ville étrangère d’un merveilleux aspect, et j’étais debout sur une plate-forme au sommet d’un édifice qui entourait une place circulaire. Je me trouvais au-dessus d’une entrée, d’où partaient à droite et à gauche des escaliers intérieurs conduisant en haut jusqu’à l’endroit où j’étais. L’un des côtés contenait des prisons communiquant par des portes à l’enceinte circulaire ; de l’autre côté étaient des loges renfermant les bêtes féroces. Derrière celles-ci étaient des recoins où se glissaient les bourreaux quand ils lâchaient les bêtes. Vis-à-vis l’entrée, près du mur, on voyait sur la place un siège de pierre élevé auquel des degrés conduisaient des deux côtés. Là siégeait la femme du méchant empereur et, près d’elle, deux personnes d’une grande cruauté. Derrière cette tribune, en haut de la plate-forme, était assis un homme chargé de donner des ordres. Il faisait des gestes, tantôt dans une direction, tantôt dans une autre, comme s’il indiquait une marche à suivre. Tout d’abord une porte fut ouverte devant les bêtes et il en sortit un animal tacheté ressemblant à un grand chat. Les bourreaux se trouvaient derrière les portes et ils s’enfuirent dans les trous pour se mettre en sûreté, puis ils montèrent les escaliers en courant, jusqu’au bord supérieur. Pendant ce temps deux autres exécuteurs avaient traîné une jeune fille hors des portes de la prison située en face et lui avaient arraché son vêtement blanc. Elle était lumineuse comme tous les martyrs et se tenait tranquille au milieu de la place, les yeux levés au ciel et les mains croisées sur la poitrine ; elle ne manifestait pas la moindre frayeur. La bête féroce ne lui fit pas de mal, mais s’humilia devant elle et se jeta sur les valets qui cherchaient à l’exciter en lui jetant des pierres et en poussant des cris. Mais comme l’animal ne voulait pas attaquer la victime, on le rappela et il revint, je ne sais comment. La jeune fille fut conduite à un autre lieu de supplices qui était dans le voisinage et autour duquel il n’y avait que des barrières. Elle fut attachée, les mains liées derrière le dos, sur une pierre surmontée d’un poteau et on lui trancha la tête. Elle mit elle-même ses mains derrière son dos. Ses cheveux étaient tressés : elle était charmante et il n’y avait pas trace de frayeur chez elle. Alors on conduisit un homme dans le lieu où étaient les bêtes : on lui arracha aussi son manteau : il n’avait plus qu’un vêtement de dessous descendant aux genoux. Les bêtes ne lui firent aucun mal : on lui trancha la tête. »

« Il fut, comme la jeune fille avant lui, poussé de côté et d’autre et piqué avec des bâtons de fer pointus. Ces martyres causent tant de tristesse et pourtant aussi tant de joie ! ils sont si terribles et pourtant ils enthousiasment tellement qu’on ne peut que s’affliger de n’être pas là. Les bourreaux souvent sont si merveilleusement frappés de la sublimité des martyrs qu’ils courent à eux, confessent Jésus à haute voix et sont souvent martyrisés avec eux sur-le-champ. Je vois un martyr dans l’endroit où sont les bêtes ; une lionne se précipite sur lui, le traîne çà et là et le met en pièces. Je vois aussi beaucoup de gens brûlés sur un théâtre et un martyr duquel les flammes se détournent pour se jeter sur les bourreaux dont elles font périr un grand nombre. Je vois un prêtre, qui a consolé en secret bien des personnes, auquel les bourreaux coupent les membres l’un après l’autre, après quoi ils les lui présentent, l’engageant à abjurer. Mais le corps mutilé demeure plein de joie et louant Dieu jusqu’au moment où on lui tranche la tête. J’allai aussi dans les catacombes et je vis, devant une table garnie de flambeaux, beaucoup de personnes, hommes et femmes, s’agenouiller et prier. Un prêtre récitait les prières et un autre faisait brûler de l’encens dans un vase. Tous semblaient offrir quelque chose dans un plat placé sur la table. Les prières étaient comme une préparation à un prochain martyre. Je vis ensuite une femme noble avec trois filles de seize à vingt ans, exposées dans l’enceinte des bêtes. Le juge qui siège en haut n’est plus le même. Beaucoup d’animaux féroces sont lâchés sur elles, mais ils ne leur font pas de mal ; bien plus, ils lèchent amicalement la plus jeune. Alors elles sont conduites devant le juge et de là à la petite place destinée aux supplices. La fille aînée est d’abord brûlée avec des torches de couleur noire aux joues, aux mamelles et sous les bras, puis tenaillée par tout le corps et enfin ramenée au juge. Elle ne le regarde pourtant pas, mais se retourne sans cesse pour voir sa sœur qu’on martyrise pendant ce temps. La même chose se fit pour toutes les quatre, après quoi, on les fit asseoir et on leur trancha la tête. La mère, qui avait incroyablement souffert à la vue de ses pauvres filles, fut décapitée la dernière. Je vois aussi un saint pape victime d’une trahison : on le tire des catacombes et on le martyrise. Un des plus furieux parmi les Romains, touché de repentir, se jette dans les rangs des chrétiens et meurt à son tour martyrisé. Je ressentis un tel désir du martyre que je le demandai à haute voix, mais il me fut dit : « Chacun a sa voie. Nous le souffrons en une fois, mais toi tu dois être martyrisée à tous les instants ; nous n’avions qu’un ennemi, tu en as beaucoup. »

 

6. À une époque postérieure, le Pèlerin lui offrit une certaine quantité de reliques qu’elle prit successivement et porta à l’épigastre. Puis elle les mit en ordre, les pressa toutes sur son cœur et les considéra attentivement. Elle les rendit ensuite l’une après l’autre, en signala une comme fausse, les autres comme véritables, en ajoutant ces paroles : « Elles sont magnifiques ; on ne peut dire à quel point elles sont belles. » Interrogée de nouveau sur ce qu’elle ressentait à la vue des saints ossements, elle dit : « Je vois et sens la lumière : c’est comme un rayon qui entre en moi et me ravit et je sens alors la connexion du rayon avec le corps lumineux d’où il émane et avec tout un monde de lumière. J’ai ensuite des visions touchant la vie terrestre du saint et la place qu’il occupe dans les rangs de l’Église triomphante. Il y a entre le corps et l’âme un merveilleux rapport qui ne cesse pas après la mort, en sorte que les âmes bienheureuses continuent toujours à agir sur les fidèles par les parties détachées de leur corps. Au dernier jour il sera très facile aux anges de séparer les bons des mauvais, car il n’y a rien qui ne soit ou lumière ou ténèbres. »

 

Le 31 juillet, étant en contemplation, elle avait choisi, parmi plus de cent reliques, une petite parcelle qu’elle disait provenir de saint Ignace de Loyola. Étant éveillée, elle prit de nouveau la boîte où étaient les reliques pour chercher les petits fragments qui se rapportaient les uns aux autres. À peine les avait-elle considérés quelques instants qu’elle en fit six petits tas séparés. Elle dit de l’un : « Je dois avoir là dix parcelles », et ne put pourtant en compter que neuf. Cependant elle répéta : « Il doit y en avoir dix », jusqu’à ce qu’enfin elle eût trouvé aussi la dixième. Elle fit cela en moins de cinq minutes et dit ensuite. « Je ne puis plus, je ne vois plus. » Puis, épuisée de fatigue, elle s’arrêta. Elle dit plus tard : « Je sentais une irrésistible envie de contempler les reliques, j’y aspirais ardemment, elles m’attiraient. Il est facile alors de les reconnaître, elles ont une lumière différente. Je vois de petites images qui semblent être les visages des divers personnages auxquels elles appartiennent ; des fils de lumière vont des parcelles d’ossements à ces images. Je ne puis exprimer cela, c’est un état merveilleux : c’est comme si l’on sentait renfermé en soi quelque chose qui veut sortir ; cela fatigue beaucoup et on finit par tomber épuisé. » Pendant qu’elle faisait cette recherche, de même qu’auparavant et après, elle était tout à fait à l’état de veille et on ne voyait en elle aucun changement extérieur, si ce n’est une espèce d’attention profonde et intime. Lors de l’ouverture du papier, elle dit tout d’abord : « Il y a là-dedans une petite pierre », et elle la retira en effet du milieu de plusieurs autres petits fragments semblables. Elle n’a pas besoin de la lumière du jour pour un pareil travail, car elle le fait souvent pendant la nuit. – Le vicaire Hilgenberg, ayant garni deux bandes d’étoffe de reliques élégamment disposées, les apporta pour les lui montrer : elle fut très émue et dit : « J’en vois beaucoup avec une auréole lumineuse de plusieurs couleurs : la lumière les pénètre de part en part. Quand je m’attache davantage à les considérer, il y surgit une petite figure, puis cette figure grandit : j’entre en elle et je vois l’extérieur, le vêtement, la manière d’être, le nom, la vie et l’histoire du saint. Les noms sont toujours placés sous les pieds pour les hommes, au côté droit pour les femmes. Ils ne sont pas écrits en entier, mais seulement les premières syllabes ; le reste se perçoit intérieurement 36. Les lettres ont une auréole de la même couleur que les reliques et les saints auxquels celles-ci appartiennent. Il semble que ces noms soient quelque chose d’essentiel, qu’ils aient par eux-mêmes une substance : il y a en eux un mystère. Quand je vois les saints, sans qu’il s’agisse de les reconnaître individuellement, mais seulement d’une vue générale, ils m’apparaissent rangés en hiérarchies et en chœurs, vêtus suivant leur importance et leur rang, mais seulement dans leur forme essentielle, portant les costumes de l’Église du ciel, et non ceux qui leur étaient échus dans le temps. Je vois alors tous les évêques, les papes, les martyrs, les oints du Seigneur, les rois, les vierges revêtus d’un vêtement céleste, mais toujours dans une gloire. Les sexes ne sont pas séparés. Les vierges ont un rang mystique tout à fait distinct. Je vois les vierges comme vierges par la volonté : il y a parmi elles des femmes mariées et de saintes martyres auxquelles les bourreaux ont fait violence. Je ne vois pas Madeleine parmi les vierges, mais elle est à un rang très élevé. Elle était grande, belle et si énergique que, si elle ne s’était pas convertie à Jésus, elle aurait pu devenir un monstre parmi les femmes. Elle a remporté une grande victoire. »

« Quelquefois je ne vois des saints que la tête, quelquefois aussi la poitrine entourée de splendeur. Je vois cette splendeur diversement colorée. Chez les vierges et chez les personnes qui ont mené une vie très paisible et pour lesquelles le combat n’a été que la patience dans les épreuves journalières et dans les peines domestiques, elle est d’un blanc de neige ; il en est de même pour les adolescents : je vois souvent ceux-ci tenir un lis à la main. Je vois briller d’un rouge pâle ceux qui ont été martyrisés par des souffrances secrètes en l’honneur de Jésus. Les martyrs portent des palmes, leur auréole est d’un rouge éclatant ; celle des confesseurs et des docteurs est jaune et verte : ils tiennent à la main des branches vertes. Je vois les saints martyrs dans des gloires d’une espèce différente selon le degré des tourments qu’ils ont endurés. Parmi les saints dont les ossements se trouvent chez moi, j’en vois aussi quelques-uns qui par le martyre intérieur de l’âme sont devenus martyrs sans verser leur sang.

« Je vois les anges sans auréole. Je les vois à la vérité sous forme humaine, ayant des visages et des chevelures, mais avec quelque chose de plus svelte, de plus noble, de plus beau, de plus immatériel que les hommes. Je les vois entièrement diaphanes, tout en eux est lumière, mais il y a des degrés différents. Je vois les humains arrivés à la béatitude avec une lumière corporelle qui est plutôt blanche que resplendissante et je vois autour d’eux une sphère de splendeur, une gloire, une auréole diversement colorée dont la couleur se rapporte au mode de leur purification. Je ne vois pas les anges remuer les pieds, les saints non plus, si ce n’est dans les tableaux historiques de la vie qu’ils ont menée sur la terre, comme hommes ou parmi les hommes. Je ne vois jamais ces apparitions dans leur état parfait se parler entre elles par l’organe de la bouche, quoique je voie qu’ils se tournent les uns vers les autres, passent les uns dans les autres, s’informent mutuellement. »

Elle avait deux ossements de sainte Hildegarde, un petit et un plus grand, provenant de l’os de la hanche. Un jour elle parut surprise comme si quelqu’un s’approchait à l’improviste et elle s’écria : « Qui est-ce que je vois en long vêtement blanc. » Elle regarda alors l’armoire qui était près d’elle : « C’est Hildegarde. J’ai deux reliques d’elle : une grande qui ne vient pas à moi, une autre plus petite qui vient assez souvent. La grande est moins lumineuse, elle provient d’une partie moins noble. Les ossements diffèrent en dignité. Ainsi, les vêtements que sainte Madeleine portait avant sa conversion brillent moins que les autres. De même les membres qu’un saint a perdus avant sa renaissance sont des reliques, de même que toute l’humanité, même avant Jésus-Christ, a été rachetée par lui. Les saints ossements des âmes pures, chastes, fortes, sont toujours plus solides et plus durs que ceux des personnes qui ont été agitées par les passions : c’est pourquoi les ossements des vieux temps où régnait la simplicité sont plus forts et plus attrayants que ceux des temps postérieurs. »

Le Pèlerin lui apporta une petite boîte contenant une cinquantaine de fragments de reliques mêlés ensemble. Elle était parfaitement éveillée. Il lui dit qu’il serait bon d’en faire le triage. À peine les eut-elle considérés une minute qu’elle put se mettre à l’œuvre. Éveillée comme elle l’était, et sans interrompre la conversation, elle mit ensemble les petites parcelles qui appartenaient à un même corps ; bien plus, elle désignait en même temps les divers membres desquels elles provenaient. Elle dit encore : « En voici qui ont été dans le feu, je vois qu’on les retire de la cendre. Celles-ci ont été dans l’église de la ville, je vois qu’on les nettoie et qu’on les pare. Celles qui sont là-bas brillent davantage, celles-ci moins et il y en a une qui répand une lumière rouge doré d’une beauté particulière. » À ces mots elle tomba en contemplation, mais bientôt elle revint à l’état de veille et dit : « Je vois un vieillard paralytique couché en plein air sur un petit lit ; un évêque, dont la crosse repose sur son bras, se penche sur lui et met la tête sur son épaule. Il y a là des gens qui portent des flambeaux. » Elle désigna l’ossement dont la lumière était d’un rouge doré comme ayant une relation avec cette scène et lui donna le nom de Servulus ; elle nomma aussi saint Quirinus comme ayant un ossement parmi ces reliques.

 

Le Pèlerin lui ayant présenté un petit paquet de reliques, appartenant à la maison de Dulmen, lequel contenait environ huit morceaux d’une étoffe ancienne, elle les sépara du reste et dit : « Ceci a été porté par un saint : ceci est la rognure d’une étole, ou d’un ornement sacerdotal, ceci a touché à une chose sainte. » Et comme on lui demandait à quoi elle reconnaissait cela, elle dit que, depuis que le petit paquet était dans sa chambre, elle avait vu près d’elle quatre saints vêtus de ces étoffes qu’elle avait vu aussi couper et faire toucher, et qu’elle les voyait encore au moment où elle faisait le triage. Il lui demanda ensuite si elle ne voyait pas sainte Thècle dont elle avait une relique près d’elle. Elle répondit : « Oui, je la vois, tantôt ici, tantôt là, dans une vision où elle m’apparaît faisant le guet près d’une prison où saint Paul est renfermé. Je la vois se glisser tantôt le long d’un mur, tantôt sous une arcade comme une personne qui cherche quelque chose d’un air inquiet. »

Le Pèlerin lui ayant donné, outre ces petits morceaux d’étoffe, un petit éclat de bois enveloppé dans une étoffe bleue, elle dit aussitôt : « Ceci est du bois dont la croix était faite et que Marie avait dans sa maison près d’Éphèse : c’est du bois de cèdre. Le petit morceau de soie vient d’un manteau qui recouvrait autrefois une image de Marie, il est très ancien. »

 

Le 6 novembre 1821, elle trouva parmi ses reliques un petit morceau de bois qu’elle remit au Pèlerin en lui disant : « Il a été rapporté, il y a longtemps, de la Terre-Sainte par un ermite. J’ai vu qu’il vient d’un arbre qui avait été dans le jardin d’un Essénien. Jésus a été porté au-dessus de cet arbre par le tentateur à la fin de son jeûne de quarante jours. » Puis elle tendit un petit paquet au Pèlerin et lui dit : « Voici de la terre du mont Sinaï. Je vois en outre la montagne. » Elle prit ensuite un ossement et dit : « Il vient d’un saint du mois de juillet. Son nom commence par un E. Je l’ai vu en prison avec deux autres que la faim réduisait à sucer des os de morts. Comme on le conduisait au martyre, il parla de Dieu en termes admirables qui le firent prendre pour un fou et on voulait le mettre en liberté. Mais un soldat dit : « Voyons s’il pourra faire venir son Dieu du ciel, car il est aussi bon à supplicier que les autres. » Le soldat fut frappé de la foudre. Je vis ce saint célébrer encore l’office divin dans une église, puis souffrir le martyre. »

 

Histoire d’une croix contenant des reliques.

 

Le 8 novembre 1819, le Pèlerin apporta dans sa poche une ancienne croix contenant des reliques qu’Anne Catherine n’avait jamais vue. Lorsqu’il s’approcha d’elle, elle s’écria : « Voilà toute une procession qui vient ! » et elle étendit la main vers la croix qui se trouvait encore dans la poche du Pèlerin. Elle la prit et, l’ayant ouverte, elle dit : « Ils sont tous là ! et parmi eux un vieillard sincère et droit comme l’ermite suisse. » Le Pèlerin lui laissa la croix et voici ce qu’elle lui raconta le jour suivant. « Lorsque cette croix fut près de moi, je vis, dans l’ordre où sont placées leurs reliques, les saints apparaître en l’air, rangés en forme de croix et, au-dessous d’eux, une contrée sauvage couverte de bois, un massif de broussailles très épais et des personnes près desquelles était un homme semblable au vieil ermite suisse. J’eus ensuite une vision touchant la croix. Je vis au fond d’une vallée boisée, dans une contrée montagneuse peu éloignée de la mer, un ermitage où six recluses vivaient en commun. Je vis toute leur manière de vivre. Elles étaient toutes d’âge à pouvoir encore s’aider. Elles vivaient dans la retraite et le silence et dans une extrême pauvreté ; elles n’avaient jamais de provisions et recevaient quelques aumônes. Elles avaient une supérieure et récitaient les heures canoniales. Elles portaient une robe brune d’étoffe grossière avec un capuchon. Je les vis aller et venir dans les jardinets qui étaient en avant des cellules dont chacune avait une porte particulière pour y entrer. Ces jardins étaient très bien arrangés, mais petits. Il s’y trouvait des arbres chargés d’oranges. Elles cultivaient tout cela elles-mêmes. Je les vis aussi occupées à un travail qui m’était inconnu. Elles avaient une machine ressemblant à un métier de tisserand où étaient tendus des cordons dont elles tissaient des tapis de diverses couleurs, grossiers, mais pourtant très soignés. Je les vis aussi faire de jolis ouvrages en belle paille blanche qu’elles tressaient. Elles couchaient par terre ; leurs lits se composaient d’une planche, d’un méchant traversin et d’une paire de couvertures. Leur cuisine se réduisait à peu de chose. Elles mangeaient ensemble sur une table épaisse dans laquelle étaient creusés des trous qui leur servaient d’assiettes. À droite et à gauche de cette table retombaient des planches mobiles qu’on relevait et on recouvrait ainsi les cavités servant d’assiettes. Je vis ces femmes manger ensemble un hachis d’herbes de couleur brune. Leur chapelle se distinguait également par la plus grande simplicité. Ce qui s’y trouvait d’élégant était en paille tressée. Je me disais alors : « Il y a là des prières d’or et des ornements de paille, mais aujourd’hui la prière est de paille et les ornements sont dorés. » L’autel de pierre était recouvert d’une belle natte de paille qui était dentelée à droite et à gauche et qui retombait. Il y avait au milieu un petit tabernacle et sur celui-ci la croix que possède le Pèlerin. À droite et à gauche, étaient deux chandeliers de bois et deux vases de bois avec des bouquets de fleurs en forme d’ostensoir très symétriquement arrangés. La maison conventuelle était un bâtiment de pierre carré avec un toit en charpente. Les chambres étaient séparées par un clayonnage de copeaux de bois très minces, larges comme la main. Ces cloisons étaient de différentes hauteurs : dans la chapelle elles s’élevaient plus qu’à hauteur d’homme, sans pourtant atteindre le toit de la maison ; entre les cellules elles étaient plus basses. Les recluses pouvaient voir par-dessus. Elles étaient soutenues par des bâtons fixés dans les murs. L’entrée du côté de la mer conduisait dans la cuisine, ensuite venait le réfectoire avec la singulière table où l’on mangeait ; derrière le réfectoire était la chapelle. À droite et à gauche, de chaque côté, étaient trois cellules et devant celles-ci les petits jardins. Les portes qui conduisaient des cellules à ces jardins étaient en forme d’arcades, basses et étroites, et les fenêtres étaient au-dessus de ces portes, de sorte qu’on ne pouvait pas regarder dehors. Au-devant se trouvaient des nattes de paille qu’on pouvait relever sur des perches pour s’abriter. Les sièges en paille tressée étaient sans dossier, il y avait seulement une poignée en bois. Le sol de la chapelle était couvert d’un tapis grossier et bariolé comme elles savaient les faire. Elles n’avaient pas la messe tous les dimanches : un ermite venait de temps en temps la leur dire et leur donner la sainte communion : elles avaient du reste le Saint-Sacrement dans leur petite église. »

« Je les vis le soir, pendant qu’elles faisaient la prière dans leur chapelle, assaillies par des pirates. Ils portaient une épée courte, large par le bas, étaient coiffés d’un bourrelet et parlaient une langue étrangère. Ils enlevaient toute sorte de personnes pour en faire des esclaves. Ils étaient brutaux et farouches, presque comme des bêtes fauves. Leur vaisseau était grand et resta à quelque distance du bord ; ils vinrent à terre dans un canot. Ils dévastèrent l’ermitage et emmenèrent les recluses avec eux, cependant je ne les vis rien faire de contraire à la décence. Une des vierges, encore jeune et robuste, prit sur l’autel la croix garnie de reliques pour s’en faire une protection et implora avec ferveur le secours de Dieu. Avant d’arriver à la mer, les pirates se querellèrent à propos de leur butin ; pendant ce temps la jeune fille se traîna dans le fourré sur les pieds et sur les mains et promit à Dieu de se consacrer à son service dans la solitude, s’il daignait la délivrer. Les pirates la cherchèrent longtemps sans succès et, au point du jour, elle les vit se rembarquer. Alors elle remercia Dieu, agenouillée devant la croix. La solitude où elle se retira était couverte d’une épaisse végétation, loin de tout chemin frayé, et située au fond d’une gorge entre des montagnes couvertes de neige. Personne n’y venait, pas même les chasseurs. Elle chercha longtemps un lieu convenable qu’elle trouva enfin très avant dans la forêt. C’était une petite clairière entourée d’arbres et de buissons d’épines et assez spacieuse pour qu’une maisonnette y trouvât place. Au-dessus s’élevaient des arbres qui la cachaient presque entièrement et dont les racines traversaient la partie unie du sol. Elle résolut de servir Dieu en cet endroit, séparée des hommes, dénuée de toute assistance humaine et de tous secours spirituels. Elle avait seulement la croix qu’elle plaça sur un autel construit par elle avec des pierres et derrière lequel elle disposa une place où elle pût prendre son repos. Elle n’avait pas de feu : le feu brûlait dans son cœur. Elle passa environ trente ans sans voir un morceau de pain. »

« Je vis dans ce pays, tout au haut des montagnes, des animaux semblables à des chèvres sauter au milieu des rochers : je vis aussi autour de la demeure de la recluse des lièvres blancs et des oiseaux blancs de la grosseur d’un poulet. Je vis arriver dans le voisinage un chasseur avec des chiens. Il était au service d’un seigneur qui avait un château situé sur le penchant d’une montagne, à quelques lieues de là. Je vis plus tard ce château détruit ; il n’en reste plus qu’un fragment de tour couvert de végétation. Le chasseur avait une tunique grise fermée, et autour du corps une ceinture brodée large comme la main, un petit chapeau rond, un épieu et sous le bras une arbalète. Les chiens se précipitèrent dans le fourré en aboyant, le chasseur s’approcha et vit briller quelque chose : c’était cette croix. Ayant pénétré jusqu’à elle, il se mit à appeler. La solitaire s’était cachée et ne voulait d’abord donner aucun signe de sa présence. Cependant elle finit par lui dire de ne pas s’effrayer de ce qu’elle n’avait plus l’apparence d’un être humain ; alors il la regarda et moi aussi. Je la vis entourée d’une lumière éclatante. Elle était grande, avait une ceinture autour du corps ; de longs cheveux gris pendaient sur sa poitrine et sur ses épaules. Ses pieds étaient durcis, ses bras tout brunis, elle marchait courbée par les années. Avec cet extérieur étrange, elle avait en elle quelque chose de très noble et de très imposant. Au commencement, elle ne voulait pas dire qui elle était, mais ayant reconnu dans le chasseur un homme pieux, elle lui dit : « Je vois que tu es un serviteur de Dieu », et lui raconta comment elle était venue là. Elle refusa de s’en aller avec lui, elle voulut rester et le pria de revenir dans un an avec un prêtre qui lui porterait le saint Sacrement. Au bout de l’année, je vis le chasseur revenir avec un ermite qui était prêtre et je la vis recevoir la sainte communion. Elle demanda alors à rester seule quelque temps et quand ils revinrent vers elle, elle était morte. Ils voulurent emporter le corps, mais ne purent pas en venir à bout. Il n’y eut pas moyen de le remuer. Ils l’enterrèrent là, et le chasseur prit la croix comme souvenir. Plus tard, on éleva sur son tombeau une chapelle en l’honneur d’une sainte qu’elle honorait particulièrement et qu’elle avait nommée. Des portes conduisaient dans la chapelle de tous les côtés. »

« Cette vierge avait vécu tout en Dieu, dans une extrême pauvreté. Avant l’invasion des pirates, elle avait eu en songe une vision d’après laquelle elle devait être traînée de force dans l’eau. Dans cette vision, elle avait fait vœu à Notre-Dame-des-Ermites de jeûner dans la solitude, si elle était sauvée de ce danger. Elle se trouva alors dans un canal ou une rigole et s’y traîna longtemps jusqu’à ce qu’elle arrivât dans la solitude où elle vécut réellement plus tard. Il lui fut dit qu’elle devait rester là. Lorsqu’elle demanda de quoi elle vivrait, elle reçut pour réponse qu’il tomberait des arbres beaucoup de figues et de châtaignes qui, recueillies par elle, deviendraient des pierres précieuses signifiant les fruits de sa pénitence et de sa mortification. Je vis aussi ce songe prophétique lorsqu’elle le raconta au chasseur. Elle était originaire de la Suisse. Lorsque le chasseur la trouva dans le désert, elle y était depuis trente ans. Elle lui dit qu’elle était née en Suisse, qu’il n’avait qu’à prendre des informations pour s’en assurer. Elle lui nomma l’endroit et lui dit qu’elle avait toujours eu une grande confiance en Notre-Dame-des-Ermites. Dès sa jeunesse, elle n’avait cessé d’entendre une voix lui disant qu’elle devait quitter sa patrie et servir Dieu dans la solitude. Elle n’en avait jamais tenu compte : mais, un jour, il arriva qu’un jeune homme vint à elle et lui dit : « Quoi ! tu es encore ici ? Tu n’es pas encore partie ? » Puis il l’avait emmenée. Elle avait cru faire un rêve, mais, à son réveil, elle s’était trouvée loin de chez elle dans un autre pays, et était entrée dans le couvent des recluses, où elle avait été bien accueillie. »

« Le chasseur eut longtemps de la dévotion envers la croix : il finit pourtant par la donner, sans motifs sérieux, à un bourgeois de la petite ville située contre la montagne : celui-ci y attachait beaucoup de prix et priait toujours devant elle ; aussi fut-il préservé ainsi que sa maison lors d’une grande tempête qui dévasta toute la ville. Après sa mort, elle alla à ses héritiers et passa de main en main. En dernier lieu, elle était échue à un paysan qui la vendit avec d’autres objets mobiliers et qui, après cela, perdit sa maison et son bien. Je vis alors la précieuse croix mise au rebut et égarée au milieu d’objets de toute espèce chez des gens qui n’avaient pas la crainte de Dieu. C’est à ceux-ci que l’acheta un étranger qui n’avait plus aucun principe fixe. Il ne l’acheta pas par piété, mais par pure curiosité : il ne connaissait pas le trésor qu’il possédait et pourtant cette croix lui fut très utile. »

À ce propos le Pèlerin fait la remarque suivante : « Ce dernier incident se rapporte au Pèlerin lui-même, qui a acheté la croix à Landshut, chez un fripier, alors qu’il vivait dans un déplorable aveuglement. La malade n’en pouvait rien savoir et par conséquent toute l’histoire de la croix peut être considérée comme aussi véritable que cette dernière circonstance. » Puis, frappé de cette connaissance si exacte des choses, il dit à Anne Catherine : « Comme toutes choses, même les moindres, sont merveilleusement conservées dans les trésors de Dieu ! Donc rien n’est perdu, rien n’est anéanti, rien n’arrive en vain ! Tout est éternel dans la science de Dieu ! Maintenant je sens pourquoi Dieu doit punir toute parole oiseuse. Je suis contristé en pensant à tout le mal que j’ai fait et je voudrais savoir si ce mal aussi subsiste éternellement. Les péchés d’un homme sont-ils encore visibles quand il s’en est repenti et en a fait pénitence ? » Elle répondit : « Non, Jésus-Christ a satisfait pour eux, ils n’existent plus. Je ne puis pas les voir à moins qu’ils ne soient destinés à servir d’exemple, comme le péché de David. Quant aux péchés qui n’ont pas été expiés, ceux que l’homme porte partout avec lui et tient renfermés en lui, je les vois toujours. Ceux dont on a fait pénitence sont comme la trace d’un pied dans le sable qu’efface le pas suivant, celui du repentir. La confession du péché, accompagnée de repentir, fait disparaître le péché. »

 

Un enfant martyr de Sachsenhausen.

 

Le Pèlerin lui présenta une relique que déjà auparavant elle avait dit être celle d’un ermite. Elle la garda près d’elle et raconta quelques jours plus tard une vision que cette relique lui avait occasionnée touchant un enfant apparenté au vieil ermite et qui avait été martyrisé par les Juifs. « Un enfant d’environ quatre ans m’est apparu avec l’auréole rouge des martyrs. Il y avait dans toute sa personne quelque chose d’extraordinairement aimable. Ses paroles étaient très concises, mais pleines d’un sens profond. Je fis avec lui une longue route et j’éprouvais une singulière impression en voyant ce petit garçon si brillant de lumière, si grave et si sage. Nous traversâmes une ville et j’eus promptement le sentiment intérieur de l’état où elle se trouvait. Je sentis que les âmes pieuses y étaient en petit nombre. L’enfant me fit passer un pont et me montra la maison où il était né. C’était une vieille maison bourgeoise de moyenne grandeur, restée telle qu’elle était autrefois. Tout y était tranquille, mais à notre approche les possesseurs actuels pensèrent au petit garçon et un faible souvenir de son histoire se réveilla en eux. Je fus alors instruite que le souvenir soudain des morts est souvent l’effet de leur approche. Le petit garçon me fit voir que, de même qu’il existe toujours un rapport entre l’âme et le corps, jusqu’à leur réunion à la résurrection générale, de même l’action d’une âme sainte ne cesse jamais de s’exercer sur tout ce qui lui tient par les liens du sang : un saint continue donc à agir sur sa famille qui ne cesse pas d’être assistée par lui dans la mesure où la foi et la crainte de Dieu l’en rendent capable. Il me dit aussi comment il avait exercé une influence salutaire sur ses proches et comment il avait atteint par le martyre même la perfection à laquelle il serait arrivé si sa vie n’avait pas été abrégée par la méchanceté des hommes. Il pouvait, du reste, par des voies toutes spirituelles, faire profiter les siens des fruits de l’action qu’il aurait exercée, s’il était resté en vie et n’eût pas été enlevé dans sa quatrième année. « Quoique tout ce qui arrive de mal, ajoutait-il, n’arrive pas par la volonté de Dieu, mais seulement par sa permission, cependant l’accomplissement du bien interrompu dans l’un par le péché de l’autre n’est pas supprimé, mais se produit autrement. Le crime dans ses suites essentielles atteint seulement son auteur ; quant à l’innocent qui en est victime, le martyre l’amène plus promptement à sa perfection. Bien que le péché contre autrui soit un acte contraire à la volonté de Dieu, cependant cette volonté de Dieu n’est jamais empêchée par là d’atteindre son but final, parce que tout ce que la victime aurait fait pendant sa vie, son âme l’accomplit d’une manière spirituelle et pourtant librement. » Je vis alors l’histoire de l’enfant martyrisé. Ses parents vivaient, il y a environ trois cents ans, à Sachsenhausen, près de Francfort ; c’étaient des gens très pieux. Ils avaient un proche parent qui menait en Égypte la vie d’anachorète et auquel ils pensaient très souvent avec beaucoup d’affection et de respect. Souvent ils disaient, en regardant leur enfant, qu’ils se trouveraient heureux si lui aussi en venait un jour à mener une vie sainte, consacrée à servir Dieu dans la solitude. Des parents qui forment un pareil vœu pour leur unique enfant, encore dans sa première année, ne peuvent être que des gens d’une grande piété. »

« Ce désir se renouvelait très fréquemment chez eux. Lorsque l’enfant eut un an, l’un de ses parents mourut, l’autre se remaria et continua, dans sa nouvelle famille, à parler de l’ermite et de la possibilité que l’enfant marchât sur ses traces. L’enfant en était souvent entretenu, à mesure qu’il grandissait. Cependant celui de ses parents qui survivait vint à mourir, en sorte qu’il n’eut plus de vrais père et mère. Mais on continuait à parler de l’ermite dans la famille, et l’enfant, âgé alors de quatre ans, désirait ardemment le voir. Il me dit aussi qu’il serait devenu très bon, s’il était resté en vie, que peut-être il eût été ermite, qu’il avait été un très bel enfant, mais pas à beaucoup près aussi beau que je le voyais maintenant. Les beaux-parents qui voyaient en lui l’héritier de la maison se seraient volontiers débarrassés de lui et ce désir secret se rattacha dans leur esprit à ce qui était dit touchant l’ermite. L’enfant n’avait pas encore tout à fait quatre ans lorsqu’ils le confièrent à des Juifs étrangers pour que ceux-ci le conduisissent en Égypte près de son parent. Au fond ils voulaient se défaire de lui et tout ce qui avait été dit n’était qu’un moyen de colorer leur trahison envers l’enfant. Quoique tout cela eût abouti à conduire l’enfant au martyre, il ne cessait pourtant jamais de donner des marques de son affection à sa famille et à sa patrie. Il me montra une grande maison qui n’était pas tout à fait à la nouvelle mode et dans laquelle on était en fête : je crus que c’étaient des noces, mais l’enfant me dit que c’était chose fréquente en cet endroit. Je vis une quantité de chambres éclairées avec des lustres et beaucoup de gens en grande toilette occupés à danser et à faire bonne chère... « Ils font cela, dit l’enfant, sur les ossements d’un ancêtre qui, par sa piété, a posé le fondement de leur aisance. » Il me conduisit alors dans un caveau muré où se trouvait un squelette blanc, bien conservé et couché dans un double cercueil. Le cercueil intérieur était de plomb : celui de dessus me parut être d’un bois de couleur foncée. Le jeune garçon me dit que c’était l’ancêtre de cette maison et qu’il était de sa parenté : ç’avait été un homme pieux ; il avait acquis de grandes richesses et pourtant il était resté pieux. Lorsque l’église dans laquelle il avait été enterré fut démolie, ses enfants avaient fait placer son corps dans le caveau que je voyais. Mais maintenant il était complètement oublié. Je parcourus toutes les pièces de la maison. – Dans la ville, je vis encore une très grande quantité d’ossements de saints et de bienheureux reposer sous des églises et des couvents démolis, sur les ruines desquels des maisons avaient été bâties. Le petit garçon me dit, entre autres choses, que cette ville devait un jour beaucoup déchoir, qu’elle était maintenant arrivée au comble de l’orgueil. Je fis ensuite un grand voyage au delà de la mer dans un pays chaud et sablonneux. Le petit garçon m’avait quitté. Je me trouvai de nouveau avec lui dans une ville en ruines où les maisons semblaient tomber les unes sur les autres et je vis dans un caveau, sous une colline, le lieu de son martyre et le martyr lui-même. Cet endroit était comme une boucherie ou un abattoir. Aux parois étaient attachés des crochets de fer auxquels l’enfant avait été suspendu comme en croix et où on avait fait couler son sang peu à peu. Sur le sol gisaient encore beaucoup d’ossements lumineux d’enfants martyrisés antérieurement : ces ossements brillaient comme des étincelles. Personne ne semblait connaître cet endroit. Le martyre de cet enfant ne fut pas non plus connu, ni puni selon les lois humaines. Il semblait qu’il n’y avait pas là de chrétiens, si ce n’est quelques ermites qui venaient du désert à la ville. Après cela j’allai dans le désert lui-même et je vis le jeune martyr près du tombeau de l’ermite, lequel était enterré à l’endroit où il avait vécu. Il était mort avant que le petit garçon eût été emmené de Francfort. Ses ossements brillaient. Plusieurs autres étaient enterrés dans le désert. Il y avait dans le sable blanc des fragments de couleur noire ressemblant à des morceaux de poteries. On voyait là des palmiers. L’enfant me quitta de nouveau et je fus conduite au delà de la mer dans un autre endroit. C’était une colline voisine de la ville où sont les lieux consacrés par tant de martyres (Rome). Sur un côté de la colline, il y avait des maisons, et des vignes croissaient çà et là. Au-dessous était un grand caveau supporté par des colonnes ; l’entrée était obstruée, personne n’en avait plus connaissance. Lorsque j’y entrai, l’enfant martyr se trouva de nouveau près de moi. Je vis là un riche trésor de saints ossements, tout le caveau brillait. Il y avait des corps entiers dans des cercueils placés contre les parois et des ossements séparés dans de petits cercueils très nombreux. Je déblayai, je travaillai de côté et d’autre et j’ouvris les cercueils. Je vis là un corps dont le linceul était bien conservé aux endroits où il touchait le corps, tandis que le reste était tombé en poussière. J’en vis qui étaient complètement desséchés et blancs comme de la neige. Je vis aussi plusieurs scènes de la vie de ces saints qui étaient pour la plupart des premiers temps. Je vis là des personnes qui avaient été martyrisées pour avoir porté des offrandes à des prêtres chrétiens. Je les vis marcher avec de petits oiseaux sous le bras et elles semblaient avoir été dénoncées par des parents païens. J’en vis aussi beaucoup qui avaient embrassé la vie religieuse en faisant vœu de chasteté, et des époux qui, par amour pour Jésus, avaient vécu dans la continence. Je me dirigeai à travers toutes ces reliques vers un coffre carré, peu profond et à parois minces. Je me sentais attirée vers lui : je croyais qu’il m’appartenait, car là étaient tous mes saints, ceux dont je possède ici des ossements. Je voulais l’emporter, mais le petit garçon me dit que cela ne se pouvait pas, qu’il devait rester où il était. Les reliques qui s’y trouvaient étaient toutes très élégamment disposées sur de petits coussins. Ne pouvant le prendre avec moi, je le couvris d’un voile bleu. Le petit garçon me dit que ces ossements avaient été cachés là dans les premiers siècles, qu’ils devaient y rester, mais qu’ils reparaîtraient au jour. »

 

Reconnaissance des reliques des églises de Munster envoyées par Overberg.

 

Overberg, à diverses reprises, avait envoyé à Dulmen des petits paquets de reliques, tantôt enchâssées et désignées par leurs noms, tantôt sans désignation et dépouillées de leur enveloppe. Anne Catherine eut d’abord à ce sujet une vision générale ; ce ne fut que plus tard qu’elle distingua les ossements en détail suivant les indications de son guide angélique et à l’occasion des fêtes de l’Église qui s’y rapportaient.

« Lorsque je reçus les reliques d’Overberg, dit-elle, j’eus une vision qui me montra comment ces saints objets avaient été portés très solennellement de Rome à Munster, la plupart du temps par les premiers évêques, et avec quel respect ils avaient été accueillis et distribués. Je vis de pieuses femmes se rassembler pour les envelopper et les parer : il fallait, pour être admises à remplir cet office, qu’elles vécussent très purement et très saintement. Il y avait près d’elles des prêtres qui divisaient les reliques. Elles furent collées, entourées de broderies et de fleurs et disposées en pyramides. La première fois qu’elles furent exposées à la vénération publique, il y eut une grande fête à cette occasion et toute la ville fut dans la joie. Je vis que beaucoup d’ossements sacrés furent placés dans les autels de l’église d’Uberwasser. Je vis plus tard, dans le chapitre de la cathédrale, quelques pieux chanoines, lorsqu’ils entendaient parler d’un saint ou d’un bienheureux, faire tous leurs efforts pour avoir une relique de lui, et l’honorer ensuite comme quelque chose de très précieux. Mais je vis que, lors des travaux ultérieurs qu’on fit à l’église et aux autels, des reliques de diverses époques furent entassées les unes sur les autres. On trouva aussi plusieurs corps saints dont des membres furent mis parmi d’autres reliques. C’est ainsi qu’on découvrit le corps d’une vierge dont j’ai un petit ossement. Je vis les grandes bénédictions qui étaient venues par les reliques se retirer à proportion du mépris qu’on en fit. Je vis que ce ne fut pas sans un dessein d’en haut que les reliques arrivèrent entre les mains d’Overberg qui, sans les connaître, les plaça pourtant convenablement. » – « Combien sont merveilleuses les voies de Dieu, ajoute ici le Pèlerin. Il fallait que ces reliques fussent dispersées pour être mises plus tard sous des yeux si clairvoyants, si miraculeusement préparés à les vénérer. »

Ayant pris un jour dans ses bras la cassette où elle conservait ces reliques et qu’elle appelait son église, l’apôtre saint Thomas lui apparut et elle eut une vision étendue touchant ses voyages et ses travaux apostoliques dans l’Inde. « Il allait, dit-elle, d’un roi à l’autre et il opéra beaucoup de miracles : il fit plusieurs prophéties avant sa mort. Je vis notamment comment il érigea une pierre loin de la mer, la marqua et dit que, quand la mer arriverait jusque-là, un autre viendrait propager dans le pays la doctrine de Jésus. Je vis qu’il désignait par là saint François-Xavier. Je le vis percé de coups de lance, puis mis au tombeau et je vis aussi son corps exhumé et honoré. Je crois que, parmi ces reliques, il y a aussi des ossements de saint Matthias et de saint Barsabas, car j’ai eu une courte vision de l’élection qui appela l’un d’eux à l’apostolat. Matthias, quoique plus délicat et plus faible, avait plus de force d’âme et c’est pour cela qu’il fut préféré par Dieu à Barsabas qui était jeune et robuste. Je vis beaucoup de choses concernant celui-ci. Je vis aussi une vision touchant Siméon, un parent de Jésus qui fut évêque de Jérusalem après saint Jacques et qui y souffrit le martyre, étant âgé de plus de cent ans. Il doit aussi y avoir de ses ossements parmi ces reliques. » Le jour suivant, la relique de saint Thomas lui fut montrée en vision. Elle la désigna et l’enveloppa dans du papier. « J’eus à cette occasion, dit-elle, une nouvelle vision sur les voyages de cet apôtre, je les voyais comme sur une carte de géographie. Les ossements des saints Simon et Jude Thaddée me furent aussi montrés. Je vis en outre toute la famille de sainte Anne, et comme quoi sainte Anne eut trois maris. Joachim mourut avant la naissance du Christ ; après lui Anne eut deux autres maris dont elle eut deux filles. Ces mariages m’étonnèrent beaucoup, mais il me fut dit pourquoi elle devait agir ainsi. Je pensai alors à Anne la prophétesse et je vis celle-ci, ainsi que tous les logements des veuves et des vierges dans le temple. Simon et Jude Thaddée sont frères. La première fille de sainte Anne fut Marie, femme d’Alphée. Celle-ci, lors de la naissance de la très sainte Vierge, avait déjà une fille assez grande, Marie, femme de Cléophas dont elle eut quatre enfants, Jacques le Mineur, Simon, Jude Thaddée et José Barsabas. J’ai des ossements des trois derniers. Auprès de la relique de Jude Thaddée comme auprès de celles de ses frères, j’ai senti qu’il est uni à Jésus par les liens du sang. J’ai eu aussi une vision sur le voyage qu’il fit à Édesse pour voir Abgar. Il tenait à la main un écrit que Thomas lui avait donné. Lorsqu’il entra, je vis à coté de lui apparaître le Sauveur brillant de lumière. Le roi malade s’inclina devant l’apparition et ne regarda pas l’apôtre. Celui-ci lui imposa la main et le guérit. Ensuite il prêcha dans cette ville et convertit tout le peuple. »

« J’ai eu de nouveau des visions concernant divers saints. Je vis le martyre d’un saint Evodius qui souffrit en Sicile avec son frère Hermogène et une sœur. Je vis aussi beaucoup de choses concernant une sainte religieuse habillée de blanc, Catherine de Parcum, Cistercienne. Je la vis, née dans le judaïsme, lire sur des cornets de papier toute sorte de choses concernant Jésus et en être fort touchée. Je vis que des enfants chrétiens lui parlaient de l’enfant Jésus, de Marie et de la crèche, qu’elle fut conduite par eux à la crèche et que cela tourna encore davantage son cœur vers Jésus. Je vis qu’on l’instruisit en secret et qu’à la suite d’une apparition de Marie, elle se réfugia dans un couvent. Je vis encore beaucoup de choses touchantes sur elle, notamment son désir d’être méprisée. » L’ossement de cette sainte était solidement cousu dans du velours noir : lorsqu’Anne Catherine, étant à l’état contemplatif, voulut le désigner par son nom et l’envelopper dans du papier, il lui fut dit intérieurement qu’il se trouvait là encore un petit morceau d’étoffe ayant touché à la crèche du Sauveur, quelques éclats de bois de cette même crèche et une étiquette où cela était marqué. C’était la relique que cette sainte religieuse avait particulièrement honorée. Jeune fille juive, elle avait été poussée à se faire chrétienne par une image de la crèche ; elle avait vu en vision le Sauveur couché dans la crèche et souvent elle avait eu le bonheur de tenir l’enfant Jésus dans ses bras. Anne Catherine raconta cela au Pèlerin qui ouvrit l’enveloppe fortement cousue de la relique, et trouva dans un morceau d’étoffe provenant d’un voile brun les petits éclats de bois avec l’inscription : de præsepio Christi. Il en fut agréablement surpris, et, trouvant la malade retombée en extase, il lui présenta dans un petit papier les parcelles de la crèche. Elle les prit en souriant et dit : « Ceci vient de la crèche du Seigneur, la religieuse l’a vénéré. » Saisi d’émotion, il voulut lui baiser la main, mais elle la retira et dit : « Baise l’ossement de sainte Claire, où il n’y a plus rien de terrestre, ceci est encore mélangé de terre. » Le Pèlerin se sentit encore plus ému par ces paroles imprévues, car il portait dans sa poche une relique qu’il ne voulait montrer que plus tard à la malade. Il l’en retira alors et la lui donna. Elle la baisa et dit : « Sainte Claire est près de moi. » Elle dit plus tard, revenue à elle : « J’ai eu une petite vision touchant sainte Claire ; la guerre était partout autour de son couvent. Quoiqu’elle fût très malade, elle se fit porter à la porte du couvent ; elle y fit porter aussi le saint Sacrement qui était dans un ciboire d’argent recouvert d’ivoire. Elle s’agenouilla là avec toutes les religieuses, invoqua le secours de Dieu et entendit une voix intérieure qui lui dit de se rassurer. Je vis alors les ennemis s’éloigner de la ville. »

Un jour le Pèlerin porta près d’elle, sans qu’elle en sut rien, une relique tirée de la cassette et, comme il approchait de son lit, elle s’écria pleine de joie : « Sainte Afre, nous avons donc sainte Afre ! Je la vois attachée à un poteau par les mains et les pieds. Oh ! comme les flammes l’enveloppent ! Elle tourne la tête à droite pour regarder. » Et en disant ces mots, elle saisit la relique, la vénéra, et la baisa comme étant un ossement de sainte Afre.

Le même jour, au commencement de la soirée, le Pèlerin ayant ouvert un petit paquet où étaient inscrits ces mots : « Du vêtement d’un saint », il s’y trouva aussi un ossement et une petite inscription. Il ne pouvait pas s’imaginer, vu l’obscurité et la petitesse des objets, qu’Anne Catherine eût remarqué l’ouverture du paquet ; mais elle lui cria tout à coup : « Ne perdez pas l’inscription ! elle dit vrai ! elle luit ! » Le Pèlerin lui présenta alors le fragment d’ossement et elle tomba subitement en contemplation. Revenue à elle, elle dit : « J’ai voyagé bien loin, j’ai été à Béthanie, à Jérusalem et en France. C’est un ossement de sainte Marthe, l’habit est de sainte Madeleine, il est bleu avec des fleurs jaunes et mêlé de vert. C’est un reste du temps de ses vanités mondaines. Elle le portait encore sous un manteau de deuil lors de la résurrection de Lazare à Béthanie. Tous ces habits restèrent dans la maison de Lazare, lorsque ses sœurs et lui partirent pour la France. De pieux amis en ont pris quelque chose comme souvenir. Des gens qui étaient allés en pèlerinage à leur tombeau en France ont enveloppé dedans la relique, et ils croyaient que l’un et l’autre étaient de Madeleine, mais le morceau de vêtement seul vient d’elle, l’ossement est de Marthe. » Lorsque le Pèlerin examina l’inscription, il y lut en effet : sancta Maria Magdalena.

Elle reconnut parmi les reliques envoyées par Overberg un ossement du pape Sixte, huitième successeur de saint Pierre et un autre de son troisième successeur. Elle se réjouissait d’avoir pu désigner les chiffres ; mais, dès le jour suivant, elle raconta : « Lorsque j’ai revu les saints auxquels appartiennent les ossements, il m’a été dit : « Ce n’est pas le troisième, mais le treizième pape après saint Pierre ; son nom signifie Sauveur. » – « On ne saurait trop admirer, ajoute le Pèlerin dans ses notes, combien la direction à laquelle elle obéit est conforme à la vérité. Le treizième pape après saint Pierre s’appelait Soter, mot grec qui veut dire Sauveur. »

Le confesseur lui présenta un petit paquet sur lequel on lisait : « Saint Clément », et lui demanda si elle reconnaissait la relique comme étant de ce pape. Elle la prit près d’elle et, le jour suivant, elle déclara qu’elle n’était pas de saint Clément, mais de sainte Marcelle, veuve. Le confesseur ne se tenant pas pour satisfait et demandant des explications plus précises, elle garda la relique et dit au bout de quelques jours : « J’ai vu de nouveau la vie de sainte Marcelle. Je la vis, étant veuve, vivre très retirée dans une grande maison à la mode romaine comme était celle de sainte Cécile. Il y avait des cours et des jardins avec une fontaine jaillissante. Je vis souvent saint Jérôme chez elle, ils ouvraient ensemble des rouleaux d’écritures. Je la vis donner tout ce qu’elle avait aux pauvres et aux prisonniers ; je la vis sortir la nuit et visiter les prisons dont les portes s’ouvraient devant elle. Je vis aussi qu’après une lecture de la vie de saint Antoine, elle prit le voile avec un vêtement tout à fait monastique et amena plusieurs vierges à faire comme elle. Je vis que des étrangers vinrent à Rome qu’ils pillèrent, entrèrent dans la maison de Marcelle et voulurent lui extorquer de l’argent à force de coups, quoiqu’elle eût donné aux pauvres tout ce qu’elle possédait. C’est tout ce que je me rappelle. Lorsque je vis cette sainte pour la première fois, elle me consola à propos de mes visions tirées de l’Écriture Sainte, et me dit pour mon confesseur quelque chose que j’ai tout à fait oublié. »

Elle reconnut une relique comme étant du pape saint Marcel et raconta ce qui suit : « J’ai eu une vision touchant ce saint : j’ai vu comment, en compagnie de plusieurs autres, il recherchait les corps des saints dispersés çà et là, leur donnait une sépulture plus décente et y inscrivait leurs noms. Je l’ai vu souvent la nuit aller de côté et d’autre avec beaucoup d’ossements sous son manteau. Il porta aussi beaucoup de corps saints dans les catacombes et plaça auprès des rouleaux d’écritures avec des indications ; il y a là notamment des récits de martyres. Je crois que dans le grand souterrain où j’ai vu tant de rouleaux d’écritures conservés, il se trouve beaucoup de choses qu’il y a portées. J’ai vu de nouveau, à cette occasion, que nous avons des reliques très précieuses, car il y en a beaucoup qui proviennent de corps qu’il avait accompagnés d’indications semblables. J’ai vu la sainte veuve Lucine qui le priait d’enterrer deux martyrs morts de faim en prison, il y avait déjà longtemps. Ils firent cela pendant la nuit et portèrent le corps d’un homme et d’une femme à l’endroit où était le tombeau de saint Laurent. Lorsqu’ils voulurent mettre les deux corps près de lui, les os de saint Laurent se reculèrent comme s’ils ne voulaient pas avoir les autres dans leur voisinage, ce qui fit qu’on enterra ceux-ci ailleurs. Je vis aussi Marcel conduit devant l’empereur et, comme il refusait de sacrifier aux idoles, fouetté jusqu’au sang et conduit dans une grande étable pour y servir de valet. L’étable était ronde et bâtie autour d’une cour : il n’y avait pas seulement des bêtes de somme, mais aussi des loges pour les bêtes féroces auxquelles on livrait les martyrs. Il devait aussi donner leur nourriture à celles-ci et elles étaient très douces envers lui. Là aussi il assistait ses frères en secret et, grâce à Lucine qui donnait de l’argent à ses geôliers, il sortait souvent la nuit de sa prison pour enterrer les morts et encourager les fidèles. Je vis que d’autres prêtres lui portaient le saint Sacrement et qu’ensuite il l’administrait pendant la nuit. Je vis qu’il fut tiré de l’étable par d’autres personnes, puis pris de nouveau, et qu’il fut rendu à la liberté après avoir guéri la femme d’un grand personnage. Alors il se tint dans la maison de Lucine, en fit secrètement une église et continua à pratiquer toutes ses œuvres de miséricorde. Les persécutions vinrent encore l’y chercher, la maison fut dévastée et on en fit une étable où il lui fallut de nouveau servir. Comme il ne cessait pas d’y remplir en secret son office de pasteur des âmes, on lui déchira tout le corps de la manière la plus horrible avec les fouets dont on se servait pour les bêtes de somme et il mourut couché dans un coin. Les chrétiens lui donnèrent la sépulture. Après cela, j’eus encore des visions concernant saint Ambroise, saint Liboire et le gouvernement de l’Église par saint Grégoire ; je me souviens seulement qu’elles se rapportaient aux rapports de ces saints avec de pieuses femmes et que ces rapports avaient donné lieu à bien des calomnies. Saint Grégoire avait érigé plusieurs couvents de femmes et, les jours des anciennes fêtes païennes, il faisait faire des prières et des pénitences publiques à des centaines d’entre elles vêtues en pénitentes, afin de donner par là à l’Église une compensation pour les péchés qui se commettaient ces jours-là. Je vis qu’il fit par là un grand bien et que le nombre des fêtes consacrées au démon et au péché en fut fort diminué. Je vis aussi qu’il eut beaucoup à souffrir à cette occasion... J’eus encore une vision sur un certain diacre Cyriaque qui eut à souffrir au-delà de toute expression. Une fois il resta caché pendant longtemps dans les catacombes, assez près du lieu où s’élève aujourd’hui l’église de Saint-Pierre ; il y mourut presque de faim. Plus tard il souffrit le martyre. Je me souviens que le diacre Cyriaque fut ordonné par saint Marcel, qu’il assistait, avec deux autres chrétiens, Largus et Smaragde, les fidèles qu’on faisait travailler à des fortifications, que lui-même y fut forcé et qu’il délivra du démon la fille d’un persécuteur. »

« Je reconnus les ossements de saint Placide et de saint Donat. Je vis Placide plein de charme dans sa personne comme saint François de Sales. Il fut massacré en Sicile avec ses frères. Je vis beaucoup de traits de sa vie, notamment de son enfance. Il avait deux frères et une sœur plus âgés que lui et, tout enfant, il était déjà regardé comme un saint. Je le vis, étant encore dans les bras de sa mère, saisir des rouleaux d’écritures, poser ses petites mains sur les noms de Jésus et de Marie et témoigner une grande joie. Je vis qu’il était aimé de tout le monde et que souvent des familles entières se rassemblaient autour de lui pendant que sa mère le tenait sur ses genoux. Je le vis, un peu plus avancé en âge, en compagnie de son pieux précepteur, se promenant dans le jardin où il s’amusait à tracer des croix et où il en tressait aussi avec des fleurs et des feuilles. Je vis aussi les oiseaux très familiers avec lui. Il fut conduit dans un autre endroit pour y faire ses études, puis au couvent de saint Benoît qui avait encore peu de disciples. Je le vis plein de grâce et de distinction, se développant rapidement comme un enfant de haut rang. J’eus en même temps une vision touchant un autre saint né dans une basse condition et gardant les troupeaux, lequel pourtant devint pape. Je vis quelle devait être la destinée de tous les deux. Je m’entretins avec Placide et il me promit de nouveau son assistance. Il me dit que je n’avais qu’à l’invoquer pour qu’il vînt à mon secours.

Étant à l’état de veille, le Pèlerin lui fit remarquer que la fête de sainte Thérèse était proche, et elle lui dit : « Nous avons une relique d’elle et une autre de sainte Catherine de Sienne. Elles sont là jointes à plusieurs autres. » Alors elle nomma successivement et toujours dans le même ordre les saints dont les ossements étaient dans une croix suspendue au pied de son lit. Elle dit encore : « Je vois leurs noms, tantôt sous leurs pieds, tantôt à leur côté et je vois aussi leurs attributs. Je vois Édiltrude avec une couronne qu’elle a déposée, Thérèse, Radegonde, Geneviève, Catherine, Phocas, Marie de Cléophas. Celle-ci est plus grande que la sainte Vierge et habillée de la même manière. Elle est fille de la sœur aînée de Marie. Je vois aussi Ambroise, Urbain et Silvain. » Le Pèlerin lui demanda alors : « Où est Pélagie ? » Elle répondit : « Elle n’est plus à côté de moi : elle est là » (montrant du doigt la poche du Pèlerin). Il avait pris cette relique sans qu’elle en sût rien pour la marquer et l’envelopper, comme ayant été antérieurement reconnue. Le Pèlerin s’approcha d’elle, ayant une autre relique dans sa poche ; mais, avant qu’il eût pu la lui montrer, elle s’écria : « Je vois Engelbert ; avons-nous des ossements de lui ? » Il lui donna alors la relique et le jour suivant elle raconta ceci : « J’ai reconnu la relique comme étant de saint Engelbert de Cologne et j’ai vu cette nuit beaucoup de traits de sa vie. Engelbert était très puissant à la cour et mêlé à de grandes affaires de l’empire. Il menait à la vérité une vie austère et irréprochable, mais non à l’égal d’autres saints, à cause des affaires dont il était chargé. Il avait une grande dévotion à Marie. Je vis qu’il fit des travaux à la cathédrale, qu’il réunit dans des cercueils de précieuses reliques qu’on ne connaissait plus et les enterra sous des autels. Cela n’était pas convenable. Je vis aussi sa mort. Un parent qu’il avait dû punir lui tendit des embûches. Cet homme l’attaqua pendant un voyage et le maltraita horriblement. Je comptai sur son corps plus de soixante-dix blessures. Engelbert fut sanctifié par sa sérieuse préparation à la mort, car il avait fait, peu auparavant, sa confession générale avec une vive contrition ; il le fut aussi par la patience indicible avec laquelle il souffrit son long égorgement, ne cessant de prier pour ses meurtriers. Je vis que la Mère de Dieu lui apparut pendant qu’on le martyrisait, le consola, l’encouragea à souffrir et à mourir patiemment et qu’il fut redevable de sa sainte mort à l’assistance qu’elle lui donna. »

« J’ai reconnu aussi la relique de saint Cunibert de Cologne. Je le vis encore enfant, près du roi Dagobert et dormant dans la chambre de ce prince. »

 

Sainte Agnès et sainte Émérentienne.

 

« Je vis une délicate et charmante jeune fille au milieu de soldats qui la traînaient. Elle était enveloppée dans une longue robe brunâtre et sa tête, dont les cheveux étaient relevés en tresses, était couverte d’un voile. Les soldats la tiraient violemment en avant par los deux côtés de son manteau, en sorte qu’il se déchira en deux. La foule se pressait à sa suite : il s’y trouvait quelques femmes. On la conduisit à travers une cour carrée entourée d’une haute muraille dans une pièce où il n’y avait d’autre mobilier que quelques longs coffres avec des coussins. Ils poussèrent la jeune fille dedans et la traînèrent de côté et d’autre, lui arrachant son manteau et aussi son voile. Elle était entre leurs mains comme un innocent agneau plein de patience, et elle était si légère qu’elle ressemblait à un oiseau qui plane à fleur de terre. Il semblait qu’elle volât quand elle était ainsi traînée de côté et d’autre. Ils emportèrent le manteau et la laissèrent. – Agnès se tint alors dans un coin retiré de la pièce, n’ayant d’autre vêtement qu’une tunique blanche sans manches, ouverte sur les côtés : elle priait tranquillement, le visage tourné vers le ciel et les mains élevées. Les femmes qui l’avaient suivie ne furent pas admises dans la cour. Des hommes de toute espèce se tenaient à la porte comme si la sainte eût été une proie qui leur était livrée. Je vis son vêtement blanc ensanglanté sur le cou par suite d’une blessure que peut-être elle avait reçue sur le chemin. »

« Il entra d’abord deux ou trois jeunes hommes qui se précipitèrent sur elle comme des furieux, la traînèrent çà et là et lui arrachèrent de dessus le corps son vêtement ouvert. Je vis du sang à son cou et à sa poitrine, mais elle n’essaya pas de se défendre, car au même moment ses cheveux tombèrent autour d’elle de manière à la couvrir et je vis paraître au-dessus d’elle un jeune homme resplendissant planant en l’air qui étendit sur elle, comme un vêtement, des torrents de lumière. Les scélérats furent épouvantés et s’enfuirent. Alors son téméraire adorateur, se moquant de leur lâcheté, se précipita à son tour vers elle. Il voulut la saisir, mais elle lui prit fortement les mains et le repoussa. Il tomba par terre, mais il se releva et se précipita furieux sur elle. La vierge le repoussa encore jusqu’à la porte et alors il tomba par terre sans mouvement. Elle resta calme comme auparavant, toujours en prière, éclatante de lumière et de beauté : son visage ressemblait à une rose resplendissante. Au cri poussé par les autres, quelques personnages d’importance arrivèrent : l’un d’eux semblait le père du jeune homme étendu par terre. Il était plein de colère et de rage et parlait de sorcellerie. Mais quand il lui entendit dire qu’elle prierait pour la vie de son fils, s’il le lui demandait au nom de Jésus, il se calma et la conjura de le faire. Alors elle parla au mort qui se releva et fut emmené par les autres, tout chancelant encore. Quelques autres hommes vinrent à Agnès, mais tous se retirèrent épouvantés. Au bout de quelque temps, je vis des soldats entrer de nouveau près d’elle : ils apportaient un vêtement brun ouvert sur le côté et retenu par une agrafe et un méchant voile tel qu’on le donnait ordinairement à ceux qui étaient destinés au dernier supplice. Elle le mit, noua ses cheveux autour de sa tête et fut ainsi conduite à un tribunal. C’était un espace carré, entouré d’une muraille épaisse dans laquelle étaient des prisons ou des chambres : on pouvait monter en haut et voir de là ce qui se passait au-dessous sur la place ; il s’y trouvait en effet des spectateurs. Plusieurs personnes furent conduites devant le tribunal, venant d’une prison qui ne semblait pas très éloignée de ce mauvais lieu où Agnès avait été renfermée seule. Je crois que c’étaient un grand-père, ses deux gendres et leurs enfants : ils étaient attachés les uns aux autres avec des cordes. Lorsqu’ils arrivèrent devant le juge qui était assis dans la cour carrée sur un siège de pierre élevé, Agnès, à son tour, fut conduite devant lui et il lui adressa des exhortations très bienveillantes, après quoi les autres aussi furent interrogés et exhortés. Or, ils n’avaient été conduits là que pour être interrogés et assister au supplice. Les femmes de ces hommes étaient encore païennes. Plusieurs autres ayant paru successivement devant le juge, Agnès fut de nouveau présentée devant lui et de cette manière son tour vint trois fois. On lui fit, après cela, monter trois degrés jusqu’à un poteau et on voulut la lier : mais elle s’y refusa. Autour d’elle était entassé du bois où on mit le feu. Mais je vis de nouveau en l’air au-dessus d’Agnès une figure qui fit descendre sur elle une effusion de rayons comme un abri protecteur d’où toutes les flammes se rejetèrent sur les bourreaux et en blessèrent plusieurs. Quant à elle, elle n’en reçut pas la moindre atteinte. Alors d’autres satellites l’emmenèrent encore et la conduisirent de nouveau devant le juge. Là elle fut placée sur un bloc de bois ou sur une pierre : on voulait lui lier les mains, mais elle s’y refusa ; elles restèrent posées sur sa poitrine. Je vis qu’une figure humaine était auprès d’elle et lui soutenait les bras. Alors un homme la prit par les cheveux et lui trancha la tête, qui resta pendante sur une épaule, comme celle de sainte Cécile. Son corps fut ensuite jeté tout vêtu sur le bûcher et les autres prévenus furent ramenés à leur prison. Pendant le jugement, je vis dans le lointain des amis d’Agnès qui pleuraient. Il m’a souvent paru étonnant, lors de ces martyres, qu’il n’arrivât rien aux amis qui témoignaient leur sympathie aux victimes, les assistaient ou les consolaient. Le corps ne fut pas consumé ; le vêtement non plus, à ce que je crois. J’ai vu son âme sortir de son corps, blanche comme la lune, et s’envoler au ciel. Cette exécution, à ce qu’il me semble, eut lieu avant midi, et il faisait encore jour quand ses amis retirèrent le corps du bûcher et lui donnèrent la sépulture avec de grandes marques de respect. Beaucoup de personnes étaient là, mais elles étaient enveloppées dans des manteaux, peut-être pour n’être pas reconnues. Il me semble avoir vu, entre autres, sur la place où était le tribunal, le jeune homme qu’Agnès avait rendu à la vie : il n’était pas encore converti. Je la vis aussi en dehors de cette vision apparaître près de moi toute resplendissante de lumière et une palme à la main. L’auréole qui rayonnait tout autour d’elle était rougeâtre intérieurement et les rayons passaient au bleu à leur extrémité. Elle me regarda d’un air très joyeux, me consola de mes souffrances et dit : « Il est doux de souffrir avec Jésus, de souffrir en Jésus. » Je ne puis dire combien il y a de différence entre ces Romains et nos gens d’à présent. Chez eux il n’y avait pas de mélange : ils étaient tout un ou tout autre. Chez nous tout est si indécis et si embrouillé ! c’est comme s’il y avait en nous mille compartiments dans lesquels il y en aurait encore mille autres. »

« Je vis une jeune fille qui allait souvent la nuit au tombeau de sainte Agnès, s’y prosternait et y priait. Elle était enveloppée dans de longs vêtements et se glissait furtivement comme Madeleine au tombeau du Seigneur. Je vis aussi des ennemis des chrétiens, qui étaient là aux aguets, tomber sur elle et l’emmener prisonnière. Je vis ensuite une toute petite église octogone, avec un autel. En l’air, au-dessus de l’autel, il y avait fête parmi les saints, et c’était comme une fête patronale pleine de naïveté, d’innocence et de grâce. Une charmante vierge martyre fut placée sur un trône et parée de guirlandes de fleurs par d’autres martyres et martyrs romains des premiers temps. Je vis sainte Agnès ayant aussi auprès d’elle un petit agneau. »

Le Pèlerin lui donna une relique sous laquelle était écrit en lettres très lisibles le nom de l’apôtre saint Matthieu, mais que déjà antérieurement elle avait désignée comme étant de sainte Émérentienne. À peine l’eut-elle touchée qu’elle s’écria : « Oh ! l’aimable enfant ! D’où vient ce bel enfant ! Et voici une femme avec un autre enfant. » Le lendemain elle raconta ce qui suit : « Cette nuit j’ai eu affaire avec deux charmants enfants et aussi avec une suivante. Je vis d’abord l’un des enfants qui pouvait avoir quatre ans passer par la porte d’un mur auquel s’appuyait à l’intérieur une galerie à colonnes ; puis une femme âgée avec un nez recourbé sortir de la maison. Elle avait quelque chose de juif dans la physionomie, portait un vêtement ample, avec un collet dentelé autour du cou, et aux bras des espèces de manipules. Une petite fille qu’elle conduisait dehors semblait âgée d’un peu plus de cinq ans. Elle s’avança avec elle sous le péristyle et les enfants se mirent à jouer. Dans ce péristyle les colonnes du milieu étaient rondes et supportaient des têtes crépues coiffées en quelque sorte de feuilles frisées : en outre, autour de ces colonnes s’enroulaient comme des serpents sculptés surmontés d’une belle face humaine qui regardait au dehors. Les colonnes des angles étaient carrées et supportaient au sommet, sur les deux côtés intérieurs, de grands masques taillés dans la pierre ; semblables à des têtes de bœuf, au-dessous desquels étaient creusés trois ouvertures rondes placées les unes sous les autres. La paroi postérieure du péristyle était divisée par des piliers engagés ; dans un endroit de cette paroi se trouvait une surface en saillie sur laquelle on pouvait monter et où l’on arrivait des deux côtés par des marches. Au milieu était comme un tabernacle par lequel on pouvait faire sortir quelque chose du mur. Tout autour, contre le mur, étaient quelques sièges travaillés comme la partie inférieure des colonnes. Mais, au-dessous, il y avait tout autour des cases où les enfants mettaient leurs jouets. La servante se plaça sur un des sièges. Les deux aimables enfants avaient de petites robes tricotées ou faites au métier, semblables à des chemises avec une ceinture. Il vint encore plusieurs enfants du voisinage qui se réunirent à eux et ils jouèrent très gentiment ensemble, notamment près du tabernacle qu’ils ouvraient comme un tour et où ils avaient leurs jouets. C’étaient des poupées à membres mobiles très artistement faites, avec des fils qu’ils faisaient aller et qui servaient à faire remuer les membres. Les enfants sautaient aussi sur les marches qui menaient au tabernacle et montaient au-dessus de celui-ci jusqu’à la plate-forme. Ils avaient aussi de petits vases et jouaient près des sièges sous lesquels ils plaçaient leur petit attirail dans les ouvertures demi-circulaires. Je pris une fois l’une des petites filles que je mis en travers sur mes genoux, mais elle ne voulut pas rester tranquille et se débattit : je m’en attristai et je crus que cela venait de mon indignité. Après cela, les autres enfants retournèrent chez eux et la servante ou nourrice sortit avec les deux enfants par la porte, traversa une cour antérieure, puis monta un étage plus haut dans une salle où la mère d’un des enfants était assise et semblait lire des feuilles écrites. C’était une femme robuste vêtue d’une robe plissée ; elle avait une marche traînante, l’air grave et ne se livrait pas beaucoup avec les enfants ; elle ne les caressait pas, cependant elle leur parlait et leur donnait des gâteaux qui étaient comme de petites figures de diverses couleurs. Il y avait dans la salle des sièges semblables à des coussins, avec une poignée pour les prendre. Il semblait qu’on pût les hausser ou les baisser à volonté. Les coussins étaient de cuir brun, il y en avait aussi en laine. Le plafond et les murs de la salle étaient entièrement peints ; les fenêtres n’étaient point de verre, elles étaient couvertes comme d’un filet sur lequel étaient tracées à l’aiguille des figures de toute espèce. La femme s’occupait encore moins de l’enfant étranger que du sien propre. Je vis encore la nourrice avec les enfants dans un petit jardin qui était comme une cour entourée par les bâtiments. Il y avait des chambres tout autour et, au milieu, une fontaine jaillissante. Dans ce jardin les enfants jouèrent et mangèrent des fruits. Je ne vis pas le père. J’eus alors une autre vision. Je vis les deux enfants plus vieux de quelques années. Ils étaient seuls et priaient. J’eus le sentiment que la gouvernante était chrétienne en secret et dirigeait les pas de ces enfants. Je la vis se réunir en cachette avec plusieurs autres vierges dans une des petites maisons latérales attenantes à la grande maison ; je vis aussi que, la nuit, des gens s’approchaient avec précaution du mur de la maison dans l’intérieur de laquelle elles dormaient, que là ils mettaient la main dans un trou pratiqué dans le mur et donnaient aux habitants de la maison un signal sur lequel ceux-ci se levaient et sortaient. La gouvernante les conduisait toujours dehors par un passage de derrière et n’allait pas plus loin. Je la vis, enveloppée dans un manteau, longer avec d’autres une vieille muraille et entrer dans un lieu souterrain où beaucoup de personnes étaient rassemblées. Je vis deux de ces salles ; dans l’une, il n’y avait pas d’autel, on y faisait seulement des prières et des instructions ; dans l’autre, était un autel où les arrivants déposaient une offrande. Je vis les deux enfants aller furtivement la nuit à ces réunions secrètes des chrétiens »

« Je me trouvai de nouveau devant la maison où j’avais vu jouer les petits enfants et je ressentis un vif désir de les voir revenir. Alors je vis un enfant qui avait pris part aux jeux et je l’envoyai dans la maison pour qu’il priât la gouvernante de sortir avec les petites filles. Elle vint, portant sur les bras Agnès qui était un nourrisson d’environ dix-huit mois et elle me dit que l’autre enfant n’était pas là. Je répondis que certainement elle viendrait bientôt. Alors nous allâmes ensemble sous un grand arbre touffu, semblable à un filleul, et l’autre enfant ne tarda pas à être amenée par une jeune servante sortant d’une maison voisine plus petite. Mais les deux surveillantes ne voulurent pas rester longtemps ; elles avaient à faire au logis et je les priai instamment de vouloir bien me laisser un peu les enfants ; elles me les laissèrent en effet, après quoi elles se rendirent chez elles. J’avais les deux enfants sur mes genoux et je les caressais, mais ils furent bientôt inquiets et se mirent à crier. Je n’avais absolument rien à leur donner pour les calmer et dans le trouble extrême où j’étais, je les mis contre mon sein où elles restèrent tranquilles. Je mis autour d’elles un grand manteau dont j’étais revêtue et je sentis avec une surprise mêlée d’effroi qu’elles étaient réellement allaitées par moi. Alors les bonnes revinrent, je leur donnai les enfants et les deux mères arrivèrent aussi bientôt. Celle d’Émérentienne était plus petite, plus vive et plus remuante que l’autre, elle avait aussi des manières plus avenantes. Elle porta elle-même son enfant chez elle ; l’autre fit porter le sien. Je sentis alors, avec un grand effroi, que mon sein, où les enfants avaient bu, s’était gonflé et rempli de lait. J’y eus une sensation d’oppression et de chaleur cuisante et mon anxiété fut grande. Mais j’étais à peine à moitié chemin de chez moi que deux enfants de ma connaissance vinrent à moi et me vidèrent le sein en me faisant beaucoup souffrir : il en vint encore plusieurs autres qui firent la même chose et sur lesquels je remarquai une quantité de vermine que je tuai, en sorte qu’ils furent nourris et nettoyés. Je fus moi-même débarrassée de mon oppression et, comme je craignais que cela ne me fût venu des reliques, je les plaçai dans l’armoire. »

Le jour suivant, pendant qu’elle était en extase, le Pèlerin ayant apporté près d’elle les reliques de sainte Agnès et de sainte Émérentienne, elle cria en se détournant : « Non ! non ! je ne puis pas. J’aime bien ces enfants, mais je ne puis pas recommencer ! »

 

Sainte Paule.

 

Le Père Limberg prit dans un paquet de reliques et présenta à la malade un petit morceau d’étoffe brune, en lui demandant si elle reconnaissait cela. Elle le considéra attentivement et dit d’un ton très décidé : « Cela vient du voile de la femme qui a émigré de Rome à Jérusalem et à Bethléem. C’est du voile de sainte Paule. La sainte est là : le voile est long et descend sur son visage. Elle tient à la main un bâton avec de gros nœuds. » Elle reconnut un autre morceau d’étoffe de soie comme provenant d’un rideau que sainte Paule avait suspendu devant la représentation de la crèche dans sa petite chapelle. « La sainte a souvent prié avec sa fille devant ce rideau et l’enfant Jésus lui est souvent apparu dans ce lieu. » À ces mots le Pèlerin lui demanda si ce rideau était devant la véritable crèche ou dans la grotte même de la crèche. Elle répondit : « Non ! il était devant la petite crèche que les religieuses de sainte Paule avaient dans leur chapelle. Le monastère était si rapproché de la sainte grotte de la crèche à Bethléem que la chapelle semblait bâtie en quelque sorte contre celle-ci et s’appuyait à l’endroit où Jésus est né. La chapelle était faite seulement de bois et de clayonnage et tendue de tapisseries à l’intérieur. À partir de là couraient quatre rangées de cellules, de construction légère comme les maisons où l’on recevait les voyageurs dans la terre promise. Chaque cellule avait devant elle un petit jardin. Ce fut là que Paule et sa fille rassemblèrent leurs premières compagnes. Dans la chapelle était un autel isolé de tous côtés, avec un tabernacle, et derrière cet autel, caché par un rideau de soie rouge et blanche, l’endroit où se trouvait la crèche dressée par sainte Paule, et qui n’était séparé que par un mur du lieu réel de la naissance de Jésus. Cette crèche était une reproduction de la vraie sainte crèche, seulement moins grande et en pierre blanche ; mais tellement exacte que le foin même était imité. Le petit enfant était représenté avec des langes de couleur bleue, collant au corps. Paule le prenait souvent dans ses bras lorsqu’elle priait. Là où la crèche s’appuyait au mur, était suspendue une couverture sur laquelle était dessiné à l’aiguille l’âne, tournant la tête vers la crèche : c’était un travail de diverses couleurs, les poils étaient imités avec des fils. Plus haut, au-dessus de la crèche, était fixée une étoile. Des lampes étaient suspendues à droite et à gauche, devant le rideau. »

 

Sainte Agathe.

 

« Je me suis trouvée cette nuit dans la ville où j’ai vu le grand soulèvement (Palerme). Je vis encore beaucoup de dégâts dans les églises et les maisons, et je vis une grande et singulière fête religieuse. Des tapisseries étaient suspendues dans l’église, et au milieu pendait un drap comme chez nous ce qu’on nomme le linge de la faim pendant le carême. J’ai aussi vu vers une place un grand feu ressemblant à nos feux de la Saint-Jean et où les prêtres allaient en procession avec un tapis. C’était une merveilleuse fête, avec beaucoup d’appareil et de pompe. Le peuple s’y porte avec beaucoup d’ardeur, et il y a toujours des rixes. L’église était magnifiquement ornée, et pendant le service divin, je vis sainte Agathe avec d’autres saints. »

« Je vis qu’Agathe avait été martyrisée dans, une autre ville, à Catane. Ses parents habitaient Palerme, sa mère était chrétienne en secret. Son père était païen. Je vis que sa mère l’avait, dès son enfance, instruite secrètement dans la religion chrétienne. Elle avait deux suivantes. Dès ses premières années, elle avait des rapports familiers avec Jésus. Je la vis souvent assise dans le jardin, ayant auprès d’elle un bel enfant resplendissant de lumière qui lui parlait souvent et jouait avec elle. Je vis comment elle lui faisait un siège dans le gazon et comment elle l’écoutait toute pensive, les mains posées sur ses genoux. Je les vis jouer avec des fleurs et des petits bâtons. L’enfant semblait grandir auprès d’elle. Il vint aussi plus grand à elle lorsqu’elle-même fut devenue plus grande, mais il ne venait que lorsqu’elle était seule. Je crois qu’elle le voyait aussi, car je la vis faire divers arrangements qui supposaient sa présence. Je l’ai vue grandir merveilleusement en pureté et en force intérieure. Il est impossible d’expliquer comment on voit cela : c’est comme si l’on voyait un objet quelconque devenir de plus en plus magnifique, un feu qui devient soleil, une lueur qui devient étoile ou de l’or qui deviendrait plus parfaitement or. Je vis aussi avec quelle fidélité extraordinaire elle coopérait à la grâce, comment elle ne cessait de repousser ou de punir sur elle-même la moindre tache, la moindre imperfection. Quand elle voulait se coucher le soir, son ange gardien se tenait souvent sous une forme visible près d’elle et lui rappelait quelque chose qu’elle avait oublié : alors elle se hâtait de le faire : c’était une prière, ou une aumône, ou quelque chose qui se rapportait à la charité, à la pureté, à l’humilité, à l’obéissance, à la miséricorde, aux efforts à opposer au mal. Je l’ai vue souvent, dans son enfance, se glisser furtivement loin de sa mère avec des aumônes et des aliments. Combien elle était magnanime et chérie de Jésus ! dans quel état de lutte continuelle elle vivait ! Je la vis souvent se pincer et se frapper pour des désirs et pour les moindres fautes. Et avec tout cela, comme elle était franche, courageuse et ouverte ! Je vis que, vers sa huitième année, elle fut conduite à Catane dans une voiture avec plusieurs autres jeunes filles. Cela se faisait par l’ordre de son père qui voulait qu’elle fût élevée dans toute la liberté d’une éducation païenne. On la mena là chez une femme à l’air hardi qui avait cinq filles. Je ne puis pas dire que sa maison fût une maison publique de débauche, comme j’en ai vu plus d’une fois à cette époque : elle me parut plutôt une femme galante et de manières libres. J’y ai longtemps vu Agathe. La maison était dans une très belle situation et tout y était somptueux ; mais elle ne pouvait pas en sortir. Je la voyais ordinairement avec d’autres jeunes filles d’assez mauvaise compagnie dans un salon devant lequel était une pièce d’eau où toute la maison se réfléchissait : de l’autre côté, la maison avait des gardiens. La femme et ses cinq filles se donnaient toute la peine imaginable pour former Agathe à la vertu entendue à leur manière. Je les vis se promener avec elle dans de superbes jardins, lui montrer toute espèce d’habits magnifiques et de belles choses, mais elle restait indifférente à tout cela ; elle s’en détournait toujours. Là aussi, je vis que l’enfant céleste était souvent auprès d’elle et qu’elle devenait de plus en plus sérieuse et courageuse. C’était une très belle enfant, pas grande, mais parfaitement faite. Elle avait des cheveux foncés, de grands yeux noirs, un beau nez, une figure ronde, quelque chose de très doux et de très ferme en même temps et une physionomie où se manifestait une force d’âme extraordinaire. Je vis sa mère mourir de chagrin loin d’elle. »

« Je vis, dans la maison de cette femme, Agathe combattre ses penchants naturels avec une constance et un courage remarquables et lutter contre toutes les séductions. Quintianus qui plus tard la fit martyriser y venait souvent. Il était marié, mais il ne pouvait pas souffrir sa femme. C’était un homme désagréable, d’un caractère bas et orgueilleux : il rôdait dans la ville, espionnant tout ce qui se faisait et il vexait et tourmentait tout le monde. Je le vis chez cette femme : il regardait souvent Agathe comme on regarde un bel enfant : il ne se permettait rien d’inconvenant avec elle. Je vis là son fiancé céleste se tenir près d’elle, visible pour elle seule ; et il lui disait : « Notre fiancée est petite, elle n’a pas de mamelles 37 : quand elle en aura, elles lui seront retranchées, car il n’y a là personne qui puisse s’y abreuver. » Le jeune homme parlait ainsi à Agathe en vision, et cela voulait dire qu’il y avait là peu de chrétiens et de prêtres 38. J’ai aussi vu que son fiancé lui montrait les instruments de son martyre : je crois même qu’ils jouaient avec. Plus tard, je la vis de nouveau dans sa ville natale : son père ne vivait plus. Elle avait environ treize ans. Elle confessait publiquement la foi chrétienne et avait près d’elle des gens de bien. Je la vis enlevée de sa maison par des personnes que Quintianus avait envoyées de Catane ; je vis comment, en sortant de la ville, elle se baissa pour attacher plus solidement sa chaussure, et comment, regardant en arrière, elle s’aperçut que tous ses amis l’abandonnaient et retournaient à la ville. Elle pria Dieu de faire paraître un signe de cette ingratitude, et un olivier stérile sortit de terre à cet endroit. »

« Je l’ai vue de nouveau chez la mauvaise femme et j’ai vu aussi apparaître près d’elle son fiancé céleste qui lui dit un jour : « Lorsque le serpent, qui était muet auparavant, se mit à parler, Ève aurait dû s’apercevoir que c’était le démon. » Je vis aussi que la femme chercha de toute manière à séduire Agathe, en la flattant et en lui donnant des divertissements, et j’entendis Agathe lui faire l’application de ce que lui avait enseigné son fiancé, car la femme ayant voulu la pousser au relâchement par ses discours, elle lui dit : « Ta chair et ton sang sont la créature de Dieu, comme le serpent, mais ce qui parle par eux est le démon. » Je vis les allées et venues de Quintianus chez cette femme et je connais aussi très bien deux amis qu’il avait. Je vis ensuite Agathe jetée en prison, interrogée et frappée. On lui coupa les mamelles : un homme la tenait pendant qu’un autre lui enlevait le sein avec un instrument qui ressemblait à une tête de pavot. Il s’étendait sur trois tiges formant comme une bouche et détachait comme d’une morsure la mamelle qui le remplissait tout entier. Les bourreaux eurent encore la cruauté révoltante de lui mettre sous les yeux avec des moqueries ses mamelles coupées ; puis ils les jetèrent à ses pieds comme sur une planche. Pendant son supplice, Agathe dit à Quintianus : « Peux-tu, sans frémir d’horreur, arracher à une femme cette partie du corps qui, chez ta mère, t’a nourri autrefois ! » Elle était pleine de fermeté et de calme et dit : « Mon âme a de plus nobles mamelles que tu ne peux pas m’enlever. » Son sein était peu développé et elle-même était à peine dans l’âge de puberté. La blessure était parfaitement ronde : il n’y avait pas de déchirure : le sang jaillissait en plusieurs petits jets. J’ai vu souvent ce même instrument employé pour les supplices des martyrs : on enlevait ainsi du corps des saints des morceaux de chair tout entiers. L’assistance et la force qu’ils reçoivent de Jésus-Christ est quelque chose d’admirable. Je le vois souvent lui-même près d’eux qui les soulage : ils ne tombent pas en défaillance là où un autre tomberait à l’instant comme mort. Je vis ensuite Agathe dans la prison, où un saint vieillard lui apparut et lui dit qu’il guérirait ses blessures. Elle répondit qu’elle le remerciait, qu’elle n’avait jamais eu recours à la médecine humaine, qu’elle avait son Seigneur Jésus-Christ qui pouvait la guérir s’il le voulait. « Je suis un chrétien et un vieillard, lui dit-il : ne crains pas de me montrer tes plaies ! » Elle lui répondit : « Mes plaies n’ont rien qui blesse la pudeur. Jésus me guérira s’il le veut : il a créé le monde, il peut aussi me créer un sein. » Alors je vis le vieillard sourire et dire : « Je suis son serviteur Pierre : vois ! ton sein est déjà guéri », puis il disparut. – Je vis plus tard qu’un ange attacha au haut de sa prison comme un écriteau où était écrit quelque chose : je ne me rappelle plus ce que c’était. Or, elle avait ses deux seins parfaitement remis dans l’état où ils étaient auparavant. Ce n’était pas seulement un rapprochement de la peau, c’était un nouveau sein complet. Autour de chacun des seins je vis une auréole de lumière et tout le cercle intérieur de cette auréole rempli de rayons ayant les couleurs de l’arc-en-ciel. Je vis Agathe conduite de nouveau au martyre. Dans un caveau étaient des âtres sous lesquels on avait allumé du feu : ils étaient profonds comme des coffres et garnis à l’intérieur de toutes sortes d’objets pointus et anguleux. Il y avait un certain nombre de ces coffres les uns près des autres. Souvent plusieurs personnes étaient livrées à ce supplice en même temps : on pouvait passer dans les intervalles qui séparaient les coffres. Le feu brûlait dessous, en sorte que ceux qui y étaient étendus sur des tessons de pot étaient rôtis. Lorsque, Agathe eut été jetée dans une de ces caisses, la terre trembla, un mur s’écroula et écrasa les deux amis de Quintianus. Il y eut un soulèvement dans le peuple, si bien que Quintianus s’enfuit. La vierge fut ramenée en prison, où elle mourut. Je vis Quintianus se noyer misérablement dans une rivière, comme il était en route pour aller confisquer les biens de sainte Agathe. J’ai aussi vu comment, plus lard, une montagne ayant vomi des flammes, le peuple s’enfuit devant le fleuve de feu qui en découlait auprès du tombeau d’Agathe, dont il opposa le couvercle au feu, qui s’éteignit. »

 

Sainte Dorothée.

 

« Je reconnus de nouveau la relique de la sainte et je vis une ville considérable dans un pays de collines. Je vis là, dans le jardin d’une maison bâtie à la mode romaine, jouer trois jeunes filles de cinq à huit ans. Elles se tenaient par les mains, dansaient en rond, puis s’arrêtaient et chantaient : en même temps elles cueillaient des fleurs. Lorsqu’elles eurent joué un certain temps, je vis les deux plus âgées se séparer de la plus jeune, s’éloigner avec les fleurs et les mettre en morceaux. La plus petite parut éprouver beaucoup de peine lorsque ses deux compagnes s’en allèrent d’un autre côté du jardin. Je vis l’enfant restée seule avant dans le cœur une douleur poignante que je ressentis moi-même. Son visage pâlit, en même temps son vêtement devint blanc comme la neige et elle tomba à terre comme morte. J’entendis alors intérieurement une voix qui disait : « C’est Dorothée ! » – Et en même temps je vis apparaître un petit garçon brillant de lumière qui s’avança vers elle, tenant un bouquet de fleurs à la main ; il la releva, la conduisit dans un autre partie du jardin, et lui donna le bouquet, après quoi il disparut. L’enfant redevint joyeuse, courut aux deux autres, leur montra ses fleurs et leur dit qui les lui avait données. Elles furent fort étonnées, la pressèrent sur leur cœur et parurent regretter la peine qu’elles lui avaient faite, en sorte que l’union fut rétablie entre elles. À cette vue, le désir s’éveilla en moi d’avoir aussi de semblables fleurs pour me fortifier : mais tout d’un coup Dorothée, devenue jeune fille, m’apparut, me fit une belle exhortation comme préparation à la communion et me dit : « Comment peux-tu désirer des fleurs, toi qui reçois si souvent la fleur de toutes les fleurs ? » Elle m’expliqua aussi le sens de la scène des enfants qui se rapportait à la défection et au retour des deux jeunes filles plus âgées. J’eus ensuite la vision de son martyre. Je la vis en prison avec deux sœurs aimées et je vis une contestation entre elles. Les deux aînées ne voulurent pas mourir pour Jésus-Christ et on les remit en liberté. Je vis alors Dorothée devant le juge : il la fit conduire près de celles qui avaient apostasié, dans l’espoir qu’elle suivrait leur exemple et leurs conseils, mais Dorothée les ramena à la foi. Elle fut ensuite attachée à un poteau, déchirée avec des crochets, brûlée avec des torches et enfin décapitée. Lorsque cela fut fait, je vis se convertir un jeune homme qui, pendant qu’elle allait au martyre, lui avait adressé des paroles de dérision et auquel elle avait répondu quelques mots. Un jeune garçon resplendissant apparut devant lui portant des roses et des fruits : il rentra en lui-même, confessa la foi et subit le martyre ; il eut la tête tranchée. Plusieurs autres furent encore martyrisés avec Dorothée ; ils furent brûlés ou écartelés à l’aide d’animaux auxquels on les attachait. »

 

Sainte Apollonie.

 

« J’ai eu une relique d’elle près de moi et j’ai vu aussi la ville où elle souffrit le martyre. Elle est située sur une langue de terre et les divers bras par lesquels le Nil se rend dans la mer ne sont pas loin de là. C’est une grande et belle ville où était la maison des parents d’Apollonie, entourée de cours et de jardins et située sur un lieu élevé. À l’époque de son martyre, c’était une veuve âgée 39, de grande taille. Ses parents étaient païens : mais elle avait été convertie dès son enfance par sa nourrice qui était chrétienne en secret. Arrivée à l’âge adulte, ses parents l’avaient donnée en mariage à un païen avec lequel elle vécut dans la maison paternelle. Elle eut beaucoup à souffrir et la vie conjugale fut pour elle une rude pénitence. Je l’ai vue couchée par terre, pleurant, priant, jetant de la cendre sur sa tête. Son mari était très maigre et très pâle ; il mourut longtemps avant elle, la laissant veuve sans enfants. Elle vécut bien encore trente ans. Elle se montrait extrêmement compatissante envers les pauvres chrétiens cachés ; elle était la consolation et l’espoir de tous ceux qui souffraient. Sa nourrice souffrit aussi le martyre peu de temps avant elle. Ce fut à l’occasion d’un tumulte où les maisons des chrétiens furent pillées et brûlées et où plusieurs furent mis à mort. Je vis plus tard Apollonie arrêtée dans sa maison sur l’ordre du juge, conduite devant le tribunal, puis jetée en prison. Je la vis menée plusieurs fois devant le juge et horriblement maltraitée à cause de ses réponses sévères et fermement chrétiennes. C’était une vue qui me déchirait le cœur et je ne pouvais m’empêcher de pleurer, quoique, je pusse voir avec moins d’émotion d’autres supplices plus cruels. Peut-être était-ce son âge et la dignité de son extérieur qui me touchaient ainsi. Ils la poussèrent avec des massues, la frappèrent au visage et sur la tête avec des cailloux. Son nez fut écrasé, le sang coulait de sa tête, ses joues et son menton furent déchirés et ses dents brisées dans sa bouche. Elle portait la robe blanche fendue dont je vois si souvent les martyrs revêtus ; là-dessous elle avait une tunique de laine teinte. On la fit s’asseoir sur un siège de pierre sans appui ; ses mains étaient liées derrière le dos et attachées à la pierre par une chaîne ; ses pieds aussi étaient entravés. On lui arracha son voile : ses longs cheveux épars tombèrent autour d’elle, son visage était tout défiguré et couvert de sang. Un bourreau la saisit par derrière et lui renversa violemment la tête, un autre ouvrit sa bouche en y introduisant de force un petit billot de plomb. Alors l’exécuteur arracha l’une après l’autre, avec une pince grossière, les dents déjà brisées de la sainte martyre, et il enleva en même temps des morceaux de la mâchoire. Pendant ce supplice où Apollonie souffrit jusqu’à perdre connaissance, je vis que des anges, des âmes d’autres martyrs et une apparition de Jésus lui-même la fortifiaient et la consolaient, et que, sur sa prière, elle reçut la grâce de pouvoir secourir efficacement tous ceux qui souffrent des dents ou qui ont des douleurs quelconques à la tête et au visage. Comme elle ne cessait pas de glorifier Jésus et de témoigner son mépris pour les idoles, le juge ordonna de la conduire au bûcher et de l’y jeter, si elle persistait dans ses sentiments. Je vis qu’elle ne pouvait plus marcher seule ; elle était à demi morte. Deux bourreaux la traînèrent sous les bras jusqu’à un lieu élevé, pavé de dalles, où un grand feu était allumé dans une fosse. Lorsqu’elle fut devant, elle sembla faire une prière. Elle ne pouvait plus redresser la tête. Les païens crurent qu’elle voulait renier Jésus ou qu’elle était ébranlée dans sa résolution, et ils la laissèrent libre. Elle s’affaissa alors sur elle-même et resta à terre comme expirante ; mais bientôt, ayant prié, elle se releva tout à coup et s’élança dans les flammes. Je vis pendant toute la durée du supplice beaucoup de pauvres gens qu’elle avait longtemps secourus tendre les mains vers elle, se lamenter et crier. Elle n’aurait pas pu sauter dans le feu d’elle-même. Dieu lui donna pour cela l’inspiration et la force. Je vis qu’elle ne fut pas consumée, mais seulement rôtie. Lorsqu’elle fut morte, les païens se retirèrent. Des chrétiens s’approchèrent secrètement, enlevèrent le corps et l’enterrèrent dans un caveau. »

 

Sainte Scolastique et saint Benoît.

 

« La relique de sainte Scolastique m’a fait voir plusieurs scènes de sa vie et de celle de saint Benoît. Je vis leur maison paternelle dans une assez grande ville, peu éloignée de Rome. Elle n’était pas tout à fait construite à la manière romaine. Devant le côté attenant à la rue se trouvait un espace pavé, enceint d’un mur peu élevé qui supportait une grille de couleur rouge. Derrière la maison était une cour et un jardin avec un jet d’eau. Dans ce jardin se trouvait une jolie maison de plaisance dans laquelle je vis Benoît et Scolastique, qui étaient frère et sœur, jouer comme des enfants très innocents et très unis entre eux. Cette maison était à l’extérieur toute couverte de verdure. Le toit était plat et entièrement décoré de figures de diverses couleurs et de statues. Il me semblait que les figures étaient découpées et collées, tant tous les contours étaient nettement dessinés. Le frère et la sœur s’aimaient beaucoup et me semblaient tellement du même âge que je les crus jumeaux. Des oiseaux venaient sur la fenêtre et se montraient très familiers avec eux. Ces oiseaux portaient dans leur bec des fleurs et de petites branches et cherchaient les enfants du regard. Ceux-ci jouaient aussi avec des fleurs et des plantes : ils plantaient en terre des branches de toute espèce et faisaient de petits jardins. Je les vis écrire et découper diverses figures dans une étoffe de couleurs variées. Parfois venait une gardienne qui les surveillait. Les parents semblaient être riches et avoir beaucoup d’affaires : car il y avait dans la maison une vingtaine de personnes que je voyais aller de côté et d’autre. Ils ne s’occupaient pas beaucoup des enfants. Je vis le père, qui était un homme gros et fort, habillé presque entièrement à la mode romaine : il prenait ses repas avec sa femme et quelques autres personnes dans la partie postérieure de la maison : les enfants logeaient en haut et pas tous ensemble. Benoît avait pour précepteur un vieil ecclésiastique avec lequel il était seul. Scolastique était avec une surveillante près de laquelle elle couchait. J’ai remarqué que ceux qui étaient chargés d’eux ne les laissaient pas volontiers ni souvent seuls ensemble : mais quand ils pouvaient se réunir à la dérobée, ils étaient très joyeux et très contents. Je vis que Scolastique apprenait près de sa surveillante à faire un travail d’un genre tout particulier. Il y avait dans une pièce voisine de la chambre où elle dormait une table sur laquelle elles travaillaient : sur cette table étaient plusieurs corbeilles pleines d’étoffes de toutes couleurs où elle découpait des figures, des oiseaux, des fleurs, des ornements variés qui étaient ensuite cousus sur une plus grande pièce d’étoffe, de manière qu’ils ressemblaient à des ciselures. Les plafonds des chambras étaient ornés de figures de diverses couleurs comme la maison de plaisance. Les fenêtres n’étaient pas de verre, c’étaient des étoffes sur lesquelles étaient dessinées des figures d’arbres, des espèces d’arabesques et des ornements de tout genre. Scolastique couchait derrière un rideau : sa couche était très basse. Je la voyais, le matin, quand sa gouvernante se dirigeait vers la porte pour sortir, sauter à bas de son lit, se prosterner et prier devant une croix attachée au mur : quand elle entendait le pas de la gouvernante, elle se glissait promptement derrière le rideau et elle était dans son lit avant que l’autre fût de retour. Je vis Benoît et Scolastique étudier avec le précepteur du premier, mais chacun de son côté. Je les vis lire dans de grands rouleaux d’écritures : je les vis aussi tracer des lettres avec de l’or, du rouge et une couleur bleue extraordinairement belle. Quand le travail était fait, on roulait le parchemin. Ils se servaient pour cela d’un instrument de la longueur du doigt. Plus les enfants grandissaient, moins on les laissait ensemble. »

« Je vis Benoît à Rome, lorsqu’il avait environ quatorze ans, dans un grand édifice où il y avait un corridor avec beaucoup de chambres. Cela avait l’air d’une école ou d’un monastère. Je vis plusieurs jeunes gens et quelques vieux ecclésiastiques assister à une espèce de banquet dans une grande salle. Cette salle était décorée dans le haut de peintures comme celles de la maison paternelle de Benoît. Je vis que les convives ne mangeaient pas couchés : ils étaient assis sur des sièges ronds, tellement bas que ceux qui y étaient assis étaient obligés d’allonger les jambes ; aussi s’asseyaient-ils de côté et les uns derrière les autres, devant une table fort basse aussi. Dans cette table, qui était très massive, étaient pratiquées des ouvertures pour la vaisselle qui était de couleur jaune. Je ne vis pas beaucoup de mets ; au milieu se trouvaient trois grands plats avec des gâteaux plats et jaunes. Lorsqu’on eut fini de manger, je vis entrer six femmes de différents âges. Elles avaient des pâtisseries de diverses formes et de petits flacons dans des corbeilles qu’elles portaient au bras : c’étaient des parentes des jeunes gens. Ceux-ci s’étaient levés de table : ils s’entretinrent avec elles à un bout de la salle et elles leur donnèrent des friandises et des liqueurs. Il y avait parmi elles une femme d’environ trente ans que j’avais déjà vue une fois chez les parents de Benoît : elle s’approcha de Benoît avec des manières singulièrement affectueuses : celui-ci, pur et innocent, ne soupçonnait rien de mauvais chez elle. Mais je vis que cette pureté lui était odieuse et qu’elle avait pour lui un amour criminel. Je vis qu’elle lui donna à boire de la liqueur contenue dans un petit flacon et qu’il y avait dans ce breuvage quelque chose qui empoisonnait, qui ensorcelait. Il ne soupçonnait rien de cela : mais je le vis le soir dans sa cellule, très agité et très tourmenté, aller trouver un homme auquel il demanda la permission d’aller dans la cour : il ne sortait jamais sans permission. Alors je le vis la nuit, dans un coin de la cour, se frapper le dos avec de longues branches épineuses et des orties. Je vis que plus tard, étant anachorète, il secourut cette femme qui avait voulu le corrompre et qui était dans une grande détresse, précisément parce qu’elle était son ennemie. Il avait été instruit de sa tentative criminelle par une révélation intérieure. »

« Je vis après cela Benoît sur une haute montagne pleine de rochers. Il pouvait avoir vingt et quelques années. Je vis comment il se tailla une cellule dans le rocher, et comment il y avait ajouté un passage et une autre cellule, puis plusieurs cellules toutes creusées dans le roc. Cependant la première seule avait une sortie à l’extérieur. Je vis aussi qu’il les voûta par en haut et en orna la voûte de plusieurs tableaux qui semblaient faits d’un assemblage de petites pierres. Je vis dans une cellule trois tableaux de ce genre ; le ciel était figuré en haut : sur l’un des côtés était représentée la Nativité du Christ, sur l’autre le jugement dernier. Je me souviens que, dans ce dernier tableau, Notre-Seigneur était assis sur une arcade et qu’un glaive sortait de sa bouche : au-dessus, entre les élus et les réprouvés, se tenait un ange avec une balance. Il avait en outre représenté un monastère, un homme qui semblait un abbé et, derrière lui, beaucoup de moines : il semblait qu’il eût vu d’avance son propre monastère. »

« Je vis sa sœur, qui était toujours chez ses parents, lui rendre plusieurs fois des visites qu’elle faisait à pied. Mais il ne souffrait jamais qu’elle passât la nuit : elle lui portait parfois un rouleau écrit de sa main et il lui montrait aussi ce qu’il avait écrit ou fait. Ils s’entretenaient des choses de Dieu. Je vis aussi qu’il avait planté en avant de sa cellule une allée de verdure, comme un chemin de procession. Il était toujours très grave quand sa sœur était près de lui, et celle-ci, toute pleine de naïveté et d’innocence, se montrait extraordinairement amicale et enjouée. S’il n’était pas aussi communicatif qu’elle l’eût voulu, elle s’adressait à Dieu, le priait, et son frère devenait aussitôt doux et affectueux. Je la vis, plus tard, sous la direction de Benoît, diriger un couvent sur une autre montagne, à une petite journée de marche : une très grande quantité de religieuses vinrent à elle. Je vis qu’elle leur apprenait le chant. Il n’y avait pas là d’orgues : les orgues ont été très nuisibles et ont fait du chant une chose tout à fait subordonnée. Je vis aussi qu’elles préparaient elles-mêmes tous les ornements de leur église et cela, par un travail à l’aiguille comme celui que Scolastique avait appris à faire dans son enfance. Je vis aussi qu’elles avaient disposé sur la table où elles mangeaient une grande couverture où étaient représentés les objets les plus variés : il y avait toute sorte d’images, d’ornements et aussi des sentences, le tout arrangé de manière que chaque religieuse avait toujours sous les yeux, à la place qu’elle occupait, des choses qui représentaient ce qu’elle était particulièrement chargée de faire. Elle m’a aussi dit beaucoup de choses aimables et consolantes sur le travail spirituel et le travail des personnes ecclésiastiques. »

« Je vis toujours que saint Benoît et elle étaient fort entourés d’oiseaux familiers. Quand elle était encore chez ses parents, je vis des colombes voler d’elle à Benoît qui était dans le désert. Dans le monastère, je vis près d’elle des pigeons et des alouettes qui lui apportaient des fleurs blanches, jaunes, rouges et violettes. Je vis un jour une colombe lui apporter une rose avec une feuille. J’eus encore sur elle beaucoup de visions que je ne puis pas rapporter, je suis trop faible et trop misérable. Elle était parfaitement pure : je la vois dans le ciel blanche comme la neige. Je ne connais rien d’aussi aimant excepté Marie et Madeleine. »

 

Sainte Eulalie 40.

 

« Parmi les reliques se trouvaient deux dents sous le nom de sainte Eulalie. Mais Anne Catherine les ayant eues quelque temps près d’elle, fit cette déclaration : « Une seule des dents est de la sainte vierge martyre Eulalie de Barcelone : l’autre dent est d’un prêtre qui n’a reçu les saints ordres qu’à un âge avancé. Je l’ai vu faire beaucoup de voyages peur secourir des veuves et des orphelins. La dent de sainte Eulalie lui fut arrachée environ six mois avant son martyre. Je vis comment cela se passa. Eulalie se fit arracher cette dent qui lui causait de vives douleurs dans la maison d’une vierge son amie, parce que sa mère, par suite de sa tendresse un peu molle, ne voulait pas que la chose se fît dans la maison paternelle. Le vieillard qui arracha la dent était un chrétien. Il était assis sur un siège peu élevé et Eulalie assise par terre devant lui, le dos tourné de son côté. Elle renversa la tête vers lui et il arracha la dent très promptement avec un instrument terminé par une cavité s’adaptant à la dent et muni d’un manche avec une poignée transversale. Aussitôt après avoir retiré la dent, il la présenta aux deux jeunes filles dans l’instrument, et elles se mirent à rire. L’amie d’Eulalie la pria de lui faire présent de sa dent et elle y consentit. Toutes les amies d’Eulalie la tenaient en grande estime. Après son martyre, cette dent devint un objet beaucoup plus précieux : c’était une relique sacrée pour celle qui la possédait. Après sa mort, je la vis successivement en la possession de deux autres femmes : puis, à une époque postérieure, je la vis dans une église où on la conservait dans un vase n’argent qui avait la forme d’un petit encensoir et où on l’avait suspendue devant une image de sainte Apollonie. Apollonie n’y était pas représentée vieille, mais jeune encore, avec une tenaille à la main et un bonnet pointu sur la tête. Plus tard, lorsque toute l’argenterie de cette église fut enlevée, je vis la dent au pouvoir d’une personne consacrée à Dieu, loin du pays d’Eulalie. On avait brisé un petit morceau d’une des racines de la dent, lequel est aussi conservé comme relique. Je vois la dent briller, mais non avec l’éclat des ossements qui ont souffert le martyre. Je la vois briller par suite de l’innocence d’Eulalie, de l’ardent désir de mourir pour Jésus-Christ dont elle était dès lors animée et de la grande souffrance qu’elle supporta patiemment à l’occasion de cette dent. Je ne vois pas les ossements que les saints ont perdus avant leur martyre briller avec les couleurs de l’auréole qui distingue ceux qui existaient au moment du supplice. À la lumière de cette dent, il manque encore le martyre du reste du corps. Les parents d’Eulalie étaient des gens de distinction qui habitaient une grande maison autour de laquelle il y avait des oliviers et beaucoup d’arbres avec des fruits jaunes. Ils étaient chrétiens, mais un peu tièdes : ils ne laissaient rien voir de leur christianisme. Eulalie était intimement liée avec une personne plus âgée, qui était une chrétienne très zélée et qui habitait une dépendance de la maison des parents d’Eulalie où elle s’occupait de grands travaux de broderie. Je vis Eulalie et cette personne travailler à l’aiguille et confectionner des ornements d’église. Je les vis coudre sur les étoffes des figures découpées. Elles faisaient cela en secret, pendant la nuit. Elles avaient près d’elles une lampe et, devant la flamme, quelque chose de transparent comme du verre qui donnait beaucoup de clarté. Je vis souvent Eulalie prier seule dans sa chambre devant une simple croix qu’elle avait faite avec du buis. Elle était consumée d’un ardent désir de confesser publiquement Jésus-Christ qui lui montrait souvent en vision la couronne du martyre. Je la vis aussi se promener avec d’autres jeunes filles et manifester devant elles ce désir qu’elle n’osait pas exprimer dans la maison paternelle. »

 

Sainte Walburge.

 

Anne Catherine prit dans « son église » un ossement provenant d’un doigt, garda le silence pendant quelques minutes et dit ensuite : « Quelle aimable petite religieuse ! Si pleine de clarté ! si belle ! si transparente ! C’est Walburge. Je vois son couvent. » Elle vit alors des scènes de sa vie et la levée de son corps et elle raconta ce qui suit. « J’ai été conduite par deux bienheureuses nonnes dans une église où l’on faisait une grande fête comme si c’était la translation du corps de la sainte ou sa canonisation. Il y avait là un évêque qui veillait à tout et assignait à chacun sa place. Ce n’était pas l’église du couvent où elle avait vécu, cela se passait dans un autre endroit plus considérable. Il s’était rassemblé plus de personnes que je n’en ai jamais vues près de la croix de Cœsfeld. La plupart furent obligées de rester en plein air devant l’église. J’étais près de l’autel, à peu de distance de la sacristie, et les deux religieuses auprès de moi. Sur les marches de l’autel était un coffre blanc, très simple dans lequel était couché le corps de la sainte. Le linceul blanc qui la recouvrait était relevé et pendait des deux côtés du coffre. Le corps était blanc comme la neige, on l’aurait dit vivant ; les joues étaient vermeilles. Walburge avait toujours eu le teint délicat d’un jeune enfant. Alors la fête commença : c’était une messe solennelle. Mais je ne pus pas rester : il me sembla tomber en défaillance et je me vis couché par terre, appuyée sur mon bras : mes deux compagnes étaient assises près de ma tête et de mes pieds. Je vis aussi comment une abbesse du monastère de Walburge pétrissait dans la sacristie trois espèces de pâtes pour faire des petits pains : deux de ces pâtes étaient de bonne qualité, la troisième très grossière, de farine blanche, mais pleine de petites pailles. Je me demandais à qui on devait en donner. Alors je perdis de vue la fête de l’église qui disparut au-dessous de moi et j’allai dans un jardin céleste où je vis la récompense de sainte Walburge dans le ciel. Je la vis dans un jardin céleste avec Benoît, Scolastique, Maur, Placide et plusieurs autres saints religieux de l’ordre de S. Benoît. Il y avait là une table avec des fleurs et des plats merveilleux. Walburge était au haut bout de la table et toute entourée de guirlandes et d’arcades de fleurs. Lorsque je redescendis dans l’église, la fête était terminée : mais je reçus de l’abbesse et de l’évêque un pain fait de la pâte grossière. Il était marqué du chiffre IV : les pains de bonne qualité furent donnés à mes compagnes. L’évêque me dit que mon pain était pour moi seule et que je ne devais pas en donner à d’autres. Alors il me conduisit au dehors devant la porte de l’église où les religieuses de Sainte-Walburge avaient leur place marquée et chacune un petit prie-Dieu. J’eus encore une vision relative à Walburge ; je vis comment, peu de temps avant sa bienheureuse fin, elle fut trouvée comme morte à son prie-Dieu. Son frère Willibald fut appelé et il lui trouva le visage et les mains couverts de blanches gouttes de rosée semblables à la manne. Willibald recueillit cette rosée dans une écuelle brune et la donna aux religieuses qui la conservèrent comme une sainte relique et, après la mort de Walburge, opérèrent par son moyen beaucoup de guérisons. Lorsqu’elle revint à elle, Willibald lui donna la communion. Cette rosée était l’image qui figurait d’avance l’huile de sainte Walburge. Je vis que l’huile de sainte Walburge commença à couler un jeudi à cause de la grande dévotion qu’avait la sainte au Saint-Sacrement et à la sueur de sang du Sauveur au jardin des Oliviers. Toutes les fois que je prends de cette huile, je me sens comme rafraîchie par une rosée céleste. Elle m’a été bien utile dans de cruelles maladies. Walburge était pleine de la charité la plus affectueuse envers les pauvres. Elle les voyait en vision et savait, avant qu’ils vinssent à elle, dans quelle mesure elle devait leur distribuer le pain. Elle donnait des pains entiers, des moitiés de pain et de plus petits morceaux qu’elle-même coupait. Elle distribuait aussi de l’huile : il me sembla que c’était de l’huile de pavot très épaisse, qu’elle y mêlait du beurre, l’étendait sur le pain destiné aux pauvres et leur en donnait aussi pour la cuisine. C’est à cause de cette bonté et de l’influence calmante et consolante de sa douceur et de ses affectueuses paroles que ses reliques ont reçu la propriété de distiller de l’huile. Elle protège aussi contre les chiens furieux et les bêtes sauvages. J’ai vu en vision comment visitant la nuit la fille malade d’un gentilhomme du voisinage, elle fut assaillie par les chiens furieux de celui-ci et comment elle les chassa loin d’elle. Elle portait une robe brune assez juste, une large ceinture et un voile blanc recouvert d’un voile noir. C’était l’habillement des personnes pieuses à cette époque plutôt qu’un vêtement proprement monastique. Je vis aussi un miracle qui arriva lors des grands pèlerinages qui furent faits à son tombeau. Deux voleurs se joignirent à un pèlerin qui s’y rendait. Il partageait son pain avec eux : mais ils l’assassinèrent pendant qu’il dormait. L’un d’eux, voulant emporter le cadavre sur son dos pour l’enfouir, ne put pas s’en décharger : il resta attaché à lui comme une partie de lui-même. Je le vis ainsi errer de côté et d’autre avec le cadavre : je le vis se jeter dans l’eau avec lui, mais la rivière ne voulut pas le garder. Il ne put pas aller au fond et il fut jeté sur l’autre bord avec le cadavre. Un autre voulut un jour couper les mains du mort avec son épée, mais il ne put pas y réussir : il resta lui-même fortement lié au cadavre jusqu’à ce qu’il s’en délivrât par la prière. » Lorsque le Pèlerin objecta à ce récit qu’il était singulier qu’elle vît comme véritables tant de choses étranges et de prodiges qui étaient niés même par des prêtres pieux, elle répondit : « On ne peut dire combien toutes les choses de ce genre paraissent simples, naturelles et bien liées quand on les voit dans l’état contemplatif, et combien au contraire est irréfléchi, déraisonnable et même empreint de folie, tout ce que font et disent là contre les gens soi-disant éclairés. Souvent des personnes qui se croient très intelligentes et qui passent pour telles me paraissent dans un état de déraison qui pourrait les faire mettre dans une maison de fous. »

 

Les saints martyrs Pascal et Cyprien.

 

« Lorsque je pris mon église pour ranger et vénérer les saintes reliques, je reconnus un fragment de l’os d’un bras comme appartenant au saint martyr Pascal 41. Je le vis dès son enfance paralytique, quoique du reste bien constitué. Son père perdit la vie dans une persécution contre les chrétiens, et je le vis après cela avec sa sœur chez un frère beaucoup plus âgé qui avait pour fils un prêtre du nom de Cyprien. Je vis celui-ci dire la messe dans un souterrain. Ils habitaient contre des murs en ruine et même dans des tombeaux souterrains. Cyprien fit preuve d’une charité incroyable envers le paralytique Pascal qui ne pouvait faire usage d’aucun de ses membres. Je vis qu’à l’âge de seize ans, Pascal demanda à être porté au tombeau d’un martyr. Il y avait une vingtaine de personnes, dont était Cyprien, qui le portèrent sur une civière à un lieu où il y avait eu des martyres. Il était tellement contrefait que ses genoux touchaient son menton. Ils allèrent en silence dans le voisinage des prisons à un endroit où un saint avait été soit martyrisé, soit enterré, je ne me souviens plus bien de ce détail. Ils se mirent alors en prière : Pascal était dans une espèce de litière qu’on pouvait hausser et baisser, selon la posture qu’il voulait prendre. Je vis qu’il pria avec ferveur ainsi que tous les autres et que, tout d’un coup, il se trouva guéri et jeta loin de lui ses béquilles. Il avait la ferme confiance que Dieu l’assisterait en ce lieu. Je les vis tous remercier Dieu pleins de joie et embrasser Pascal qui revint avec eux en pleine santé. Je vis alors, dans une série de tableaux, combien il était pieux et charitable et avec quel zèle il assistait Cyprien, le fils de son frère, dans les soins qu’il donnait aux pauvres. Je le vis porter sur ses épaules des gens qui ne pouvaient pas marcher. Son frère aîné mourut : je vis qu’on l’enterra secrètement. Après cela, il y eut une grande persécution : c’était, je crois, sous l’empereur Néron. Une grande quantité de chrétiens, hommes, femmes et jeunes filles, furent menés ensemble sur une place de la ville. On leur fit subir un court interrogatoire et on les livra à des supplices de toute espèce. On courbait des arbres rangés en ligne et l’on attachait les chrétiens par un membre à l’un de ces arbres et par l’autre membre à celui qui était vis-à-vis : alors on les laissait se redresser et les chrétiens étaient déchirés. Je vis les jeunes filles pendues par les pieds de façon que leur tête touchait presque la terre : leurs mains étaient liées derrière le dos et des animaux tachetés, semblables à des chats, leur dévoraient le sein quand elles étaient encore pleines de vie. Je vis que, lors de cette persécution, la sœur de Pascal s’enfuit avec d’autres dans un asile éloigné. Mais je vis Pascal et Cyprien visiter les lieux où on suppliciait les martyrs et consoler leurs amis. Au commencement on les repoussait, mais, s’étant fait connaître comme chrétiens, ils fuient interrogés et martyrisés avec les autres. Je vis en outre de grandes pierres plates entre lesquelles les chrétiens étaient placés et écrasés, les bras et les jambes pendant au dehors. Quelquefois on en mettait deux face à face, l’un sur l’autre et on les écrasait ensemble. Pascal et Cyprien furent pressés entre deux de ces pierres plates, l’un à côté de l’autre. – J’eus alors une vision d’un temps postérieur. Je vis les chrétiens plus libres : ils pouvaient visiter et honorer les tombeaux des saints. Je vis un père et une mère porter entre eux un enfant paralytique déjà grand à travers un champ où beaucoup de martyrs étaient enterrés. Il y avait déjà par endroits des monuments et de petites chapelles au-dessus des tombeaux. À la limite du cimetière qui reçut le nom du pape saint Calliste, les parents s’arrêtèrent avec l’enfant paralytique à un endroit où il n’y avait que du gazon : car l’enfant avait dit que là étaient enterrés deux saints qui l’assisteraient, et je le vis se lever droit et bien portant. Je crois qu’il les nomma par leurs noms. Je vis alors le père, pendant que la mère et l’enfant remerciaient Dieu à genoux, courir à la ville et annoncer la grâce reçue. Je vis des hommes venir avec lui : il y avait parmi eux des prêtres. Ils creusèrent la terre avec précaution et je vis les corps des deux saints couchés l’un à côté de l’autre. Les bras qui se touchaient étaient entrelacés. Ils étaient très bien conservés, tout blancs et comme desséchés. Le tombeau était quadrangulaire et là où reposaient les bras entrelacés, le petit mur de séparation établi entre les deux corps était interrompu. On ne les déterra pas entièrement. Mais je vis qu’on fit là une fête, que le tombeau fut arrangé avec soin et qu’on y déposa un écrit. Il fut refermé et on éleva au-dessus un toit supporté par quatre ou six colonnes et que l’on couvrit de gazon. Je vis croître au-dessus diverses plantes dont une avec des feuilles épaisses et grasses, formant une grosse touffe comme la joubarbe. Sous ce toit on dressa une pierre à laquelle s’appuyait un autel. À la surface de cet autel, je vis une cavité qu’on pouvait fermer. Une inscription fut mise sur la pierre érigée verticalement. Je vis célébrer la sainte messe et distribuer le Saint-Sacrement. Les communiants tenaient sous leur menton un plat avec un linge blanc. Les saints corps restèrent enterrés là : mais la construction qui était au-dessus fut plus tard détruite. »

« Je vis dans une autre vision comment, longtemps après, on ouvrit là plusieurs tombeaux et l’on enleva les saints ossements. Je vis qu’on enleva, entre autres, les corps de Pascal et de Cyprien qui étaient à l’état de squelettes et rangés en bon ordre. Je les ai vus aussi renfermés dans deux petites caisses carrées : des jésuites d’Anvers les obtinrent, et je vis à cette occasion une fête très solennelle avec une procession ; je vis aussi qu’on les enchâssa richement et qu’ils furent mis dans de belles armoires. »

 

Perpétue et Félicité.

 

Le 27 février 1820, elle raconta ce qui suit : « Cette nuit, comme je commençais à me plaindre à Dieu de mon triste état, je reçus de justes reproches sur ce que je me lamentais ainsi, entourée, comme je l’étais, d’un grand trésor de reliques que d’autres n’avaient acquises qu’au prix de longs voyages, et ayant même le bonheur de vivre avec ces saints personnages et de voir ce qu’ils avaient fait et ce qu’ils avaient été. Je sentis alors combien j’avais tort, et je vis une grande troupe de saints dont les reliques sont près de moi. Je vis là beaucoup de choses de la vie de sainte Perpétue et comment, dès son enfance, elle avait des visions qui représentaient d’avance son martyre ; cela me remit en mémoire un songe de mon enfance d’après lequel je ne devais avoir pour toute nourriture que du pain noir et de l’eau. Je croyais que je serais réduite à la mendicité. Je pensai alors que le pain noir que j’avais reçu de sainte Walburge se rapportait à ce songe. Je vis aussi tout le supplice des saintes Perpétue et Félicité et de plusieurs autres qui furent martyrisés au même endroit, avec elles et après elles. Je les vis attaqués et déchirés par des bêtes. » Ayant ainsi parlé, elle prit dans sa main une des reliques, la mit sur son cœur, la baisa et dit : « Perpétue est près de moi. » Alors elle prit une autre petite relique et dit : « Ceci est quelque chose de très précieux. C’est un ossement d’un jeune garçon qui souffrit fort courageusement le martyre avec deux sœurs, son père et sa mère : il était en prison avec sainte Perpétue : il fut brûlé vif. L’ossement répand une vive clarté. C’est un éclat tout à fait merveilleux, une gloire du plus beau bleu traversée par des rayons dorés et c’est dans une gloire semblable qu’a lieu l’apparition de l’enfant martyr. Cette lumière réconforte à un point que je ne puis exprimer. Au commencement, j’ai cru que Perpétue et Félicité avaient été martyrisées à Rome parce que je les ai vues livrées au supplice dans un édifice comme il y en a à Rome, mais je sais maintenant que c’est dans un lieu très éloigné de cette ville. Le petit garçon est mort par le supplice du feu : il y avait dans une enceinte fermée par des murs de petites éminences surmontées de poteaux ou de sièges sur lesquels on plaçait les martyrs pour être brûlés. On allumait le feu tout autour du monticule. »

 

2 mars. « Ayant près de moi la relique de sainte Perpétue, j’ai vu beaucoup de choses touchant sa captivité et aussi son martyre : mais je dois voir tout cela plus clairement le jour de sa fête. J’ai vu les saints dans une prison souterraine de forme ronde, dans laquelle ils étaient séparés les uns des autres par des grilles, en sorte qu’ils pouvaient s’entretenir ensemble et même se donner la main. Il faisait très sombre dans cette prison, cependant je vis de la lumière briller autour d’eux. Au-dessus de la prison était une vieille bâtisse. Chacun était assis seul dans sa cage. La porte de cette prison était comme une porte de cave qu’on levait. Il y avait en outre dans le plafond environ quatre ouvertures grillées. Outre Perpétue et Félicité, je vis quatre hommes. Perpétue avait avec elle son enfant qu’elle allaitait ; Félicité, qui était enceinte, se trouvait dans le cachot voisin. Perpétue était grande et imposante dans tous ses mouvements, elle était forte et bien faite. Toutes ces personnes avaient des cheveux noirs. Félicité était beaucoup plus petite, plus délicate et plus gracieuse. Perpétue parlait à tous nettement et énergiquement, et elle relevait le courage de tous les captifs. Il y avait dans une partie éloignée de la prison d’autres personnes en plus grand nombre. Le courageux petit martyr était assis près de son père dans un compartiment à part ; sa mère avec les deux jeunes filles était dans un autre, séparé du premier par un mur à travers lequel je voyais. J’ai vu dans cette prison les amis des captifs s’entretenir avec eux. Devant la grille de Perpétue je vis un vieillard accablé de tristesse, il s’arrachait les cheveux et pleurait beaucoup. Il n’était pas chrétien : je crois que c’était son père. Je vis avec les soldats un officier compatissant ; il portait souvent à Perpétue du pain ou quelque autre chose qu’elle distribuait à ses compagnons. Perpétue avait près d’elle un écrit qu’elle cachait soigneusement. Ils portaient des habits de prisonniers, longs et assez étroits : ceux des femmes étaient de laine blanche grossière ; ceux des hommes de couleur plus foncée. Je vis que les prisons des hommes étaient plus près de l’entrée et celles des femmes plus au centre. Je vis un jeune homme mourir parmi eux dans la prison. Son corps fut enlevé par les siens qui l’enterrèrent. Je vis un soir Perpétue s’entretenir avec un homme ; ensuite, pendant la nuit, je vis près d’elle, comme elle dormait couchée par terre sur le côté, une nouvelle vision. Tout l’espace s’éclaira et je vis pour la première fois à cette lumière l’ensemble de la prison et comment tous étaient couchés et dormaient ou bien priaient. Je vis dans cette clarté une merveilleuse échelle qui atteignait jusqu’au ciel, et en bas, à droite et à gauche, deux dragons dont la tête était tournée vers l’extérieur. L’échelle s’élevait jusqu’au ciel et semblait aboutir par en haut à un jardin. Elle consistait en une perche singulièrement mince pour sa hauteur, en sorte que je m’étonnais qu’elle ne se brisât pas, et de laquelle partaient à droite et à gauche des échelons qui pourtant ne se correspondaient pas : à l’endroit où le court échelon faisait saillie à gauche, le côté droit de la perche était hérissé d’une quantité de crochets, de pieux et d’instruments de supplice, et cela se répétait alternativement. Il était presque incompréhensible que quelqu’un pût monter là. Je vis pourtant une figure monter la première, puis, quand elle fut tout à fait en haut, se tourner et descendre de l’autre côté comme si elle voulait aider un autre à monter. Alors je vis l’image de Perpétue, qui était couchée là et dormait, marcher sur la tête d’un dragon qui courba le cou très docilement ; je la vis monter et d’autres après elle, puis je les vis en haut dans un jardin au milieu duquel se trouvaient plusieurs figures qui les réconfortèrent. Je vis une autre fois, près de Perpétue qui dormait, l’image d’un petit frère défunt. Je vis alors un grand espace obscur et je vis l’enfant, qui semblait être dans un triste état, se tenir, dévoré par la soif, près d’un bassin plein d’eau, mais dont le bord était si élevé qu’il ne pouvait pas y puiser. Lorsque Perpétue eut la vision de l’échelle, je vis à la clarté qui s’était faite dans la prison que Félicité, sa voisine, n’était pas encore accouchée. Je vis ensuite que tous étaient prosternés, le visage contre terre, et priaient, et je vis après cela un petit enfant couché sur les genoux de Félicité. Je vis qu’une femme qui pleurait et semblait très triste prit cet enfant et que Félicité le lui remit avec joie. »

« Je vis les martyrs conduits au supplice. On les fit sortir de la prison entre deux rangs de soldats qui les poussaient de côté et d’autre d’une manière qui faisait pitié. La place où le martyre avait lieu était divisée en plusieurs parties qui dépendaient les unes des autres : ce n’était pas tout à fait disposé comme à Rome. Sur le chemin je vis deux personnes montrer à Perpétue son enfant. Ils arrivèrent d’abord près d’une porte où tout le cortège s’arrêta et où il y eut une contestation avec les prisonniers à propos de quelque chose qu’ils refusaient de faire sur les exhortations de Perpétue. Plus tard les personnes qui avaient l’enfant avec elles vinrent encore à la rencontre de celle-ci par un chemin de traverse. Tous ceux qui étaient dans la prison en avaient été tirés pour assister au martyre. Cette fois, on ne livra au supplice que Perpétue, Félicité et trois hommes. Je ne puis dire à quel point ces martyrs étaient beaux à voir. Les deux femmes étaient comme transfigurées et les hommes adressaient des exhortations pleines de hardiesse à la foule des spectateurs. Je vis ensuite qu’on les fit marcher lentement entre deux rangs de bourreaux qui leur déchiraient les épaules à coups de fouet. Puis je vis deux des martyrs mis en présence d’un animal ressemblant à un énorme chat tacheté : il bondit sur eux plein de fureur, mais il leur fit peu de mal. Je les vis aussi traînés par un ours. Ensuite on lâcha sur un troisième un sanglier, mais il se retourna contre le bourreau qui fut emporté tout sanglant. »

 

3 mars. « Perpétue et Félicité vinrent près de moi et me donnèrent à boire. J’eus alors des visions du temps de leur jeunesse. Je les vis avec dix autres jeunes filles jouer dans un jardin de forme ronde. Il était entouré d’un mur, et on y voyait beaucoup d’arbres d’un port élégant dont la hauteur dépassait la taille humaine et qui étaient entrelacés ensemble par le haut. Au milieu du jardin était un pavillon rond sur le toit duquel on pouvait, se promener. Il y avait au-dessus une statue blanche de la hauteur d’un enfant qui avait une main levée, l’autre baissée, et tenait quelque chose entre les deux. Je vis que le toit était bordé d’une grille pour qu’on ne pût pas tomber. Près de ce pavillon était une fontaine jaillissante, entourée d’une grille élevée, tellement remplie de pointes et de piquants que les enfants ne pouvaient pas y grimper : mais ils pouvaient, au moyen d’une ouverture pratiquée en avant, faire couler l’eau hors de la grille dans des bassins de pierre peu profonds et en forme de conque près desquels ils jouaient. Ils jouaient aussi avec des poupées à ressorts et avec de petits animaux de bois. Je vis souvent les deux saintes s’éloigner des autres et s’embrasser tendrement. J’appris par là qu’elles s’étaient toujours beaucoup aimées dès leurs jeunes années, qu’elles s’étaient promis de ne jamais se séparer et que souvent, dans leurs jeux, elles faisaient comme si elles étaient des chrétiennes, qu’on martyrisait et qui ne voulaient pas se quitter même dans la mort. Sainte Monique dont j’ai une relique m’a dit que la ville s’appelle Carthage. »

 

6 mars. « J’ai été jusqu’à deux heures avec Perpétue et Félicité et j’ai vu constamment des scènes de leur jeunesse jusqu’à leur emprisonnement. Elles n’habitaient pas l’endroit où elles furent mises en prison et martyrisées, mais à une demi-lieue environ, dans un faubourg moins bien bâti et où les maisons ne se touchaient pas d’aussi près. Cet endroit était relié à la grande ville par un chemin bordé de deux murs peu élevés, qui passait sous plusieurs hautes portes cintrées. La maison des parents de Perpétue était sur une place ouverte : elle était assez grande et les parents paraissaient des gens de distinction. Il y avait une cour fermée avec un péristyle intérieur, mais ce n’était pas tout à fait comme dans la maison d’Agnès à Rome. On voyait aussi des statues dans le passage. Devant la maison était la place : derrière, mais non pas tout contre, le jardin rond que j’ai vu récemment. Je vis que la mère de Perpétue était chrétienne en secret et savait quelle était la croyance de ses enfants. Il y avait des jeunes gens dans la maison : le père seul était païen et resta tel. Je vis que les parents de Félicité, qui était plus jeune que Perpétue, étaient de très pauvres gens, habitant de l’autre côté de la ville une misérable petite maison qui était bâtie dans le mur d’enceinte. La mère était une femme brune, vive, assez grasse, et le père était déjà avancé en âge à l’époque du martyre. Je vis ces gens porter au marché dans des paniers des fruits ou des légumes. Je vis souvent Perpétue aller les voir. Étant jeune fille, elle était déjà très liée avec Félicité, et ses frères et d’autres jeunes gens avaient avec elles des relations très innocentes. Je les vis souvent ensemble dans ce jardin dont j’ai parlé. Perpétue et Félicité, dans leurs jeux d’enfants, étaient toujours chrétiennes et martyres. Et je vis Perpétue dès sa jeunesse faire le bien et propager la foi chrétienne avec une hardiesse vraiment héroïque. Je la vis aussi, à cause de cela, courir des dangers auxquels elle échappait toujours. Les parents de Félicité étaient chrétiens en secret. Celle-ci était gracieuse et délicate et, à proprement parler, plus belle que Perpétue qui avait des traits un peu plus forts et plus marqués et quelque chose de hardi et de viril dans ses allures. Toutes deux avaient le teint assez brun, comme tous les gens de ce pays, et leurs cheveux étaient noirs. Je vis Perpétue jeune fille aller souvent chez Félicité et je vis aussi leurs futurs maris : ils étaient très pieux, doux de caractère et chrétiens en secret. Perpétue avait appris par une vision que, si elle se mariait, elle arriverait plus tôt au martyre. Elle avait vu dans cette vision une grande partie de ses supplices et aussi le mécontentement de son père. Perpétue arrangea le mariage de Félicité : elle-même était déjà mariée. Elle soutint aussi son amie dans sa pauvreté. Le mari de Perpétue, à ce qu’il me parut, était d’une condition fort au-dessous de la sienne. Elle paraissait l’avoir pris uniquement à cause de sa vertu. Quand elle quitta pour lui la maison paternelle, elle fut vue de mauvais œil par certains amis et je la vis aller seule avec lui : son père aussi paraissait peu satisfait de cette union. Le mari de Félicité était un bon chrétien très pauvre. Ils allaient la nuit dans un lieu éloigné et caché : c’était comme un grand caveau souterrain assez bas et reposant sur des piliers carrés : il était hors des murs de la ville sous des édifices en ruine. Ils étaient là très tranquilles, ils voilaient toutes les ouvertures et allumaient des flambeaux. Il y avait bien là une trentaine de personnes, rangées en diverses sections. Je n’y ai pas vu célébrer le service divin, on donnait seulement des instructions. »

 

7 mars. « Je vis venir deux saints d’un côté de mon lit, trois saintes de l’autre côté. C’étaient Perpétue, Félicité et la mère du mari de Perpétue, une vieille femme au teint basané : les hommes étaient leurs maris. Perpétue et Félicité me mirent dans un autre lit dégagé de tous côtés et qui avait des rideaux bleus attachés avec du crêpe rouge. La belle-mère apporta devant ce lit une table ronde qui ne touchait pas la terre et y plaça toute sorte de plats merveilleux. Il semblait qu’elle fit cela au nom de Perpétue. Les deux saintes passèrent devant mon lit et entrèrent dans une autre pièce plus grande. Je crus que cette marche silencieuse signifiait quelque chose de fâcheux pour moi et cela m’affligea. La belle-mère les suivit : les deux martyrs aussi disparurent. Alors je m’aperçus que mes mains et mes pieds saignaient et je vis tout à coup venir à moi, comme pour m’assaillir, plusieurs hommes dont l’un disait : « Ah ! ah ! elle mange ! » Cela ne dura pas longtemps. Alors les saints revinrent près de moi et la belle-mère me dit que j’aurais eu une rude persécution à supporter à l’occasion du saignement de mes plaies, si l’intercession des saints ne l’avait pas détournée ou mitigée. Elle ajouta que les trois enfants que j’avais habillés pour la communion devaient par leurs prières détourner de moi bien des tribulations, et qu’au lieu de souffrir une nouvelle persécution, il me fallait endurer une maladie douloureuse : c’était pour cela que je recevais tous ces beaux aliments. C’étaient des fruits, de jolis pains sur des assiettes d’or avec des inscriptions en lettres bleues, enfin des fleurs. La sainte femme était près de moi et elle me dit beaucoup de choses. Elle était entourée d’une auréole toute blanche qui se perdait dans un fond gris. Elle me dit qu’elle était la mère du mari de Perpétue et qu’elle avait vécu près d’eux. Elle n’avait pas été mise en prison ni martyrisée avec eux : elle était pourtant maintenant près d’eux, parce que, comme beaucoup d’autres pendant la persécution, elle était morte de chagrin et de dénuement dans un endroit où elle était cachée et que Dieu lui avait compté cela comme martyre. Perpétue et Félicité auraient bien pu se dérober au supplice, mais Perpétue le désirait plus qu’elle ne le craignait : quand la persécution avait commencé, elle avait confessé très ouvertement sa qualité de chrétienne. Elle me dit aussi que Perpétue s’était mariée par suite d’une vision et pour sortir de la maison de son père. Je vis celui-ci : c’était un vieillard robuste, mais de petite taille : il était rarement chez lui. Il se tenait au second étage où était aussi sa femme. Il pouvait voir tout ce qu’elle faisait, car leurs appartements n’étaient séparés que par une légère cloison en clayonnage au haut de laquelle était pratiquée une ouverture avec une coulisse. Il s’occupait peu d’elle et pourtant il semblait la voir avec défiance, parce qu’elle était chrétienne. Je vis souvent la femme dans cette chambre : elle semblait lente dans ses mouvements : elle était assez forte, et se tenait le plus souvent assise ou étendue sur une espèce de prie-Dieu. Je la vis faire avec des bâtonnets une sorte de tricot grossier. Les murs de la chambre étaient peints de diverses couleurs comme à Rome, mais avec moins d’élégance. Quand le père était au logis, tout était silencieux et sentait la gêne : quand il était dehors, la mère était affectueuse avec les enfants. Je vis dans la maison, outre Perpétue, une couple de jeunes gens. Lorsque Perpétue avait environ dix-sept ans, je la vis dans une chambre soigner un enfant malade âgé de sept ans, et lui mettre des bandages. Cet enfant avait au visage un horrible ulcère qui le défigurait entièrement : il manquait de patience dans sa maladie. Les parents n’allaient pas le visiter. Je le vis mourir dans les bras de Perpétue qui l’enveloppa tout entier dans des linges et le cacha. Le père et la mère ne le virent plus. »

« Félicité était servante dans unie maison et l’un des compagnons de son martyre servait avec elle. Elle venait fréquemment dans la maison de ses parents et y couchait. Perpétue y apportait souvent, la nuit ou au crépuscule, des aliments qu’elle tenait cachés dans une petite corbeille ou même sous ses vêtements, et ces gens en faisaient leur profit ou le portaient à des chrétiens cachés dont beaucoup mouraient de faim. Je vis de mes yeux toutes ces allées et venues. Perpétue n’était pas belle de visage, elle avait le nez court et un peu écrasé, les pommettes des joues larges et les lèvres retroussées comme beaucoup de personnes dans ce pays. Elle avait de longs cheveux noirs tressés autour de la tête. Elle était habillée à la mode romaine, mais non pas tout à fait aussi simplement qu’on l’était à Rome : sa robe avait des dentelures autour du cou et aussi sur les bords, et le vêtement de dessus semblait aussi un peu chamarré de passements. Du reste elle avait des dehors imposants, une grande taille et quelque chose de très décidé dans les manières. Je vis dans la maison de Perpétue les maris des deux saintes faire leurs adieux à leurs femmes et s’enfuir. Ils échappèrent à la persécution. Quand ils furent partis, je vis Perpétue et Félicité se jeter tendrement dans les bras l’une de l’autre comme si elles se fussent senties plus joyeuses. La maison de Perpétue était plus petite que celle de ses parents. Elle n’avait qu’un étage et la cour n’était entourée que d’un clayonnage en bois. Le matin, au point du jour, je vis une troupe de soldats assaillir la maison où se trouvaient Perpétue, Félicité et la belle-mère de celle-ci. Ils s’étaient déjà saisis de deux des jeunes hommes devant la porte. Perpétue et Félicité allèrent à leur rencontre et partirent avec eux pleines de joie. La belle-mère garda l’enfant et personne ne s’enquit d’elle. Ces quatre personnes furent alors conduites, accablées de coups et de mauvais traitements, non par le chemin ordinaire le long des murs et sous les arcades, mais par un autre chemin allant à travers champs, dans une méchante maison qui ressemblait à un blockhaus isolé, en attendant qu’on les menât dans la prison de la ville. Je vis, quelque temps après, un jeune homme frapper à la porte de la prison jusqu’à ce que les soldats l’y eussent introduit et réuni aux autres prisonniers. J’y ai vu aussi venir le père de Perpétue : il priait, il suppliait, il la conjurait de renoncer à sa foi : il finit par la frapper au visage. Elle parla avec beaucoup de gravité et souffrit tout avec patience. Je vis ensuite comment ils furent conduits, à travers une partie de la ville et le long de plusieurs murs, dans la prison souterraine où étaient déjà beaucoup d’autres personnes. Je vis encore là de nouveau la vision de l’échelle qui fut montrée à Perpétue, et comment Perpétue, dans cette vision, monta jusqu’au haut de l’échelle et redescendit après avoir reçu quelque chose qui la réconforta. Je vis comment, en descendant, dans un moment où elle regardait de côté, elle déchira aux épieux une partie de son vêtement au-dessus de la hanche. C’était l’endroit où plus tard, lors de son martyre, je vis sa robe déchirée, pendant qu’elle était lancée en l’air par la vache furieuse. Je vis Perpétue, qui était couchée par terre, se remuer tout à coup comme pour ranger son vêtement : ce fut à l’instant où, dans la vision, elle vit sa robe déchirée à la descente de l’échelle. Je la vis souvent dans la prison parler hardiment aux préposés, porter la parole au nom de ses compagnons de captivité et inspirer à tous le respect. Pendant le martyre, sous les coups de la vache, je vis Perpétue comme absorbée dans une vision et n’ayant pas conscience de son supplice. Elle fut misérablement traînée de côté et d’autre et enfin lancée en l’air d’une manière effrayante. En retombant, elle mit son vêlement en ordre et sembla pendant un instant avoir la connaissance de ce qui se passait. Lorsqu’ensuite elle fut emmenée par des chemins de traverse dans une autre cour, je la vis demander si elle subirait bientôt son supplice. Elle était toujours en contemplation, elle ne savait rien de ce qui se passait. Il y avait de petits sièges au milieu de la place, on y traîna quelques-uns des martyrs et on leur perça la gorge. Il était affreux de voir combien Perpétue avait de difficulté à mourir. Le bourreau la frappa dans les côtes, puis au cou au-dessus de l’épaule droite : il fallut qu’elle conduisît sa main. Couchée par terre, elle étendit encore la main ; elle mourut la dernière et avec une difficulté incroyable. Ils furent tous jetés en tas. On avait amené les deux femmes dépouillées de leurs habits et enveloppées dans un filet : mais par suite des coups et de la flagellation qui leur avaient été infligés, elles avaient le corps tout couvert de sang. Les corps furent emportés secrètement et enterrés par des personnes de Carthage. Je vis beaucoup de gens convertis par l’héroïsme de Perpétue : la prison fut bientôt remplie de nouveau. »

 

8 mars. « J’ai eu toute la nuit près de moi les reliques de Perpétue et de Félicité ; mais, à ma grande surprise, je n’ai rien vu qui les concernât. J’avais pourtant espéré de voir encore quelque chose d’elles, mais je n’ai pas aperçu la moindre chose. Je reconnais par là que ces visions sont quelque chose de très sérieux et qu’on ne les a pas quand on veut. »

 

Saint Thomas d’Aquin.

 

« Ma sœur avait reçu en cadeau d’une pauvre femme une relique enchâssée qu’elle avait mise dans son coffre. J’en sentis la présence et je donnai à ma sœur en échange une image de saint. Je vis que cette relique répandait une belle lumière et je la mis dans ma petite armoire. Or, la nuit dernière, après avoir souffert toutes les douleurs et les supplices qui peuvent torturer un corps humain, j’eus une vision touchant saint Thomas d’Aquin. Je vis dans un grand édifice une nourrice avec un enfant auquel elle donna un petit papier où était écrit Ave Maria. L’enfant le saisit vivement, le porta à sa bouche et ne voulut plus le lâcher : sa mère étant venue d’un autre côté de la maison voulut le lui prendre, mais l’enfant se débattit et pleura beaucoup. La mère ouvrit de force sa petite main et prit le papier : mais le voyant pleurer si fort, elle le lui rendit et l’enfant l’avala. J’entendis une voix intérieure me dire : « C’est Thomas d’Aquin ! » et je vis ce saint venir plusieurs fois à moi de ma petite armoire, mais ayant chaque fois un âge différent. Il me dit qu’il me guérirait de mon point de côté. Alors la pensée me vint que mon confesseur était de son ordre et que, si je pouvais lui dire que saint Thomas m’avait guérie, il croirait sans peine que sa relique était là, près de moi. Mais le saint me dit : « Dis-lui seulement que je te guérirai. » Après cela il s’approcha de moi et me posa une ceinture sur la tête. » Le confesseur raconta alors au Pèlerin ce qui suit : « Elle parla de saint Thomas, dit qu’il voulait la guérir, qu’il était près d’elle, qu’il la guérirait certainement si lui, son confesseur, le voulait. Je lui ordonnai alors de chercher la relique. Elle me la donna, mais son point de côté la rendait si malade et l’avait mise dans un tel état qu’elle ne pouvait, pour ainsi dire, ni vivre ni mourir. Je lui mis la relique sur le côté et lui dis de prier et d’avoir toute confiance en Jésus-Christ. Je priai de mon côté et je me dis que si c’était réellement saint Thomas, elle pourrait se remettre et guérir. Tout à coup, elle se releva dans son lit sur ses pieds avec une agilité extraordinaire et voulut sortir du lit et me porter la relique. « Je ne sens plus rien, dit-elle, et je n’ai plus de point de côté. Le saint m’a guérie et m’a dit qu’il fallait supporter mes autres douleurs. » – « J’ai vu en outre divers traits de sa vie et spécialement qu’étant tout petit enfant, il feuilletait continuellement des livres et ne voulait pas les laisser même quand on le baignait. J’ai vu aussi que cette relique a été donnée à notre couvent par un Augustin qui en fut le premier supérieur. Je vis beaucoup de choses de la vie de ce saint homme et comme quoi il fit décorer de nouveaux ornements toutes les reliques du couvent. Une demoiselle très pieuse vivait alors dans notre couvent ; je l’ai revue à cette occasion plusieurs autres fois. » Dans la journée Anne Catherine, étant en extase, voulut encore se lever et porter la relique au Pèlerin. Elle était très occupée du saint.

 

Le bienheureux Hermann Joseph.

 

« J’ai eu des visions touchant les années de son enfance. Il avait, étant enfant, une petite image de Marie sur parchemin, c’était un petit rouleau qu’il portait sur lui : il y attachait un méchant cordon et la pendait à son cou. Il faisait cela avec beaucoup de simplicité et de foi et lui rendait sans cesse des honneurs. Quand il jouait seul dans sa cour, deux jeunes garçons venaient toujours à lui ; ce n’étaient pas des enfants des hommes, mais il ne le savait pas. Il jouait avec eux en toute simplicité et les cherchait souvent parmi les enfants de la ville, mais il ne pouvait pas les y trouver. Quand il quittait les autres enfants pour les chercher, ils ne venaient pas : ils venaient seulement quand il était seul. Je le vis une fois jouer, près de Cologne, dans une prairie, au bord d’un ruisseau qui coule à travers le champ du martyre de sainte Ursule. Je le vis tomber dans le ruisseau : mais plein d’une confiance naïve, il éleva au-dessus de l’eau sa petite image de la Mère de Dieu afin qu’elle ne se mouillât pas. Et je vis comment la sainte Vierge, le prenant par l’épaule, l’éleva au-dessus de l’eau et l’en retira. Je vis en outre beaucoup d’autres scènes touchant la grande familiarité de ce jeune garçon avec la sainte Vierge et l’enfant Jésus ; je vis comment étant dans l’église, il offrit à Marie une pomme qu’elle accepta ; comment il trouva dans l’église, sous une pierre, de l’argent qu’elle lui avait indiqué dans un moment où il n’avait pas de chaussure ; comment elle l’assistait dans ses études. »

 

Saint Isidore.

 

Je vis plusieurs scènes de la vie de ce saint laboureur et comment il tenait sa maison. Il y avait quelque chose d’élégant et de dégagé dans son costume. Son pourpoint était court avec beaucoup de boutons par devant et par derrière ; il avait sur les épaules une garniture dentelée, les manches étaient aussi dentelées, la jaquette était brune. Il portait des chausses larges et courtes avec des rubans. Ses pieds étaient lacés. Il avait une coiffure formant des angles : c’était comme un chapeau à forme basse dont les rebords auraient été relevés et assujettis par un bouton : c’était une espèce se barrette. Isidore était un grand et bel homme, il n’avait pas la figure d’un paysan, mais quelque chose de distingué dans les traits. Je vis sa femme qui était aussi une grande, belle et sainte personne. Ils avaient un fils que je vis auprès d’eux, une fois très jeune, une autre fois âgé d’environ douze ans. Leur maison était située près d’un champ d’où l’on pouvait voir la ville voisine qui était à peu près à une demi-lieue. Je vis beaucoup d’ordre et de propreté dans la maison. J’y vis encore d’autres personnes qui n’étaient pas ses valets. Je vis que sa femme et lui ne faisaient rien sans commencer par la prière et que notamment ils bénissaient chaque plat. Il ne priait pas longtemps ; il était tout de suite en contemplation. Quand il passait devant son champ, je le voyais bénir la terre avant de commencer son travail. Je vis qu’il recevait une assistance surnaturelle pour son agriculture. Je vis souvent plusieurs charrues traînées par des bœufs blancs et conduites par des apparitions lumineuses ouvrir la terre devant lui : son travail était achevé avant qu’il y eût pensé. Il paraissait du reste ne pas voir cela, car son esprit était toujours absorbé en Dieu. Je vis que quand il entendait sonner les cloches de la ville, il laissait tout en suspens dans les champs, courait entendre la sainte messe et suivre d’autres exercices de dévotion auxquels il assistait comme ravi en esprit. Je le voyais ensuite revenir joyeux et son travail se trouvait fait. Je vis une fois son petit garçon tenant les traits derrière les bœufs et conduisant la charrue avec lui : les bœufs étaient pleins de bonne volonté. Alors les cloches sonnèrent la messe ; il courut à l’église et je vis pendant ce temps les bœufs aller au champ et, sous la conduite d’un faible enfant, labourer facilement la terre. Je vis qu’un jour, comme il priait à l’église, on vint lui dire qu’un loup déchirait son cheval : mais il resta agenouillé, recommandant l’affaire à Dieu, et quand il revint au champ, il trouva le loup étendu mort devant le cheval. Je vis souvent sa femme dans les champs, près de lui, le matin et à midi. Je les vis tous deux piocher dans le champ et je vis plusieurs ouvriers invisibles travailler près d’eux, en sorte qu’ils eurent bientôt fini. Son champ était plus beau et plus fertile que tous les autres et les produits semblaient d’une qualité supérieure. Je vis qu’ils donnaient tout aux pauvres, que souvent ils n’avaient presque plus rien au logis, qu’alors, pleins de confiance en Dieu, ils cherchaient encore et trouvaient d’abondantes provisions. Je vis souvent que des ennemis voulaient faire du mal au bétail d’Isidore quand il l’abandonnait pour aller à la messe, mais ils ne pouvaient y réussir et ils étaient repoussés. Je vis aussi beaucoup de scènes de sa sainte vie. Je le vis ensuite parmi les saints ; une fois, dans son costume de paysan, ce qui était quelque chose d’étonnant, puis, plus tard, sous la forme d’âme bienheureuse.

 

Saint Étienne, saint Laurent, saint Hippolyte.

 

Le 8 août 1820 Anne Catherine dit au Pèlerin : « Parmi les reliques qui se trouvent près de moi, je sens celle de saint Laurent. C’est un petit fragment d’os, dans une enveloppe brune. » Le Pèlerin chercha dans la cassette et trouva dans une enveloppe brune deux ossements entourés de fil d’or. Il lui présenta l’un et l’autre : à peine les eut-elle dans les mains qu’elle dit : « L’un d’eux est de saint Étienne : oh ! quel précieux trésor ! l’autre est de saint Laurent. » (Alors elle parut plus profondément absorbée.) « Voyez, ils sont là tous deux. Laurent laisse la première place à Étienne. Étienne a un vêtement blanc de prêtre juif et une large ceinture : il a aussi un morceau d’étoffe sur les épaules. C’est un beau jeune homme : il est plus grand que Laurent. Laurent a un ample vêtement de diacre. » Elle témoigna ensuite une grande joie d’avoir trouvé ce trésor : mais bientôt, pénétrée de la vérité de l’apparition, elle dit : « Nous n’avons pas d’ossements d’eux, car ils vivent encore : ils sont là, c’est vraiment risible ; comment pouvais-je croire que nous avons des ossements d’eux, puisqu’ils sont vivants ? » Plus tard elle dit : « Étienne, outre le vêtement sacerdotal blanc avec sa large ceinture, avait sur les épaules un collet tailladé, tissé de rouge et de blanc : il tenait une palme à la main. Laurent m’est apparu dans une longue robe à plis d’un blanc bleuâtre avec une large ceinture et une étole autour du cou. Il n’était pas aussi grand qu’Étienne, mais il était, comme lui, jeune, beau et plein de courage. Son ossement doit avoir été bruni par le feu : il est enveloppé dans un morceau d’étoffe noire. » (Le Pèlerin trouva la relique, dont il ouvrit l’enveloppe, telle qu’elle l’avait décrite.) « Le gril avait un rebord comme une poêle : il y avait aux quatre côtés une poignée qui se relevait : il était comme un cercueil, plus large d’en haut que d’en bas : il avait six pieds et quatre barres transversales plates. Lorsque le saint y était étendu, une barre de fer était placée sur lui en travers. Il avait ce gril près de lui lors de l’apparition. »

Le jour de la fête de saint Laurent, elle raconta ce qui suit : « Je vis que Laurent était Espagnol, natif de la ville de Huesca. Sa mère s’appelait Patience, j’ai oublié le nom de son père ; c’étaient de pieux chrétiens. Il n’y avait pas que des chrétiens dans cet endroit : les maisons de ceux-ci étaient marquées de croix taillées dans la pierre ; quelques-unes de ces croix avaient une traverse simple, d’autres une double. Je vis que Laurent avait une singulière dévotion envers le Saint-Sacrement et que, vers sa onzième année, Dieu lui fit le don merveilleux d’en reconnaître la présence, en sorte qu’il le sentait approcher même quand on le portait caché. Il l’accompagnait partout où on le portait et avait pour lui la plus profonde vénération. Ses parents, quoique pieux, n’avaient pas un sentiment aussi vif à l’égard du Saint-Sacrement et ils blâmaient son zèle comme excessif. Je vis une preuve touchante de son amour pour l’auguste sacrement. Laurent vit porter en secret la sainte eucharistie à une malade atteinte de la lèpre et fort dégoûtante, qui demeurait dans une misérable cabane adossée au mur de la ville. Il accompagna le prêtre, par dévotion, jusque dans cette cabane et suivit des yeux, tout en priant, la sainte cérémonie. Le prêtre présenta à la malade le corps du Seigneur, mais elle vomit et le saint viatique fut rejeté de sa bouche avec son vomissement. Le prêtre, dont j’ai su le nom, devint aussi un saint : mais en ce moment il fut tout bouleversé, ne sachant comment retirer le sacrement de ces déjections immondes. Le jeune Laurent vit tout cela de l’endroit où il se tenait caché : ne pouvant plus maîtriser son amour pour le très Saint-Sacrement, il se précipita dans la chambre : surmontant son dégoût, il se jeta sur les matières rejetées par la malade et, adorant profondément le corps du Seigneur, il le prit entre ses lèvres. Je vis que par suite de cette victoire héroïque sur lui-même, il reçut de Dieu le don d’un grand courage, et d’une force insurmontable. J’ai vu aussi d’une manière que je ne puis décrire comment il n’était pas né du sang, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu 42. Je le vis au moment de sa naissance et il me fut dit que ses parents l’avaient engendré en esprit de renoncement, avec des sentiments de confusion et de pénitence, étant en état de grâce, et après avoir reçu le sacrement ; qu’il avait été ainsi consacré à Dieu dès sa conception et qu’à cause de cela il avait eu en partage une vénération précoce envers le Saint-Sacrement et le sentiment de sa présence. J’eus une grande joie de voir en cette circonstance un enfant recevoir la naissance comme j’ai toujours cru que cela devait arriver dans le mariage chrétien, où l’union devrait avoir lieu comme un acte de pénitence humiliant. Bientôt après son acte héroïque, Laurent alla à Rome, du consentement de ses parents. Je l’y vis aussitôt en compagnie des prêtres les plus saints, chéri particulièrement du Pape saint Sixte et ordonné diacre. Je le vis servir la messe au Pape et comment le Pape, après avoir communié lui-même, lui donna la communion sous les deux espèces. Je le vis aussi distribuer le sacrement aux chrétiens. Il n’y avait pas de table de communion comme aujourd’hui, mais, à la droite de l’autel, se trouvait une grille avec un appui qui se relevait et derrière lequel les communiants s’agenouillaient. Les diacres devaient ordinairement se relayer pour l’administration du sacrement, mais je vis qu’auprès de saint Sixte, Laurent remplissait toujours cette fonction à la place des autres. Lorsque le Pape fut conduit en prison, je vis Laurent courir après lui, le conjurant de ne pas le laisser en arrière, et je vis que Sixte, par une inspiration divine, lui prédit son prochain martyre et lui ordonna de distribuer aux pauvres les trésors de l’Église. Je le vis alors, portant sur sa poitrine une grande quantité d’argent, aller chez une veuve nommée Cyriaque, chez laquelle étaient cachés beaucoup de chrétiens et de malades : je le vis laver humblement les pieds à tous, soulager par l’imposition des mains cette veuve qui depuis longtemps souffrait de violents maux de tête, guérir aussi des paralytiques, des infirmes et des aveugles et distribuer de l’argent. La veuve l’aidait en toutes choses, notamment à convertir en argent les vases sacrés. Je le vis, cette même nuit, entrer dans un caveau, pénétrer dans les catacombes à une grande profondeur, faire des aumônes, porter secours, distribuer aussi le sacrement, donner à tous de grandes consolations, et leur inspirer un courage extraordinaire : car il y avait en lui une force d’âme surnaturelle et une sérénité grave et sainte. Je le vis courir avec Cyriaque à la prison du Pape : lorsque celui-ci fut conduit au supplice, Laurent lui dit qu’il avait distribué les trésors de l’Église et qu’il voulait le suivre à la mort comme son ministre à l’autel. Le Pape lui prédit de nouveau son martyre, et il fut arrêté par les soldats, parce qu’il avait parlé de trésors. » (Elle vit aussi tout le martyre de saint Laurent avec toutes les circonstances accessoires, comme la conversion de Romain et d’Hippolyte et les guérisons opérées dans la prison, telles qu’elles sont racontées dans la légende, ainsi que les apparitions des anges et l’assistance qu’ils lui donnèrent pendant son supplice, en un mot, tout ce que contiennent les actes de son martyre.) « Le supplice ne finissait pas, il se prolongea toute la nuit avec une incroyable cruauté. Entre deux cours destinées aux supplices était un péristyle couvert où se faisaient tous les préparatifs et où se trouvaient tous les instruments du martyre. Les salles étaient ouvertes : on y admit beaucoup de spectateurs et le supplice eut son cours jusqu’à ce qu’on mît Laurent sur le gril. Après avoir reçu les consolations de l’ange, il se retourna sur le gril et dit quelques paroles avec calme et sérénité. Il se plaça lui-même sur le gril et ne s’y laissa pas attacher. J’eus l’impression que, grâce à l’assistance divine, il resta insensible pendant la plus grande partie du supplice et que ce fut comme s’il était couché sur des roses : d’autres martyrs ont eu de plus terribles souffrances. Ses vêtements de diacre étaient blancs. Il portait une ceinture, une étole, un collet rond tailladé sur les épaules et une espèce de mantelet comme Étienne. Je vis Hippolyte et le prêtre Justin lui donner la sépulture : beaucoup de personnes pleuraient sur son tombeau et on y dit la messe. Laurent m’est aussi apparu un jour où j’avais des scrupules quant à la réception du Saint-Sacrement. Il m’interrogea sur l’état de mon âme, et quand je le lui eus décrit, il me dit que je pouvais communier encore le jour suivant. »

En reconnaissant une relique de saint Hippolyte, elle dit : « J’ai eu des visions sur sa vie : je le vis enfant, né de parents indigents. Son père mourut de bonne heure. Sa mère était une femme insupportable et, quoique pauvre et de basse condition, elle était dure et orgueilleuse vis-à-vis d’autres pauvres. Plusieurs traits de la jeunesse d’Hippolyte me furent montrés et il me fut dit alors que c’étaient les premières racines de la grâce qui lui était réservée de devenir chrétien et martyr de Jésus-Christ. Il me fut montré quelles grâces se rattachent aux actions généreuses, même des païens. Je vis sa mère en querelle avec une autre pauvre femme : elle la traita fort mal et la chassa de sa maison avec des injures hautaines. Je vis que cela fit beaucoup de peine au petit Hippolyte, qu’il prit en cachette un de ses vêtements de dessous et le porta à cette femme comme si sa mère le lui eût envoyé en signe de réconciliation. Il ne dit pas cela en termes exprès à l’offensée, mais elle dut naturellement le croire. Je la vis retourner chez la mère d’Hippolyte et celle-ci la recevoir avec bienveillance parce qu’elle était surprise de voir cette femme revenir à elle si amicalement, après la manière dont elle l’avait traitée. Je vis encore d’autres actes de charité de ce jeune garçon. Il devint soldat, et je vis alors qu’un de ses amis devant un jour recevoir un châtiment sévère à cause d’une infraction à la discipline, Hippolyte, pour le lui éviter, se présenta au chef comme étant le coupable. Cette accusation spontanée fut cause que la punition qu’il reçut à la place de l’autre fut adoucie. Son ami s’attacha tellement à lui par suite de cet acte de charité qu’il devint avec lui chrétien et martyr. Il me fut suggéré, à cette occasion, que les actions charitables et les bonnes œuvres provenant d’une charité cordiale ne sont jamais perdues aux yeux du Seigneur, mais préparent celui qui les accomplit à recevoir plus tard de grandes grâces. Je vis ensuite comment Hippolyte fut commis à la garde de saint Laurent, et combien il fut touché de voir celui-ci présenter les pauvres à l’empereur comme étant les trésors de l’Église. Hippolyte était plein de droiture et il était païen de la même façon que Paul était juif. Je vis qu’il se convertit dans la prison et qu’après le martyre de Laurent, il pleura et pria trois jours et trois nuits sur son tombeau avec beaucoup d’autres chrétiens. Justin célébra la sainte messe sur le tombeau et distribua aussi la communion que tous ne purent pas recevoir, mais sur ceux même qui ne la reçurent pas, je vis rayonner la flamme du désir. Le prêtre les aspergea tous avec de l’eau. Le tombeau était isolé, au delà d’une colline, dans un lieu où il ne pouvait pas attirer l’attention. Je vis bientôt Hippolyte arrêté avec plusieurs de ceux qui habitaient la même maison. Il fut traîné par des chevaux dans un lieu désert peu éloigné du tombeau de saint Laurent. Les chevaux ne voulaient pas avancer. Les valets du bourreau les frappèrent, les piquèrent, les brûlèrent avec des torches et il fut plutôt écartelé que traîné. On avait disposé là dans beaucoup d’endroits des tas de pierres, des trous et des épines pour déchirer le corps. Une vingtaine d’autres furent martyrisés avec lui et notamment son ami. Il portait une robe baptismale blanche. »

 

Saint Nicodème.

 

Elle avait plusieurs fois assuré qu’il devait se trouver dans « son église » une relique de Nicodème, car elle l’avait vu en vision visiter secrètement Jésus pendant la nuit. Elle trouva la relique, et quand elle l’eut prise, elle eut une vision dont elle communiqua ce qui suit : « Je vis que Nicodème, lorsqu’après avoir mis Jésus au tombeau, il revint avec Joseph et les autres, n’alla pas au Cénacle où quelques apôtres étaient cachés. Il voulut retourner seul chez lui portant avec lui les linges qui avaient servi à descendre Jésus de la croix, mais les Juifs lui avaient tendu des embûches. Ils le saisirent et le mirent dans une chambre qu’ils fermèrent soigneusement. Ils voulaient le laisser là jusqu’après le sabbat et ensuite le mettre en jugement. Mais je vis pendant la nuit un ange venir à lui. Il n’y avait pas de fenêtre dans la chambre : ce fut comme si l’ange soulevait le toit et faisait passer Nicodème par-dessus le mur. Alors je le vis aller dans la nuit rejoindre les autres au Cénacle. Ils le cachèrent, et, deux jours après, lorsqu’il sut que le Christ était ressuscité, Joseph d’Arimathie l’emmena avec lui et le tint un certain temps caché dans sa maison jusqu’au moment où ils furent chargés l’un et l’autre de répartir les aumônes parmi les chrétiens. Ce fut alors que les linges qui avaient servi pour la descente de croix tombèrent entre les mains des Juifs. Je vis encore comment, dans la troisième année d’après l’Ascension du Christ, l’empereur romain fit venir à Rome Véronique, Nicodème et un disciple nommé Épaphras, parent de Jeanne Chusa. Il voulait voir des témoins de la mort et de la résurrection de Jésus. Épaphras était un disciple d’une grande simplicité et très serviable. Il avait été serviteur du temple et messager des prêtres à Jérusalem. Il avait vu Jésus ressuscité, dès les premiers jours, en même temps que les apôtres : il l’avait vu encore plusieurs autres fois. Je vis Véronique chez l’empereur : il était malade, sa couche était élevée sur des degrés ; un grand rideau était suspendu au-devant. La chambre était de forme carrée et n’était pas grande. Je ne vis pas de fenêtre, la lumière venait d’en haut : des cordons étaient attachés à des clapets qu’on pouvait ouvrir. Lorsque je vis Véronique le visiter, il n’y avait personne près de lui ; ses gens étaient dans l’antichambre. Je vis qu’elle avait avec elle le saint suaire et un des linges du tombeau : elle étendit le suaire devant lui : la face était sur l’un des côtés. C’était une longue bande d’étoffe, une espèce de voile que Véronique portait autour de la tête et du cou. La face du Christ ne ressemblait pas à une peinture : elle était imprimée sur le linge avec du sang et elle était plus large que dans un portrait, parce que le linge avait été appliqué tout autour du visage ; sur l’autre linge je vis l’empreinte sanglante du corps de Jésus flagellé. Je crois que c’était un linge sur lequel il avait été lavé avant la mise au tombeau. Je ne vis pas que l’empereur fût mis en contact avec ces linges ni qu’il les touchât, mais il fut guéri par leur vue. Il voulait retenir Véronique, lui faire de riches présents, lui donner une maison et des gens pour la servir : mais elle demanda seulement à retourner à Jérusalem et à mourir où Jésus était mort. Je vis, dans une autre vision, Pilate mandé devant l’empereur qui était très en colère. Je vis que Pilate, avant d’y aller, mit sur sa poitrine, sous son vêtement, un morceau du manteau de Jésus que lui avaient donné les soldats. Je le vis parmi des soldats, attendant l’empereur. Il semblait que l’on sût déjà combien l’empereur était irrité. Il arriva plein de colère, mais, dès qu’il fut près de Pilate, il s’adoucit beaucoup et l’écouta avec bonté. Lorsque Pilate se fut retiré, je vis l’empereur se remettre en colère et le faire encore mander devant lui, puis s’adoucir de nouveau, et je vis que c’était l’effet du voisinage du manteau de Jésus que Pilate avait sur la poitrine. Je crois pourtant qu’après cela, je vis Pilate, lorsqu’il se fut retiré, condamné à l’exil où à finit misérablement ses jours. Nicodème fut plus tard maltraité par les Juifs et laissé pour mort. Gamaliel le fit porter dans sa propriété, où Étienne était enterré. Nicodème y mourut et y reçut aussi la sépulture.

 

La sainte martyre Suzanne.

 

« J’ai eu plusieurs visions touchant la vie de sainte Suzanne dont une relique était près de moi et qui m’a tenu compagnie toute la nuit. Je ne me souviens plus que de quelques-unes. Je la vis à Rome dans une grande maison. Son père s’appelait Gabinus : il était chrétien, son frère était pape et habitait une maison voisine. Je vis la maison de Gabinus avec une avant-cour et un péristyle. La mère de Suzanne devait être morte, car je ne la vis jamais. Il y avait plusieurs autres chrétiens dans la maison. Je vis que Suzanne distribuait tout ce qu’elle avait aux pauvres chrétiens et qu’il en était de même de son père. Tout cela se faisait avec un certain mystère. Je vis un messager envoyé par l’empereur Dioclétien à Gabinus qui était son parent. Il voulait que Suzanne fût donnée en mariage à son beau-fils dont la femme était morte. Je vis que Gabinus parut d’abord satisfait de cette union et en parla à Suzanne, mais celle-ci lui témoigna son extrême répugnance à épouser un païen et lui dit qu’elle avait pris Jésus-Christ pour époux. Je vis que, là-dessus, Dioclétien la fit emmener de chez son père et conduire à la cour près de l’impératrice (Serena) pour qu’elle changeât de sentiment. Je vis que l’impératrice était chrétienne en secret, que Suzanne se plaignit devant elle de son malheur et qu’elles prièrent ensemble. Je la vis ensuite ramenée dans la maison de son père. Je vis que l’empereur lui envoya un de ses parents (Claudius), lequel en entrant voulut l’embrasser, non pour prendre une liberté inconvenante, mais parce que c’était l’usage ou parce qu’ils étaient parents. Je la vis faire un geste pour l’en empêcher, et comme celui-ci lui représenta qu’il n’avait aucune mauvaise intention, elle lui dit qu’une bouche souillée par la louange des faux dieux ne devait pas la toucher. Je vis comment cet homme se fit expliquer par elle en quoi consistaient ses erreurs, comment ensuite il fut instruit par le Pape, oncle de Suzanne, et baptisé avec sa femme et ses enfants. Je vis que l’empereur, voyant que Claudius tardait à revenir lui rendre réponse, envoya le frère de celui-ci pour savoir à quoi s’en tenir ; que ce frère trouva Claudius agenouillé et priant avec sa femme et ses enfants et qu’il fut fort étonné de le voir devenu chrétien. Et comme il demandait quelle était la réponse de Suzanne touchant le mariage proposé, Claudius l’engagea à se rendre avec lui auprès d’elle et à se convaincre par lui-même qu’une personne menant un tel genre de vie ne pouvait épouser un idolâtre. Je vis qu’ils se rendirent près d’elle et que cet autre frère fut, lui aussi, converti par Suzanne et par le Pape son oncle. L’impératrice Serena avait près d’elle deux hommes et une femme attachés à son service, lesquels étaient aussi chrétiens. Je les vis la nuit aller en secret avec Suzanne dans une petite chambre souterraine qui était sous le palais. Il s’y trouvait un autel et une lampe toujours allumée. On y faisait des prières et parfois aussi un prêtre y venait en secret consacrer et administrer aux fidèles le Saint-Sacrement. Je vis que l’empereur entra en fureur lorsqu’il apprit la conversion des deux frères et les fit mettre en prison l’un et l’autre avec leurs familles. Plus tard ils furent martyrisés. Le père de Suzanne fut aussi mis en prison. J’eus alors une vision où je vis Suzanne seule dans une grande salle, assise près d’une petite table ronde décorée de figures dorées. Elle avait les mains jointes, les yeux levés au ciel et priait. Il y avait dans le haut de la salle des ouvertures rondes. Dans les angles étaient des figures blanches de la taille d’un enfant : on voyait aussi çà et là des têtes d’animaux spécialement aux pieds des meubles. Je vis des figures assises sur les pieds de derrière, ayant de longues queues et des ailes, et quelques-unes qui tenaient comme des rouleaux entre leurs pattes de devant (vraisemblablement des ornements d’architecture, lions ailés, griffons, etc.). Comme Suzanne était assise et priait, je vis que l’empereur envoya son fils lui-même pour lui faire violence. Je vis celui-ci, laissant plusieurs personnes dans l’antichambre, entrer et s’approcher de Suzanne par derrière. Aussitôt apparut devant elle une figure qui marcha à la rencontre de cet homme, sur quoi il tomba comme mort ; alors seulement je vis Suzanne se retourner et appeler au secours lorsqu’elle le vit étendu par terre. Je vis ensuite ceux qui l’avaient accompagné entrer tout surpris, le relever et l’emporter. L’apparition était en face de Suzanne et l’agresseur derrière elle ; lorsqu’elle se plaça entre les deux, celui-ci fut renversé par terre. J’eus ensuite une autre vision. Un homme vint à elle accompagné de vingt autres : deux prêtres païens portaient entre eux une idole dorée. Elle devait être creuse, car elle était très légère. Ils la portaient sur un plateau à deux anses. Ils la placèrent dans une niche sous les colonnes qui entouraient la cour antérieure et prirent dans la maison une petite table ronde à trois pieds qu’ils placèrent devant. Plusieurs personnes entrèrent dans la maison et allèrent prendre Suzanne dans la salle qui était située plus haut. Ils traînèrent Suzanne dehors pour la forcer à sacrifier devant l’idole. Elle adressa à Dieu une ardente prière et, avant quelle arrivât jusque-là, je vis un miracle. L’idole fut comme lancée par-dessus la cour et la colonnade environnante, jusqu’à une grande distance dans la rue où elle tomba brisée en morceaux. Je vis qu’un homme qui était à l’extérieur courut annoncer cette nouvelle. Je vis ensuite qu’on arracha à Suzanne son vêtement de dessus. Elle n’avait plus qu’un petit linge sur la poitrine, ses épaules et son dos étaient nus et il lui fallut dans cet état traverser le vestibule au milieu des soldats qui la poussèrent avec des bâtons pointus jusqu’à ce qu’elle tombât comme morte. Ils la traînèrent ensuite dans une chambre de la maison et l’y laissèrent étendue par terre. Je vis ensuite qu’on voulut la forcer à sacrifier dans un temple et que l’idole tomba à la renverse. Je vis que, dans sa maison, elle fut traînée par les cheveux dans l’avant-cour où on lui trancha la tête. Je vis que l’impératrice et une nourrice de Suzanne y vinrent la nuit, lavèrent son corps et l’enveloppèrent d’un linceul, après quoi il fut enterré. L’impératrice lui coupa les cheveux et aussi une partie des doigts. Je vis aussi que, bientôt après, le Pape dit la messe à l’endroit où on l’avait mise à mort. Suzanne avait un visage rond avec de grands traits : ses cheveux étaient noirs. Elle était vêtue de blanc. Sa chevelure était relevée en tresses autour de la tête : un voile qui lui couvrait les cheveux était attaché sous son menton et retombait par derrière, formant deux pointes. »

 

Sainte Claire.

 

« Ayant près de moi la relique de sainte Claire, j’eus une vision sur sa vie. Sa pieuse mère priait avec une grande dévotion devant le Saint-Sacrement afin que son enfantement fût béni de Dieu et il lui fut révélé intérieurement qu’elle mettrait au monde une fille plus claire que le soleil. C’est pourquoi l’enfant reçut le nom de Claire. Je vis que précédemment la mère était allée en pèlerinage à Jérusalem, à Rome et à d’autres lieux saints. Les parents étaient de la haute classe, mais c’étaient aussi des gens très pieux. Je vis Claire, dès sa première jeunesse, merveilleusement attirée par tout ce qui était saint. Si on la portait dans une église, elle tendait les mains vers le Saint-Sacrement : mais tous les autres objets qu’on lui présentait, de quelque jolie couleur qu’ils fussent, ne faisaient aucune impression sur elle, non plus que les images qui étaient dans l’église. Je vis la mère apprendre à prier à l’enfant et comment l’attention de celle-ci était particulièrement attirée vers tout ce qui tendait au renoncement. La dévotion du rosaire devait être déjà en usage dans ce temps, car je vis que les parents de Claire récitaient le soir avec tous les gens de leur maison un certain nombre de Pater et d’Ave. Je vis ensuite que l’enfant cherchait de petites pierres polies de différentes grosseurs, qu’elle les portait avec elle dans une double poche de cuir et les plaçait à sa droite ou à sa gauche quand elle priait. Je vis aussi qu’elle les mettait en ligne ou en rond pendant sa prière et se guidait toujours d’après certains chiffres dans sa méditation ou sa contemplation. Quand elle craignait d’avoir prié sans attention, elle s’imposait une pénitence. Elle tressait très artistement de petites croix de paille. Elle avait tout au plus six ans lorsque je la vis dans une cour où l’on tuait des cochons, prendre de leurs soies, les couper en petits brins qu’elle portait sous ses vêtements, autour du cou et sur la nuque, ce qui faisait beaucoup souffrir. Plus tard le bruit de sa piété se répandit et saint François, par suite d’une inspiration intérieure, rendit visite à ses parents. Je vis, lors de cette visite, comment ils firent venir Claire avec laquelle François s’entretint et sur laquelle il fit une très vive impression. Je vis aussi qu’un jeune homme vint la demander à ses parents et qu’ils n’étaient pas éloignés de la marier sans lui en parler d’avance. Mais elle en fut avertie intérieurement : alors elle courut à sa chambre et, devant son petit autel, s’engagea envers Dieu par le vœu de virginité. Je la vis plus tard, lorsque ses parents la mirent en rapport avec le jeune homme, déclarer solennellement son vœu. Les parents furent surpris et ne la contraignirent pas au mariage. Je vis Claire pratiquer toutes les vertus et exercer une grande charité envers les pauvres auxquels elle portait son repas, s’abstenant de le prendre toutes les fois qu’elle pouvait le faire en secret. Je la vis visiter saint François à la Portioncule et s’affermir de plus en plus dans sa résolution. Le dimanche des Rameaux, elle se rendit à l’église, vêtue de ses plus beaux habits. L’évêque distribua des palmes à ceux qui s’approchaient de l’autel pendant que Claire se tenait à distance dans le bas de l’église. Mais l’évêque vit un rayon de lumière sur elle et il descendit pour lui donner aussi un rameau. Je vis après cela cette lumière se répandre sur plusieurs autres personnes qui étaient dans l’église autour d’elle. Je la vis sortir la nuit de la maison de ses parents et aller à la Portioncule où François et ses frères la reçurent avec des cierges allumés, en chantant le Veni Creator. Je vis qu’on lui donna dans l’église un habit de pénitente et qu’on lui coupa les cheveux. François la conduisit ensuite à un couvent situé dans la ville. Déjà auparavant, elle portait une ceinture de crins de cheval avec treize nœuds : mais alors elle en prit une en peau de cochon avec les soies tournées en dedans. Je vis dans son couvent une religieuse qui l’avait prise en haine et qui ne voulait pas se réconcilier avec elle. Cette religieuse était malade depuis longtemps au moment où Claire était sur son lit de mort. Claire mourante, l’ayant fait prier de se réconcilier avec elle, essuya un refus. Alors Claire pria ardemment et dit à quelques religieuses de lui amener la malade. Celles-ci se rendirent auprès d’elle, la levèrent et elle se trouva guérie. Elle en fut si émue qu’elle alla à Claire et lui demanda pardon : mais la sainte elle-même lui demanda pardon de son côté. Je vis la Mère de Dieu présente au, moment de sa mort avec une troupe de vierges bienheureuses.

 

Visions touchant la vie de saint Augustin, de saint François de Sales et de sainte Jeanne Françoise de Chantal.

 

Parmi les reliques envoyées par Overberg, il s’en trouvait de saint Augustin, de saint François de Sales et de sainte Françoise de Chantal. Anne Catherine les avait bien reconnues toutes ; mais le Pèlerin changea les noms par inadvertance, attribuant la relique de saint Augustin à saint François de Sales et réciproquement. Il en prit une avec lui, laissant parmi les autres celle qu’il croyait être de saint Augustin. Anne Catherine alors affirma dans plusieurs occasions qu’elle avait le sentiment du voisinage de saint François de Sales et elle dit un jour : « J’ai vu un saint évêque et une sainte femme. Il doit y avoir dans mon voisinage des ossements de tous les deux, car ils ont apparu près de moi et ont aussi disparu près de moi. Quand je vois l’apparition d’un saint dont une relique est près de moi, la lumière part de l’ossement qui est à côté de moi et il vient d’en haut une autre lumière qui se joint à la première et dans laquelle se produit l’apparition. Mais quand je n’ai pas de relique du saint, la lumière et l’apparition viennent seulement d’en haut. »

Là-dessus le Pèlerin crut devoir porter de nouveau près d’elle le petit paquet où était la prétendue relique de saint François de Sales. Elle était alors en extase, mais elle saisit à l’instant le petit paquet, le porta à son cœur, sourit joyeusement et dit : « J’ai près de moi mon cher père Augustin » ; puis, étant revenue à elle, elle raconta ce qui suit : « J’ai vu le saint dans ses ornements épiscopaux et au-dessous de lui son nom écrit en caractères très anguleux. Cela me parut singulier : je crus d’abord voir ses saints ossements dans une maison de forme bizarre, contournée comme la coquille d’un limaçon. Je ne pouvais pas m’imaginer ce que c’était. Tout à coup je vis cette maison ayant pris une plus belle forme : elle était maintenant polie comme de la pierre et dans la chambre intérieure se trouvait la relique ; cette relique était dans une boîte en nacre de perle. » Elle eut aussi des visions touchant la vie de saint Augustin et elle en raconta ce qui suit :

 

« Je vis le saint encore enfant dans la maison de ses parents. Cette maison n’était pas éloignée d’une ville de moyenne grandeur. Elle était à la mode romaine avec une cour antérieure et un péristyle à l’entour se trouvaient d’autres bâtiments avec des jardins et des champs. Cela me fit l’effet d’une maison de campagne. Le père était un homme grand et fort : il avait quelque chose de sombre et de sévère et il devait avoir beaucoup d’ordres à donner, car je le vis parler d’un air très sérieux avec des gens qui paraissaient ses inférieurs. Je vis aussi des gens s’agenouiller devant lui comme s’ils lui adressaient une prière. Ce pouvaient être des valets ou des paysans. Je vis que le père, en présence du petit Augustin, était de meilleure humeur et parlait plus volontiers avec Monique sa femme ; il semblait avoir une prédilection pour l’enfant. Je vis toutefois qu’il s’occupait peu de lui : Augustin le plus souvent était avec deux hommes et avec sa mère. Monique était une petite femme, déjà sur le retour, qui marchait un peu courbée et dont le teint était très brun, mais elle avait la crainte de Dieu à un haut degré : elle était douce et toujours dans les soucis et les inquiétudes à cause d’Augustin. Elle le suivait partout, car il était très remuant et très espiègle. Je le vis grimper, non sans danger, et courir çà et là sur l’extrême bord du toit en terrasse de la maison. Des deux hommes qui étaient dans la maison, l’un semblait être un précepteur, l’autre un serviteur. Le premier allait avec lui à l’école de la ville voisine où se réunissaient beaucoup d’enfants et le ramenait ensuite à la maison. Hors de l’école, je le vis faire toute sorte de tours et d’espiègleries. Il frappait les animaux et leur jetait des pierres, se battait avec d’autres enfants, entrait dans des maisons, ouvrait des armoires et dérobait des friandises : il y avait pourtant toujours du bon chez lui, car il distribuait à d’autres ce qu’il avait pris, quelquefois aussi il le jetait. Je vis dans la maison, outre sa mère, une autre femme qui était servante ou bonne. Plus tard je vis qu’on le conduisit à l’école dans une ville plus grande et plus éloignée. Il y alla sur un chariot très bas porté sur de petites roues massives et traîné par deux bêtes : deux personnes étaient avec lui. Je le vis là dans une école avec beaucoup d’autres jeunes garçons. Il couchait avec plusieurs d’entre eux dans une grande salle : cependant il y avait entre chaque couche une séparation formée par une espèce de paravent fait de roseaux ou d’écorce d’arbre. Les leçons se donnaient dans une grande salle, les écoliers étaient assis tout autour sur un banc de pierre adossé au mur et ils avaient sur les genoux des planchettes brunes pour écrire : ils avaient des rouleaux de papier et des crayons. Le maître se tenait deux degrés plus haut et il avait une petite chaire ; derrière lui était un grand tableau où il traçait souvent des figures. Ensuite il faisait venir tantôt l’un, tantôt l’autre au milieu de la salle. Ils se tenaient aussi vis-à-vis les uns des autres et avaient dès manuscrits dans lesquels ils lisaient : ils faisaient aussi des gestes comme s’ils eussent prêché. Ils semblaient quelquefois discuter ensemble, quelquefois on eût dit qu’ils prêchaient. Je vis, que dans cette école, Augustin était facilement et presque toujours le premier : mais quand les enfants en étaient sortis avec lui, il était d’une pétulance incroyable et des plus ardents à détruire et à faire du dégât. Je le vis, dans son emportement, tuer, en les frappant et en leur jetant des pierres, des oiseaux à long cou qui sont des animaux domestiques dans ce pays ; après cela il les portait quelque part et pleurait de compassion. Je vis les jeunes garçons courir et lutter dans un jardin rond où il y avait des allées de verdure, et briser, soustraire et jeter çà et là beaucoup de choses. »

« De là, je le vis revenir chez lui et s’y livrer à toute espèce d’excès et d’extravagances. Une fois je le vis, la nuit, dérober des fruits avec ses compagnons. Je vis qu’en ayant rempli son manteau, il les jeta quelque part. Je vis Monique l’avertir sans cesse, prier et pleurer beaucoup sur lui. Je le vis ensuite en voyage, se dirigeant vers la grande ville où Perpétue avait souffert le martyre. Il devait, pour y arriver, traverser une large rivière sur laquelle passait un pont. Je reconnus tout de suite la ville. Sur l’un des côtés s’avançaient jusque dans la mer des rochers surmontés de murailles et de tours : il y avait aussi là beaucoup de navires : une petite ville attenait à la grande. Il s’y trouvait beaucoup de grands édifices comme ceux de l’ancienne Rome et aussi une grande église chrétienne. J’eus plusieurs visions touchant les folies qu’il faisait là avec d’autres jeunes gens. Il habitait seul dans une maison et discutait beaucoup avec d’autres. Je le vis visiter seul une femme dans une maison : cependant il n’y allait pas très souvent : il était dans un mouvement perpétuel. Je le vis aussi assister fréquemment à des spectacles publics qui me parurent tout à fait diaboliques. Je vis un grand édifice rond : il y avait en haut, sur l’un des côtés, des sièges s’élevant les uns au-dessus des autres comme les marches d’un escalier : au-dessous étaient plusieurs entrées d’où l’on montait en haut par des degrés pour prendre place dans les siéger arrondis de l’intérieur. L’édifice n’avait pas de toit, mais on tendait au-dessus un voile comme un pavillon. Les places rondes étaient pleines de spectateurs : en face était une plate-forme élevée où se passaient toute sorte de choses qui étaient pouf moi une abomination. Dans le fond on voyait des pays de toute espèce qui tout à coup semblaient s’enfoncer dans la terre. On poussait ensuite une cloison par devant, ou bien l’on faisait tourner quelque chose et c’était un spectacle tout différent. Je vis une fois s’ouvrir en quelque sorte une grande et belle place dans une grande ville et pourtant cela se faisait dans un petit espace. Alors des hommes et des femmes vinrent, deux par deux, sur cette place et c’était comme s’ils parlaient et folâtraient ensemble. Tout cela me faisait horreur. Je vis aussi que les gens qui figuraient là comme acteurs avaient devant eux d’affreux visages coloriés avec de larges bouches. Ils avaient aux pieds des espèces de socques pointus par le bout et larges par en bas, qui étaient rouges, jaunes et d’autres couleurs. Je vis aussi se tenir plus bas des troupes entières qui parlaient et chantaient avec ceux d’en haut. Je vis encore de jeunes garçons, âgés de huit à douze ans qui jouaient d’une flûte droite ou recourbée et pinçaient des instruments sur lesquels des cordes étaient tendues. Je vis une fois plusieurs de ces jeunes garçons se précipiter d’en haut, les jambes en l’air et la tête en bas : ils étaient sans doute attachés avec des cordes solides, mais cela faisait un effet horrible. Je vis aussi des hommes qui combattaient les uns contre les autres ; l’un d’eux reçut deux coups qui lui mirent le visage en sang et un médecin vint bander ces blessures. Je ne puis décrire tout ce qu’il y avait là d’abominable et de désordonné. Les femmes représentées dans ces jeux étaient des hommes déguisés. »

« Je vis aussi qu’Augustin parut un jour en public, mais ce n’était pas dans une représentation de ce genre. Je le vis livré à toute espèce de divertissements et de péchés : partout il était le premier et il semblait que ce fût par pure vanité, car avec cela je le voyais toujours triste et inquiet quand il était seul. Je vis aussi que la femme avec laquelle il vivait lui donna un enfant, ce qui ne parut pas lui faire de peine. La plupart du temps je le voyais dans des salles et des lieux publics disputer avec d’autres, parler ou écouter, produire aussi des manuscrits et faire des lectures. Je vis que sa mère vint le rejoindre à Carthage, lui parla avec beaucoup de tendresse et pleura beaucoup. Elle ne demeurait pas avec lui quand elle était là. Je ne vis jamais, chez elle, une croix ni une image de saint. Il y avait dans sa maison des statues de toute espèce à la mode païenne, mais ni elle ni son mari ne s’en occupaient en rien, Je vis sans cesse la mère d’Augustin se cacher pour prier dans quelque coin de la maison ou du jardin ; elle s’asseyait là, courbée en deux, priait et pleurait. Avec tout cela je ne vis pas qu’elle fût exempte de mauvaises habitudes ; pendant qu’elle se lamentait et pleurait à propos des vols de friandises de son fils, elle-même en dérobait aussi et je vis qu’il avait hérité d’elle ce penchant. Je vis que quand elle allait à la cave prendre du vin pour son mari, elle buvait un peu de ce qui était dans les tonneaux, qu’elle dérobait aussi quelques friandises et qu’Augustin en cela ne faisait que l’imiter. Mais je vis combien elle se repentait et combien elle luttait contre ce penchant. Je vis encore diverses particularités qui la concernaient et quelques-unes de ses pratiques. Ainsi, à certains temps de l’année, elle portait au cimetière dans des corbeilles du pain et divers aliments : d’autres du reste faisaient de même. Le cimetière était entouré d’une forte muraille : les tombeaux étaient surmontés de coffres de pierre et de constructions. Je vis Monique placer là ces aliments dans une pieuse intention et je vis aussi plus tard de pauvres gens prendre ces offrandes. Je la vis un jour, son fils étant déjà arrivé à l’âge d’homme, faire un voyage à pied, accompagnée d’un serviteur qui portait un petit paquet, pour visiter un évêque qui l’entretint longtemps et la consola au sujet de son fils. Elle versa des larmes très abondantes et il lui dit quelque chose qui la calma. Je vis Augustin revenu de Carthage au logis : son père était mort : je le vis alors enseigner dans la petite ville et continuer à vivre encore dans le désordre et dans l’agitation. Je le vis auprès d’un ami qui se fit baptiser peu de temps avant de mourir : je le vis faire des railleries sur ce baptême, mais après la mort de son ami, je le vis très affligé ; puis je le vis de nouveau à Carthage menant le même genre de vie qu’auparavant. »

Le Pèlerin eut alors la certitude de l’erreur commise par lui dans la désignation des reliques : il s’en expliqua avec le confesseur et la malade, et celle-ci lui promit de chercher dans « son Église », comme elle appelait la cassette aux reliques, les ossements de saint François de Sales et de sainte Jeanne Françoise. Le 29 mai 1820, le Pèlerin eut à rapporter ce qui suit : « Aujourd’hui, dans l’après-midi, je la trouvai en contemplation. Je lui présentai la cassette aux reliques. Elle la prit et la serra contre sa poitrine. Ses traits altérés par la douleur se rassérénèrent bientôt. Je lui demandai si saint François de Sales était dans « l’église ». Elle me répondit avec effort, comme si elle eût parlé d’une hauteur éloignée : « Le voilà ! » et en même temps elle indiqua avec le doigt, à droite, la petite planche qui était devant son armoire. Je fus surpris et j’y cherchai inutilement la relique indiquée. Alors, arrachant, pour ainsi dire, sa main droite à la rigidité extatique, elle la dirigea de ce côté, quoique son visage demeurât immobile, que ses yeux restassent fermés et que sa main gauche tînt toujours la cassette de reliques sur sa poitrine. Alors sa main droite mit rapidement de côté, et dans le plus grand ordre, les livres placés sur la planche, et pendant qu’avec un sentiment de curiosité très excitée, je regardais la planche parfaitement vide, sa main alla chercher entre la planche et le placard un petit fragment d’os enveloppé de soie verte qui s’était égaré là. Elle le porta à ses lèvres, lui rendit un pieux hommage et me le présenta comme étant une relique de saint François de Sales. Pendant que je le notais et que je l’enveloppais, sa main droite remit en place tout ce qu’elle avait mis de côté. Après cela elle chercha dans la cassette aux reliques qui était ouverte la relique de Françoise de Chantal, laissa sa main reposer quelques minutes sur un petit paquet et me le présenta comme relique de sainte Françoise. Je lui demandai comment il se faisait que ces reliques de saint François de Sales et de sainte Chantal fussent venues se placer parmi les antiques ossements des martyrs romains, et elle me répondit : « Il y a longtemps, on a fait des travaux dans l’église d’Uberwasser à Munster, alors les reliques retirées des autels et des armoires ont été entassées pêle-mêle. »

Elle eut en divers temps les visions suivantes touchant saint François de Sales. Elle vit d’abord sous une forme symbolique les fruits de son ministère apostolique. « Je vis, dit-elle, un jeune ecclésiastique de haute condition qui travailla immensément dans un pays de montagnes situé entre la France et l’Italie et que j’accompagnai aussi dans de nombreux voyages. Je le vis dans sa jeunesse étudier avec beaucoup d’ardeur et je le vis un jour frapper une mauvaise femme avec un tison enflammé. Je le vis aussi aller d’un village à l’autre avec une torche allumée et mettre le feu partout : les flammes couraient de village en village. Je vis aussi que le feu gagna une grande ville au bord d’un lac. Et, quand je ne vis plus le feu, il tomba une pluie douce dont les gouttes couvraient le sol partout comme des perles et des pierres étincelantes que l’on recueillait et que l’on portait çà et là dans les maisons ; là où elles arrivaient, tout croissait et tout s’éclairait. Je vis avec admiration sa douceur inexprimable et ensuite le zèle ardent avec lequel il se mit de nouveau à agir et à courir en avant. Il allait partout lui-même et grimpait à travers les neiges et les glaces. Je l’ai vu aussi chez le roi de France et chez le Pape et à une cour située entre les deux autres. Je le voyais jour et nuit courir à pied d’un endroit à l’autre, porter secours et enseigner. Souvent il couchait la nuit dans les bois. Je me trouvai par lui en rapport avec une dame de condition, Françoise de Chantal, qui suivit avec moi tous les chemins où il avait passé et me montra tout ce qu’il avait fait. Je fis divers voyages avec elle et nous avons eu ensemble beaucoup d’entretiens. C’était une veuve qui avait des enfants et je l’ai vue une fois avec eux. J’entendis raconter une histoire qui la concernait et tous les chagrins qui en étaient résultés pour elle et je vis les principaux traits de cette histoire. Une petite dame du monde, d’une conduite légère, qui se montrait repentante de ses fautes, fut mise par elle en rapport avec l’évêque ; mais elle retomba dans ses mauvais errements. Françoise disait que cette femme lui avait occasionné beaucoup de chagrins : elle avait cru être ensorcelée par elle. Plus tard l’évêque érigea un couvent de concert avec Françoise. La mauvaise personne parut aussi s’être corrigée et fit pénitence dans une petite maison voisine du couvent. J’ai le souvenir que Françoise m’a montré dans un lieu sombre l’état actuel de cette personne. »

« Je vis l’évêque dire la messe dans un endroit où beaucoup de gens doutaient de la vérité du changement qui s’opère dans le sacrement. Il sut alors par une vision, pendant la messe, qu’il y avait dans l’église une femme venue seulement pour faire plaisir à son mari, que cette femme ne croyait pas à la transsubstantiation et qu’elle avait un morceau de pain dans sa poche. Je le vis après cela dire du haut de sa chaire que le Seigneur pouvait aussi bien changer le pain en son corps qu’il pouvait changer le pain en pierre dans la poche des incrédules. Je vis ensuite la femme sortir et trouver son pain changé en pierre. Je vis le saint évêque toujours vêtu avec beaucoup de propreté et de convenance. Je le vis dans un endroit plein d’ennemis, caché la nuit dans une cabane, où il vint à lui une vingtaine de personnes qu’il enseigna. Je vis aussi qu’on chercha à le faire périr et qu’on lui tendit des embûches dans un bois où il s’était réfugié. J’allai aussi avec la dame (sainte Françoise) dans une grande ville où elle me montra comment il disputa contre un hérétique qui avait sans cesse recours à des subterfuges ; comment, sans perdre de vue la vraie voie, il suivit cet hérétique sur les voies détournées pour l’en faire sortir : mais cet homme ne voulut pas se laisser sauver. Dans cette ville, la dame et moi nous eûmes à traverser une grande place remplie de bourgeois et de paysans qu’on exerçait à faire des charges à la manière des troupes réglées. J’étais dans une grande anxiété : ils pouvaient tomber sur nous et, en outre, la bonne dame disait qu’elle ne pouvait pas se soutenir plus longtemps sans nourriture, qu’elle était prête à tomber en défaillance, tant elle avait faim. Je vis alors un des gens qui étaient là tirer d’un panier du pain et de la viande pour les manger. Je le priai de me donner seulement une bouchée. Il me donna du pain et un peu de viande de poulet. Lorsque j’eus fait prendre cela à la dame, elle fut en état d’aller jusqu’à son couvent. À propos de ces scènes où je pratique en vision un acte de charité à l’égard de quelque saint qui m’apparaît, j’ai été informée intérieurement, dès mon enfance, que ce sont des œuvres que les saints demandent de nous pour les faire tourner au profit de quelque autre personne. Ce sont de bonnes œuvres dont ils semblent l’objet, mais qu’ils font faire par les uns pour les autres. (C’est au rebours de ce qui est dit que ce que nous faisons au prochain nous le faisons au Seigneur ici nous faisons pour le prochain ce que nous faisons pour les saints.) J’allai aussi dans le couvent que la dame avait fondé avec l’évêque et j’en visitai toutes les chambres. C’est un vieil édifice singulier : j’en ai vu tous les recoins. Il y avait dans plusieurs pièces une grande provision de blé, des fruits de toute espèce, et une grande quantité de vêtements et de bonnets de forme étrange. Ces religieuses doivent avoir fait beaucoup de bien aux pauvres. Je mis en ordre ce qui était déposé là : mais une méchante jeune religieuse se glissait toujours derrière moi : elle me faisait toute espèce de reproches et cherchait à me décrier comme si j’eusse été une voleuse. Elle me dit toutes mes fautes ; selon elle, j’étais avaricieuse, car je disais toujours que l’argent était de la boue et pourtant je tournais et retournais chaque petite pièce de monnaie ; je me mêlais sans nécessité des affaires de ce monde ; je voulais faire une infinité de choses et je ne venais à bout de rien, etc. Elle se tenait toujours derrière moi et n’avait jamais le courage de passer devant : je lui dis qu’elle devait pourtant se montrer en face de moi, si elle en avait le courage. Mais cette nonne n’était autre que le tentateur qui me tourmenta beaucoup pendant ces jours-là. Dans le haut du couvent, à l’extrémité et dans le coin le plus reculé, je trouvai une religieuse qui avait été placée là avec une balance par la fondatrice. Elle avait près d’elle, sur un plat, un mélange de lentilles, de petites graines jaunes que je ne connaissais pas, de perles et de poussière : elle devait enlever cette poussière et rapporter dans la partie antérieure du couvent la moitié de la bonne semence pour faire des semailles, mais elle ne le faisait pas et refusait d’obéir. Il en vint bientôt une autre chargée de la remplacer, mais qui ne valait pas mieux. Alors je me mis à l’œuvre et je commençai à trier le mélange et à mettre chaque chose de côté. Cela signifiait que, sur la moisson spirituelle de ce monastère, il fallait prendre et transmettre à la partie antérieure du nouveau blé de semence bien purifié, c’est-à-dire que le but de sa fondation et la bénédiction qui y était attachée devaient être renouvelés à l’aide des mérites provenant de la bonne discipline et du bon ordre d’autrefois, et qu’il fallait réparer ce qui s’était gâté par la faute des dernières supérieures. »

Plus tard il lui fut donné de contempler toute la vie de saint François de Sales depuis sa première enfance jusqu’à sa mort. Mais elle n’eut ni le temps, ni la force de faire sur ce sujet au Pèlerin des communications tant soit peu détaillées. Sainte Françoise lui apparut encore à plusieurs reprises et réclama ses souffrances et ses travaux de prière pour la rénovation de son ordre. Le 2 juillet 1821 elle raconta ce qui suit : « J’ai été cette nuit à Annecy, dans le couvent des filles de sainte Chantal. J’étais dans une salle, très malade et couchée dans un lit, et je vis les préparatifs qu’on faisait pour la fête de la Visitation : j’étais comme dans le chœur et je voyais au-dessous de moi l’autel où l’on arrangeait tout pour la fête. Je me trouvai dans un si triste état que je tombai en défaillance : alors saint François de Sales vint tout à coup à moi et m’apporta quelque chose qui me soulagea : il portait un long vêtement de fête, de couleur jaune et à côtes. Sainte Chantal vint aussi près de moi. »

 

Sainte Justine et saint Cyprien.

 

Je vis Justine enfant, dans la cour de son père, prêtre des idoles, laquelle n’était séparée du temple que par une rue. Elle descendit, en présence de sa nourrice, dans une citerne où elle se tint debout sur une pierre, ayant de l’eau tout autour d’elle ; à cette eau aboutissaient plusieurs cachettes souterraines où se tenaient des serpents et d’autres vilaines bêtes qu’on conservait et qu’on nourrissait là. Je vis Justine prendre dans ses mains, sans la moindre appréhension, un grand serpent et d’autres plus petits. Elle les prenait par la queue et aimait à les voir se dresser droits comme des cierges et remuer la tête de côté et d’autre. Ils ne lui faisaient aucun mal et étaient tout à fait familiers avec elle. Il y avait aussi là-dedans de ces bêtes qu’on nomme chez nous grosses têtes (des salamandres) : elles avaient bien un pied de long et on s’en servait pour le culte des idoles. Je vis ensuite que Justine entendit prêcher dans une église chrétienne sur la chute originelle et sur la rédemption. Elle fut touchée, se fit baptiser et convertit aussi sa mère. Celle-ci le dit à son mari qui, ayant été très tourmenté par une apparition, se fit aussi baptiser avec sa femme. Ils vivaient très pieusement et très paisiblement. Une scène me frappa particulièrement. Justine avait un visage arrondi très agréable et des cheveux d’une rare beauté, brillants comme de l’or et qui étaient roulés en belles tresses soyeuses autour de sa tête ou tombaient en boucles nombreuses sur ses épaules. Je la vis à table avec son père et sa mère, mangeant des petits pains : le père, regardant sa chevelure avec complaisance, lui dit : « Je crains, mon enfant, que tu ne puisses pas passer à travers le monde, mais que, comme Absalon, tu n’y restes suspendue par les cheveux. » Ces paroles rendirent Justine très pensive ; elle n’avait jamais songé à ses cheveux. Je la vis après cela se retirer, et je ne sais pas ce qu’elle fit à ses cheveux, mais elle les dénatura entièrement ainsi que ses sourcils, c’était comme si elle les eût flambés. Elle alla ainsi changée par la ville et, quand son père la revit, il eut de la peine à la reconnaître. Je vis un jeune homme devenir amoureux d’elle : ne pouvant arriver à la posséder, il voulut l’enlever de force. Il l’attendit pour cela, avec des compagnons armés, dans un chemin solitaire qui passait entre des murs, mais quand il voulut se saisir d’elle, elle le repoussa avec ses deux mains, et lui commanda de rester là immobile : il fut miraculeusement empêché de la suivre jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de danger pour elle. Je vis ce jeune homme recourir au magicien Cyprien qui lui promit avec une grande présomption de le faire arriver à ses fins. »

« Je vis ce Cyprien tout à fait plongé dans sa magie, quoique ce fût d’ailleurs un homme d’un naturel noble et généreux. Il avait été dès sa jeunesse instruit dans les arts magiques : il avait fait de longs voyages pour accroître ses connaissances et il était très renommé dans la ville d’Antioche où il habitait et où Justine s’était convertie avec ses parents. Il était si avancé dans le mal qu’il allait insulter publiquement Jésus-Christ dans l’église chrétienne et qu’il en chassait des gens par ses sortilèges. Je le vis évoquer le démon. Il avait dans sa maison un caveau à demi souterrain qui recevait le jour par en haut. Tout autour, le long des parois, on voyait de hideuses idoles d’animaux et des serpents, spécialement dans les coins. Une statue creuse de la grandeur d’un homme se tenait dans un angle, la gueule ouverte, sur le rebord d’un autel dans lequel était un bassin plein de feu. Quand Cyprien évoquait le diable, il portait un costume particulier : il alluma du feu sur l’autel, lut des noms sur un rouleau de papier, monta à l’autel et prononça ces noms dans la gueule de l’idole. Bientôt l’esprit se montra auprès de lui sous une forme humaine : il avait l’apparence d’un serviteur : il y a du reste dans les traits de ces apparitions quelque chose de sinistre et d’inquiet, comme l’expression d’une mauvaise conscience. Je vis alors que, deux fois de suite, l’esprit tenta de séduire Justine sous la forme d’un jeune homme. Il alla au-devant d’elle dans la cour antérieure de la maison de son père, mais Justine chassa toujours l’ennemi avec le signe de la croix et elle se guérit elle-même de ses influences avec des croix qu’elle érigeait dans les coins de sa chambre. Je la vis dans un caveau secret prier à genoux : il y avait dans une niche contre la muraille une croix et un petit enfant tout blanc : il était comme dans une gaine : le haut de son corps était découvert et ses petites mains étaient jointes. Pendant qu’elle était ainsi agenouillée, un jeune homme entra derrière elle, poussé par un mauvais dessein, mais je vis apparaître une femme sortant du mur qui renversa le jeune homme par terre avant que Justine l’eût aperçu : alors elle s’enfuit. Je vis qu’elle se défigura complètement avec un onguent. Je vis aussi Cyprien se glisser autour de la maison de Justine et y faire une aspersion. Ce fut dans un moment où elle ne pensait à rien et n’était pas occupée à prier : elle se sentit violemment agitée, en sorte qu’elle erra de tous côtés dans la maison, finit par se réfugier dans sa chambre, fixa les croix posées dans les angles et s’agenouilla pour prier : alors les effets du charme furent surmontés. Lorsque Cyprien fit sa troisième tentative, l’ennemi parut sous la forme d’une pieuse jeune fille qui tint à Justine des discours sur la chasteté. Au commencement celle-ci en fut très satisfaite, mais lorsque l’autre se mit à parler d’Adam et d’Ève et du mariage, Justine reconnut le tentateur et se réfugia auprès de la croix. Lorsque Cyprien eut appris tout cela de l’esprit, je le vis se faire chrétien. Je le vis prosterné sur sa face dans une église : il se laissa même fouler aux pieds comme un fou. Il était pénétré d’un repentir inexprimable et il brûla tous ses livres de magie. Il devint évêque et plaça Justine parmi les diaconesses. Elle habitait contre l’église, cousant et brodant de grands ornements ecclésiastiques. Je les vis ensuite tous deux souffrir le martyre. Cyprien et Justine étaient suspendus par une main à un arbre qu’on avait courbé lorsqu’on les déchira avec des crocs. »

 

Saint Denys l’Aréopagite 43.

 

« Je vis le saint pendant les années de son enfance : il était né de parents païens, mais il cherchait constamment la vérité et se recommandait sans cesse à un Dieu suprême. Dieu l’encouragea et le fortifia par des visions qu’il lui envoya en songe. Je vis ses parents lui demander compte de sa négligence à l’égard des dieux et le mettre entre les mains d’un gouverneur sévère. Je vis qu’une apparition vint à lui la nuit et l’engagea à fuir pendant que son précepteur dormait. Je vis Denys parcourir la Palestine où il entendit raconter sur Jésus beaucoup de choses qu’il recueillit avidement. En Égypte, je le vis étudier l’astronomie à l’endroit où avait demeuré la sainte famille. Avant cela, je le vis observer avec plusieurs autres l’éclipse de soleil qui eut lieu à la mort de Jésus. Il disait : « Cela n’est pas naturel. Ou c’est un Dieu qui meurt, ou c’est le monde qui va périr. » Je vis aussi son gouverneur, qui était animé de bonnes intentions, exhorté par une apparition à le chercher. Il parvint à le trouver et Denys alla avec lui à Héliopolis. Pendant longtemps, il ne put se faire à l’idée d’un Dieu crucifié. Après sa conversion, il accompagna souvent saint Paul dans ses voyages. Il alla avec lui à Éphèse pour voir Marie. Le pape saint Clément l’envoya à Paris. Je vis son martyre. Il prit sa tête dans ses mains croisées devant sa poitrine et marcha autour de la montagne. Tous les bourreaux s’enfuirent : une grande lumière sortait de lui. Une femme lui donna la sépulture. Il était extrêmement vieux. Il eut beaucoup de visions célestes et, en outre, saint Paul lui a révélé ce qu’il vit dans ses contemplations. Il a écrit plusieurs très beaux livres dont il reste encore une grande partie. Il n’a pas mis lui-même la dernière main à son livre sur les sacrements : c’est un autre qui l’a fini. »

 

Une relique de saint Luc.

 

Le 11 mars 1821 Anne Catherine dit : « Depuis quelque temps, je vois souvent dans mon voisinage un beau petit fragment très blanc du crâne de saint Luc. Je le vois très distinctement ; ensuite je ne veux pas y croire même dans la vision, et je l’oublie pour ma punition quand je suis éveillée. Cette nuit, j’en ai vu toute l’histoire. Grégoire le Grand porta de Constantinople à Rome le crâne de saint Luc avec un bras de saint André et cela lui porta tellement bonheur qu’il put faire beaucoup de bien aux pauvres. Ces reliques furent placées dans son monastère de saint André : il vint aussi à Colonne quelque chose du crâne et du bras. Je vis que l’évêque en eut une grande joie. Une partie de ces reliques alla ensuite à Mayence, puis à Paderborn, puis à Munster et maintenant l’une et l’autre parcelles sont chez moi. La relique de saint André est enchâssée. L’ossement de saint Luc doit être dans un coin sous des chiffons ; pour le moment je ne sais pas bien où. »

Le lendemain, le Pèlerin la pria de chercher dans ses reliques. Elle trouva peu après celle de saint Luc, étant à l’état de vision. C’était un petit fragment triangulaire du crâne, caché sous toute espèce de chiffons, dans un coin de l’armoire du mur, et elle raconta ce qui suit : « J’ai vu de nouveau, lorsque ces corps furent trouvés dans une église démolie de Constantinople, qu’on en fit l’épreuve sur des malades. Ou lava les ossements et on donna de cette eau à boire à un lépreux qui guérit. J’ai vu beaucoup de choses touchant saint Grégoire ; combien toutes les reliques avaient de prix pour lui et combien il guérit de personnes avec celles-ci. La première fut une femme folle, la seconde une jeune fille possédée d’un esprit immonde. Il leur posa les reliques sur la tête. J’ai vu ensuite comment il en est venu quelque chose à Cologne sous un saint évêque, puis à Trèves, à Mayence, à Paderborn et enfin à Munster, sous un évêque du nom de Furstenberg, à ce que je crois. »

 

Sainte Ursule.

 

« Ursule et ses compagnes furent, vers l’au 450, massacrées par les Huns à une lieue environ de la Cologne d’alors et en divers autres lieux. Ursule fut suscitée par Dieu pour garantir les jeunes filles et les veuves de son temps de la séduction et du déshonneur et pour les faire entrer dans l’armée céleste des martyrs couronnés. Elle a accompli sa mission avec une énergie et une constance extraordinaires. L’archange Raphaël lui avait été donné pour guide : il lui annonça sa mission, lui dit que la miséricorde de Dieu ne voulait pas qu’à cette affreuse époque de destruction, tant de vierges et de veuves que des guerres sanglantes laissaient sans protection et sans défense, fussent livrées en proie aux sauvages hordes des Huns envahisseurs : c’est pourquoi elles devaient mourir comme des enfants encore innocents, avant d’avoir pu tomber dans le péché. Ursule était grande et forte, très résolue et très active : elle n’était pas précisément belle, sa physionomie était très sérieuse et ses allures viriles. Lorsqu’elle souffrit le martyre, elle était âgée de trente-trois ans. Je la vis très jeune en Angleterre dans la maison de son père Deonotus et de sa mère Geruma. »

« Il y avait des degrés devant l’entrée : la maison donnait sur une large rue et elle en était séparée par une grille dont les barreaux étaient en métal et surmontés de boutons jaunes ; cela ressemblait à la maison paternelle de saint Benoît en Italie, où il y avait aussi des grilles de cuivre avec un support en maçonnerie. Ursule avait dix compagnes qui venaient la trouver tous les jours, le matin et dans l’après-midi : après quoi, divisées en deux groupes, elles couraient ensemble dans une place entourée de murs, y luttaient avec les mains et même s’exerçaient au maniement de la lance. Ces jeunes filles n’étaient pas toutes chrétiennes, mais Ursule et ses parents l’étaient. Ursule était directrice de ses compagnes et les exerçait ainsi par ordre de son ange. Ses parents la regardaient souvent avec joie. L’Angleterre était alors sous la domination d’un certain Maximien : c’était un païen et je ne sais plus bien s’il n’était pas le mari d’une sœur aînée d’Ursule, nommée Ottilie. Celle-ci était mariée, tandis qu’Ursule s’était vouée à Dieu. Je vis qu’un homme de guerre puissant et considéré vint trouver le père d’Ursule : il avait entendu parler des exercices auxquels se livraient les jeunes filles et voulait les voir. Le père fut très embarrassé et chercha par tous les moyens possibles à l’en dissuader. Mais je vis cet homme, auquel le père d’Ursule n’osait rien refuser, insister fortement et assister aux exercices guerriers des jeunes filles : je vis que, charmé de la beauté et de l’adresse d’Ursule, il la demanda en mariage. Les compagnes de celle-ci devaient épouser ses officiers et la chose devait se faire dans un endroit au delà de la mer qui était dépeuplé. Cela me fit penser à Bonaparte qui mariait aussi des jeunes filles aux officiers de sa garde. Je vis la grande affliction du père et l’effroi de la fille quand il lui notifia cet ordre qui ne pouvait être décliné. Ursule alla la nuit à l’endroit de ses jeux guerriers et éleva vers Dieu une ardente prière : je vis alors que l’archange Raphaël lui apparut, la consola et lui ordonna de demander à adjoindre dix autres vierges à chacune de ses compagnes : elle devait en outre réclamer un délai de trois ans et s’exercer avec elles sur des navires à toute sorte de combats et de manœuvres : il l’exhorta à avoir confiance en Dieu qui ne permettrait pas que son vœu de virginité fût violé. Pendant ces trois années, elle devait convertir ses compagnes à la religion chrétienne et compter pour cela sur la protection de Dieu. Je vis alors Ursule dire tout cela à son père et celui-ci faire part de ces conditions au prétendant qui les accepta. Ursule et ses dix compagnes obtinrent chacune dix autres vierges pour lesquelles elles furent comme des directrices. Le père leur fit équiper cinq petits navires, sur chacun desquels était une vingtaine de jeunes filles et aussi quelques matelots pour leur enseigner à se servir des voiles et à combattre sur l’eau. Je les vis alors s’exercer tous les jours à manœuvrer leurs navires, d’abord sur un fleuve, puis sur la mer à peu de distance du bord. Elles mettaient à la voile, se poursuivaient, se séparaient, sautaient d’un navire sur l’autre et ainsi de suite. Je vis que souvent beaucoup de personnes, dont étaient le père et le prétendu d’Ursule, les regardaient du rivage et que celui-ci se réjouissait à la pensée d’avoir une femme si belliqueuse et si adroite : il croyait qu’après cela, rien ne pourrait lui résister. Je vis que les jeunes filles à la fin firent leurs exercices tout à fait seules et que Bertrand, le confesseur d’Ursule, et deux autres ecclésiastiques étaient sur les navires. Pendant ce temps, Ursule avait converti toutes ses jeunes filles et elles furent baptisées par les prêtres : en outre son courage et sa confiance dans les promesses de lieu avaient toujours été croissant pendant leurs exercices. Il y eut même des jeunes filles de douze ans qui vinrent sur les navires et se firent baptiser. Je les vis aborder dans de petites îles et se livrer entre ces îles à leurs exercices maritimes. Tout cela se faisait avec accompagnement de prières et de chants et pourtant avec beaucoup de liberté et de hardiesse. On ne saurait dire à quel point Ursule était grave et courageuse. Les jeunes filles portaient des robes courtes descendant sur les genoux, leurs pieds étaient lacés : leur vêtement était fortement serré autour de la poitrine, dégagé et s’adaptant bien à la taille. Elles avaient les cheveux, soit découverts et roulés en tresses autour de la tête, soit recouverts d’une espèce de mouchoir dont les extrémités pendaient par derrière. Elles se servaient dans leurs exercices d’épieux légers dont la pointe était émoussée. Quand les trois années dont on était convenu approchèrent de leur terme, je vis que les jeunes filles en étaient venues à n’avoir qu’un cœur et qu’une âme. Quand, après avoir pris congé de leurs parents, elles furent au moment de se mettre en voyage pour aller se marier, je vis Ursule en prière. Une figure lumineuse lui apparut et lui dit d’avoir confiance en Dieu, que le Seigneur, voyant en elle ses fiancées, voulait les faire toutes mourir martyres avec leur pureté virginale ; quant à elle, elle devait propager la foi en Jésus-Christ partout où le Seigneur la conduirait : beaucoup d’autres vierges encore devaient être sauvées par elle du déshonneur dont elles étaient menacées par de sauvages païens et arriver au ciel parées de la couronne du martyre. L’ange ordonna aussi à Ursule d’aller à Rome avec une partie de ses vierges. Je vis qu’elle confia tout cela à ses dix surintendantes qui en furent très consolées. Mais comme plusieurs des autres jeunes filles murmuraient contre Ursule et avaient de la répugnance à devenir les fiancées du Christ, puisque le voyage qu’elles allaient faire avait le mariage pour but, Ursule passa tour à tour sur chaque navire, leur parla d’Abraham, du sacrifice qu’il avait fait de son fils et de l’assistance merveilleuse qu’il avait reçue de Dieu : elles aussi, leur dit-elle, recevraient tous les secours de Dieu et pourraient ainsi lui offrir un sacrifice pur et parfait. Elle enjoignit à celles qui se décourageaient de quitter les navires : mais toutes se sentirent fortifiées et lui restèrent fidèles. Lorsqu’elles partirent d’Angleterre, croyant toujours qu’elles allaient être conduites aux maris qui leur étaient destinés, il s’éleva une grande tempête qui sépara les navires des vierges de ceux qui les accompagnaient et les poussa vers les Pays-Bas. Je vis qu’elles ne purent faire usage ni de la rame, ni de la voile, et que l’eau s’enfla miraculeusement quand elles se trouvèrent près de terre. Dès leur premier débarquement, le danger commença pour elles. Des gens grossiers voulant les retenir, Ursule s’avança et fit une allocution : elles purent alors remonter sur leurs navires sans trouver d’opposition. À l’endroit où elles quittèrent la mer pour remonter le Rhin, il y avait une ville où elles eurent beaucoup à souffrir. Ursule parla et répondit pour toutes les autres. Quand on voulait mettre la main sur les vierges, elles se mettaient courageusement en défense et recevaient un secours surnaturel. Je vis qu’alors leurs agresseurs étaient comme paralysés et ne pouvaient rien contre elles. Dans le cours de leur voyage, beaucoup de jeunes filles et de veuves avec des enfants s’adjoignirent à elles. Avant d’arriver à Cologne, elles furent encore plusieurs fois appelées, interrogées et menacées par des détachements de soldats appartenant à des populations barbares. C’était toujours Ursule qui répondait et qui poussait ses compagnes à faire force de rames. Elles arrivèrent ainsi saines et sauves à Cologne. Il y avait là une communauté chrétienne avec une petite église ; elles y séjournèrent quelque temps et les veuves qui s’étaient jointes à elles pendant le voyage y restèrent ainsi que plusieurs jeunes filles. Ursule les exhorta toutes à souffrir le martyre en vierges et en matrones chrétiennes plutôt que de supporter les outrages des barbares païens. Celles qui restèrent se répandirent dans le pays, propageant les exhortations et les sentiments d’Ursule. Quant à celle-ci, elle remonta sur cinq bateaux de Cologne à Bâle où plusieurs restèrent avec les bateaux ; de Bâle, elle partit pour Rome avec environ quarante personnes parmi lesquelles des prêtres et des guides. Elles allaient en procession, comme on fait pour un pèlerinage, à travers les solitudes et les montagnes. Elles priaient, chantaient des psaumes et, là où elles faisaient halte, Ursule parlait de la dignité de fiancée de Jésus-Christ et de la mort pure et immaculée des vierges. Partout où elles passaient, quelques personnes se joignaient à elles tandis que d’autres s’en séparaient. »

« À Rome, elles visitèrent les lieux sanctifiés par des martyres et les tombeaux des saints, et comme leurs vêtements courts et leurs allures dégagées attiraient l’attention, on les en avertit et elles prirent des manteaux. Le pape Léon le Grand fit venir Ursule pour l’interroger : elle s’ouvrit franchement à lui sur le secret de sa mission et sur ses visions, et elle reçut tous ses avis avec beaucoup d’humilité et de soumission. Il lui donna sa bénédiction et y joignit des reliques. Lorsqu’elles repartirent, l’évêque Cyriaque se joignit à elles ainsi qu’un prêtre de l’Égypte et un autre de la ville natale de saint Augustin, neveu de l’homme qui avait donné des terres au saint prélat pour y bâtir un monastère. Ces prêtres se décidèrent surtout à la suivre pour accompagner les précieuses reliques qu’elle avait reçues. Ursule emporta avec elle à Cologne une relique de saint Pierre qui est encore connue comme telle sans qu’on sache d’où elle provient, une autre de saint Paul, des cheveux de saint Jean l’Évangéliste et un morceau du vêtement qu’il portait lorsqu’il fut jeté dans l’huile bouillante. Lorsqu’elles furent de retour à Bâle, tant de personnes se joignirent à elles qu’il leur fallut onze bateaux pour revenir à Cologne. Pendant ce temps les Huns y avaient fait irruption et tout y était dans la misère et la confusion. Assez longtemps avant Cologne, l’ange Raphaël apparut encore une fois à Ursule dans une vision et lui annonça le martyre qu’elle allait recevoir : il lui dit tout ce qu’elle aurait à faire, et entre autres choses, qu’elle devait opposer de la résistance jusqu’à ce que toutes celles qui étaient avec elle eussent été baptisées et convenablement préparées. Elle communiqua cette vision aux plus considérables d’entre ses compagnes et toutes tournèrent leurs pensées vers Dieu. Déjà aux approches de Cologne, les Huns poussèrent de grands cris en les voyant et leur lancèrent des traits ; elles firent force de rames et de voiles et passèrent rapidement devant la ville : elles n’auraient pas débarqué si elles n’avaient pas laissé en arrière un si grand nombre des leurs. Elles prirent terre à une lieue à peu près au-dessous de Cologne et s’arrêtèrent dans une plaine parsemée de bois où elles établirent une espèce de camp. Je vis là beaucoup de celles qui étaient restées en arrière se joindre à elles avec d’autres nouvellement arrivées. Ursule et les prêtres parlèrent aux divers groupes et les préparèrent au combat. Je vis les Huns s’approcher et leurs chefs entrer en pourparler avec Ursule. Ils voulaient enlever de force plusieurs des vierges et les partager entre eux. Les vierges marchèrent ensemble et se défendirent ; il y avait aussi avec elles des habitants de la ville et des environs qui, opprimés par les Huns, s’étaient joints à elles : d’autres qui avaient eu des rapports d’amitié avec les vierges restées à Cologne, et qui voulaient défendre la pieuse compagnie : ces gens se défendirent avec des perches, des bâtons et avec ce qu’ils purent trouver. Cette résistance avait été ordonnée par l’ange à Ursule afin qu’on pût gagner du temps pour préparer tout le monde au martyre. Je vis pendant le combat Ursule courir çà et là à travers les groupes qui étaient en arrière, parler et prier avec beaucoup d’ardeur. Je vis aussi les prêtres baptiser de côté et d’autre celles qui n’avaient pas reçu le baptême, car il était venu beaucoup de femmes et de jeunes filles païennes. Lorsque toutes furent baptisées et préparées et qu’elles furent cernées de tous côtés par l’ennemi, elles cessèrent de se défendre et s’offrirent au martyre, chantant les louanges de Dieu. Les ennemis, les ayant entourées de toutes parts, les égorgèrent à coups de lances et de haches. Je vis tout un rang de vierges tomber sous une grêle de traits lancés par les Huns qui s’avançaient sur elles : parmi celles-ci, il y en avait une du nom d’Édith dont nous possédons une relique. Ursule fut percée d’une lance. Parmi les corps qui couvraient le champ des martyres, il y avait, outre les vierges bretonnes, celles, en beaucoup plus grand nombre, qui étaient venues de divers endroits s’adjoindre à elles : il y avait encore des prêtres venus de Rome, d’autres hommes et aussi des ennemis. »

« Plusieurs furent aussi massacrées sur les navires. Cordula n’était pas allée à Rome : elle était restée à Cologne et beaucoup s’étaient attachées à elle. Elle eut peur d’abord et se cacha pendant la persécution : mais ensuite elle se livra elle-même avec toutes ses compagnes et demanda la mort. Les Huns auraient voulu les épargner et les conserver, mais elle et ses compagnes opposèrent une si vive résistance qu’après être longtemps restés en suspens, ils les attachèrent par les bras les unes aux autres sur un seul rang et les tuèrent à coups de flèches. Elles allèrent au martyre avec joie, en chantant et presque en dansant, comme si elles étaient allées à la noce. Plus tard beaucoup d’autres, s’étant dénoncées, furent mises à mort dans divers endroits du pays. Les Huns se retirèrent de là au bout de quelque temps. Les corps des vierges et des autres martyrs furent bientôt après emportés et enterrés plus près de Cologne dans un lieu protégé par des barrières. Il y avait de grandes fosses revêtues de maçonnerie où ils furent déposés pieusement et rangés en ordre. »

« Les navires des vierges étaient très beaux et très légers ; ils étaient découverts, bordés de galeries où flottaient de petits étendards ; ils avaient un mât et un rebord saillant. Pour ramer elles s’asseyaient sur des bancs sur lesquels elles dormaient aussi. Je n’ai jamais vu de navires si bien arrangés. Vers le temps où Ursule quitta l’Angleterre, vivaient en France les saints évêques Germain et Loup. Le premier visita à Paris sainte Geneviève qui avait à peine douze ans. Lorsque saint Germain passa en Angleterre avec saint Loup pour combattre les hérétiques, il consola les parents d’Ursule et ceux des autres jeunes filles qui s’affligeaient de leur absence. – Les Huns pour la plupart avaient les jambes nues et des lanières qui pendaient autour du corps ; ils portaient de larges pourpoints et de longs manteaux qu’ils déroulaient et mettaient sur leurs épaules. »

 

Saint Hubert.

 

« Quand je pris sa relique près de moi, je vis le saint évêque qui dit : « C’est un de mes ossements, je suis Hubert ! » J’eus des visions touchant sa vie et je le vis, encore très jeune, dans un vieux château isolé de toutes parts, autour duquel était un fossé. Il portait un habit très juste et errait avec son arbalète, soit dans la forêt, soit dans les champs derrière les laboureurs, pour tirer des oiseaux ; ce qu’il tuait était donné par lui à des pauvres et à des malades qui habitaient les environs du château. Je le vis souvent traverser secrètement le fossé du château sur une planche flottante afin de distribuer ses aumônes. Je le vis nouvellement marié dans un autre pays et prenant part avec beaucoup d’autres à une grande chasse. Il portait un casque de cuir : sur sa poitrine pendait un instrument creux recourbé. Il avait une arbalète sur l’épaule et tenait à la main une lance légère. Tous les chasseurs avaient de petits chiens fauves : j’en vis un plus grand près d’Hubert. Il avait avec lui une civière placée entre deux ânes pour rapporter le gibier à la maison. Ils parcoururent une vaste contrée sauvage et chassèrent ensuite dans une plaine près d’un cours d’eau. Je vis Hubert avec ses chiens poursuivre longtemps un petit cerf jaune : quand les chiens étaient arrivés près de lui, ils revenaient en courant vers Hubert et gémissaient comme s’ils eussent voulu lui dire quelque chose. Alors le cerf s’arrêtait et regardait Hubert. Cela s’étant répété plusieurs fois, Hubert lança sur lui les chiens de ses compagnons de chasse, mais ceux-ci aussi revinrent en courant près de leurs maîtres et se mirent à gémir. Le désir d’Hubert alla toujours croissant, d’autant que le cerf semblait devenir toujours plus grand. Il se sépara ainsi de ses compagnons pour le suivre. Le cerf courut vers un fourré assez élevé et parut encore grandir. Hubert se dit que certainement il s’embarrasserait les cornes dans les branches et ne pourrait pas aller plus loin. Mais l’animal continua sa course très facilement et Hubert qui ordinairement passait très vite à travers toutes les haies le suivit beaucoup plus péniblement. Je vis alors le cerf s’arrêter : il était devenu très beau et très grand, il ressemblait par la couleur à un cheval alezan et il avait sur le cou une belle et longue crinière soyeuse. Hubert était à sa droite et il leva sa lance pour le frapper. Alors le cerf regarda Hubert d’un œil amical et un crucifix lumineux apparut entre ses cornes. Hubert tomba à genoux et sonna du cor : ses compagnons arrivèrent et le trouvèrent évanoui. Ils virent encore l’apparition, mais bientôt la croix disparut : le cerf devint plus petit et disparut aussi. Je vis alors Hubert malade et porté à la maison sur la civière qui était entre les deux ânes. Il était chrétien, son père semblait être un duc tombé dans la pauvreté, car son château était fort délabré. Hubert, étant tout jeune, avait déjà vu dans la solitude apparaître un jeune homme qui l’avait engagé à se mettre à la suite de Jésus-Christ et il avait été fort touché, mais cette impression s’était effacée par suite de sa passion pour la chasse. Une autre fois, il avait poursuivi dans la plaine un agneau qui s’était réfugié dans un hallier d’épines. Il avait fait du feu tout autour : mais la fumée et la flamme se retournèrent vers lui, si bien qu’il faillit être brûlé, tandis que l’agneau ne fut pas atteint. Hubert fut rapporté malade et il se crut au moment de mourir. Il était plein de repentir et il demanda à Dieu la grâce de le servir fidèlement jusqu’à son dernier jour s’il revenait à la vie. Il guérit, sa femme mourut et je le vis après cela avec un vêtement d’ermite. Il reçut dans une vision un don particulier consistant en ce que la victoire remportée sur ses passions devait transformer toute la fougue, toute l’énergie destructive qui était en lui en une vertu opérant des guérisons. Je le vis par l’imposition des mains guérir dans le corps et dans l’âme les maladies résultant de la colère, de la fureur, de la soif du sang : il guérissait jusqu’aux animaux. Il mettait sa ceinture dans la gueule des chiens enragés et les guérissait. Je le vis faire cuire et bénir des petits pains, de forme ronde pour les hommes, de forme oblongue pour les animaux, à l’aide desquels il guérissait de la rage. Je vis comme chose certaine que quiconque invoque ce saint avec une foi ferme, trouve dans ses mérites et dans le pouvoir de guérir qu’il possède des armes puissantes contre la colère et la rage. Je le vis aussi à Rome et comment le pape, à la suite d’une vision, lui donna la consécration épiscopale. »

 

Saint Nicostrate.

 

« La relique que j’ai marquée d’un N est de saint Nicostrate. C’était un Grec et il fut dans son enfance conduit à Rome avec sa mère et d’autres chrétiens captifs. La mère fut martyrisée avec plusieurs autres et on donna à l’enfant une éducation païenne. Il était sculpteur. Je le vis travailler avec trois autres. Les sculpteurs habitaient un certain quartier de la ville où il y avait beaucoup de blocs de pierre. Ils travaillaient dans des salles élevées où la lumière tombait par en haut ; ils avaient souvent sur la tête des capuchons qui semblaient être de cuir brun afin que les éclats de pierre qui sautaient ne les frappassent pas au visage. Je vis que Nicostrate et ses compagnons tiraient souvent des pierres de certaines carrières souterraines où les chrétiens se tenaient secrètement et qu’ils firent là connaissance avec un vieux prêtre nommé Cyrille qui était très affable et très enjoué. Cyrille avait dans sa manière d’être quelque chose d’Overberg : il était affable et affectueux avec tout le monde ; il plaisantait même volontiers, sans pourtant rien perdre de sa dignité et quand l’occasion s’en présentait, il convertissait beaucoup de personnes. Les sculpteurs badinaient souvent avec lui et ils se proposèrent, par manière de plaisanterie aimable, d’exécuter pour lui une statue de la mère de Dieu. Ils avaient appris par lui et par d’autres chrétiens quelque chose de l’histoire de Marie et de Jésus et ils firent une très belle statue, représentant une femme voilée en longs vêlements qui paraissait chercher quelque chose avec des gestes de douleur. Cette statue était admirablement belle. Ils la chargèrent sur un chariot attelé d’un âne et Nicostrate et Symphorien la conduisirent chez Cyrille. « Voilà que nous t’apportons la mère de ton Dieu cherchant son fils », lui dirent-ils en riant, et ils placèrent la statue devant lui. Cyrille se réjouit beaucoup de voir cette image si bien réussie : il les remercia et leur dit qu’il voulait la prier afin qu’elle les cherchât, eux aussi, qu’elle les trouvât et changeât leurs rires en pensées sérieuses. Il dit ces graves paroles en souriant et d’un air aimable et ils le prirent en plaisanterie comme d’ordinaire. Comme ils revenaient, ils furent saisis tout à coup d’une terreur et d’une émotion extraordinaires, mais ils n’en dirent rien l’un à l’autre. Je vis que plus tard ils voulurent faire une statue de Vénus : mais je ne sais plus par quel miracle ils firent au lieu de cela l’image chaste et touchante d’une martyre. Ils étaient quatre qui tous se firent instruire et baptiser par Cyrille. Après cela ils ne firent plus d’idoles, mais d’autres statues de toute espèce et comme ils étaient devenus très pieux et très croyants, ils marquaient les pierres d’une croix avant de les travailler et leurs travaux réussissaient admirablement. Je vis chez eux les images d’un saint jeune homme percé de flèches sur une colonne, d’une vierge agenouillée devant une colonne tronquée et dont le cou était traversée par une épée, enfin un bloc semblable à un cercueil où était représenté un saint martyr couché sous une plaque de marbre. Je vis un cinquième sculpteur, nommé Simplicius, lequel était encore païen, les interroger en ces termes : « Je vous adjure par le soleil de me dire comment vos œuvres réussissent si bien. » Alors ils lui parlèrent de Jésus et de la croix dont ils marquaient les pierres. Là-dessus Simplicius se fit instruire et baptiser. L’empereur Dioclétien faisait grand cas de leur talent et lorsqu’il fut notoire qu’ils étaient chrétiens, il leur ordonna de faire une idole d’Esculape. Comme ils s’y refusèrent, ils furent arrêtés, mis en jugement et martyrisés. En dernier lieu, ils furent mis dans des caisses de plomb qu’on jeta dans l’eau, mais un homme pieux les retrouva, au bout de quelques jours, d’une façon miraculeuse, et on leur donna la sépulture avec l’indication de leurs noms. Ces caisses de plomb ne furent pas fondues au bord de l’eau : on mit dans un creux un bloc d’argile à peu près de la grosseur d’un homme autour duquel on versa un léger revêtement de plomb, puis le moule fut retiré et à sa place on fit entrer les saints martyrs dans l’enveloppe brûlante, après quoi on plaça un couvercle par-dessus. Il y avait de petits trous pour que l’eau y pénétrât peu à peu et c’est ainsi qu’ils furent jetés dans le fleuve. J’ai vu leur fête aujourd’hui (8 novembre 1821), mais je crois que le véritable jour du martyre est le 7 janvier. »

 

Sainte Théoctista.

 

Elle reconnut une relique comme étant de sainte Théoctista et dit : « Étant en route pour la Terre Sainte, j’ai vu la vie de cette sainte vierge qui m’était tout à fait inconnue. Elle était d’une ville de l’île de Lesbos, devant laquelle s’élevait sur une colline une chapelle dédiée à Marie où se trouvait une image de la Mère de Dieu sans l’enfant Jésus. Elle avait été faite d’après le portrait de saint Luc par un saint sculpteur de Jérusalem auquel on coupa les bras et les jambes dans une persécution. Autour de cette chapelle, de pieuses femmes habitaient dans des cellules. Elles suivaient une règle inspirée primitivement par le désir d’imiter la vie que menaient Marie et les autres saintes femmes près d’Éphèse. Il y avait aussi, au penchant de la montagne, un chemin de la croix semblable à celui de la Mère de Dieu près d’Éphèse. Ces pieuses femmes élevaient des petites filles et les instruisaient. Elles devaient, d’après leur règle, examiner les dispositions et les penchants des enfants et après cela choisir pour celles-ci un genre de vie dont elles ne s’écartassent plus. Théoctista avait été chez elles dans son enfance et elle aurait désiré y rester toujours. Ses parents étant morts et la chapelle et le couvent ayant été détruits par la guerre, elle entra dans un autre couvent qui était aussi dans une île. Là, les femmes avaient leurs cellules dans les grottes d’une montagne ; elles y vivaient suivant une règle donnée par une sainte femme qui, un jour, avait reconnu la chaîne de saint Pierre à la suite d’une vision et dont j’ai oublié le nom. Théoctista resta dans ce couvent jusqu’à sa vingt-cinquième année, et comme elle allait visiter sa sœur qui vivait dans un autre endroit, le navire qui la portait fut pris par des pirates arabes venant de l’île de Crète et tous ceux qui s’y trouvaient furent réduits en captivité. Les pirates débarquèrent dans l’île de Paros où il y avait plusieurs carrières de marbre, et comme ils se disputaient entre eux sur la rançon des captifs, Théoctista trouva moyen de s’échapper. Elle se cacha dans les carrières et y vécut quinze ans solitaire sans aucun secours humain jusqu’à ce qu’elle fût trouvée par un chasseur. Elle lui raconta son histoire et le pria, lorsqu’il reviendrait, de lui apporter la sainte eucharistie dans une pyxide. Cela était permis aux laïques à cette époque, parce que les chrétiens étaient souvent dispersés et qu’il n’y avait pas assez de prêtres. Je le vis, un an après, lui apporter le sacrement : elle le reçut comme dernier viatique et mourut le même jour. Le chasseur l’enterra, mais il détacha une de ses mains qu’il emporta avec un morceau de son vêtement. Je vis que, grâce à cette main bénie, il opéra heureusement son retour par mer, malgré les dangers très grands qui existaient de la part des pirates. Lorsqu’il annonça cela à son évêque, celui-ci lui fit des reproches pour n’avoir pas rapporté le saint corps tout entier.

 

Sainte Gertrude.

 

« Je vis que la mère de Gertrude, avant sa naissance, eut un songe prophétique où elle mettait au monde une petite fille qui tenait à la main une crosse d’abbesse de laquelle sortait un cep de vigne. La mère habitait un vieux château. Elle eut une fois, comme tout le pays, beaucoup à souffrir des rats qui détruisaient toutes les semences et les provisions. Elle en avait une grande crainte et je la vis, tout en larmes, raconter à sa petite Gertrude les ravages faits par ces animaux. Gertrude s’agenouilla en présence de sa mère et pria Dieu avec ferveur de les délivrer de ce fléau : je vis alors comment les rats s’enfuirent tous hors du château et allèrent se noyer dans l’eau du fossé qui l’entourait. Gertrude, par sa foi naïve, obtint un grand pouvoir contre ces animaux et contre d’autres bêtes nuisibles. Je vis aussi qu’elle avait quelques souris nourries par elle, qui venaient à son appel et s’en allaient quand elle le leur ordonnait : elle faisait de même avec des oiseaux et des lièvres. Je vis qu’elle fut demandée en mariage, qu’elle repoussa cette demande et exhorta le prétendant à prendre l’Église pour épouse, c’est-à-dire à se faire prêtre. C’est ce qu’il fit en effet, après avoir vu mourir subitement d’autres jeunes filles qu’il avait aussi recherchées. Je vis Gertrude religieuse dans un monastère où sa mère était abbesse et où elle-même devint abbesse plus tard. Au moment où la crosse lui fut présentée, il sortit de la partie recourbée un cep de vigne avec une grappe de dix-neuf grains qu’elle partagea entre sa mère et dix-huit religieuses : deux souris coururent aussi autour de sa crosse rendant hommage à son autorité. Ainsi fut accompli le songe prophétique de sa mère. »

 

Sainte Cécile.

 

22 novembre 1819 et 1820. « Je vis la sainte assise dans une chambre carrée très simple. Elle avait sur ses genoux une petite caisse plate, de forme triangulaire, haute de quelques pouces, sur laquelle étaient tendues des cordes qu’elle pinçait avec les deux mains. Elle avait les yeux levés au ciel et au-dessus d’elle était une gloire resplendissante et un groupe lumineux comme d’anges ou d’enfants bienheureux dont la présence semblait visible pour elle. Je l’ai souvent vue ainsi. – Je vis aussi se tenir près d’elle un jeune homme qui avait quelque chose de singulièrement pur et délicat : il était plus grand qu’elle, mais il se montrait humble et soumis vis-à-vis d’elle et il était à ses ordres. Je crois que c’était Valérien : car ensuite je le vis avec un autre attaché à un poteau, battu de verges, puis décapité. Cela ne se passa pas sur la grande place ronde où les martyrs étaient suppliciés, mais dans un lieu plus écarté. Je vis aussi le martyre de sainte Cécile dans une cour ronde située devant la maison. Sa maison était carrée et avait un toit presque plat autour duquel on pouvait se promener : aux quatre angles se trouvaient comme des globes en maçonnerie et au milieu quelque chose comme une figure. Dans la cour, un grand feu était allumé sous une chaudière dans laquelle je vis la vierge assise, les bras étendus : elle était vêtue de blanc, resplendissante et toute joyeuse. Un ange, entouré d’une auréole rouge, lui tendait la main : un autre tenait une couronne de fleurs au-dessus de sa tête. Je me rappelle obscurément avoir vu un animal cornu, semblable à une vache sauvage, mais non à ce que sont ces animaux chez nous, conduit par la porte de la cour et à travers cette cour dans un enfoncement sombre. Cécile, après cela, fut retirée de la chaudière et frappée trois fois sur le cou avec une épée courte. Je n’ai pourtant pas vu cela moi-même, mais j’ai vu l’épée. Je la vis aussi vivant encore après ses blessures et s’entretenant avec un vieux prêtre que j’avais vu précédemment dans sa maison. Plus tard je vis cette même maison très changée et transformée en église. Je vis qu’on y conservait beaucoup de reliques, notamment le corps de Cécile d’un côté duquel plusieurs parties avaient été enlevées. On célébrait le service divin dans l’église : voilà ce que je me rappelle encore de plusieurs visions touchant la vie de sainte Cécile. »

 

22 novembre 1820. « La maison paternelle de Cécile était à l’une des extrémités de Rome. Il y avait, comme dans la maison de sainte Agnès, des cours, des galeries à colonnes, une fontaine jaillissante. J’ai rarement vu ses parents. Je vis Cécile comme une très belle personne, douce et active, avec des joues vermeilles et un charmant visage, presque comparable à celui de Marie. Je la vis jouer dans les cours avec d’autres enfants. La plupart du temps un ange était près delle sous la forme d’un aimable petit garçon : il lui parlait et elle le voyait, mais il était invisible pour les autres. Il lui avait défendu de parler de lui. Souvent je vis près d’elle des enfants à l’arrivée desquels l’ange se retirait. Elle avait environ sept ans. Je la vis aussi assise seule dans sa chambre : l’ange était auprès d’elle et lui apprenait à jouer d’un instrument : il lui mettait les doigts sur les cordes et souvent aussi tenait une feuille devint elle. Tantôt elle avait sur les genoux comme une caisse où des cordes étaient tendues et alors l’ange planait devant elle, tenant un papier sur lequel elle levait les yeux ; tantôt elle tenait appuyé contre son cou un instrument semblable à un violon : elle en pinçait les cordes de la main droite et soufflait dans l’intérieur de l’instrument où il y avait une ouverture qui semblait garnie d’une peau. Il rendait un son très agréable. Je vis aussi souvent près d’elle un petit garçon (c’était Valérien), le frère de celui-ci et un homme avec un long manteau blanc qui ne demeurait pas loin de là et qui semblait le précepteur de Valérien. Celui-ci jouait aussi avec elle ; il semblait qu’ils étaient élevés ensemble et qu’elle lui était destinée. »

« Je vis que Cécile avait une suivante chrétienne par l’entremise de laquelle elle fit connaissance avec le pape Urbain. Je vis souvent Cécile et les compagnes de ses jeux remplir de fruits et d’aliments de toute espèce les plis de leurs robes qu’elles relevaient sur leur côté comme des poches : elles s’enveloppaient de leurs manteaux par là-dessus, et chargées ainsi comme d’un paquet, elles se glissaient ensemble, de manière à ce qu’on ne pût pas les remarquer, jusqu’à une porte de la ville. Je vis toujours l’ange de Cécile aller avec elle ; c’était charmant à voir. Je vis ces enfants aller par la grande route à un édifice où il y avait de grosses tours, des murailles et des retranchements de toute espèce. De pauvres gens habitaient dans les murs, et il y avait des chrétiens dans des trous et des caveaux souterrains qui servaient de prisons. Je ne sais pas bien s’ils étaient emprisonnés ou seulement cachés : mais les pauvres gens semblaient taire le guet aux entrées ou prendre des précautions pour n’être pas découverts. Je vis les enfants distribuer aux pauvres ce qu’elles avaient apporté : cela se faisait mystérieusement. Je vis que Cécile assujettissait sa robe autour de ses pieds avec un cordon et se laissait ensuite rouler en bas d’un retranchement escarpé. On l’introduisait ensuite dans le souterrain, et une fois on la fit entrer par une ouverture ronde dans un caveau où un homme la conduisait au pape Urbain. Je vis qu’il l’instruisit en lui faisant lire des manuscrits, qu’elle lui en apporta sous ses vêtements et qu’elle en emporta d’autres chez elle. Je me souviens confusément qu’elle fut aussi baptisée dans ce souterrain. Je vis ensuite que le jeune Valérien, étant avec son précepteur près des jeunes filles qui s’amusaient, voulut, en jouant, prendre Cécile dans ses bras et que celle-ci le repoussa. Il se plaignit à son précepteur qui rapporta la chose aux parents de Cécile. Je ne sais pas ce qu’elle lui avait dit, mais ils punirent Cécile qui n’eut plus la liberté de sortir de sa chambre. Là je vis l’ange, toujours près d’elle, lui apprendre à jouer de son instrument et à chanter. Je vis aussi que le jeune homme pouvait la voir et venait souvent près d’elle, mais alors elle se mettait aussitôt à jouer de son instrument et à chanter. Une fois il voulut la prendre vivement dans ses bras, mais l’ange en ce moment jeta sur elle un vêtement de lumière blanc comme la neige. Je vis après cela Valérien gagné par elle ; il était souvent dans sa chambre pendant qu’elle sortait pour aller près du pape Urbain et les parents croyaient qu’ils étaient ensemble. »

« À la fin j’eus aussi une vision de leur mariage. Je vis les parents de tous les deux et beaucoup d’autres personnes, hommes, femmes, jeunes garçons et jeunes filles, dans une salle ornée de belles statues. Cécile et Valérien étaient parés de guirlandes et avaient des habits de fête de couleurs variées. Il y avait aussi une table basse avec des plats. Les parents conduisirent ensemble les jeunes fiancés qui devaient boire l’un après l’autre un verre de vin rouge épais ou de quelque autre liqueur. On prononça quelques paroles à cette occasion et on lut quelques passages dans des manuscrits ; on écrivit aussi quelque chose. On mangea debout des mets qui avaient été servis. Je vis toujours l’ange se tenir entre le fiancé et la fiancée. Après cela je vis tous les assistants se rendre en cortège solennel dans la partie postérieure de la maison où se trouvait au milieu d’une cour un édifice rond supporté par des colonnes. Au centre se tenaient sur un piédestal deux figures qui s’embrassaient. Dans ce cortège je vis une longue chaîne de fleurs que des jeunes filles rangées deux à deux portaient suspendue sur des draperies blanches. Lorsqu’ils furent dans le temple devant les figures, je vis une image d’enfant qui était comme gonflée d’air venir d’en haut en volant à l’aide d’une machine qui la dirigea d’abord vers la bouche de Valérien, puis vers celle de Cécile pour recevoir d’eux un baiser ; mais je vis que l’ange mit sa main devant les lèvres de Cécile lorsque la figure vint à elle. Alors Cécile et Valérien furent enlacés par les jeunes filles dans la chaîne de fleurs de manière à ce que les deux bouts pussent être ramenés autour d’eux. Mais je vis que l’ange se tenait entre eux et que Valérien ne put arriver à Cécile parce qu’elle se retira en arrière et empêcha que la chaîne fût fermée. Elle lui adressa quelques paroles, lui demandant s’il ne voyait rien : elle avait un autre ami, disait-elle, et lui, Valérien, ne devait pas la toucher. Alors je vis celui-ci devenir très sérieux et lui demander si elle aimait un des jeunes gens qui étaient présents. Elle lui répondit que s’il la touchait, il serait frappé de la lèpre par son ami : sur quoi il dit que si elle en aimait un autre, il les tuerait tous deux. Tout cela se dit à voix basse et on crut voir là un mouvement de pudeur de la fiancée. Mais elle dit à Valérien qu’elle lui expliquerait tout plus tard. Je les vis après cela seuls l’un avec l’autre dans une chambre. Cécile lui dit qu’elle avait un ange près d’elle, et comme Valérien demandait à le voir, elle répondit qu’il ne le pouvait pas tant qu’il n’était pas baptisé. Lorsqu’elle l’envoya à saint Urbain, elle l’avait déjà suivi dans une autre maison comme étant son mari. »

 

Sainte Catherine.

 

« Le père de sainte Catherine s’appelait Costa. Il était de race royale et descendant d’Hazael qu’Élisée, par ordre de Dieu, sacra roi de Syrie. Je vis le prophète aller au-delà du Jourdain avec la boîte où était l’onguent et sacrer Hazael auquel dès lors tout réussit. Les ancêtres de Costa, à une époque postérieure, allèrent dans l’île de Chypre avec des Perses ou des Mèdes et ils y acquirent des biens. Ils étaient comme lui, adorateurs du feu et des astres, mais ils pratiquaient aussi le culte idolâtrique syro-phénicien. Du côté maternel, Catherine appartenait à la famille de Mercuria, prêtresse des idoles, qui avait été convertie par Jésus à Salamine. Après sa conversion, Mercuria avait émigré dans la terre sainte, elle avait pris au baptême le nom de Famula et reçu la couronne du martyre dans la persécution qui avait éclaté après la lapidation de saint Étienne. Dans la famille de cette Mercuria existait depuis longtemps une prédiction, répétée à plusieurs reprises, suivant laquelle un grand prophète devait venir de la Judée changer toutes choses, renverser les idoles et annoncer le vrai Dieu : il devait aussi être en rapport avec cette famille. Lorsque Mercuria s’enfuit en Palestine avec deux filles, elle avait laissé en Chypre un fils illégitime ayant pour père le proconsul romain qui fut baptisé dès le temps de Jésus et qui plus tard quitta l’île avec saint Paul et saint Barnabé. Ce fils de Mercuria épousa la plus jeune sœur de sa mère, et c’était de ce mariage que venait la mère de Catherine. Catherine était la fille unique de Costa. Elle avait, comme sa mère, les cheveux d’un blond doré ; elle était très vive, très courageuse et elle avait toujours à souffrir et à lutter. Elle avait une gouvernante et on lui donna de bonne heure des hommes pour précepteurs. Je la vis faire avec de l’écorce des jouets qu’elle donnait à des enfants pauvres. Devenue plus grande, elle écrivait beaucoup sur des planches et des rouleaux de papiers et donnait cela à d’autres jeunes filles qui le copiaient. Je vis aussi qu’elle connaissait particulièrement la nourrice de sainte Barbe qui était chrétienne en secret. Elle possédait à un haut degré l’esprit prophétique de ses ancêtres maternels, et cette prédiction sur le grand prophète lui fut aussi montrée dans une vision lorsqu’elle avait à peine six ans. Au repas de midi, elle raconta cela à ses parents auxquels l’histoire de Mercuria n’était pas inconnue. Son père, un homme très froid et très dur, l’enferma pour la punir, dans un sombre caveau. Je la vis dans cette prison où des souris et d’autres bêtes étaient très familières avec elle et jouaient en sa présence. Il faisait clair autour d’elle. Toutes les aspirations de son cœur tendaient vers ce rédempteur des hommes qui avait été prédit et elle désirait ardemment qu’il daignât se mettre en rapport avec elle : elle eut à ce sujet beaucoup de visions et d’illuminations. Depuis ce temps elle eut une profonde horreur pour les idoles : elle cachait, enfouissait et brisait toutes les statuettes des faux dieux qu’elle pouvait dérober. Cela fut cause, ainsi que ses discours singuliers et pleins de profondeur contre les dieux des païens, qu’elle fut souvent mise en prison par son père. Elle était d’ailleurs instruite dans toutes les sciences et je la vis, tout en marchant, écrire sur le sable et sur les murs du château des choses que ses compagnes copiaient. Lorsqu’elle eut environ huit ans, son père partit avec elle pour Alexandrie, où celui qui fut plus tard son fiancé fit connaissance avec elle. Son père revint avec elle en Chypre. Il n’y avait plus de juifs dans l’île, si ce n’est çà et là quelques esclaves : il y avait aussi un petit nombre de chrétiens cachés. Catherine fut instruite intérieurement par Dieu : elle priait beaucoup et aspirait ardemment au saint baptême qu’elle reçut dans sa dixième année. L’évêque de Diospolis envoya secrètement trois prêtres dans l’île de Chypre, pour consoler les chrétiens qui s’y trouvaient. Il fut aussi exhorté intérieurement à faire baptiser Catherine qui alors était de nouveau en prison, où elle avait pour geôlier un chrétien caché. Celui-ci la conduisit la nuit au lieu où les chrétiens se rassemblaient en secret : c’était un caveau souterrain situé hors de la ville. Elle y alla plusieurs fois et fut, ainsi que d’autres personnes, instruite et baptisée par les prêtres. Je vis que celui qui baptisait versait sur eux de l’eau avec une écuelle. Catherine reçut au baptême le don d’une sagesse extraordinaire. Elle disait des choses merveilleuses, toutefois elle tenait encore sa religion secrète comme tous les autres chrétiens. Mais son père, ne pouvant plus supporter son aversion persistante pour le culte des idoles, ses discours et ses prophéties, la conduisit à Paphos où il la fit enfermer, parce qu’il croyait qu’elle n’aurait là aucun rapport avec des personnes partageant ses croyances. Elle était du reste si belle et si intelligente que son père l’aimait ardemment. On changeait aussi très souvent les serviteurs et les servantes chargés de veiller sur elle, parce qu’il se trouvait fréquemment parmi eux des chrétiens cachés. »

« Elle avait vu déjà de bonne heure Jésus lui apparaître comme son fiancé céleste ; il était toujours présent à sa pensée et elle ne voulait entendre parler d’aucun autre époux. De Paphos, elle revint chez elle, et son père voulut la marier à un jeune homme d’Alexandrie nommé Maximin. Celui-ci sortait aussi d’une maison qui avait régné et il était neveu du gouverneur d’Alexandrie qui était sans enfants et le destinait à être son héritier. Mais Catherine ne voulut pas entendre parler de ce projet. Je vis qu’on essaya de la séduire : mais elle repoussa toutes ces tentatives avec fermeté et en souriant. Elle était du reste si sage et si avisée qu’il n’était personne qui ne fût forcé de reconnaître son infériorité devant elle. Avant ces tentatives pour la marier, elle avait vu, à l’âge de douze ans, sa mère mourir dans ses bras. Catherine dit à la mourante qu’elle était chrétienne, l’instruisit et la décida à recevoir le baptême. Je vis Catherine tremper une branche dans une tasse d’or pleine d’eau et en asperger sa mère sur la tête, le front, la bouche et la poitrine. »

« Il y avait toujours des relations fréquentes entre l’île de Chypre et Alexandrie : le père de Catherine la fit conduire dans cette ville, chez un parent, dans l’espoir qu’elle finirait par se rendre aux désirs de son fiancé. Celui-ci vint à sa rencontre sur un vaisseau et je la vis tenir de nouveau des discours chrétiens admirables par leur sens profond et parler contre les idoles. Le fiancé, feignant d’être en colère, la frappa plusieurs fois sur la bouche. Elle sourit et continua avec plus d’enthousiasme encore. Dès le lieu de leur débarquement, le fiancé la conduisit dans une maison où tout respirait le monde et ses plaisirs, espérant par là la faire changer de sentiments : mais elle resta comme auparavant intrépide, pleine d’enthousiasme, de dignité et de courtoisie. Elle était alors âgée de treize ans. À Alexandrie, elle habita chez le père de son fiancé dans une grande maison qui avait plusieurs ailes. Le fiancé y demeurait aussi, mais séparé d’elle : il était comme fou d’amour et de chagrin. Elle parlait toujours de son autre fiancé : c’est pourquoi on essaya de la faire changer de sentiment par la séduction. On lui envoya aussi des savants pour la détourner de la foi chrétienne. Elle les confondit tous. »

« En ce temps-là, le patriarche d’Alexandrie, Théonas, avait obtenu par son extrême douceur que les pauvres chrétiens ne fussent pas persécutés par les païens. Ils étaient pourtant encore très vexés : ils ne pouvaient, pour ainsi dire, donner signe de vie et ils n’avaient garde de parler contre l’idolâtrie. De là venaient certains accommodements très dangereux avec les païens et une grande tiédeur parmi les chrétiens : c’est pourquoi Dieu envoya Catherine pour qu’elle réveillât beaucoup d’entre eux par son langage inspiré et par ses discours brûlants de zèle. Je la vis chez Théonas. Il lui donna la sainte Eucharistie pour qu’elle l’emportât chez elle : elle la portait sur sa poitrine dans une boîte d’or. Elle ne reçut pas le précieux sang. Je vis alors aussi plusieurs pauvres gens, qui avaient l’air d’ermites, amenés à Alexandrie comme prisonniers et forcés par d’affreuses vexations à bâtir, à charrier des pierres et à porter des fardeaux. Je crois que c’étaient des juifs convertis qui s’étaient établis près du mont Sinaï et qu’on avait traînés là de force. Ils portaient des robes brunes tressées avec des cordes presque grosses comme le doigt et sur la tête un morceau d’étoffe brune qui retombait sur les épaules. Je vis qu’on leur avait aussi donné le sacrement en secret. Le fiancé de Catherine étant parti pour un voyage en Perse, elle revint encore en Chypre, espérant qu’elle serait délivrée. Son père était très mécontent de ce qu’elle n’était pas encore mariée. Il lui fallut retourner à Alexandrie et elle fut l’objet de nouvelles obsessions. Elle fut plus tard conduite encore une fois près de son père à Salamine où elle fut reçue très solennellement par des jeunes filles païennes, où on l’accabla de divertissements et où l’on employa toute espèce de moyens contre elle : mais rien ne réussit. Elle fut ramenée à Alexandrie, où on redoubla d’importunités. Je vis une grande fête païenne. Catherine fut forcée par les païens de sa famille d’aller dans le temple des idoles ! mais rien ne put la décider à sacrifier. Bien plus, comme le sacrifice idolâtrique se faisait en grande pompe, Catherine, saisie d’un enthousiasme merveilleux, s’avança vers les sacrificateurs, renversa les autels avec les vases où fumait l’encens et se mit à parler à haute voix contre les abominations de l’idolâtrie. Il s’éleva un grand tumulte, on s’empara d’elle, on la déclara folle et on l’interrogea dans le vestibule : mais elle tint des discours encore plus véhéments. Alors on l’emmena en prison, mais sur le chemin elle adjura tous ceux qui confessaient Jésus-Christ de s’unir à elle et de donner leur sang pour celui qui les avait rachetés du sien propre. On l’enferma, on la fit fouetter avec des scorpions et on la livra aux bêtes féroces. Je me disais alors qu’il n’est pourtant pas permis de provoquer ainsi le martyre : mais il y a des exceptions à la règle et Dieu a des instruments qu’il suscite. On avait toujours employé la violence pour contraindre Catherine à l’idolâtrie et à cette union qu’elle abhorrait : aussitôt après la mort de sa mère, son père l’avait souvent conduite aux abominables fêtes de Vénus, où elle avait toujours tenu les yeux fermés. À Alexandrie, le zèle chrétien était assoupi. Les païens trouvaient très bon que Théonas consolât les esclaves chrétiens maltraités et les exhortât à servir fidèlement leurs barbares maîtres, et ils se montraient si bienveillants envers Théonas que beaucoup de faibles chrétiens pensaient que le paganisme n’était peut-être pas quelque chose de si mauvais. C’est pourquoi Dieu suscita cette vierge forte, courageuse, éclairée d’en haut, pour convertir par sa parole, par son exemple, par son admirable martyre beaucoup de personnes qui ne se seraient pas sauvées sans cela. Elle était si peu disposée à cacher sa foi qu’elle visitait sur la place publique les esclaves et les ouvriers chrétiens, les consolait et les exhortait à demeurer fermes dans la foi, car elle reconnaissait que plusieurs devinaient tièdes et faisaient défection par suite de la tolérance qui s’était établie. Elle avait vu plusieurs de ces apostats participer dans le temple aux sacrifices idolâtriques ; de là, la vivacité de sa douleur et de sa sainte indignation. Les bêtes auxquelles elle fut exposée après sa flagellation léchèrent ses blessures qui furent tout à coup miraculeusement guéries lorsqu’elle eût été ramenée en prison. Son fiancé voulut lui faire violence dans la prison : mais il fut forcé de se retirer couvert de confusion et réduit à l’impuissance. Son père vint de Salamine et elle fut encore conduite de la prison dans la maison du fiancé. On y employa tous les moyens possibles de séduction pour la déterminer à l’apostasie. Mais les jeunes filles païennes qui devaient la persuader furent gagnées à Jésus-Christ par elle : de même les philosophes qui vinrent pour disputer tombèrent d’accord avec elle. Son père était comme fou de colère : il appelait tout cela de la sorcellerie : il fit encore flageller Catherine et la remit dans la prison. La femme du tyran l’y visita et se convertit ainsi qu’un officier. Lorsqu’elle vint près de Catherine dans la prison, un ange tenait une couronne au-dessus d’elle et un autre lui présentait une palme. Je ne sais si cette femme vit cela. »

« Catherine fut alors conduite au cirque et placée sur un lieu élevé entre deux larges roues armées de pointes et de fers tranchants semblables à des socs de charrue. Quand on voulut faire tourner ces roues, elles furent brisées par des coups de foudre et lancées au milieu des païens dont trente environ furent blessés ou tués. Il s’éleva un terrible orage avec une forte grêle : quant à elle, elle resta tranquillement assise, les bras étendus, au milieu des débris des roues. Après cela elle fut ramenée en prison et on la tourmenta pendant plusieurs jours. Plusieurs hommes voulurent se saisir d’elle, mais elle les repoussa de la main et ils restèrent sans force et immobiles comme des colonnes. D’autres se précipitèrent sur la vierge qui, leur montrant du doigt ceux qui étaient paralysés, arrêta par là leurs attaques. Tout cela fut regardé comme de la sorcellerie et Catherine fut de nouveau conduite devant le juge. Elle s’agenouilla devant le billot, posa la tête de côté et fut décapitée avec le fer d’une des roues à demi brisées. Une quantité extraordinaire de sang sortit de sa blessure : il jaillit en l’air d’un jet continu et finit par devenir sans couleur comme de l’eau : la tête se détacha entièrement. On jeta le corps sur un bûcher enflammé. Les flammes rejaillirent sur les bourreaux : mais le corps fut couvert d’un nuage de fumée qui l’enveloppa. On le jeta hors du bûcher et on fit venir des bêtes affamées pour le déchirer. Mais elles n’y touchèrent pas et, le jour suivant, les satellites le jetèrent dans une fosse pleine d’ordures qu’ils recouvrirent de branches de sureau. Dans la nuit qui suivit, je vis dans cet endroit deux anges en habit sacerdotaux qui enveloppèrent le corps lumineux dans une couverture d’écorce d’arbre et l’emportèrent à travers les airs. Catherine était âgée de seize ans lorsqu’elle fut martyrisée, en l’an 299. Parmi les nombreuses jeunes filles qui l’avaient accompagnée en pleurant au tribunal, quelques-unes plus tard firent défection : mais la femme du tyran et l’officier souffrirent le martyre avec constance. Les deux anges portèrent le corps de la vierge sur la cime inaccessible du mont Sinaï. Je vis sur cette cime une plate-forme assez grande pour qu’une petite maison pût y tenir. La cime elle-même était faite d’une espèce de pierre colorée sur laquelle des plantes entières étaient empreintes. Ils y posèrent la tête et le corps, le visage tourné vers la pierre qui parut s’amollir comme de la cire ; car le corps s’y imprima tout entier comme dans un moule. Je vis que les mains s’imprimèrent nettement dans la pierre par leur côté supérieur. Les anges placèrent comme un couvercle lumineux au-dessus de la pierre qui s’élevait un peu au-dessus du sol. Le saint corps resta là, entièrement caché, pendant plusieurs siècles, jusqu’au moment où Dieu le montra dans une vision à un ermite du mont Horeb. Plusieurs de ces ermites vivaient sous la conduite d’un abbé. L’ermite, ayant eu plusieurs fois cette vision, la fit connaître à l’abbé, et il se trouva qu’un autre de ses frères en avait eu une semblable de son côté. L’abbé leur ordonna, en vertu de l’obéissance, d’aller prendre le saint corps, ce qui ne pouvait se faire par des moyens naturels : car la cime était absolument inaccessible, surplombante et déchirée de toutes parts. Je les vis faire en une nuit le voyage qui aurait demandé plusieurs jours ; ils étaient dans un état surnaturel. Tout était sombre et obscur, mais il faisait clair autour d’eux. Je vis qu’un ange porta chacun d’eux par le bras jusqu’au sommet escarpé. Je vis les anges ouvrir le tombeau, les deux ermites porter dans leurs bras contre leurs poitrines, l’un la tête, l’autre le corps enveloppé, devenu plus petit et très léger : ils furent ainsi ramenés jusqu’en bas par les anges qui les tenaient par le bras. Je vis au pied du mont Sinaï la chapelle où repose le saint corps. Elle est supportée par douze colonnes. Les moines qui sont là me semblèrent grecs. Ils portaient des vêtements d’une étoffe grossière fabriquée là même. Je vis les ossements de sainte Catherine dans un petit cercueil. Mais il n’en restait plus rien que le crâne très blanc et un bras entier : je ne vis rien de plus. Tout est en décadence dans ce lieu. Je vis près de la sacristie une petite grotte creusée dans le roc : il y a dans les parois des excavations contenant de saints ossements. La plupart sont enveloppés comme dans de la laine ou de la soie et gardés avec soin. Il y a parmi eux des ossements de prophètes qui ont vécu ici dans la montagne et qui étaient déjà vénérés par les Esséniens dans les grottes qu’ils avaient dans ce lieu. Je vis là, entre autres, des ossements de Jacob, de Joseph et de sa famille que les Israélites avaient emportés avec eux d’Égypte. Ces objets sacrés ne semblent pas être connus, cependant ils sont vénérés souvent par des moines pieux. Toute l’église est bâtie sur le penchant de la montagne, du côté qui regarde l’Arabie, mais elle est disposée de manière qu’on peut en faire le tour. »

 

Les stigmatisées Madeleine de Hadamar et Colombe Schanolt

de Bamberg.

 

Le 19 janvier 1820, le Pèlerin présenta à la malade un petit morceau de toile qui avait été trempé dans le sang sorti de la plaie du côté de Madeleine de Hadamar. Elle était en extase lorsqu’elle reçut le morceau de toile et elle dit : « Qu’ai-je à faire avec ce long vêtement ? Je ne puis aller vers la nonne : elle est trop loin. Puis ils l’ont tellement tourmentée qu’elle n’a pu accomplir sa tâche. Elle est morte avant de l’avoir terminée. » Ces paroles furent tout à fait incompréhensibles pour le Pèlerin. Mais la malade eut plus tard une vision plus étendue sur Madeleine et elle en raconta ce qui suit : « J’ai vu Madeleine à laquelle appartenait l’habit ; mais elle était loin de moi et ne pouvait venir à moi. Je la vis dans le cimetière de son couvent dans un coin duquel se trouvait un petit ossuaire. Près de là, contre le mur du cimetière, il y avait une image marquant une station de la Via crucis et dans la petite maison même une représentation du Sauveur portant sa croix. Devant cette maisonnette s’élevait un sureau et une haie de noyer. Sur tout l’espace qui l’entourait était comme une montagne de travaux inachevés, d’ouvrages de couture, etc. C’était à moi de les mettre en ordre et de les terminer. J’entrepris aussitôt ce travail ; je me mis à coudre et à raccommoder, tout en disant mon bréviaire. Cela me fit beaucoup suer et je ressentis une violente douleur dans tous les cheveux. Chacun de mes cheveux me la faisait sentir à part. Je sus la signification de ce travail et de chaque pièce. La bonne Madeleine s’était trop laissée aller à sa dévotion près du sureau et du petit ossuaire, où il y avait un coin tranquille et commode pour prier, et par suite elle avait négligé et laissé inachevés bien des travaux commencés pour les pauvres. Lorsque je me fus enfin débarrassée de cette masse de travaux, je me trouvai dans la maisonnette devant une armoire et alors Madeleine vint à moi et me remercia : elle était toute joyeuse comme si elle n’avait vu personne depuis longtemps. Elle ouvrit elle-même l’armoire et j’y vis conservés tous les morceaux qu’elle s’était ôtés de la bouche pour les pauvres. Elle me remercia d’avoir mis en ordre et terminé les travaux à sa place. « Pendant qu’on vit sur la terre, me dit-elle, on peut faire en une heure ce à quoi on ne peut plus suppléer dans l’autre monde. » Elle me promit aussi des chiffons pour mes pauvres enfants. Elle disait qu’elle avait entrepris trop de choses par bonté d’âme, en sorte qu’elle avait été forcée de les laisser là l’une après l’autre. Elle me dit pour mon instruction que l’ordre et la discrétion sont très nécessaires aux personnes qui vivent dans les souffrances, sans quoi on laisse après soi bien des choses en désordre. Elle était plutôt petite que grande ; elle était très maigre, mais son visage était plein et coloré. »

« Elle me montra la maison de ses parents et même la porte par laquelle elle était sortie pour aller au couvent. Je vis aussi plusieurs scènes de sa vie au couvent. Elle était très bonne et très serviable, travaillant pour les autres toutes les fois que c’était possible. Je la vis aussi dans son lit, assaillie par des maladies soudaines et guérie tout aussi soudainement. Je vis saigner ses stigmates et comment elle était surnaturellement assistée dans ses souffrances. Quand la prieure ou d’autres nonnes étaient près d’elle, je voyais de l’autre côté de son lit des figures d’anges ou de religieuses venir d’en haut, la consoler, lui donner à boire ou la soutenir. Je la vis du reste bien traitée par ses consœurs, mais son état devint trop connu du public et elle eut beaucoup à souffrir des visites et de la vénération mal entendue qu’on lui témoignait. Ce qui la concernait fut maladroitement exagéré, et il en résulta pour elle beaucoup d’ennuis, comme elle me le dit elle-même. Je vis aussi son confesseur écrire : mais il exprimait plutôt son admiration, qu’il n’exposait les faits eux-mêmes. Je la vis aussi soumise à une enquête après la suppression de son couvent : je vis des médecins, des militaires et des ecclésiastiques y prendre part. Je ne vis rien d’inconvenant : mais ces gens étaient très grossiers et très mal élevés, toutefois bien moins astucieux et moins faux que ceux auxquels j’ai eu affaire. Ils la tourmentaient surtout pour qu’elle mangeât, et combien de vomissements cela ne lui a-t-il pas occasionnés ! Dès son enfance elle s’était habituée aux privations ; ses parents étaient de petite condition, mais très vertueux. Sa mère spécialement lui disait toujours dans sa jeunesse, lorsqu’elle buvait et mangeait : « Maintenant une bouchée de moins, une gorgée de moins pour tels pauvres, pour telle âme c’est ainsi qu’on s’habitue. » Dans l’enquête, les ecclésiastiques ont laissé tout faire aux médecins : ils étaient indifférents. Il y a eu chez elle beaucoup de choses admirables mais on a trop parlé d’elle. Elle est morte trop tôt : elle a éprouvé de grands chagrins qu’elle a comprimés au-dedans d’elle-même : sa vie en a été abrégée. J’ai vu sa mort, non pas les cérémonies ou les funérailles, mais j’ai vu le corps rester étendu pendant que l’âme partait. » Lorsque plus tard le Pèlerin porta encore le morceau de linge dans son voisinage, elle s’écria : « Es-tu là, mon cher cœur ! oh ! comme elle est active, secourable, serviable et bienveillante ! » Après cela elle resta assez longtemps en silence, puis demanda d’un ton très animé : « D’où vient que Jésus a dit à Madeleine : « Femme ! pourquoi pleures-tu ? » – Je le sais : mon fiancé m’a dit pourquoi il avait parlé ainsi. Madeleine l’avait cherché avec une ardeur et une impétuosité excessives, et quand elle le trouva, elle le prit pour un jardinier, alors il dit : « Femme pourquoi pleures-tu ? » Mais quand elle dit : « Maître »,  et le reconnut, il lui dit : « Marie. » Comme nous cherchons, nous trouvons. J’ai vu cela chez Madeleine d’Hadamar. Je la vis couchée dans une petite chambre sombre et il y vint beaucoup de personnes : c’étaient ceux qui voulaient l’examiner. Ils étaient grossiers, mais moins méchants qu’on ne l’a été avec moi. Ils lui parlèrent d’un lavement qu’elle prit avec beaucoup de difficulté et un peu trop à contrecœur et elle tomba ensuite dans de trop grandes lamentations. Quand elle se laissait faire avec plus de soumission, il ne lui arrivait rien de fâcheux. Ce fut alors que j’eus cette vision devant sa fenêtre dans le jardin. Elle l’a peut-être eue elle-même parce qu’elle désespérait de trouver son fiancé qui était pourtant près d’elle. Madeleine me doit encore les chiffons qu’elle m’a promis. »

« Je vis aussi la dominicaine Colombe Schanolt de Bamberg, personne d’une rare humilité, toute simple et tout unie. Je la vis avec ses stigmates travailler et faire toute sorte de choses. Je la vis priant dans sa cellule prosternée contre terre et comme morte. Je la vis aussi dans son lit : ses mains saignaient et en outre le sang coulait de son front sous le voile. Je l’ai vue recevoir la sainte eucharistie et comment la figure d’un petit enfant lumineux alla à elle par la main du prêtre. J’ai aussi vu des visions qu’elle a eues. Je les vois passer dans un tableau devant elle ou près d’elle pendant qu’elle est couchée ou en prière. Je l’ai vue porter un cilice et aussi une chaîne autour du corps jusqu’au moment où cela lui fut défendu. Ses visions étaient des scènes de la vie du Seigneur et des tableaux pour sa consolation et sa direction. Elle se trouvait très bien dans son couvent ; on l’importunait beaucoup moins que Madeleine et par là même elle était plus avancée dans la vie intérieure, plus simple et plus profondément recueillie. Je la vis aussi occuper dans l’autre monde un rang en avant de celle-ci. La manière dont on voit cela ne peut guère s’expliquer. Le mieux qu’on puisse le rendre, c’est de dire qu’elle a laissé derrière elle plus de chemin. »

 

Effets d’une relique du précieux sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ et des cheveux de la sainte Vierge.

 

En juin 1822, le Pèlerin reçut de Cologne un sachet portant pour inscription : de cruore Jesu-Christi, lequel provenait d’un couvent de Carmélites supprimé 44. Il le cacha, à l’insu d’Anne-Catherine, dans le placard qui était contre le chevet de son lit. Le jour suivant, elle lui fit ce récit : « J’ai eu une nuit très agitée et me suis trouvée dans un état très singulier. J’étais attirée dans cette direction (elle montra l’endroit où le sachet était caché) par une douce attraction semblable à la faim : c’était une soif, un désir qui ne pouvait pas être satisfait. Il me semblait que j’allais voler là et en même temps j’étais forcée d’aller vers un autre endroit. J’étais dans une grande émotion et je vis beaucoup de scènes successivement ou les unes à côté des autres. Je vis, partant de cette direction, une vision complète où Jésus-Christ, agenouillé sur une pierre, suait le sang dans la grotte du jardin des Oliviers. Je vis les disciples endormis et je vis aussi tout le tableau de l’angoisse de Jésus et des péchés des hommes qui l’accablaient de leur poids. Je vis la pierre arrosée de gouttes de sang qui tombaient. Elles étaient recouvertes de sable ou de terre et entièrement cachées : mais il me sembla que le sable était enlevé devant moi et que je pouvais voir ces gouttes de sang. Cela semblait se passer longtemps après. J’eus aussi une vision de la très sainte Vierge qui, au même moment, était à genoux sur une pierre, dans la cour attenante à la maison de Marie, mère de Marc, et ses genoux s’imprimaient dans la pierre. Elle ressentait les angoisses de Jésus avec lui, elle était comme sans connaissance et on l’assistait. Je vis tout cela en même temps. J’eus aussi une vision touchant les cheveux de Marie et je vis de nouveau comment ses cheveux étaient partagés en trois parties et comment les apôtres les coupèrent avant de partir. »

Alors le Pèlerin lui montra le sachet. Elle le considéra, méditant en silence, et dit enfin : « Les cheveux de Marie sont aussi là-dedans. Je le vois de nouveau. Il y a réellement là du sang de Jésus-Christ. Il y a trois petits grains très menus. Cette relique agit tout autrement que les autres saintes reliques. Elle m’attire à elle d’une façon si merveilleuse, elle fait naître dans mon cœur un désir si doux, si semblable à la faim ! La lumière que jettent d’autres reliques est en comparaison de celle-là comme un feu terrestre comparé à la splendeur du soleil à son midi. » Elle répéta à plusieurs reprises : « C’est du sang de Jésus-Christ. J’en ai vu une autre fois qui avait coulé d’une hostie. Ceci est certainement du sang de Jésus-Christ resté sur la terre : ce n’est pas la substance du sang, mais seulement comme sa couleur : je ne puis pas bien exprimer cela. J’ai vu les anges recueillir seulement celui qui, pendant la Passion, a coulé sur la terre et sur le chemin suivi par le Seigneur. »

Elle eut alors pendant assez longtemps des visions sur l’invention, le culte et toute l’histoire de cette relique : voici ce qu’elle en raconta à diverses reprises : « Je vis une pieuse princesse en habit de pèlerine aller à Jérusalem avec un grand cortège. Elle était native de l’île de Crète et n’était pas encore baptisée, mais elle désirait ardemment le baptême. Je la vis d’abord à Rome quand cette ville était encore païenne. Il semblait qu’il y eût un temps de calme succédant à une persécution, car le pape qui l’instruisit dans la foi habitait dans un édifice en ruines et les chrétiens se rassemblaient sans bruit dans divers endroits. Dans la terre promise on laissait les chrétiens assez tranquilles : mais, pour faire le voyage de Jérusalem, il fallait s’exposer à beaucoup de dangers. Jérusalem était très changée : des hauteurs avaient été rasées, des vallées avaient été comblées dans la ville et des rues passaient sur des lieux sanctifiés et notables. Je crois aussi que les Juifs étaient confinés dans un quartier de la ville. Il restait à peine quelques vestiges du temple. La place du saint sépulcre était toujours près du Calvaire et hors de la ville, mais on ne pouvait pas y arriver : tout était couvert de décombres, on avait bâti au-dessus et tout autour. Dans les murs qui l’environnaient, il y avait des excavations et des souterrains où habitaient plusieurs saints personnages qui vénéraient ce saint lieu : ils semblaient appartenir à une communauté instituée par les premiers évêques dès le temps des apôtres. Ils ne pouvaient pas visiter corporellement le saint sépulcre, mais ils y allaient souvent en vision. On paraissait peu s’inquiéter des chrétiens : pourvu qu’ils prissent quelques précautions, ils pouvaient, sans être inquiétés, visiter les lieux saints, faire des fouilles dans certains endroits et recueillir des reliques. À cette époque, plusieurs corps saints des premiers temps furent recueillis et conservés. »

« La princesse pèlerine, priant sur la montagne des Oliviers, vit en vision le sang précieux et en parla à un prêtre du saint sépulcre. Celui-ci alla avec cinq autres à l’endroit indiqué et y creusa la terre. Ils trouvèrent une pierre de diverses couleurs sur laquelle Jésus avait eu la sueur de sang dont plusieurs gouttes y étaient tombées. Comme ils ne pouvaient pas enlever la pierre qui faisait corps avec le rocher, ils détachèrent sur l’un des côtés un fragment de la surface, grand comme la main. La pèlerine en reçut une partie. Elle obtint aussi d’autres reliques, des vêtements de saint Lazare et du vieillard Siméon dont le tombeau, placé assez près du temple, avait été détruit. Je crois que le nom de cette femme est dans le catalogue des saints, bien qu’il soit inconnu chez nous. Le fragment de la pierre qui lui fut donné était triangulaire avec des veines de couleurs variées. Au commencement il fut mis dans un autel plus tard on le plaça dans le pied d’un ostensoir. »

 

8 juillet. – « Le père de la jeune fille descendait des rois de Crète (la Crète était alors possédée par les Romains). Cependant il avait encore de grands biens et habitait un château voisin d’une ville située dans la partie occidentale de l’île et dont le nom était comme Cydon ou Canea : il vient là beaucoup de fruits jaunes à côtes, larges près de la tige et aplatis par en haut 45. Entre le château et la ville était une grande arcade à travers laquelle on voyait la ville où conduisait une grande avenue. Ce père avait encore cinq fils : je ne vis plus la mère dans un temps où la fille était encore jeune. Il était déjà précédemment allé dans la terre promise et aussi à Jérusalem. Un de ses ancêtres avait connu ce Lentulus qui avait eu tant d’amour pour Jésus, qui était devenu l’ami de Pierre, et auquel celui-ci avait tait connaître le christianisme : de là venait que le père de la jeune fille n’avait pas non plus d’éloignement pour la religion chrétienne. Il se trouva à Rome en même temps que celui qui devait être plus tard le fiancé de sa fille ; ils parlèrent ensemble du christianisme, et le fiancé dit qu’il ne pouvait s’empêcher d’aspirer à être chrétien. Ce fut, je crois, à cette occasion qu’on convint du mariage, ou du moins qu’on apprit à se connaître réciproquement. Le père et le fiancé se firent aussi donner par un prêtre des instructions plus précises touchant la religion chrétienne. Le fiancé, qui avait le rang de comte, était à la vérité d’origine romaine, mais il était né dans les Gaules. Le prince crétois devint de plus en plus étranger aux choses du paganisme. Sa fille et ses autres enfants, qu’il avait élevés de son mieux, l’entendaient souvent vanter la religion chrétienne. Il avait un droit sur le labyrinthe de Crète, mais par suite du changement qui s’était fait dans ses sentiments, il y renonça et l’abandonna à son gendre. Le jardin du labyrinthe avec son temple n’était plus ce qu’il avait été à une époque antérieure, où souvent on y conduisait des hommes pour être déchirés par les bêtes féroces ; mais on y célébrait toujours un culte idolâtrique : un grand nombre d’étrangers le visitaient comme une curiosité et on s’y livrait à beaucoup de honteuses pratiques. De loin il avait l’aspect d’une montagne de verdure. »

« Lorsque la jeune fille alla à Rome pour se faire instruire, elle pouvait avoir dix-sept ans : l’année suivante, lorsqu’elle fit, avec des personnes qui partageaient ses sentiments, le pèlerinage de Crète à Jérusalem, il semblait que son père était déjà mort et qu’elle était sa propre maîtresse. – Elle portait le saint sang sur elle dans une ceinture richement brodée et garnie de plusieurs petites poches. Les pèlerins portaient de ces ceintures en bandoulière. Peu de temps après son retour dans l’île de Crète, le comte l’emmena avec lui sur un navire. Après avoir séjourné quelque temps en Crète, il la conduisit à Rome où ils s’arrêtèrent plus longtemps et furent baptisés en secret. – La chaire papale était alors vacante. Il y avait des discordes et des troubles et on tuait souvent des chrétiens. De Rome ils s’embarquèrent pour la Gaule avec un certain nombre de soldats. Depuis leur mariage, ils avaient résidé environ six mois tant en Crète qu’à Rome. Maintenant c’était le comte qui portait le précieux sang sur lui dans une ceinture. Elle le lui avait donné comme gage de sa fidélité. Son habitation était au bord du Rhône, à sept heures à peu près d’Avignon et de Nîmes, sur une île. Tarascon et la solitude de sainte Marthe n’étaient pas loin de là. Il y avait alors à Nîmes quelques catéchistes chrétiens qui vivaient ensemble secrètement. Le monastère de sainte Marthe était situé sur une hauteur, entre le Rhône et un lac. Le château du comte était dans une île, et à peu de distance de là était un petit village. Celui qui fut connu sous le nom de Saint-Gabriel doit son origine à un miracle par lequel un homme fut sauvé d’une tempête sur le lac. Le comte recevait de temps en temps la visite d’un ermite qui était un saint prêtre. »

« Le précieux sang fut d’abord conservé dans un caveau souterrain. C’était une pièce sombre où l’ou n’arrivait que par plusieurs autres caveaux. Dans un de ceux-ci on conservait des plantes et des provisions. On y transportait aussi dans l’hiver des arbres couverts de verdure. Le saint sang se trouvait dans un vase ressemblant à un calice, et qui était placé sur l’autel devant lequel brûlait une lampe, dans un tabernacle triangulaire, muni d’une petite porte qui se fermait à clef. J’ai souvent vu la jeune femme prier devant ce tabernacle. »

« Je vis que plus tard les deux époux vécurent séparés, comme des anachorètes, et même loin du château où ils ne venaient que pour faire leurs exercices de piété devant le saint sang. Je vis aussi qu’ils entendirent une voix leur enjoignant de le placer dans une chapelle, et qu’ils arrangèrent avec soin, à cet effet, une pièce attenante à la salle à manger. Je vis le culte du précieux sang prendre de nouveaux accroissements, mais toujours secrètement. La relique fut transmise plus tard à des héritiers avec de doubles documents attestant son origine. »

« Je vis alors aussi quelque chose concernant saint Trophime à Arles, mais je ne me souviens que des noms. Avant le mariage du comte, des chrétiens étaient venus de la Palestine dans ce pays : le comte les avait bien traités et entretenus à ses frais. Il y avait çà et là de petites communautés cachées. – Le père de la comtesse n’avait pas manifesté ses sentiments devant ses fils aînés qui étaient dans d’autres idées ; mais les plus jeunes étaient d’accord avec leur sœur et il y eut, je crois, des martyrs parmi eux. »

 

11 juillet. – « Comme je pensais au saint sang, j’eus une vue de l’autel qui était dans le château de la comtesse. Je vis ensuite celle-ci, d’abord jeune fille, près de son père dans l’île de Crète, puis lors de son séjour à Rome avec le comte. Je vis là en même temps saint Moïse, n’ayant encore que neuf ou dix ans, porter des secours de toute espèce aux chrétiens malades et prisonniers. Je vis à Rome le comte et la princesse avec d’autres chrétiens dans un caveau souterrain où des prêtres leur lisaient des écrits à la lueur des lampes : il semblait qu’on leur fit des instructions. À cette époque beaucoup de personnes de haut rang furent baptisées secrètement à Rome : il n’y avait pas de persécution déclarée, mais, de temps en temps, l’un ou l’autre était atteint. »

« Des chrétiens de Palestine étaient venus précédemment au lieu où habitait le comte. Il avait des rapports secrets avec eux. Au commencement ils n’avaient pas la sainte messe, mais seulement des prières et des lectures en commun. Plus tard un ermite qui venait à peu près toutes les six semaines et ensuite un prêtre de Nîmes vinrent leur dire la sainte messe. Cela se passait à l’époque où l’on emportait chez soi la sainte Eucharistie. »

« Lorsque le comte et sa femme se séparèrent pour vivre dans la solitude, ils avaient des enfants déjà grands, deux fils et une fille. Leurs ermitages étaient à une demi-lieue l’un de l’autre et à pareille distance du château, mais compris encore dans l’ensemble des jardins et des champs qui en dépendaient. Il fallait, pour y aller, passer sur un pont qui traversait un cours d’eau de peu de largeur. Il y avait là, creusées dans des hauteurs semblables à des retranchements, des grottes qui leur servaient de demeures. D’autres chrétiens du pays vivaient de la même manière : ils s’assistaient mutuellement et, à un certain moment, il y eut comme un monastère. Ils ne sont pas morts là, ils n’ont pas été non plus martyrisés, mais lorsque le danger éclata, ils se réfugièrent dans un autre endroit. »

 

Le 13 juillet, Anne-Catherine désigna une relique comme étant du pape saint Anaclet. Elle dit qu’il avait été le cinquième pape, qu’il avait succédé à saint Clément et qu’il était mort martyr. En même temps, elle dit à propos de la relique du saint sang : « Le prêtre qui déterra le saint sang était le saint évêque Narcisse. Il était de la tribu des trois rois avec lesquels ses ancêtres étaient venus dans la terre sainte. Il faisait clair comme en plein jour lorsqu’il creusa la nuit sur le mont des Oliviers. La jeune fille était présente. Il était habillé à la manière des apôtres. – Jérusalem était à peine reconnaissable à cette époque : par suite de sa destruction, des vallées avaient été comblées et des hauteurs aplanies. Les chrétiens avaient encore une église, dans un endroit voisin de la piscine de Bethesda entre Sion et le temple, où ils avaient déjà une église du temps des apôtres. Mais celle-ci n’existait plus. Ils habitaient autour de là dans des cabanes et quoique leurs demeures formassent un groupe tout à fait séparé de la ville, ils étaient pourtant obligés de payer une taxe pour pouvoir entrer dans l’église. Un homme et une femme étaient assis à la porte et les fidèles des deux sexes devaient leur payer la redevance. Ils donnaient cinq petites pièces de monnaie : cela dura un certain temps. La piscine de Bethesda avec ses cinq péristyles n’existait plus : tout était comblé et détruit. Il en restait pourtant un puits surmonté d’un édifice. L’eau en était regardée comme sainte et on en faisait usage dans les maladies comme on fait chez nous pour l’eau bénite. »

« Le nom du comte était le même que celui d’un des amis de saint Augustin, Pontitianus : celui de la comtesse était Tatule ou Datule : je ne puis le donner comme il faut. Il y a une sainte de ce nom à la fin de mai ou au commencement de juin. » Le 18 juillet, dans l’après-midi, elle dit tout à coup : « Il y avait tout à l’heure un homme près de moi ; c’était un cardinal, confesseur d’une sainte reine appelée Isabelle. Il était très habile directeur des consciences ; il m’a dit que je devais m’accuser du bien que j’avais négligé de faire et faire pénitence pour beaucoup de péchés d’autrui. Il me montra sainte Datula qui a possédé la relique du saint sang, en vue de laquelle elle avait abandonné tous ses biens et s’était retirée, ainsi que son mari, dans la solitude pour y pleurer ses péchés. Le cardinal s’appelait Ximénès. Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom : il n’a pas été canonisé. » – Un jour où elle avait vu plusieurs choses de la vie de sainte Marthe, elle indiqua plus précisément, à cette occasion, le lieu où habitaient Pontitien et Datula : « L’île où était le château, dit-elle, était dans l’embouchure du bras oriental du Rhône ; elle avait environ une demi-lieue de tour. Pontitien avait des soldats sous ses ordres et son château était comme une forteresse avec des retranchements. À sept lieues de là, en remontant le fleuve, était la ville d’Arles et à huit lieues environ le monastère de sainte Marthe situé dans une contrée pleine de rochers. »

 

Le 24 juin elle eut une vision qu’elle raconta, toute joyeuse de la touchante impression qu’elle en avait reçue. Elle ne se souvenait plus bien à quelle occasion elle l’avait eue ni à quoi elle se liait. Elle la raconta comme une fille de la campagne raconterait, tout étonnée, la marche d’un grand et solennel cortège. Elle interrompait sans cesse son récit par des expressions d’admiration pour la magnificence, l’ordre et la convenance qui avaient régné partout, parce que tous ceux qui avaient pris part à la fête, quoique n’étant pas encore chrétiens, désiraient pourtant beaucoup le devenir et se conformaient du mieux qu’ils le pouvaient aux mœurs et aux usages des chrétiens. « La Crète, dit-elle, est une île longue, étroite et très découpée : au milieu elle est traversée par une chaise de montagnes. Le château du père de sainte Datula était un édifice très beau et très grand, présentant une suite de terrasses et comme taillé dans un rocher de marbre. Il y avait sur les terrasses des galeries avec des colonnes, les cours étaient aussi entourées de péristyles au-dessus desquels on avait fait des jardins. Le père de Datula avait construit ces terrasses et ces jardins suspendus comme un rempart en avant de son château, lorsqu’ayant connu la religion chrétienne, il voulut se séparer tout à fait des lieux où étaient le labyrinthe et son abominable temple d’idoles. C’était un homme très versé dans les arts et qui avait des connaissances pratiques de tout genre. Je le voyais sans cesse se promener près des artistes et des architectes habiles qu’il avait fait venir. Il avait la tête chauve et enfoncée dans les épaules : il était du reste très bienveillant et très actif. Il possédait d’autres grands biens dans l’île et il avait aussi un commandement à exercer. Le rempart était en forme de degrés, consistant en terrasses pleines de berceaux de feuillage bien taillés qui conduisaient dans des cabinets et des allées. »

« C’était aujourd’hui l’anniversaire du jour où Pontitien avait emmené Datula comme sa fiancée du château de ses frères (le père ne vivait plus). J’ai vu toute la nuit la merveilleuse fête donnée à cette occasion, et cela si clairement que j’ai encore sous les yeux les visages des jeunes filles et des enfants. Deux frères de Datula habitaient le château : ils avaient un grand nombre d’enfants, garçons et filles, et il demeurait là beaucoup de monde. Chaque enfant avait un précepteur et une quantité de serviteurs et de servantes, ayant chacun leur office particulier : près de chaque enfant étaient en outre la nourrice et la bonne qui l’avaient soigné dans sa première jeunesse. Tous les parents et alliés de la famille étaient venus là avec tous leurs domestiques. Le chemin qui menait au château était pendant une demi-lieue garni des deux côtés d’arcs de triomphe et de sièges élégants qui étaient ornés de fleurs, de statues, et de magnifiques tapis : il y avait partout des enfants faisant de la musique. Cela se prolongeait jusqu’à la porte du château près de laquelle avait été disposée une tribune où la fiancée devait siéger. Pontitien était arrivé le jour précédent dans un port voisin avec un vaisseau chargé de soldats, de serviteurs, de femmes et de présents, et il s’était rendu dans un autre château situé à peu de distance où il régla la marche de son cortège. Du côté de la fiancée, rien n’était plus touchant que la joie des serviteurs et des esclaves. Ils étaient toujours traités avec une grande bonté, on les avait comblés de présents et ils étaient pleins de joie. Ils étaient postés sur le chemin, les moindres en avant, puis les plus importants, puis sur des sièges exhaussés les enfants avec leur suite. Pontitien arriva avec un grand cortège. En avant et autour de lui marchaient avec ses soldats des serviteurs élégamment vêtus, conduisant des ânes et de petits chevaux agiles chargés de paniers pleins de vêtements ; d’autres portaient des corbeilles remplies de pâtisseries de toute espèce. Pontitien était assis sur un large char très beau qui ressemblait à un grand trône recouvert d’un dais : il était entouré de flambeaux allumés placés sur un plateau transparent comme du verre, en haut sur le dais il y avait aussi un flambeau. Tout était décoré de belles draperies, d’ornements en or et en ivoire. Ce char était traîné par un éléphant. Il y avait aussi dans sa suite une grande quantité de femmes. »

« Tout ce cortège marchait joyeusement et dans le plus grand ordre à travers la belle campagne et ses belles allées pleines de fruits jaunes, au milieu des fleurs et de la foule pleine d’allégresse : c’était une jubilation universelle et il n’y avait pourtant pas de clameurs inconvenantes. Lorsqu’ils arrivèrent près des premiers serviteurs, des vêtements et des gâteaux plats furent distribués à tout le monde par ceux qui précédaient Pontitien : il y avait de ces gâteaux qui étaient tout plantés d’arbustes. Le cortège s’avança ainsi sans qu’on cessât de distribuer des présents et au milieu des acclamations joyeuses. Lorsque le fiancé fut arrivé près des sièges des enfants de la famille, on tendit dans le chemin, en face de lui, des draperies de soie avec des franges formant de longues banderoles, et des chœurs d’enfants le saluèrent de leurs chants accompagnés par les instruments de musique. Il descendit de son char pour leur offrir des présents et le cortège continua sa marche vers les frères et les belles-sœurs de la fiancée ; puis, ayant passé un pont, il s’avança sous de grands arcs de triomphe élégamment décorés. On vit alors entre les magnifiques édifices et les jardins une espèce de théâtre en forme de niche élevé en terrasse sur plusieurs degrés, orné de guirlandes de fleurs et de belles statues. Les gradins étaient couverts de riches tapis et les rampes perpendiculaires des terrasses supportaient des rangées entières de très belles sculptures. Elles étaient diaphanes et très brillantes, je me souviens, entre autres, de toute une chasse où les yeux des animaux étincelaient comme du feu. Le cortège s’avançait en plein jour, mais le trône était placé dans un enfoncement où beaucoup de choses recevaient la lumière comme par derrière ou de côté. Il y avait aussi des flambeaux comme sur le char du fiancé. Autour de ce trône s’élevait un demi-cercle d’autres petits édifices d’où sortirent tout à coup, à l’arrivée de Pontitien, des chants pleins de douceur avec accompagnement de flûtes : tout cela était merveilleusement beau. »

« Mais ce qu’il y avait de plus beau était Datula, la fiancée, laquelle était assise au haut du trône et au-dessous d’elle, sur les marches, ses amies et ses servantes formant deux rangs. Toutes étaient vêtues de blanc : leurs cheveux étaient couverts d’ornements et artistement tressés autour de la tête : elles portaient de longs voiles. Datula avait un vêtement d’un blanc brillant, je crois qu’il était de soie ; il formait de très longs plis ; ses cheveux étaient tressés avec des perles d’une grande beauté et je ne puis dire à quel point j’étais touchée de voir à travers ses vêtements, près de son cœur, briller la ceinture brodée avec la relique du saint sang qui répandait comme les rayons d’une lumière céleste sur toute la pompe environnante. Je vis son cœur entièrement plongé dans la pensée du voisinage de cet objet sacré. Elle était comme un ostensoir vivant. Lorsque son fiancé parut devant le trône, et que ses serviteurs des deux sexes se rangèrent en un demi-cercle autour de lui, ils apportèrent sur un grand coussin de soie les présents qui consistaient en riches vêtements et en bijoux cachés sous une belle draperie. Le tout était enrichi d’ornements de toute espèce et fut présenté aux servantes qui le portèrent en haut. Alors Datula descendit du trône avec sa suite ; elle se voila et s’agenouilla humblement devant Pontitien. Il la releva et, la prenant par la main, il la conduisit à la droite de sa suite, ensuite il la ramena et la conduisit à gauche le long du demi-cercle. Il la présenta à ses serviteurs comme leur future maîtresse. Il était bien touchant de la voir porter sur elle le saint sang au milieu des païens. Je crois que Pontitien le savait, aussi était-il très respectueux et très ému. Ils entrèrent alors dans le château avec la famille. »

« On ne peut dire quel ordre régnait parmi cette multitude de personnes et avec quel air joyeux ces gens se répandaient dans les chambres, les cours, les terrasses et les bosquets ; quelques-uns mangeaient sous des tentes, badinaient et chantaient. Je ne vis pas de danses. Je vis aussi un grand banquet dans une salle ronde très spacieuse dont on pouvait voir l’intérieur de tous les côtés. La fiancée était assise près de Pontitien. La table était plus haute que chez les Juifs ; les hommes étaient couchés sur des lits de repos, les femmes étaient assises les jambes croisées. On mit sur la table des choses tout à fait merveilleuses, de grands animaux et de grandes figures portant les mets dans le côté, sur leur dos ou dans des corbeilles qu’ils tenaient à la gueule. C’était bizarre, mais agréable, et les convives firent d’abord toute sorte de badinages avec ces figures. Les coupes où l’on buvait étaient brillantes comme de la nacre de perle. Je vis ce spectacle toute la nuit : je n’ai pas encore vu de cérémonie nuptiale, mais je vis le départ de Datula et de Pontitien. Beaucoup de bagages avaient été envoyés d’avance au navire et un cortège solennel accompagna les fiancés jusqu’au port avec beaucoup de larmes et de souhaits pour leur bonheur. Je vis Pontitien, Datula et plusieurs autres personnes s’asseoir sur un long chariot étroit à plusieurs roues ; et à plusieurs compartiments lequel, dans les détours de la route se tournait quelquefois de manière à ce que ceux qui y étaient assis formassent un demi-cercle : il était traîné par de petits chevaux fringants. Dans toute cette fête, je n’ai rien vu de désordonné, pas la plus petite inconvenance ; quoique ces gens ne fussent pas encore chrétiens, on ne remarquait pourtant rien qui tint à l’idolâtrie ; on avait le sentiment de quelque chose qui plaisait à Dieu. Toute la famille semblait déjà tourner au christianisme. Les personnes étaient toutes d’une beauté remarquable et je ne puis oublier ces belles, grandes, fortes femmes et jeunes filles que j’ai vues. Datula en emmena plusieurs ; elle emmena aussi sa nourrice ou sa gouvernante qui avait également des sentiments très chrétiens. Je ne vis pas le départ du navire. »

 

Le 11 février 1821, pendant qu’Anne Catherine était en extase, le Pèlerin laissa tomber d’un livre de prières sur la couverture de son lit une petite image de Jésus en croix. Elle la saisit rapidement, la pressa dans ses deux mains, les yeux fermés, la palpa à plusieurs reprises et dit : « C’est quelque chose de très précieux et qui doit être vénéré : cela a touché à un objet sacré et il en sort une grande clarté ! » Elle la mit alors sur sa poitrine et dit : « Elle a touché à la robe de Jésus-Christ et il y a sur cette robe une tache du sang de Jésus. Elle est dans le haut, à l’endroit du cou. »

 

8 avril 1823. « J’ai eu à faire un grand travail fort pénible avec des reliques d’une très ancienne époque. C’était plus loin que la terre promise. Les prêtres de ce pays n’avaient pas tout à fait l’apparence de prêtres catholiques ; ils portaient des vêtements d’une forme très antique et avaient de la ressemblance avec ceux du mont Sinaï. Il me sembla que c’était la contrée où je vois toujours le moins éloigné des trois rois : la ville où se trouve l’ancien livre prophétique gravé sur des plaques de cuivre (Ctésiphon) était située à gauche. J’avais à m’occuper là du sang de Jésus-Christ et je devais montrer aux prêtres un trésor de reliques. Je vis sept vieux prêtres creuser sous d’anciens murs en ruines dans un caveau souterrain : ils étayèrent d’abord la voûte, de peur qu’elle ne s’écroulât. Les saintes reliques étaient scellées dans une grande pierre qui paraissait tout d’une pièce, mais qui n’était formée que de parcelles triangulaires très artistement jointes ensemble. Quand elle fut ouverte, on vit une épaisse couverture de crin sous laquelle était un trésor des plus importantes reliques de la Passion et de la sainte famille : tout était conservé dans des vases triangulaires, placés à côté les uns des autres. Il y avait notamment du sable arrosé et teint du sang de Jésus au pied de la croix et, dans de petites fioles, de l’eau sortie de la blessure du côté de Jésus : elle était claire, consistante et ne coulait pas. Il y avait aussi des épines de la sainte couronne, un morceau du manteau de pourpre dérisoire, divers morceaux des habits de la sainte Vierge, des reliques de sainte Anne et bien d’autres. Sept prêtres travaillaient là : il vint en outre des diacres avec des flambeaux et je crois aussi qu’ils placèrent le Saint-Sacrement au-dessus. J’ai eu beaucoup à faire, il me fallait notamment délivrer des prisonniers (c’est-à-dire des âmes du purgatoire) et le saint sang devait m’y aider. Je crois que des apôtres ont dit autrefois la messe en cet endroit. »

 

Le 9 octobre 1821, elle raconta ce qui suit : « J’ai vu beaucoup de choses de la vie de saint François Borgia : je l’ai vu homme du monde et religieux : je me souviens qu’il avait des scrupules à propos de la communion quotidienne et qu’il priait devant une image de Marie. Il reçut là un rayon du sang de l’enfant Jésus et du lait de Marie et il lui fut dit qu’il ne devait pas se priver de la nourriture qui était sa vie. J’ai vu souvent la manière dont on représentait d’autres saints recevant ainsi du lait de la sainte Vierge : on les montrait buvant à son sein comme des enfants ou bien c’était le lait qui jaillissait du sein jusqu’à eux. Mais c’est représenter la chose d’une façon absurde et indécente. Je vis cela tout autrement. Je vis que du sein de Marie, c’est-à-dire de la région de la poitrine, une espèce de petit nuage blanc rayonnait vers eux et était aspiré par eux. C’était comme si une manne sortait d’elle sous forme de rayon. Je vis sortir du côté de Jésus un rayon rouge qui brilla sur le saint. C’est comme du froment et du vin, comme de la chair et du sang. C’est impossible à exprimer. »

 

Effets de la sainte Lance.

 

En juillet 1820, le confesseur d’Anne Catherine avait reçu quelques reliques sans noms tirées d’une vieille cassette ayant appartenu à la maison de Dulmen et parmi lesquelles se trouvait, disait-on, une petite parcelle de la sainte Lance. Lorsqu’il la présenta à Anne Catherine et qu’elle l’eut prise, elle poussa une exclamation et dit : « Cela pique ! c’est un signe ! j’ai reçu une piqûre ! » et la plaie de son côté se trouva rougie. Elle eut ensuite une vision sur Longin et raconta ce qui suit : « Je vis le Seigneur mort sur la croix, je vis tout, la situation et la position de chacun, et tous les assistants comme au vendredi saint. C’était l’instant où les jambes du crucifié devaient être brisées. Longin montait un cheval ou un mulet (il ne ressemblait pas à nos chevaux, il avait le cou épais), et se tenait en dehors du lieu du supplice : il y entra, ayant sa lance au pied, se dressa sur ses étriers, et frappa le côté droit du Seigneur. Quand il vit couler le sang et l’eau, son âme fut comme transpercée d’une façon merveilleuse ; il descendit en toute hâte la pente du Calvaire et courut jusque dans la ville. Il alla trouver Pilate et lui dit qu’il regardait Jésus comme le Fils de Dieu et qu’il ne voulait plus être soldat. Il déposa chez lui sa lance et ses armes, puis il le quitta. Ce fut Nicodème, si je ne me trompe, qu’il rencontra ensuite et auquel il dit la même chose, après quoi il se joignit aux disciples. Pilate jugea honteux de garder la lance qui avait été un instrument de supplice et il me semble que Nicodème la reçut de lui. Je crois que nous avons une relique de Nicodème. » Elle plaça alors la relique avec les autres dans l’armoire de la muraille. Plus tard en présence du Pèlerin, elle se tourna vers l’armoire, étant en extase, et dit : « Les soldats sont là avec la lance. Il y a dedans quelque chose de la lance du Christ. C’est Victor qui porte la parcelle dans la lance. Trois autres seulement en ont connaissance. » Le soir de ce même jour, elle fut en proie à de telles douleurs qu’elle était sur sa couche comme morte, quoique éveillée et ayant les yeux ouverts ; elle ne pouvait se remuer ni faire aucun signe, enfin elle était dans un tel état d’insensibilité que même l’ordre du prêtre ou la bénédiction du prêtre semblaient sans effet. Plus tard elle raconta ce qui suit : « Après midi, j’eus le sentiment que la croix de Jésus était sur moi et que son corps sacré était couché mort à ma droite et sur mon bras. À quelque distance je vis la sainte Lance ; d’abord un grand morceau, puis un tout petit fragment. Que devais-je prendre pour ma consolation ? Je pris le saint corps : la lance s’éloigna de moi : alors je pus de nouveau parler. »

Une autre fois elle raconta ceci : « J’ai continué à voir la sainte Lance : et c’était comme si elle était enfoncée dans mon côté droit et comme si je la sentais à gauche passer le long des côtes. Je mis la main à la blessure pour la diriger entre les côtes. » Elle avait à cette occasion vomi du sang et rendu aussi du sang par le côté.

 

Effet de la parcelle de la vraie croix.

 

C’est dans le journal de Wesener qu’on trouve, à la date du 16 octobre 1816, le premier fait rapporté par un témoin oculaire touchant le don de reconnaître les reliques : « Je trouvai la malade, dit-il, dans une profonde extase. Le père Limberg étant présent, je lui montrai une petite cassette que j’avais prise dans les objets laissés par ma belle-mère décédée récemment. Elle contenait avec d’autres reliques deux parcelles assez notables de la vraie Croix. Le père Limberg, sans dire un mot, me prit la cassette des mains et, s’approchant du lit de la malade, la lui présenta à quelque distance. Tout à coup elle se releva, tendit les mains vers la cassette, comme poussée par un ardent désir, et lorsqu’elle la tint, la pressa fortement contre son cœur. Là-dessus le père Limberg lui demanda ce qu’elle avait là. Elle répondit : « Quelque chose de très précieux, quelque chose de la sainte Croix. » Le P. Limberg la retira alors de l’extase par un commandement et je demandai ma cassette. Elle fut très étonnée d’apprendre qu’elle était à moi, car elle croyait l’avoir trouvée parmi de vieux chiffons de soie qu’on lui avait envoyés de Coesfeld pour ses travaux destinés aux pauvres et aux malades et elle était extrêmement étonnée que la pieuse personne dont elle avait reçu ces chiffons n’eût pas mieux gardé la relique. »

Cinq ans plus tard, le Pèlerin dit à propos de la même parcelle : « Aujourd’hui, pendant qu’elle était en contemplation, on lui présenta une parcelle de la vraie Croix appartenant au Dr Wesener ; elle la saisit et dit : « J’ai aussi cela, je l’ai dans le cœur et sur la poitrine, (elle portait une relique de la vraie croix reçue d’Overberg). J’ai aussi de la lance. Le corps était sur la croix : la lance était dans le corps. Que dois-je aimer le mieux ? La croix est l’instrument de la rédemption, la lance a ouvert une large porte à l’amour. Oh ! hier j’y suis allée loin ! » (La veille était un vendredi.)

« La parcelle de la vraie croix me rend les souffrances douces, la relique les chasse. Souvent quand la parcelle de la croix adoucissait mes douleurs, j’ai dit au Seigneur : « Seigneur, s’il vous avait été si doux de souffrir sur cette croix, cette petite partie que j’en ai n’adoucirait pas ainsi mes douleurs. »

Lors de son changement de demeure, en août 1830, la parcelle de la croix donnée par Overberg se perdit, ce qui l’affligea beaucoup. Elle pria saint Antoine de Padoue et fit dire une messe en son honneur afin que la relique se retrouvât. Le 17 août, revenant à elle après une vision, elle la trouva dans sa main : « Saint Joseph et saint Antoine, dit-elle, ont été près de moi et Antoine m’a mis la croix dans la main. »

 

Un vêtement de la très sainte Vierge.

 

30 juillet 1820 : « J’ai découvert dans le petit paquet de reliques que m’a apporté mon confesseur, un autre petit morceau d’étoffe brunâtre provenant d’un vêtement de la Mère de Dieu. J’ai eu par suite une vision concernant Marie ; j’ai vu comment, après la mort de Jésus, elle habitait, avec une servante, une petite maison isolée. Un coup d’œil jeté sur les noces de Cana me fit reconnaître que Marie y avait porté cet habit : c’était un habit de fête. Elle vivait dans la petite maison toute seule avec une servante et elle recevait de temps en temps la visite d’un disciple, d’un apôtre ou de saint Jean. Il n’y avait pas d’homme dans la maison. La servante allait chercher le pain qu’il leur fallait pour se nourrir. La contrée était tranquille et silencieuse : il y avait un bois à peu de distance. Je vis Marie portant ce vêtement visiter un chemin qu’elle avait disposé elle-même dans le voisinage de sa demeure en mémoire des dernières voies douloureuses de Jésus. Je vis que, dans le commencement, elle suivait seule ce chemin, mesurant toutes les voies de la douloureuse Passion selon le nombre des pas dont elle avait si souvent fait le compte après la mort de Jésus, et que suivant l’intervalle qui séparait les lieux où il était arrivé à Jésus quelque chose de particulier, elle faisait une marque avec des pierres ou sur un arbre, s’il s’en rencontrait un. Le chemin conduisait dans un bosquet et le tombeau de Jésus était représenté par une petite grotte creusée dans une colline. Lorsqu’elle eut ainsi marqué divers points de ce chemin, elle le suivit avec sa servante, plongée dans une contemplation silencieuse : quand elles arrivaient à une des places marquées, elles s’asseyaient et méditaient le mystère qui s’y trouvait rappelé, puis, ayant prié, elles arrangeaient tout le mieux possible. Je vis alors que Marie écrivait sur une pierre, avec un poinçon, ce qui avait eu lieu en chaque endroit et le nombre des pas ou quelque chose de semblable. Je vis aussi qu’elles nettoyèrent la grotte du tombeau et la disposèrent de manière à ce qu’on pût y prier commodément. Je n’ai vu là ni images, ni croix. C’étaient seulement des places rappelant des souvenirs avec des inscriptions ; tout cela était fort simple. Je vis cette première ébauche de Marie devenir, à la fin, par suite de fréquentes visites et des travaux qui y furent faits, un chemin très frayé avec toute sorte d’embellissements où, après sa mort, de pieux chrétiens venaient prier, baisant la terre en certains endroits. La maison qu’habitait Marie était divisée par des cloisons légères de la même manière que la maison de Nazareth. »

« Le vêtement dont vient la relique se portait par-dessus ; il couvrait seulement le dos où il faisait quelques plis et descendait jusqu’aux talons : à la hauteur du cou, il passait sur une épaule, couvrait la poitrine et arrivait à l’autre épaule où il était attaché par un bouton et formait ainsi une ouverture pour le cou. Il était maintenu par la ceinture au milieu du corps et s’étendait depuis le dessous des bras jusqu’aux pieds, des deux côtés du vêtement de dessous qui était brun. Aux deux côtés de la robe il y avait un revers comme pour montrer la doublure. Ce revers était de couleur avec des raies rouges et jaunes qui se croisaient. Ce n’est pas de cette doublure, mais du côté de dessus que le morceau formant la relique a été coupé. Cela semblait être un habit de fête. On le portait ainsi suivant une ancienne mode juive. Sainte Anne en avait un pareil. Elle portait une robe de dessous dont le corsage (en forme de cœur), les manches et la partie antérieure n’étaient pas recouverts par ce vêtement de dessus. Celui de dessous avait des manches étroites un peu froncées autour des coudes et des poignets. Les cheveux étaient cachés par un bonnet tirant sur le jaune qui s’avançait sur le front et se rattachait par des plis au derrière de la tête. Elle avait par-dessus un voile noir d’une étoffe souple qui tombait jusqu’à la moitié du dos. »

« J’ai vu Marie, dans les derniers temps, faire avec cet habit son chemin de la croix : je ne sais pas si elle s’en servait parce que c’était un habit de fête ou peut-être parce qu’elle le portait, lors du crucifiement du Christ, sous le manteau de prière ou de deuil qui l’enveloppait tout entière. Je la vis déjà avancée en âge, mais on ne voyait en elle d’autre marque de vieillesse que l’expression d’un ardent désir qui tendait à la transfiguration : elle était d’une gravité indicible, je ne l’ai jamais vue rire. Plus elle vieillissait, plus son visage paraissait blanc et transparent : elle était maigre, mais je ne vis sur sa figure ni ride, ni trace de caducité. Elle ressemblait à un pur esprit. »

« J’ai ouvert la relique : c’est un morceau d’étoffe de la longueur du doigt. »

 

Reliques de Marie.

 

14 novembre 1821. « J’ai fait mon voyage accoutumé dans la terre promise et cela, en m’arrêtant à diverses stations où j’ai vu des reliques de Marie et appris leur histoire. Je me suis trouvée à Rome avec sainte Paule : il semblait que ce fût le jour de son départ pour la terre sainte et qu’elle visitât les saints lieux avec moi. Je ne sais plus à propos de quoi je vis tant de reliques de la sainte Vierge. »

« Je suis allée dans l’endroit (c’est je crois Chiusi), où était autrefois l’anneau de Marie qui est maintenant à Pérouse. Je vis qu’on y montre encore dans un vase une pierre blanche, mais l’anneau n’y est plus. J’ai vu l’histoire de l’anneau, mais la seule chose dont je me souvienne est qu’un jeune homme, au moment où on allait l’enterrer, se leva de son cercueil et dit qu’il ne pourrait pas avoir de repos tant que sa mère qui s’appelait Judith et qui était une femme mondaine, n’aurait pas donné à l’église l’anneau nuptial de Marie qu’elle possédait : après quoi il se recoucha. »

« J’ai été dans un endroit qui est peut-être celui où la maison de Lorette s’était posée d’abord, à moins que ce ne soit celui d’où les plats que j’ai vus sont allés à Lorette. Ils n’étaient pas dans une église qui fut vraiment une église de chrétiens ; les gens me faisaient l’effet de Turcs. Il y avait là quelques écuelles et vases de terre, tels qu’ils étaient dans la maison de Lorette lorsqu’elle vint. Je ne sais plus bien si ce sont les véritables ou de ceux que sainte Hélène avait fait faire sur leur modèle. Il y en a encore plusieurs à Lorette, mais sainte Hélène fit couvrir d’un vernis épais, soit les véritables, soit les copies qui en avaient été faites, afin qu’ils pussent durer plus longtemps. Je crois que ceux qui sont à Lorette sont les vrais. Ceux que je vis dans l’endroit dont je parle étaient conservés soigneusement sous un autel. »

« Je vis aussi quelque part dans une église grecque d’Asie un morceau d’un voile de Marie ; il était d’un bleu passé. À une époque antérieure on en avait tant donné qu’il ne restait plus qu’un petit morceau de ce voile autrefois assez grand. Il était venu là par l’intermédiaire de saint Jean. Je vis dans une vision des gens qui doutaient et se disputaient au sujet de ce voile et comment un téméraire qui voulait s’en saisir effrontément eut la main paralysée, sur quoi la femme de cet homme se mit à prier avec ferveur. Saint Luc était aussi là avec quelques autres et il attesta l’authenticité de ce voile : il le posa sur la main de l’homme et la guérit. Saint Luc leur donna aussi une attestation écrite à ce sujet et je crois qu’elle est encore là. Il leur parla de ce qui le concernait personnellement, leur dit qu’il avait été adonné aux arts libéraux, qu’il avait voyagé de tous côtés et qu’il avait vu souvent Marie lorsqu’il s’était rencontré à Éphèse avec Jean. Il parla aussi des portraits qu’il avait faits. »

« J’allai encore dans un endroit où était un vêtement de dessous de Marie : c’était, je crois, en Syrie, dans le voisinage de la Palestine. Ce vêtement était un de ceux que Marie avait donnés à deux femmes avant sa mort. Les gens de ce pays n’étaient point des catholiques romains : je crois que c’étaient des Grecs. Ils tenaient cette relique en grand honneur et en étaient très fiers. Je crois que saint François d’Assise alla dans cet endroit et qu’il y fit un miracle en confirmation de l’authenticité de la relique. »

« J’ai aussi vu qu’au lieu où se trouvent le morceau de voile et l’écrit de saint Luc, on conserve aussi une lettre de la Mère de Dieu. Elle est très courte et elle est restée d’une blancheur extraordinaire. J’en ai entendu la lecture, peut-être m’en ressouviendrai-je. Saint Jean l’avait priée de l’écrire à ces gens qui ne voulaient pas croire beaucoup de choses qu’on leur avait dites de Jésus. »

« J’ai eu aussi une vision touchant une ceinture de Marie et des langes du Christ qui avaient été autrefois dans une magnifique église à Constantinople. Ils se trouvent dans un endroit où ils ne sont pas connus. J’ai vu, dans une autre vision, comme quoi un pèlerin rapporta de la terre sainte diverses reliques de Marie, notamment de ses cheveux, mais il fut attaqué par des voleurs et couvert de blessures : ceux-ci jetèrent les reliques dans un feu qu’ils avaient allumé : mais le blessé se traîna auprès, y trouva les reliques intactes et fut guéri. »

« Là où était la maison de Marie près d’Éphèse, il y a encore une pierre enfouie sous terre sur laquelle saint Pierre et saint Jean ont dit la messe. Pierre et Jean, toutes les fois qu’ils allaient en Palestine, visitaient aussi la maison de Nazareth et y offraient le saint sacrifice. Un autel s’élevait à la place où était le foyer. Une petite armoire, dont Marie avait fait usage, servait de tabernacle et était placée sur l’autel. La maison de sainte Anne était dans la campagne, à une demi-lieue, tout au plus, de Nazareth. On pouvait de là, sans exciter l’attention, se rendre par des chemins de traverse dans la maison de Marie et de Joseph à Nazareth, laquelle était située contre une colline. Elle n’était point bâtie dans l’intérieur de la colline, mais sur le revers, et en était séparée par un sentier : il y avait aussi de ce côté une petite fenêtre ; mais il y faisait sombre. La partie postérieure de la maison était triangulaire comme dans la maison d’Éphèse, et dans ce triangle était comprise la chambre à coucher de Marie où avait eu lieu l’annonciation de l’ange. Cette partie était séparée du reste de la maison par le foyer. C’était, comme à Éphèse, un mur avec des degrés, au milieu duquel passait un conduit pour la fumée allant jusque sous le toit et terminé par un tuyau saillant au-dessus du toit. À l’extrémité de ce conduit, je vis, à une époque postérieure, deux cloches suspendues. À droite et à gauche de la cheminée étaient des portes donnant dans la chambre de Marie. Dans le mur où passait le conduit il y avait diverses niches où était posée de la vaisselle. La couche de Marie était à droite derrière des cloisons ; à gauche se trouvait la petite armoire. Derrière la cheminée était une poutre de bois de cèdre posée verticalement, à laquelle s’appuyait le mur de la cheminée et de celle-ci partait une poutre transversale aboutissant à l’encoignure. L’oratoire de Marie était à gauche : elle s’agenouillait sur un petit escabeau. La fenêtre était du côté opposé. Les murs en maçonnerie grossière étaient recouverts comme de grandes feuilles devant lesquelles étaient encore suspendues des nattes. En haut le plafond était comme tressé d’écorce d’arbre et à chaque angle il y avait une étoile ; celle du milieu était la plus grande. Lorsque Marie alla à Capharnaüm, la maison qu’elle quittait resta décorée avec soin, comme un lieu sanctifié et Marie y allait souvent de Capharnaüm pour visiter le lieu de l’incarnation et y prier. Plus tard on attacha un plus grand nombre d’étoiles au plafond. »

« Je me souviens que la partie postérieure de la maison avec la cheminée et la petite fenêtre fut transportée en Europe, et il me semble, quand j’y pense, que je vis alors la partie antérieure s’écrouler. Le toit n’était pas haut ni pointu, mais aplati tout autour sur les bords, toutefois de manière qu’on pouvait en faire le tour derrière un rebord : La partie supérieure était plate. Il n’y avait pas de tourelle, mais le conduit pour la fumée et les tuyaux sortaient par en haut et étaient recouverts d’un petit toit. À Lorette, je vis encore plusieurs flambeaux allumés au-dessous. Lors de l’Annonciation, sainte Anne couchait à gauche dans une espèce d’alcôve, près du foyer.

 

Prétendus cheveux de Marie.

 

Anne Catherine avait reçu du couvent de Notteln, par l’intermédiaire d’une de ses anciennes consœurs, des cheveux qu’on disait avoir été apportés dans le pays par saint Ludger comme cheveux de la sainte Vierge. Lorsqu’elle les prit près d’elle, elle eut la vision suivante : « Une vierge de l’aspect le plus aimable s’avança vers moi à droite du pied de mon lit. Elle avait un vêtement blanc lumineux avec un voile jaune qui lui descendait jusqu’aux yeux et je distinguai, à travers le voile, des cheveux d’un blond rougeâtre. Tout l’espace autour d’elle était éclairé, ce n’était pas comme la lumière du jour, mais comme un rayon de soleil. Il y avait dans toute sa personne quelque chose qui rappelait la Mère de Dieu et comme cette pensée m’était venue, elle me parla à peu près ainsi : « Ah ! je suis bien loin d’être Marie, mais je suis de sa race et je vivais trente ou quarante ans après elle. Je suis de son pays, je ne l’ai pas connue, je ne suis pas allée non plus aux lieux où elle a tant souffert, pour ne pas me trahir comme chrétienne, dans un temps où les chrétiens étaient très persécutées. Mais le souvenir du Seigneur et de sa mère était si vivant dans ma famille que je m’efforçai de tout mou pouvoir d’imiter leurs vertus et je suivais en esprit la trace des pieds du Sauveur que je croyais trouver dans mon lieu natal comme d’autres chrétiens les cherchent sur le chemin de la croix. J’ai eu la grâce de ressentir les douleurs cachées de Marie et ç’a été mon martyre. Un successeur des apôtres, un prêtre, fut mon ami et mon guide (ici elle me dit le nom que j’ai oublié plus tard : ce n’était pas un nom d’apôtre et il ne se trouve pas non plus dans les litanies : c’est un ancien nom étranger, mais il me semble pourtant l’avoir déjà entendu). Cet homme fut cause qu’on sut quelque chose de moi, autrement je serais restée tout à fait inconnue. Il envoya de mes cheveux à Rome. Un évêque de ton pays les reçut là et les porta ici avec beaucoup d’autres choses, mais tout cela est aussi tombé dans l’oubli. Il est venu à Rome beaucoup de reliques de mon temps qui n’étaient pas des reliques des martyrs. » Voilà à peu près ce que j’appris de cette apparition. La manière dont on reçoit de semblables communications ne peut s’exprimer. Tout ce qui est dit est singulièrement bref, un seul mot m’en apprend plus que trente ne font ailleurs. On a l’intuition de la pensée de ceux qui parlent, on ne la voit pas avec les yeux et pourtant tout est plus clair et plus distinct qu’aucune impression de la vie ordinaire. On reçoit cela avec le même plaisir qu’un souftle.de vent frais dans les chaleurs de l’été. C’est quelque chose qu’on ne peut rendre avec des paroles. Après cela, la vision disparut. »

 

Objets bénits.

 

« Je n’ai jamais vu une image miraculeuse briller. Mais j’ai vu en face de ces images un soleil de lumière duquel elles recevaient des rayons qu’elles renvoyaient sur ceux qui priaient. Je n’ai jamais vu briller la croix de Coesfeld, mais bien la parcelle de la vraie Croix qui est enfermée dans la partie supérieure. J’ai vu aussi des rayons renvoyés par la croix sur les personnes qui priaient : je crois que toute image qui rappelle Dieu ou un instrument de Dieu peut recevoir la vertu d’opérer des miracles en suscitant des prières faites en commun avec une vive et ferme confiance et où la foi triomphe complètement de la faiblesse de la nature. »

Un jour que le Pèlerin lui présentait un Agnus Dei pendant qu’elle était occupée avec des reliques, elle le prit en main et dit : « Ceci est bon et touché de la force d’en haut : c’est bénit : mais ici dans les reliques j’ai la force elle-même. Elle dit d’une croix bénite : « La bénédiction y brille comme une étoile ! il faut l’honorer grandement ! mais les doigts du prêtre (elle se tourna alors vers son confesseur) sont encore au-dessus. Cette croix peut périr. La consécration des doigts est ineffaçable ; elle est éternelle, ni la mort, ni l’enfer ne peuvent l’anéantir. Dans le ciel même elle se distingue encore. Elle provient de Jésus qui nous a rachetés. » Quelqu’un lui ayant apporté une petite image bénite de la Mère de Dieu, elle dit : « Cette image est bénite, conservez-la bien et ne la laissez pas parmi les choses profanes. Qui honore la Mère de Dieu est à son tour honoré par elle près de son fils. Ces choses sont très utiles dans les tentations quand on les presse sur son cœur. Il faut bien les garder. » Une autre petite image lui ayant été portée, elle la posa sur sa poitrine et dit : « Ah ! la forte femme ! Cette image a touché l’image miraculeuse. »

 

Un denier de saint Benoît.

 

Le Pèlerin lui donna un reliquaire en verre où un denier était fixé sur un petit morceau de velours. Elle dit alors : « L’étoffe est aussi bénite. C’est un denier bénit de saint Benoît : il a reçu une bénédiction que saint Benoît a laissée à son ordre et qui se fonde sur le miracle qui eut lieu lorsque ses moines lui présentèrent un breuvage empoisonné et que le verre se brisa quand il fit dessus le signe de la croix. Ce denier est un préservatif contre le poison, la peste, la sorcellerie et les assauts du diable. Le velours rouge sur lequel on l’a cousu u reposé sur le tombeau du saint Willibald et de sainte Walburge : il vient de l’endroit où l’huile coule des os de sainte Walburge. Je vis que les prêtres l’y portèrent pieds nus et qu’ensuite ils le coupèrent pour y placer de semblables objets. Le denier a été bénit dans ce monastère. »

Un jour le Pèlerin posa près de sa main une petite image de sainte Rita de Cassia qui, l’année précédente, avait été humectée avec une goutte de sang sortie de ses stigmates. Elle la prit et dit : « Je vois une nonne malade qui n’a ni chair ni os. Je ne peux pas la toucher. »

 

11 Juillet 1821. Pendant qu’elle racontait quelque chose, le Pèlerin lui mit dans la main un livre ouvert au feuillet qui avait été précédemment mouillé de son sang. Tout à coup elle sourit et dit : « Qu’est-ce que cette jolie fleur rayée de rouge et de blanc qui saute du livre au milieu de ma main ? »

Dans un autre moment, le Pèlerin lui mit ce même feuillet entre les mains en lui demandant si ce feuillet avait touché quelque chose ; elle y promena sa main et répondit : « Oui, il a touché les plaies de Jésus. »

 

En octobre 1821, une dame de Paris envoya une petite image qui avait touché aux ossements de saint Bobadilla. Elle la porta à son front à cause des violents maux de tête dont elle souffrait. Le saint lui apparut, lui apporta un grand soulagement et elle vit tout son martyre. – Le Pèlerin lui avait donné un anneau d’argent brisé qui avait été bénit près du tombeau du bienheureux Nicolas de Flue à Sachseln ; il était enveloppé dans un papier. Elle était en extase lorsqu’elle le reçut. Elle dit plus tard : « Je vis comment frère Klaus (abréviation de Nicolas) se sépara de sa famille et comment dans son union avec sa femme, il supprima ce qui était corporel, ce qui rendit d’autant plus fort le lien spirituel. Je vis le brisement de la chair sous une forme particulière qui était comme le brisement d’un anneau et je reçus une instruction touchant le mariage selon la chair et selon l’esprit. L’anneau qui m’a procuré cette vision a été bénit en l’honneur du frère Klaus. »

 

Un coup d’œil sur le paradis.

 

13 février 1821. Le Pèlerin apporta et mit sur son lit, en présence de son frère et du confesseur, un fragment d’ossement pétrifié, de la grosseur d’un œuf, qui avait été trouvé dans la Lippe. Elle était en contemplation, mais elle prit l’ossement de la main gauche et le tint un certain temps sans remuer. Alors elle ouvrit les yeux, regarda le Pèlerin qui s’attendait à des reproches pour lui avoir présenté au lieu d’une relique l’os d’un animal, et dit, toujours absorbée dans la contemplation : « Comment le Pèlerin entre-t-il dans ce beau et merveilleux jardin où mes regards seuls pénètrent ? J’y vois le Pèlerin avec le grand animal : comment cela se peut-il ? Ce que je vois est d’une beauté inexprimable : je ne puis le dire, je ne puis le rendre. Ô mon Dieu, combien vous êtes admirable, puissant, magnifique et aimable dans vos œuvres ! Oh ! il y a là plus que tout ce qui est dans la nature ! Là, rien n’a subi le contact du péché ! il n’y a rien de mauvais, tout est comme nouvellement sorti des mains de Dieu ! Je vois là tout un troupeau d’animaux bancs. Leurs crinières descendent sur leur dos comme des masses de cheveux bouclés. Ils dépassent de beaucoup la taille de l’homme et pourtant ils courent aussi légèrement et aussi vite que des chevaux. Leurs jambes sont comme des colonnes et pourtant ils posent les pieds si doucement ! Ils ont une longue trompe qu’ils peuvent lever, baisser et tourner de tous les côtés comme un bras : de longues dents, blanches comme la neige sortent de leur bouche : comme ils sont élégants et propres ! Cet énorme animal est tout plein de grâce : ses yeux sont petits, mais si intelligents, si clairs, si doux ! cela ne peut s’exprimer. Ils ont de larges oreilles pendantes : leur queue n’est pas grande, mais elle est comme de la soie : on ne peut pas y atteindre quand on lève le bras. Ah ! ils doivent être bien vieux : comme leurs poils sont longs ! Ils ont aussi des petits pour lesquels ils ont une tendresse incroyable : ils jouent avec eux d’une manière toute enfantine. Ils sont si intelligents, si bons, si doux ! ils courent en si bon ordre, en files ou en rangs ! on dirait qu’ils ont des affaires qui les occupent. Il y a là d’autres animaux. Ce ne sont pas des chiens : ils sont d’un jaune doré : ils ont de longues crinières et presque des visages humains. Ce sont des lions, mais si doux ! Ils se prennent les uns les autres par la crinière et jouent ensemble. Je vois aussi des moutons et des chameaux, des bœufs et des chevaux ; tous blancs et brillants comme de la soie ; il y a aussi des ânes blancs d’une beauté merveilleuse. On ne peut dire combien tout cela est beau, quel ordre, quelle paix, quel amour règnent partout. Les animaux ne se font pas de mal, ils s’aident réciproquement. La plupart sont blancs ou d’un jaune d’or : je ne vois presque pas d’animaux à couleurs foncées. Et combien cela est merveilleux ! ils ont toutes leurs demeures si bien rangées et si bien distribuées ! ils ont comme des chambres et des passages et tout est si propre ! On ne peut pas se l’imaginer. Je ne vois pas d’hommes, il n’y en a pas là : mais des esprits y viennent sans doute pour mettre certaines choses en ordre, on ne peut pas croire que des animaux fassent ce que font ceux-ci. »

Après une pause, elle dit : « Voilà sainte Françoise Romaine et sainte Catherine de Ricci. Bien au-dessus du beau jardin, il y a comme un soleil et c’est là qu’elles sont. Elles volent sur ses rayons et regardent au-dessous d’elles. Je vois encore beaucoup d’autres saints dans ce soleil qui est d’une blancheur éblouissante. Il y a au-dessus de moi comme une draperie de soie blanche étendue, qui brille dans ce soleil, et là-dessus les saints planent et regardent en bas. Je sais tout maintenant. Toute eau descend de là-haut. C’est le paradis ! Les animaux y sont conservés. Là, tout est encore comme Dieu l’a créé, mais ce lieu me semble maintenant beaucoup plus grand que le paradis ne l’était alors. Aucun homme ne peut y entrer. L’eau sainte, magnifique, admirablement claire qui jaillit de là et parcourt si agréablement le jardin des animaux, forme autour du paradis une grande muraille liquide. Ce n’est pas un lac, c’est un mur ; et comme ce mur est merveilleux et brillant ! Dans le haut il n’est fait que de gouttes d’eau, comme de pierres précieuses. On dirait des gouttes de la rosée du matin qui pendent aux haies. Telle est la partie supérieure, tout y est limpide comme du cristal : ce mur s’écoule par en bas en petits ruisseaux qui se réunissent et forment beaucoup plus bas encore une immense chute d’eau. Quel bruit elle fait ! Personne ne pourrait l’entendre sans devenir sourd. Toute eau vient de là à nous, mais altérée et mélangée. La montagne des prophètes reçoit de là son eau et son humidité. La montagne des prophètes est située très au-dessous de la cataracte, dans un lieu où toute l’eau est redevenue vapeur. La montagne des prophètes est déjà haute comme le ciel : aucun homme ne peut y arriver et on ne voit sur elle que des nuages ; or, ce jardin est encore au-dessus d’elle de toute la hauteur du ciel et l’endroit où j’ai vu les saints est élevé à une semblable hauteur au-dessus du paradis. Il n’y a pas là d’édifices en pierre, mais des berceaux, des salles, des allées pour les animaux que la végétation forme comme d’elle-même. Les arbres sont excessivement hauts ; leurs troncs sont parfaitement droits et d’une rare élégance. J’en vois de blancs, de jaunes, de rouges, de bruns et de noirs. Non, ils ne sont pas noirs, mais d’un bleu argenté brillant. Et quelles merveilleuses fleurs ! Je vois beaucoup de roses, notamment beaucoup de roses blanches : elles sont très grandes, viennent sur des tiges élevées et montent le long des arbres. Je vois aussi des roses rouges et de grands lis blancs. Je vois le gazon moelleux comme de la soie : mais je ne puis que voir, je ne puis pas sentir ; c’est trop loin de moi. Comme ces pommes sont belles ! elles sont allongées et jaunes. Et comme les feuilles des arbres sont longues ! Les fruits du jardin de la maison des noces semblent difformes en comparaison de ceux-ci et pourtant ils sont d’une beauté indicible, comparés aux fruits de la terre. Je vois aussi un grand nombre d’oiseaux : je ne puis dire combien ils sont beaux et lumineux, combien leur plumage est varié. Ils font leurs nids dans les fleurs, au milieu des plus belles fleurs. Je vois aussi des colombes s’envoler par-dessus le mur, portant dans leur bec des feuilles et de petites branches. Je crois que les feuilles et les fleurs qui me sont données quelquefois pour ma guérison viennent toutes de ce jardin. Je ne vois pas de serpents comme ceux qui rampent sur la terre : mais il y a un joli petit animal, de couleur jaune, qui a une tête de serpent : il est plus gros par en haut et extrêmement mince par en vas. Il a quatre pattes et se dressa souvent sur ses pieds de derrière, alors, il est de la hauteur d’un enfant. Ses pieds de devant sont courts : ses yeux clairs et intelligents : il est très gracieux et très agile, mais j’en vois fort peu. Tel était l’animal qui séduisit Ève. »

« Chose étonnante ! Il y a une porte dans la muraille d’eau et il y a deux hommes auprès. Ils reposent et dorment, le dos appuyé à la brillante muraille d’eau, les mains jointes sur la poitrine, les pieds tournés l’un vers l’autre. Ils ont de longs cheveux bouclés. Ce sont des hommes appartenant à la classe des esprits ; ils sont vêtus de longs manteaux blancs et ils ont sous le bras de minces rouleaux couverts d’une écriture brillante. Des houlettes pastorales sont par terre auprès d’eux. Ce sont des prophètes, oui, je le sens, ils sont en relation avec celui qui est sur la montagne des prophètes. Et combien sont admirables les couches ou les tombeaux dans lesquels ils reposent ! Les fleurs croissent autour d’eux, brillantes de lumière et formant des figures régulières. Elles entourent leurs têtes, d’abord blanches, puis rouges, puis vertes, puis bleues, toutes brillantes comme l’arc-en-ciel. » Alors le confesseur lui tendit la main et elle dit : « Voici aussi un prêtre. Comment vient-il ici ? Cela est bien : il faut qu’il voie les merveilles de Dieu. »

Le jour suivant, le Pèlerin trouva la malade un peu troublée à cause de la vision qu’elle avait eue. Elle dit que son confesseur en avait ri comme de choses impossibles. Le Pèlerin lui répliqua qu’elle ne devait pas se plaindre de ce que ses ennemis ne voyaient en elle que mensonge, si elle-même traitait d’extravagances ce que Dieu lui montrait. Alors elle répéta tout son récit de la vision, et y ajouta ce qui suit comme éclaircissement. « J’étais en dehors du mur du paradis, comme élevée en l’air. Je pouvais voir par-dessus et à travers le mur : je m’y mirais aussi en plusieurs endroits et je paraissais alors incroyablement grande. Ce mur autour du paradis était formé de gouttes d’eau 46 qui étaient toutes comme triangulaires, rondes ou de formes diverses, et se touchaient sans laisser d’intervalles entre elles : mais elles formaient toutes sortes de figures et de fleurs ; c’était comme une étoffe à ramages. On pouvait voir au travers : mais on ne voyait pas aussi distinctement que quand on regardait par-dessus. Le rebord supérieur du mur avait la couleur de l’arc-en-ciel et il n’y avait pas de figures : il s’élevait vers le ciel, comme fait l’arc-en-ciel quand nous le voyons sur la terre. Lorsqu’on suivait ce mur en descendant, on voyait dans le bas des cristaux se fondant, pour ainsi dire, en petits ruisseaux semblables à des fils d’argent et ceux-ci formaient ensuite une énorme cataracte. C’était un tel bruit que je crois qu’on ne pourrait l’entendre sans mourir. J’en ai encore les oreilles étourdies. Au-dessous, à une plus grande profondeur, il semblait que cette chute d’eau s’évaporait en nuages et la montagne des prophètes paraissait recevoir de là toute son eau. La porte était ouverte par en haut, et cependant elle avait la forme d’une arcade. Le rebord coloré du mur s’étendait à l’intérieur des deux côtés et, vers le milieu, la lumière était plus subtile comme lorsqu’on voit une chose à travers une autre. Les bords du mur contre lesquels les prophètes s’appuyaient n’étaient plus en gouttes, ni en cristaux, ils formaient une surface unie ayant la blancheur de la neige ; c’était comme du lait, ou comme une fine étoffe de soie. Les prophètes avaient de longs cheveux d’un blanc jaunâtre : leurs yeux étaient fermés, ils étaient couchés comme sur des lits de fleurs, les mains croisées sur la poitrine, enveloppés dans de longs vêtements lumineux et le visage tourné vers le monde. Leurs rouleaux étaient minces et brillants : j’y vis des lettres bleues et couleur d’or. Leurs crosses étaient blanches et sans ornements. Autour d’eux je distinguais les fleurs, ayant la couleur de l’arc-en-ciel, rangées régulièrement, et comme vivantes. Leur tête était environnée d’une auréole de la couleur de l’arc-en-ciel, comme la gloire des saints, et dont l’extrémité se perdait dans une lumière éblouissante. Cette porte était située à l’orient. Quelques-uns des éléphants n’avaient pas le poil épais et frisé comme les autres : leur peau était unie. Les petits couraient entre leurs jambes comme des agneaux. Ils avaient de grands berceaux de feuillage où je les vis par couples avec leurs petits. Je vis aussi des chameaux à poil blanc, de très beaux ânes rayés de bleu ; des animaux tachetés de blanc, de jaune et de bleu. Le serpent quadrupède semblait être au service des autres animaux. Sa couleur tirait sur le jaune. »

« Dans l’eau limpide des ruisseaux, je vis des poissons brillants et d’autres animaux. Je ne vis pas de vermine, ni de bêtes dégoûtantes telles que les crapauds. Tous les animaux avaient des places séparées et des sentiers régulièrement tracés. Je vis le paradis grand comme une autre terre. Il y a des hauteurs arrondies, sans déchirures, plantées de beaux arbres. Je vis la plus élevée de ces éminences et je crus que c’était le lieu où Adam avait reposé. Je vis une issue vers le nord, mais pas de porte, c’était comme des ténèbres qui commençaient, comme un trou, comme un précipice. Il me sembla aussi que c’était de là que les eaux s’étaient répandues pour le déluge. Auprès de la grande masse d’eaux d’où la cataracte se précipitait, je vis une grande plaine verdoyante semée d’ossements énormes, presque blancs, qui semblaient avoir été rejetés par l’eau. Tout en haut est le mur de cristal, un peu plus bas coulent les filets argentés, puis la vaste étendue d’eau d’où sort la cataracte avec son bruit assourdissant. La cataracte se perd en nuages d’où la montagne des prophètes reçoit son eau. Celle-ci est beaucoup plus bas à l’orient. Tout y est déjà plus terrestre. »

 

4 novembre 1823. « Les mammouths, ces animaux gigantesques, étaient connus avant le déluge : il en entra dans l’arche un couple très jeune. Ils étaient les derniers et se tenaient tout près de l’entrée. Aux époques de Nemrod, de Djemchid et de Sémiramis, j’en vis encore plusieurs : mais on leur faisait constamment la guerre et ils ont disparu. Les licornes subsistent encore et habitent ensemble. Je connais une rondelle de la corne d’un de ces animaux qui est pour les bêtes malades ce que sont les objets consacrés et bénits pour les hommes. J’ai souvent vu qu’il y a encore des licornes : mais elles vivent très éloignées des hommes dans les hautes vallées où je vois à l’horizon la montagne des prophètes. Elles sont à peu près de la taille d’un poulain, elles ont les jambes fines, peuvent gravir très haut et se tenir sur un petit espace en rassemblant leurs pieds. Elles rejettent leurs sabots comme des écorces ou des souliers, car j’ai vu de ces sabots semés par terre çà et là. Elles ont de longs poils tirant sur le jaune. Ces animaux deviennent très vieux. Ils ont sur le front leur unique corne : je vis qu’elle était longue d’une aune et recourbée en arrière par en haut. Ils déposent leur corne à certaines époques : elle est recherchée et gardée comme quelque chose de très précieux. Les licornes sont très craintives et on ne peut pas en approcher. Toutefois elles vivent en paix entre elles et avec les autres bêtes sauvages. Les mâles et les femelles vont à part et ne se réunissent qu’à certains temps. Elles sont chastes et n’ont pas beaucoup de petits. Elles sont très difficiles à voir et à prendre, car d’autres animaux vivent en avant des lieux qu’elles habitent. J’ai vu qu’elles ont un certain empire sur les bêtes les plus venimeuses et les plus horribles auxquelles elles inspirent un respect particulier. Les serpents et d’autres affreux animaux se roulent sur eux-mêmes et se mettent humblement sur le dos quand une licorne s’approche d’eux et souffle sur eux. J’ai vu qu’elles ont une espèce d’alliance avec les animaux les plus dangereux et qu’ils se protègent mutuellement. Quand un danger menace la licorne, ces derniers répandent partout la frayeur et la licorne se retire derrière eux : mais elle les protège à son tour centre leurs ennemis, car tous se retirent effrayés devant la force secrète et merveilleuse de la licorne quand elle s’approche et souffle sur eux. Ce doit être un des plus purs parmi les animaux, car tous les autres lui témoignent un grand respect. Là où elle paît, là où elle va boire, tout ce qui est venimeux se retire. Il me semble qu’on voit en elle un symbole de sainteté quand on dit que la licorne ne pose sa tête que sur le sein d’une vierge pure. Cela signifie que la chair n’est sortie sainte et pure que du sein de la sainte Vierge Marie ; que la chair abâtardie est sortie d’elle régénérée, ou qu’en elle, pour la première fois, la chair est devenue pure, qu’en elle l’indomptable a été vaincu, qu’elle a dompté tout ce qui était sauvage ; qu’en elle l’humanité indomptée a été purifiée et vaincue ou que dans son sein le poison s’est retiré de la terre. J’ai vu ces animaux dans le paradis, mais beaucoup plus beaux. J’ai vu une fois de ces licornes attelées au char d’Élie lors de son apparition à un homme dont il est question dans l’Ancien Testament. J’ai vu les licornes au bord de torrents sauvages et impétueux, dans des vallées profondes, étroites, déchirées, où elles courent rapidement. J’ai vu aussi des endroits éloignés où beaucoup d’ossements de ces animaux gisaient entassés au bord de l’eau et sous la terre. »

 

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CHAPITRE XIV

 

LA SITUATION EXTÉRIEURE D’ANNE CATHERINE DEPUIS 1820. ELLE RACONTE LA VIE DE JÉSUS. – LES RAPPORTS DU PÈLERIN AVEC ELLE. – LE PÈRE LIMBERG. – LES DERNIERS JOURS DE L’ABBÉ LAMBERT.

 

1. Dans le printemps de 1820 Anne Catherine vit de nouveaux tourments qui ne devaient pas tarder à l’assaillir. Ils lui furent montrés d’avance dans des visions, comme venant du Pèlerin et comme devant durer jusqu’à sa mort : elle lut aussi dans l’âme du Pèlerin lui-même et reconnut, d’après des expériences de tous les jours, ce qui lui était réservé, si elle prenait sur elle de raconter les visions touchant la vie de Jésus. « Mon temps est accompli, avait-elle déclaré à son confesseur le 11 mars 1820, je vis uniquement parce que j’ai à faire une chose pour laquelle peu de temps m’est accordé. » Et le confesseur rendit aussi ce témoignage : « Lorsqu’elle n’était encore connue de personne, sa destination était déjà remplie. Je sais cela. » C’est-à-dire qu’elle avait fini sa tâche et pouvait mourir si elle n’avait pas préféré s’avancer encore plus loin sur la voie douloureuse pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Plus elle communiquait abondamment ses visions au Pèlerin et plus celui-ci en avait à rapporter, plus aussi ses exigences étaient grandes et plus il se sentait vivement blessé par toutes choses sans exceptions, par les personnes et les relations dans lesquelles il voulait voir la cause de dérangements qui lui étaient insupportables. Il se croyait appelé à sauver pour les contemporains et pour la postérité les merveilleux trésors que Dieu avait départis avec une plénitude surabondante à une âme qui, suivant lui, « n’en avait pas besoin pour elle-même et qui n’était même pas capable de les apprécier à leur valeur ». Et comme il pouvait se rendre à lui-même le témoignage qu’il ne reculait devant aucune fatigue pour correspondre à cette vocation, qu’il y dévouait même tout son temps et toutes ses forces, il se montrait chaque jour plus exigeant et plus intraitable vis-à-vis Anne Catherine et son entourage, parce qu’il voulait que toute autre considération passât après son travail et qu’Anne Catherine elle-même y vit le but de la tâche qui lui était imposée.

« Elle devient chaque jour plus faible, plus malade, s’écrie-t-il, et sacrifie tout ce qui lui est montré par Dieu. Il semble que ses visions soient pour elle et non pour d’autres. Elle ne sait presque plus que se plaindre, être malade, se chagriner ou vomir. Elle oublie une vision parce qu’elle ne s’intéresse guère à ces sortes de choses et laisse effacer toutes ses impressions par des affaires superflues et par des soucis encore plus superflus. Si elle en tirait seulement des consolations ou des lumières pour elle-même, on pourrait encore l’excuser, mais les visions lui sont données pour être communiquées et elle n’en tient pas compte. »

Jamais Anne Catherine ne pouvait le satisfaire, jamais l’abbé Lambert, le P. Limberg ou Wesener ne pouvaient faire pour lui quelque chose dont il leur sût gré. Si Wesener a pitié de la malade quand, livrée à des souffrances intolérables, elle soupire après un soulagement, et s’il lui offre un moyen d’y arriver, on ne peut pas compter sur lui ; il n’a pas un caractère franc. « Quoiqu’il ait combattu un bon combat contre beaucoup de souffrances, il n’est pourtant pas assez humble pour supporter volontiers que la malade soit quelque chose de tout différent de ce qu’il a cru voir en elle et pour s’avouer que son traitement et ses écrivasseries sont insuffisants. »

Le confesseur ne peut jamais s’entendre avec le Pèlerin. Comme celui-ci (le confesseur) ne veut jamais reconnaître qu’il puisse se tromper, rien ne peut le porter intérieurement à une charité affectueuse, tant qu’il a une semblable prétention. Or le Pèlerin est convaincu que si le confesseur voulait seulement comprendre ce qu’est la malade et mettre quelque régularité dans sa vie, on ne perdrait rien de ses visions : c’est à quoi l’on pourrait arriver, non seulement sans l’incommoder le moins du monde, mais même en lui procurant plus de calme et de sérénité. Mais il est persuadé jusqu’à en perdre courage que cela est impossible avec la façon dont elle est dirigée. Si elle commence à communiquer quelque chose, on est exposé à chaque instant à l’humiliation et à la souffrance d’être obligé de céder la place à la visite parfaitement insignifiante de quelque servante ou de quelque commère. Les choses sérieuses, nécessaires, sont comptées pour rien et on les met de côté avec le pauvre écrivain qui leur a sacrifié le temps précieux de sa vie déjà défaillante, etc. Il est inutile et fastidieux de parler de cela. Il est certain qu’on ne pourra jamais se faire une idée de l’ensemble de sa vie intérieure. Elle-même n’en a pas l’intelligence. Le Pèlerin ne peut rien sur elle : le confesseur qui a dans ses mains la clef du grand mystère de cette vie ne s’y intéresse pas autrement et ne pourrait pas non plus le démêler. Bien plus, le Pèlerin regarde, à certains égards, comme heureux qu’il en soit ainsi : car si cet abîme de séparation n’existait pas entre le pouvoir tout à fait involontaire que le confesseur exerce sur elle et la sphère surnaturelle de ses visions, on ne pourrait reconnaître comment toutes ces choses se produisent en elle. Maintenant le peu qu’elle communique est pris de son propre miroir intérieur : quoiqu’il soit brisé en morceaux, cependant on ne peut lui reprocher que les couleurs y soient altérées. »

 

2. Des plaintes de ce genre s’accumulent de mois en mois dans le journal du Pèlerin avec une irritabilité toujours croissante et suffisent à expliquer assez clairement combien la présence continuelle du Pèlerin était difficile à supporter pour Anne Catherine et son entourage, parce qu’il ne voulait jamais comprendre qu’il pût y avoir une autre appréciation plus juste que celle à laquelle lui-même s’était habitué à soumettre la personne d’Anne Catherine et la tâche qu’avait à remplir cette créature privilégiée. L’auteur de la présente biographie, après s’être imposé la fatigue de lire à plusieurs reprises et de comparer entre eux avec une attention scrupuleuse les mille et mille feuillets sur lesquels le Pèlerin a noté les visions, ses observations et ses expériences, ainsi que les plaintes et les reproches dont il accable la malade et ceux qui l’entourent, est obligé de reconnaître, pour rendre hommage à la vérité, que l’abbé Lambert, le père Limberg et le docteur Wesener ont beaucoup mieux jugé la malade, l’ont traitée avec incomparablement plus de charité et l’ont aidée dans sa tâche avec beaucoup plus de succès que le Pèlerin. Si ce dernier pouvait recevoir les communications d’Anne Catherine, il en était uniquement redevable aux deux prêtres qui, institués par Dieu gardiens de sa fidèle servante, ont rempli leur devoir aussi fidèlement et aussi consciencieusement que l’a fait de nos jours, à Kaltern, le père Capistran pour la pieuse Marie de Moerl. Et précisément les reproches que le Pèlerin ne cesse d’adresser au père Limberg sont la preuve la plus concluante qu’il n’eût pas été facile de trouver pour Anne Catherine un directeur plus convenable que ce prêtre humble, simple, plein de foi, irréprochable dans ses mœurs, aux yeux duquel ce n’étaient pas les visions, les dons et les phénomènes extraordinaires, mais une perfection maintenue par les souffrances et par la pratique de toutes les vertus qui était le but auquel il devait conduire sa fille spirituelle. Ce n’était donc pas par inintelligence, par indifférence et par manque de sympathie, comme le Pèlerin s’en plaint continuellement, mais par un profond sentiment du devoir et par une claire appréciation du grand pouvoir que lui donnait le caractère sacerdotal sur la malade et sur ses dons, qu’il se montrait si laconique, si bref, si sévère dans ses paroles, si prudent et si réservé, parce qu’il pensait aux moyens de l’affermir dans cette simplicité qui s’ignore complètement elle-même et dans une humilité de plus en plus profonde. C’était à cela que tendait sa manière d’agir avec elle et c’est d’après cela que doit être jugé ce digne religieux. Jamais il ne la débarrassait d’un souci domestique, jamais il ne traitait son insupportable sœur avec la rudesse que le Pèlerin aurait voulu voir employée à son égard, jamais il ne fermait sa porte aux pauvres, aux malades, aux affligés, afin qu’à toute heure Anne Catherine eût quelque occasion de pratiquer l’humilité, la charité et la patience ; encore moins pouvait-on le décider à s’extasier sur les visions, ou à renvoyer la malade aux tables célestes et aux soulagements surnaturels, à nier l’action des causes naturelles dans ses maladies et ses souffrances et à lui interdire, en conséquence, le recours à l’assistance du médecin et aux remèdes ordinaires. Un jour, que devant le Pèlerin, il laissa échapper ces paroles : « Je désire toujours revenir dans mon couvent et, si je n’y étais pas obligé, je ne viendrais pas voir la sœur Emmerich », celui-ci voulut voir là une nouvelle confirmation de son peu de sympathie pour la malade et de son incapacité à la comprendre. Et pourtant ces paroles dites sans calcul sont un témoignage des plus honorables en faveur de Limberg, et montrent bien qu’il était appelé par Dieu à s’occuper d’elle. Lors de la première enquête, au printemps de 1818, il s’en était remis à la décision du vicaire général, quant à son remplacement par un autre prêtre auprès d’Anne Catherine : mais, après la clôture de cette enquête, quoiqu’ayant été longtemps l’objet d’une défaveur qu’il n’avait pas méritée, il fut confirmé formellement dans la charge de confesseur de la malade. C’est pourquoi il avait raison de demander au Pèlerin, qui mettait si volontiers en avant ce qu’il appelait son devoir de se faire raconter les visions en écartant tout ce qui pouvait y mettre obstacle, quelle autorité ecclésiastique lui avait imposé ce devoir, ou lui avait ordonné pareille chose en vertu de l’obéissance ; tandis que le Pèlerin ne voyait là, comme en témoignent ses notes, « qu’un langage en l’air, dépourvu de raisons solides et dénotant une grande confusion d’idées ». C’était pourtant en réalité le sentiment du devoir et la conscience qui retenaient le père Limberg dans une position qu’il n’avait jamais recherchée ; ce n’était pas le caprice, ni l’amour du merveilleux, ni l’inclination naturelle ; car, de même que l’abbé Lambert, depuis le premier jour de ses relations spirituelles avec Anne Catherine, il était entré avec elle dans la voie des souffrances et il avait eu à supporter avec elle l’injure et la calomnie poussées à l’excès. Après s’être vu, pendant huit ans, traité avec méfiance et presque avec mépris par ses supérieurs ecclésiastiques, ce ne fut que le 20 août 1820 qu’il en reçut la première marque de confiance par lettres du vicaire général et de l’évêque suffragant, et que sa position fut réglée vis-à-vis de Rensing. Comme dans les dernières années de la vie de la malade, les souffrances de celle-ci augmentèrent et avec elles son besoin de secours spirituels, le Pèlerin lui-même ne put s’empêcher de rendre ce témoignage au père Limberg : « Véritablement, il exerce jour et nuit auprès d’elle un ministère spirituel très pénible et il faut joindre à cela l’assistance qu’il va donner au loin, sans jamais se lasser, quelque temps qu’il fasse, et s’acquittant de ses fonctions avec un zèle que rien n’arrête, une patience et une douceur qu’on ne saurait assez louer. » Lorsque le Pèlerin écrivait cela, il avait montré peu de temps auparavant une telle irritation contre Limberg qu’Anne Catherine avait fait venir le chapelain Niesing pour lui représenter son injustice. Il eut après cela avec le confesseur un entretien dont il rapporte ce qui suit :

 

« Je suis, dit Limberg, toujours prêt à me démettre de mes fonctions : car, sans l’aide de Dieu, je ne pourrais pas les supporter. Je ne fais aucune question à la malade sur ses visions, mais je suis instruit de tout ce qui regarde sa conscience : car elle communique involontairement en quelque sorte les moindres choses qui s’y rapportent. Je ne dis jamais rien d’elle ; je ne le dois pas, étant son confesseur. Je n’écris rien non plus. Je sais pourtant tout ce qu’il faut que je sache. Si c’est la volonté de Dieu, tout me reviendra en mémoire dans le cas où j’aurais à dire quelque chose d’elle. Je ne l’interroge pas sur ses affaires : mais je ne les dédaigne pas pour cela. Je crois souvent que le Pèlerin s’imagine que je fais quelque chose, que j’ordonne quelque chose en secret, il n’en est rien. Je l’ai toujours trouvée très véridique et très sensée dans ses paroles, soit à l’état de veille, soit à l’état d’extase. Et elle m’a souvent fait des reproches quand dans la direction j’ai rudoyé quelqu’un et ne l’ai pas écouté patiemment. Un jour aussi elle m’a dit tout ce que je pensais, mais elle a prié Dieu d’elle-même pour qu’il ne lui en fît plus rien connaître.  Le Pèlerin termine ses notes par ces paroles : « Puisse le Seigneur nous maintenir tous dans la voie de la vérité et de la charité et ne pas nous induire en tentation ! »

 

3. Un témoignage encore plus important en faveur de Limberg est le reproche que lui fait le Pèlerin dans ses notes du 14 décembre 1821 : « Les trois derniers jours et les trois dernières nuits ont été une série de convulsions, de vomissements de sang, de nausées et de défaillances : au milieu de tout cela, continuation des visions et cette affirmation tranquille et assurée : « Je dois souffrir, je l’ai pris sur moi, je le supporterai. » Il est remarquable et touchant de voir comment, dans cet état de maladie mortelle, elle s’élève souvent à l’état contemplatif et demande son confesseur, pensant qu’elle a à lui dire des choses extrêmement importantes, tandis que lui ne se préoccupe jamais de ces sortes de choses et n’entre jamais véritablement dans ces visions. Mais, dans l’extase, elle ne paraît rien savoir de cette indifférence et elle est attirée vers lui comme par un devoir spirituel qui est tout à fait inconnu à celui-ci, pendant que, dans l’état de veille, elle passe sous silence devant lui beaucoup de petits incidents domestiques, de peur de s’exposer à des ennuis trop pénibles pour elle. Si elle tombe dans l’état de vision en sa présence, elle se laisse aller complètement vis-à-vis de lui pendant un certain temps, sans qu’il le désire ou le veuille. Il ne se prête pas à ces rapports et la traite d’une façon sommaire, suivant sa manière ordinaire, sans beaucoup distinguer et sans en tenir grand compte. Quand elle est dans un état d’extrême souffrance, elle désire plus vivement qu’il soit près d’elle : et lorsqu’il est là, il est rare qu’elle s’en trouve mieux, à moins que dans un cas de grande détresse il ne pose sur elle sa main sacerdotale. »

Ces paroles fournissent vraiment la plus forte preuve de la réalité des dons de la grâce accordés à Anne Catherine et de la conduite au-dessus de tout éloge du père Limberg. Certainement le Pèlerin ne pouvait pas comprendre comment lui-même se trouvait si impuissant en face de la vie intérieure de la malade et de ses manifestations, et comment, malgré le vif intérêt qu’il prenait à ses dons et à ses visions, malgré toute la peine qu’il prenait pour en rendre compte, il ne pouvait pas exercer sur elle la même attraction que le confesseur avec sa manière brève et un peu rude, avec sa simplicité, ses monosyllabes et son manque apparent de sympathie. Il voyait, par des expériences de tous les jours, quelle immense distance existait aux yeux d’Anne Catherine entre lui et Limberg, distance qu’il s’efforçait en vain de faire disparaître. Il cherchait avec une ardeur jalouse dans chaque mot, dans chaque signe, s’il ne pourrait pas en induire qu’elle le préférait ou seulement qu’elle le mettait au même rang que Limberg, mais toute illusion se dissipait bientôt pour lui quand il lui fallait voir de ses yeux « la puissance immense » de l’obéissance à l’ordre du prêtre, lorsqu’il l’entendait par exemple s’écrier, dans l’extase : « Il me faut mon confesseur, le Pèlerin ne peut pas m’aider. Je dois interroger mon confesseur, le Pèlerin ne peut pas me dire cela. » À la vérité, Anne Catherine se consultait avec le Pèlerin sur ses relations domestiques et sur celles du dehors, sur des aumônes, sur l’assistance à donner à des pauvres et à des malades, même en l’absence de son confesseur : mais la gestion intérieure de son âme n’était ouverte qu’à l’œil de Limberg : car lui seul, en sa qualité de prêtre, était pour elle le représentant de Dieu, qu’elle fût à l’état de veille ou en contemplation, et dans l’un et l’autre état, il n’y avait pour elle qu’une règle, une base fondamentale, une loi pour l’action et le mérite qui en pouvait résulter, savoir la foi et l’obéissance. Et, dans le fait, si elle avait à agir comme membre du corps de l’Église pour un autre membre, en se mettant à sa place et en expiant pour lui dans la vision, cela ne pouvait se faire que sur la voie de l’Église, suivant l’ordre établi dans l’Église et par les moyens que fournit l’Église ; c’est-à-dire que pour elle, comme pour un fidèle ordinaire, l’autorité de l’Église ou du confesseur représentait celle de Dieu et qu’elle lui devait une obéissance sans condition et sans exception. Quand donc, pendant ses visions, elle réclame le confesseur, son autorisation et sa permission, son assistance et sa bénédiction sacerdotale, quand elle ne veut rien souffrir ni accomplir sans lui, il faut voir là la confirmation la plus évidente de la réalité de sa vocation extraordinaire. Comment pouvait-elle manifester plus clairement que la sanction de l’Église et l’obéissance envers elle était l’unique atmosphère dans laquelle elle pût accomplir sa tâche ? Car si une personne ainsi privilégiée voulait se soustraire à cette règle par le moindre caprice ou la plus légère déviation, elle rendrait par la même indubitable la fausseté ou la perte de sa vocation. Voilà pourquoi les plaintes et les reproches du Pèlerin fournissent des preuves si frappantes en faveur de la direction vraiment sage et éclairée du père Limberg si injustement traité par lui et démontrent en même temps la réalité des dons de sa fille spirituelle.

 

4. Comme le P. Limberg, en religieux plein de conscience, voyait dans l’obéissance la première et la plus essentielle condition de toutes les autres vertus pour Anne Catherine, comme en conséquence il avait soin de ne lui retirer aucune occasion de l’exercer, d’un autre côté il ne se croyait pas obligé et ne laissait pas voir en lui de penchant à s’occuper plus particulièrement des visions : car il se disait avec beaucoup de raison et de justesse que la conduite personnelle de la malade dans la vie ordinaire, la fidélité dans l’accomplissement consciencieux des devoirs de chaque jour, la pratique des vertus également nécessaires à tous les chrétiens et des obligations résultant des vœux de religion lui donnaient des garanties plus sûres pour l’appréciation des dons extraordinaires que le contenu des visions. Et tant qu’il la trouvait parfaitement en règle sur tous ces points, il croyait pouvoir abandonner sans crainte les vidons à la conduite de Dieu même : car la foi catholique lui donnait l’assurance que le démon ne peut séduire par ses artifices une âme qui, libre de toute volonté propre et de tout attachement aux créatures, vit uniquement de foi et d’obéissance. Cette manière de voir était fortifiée en lui par toutes les impressions qu’il avait reçues d’elle depuis le premier jour ; aussi, quand même ses propres principes et le tact très sûr dont il était doué ne lui auraient pas prescrit cette conduite, toute la manière d’être de la malade elle-même l’y aurait forcément conduit. Quelque extraordinaire que fût son état, il trouvait pourtant toujours en elle la religieuse serviable pour tous, se plaçant toujours au dernier rang, simple, sans prétention, pour laquelle sa sévérité même, son langage bref et la gravité de ses procédés envers elle étaient le principal motif de la confiance absolue qu’elle mettait dans sa direction. Et comme rien ne lui était plus étranger que le désir d’être traitée par son confesseur autrement qu’une chrétienne ordinaire, de même elle était très éloignée, ou plutôt il lui était impossible de préférer la contemplation à un acte charitable, à une pratique de vertu. Mais cette pureté, cette humilité de son âme dont le Pèlerin avait été si frappé dans les commencements, devint peu à peu pour celui-ci une pierre d’achoppement, parce qu’il ne pouvait pas tolérer que l’intérêt marqué au prochain, la consolation et l’assistance donnée aux nécessiteux, la pratique de petits actes de charité sans nombre et la distribution des bienfaits spirituels à tous ceux qui l’approchaient lui tinssent infiniment plus au cœur que.la contemplation et le récit de ses visions. C’est pourquoi il pouvait de moins en moins se faire à la position extérieure de la malade et se soumettre de bon cœur à l’ordre établi par Dieu d’après lequel Anne Catherine ne devait pas plus que toute autre personne douée des mêmes privilèges être élevée au-dessus des misères et des infirmités humaines, ni accomplir soi œuvre journalière sans être en contact avec les nécessités et les tracas innombrables de la vie de chaque jour. Jamais il n’en vint à se dire qu’il n’était pas au pouvoir d’Anne Catherine et qu’il ne dépendait pas de sa volonté de changer la position extérieur et de tenir à distance tout ce qui pouvait mettre obstacle à la communication de ses visions, mais que plutôt il était dans les desseins de Dieu qu’il ne reçût pas plus qu’elle n’était en état de lui donner. Au lieu de cela, il avait toujours devant les yeux un but impossible à atteindre, savoir d’arranger de telle sorte la vie d’Anne Catherine qu’elle ne pût plus ouvrir la bouche qu’à lui et que ses derniers jours fussent consacrés uniquement au récit de ses visions et à la description de ses souffrances. À mesure que ce but reculait devant lui, il le poursuivait avec plus d’obstination et redoublait avec plus de violence ses plaintes contre tous ceux, y compris la malade elle-même, qui étaient à ses yeux coupables de cet insuccès. Comme il avait coutume de noter dans son journal toutes ses émotions fugitives, tout ce qui était pour lui un sujet de mécontentement et d’irritation, il nourrissait de plus en plus chez lui une disposition morale pénible pour lui-même et à peine supportable pour les autres : car, en écrivant, il donnait d’abord la parole au sentiment de déplaisir et de colère qu’il éprouvait et rendait ainsi profondes et durables ces impressions rapides qui alors finissaient par devenir une disposition permanente. Dès lors il suffisait de l’occasion la plus légère pour réveiller tout à coup dans son âme ce qui s’y était accumulé depuis longtemps d’irritation, de soupçons et d’amertume. Et alors les plus touchants incidents n’étaient plus capables de bannir la sombre humeur qui s’emparait du Pèlerin, pour peu qu’un de ses désirs ne fût pas satisfait, qu’il fût trompé dans son attente ou bien qu’il se trouvât contrarié par quelqu’un ou par quelque chose. Ainsi il écrit à la date du 9 mai 1820 :

« Elle a eu une vision dans la nuit, et le matin elle s’en souvenait encore bien. Mais à huit heures la maîtresse de la maison vint avec l’enfant et bavarda tellement qu’elle oublia presque tout par suite de la grande faiblesse de sa tête qui, depuis sa dernière maladie mortelle, a tant souffert du tapage que font les maçons. Tous les fragments conservés dans les présentes feuilles rendront un douloureux témoignage en montrant quelles grâces, quels trésors, des plus extraordinaires, des plus riches en fruits de salut qui se soient rencontrés depuis des siècles, sont sacrifiés ici chaque jour, chaque nuit, à chaque heure, sans la moindre nécessité, à des empêchements qu’on écarterait d’un enfant occupé d’apprendre sa leçon. Ceux qui pourraient changer cela, bien qu’ils connaissent toute la valeur de ces grâces, sont accoutumés depuis des années à les laisser se perdre comme en jouant, à les obscurcir, à les étouffer. Cela brise le cœur de l’écrivain, mais il en est ainsi : la postérité en gémira et déplorera qu’une telle mission ait été si mal secondée. – Le dimanche de Pâques 1821 : « Ces fêtes de Pâques sont les premières sans consolation réelle. Jamais ce jour n’a été aussi triste pour elle qu’aujourd’hui. « Je n’ai obtenu cette nuit, a-t-elle dit, l’espoir d’aucun secours. Après la vision de la résurrection, Jésus, sur un chemin de la croix, a placé de nouveau sur mes épaules une grande croix blanche, et il m’a dit : « Il faut encore t’en charger et la porter plus loin. » Elle était lourde à me faire tomber sous le poids. Je dis encore avec beaucoup de chaleur : « Dois-je donc être privée de toute assistance ? » Et il me répondit brièvement : « Porte-la, mon aide te suffit. » Je me dis alors : « Il est bon qu’il n’y en ait qu’une », et il me sembla que je saurais la prendre et la porter. Mais je suis bien triste. » Et le Pèlerin aussi a été pris d’une tristesse et d’une fatigue singulières au milieu de cette vie fastidieuse, pleine de choses irritantes et absurdes, et il en est presque à perdre toute espérance. » Ou bien encore : « Le matin le Pèlerin trouva ses joues tout enflammées par les larmes versées à torrents. Une tribulation spirituelle lui avait été annoncée pour le temps compris entre la fête de saint Antoine de Padoue et la Visitation de la sainte Vierge, mais ce qu’elle voit, elle le néglige entièrement. Le Pèlerin n’est personne, il doit céder la place à chaque vieille femme, à chaque niaiserie qui se présente : rien ne paraît coûter à la malade comme de lui communiquer quelque chose. Elle fait des plaintes à propos des visites qu’on n’écarte pas ; puis elle montre une affabilité extraordinaire à des personnes qui lui sont importunes. »

 

5. Il est facile de voir quelle mer d’amertume était préparée à la malade et à son confesseur dans de pareilles circonstances. L’auteur du présent livre ne doit donc pas omettre de mentionner ces procédés du Pèlerin, parce qu’il y a là un fidèle et véridique témoignage touchant les voies par lesquelles la servante de Dieu s’est élevée au haut degré de perfection qu’elle devait atteindre. La présence habituelle du Pèlerin et, par intervalles, le séjour de son frère, Christian Brentano, apparaissent comme une école préparée par la Providence divine pour Anne Catherine et où il lui fallait, au milieu de souffrances si grandes et si continuelles, acquérir des vertus éminentes qu’elle n’aurait jamais pu, sans cela, pratiquer avec ce degré de pureté. Pendant que le frère du Pèlerin la considérait comme un phénomène extraordinaire où il espérait découvrir, au moyen d’expériences et d’essais de tout genre, la confirmation de son opinion favorable au magnétisme, elle devait être pour le Pèlerin comme un miroir dont nul autre ne devait s’approcher et dont ni peines ni souffrances ne devaient ternir l’éclat, afin qu’il pût y regarder lui seul, sans être dérangé par rien. Quelque différente que fût la manière de voir des deux frères, ils étaient pourtant d’accord pour désirer qu’Anne Catherine fût retirée de tout contact avec le monde extérieur et devint inaccessible pour tous excepté pour eux. Ainsi se représentait ce que, depuis la première enquête, la patiente avait eu à subir de bien des manières, l’obligation de servir aux desseins d’autrui, comme un instrument n’ayant ni droits, ni volonté. Le vicaire général avait voulu guérir ses plaies et l’ensevelir elle-même dans une retraite cachée. La science, qui semblait déconcertée en présence des signes dont elle était marquée, l’avait déclarée coupable d’imposture, et la police, alliée si intime de la libre science, avait confirmé ce jugement et maltraité la pauvre délaissée comme un bien sans maître jeté sur une plage. Les croyants et les gens pieux ne cessaient de demander qu’en tant que créature privilégiée, elle n’existât point pour elle-même et n’eût rien en propre, mais vécût uniquement pour autrui. Il ne lui manquait qu’une seule chose, c’était que la propriété de ses dons spirituels lui fût disputée ou au moins fût réclamée par des étrangers pour être mise à profit par eux et que sa vertu et ses souffrances si méritoires fussent un scandale pour les autres afin que, comme son époux céleste, elle devint pour tous un signe de contradiction. C’est ce dernier achèvement que le Pèlerin lui avait préparé avec les meilleures intentions du monde, comme le montreront ses propres paroles et les faits que lui-même rapporte.

 

6. Les visions préalables.

 

Le 28 février 1820, Anne Catherine dit : « Quatre souffrances m’ont été annoncées. L’une d’elles, qui m’est très pénible, vient du Pèlerin et de son frère. C’est une mésintelligence. J’ai en aussi une vision qui m’a beaucoup tourmentée. Je me trouvai dans une grande détresse, au moment de défaillir complètement. Je voulais boire, mais l’eau était bourbeuse : je ne pus pas la boire. Il y avait là deux hommes : l’un d’eux voulait me venir en aide et me donner des cerises prises à un arbre planté dans un terrain mouvant et marécageux. L’arbre était branlant, les cerises étaient à l’extrémité des branches inférieures : il n’y en avait pas dans le haut. Cet homme était monté dans l’arbre avec peine afin de me donner les cerises, parce que l’eau était mauvaise. L’autre se mit à le blâmer et à le quereller à cause de la peine qu’il se donnait : il se fatiguait trop, lui disait-il : les choses devaient être ainsi. Ils se disputèrent si vivement à ce sujet que le premier descendit de l’arbre et que l’autre aussi s’en alla. Ils se séparèrent. Je restai abandonnée et sans aucun secours et pourtant il me fallait du secours, sans quoi je périssais. Je pensai toute la journée à cette vision inquiétante et je craignis qu’il ne s’agît du Pèlerin et de son frère. » Les cerises de l’arbre planté sur un terrain mouvant et marécageux sont les bonnes intentions, les services offerts et les démarches secourables qui n’ont pas leur origine dans les principes de la foi, mais dans un jugement humain très peu sûr et dans des opinions préconçues 47. De même l’eau marécageuse n’est pas puisée à la source pure de l’amour divin, mais troublée par l’amour-propre et l’attachement opiniâtre à des vues habituelles qui ne fournissent aucune appréciation suffisante de l’état de la malade et par conséquent ne peuvent donner un véritable rafraîchissement.

Le 4 mars, le Pèlerin écrit : « Au commencement elle ne voulait pas dire ce qu’elle avait vu : à la fin elle l’avoua : c’étaient des ennuis venant du Pèlerin. Cela vient de lui être montré pour la troisième fois. « Je me vis, dit-elle, placée par le Pèlerin et par mon confesseur dans un champ de blé où les épis me couvraient tout entière : je désirais pouvoir y rester : mais je fus conduite de là dans une chambre sombre et obscure et je vis le Pèlerin très en colère contre moi, quoique je fusse innocente. Nous nous trouvâmes très éloignés l’un de l’autre. Lorsque le Pèlerin me parla avec tant de colère, je vis derrière lui le diable instigateur à la taille élancée qui lui mettait la main sur l’épaule. Alors il me sembla que les stations du chemin de la croix passaient devant moi : à chacune je me trouvai de plus en plus éloignée du Pèlerin. Je vis derrière la station du crucifiement le diable instigateur qui semblait vouloir m’assaillir : mais je le chassai. Je regardais toujours du côté du Pèlerin qui finit par revenir. Je me proposai de le recevoir plus affectueusement que jamais. »

Son humilité faisait qu’elle s’en prenait à elle-même de tout et, lors même que cela devait mal réussir, elle voulait toujours redoubler de charité et de patience pour accomplir la tâche entreprise par l’intermédiaire du Pèlerin. Son éloignement à mesure qu’elle suit les stations du chemin de la croix signifient le mécontentement et le refroidissement toujours croissants de celui-ci avec les conséquences fâcheuses qui en résultent pour elle et qui, semées sur le chemin de sa vie, formeront de nouvelles stations douloureuses. Le Pèlerin ne voulut pas comprendre cet avertissement et il ajouta à son récit ces paroles pleines de dureté : « Elle est devenue pusillanime et pleine de mépris pour elle-même à un degré visible ; il semble qu’elle ne va chercher des reproches à se faire que pour vexer son auditeur. Elle continue toujours à pleurer, s’inquiète des fautes à venir qu’elle n’a pas encore commises : elle ne peut se tirer de cet état pitoyable et rebutant. » Quelques jours après, elle eut à lui raconter ceci : « Mon époux céleste m’a dit que je ne devais pas me tourmenter et m’attrister, qu’il ne me rendrait pas responsable de ce qui arriverait, que je devais toujours suivre le chemin du milieu. » Là-dessus le Pèlerin déclare qu’il ne comprend pas cela, que ce doit être quelque chose qu’elle ne peut exprimer. Et pourtant ces paroles sont bien claires. Elle est placée entre son confesseur et le Pèlerin et elle est chargée d’adoucir sans cesse les froissements qui se produisent entre eux, de contenir les ressentiments amers du Pèlerin et ses plaintes passionnées et souvent si injustes contre le confesseur, enfin de ranimer la patience souvent à bout du dernier. C’était donc avec raison qu’elle pouvait répondre au Pèlerin : « Depuis Noël, le Pèlerin ne me comprend plus : il est contre moi. »

Le dimanche de Pâques suivant, celui de 1820, lui apporta la dernière joyeuse fête de Pâques qu’elle devait avoir sur la terre et que le Pèlerin décrit ainsi : « Le matin de Pâques, je trouvai la malade qui, hier encore, était une triste image de douleur, véritablement ressuscitée. Elle était tout éclairée, tout illuminée de sérénité et de joie. Tous ses discours, toute sa personne respiraient la ferveur avec un sentiment de la résurrection du Rédempteur qui donnait une noblesse extraordinaire à son visage et à chacun de ses gestes. Elle avait entendu les chants de toute la paroisse, laquelle, ici, vers une heure du matin, passe par toutes les rues de Dulmen pendant que le bourgmestre porte devant eux la croix qui était couchée dans l’église le vendredi saint et que le curé remet entre ses mains pour cette procession nocturne en vertu d’un ancien privilège, puis, les vieux cantiques de jubilation répétés par un millier de paysans et d’enfants, dont plusieurs depuis le vendredi saint n’ont ni mangé ni bu, qui font de plus la nuit le chemin de la croix et se livrent le jour à un rude travail : tout cela était arrivé jusqu’à son lit de douleur, et elle avait suivi en vision la foule qui priait et qui chantait. Elle parla avec une grande émotion de cette coutume du vieux temps. Il paraît qu’autrefois, une épidémie ayant emporté tous les ecclésiastiques, le bourgmestre alla au saint tombeau et y prit la croix qu’il porta par la ville pendant cette nuit, accompagné des bourgeois, sur quoi la maladie cessa. Depuis ce temps ce vieux privilège est resté au bourgmestre. C’est aussi la coutume, le samedi saint, quand le feu nouveau est allumé et bénit, que le bedeau allume à ce feu de petits fagots qu’il distribue à ceux des bourgeois qui en désirent. Le Pèlerin avait avec lui un de ces fagots à peine brûlé par le feu et il le posa sur le lit de la malade dans un moment où elle était en vision. Au bout de quelques instants, elle dit : « Comment ce bois enflammé est-il venu sur mon lit ? » Alors elle en approcha ses mains à quelque distance comme quelqu’un qui se réchauffe à la flamme et dit : « C’est un feu sacré, il a été nouvellement allumé dans l’église : toute l’Église possède aujourd’hui une nouvelle lumière, elle a reçu un nouveau feu, mais beaucoup n’en sont pas réchauffés. »

Peu de jours après, elle eut à raconter au Pèlerin, comme avertissement et comme prière de ne pas intervenir dans ses affaires domestiques pour y créer des embarras et des troubles, un entretien qu’elle avait eu avec son ange gardien. « Je me suis sentie très malade, dit-elle, je me plaignais à Dieu dans ma détresse et j’éprouvais un ardent désir d’être débarrassée des soucis que me donnent les soins du ménage et les nombreuses personnes dont j’ai à me préoccuper. Hier, par exemple, Lambert avait six personnes à dîner, les enfants de mon frère et des prêtres qui étaient venus le visiter. Je fus très sévèrement réprimandée par mon guide ; il me dit que je devais rester sur ma croix, que Jésus n’était pas descendu de la sienne. Moins je me donnerai de peine pour en être délivrée, plus je serai assurée de recevoir du secours. J’ai eu une longue instruction à ce sujet. » Toutefois cette prière ne fit aucun effet sur le Pèlerin, comme on le voit par le récit suivant écrit quelques jours plus tard : « L’abbé Lambert devient tous les jours plus malade. Il a besoin de soins multipliés. Elle regarde la maladie comme très dangereuse, s’attend au pire et a eu une vision de son enterrement. Elle vit une âme s’avancer avec le cierge allumé et courut après pour voir où on le déposerait : c’était le cimetière d’ici. À l’entrée, deux âmes vêtues de blanc vinrent à sa rencontre pour l’arrêter : elles étendirent devant elles un voile blanc au delà duquel elle ne put pas pénétrer. Elle a demandé les douleurs qu’elle éprouve. Elle connaît parfaitement son état : elle est menacée d’une inflammation dans le bas ventre. Elle parle de la reconnaissance qu’elle doit à l’abbé Lambert. Le Pèlerin et son frère la trouvent dans un très triste état. Le bruit du jeu de quilles sous sa fenêtre l’incommode beaucoup. Le frère pense qu’elle devrait quitter cette maison. Il croit pouvoir arranger tout par des représentations sérieuses. »

24 avril. « L’abbé Lambert va mieux. Il est de bonne humeur : son pied se désenfle. « Je dois, a-t-elle dit, abandonner le reste à Dieu : je ne puis pas le sauver entièrement. Lorsqu’il vint à moi en pleurant, très affligé de la proposition de changer de demeure, je vis qu’il ne pouvait plus vivre quatre jours, si la gangrène dont il était menacé se déclarait. Je criai vers Dieu pour qu’il m’envoyât autant de souffrances qu’il en faudrait pour empêcher Lambert de mourir à contrecœur. J’espère qu’il pourra dire bientôt la sainte messe. » Mais elle n’a presque pas la force de parler. Quand le Pèlerin lui raconta qu’il était arrivé de Berlin un décret défendant aux professeurs de Munster de faire leurs leçons, parce que le vicaire général avait interdit aux jeunes théologiens le séjour de Bonn, cela lui alla fort au cœur ; elle dit : « Ce n’est pas ce que j’entends dire qui m’afflige, mais des choses bien pires que je vois obscurément venir dans mes visions et que je ne puis pas expliquer. J’ai prié de tout mon cœur à propos de cette affaire, je me suis toujours attendue à cela : mais il y aura encore pis. » Étant en contemplation, elle s’écria : « Saint Liboire me défend à Paderborn où l’on dit mille choses contre moi. »

25 avril. « Le Pèlerin lui demanda si elle ne voulait pas enfin changer sa position et congédier sa sœur. Elle répond qu’elle ne le doit pas (d’après des avertissements qu’elle a reçus). Le Pèlerin ne peut pas admettre cela et pense que si elle le voulait, la chose se ferait facilement. » Elle fut très contristée à ce sujet et raconta le jour suivant une vision où elle avait reçu de nouveaux avertissements à propos des vues déraisonnables du Pèlerin et de son frère qui voulaient s’ingérer dans ses affaires de ménage. « J’ai eu à arranger en guirlande une quantité de fleurs jetées pêle-mêle et j’en avais déjà mis ensemble un grand nombre : alors il s’éleva autour de nous une haie verdoyante hérissée d’épines : mais les épines, au lieu d’être tournées contre nous, l’étaient à l’extérieur et semblaient être une protection. Il croissait là aussi d’innombrables petites fleurs sur des tiges menues comme des fils. Elles étaient couleur bleu de ciel avec du rouge au centre et cinq fils ayant la forme de marteaux d’argent où reposait une rosée d’une douceur merveilleuse. Les petites fleurs étaient plantées parmi beaucoup d’herbes et je voulus aussi les recueillir. Mais le Pèlerin et son frère s’y opposèrent, disant que cela n’en valait pas la peine. Cependant je pris une épine sur la haie et je m’en servis pour les retirer du milieu des autres plantes. » Le Pèlerin ne voulut pas comprendre cette gracieuse vision. Les fleurs bleues signifient les exercices de patience et de douceur dans les rapports de chaque jour avec son entourage et parmi les soucis de sa situation extérieure. Mais elle serait privée de ces mérites en suivant le conseil du Pèlerin et de son frère, c’est-à-dire en changeant volontairement sa position : c’est pourquoi elle voit croître autour d’elle la barrière vivante, la haie d’épines, c’est-à-dire la défense faite par son guide angélique et les grandes souffrances que lui impose la tâche de sa vie tout entière. Le Pèlerin lui objecta « qu’il croyait que les petites fleurs signifiaient ses plaintes à propos de petites souffrances auxquelles elle ne devait pas être si sensible ». Dans son humilité elle prit cette explication tellement à cœur que le Pèlerin fait cette remarque. « Elle pleurait amèrement et prenait Dieu et sa sainte Mère à témoin de son affliction, parce qu’elle ne savait comment faire et comment sortir de sa détresse. On pouvait, disait-elle, lui représenter ses fautes sans ménagement. » Cette prière resta incomprise du Pèlerin : on le voit assez par ces paroles de son journal : « Elle était presque hors d’elle, tant sa tristesse et sa désolation étaient grandes, quoiqu’il n’y eût à cela aucune cause extérieure. Ce n’était qu’une tentation et elle fut malheureusement si impatientante que le Pèlerin fut dur avec elle. »

Le 1er mai, elle raconta ce qui suit : « J’ai eu encore une vision sur les petites fleurs que je vis foulées aux pieds et arrachées par le Pèlerin et son frère. Je pleurai amèrement et je plantai au milieu d’elles la croix de ma robe grise. Mais pendant que je pleurais, elles se relevèrent toutes comme un gazon épais, à ma très grande joie. J’ai vu aussi la vision d’un feu brûlant dans la chambre de Lambert et même au-dessus de lui dans son lit. Il se composait de petites flammes séparées qui allaient toujours se réunissant et qui, ne formant plus qu’une seule flamme, descendirent par la cuisine vers l’escalier. Je vis aussi en grande partie ce qui lui arriva à cette occasion ; je vis des personnes et divers détails, mais je ne m’en souviens plus bien, car mon effroi fut tel que je me réveillai. De ce feu volèrent sur moi d’innombrables petites croix dont ma robe grise fut toute parsemée. Cela m’effraya beaucoup : mais deux esprits bienheureux vinrent à moi : c’étaient deux apôtres, à ce qu’il me sembla, et ils me dirent qu’il ne fallait pas m’effrayer, que j’avais déjà consumé la plupart de ces petites croix : en effet, elles étaient tout à fait noires et il n’en restait qu’un petit nombre. Je me réveillai tout effrayée de cette vision. »

2 mai. « Elle a été transportée aujourd’hui dans une autre chambre, pour être moins incommodée par le travail des charpentiers. Dans cette chambre était le serin qu’elle avait élevé, il y a trois ans, dans un nid posé sur son lit. L’oiseau s’était si bien apprivoisé et était devenu si attaché qu’il ne la quittait jamais : quand elle était malade, tout son corps se gonflait et il tombait près d’elle comme mort. On le lui retira et, quand elle fut placée dans la nouvelle chambre où il se trouvait, ce petit oiseau, en la voyant apparaître, fut dans un état d’excitation singulier. Lorsqu’il la vit très malade, il devint malade lui-même. Lorsqu’on le mit sur le lit, il sautilla d’abord, tout joyeux, de côté et d’autre, puis il tomba près d’elle, triste et comme mourant. Quand elle lui montra du doigt sa cage assez éloignée, il devint gai, il becqueta son plumage en signe de joie et se balança dans son anneau. Une alouette qui périt plus tard dans le feu de la cuisine s’était apprivoisée de même. Elle chantait sa chanson sur le lit de la malade, sautillant de côté et d’autre, et elle ne voulait pas voler vers la fenêtre, même quand on la chassait et qu’on la poursuivait. Si quelqu’un se montrait peu aimable pour la malade, elle le poursuivait en criant jusqu’à la porte. La malade a souvent parlé avec émotion au Pèlerin de l’attachement merveilleux de cette alouette. »

6 mai. « J’ai eu une vision sur le martyre de saint Jean-Baptiste et j’ai vu aussi plusieurs scènes touchant ses rapports avec le Seigneur. Il m’a parlé et m’a dit : « Si le Seigneur venait te visiter et voulait manger chez toi, que pourrais-tu lui offrir, toi qui n’as rien ? » – Alors je lui dis : « Je me donnerais moi-même à lui, car je n’ai pas autre chose à donner. » Alors le Seigneur vint à moi et mon âme se fondit tout entière dans une douce émotion. Le matin, quand je reçus la sainte communion, je m’offris à lui en sacrifice avec un ardent désir. »

17 mai. « J’ai eu une courte vision touchant saint Pascal : j’ai vu qu’il avait un amour passionné pour le Saint-Sacrement et qu’il allait le vénérer toutes les fois que cela lui était possible. Je vis aussi qu’on l’en priva pendant un certain temps pour l’éprouver, et combien il en souffrait dans sa cellule quoiqu’il le reçût spirituellement. J’eus cette vision pour ma consolation, parce qu’Overberg ne pouvait me donner que peu d’espoir quant à la permission de communier tous les jours. Je suis souvent réduite par là à une extrême langueur quoique je reçoive la communion spirituelle. Un jour qu’à cause de mon indignité, je n’osais pas approcher de la sainte table, je vis saint Géréon aller à l’église le jour de Noël avec son costume militaire. Il voulait communier, mais il vit apparaître sur l’autel Jésus en croix qui remplissait un calice du sang de la blessure de son côté : alors, effrayé de son indignité il ne voulut pas aller à la sainte table. Je vis que, pendant longtemps, il n’osa plus communier ; mais Marie lui apparut et lui dit que, s’il se laissait détourner de la communion par cette vision et s’il attendait qu’il en fût digne, il lui serait difficile d’y revenir. Qui donc est digne de recevoir cette grâce ? Et je vis qu’il communia le lendemain. » – « La faim qu’elle a de l’Eucharistie, ajoute le Pèlerin, est souvent intolérable pour elle : elle est alors comme en défaillance. Elle pleure souvent sur la privation de la communion quotidienne. Lors de la première enquête, dit-elle, on lui a promis qu’elle aurait la messe dans sa chambre. Auparavant elle s’en était tenue à la réception de la sainte communion ; elle se préparait, la recevait, faisait son action de grâces et ainsi de suite : elle avait par là laissé passer beaucoup d’ennuis et de tourments sans les ressentir ; maintenant il en était autrement, elle en était réduite à s’appuyer sur ses propres forces. Elle avait déjà eu antérieurement le pressentiment qu’elle aurait un jour à souffrir de la faim : elle l’avait dit au doyen et à son confesseur qui alors n’avaient pas voulu le croire. »

Le jour d’après, le Pèlerin la trouva tout en larmes à cause d’une visite d’étrangers qu’on lui avait annoncée, et en proie à de très cruelles souffrances : n’ayant pu recevoir les communications sur lesquelles il comptait, il se plaint en ces termes : « Tout ce qui se fait dans cette maison relativement aux choses du dehors, se fait absolument sans vue d’ensemble, sans plan et sans ordre : c’est tout à fait inepte, déraisonnable, choquant, mais on n’y peut remédier en rien, vu l’indifférence, l’absence de direction et l’idée fausse qu’on se fait des choses. Sa maladie a pris aujourd’hui des accroissements qui la rendent intolérable : elle ressentait les plus violentes douleurs et elle avait des élancements dans la plaie du côté : elle était endolori par tout le corps, de plus accablée de fatigue et affamée de Jésus. » Cette disposition chagrine du Pèlerin n’échappa pas à la malade qui en fut contristée et s’efforça de la faire cesser. Lorsqu’il revint, elle était occupée à coudre un bandage pour le pied de l’abbé Lambert : elle le reçut avec ces paroles : « J’ai bien remarqué combien vous avez été mécontent de ce que je ne pouvais rien raconter à cause de mon état de souffrance. Vous avez chanté, ce qui est pour moi un signe certain. J’ai eu aussi une longue explication à votre sujet avec mon confesseur. » Et alors elle le supplia avec tous les ménagements possibles de surmonter sa susceptibilité, de traiter avec plus d’égards un homme aussi humble que le P. Limberg, enfin de vouloir bien s’accommoder à la position de la malade qu’elle ne pouvait pas changer à sa volonté. D’après ce que rapporte son journal, il lui assura qu’elle se trompait, qu’il s’était affligé de la confusion et du désordre qui régnait autour d’elle : qu’il avait bien fredonné entre ses dents un ou deux airs, mais seulement pour comprimer son chagrin : « Toutefois, continue-t-il dans son récit, elle ne se voulut pas se dédire et elle se mit à pleurer. Elle pense toujours que le Pèlerin a été déraisonnable pendant le Carême, tandis qu’il s’affligeait seulement de ce que les visions les plus magnifiques n’étaient pas racontées. Et, si le confesseur se fâche contre le Pèlerin, c’est qu’il en cherche l’occasion : il répète sans cesse que le Pèlerin et son frère sont trop savants pour lui et qu’ils jugent trop sévèrement. Mais tout cela n’est que de la méfiance, parce qu’il n’est point affectueux, ne se donne aucune peine et n’accepte aucun conseil. »

Quelque temps après, dans une autre occasion, elle représenta au Pèlerin « qu’elle voyait une quantité de choses, mais qu’elle n’était pas pour cela en état de communiquer tout, comme il le désirait ; qu’elle avait eu, par exemple, une vision très étendue touchant les ancêtres de Marie et sur le Magnificat et qu’elle l’aurait racontée volontiers, si ses inquiétudes pour l’abbé Lambert et divers tracas domestiques ne l’en avaient pas empêchée. » Ces paroles toutes bienveillantes tombèrent comme une étincelle de flamme dans l’âme du Pèlerin. Il s’écria plein d’amertume : « Oui, ces gens la tourmentent, l’obsèdent, la troublent, l’étouffent comme des sacs de laine ! Ainsi se perdent les choses les plus admirables qui lui sont révélées comme elles ne l’ont jamais été à personne. Ces misérables motifs qui font que tout se perd sans nécessité poussent le Pèlerin presque au désespoir. » Il reconnaît plus loin « qu’elle prit à la lettre ces paroles un peu trop irréfléchies et qu’elle en fut très contristée ».

 

7. Le 19 juin 1820, elle reçut l’avis suivant de son guide angélique : « Ne te chagrine pas, si tu ne vois plus près des reliques des saints autant de détails qu’auparavant : tu as maintenant un autre travail à faire. C’est assez que tu les reconnaisses et que tu aies une courte vision ; tu ne peux plus à présent dépenser à cela autant de temps. Tu as à faire autre chose qui t’est préparé. Raconte tes visions comme auparavant, tiens pour vrai ce que tu vois et raconte tout à ton confesseur, qu’il l’accepte ou non. » « C’est à peu près ainsi, dit-elle, qu’il me parla. Cela m’a consolée et je crois que je ne mourrai pas encore. »

Il se manifesta bientôt après que ces paroles avaient trait à la communication des visions journalières sur la très sainte vie de Jésus et lui annonçaient sa dernière et sa plus pénible tâche pour le temps qui lui restait à vivre. Sans doute elle avait toujours eu la plus claire intuition des mystères et des faits de la carrière terrestre du fils de Dieu, puisqu’il était constamment près d’elle en qualité d’époux céleste et qu’il l’éclairait par des paroles et des images sur la manière dont elle pouvait, dans toutes les situations et toutes les circonstances, l’imiter avec la plus grande fidélité et arriver à la conformité avec lui : mais maintenant elle avait à l’accompagner comme Rédempteur du monde sur tous les chemins qu’il avait parcourus, à contempler toutes ses actions, ses souffrances et ses mérites, afin d’en faire à ses contemporains un récit qui, par sa fidélité pleine de vie, sa simplicité sans ornements et sa parfaite concordance avec le témoignage des saints apôtres et de tous les saints docteurs, devait ramener un grand nombre de cœurs à la vérité et à la piété, et cela dans un temps où l’image de l’homme-Dieu était défigurée par de fausses doctrines jusqu’à en devenir méconnaissable. Le Sauveur se présentait devant les yeux de son âme et avec lui toutes les circonstances de sa vie, toutes les personnes qui y avaient joué un rôle, tout le théâtre de sa carrière terrestre, tout ce qui s’était fait autour de lui et la manière dont cela s’était passé, son pays et son peuple, la nature et l’histoire, toutes ses actions à leur jour et à leur heure, aussi pleines de vie qu’elles l’étaient lorsqu’elles s’étaient produites pour la première fois en réalité. Et en même temps que les lieux et scènes changent, que les jours et les saisons se succèdent, que les foules vont et viennent pour célébrer les saintes fêtes dans les cérémonies pompeuses de l’ancien temple, ou pour écouter la prédication du Messie dans les campagnes de Génésareth où la terre sainte se présente encore avec tout le charme et toute la beauté qui en fait une image du paradis, de même aussi le développement intérieur, la croissance invisible et les fruits de la vie nouvelle dans les convertis, depuis le moment où la foi au fils du Dieu vivant a jeté ses premières racines jusqu’à la confession par le martyre de saint Étienne se déploient devant ses yeux. Elle voit le développement continu du mystère de Jésus-Christ dans les cœurs des premiers fidèles, comme dans le rayonnement successif partant de lui qui est le soleil même de justice : et ce qu’elle en peut raconter ressemble au reflet de la vérité et de l’histoire dans le miroir non terni de son âme. Il y a déjà dix ans que l’auteur du présent livre a publié en trois volumes la reproduction de ses communications par le Pèlerin 48 ; c’est pourquoi dans les feuilles suivantes il ne sera fait mention que des circonstances particulières au milieu desquelles Anne Catherine eut à faire le récit de ses visions, ce qui fut pour elle un travail infiniment pénible. Elle commença dans les derniers jours de juillet 1820, et dès la fin d’août, elle en avait assez dit pour que le Pèlerin se trouvât très satisfait de la riche moisson qu’il avait faite. Une fois, à la vérité, elle eut le bonheur de prévenir une explosion de colère qui menaçait sa sœur, si bien que le Pèlerin lui-même lui rendit ce témoignage : « Elle a été très affectée de la tristesse du Pèlerin (c’est-à-dire de son irritation mal contenue) : son inépuisable bonté fait qu’elle serait très disposée à communiquer quelque chose de ce qu’elle a vu ; elle prononce plusieurs noms, mais elle est trop épuisée. » Lorsqu’en septembre un surcroît de souffrances et de soucis domestiques s’imposa à la malade, il se laissa de nouveau aller à son humeur sombre.

» Elle croit, dit-il, que son ancien mal au bas-ventre qui reparaît lui a fait tout oublier ; elle n’est pas disposée à rien raconter. À cela s’ajoutent ses soucis pour son neveu qui est appelé au service militaire et tout retombe sur elle. Son neveu a été ici hier soir et ce matin : et comme elle s’occupe de ses affaires, il en résulte nécessairement un dérangement désolant. C’est pourquoi elle n’a pu rien raconter et quand le Pèlerin en témoigne tout simplement (!) son regret, elle est prise de tristesse. Et si le Pèlerin s’efforce de résister à la mauvaise humeur que lui donnent ses conversations touchant ces affaires du dehors, elle est prompte à le taxer d’injustice : et pourtant il n’a d’autres mobiles que le sentiment du devoir de l’affection (!). »

Quelques jours après, il trouva chez elle, à son très grand déplaisir, trois de ses anciennes compagnes de couvent « qui, par toute sorte d’entretiens frivoles, effacent de sa mémoire des visions si importantes ». Toutefois, elle ne s’était pas laissé troubler par cette visite, mais elle raconta avec une patience surhumaine la grande vision sur le cep de vigne et les plantes 49. Le Pèlerin ne se laissa pourtant pas adoucir et il exhala des plaintes amères : « Le Pèlerin, dit-il, est très contristé de ne pouvoir sauver que si peu de chose de ce jardin céleste ouvert par Dieu dans une âme et qui, sans aucune nécessité, est indignement foulé aux pieds par la maladresse et l’ignorance. Oh ! comme j’ai le cœur gros en écrivant ceci ! Il y a nécessairement une responsabilité. Sur qui tombe-t-elle, le Pèlerin l’ignore : pourtant il est sûr que le confesseur pourrait beaucoup conserver, si ce n’est tout : mais il n’y fait nulle attention. »

En d’autres termes, le confesseur n’interdit pas à la malade, en vertu de la stricte obéissance, de recevoir une courte visite de ses anciennes compagnes de couvent : c’est donc lui qui est cause de la prétendue perte, et c’est contre lui qu’éclatera l’irritation si peu fondée du Pèlerin. C’est ce qui arriva en effet. « Le Pèlerin s’adressa à lui et se plaignit du désordre qui régnait dans la maison, mais il fut forcé de reconnaître que le confesseur regardait ses paroles comme une offense. » L’humble et simple prêtre put bien trouver en effet dans « les paroles » du Pèlerin un motif suffisant pour se trouver offensé ; car lui, qui, pendant près de deux ans, avait pris en patience tant de procédés blessants et supporté sans y répondre les plaintes et les blâmes les plus injustes, retira, le 16 septembre 1820, la permission donnée à Anne Catherine de raconter ses visions. Cette interdiction eut pour résultat une touchante vision qui remua profondément le Pèlerin.

 

Vision du rossignol mourant.

 

« J’étais avec mon guide, dit Anne Catherine, en face d’une table lumineuse. Derrière cette table étaient rangées les fleurs les plus magnifiques. La table était couverte de pièces d’un gros 50 ; au milieu était un espace vide où il n’y en avait pas : je me tenais là devant. Les fleurs étaient à moi, la table était à moi ; le trésor, les pièces de monnaie étaient à moi, mais, là où je me tenais, elles manquaient. Je ne pouvais pas atteindre à la table, aux fleurs, à l’argent. Mon guide passa devant moi : il avait dans la main un rossignol mourant et me dit : « Tu ne dois plus posséder ces fleurs, ces images, ce trésor, parce qu’on ne te laisse pas le moyen de les faire connaître quoiqu’elles t’aient été données pour cela. Et pour preuve de cela, rends la vie à cet oiseau avec le souffle de ta bouche. » Il tint l’oiseau près de mes lèvres et je soufflai dans son bec. Il redevint alors vivant et bien portant et il se mit à chanter : après quoi le guide se retira avec lui. Mais tout disparut à mes yeux, tout devint mort et muet : je n’ai plus rien vu. »

Alors le Pèlerin eut en effet des raisons de se plaindre : « Elle a tout à fait perdu la mémoire, dit-il. Elle ne peut rien rapporter. Depuis cette perte, tout est si loin d’elle ! Elle a dit encore : « Mon état étant devenu de plus en plus misérable, comme on ne me laisse pas le calme nécessaire pour raconter les saintes choses que je vois comme je le dois et le puis », (par conséquent, non pas comme le Pèlerin l’exigeait d’elle, mais selon que Dieu lui en donnait la force et le temps), « elles m’ont été retirées par Dieu : quand j’aurai du repos, elles reviendront. » Elle pria le Pèlerin avec larmes de ne pas rendre ses souffrances intolérables par sa violence. « Vous ne comprenez pas les douleurs que vous me préparez. Dieu seul les connaît : c’est à lui seul que je puis m’en plaindre. J’ai continuellement le pressentiment de quelque souffrance qui me menace. » Mais à son rapport le Pèlerin ajoute ces paroles : « Elle parle sans cesse de ses souffrances intolérables et dit qu’on ne les connaît pas. Elle montre de la mauvaise humeur, elle est pointilleuse et s’offense aisément. Le Pèlerin attribue cela à la perte des sublimes visions et des consolations. » Donc il ne l’attribue pas à lui-même et à ses procédés qui sont la principale cause de désordre et d’agitation autour du lit de douleurs de la malade.

Comme toujours en pareil cas, elle eut encore cette fois recours à Overberg 51. Elle lui écrivit et envoya aussi à Munster le chapelain Niesing pour lui décrire sa situation et lui demander une décision. Elle avoua au Pèlerin qu’elle ne trouvait la force de communiquer la vie de Jésus que dans l’obéissance envers ses supérieurs ecclésiastiques c’est pourquoi, du consentement de son confesseur, elle en référait à Overberg, comme au directeur de sa conscience, pour savoir si l’interdiction devait être maintenue ou retirée. « Overberg, disait-elle, a été le premier qui m’ait dit dès le commencement et souvent répété que je devais tout raconter au Pèlerin, mais cette permission a fait son temps maintenant et elle doit être renouvelée pour être efficace. »

Le Pèlerin ne pouvait désormais se dissimuler combien la chose était sérieuse, puisqu’au lieu de rapporter des visions communiquées par elle, il lui fallait faire cet aveu : « Elle est toujours privée de ses hautes contemplations et la mémoire lui fait défaut : elle est très souffrante et dans une grande anxiété à cause de quelque chose de très grave dont elle est menacée. De quoi qu’il s’agisse, on ne peut arriver à le connaître et il est inutile de s’en tourmenter. » – Il se rendit lui-même à Munster pour demander à Overberg le renouvellement des pouvoirs. Celui-ci les accorda, mais aussi il exhorta le Pèlerin à être patient. Le bon père Limberg, sur l’avis d’Overberg, retira l’interdiction et Anne-Catherine eut de nouveau la force de communiquer ce qu’elle voyait. Quelques jours auparavant, elle avait dit, étant en contemplation : « Je vois un jardin céleste plein de fruits magnifiques, mais il est fermé pour moi : mon guide m’a dit qu’en ce moment je ne pourrais pas supporter ces fruits. »

 

8. On ne tarda pas à voir combien était fondée sa crainte de quelque chose de très pénible qui la menaçait, car voici ce qu’elle eut à raconter : « J’ai eu une vision de ma mort, je me suis vue mourir. Je n’étais pas ici, j’étais par terre : on pouvait circuler tout autour de mon lit. Je tombais d’une défaillance dans une autre. Sainte Thérèse était auprès de moi ainsi que les saintes religieuses qui sont sans cesse à mes côtés. Il me semblait que j’étais dans la campagne. La faculté de marcher m’avait été rendue. Tout le monde avait cru que j’allais être mieux : mais il me fallait mourir. C’était chose certaine, je ne pouvais donner aucun signe de ce qui se passait en moi. Le pèlerin était dans le voisinage : il me semblait qu’il ne pouvait pas avancer parce que je n’étais pas là où je devais être. Il jetait souvent des regards sur moi. C’était la troisième fois que tout semblait fini, c’était aussi la dernière fois ; j’étais pourtant dans une disposition d’esprit merveilleuse. Mon guide me demanda si je voulais vivre encore, ayant tant souffert. Je pensai que oui, si je pouvais encore être utile. Je vis que j’aurai encore immensément à travailler jusque-là. » Et aussitôt après, un premier grand travail lui fut annoncé. « Je vis, dit-elle, saint Ignace et saint Augustin qui me dirent : « Lève-toi, console ton ami et prépare-lui un vêtement blanc pour passer devant le purgatoire sans y entrer. Je me levai, je mis mon jupon autour duquel j’attachai un tablier bleu et je restai pieds nus, parce que je craignais de faire du bruit en marchant. J’allai près de Lambert, il était joyeux et ne demandait pas mieux que de mourir. » Il lui fut aussi montré quelles souffrances étaient exigées d’elle pour obtenir à ce digne prêtre une fin heureuse.

« J’avais comme un incendie intérieur et je ressentais de vives douleurs. J’eus une vision où je me vis moi-même et où je vis un homme blanc qui jetait dans un petit bûcher toute espèce de fruits, de petites branches, de sarments, de morceaux de bois, tout cela purs symboles 52 ; après quoi, il l’alluma de quatre côtés et me jeta par-dessus, moi qui regardais. Et je vis ainsi, toujours brûlant dans les flammes et mourant dans de grandes douleurs, tout cela transformé en un petit tas de cendres blanches comme la neige que l’homme sema çà et là sur les champs, ce qui fit tout prospérer à souhait. »

 

19 novembre. Elle travailla et pria toute la nuit pour l’abbé Lambert qui avait une plaie ouverte dans le flanc. Elle eut de nouveau une vision où elle le vit mourir et reçut de son époux céleste l’assurance consolante que les souffrances de sa maladie et la compassion qui la portait à les partager lui seraient comptées à sa mort. – Elle eut aussi une vision sur la vie de sainte Élisabeth de Thuringe et raconta ce qui suit : « Pendant que je travaillais à des bonnets d’enfants, je la vis tout à coup près de moi, tenant l’enfant Jésus par la main. Je voulus cesser et me tourner vers elle, mais elle me retint la main et me dit qu’il fallait continuer, que ce travail était plus que la vénération que je lui témoignerais, que c’était faire quelque chose pour l’enfant Jésus. Elle me montra en même temps une scène de sa vie où je vis que l’enfant Jésus s’assit sur sa robe un jour qu’elle travaillait pour les pauvres et ne lui parla pas jusqu’à ce qu’elle eût fini. Elle me vint en aide. »

 

5 décembre 1820. « J’ai eu une triste vision. Je vis qu’après la mort de Lambert, mes ennemis formaient le projet de m’emmener en secret et de me renfermer, mais ils en furent empêchés. Il survint un obstacle à leur entreprise. J’étais dans une grande tristesse de voir de nouveau les ennemis près de moi. Mais je vis, dans une autre vision, que je devais après cela être emmenée par mes amis et que le Pèlerin voulait me transporter autre part que son frère. Je souffris beaucoup de cette discorde. » (Cette vision eut son accomplissement littéral le jour des obsèques de l’abbé Lambert.)

 

9 décembre. « Cette nuit je n’ai pas laissé un moment de repos à la Mère de Dieu. Je me suis assise près d’elle, j’ai cousu avec beaucoup d’empressement un bonnet que je lui ai montré : je lui ai dit que ce serait pour son enfant, mais qu’elle devait de son côté procurer quelque soulagement à Lambert dans sa maladie. Je ne cessais pas de la prier. Cela a fini par m’être très pénible, mais j’ai persisté dans mes supplications ; je lui ai dit : « Il le faut, il le faut ! » Je demande uniquement qu’il souffre avec patience, que rien ne porte préjudice à son âme : seulement un peu de soulagement. Il me fallut alors prendre beaucoup sur moi : car il me fut dit : « Il faudra souffrir ! » Et comme je suppliais ainsi, je vis aussitôt, les uns après les autres, une grande quantité de malades, répandus dans le monde entier. Et il me fut dit encore : « Tu dois secourir aussi celui-ci, et encore celui-là. » Ensuite ils sont tous comme placés devant moi quand j’ai une minute de relâche. J’ai ainsi passé une grande partie de la nuit à prier, à travailler et à visiter un grand nombre de malades. J’ai ressenti une grande joie quand à midi Lambert m’a fait faire ses salutations et j’ai appris avec joie qu’il se sentait mieux et qu’il avait mangé de bon appétit. »

 

10 décembre. Je me suis encore entretenue très familièrement avec Marie. Elle m’a dit que dans son état de grossesse elle ne souffre d’aucune incommodité, que parfois, dans son intérieur, elle a le sentiment de la présence d’une grandeur toute puissante et qu’elle plane pour ainsi dire en elle-même. Elle sent qu’elle entoure Dieu fait homme et que celui qu’elle entoure la porte. Je dois lui faire une petite crèche : elle m’a dit de réciter chaque jour neuf Ave Maria en l’honneur des neuf mois pendant lesquels elle a porté le Sauveur sous son cœur. »

 

14 décembre. « Le Pèlerin la trouva occupée de préparer des bandages pour Lambert. Elle était restée toute la nuit sans assistance, ayant d’affreuses convulsions, et elle avait vu dans une vision que Lambert avait une hémorragie mortelle. Le matin quand Lambert voulut se lever, le sang jaillit en effet de sa bouche et il fut obligé de rester au lit. Elle veut prendre un homme pour le veiller, mais le malade s’y refuse. » Elle se donna tant de peine ce jour-là pour raconter les visions courantes de la vie de Jésus que le Pèlerin fut obligé de faire cet aveu : « Il est étonnant que, dans un aussi triste état, elle se souvienne encore de quelque chose. Toute la journée, pendant ses cruelles souffrances qu’elle partageait avec le malade, elle a été assiégée de visites et, dans l’après-midi, elle s’est donné tant de peine pour laver du linge que les convulsions reviennent de nouveau. » Mais le jour précédent, il s’était plaint en ces termes : « Elle est tellement occupée de la maladie de Lambert qu’elle oublie presque tout : aujourd’hui elle a très mal raconté. On a le cœur serré quand on pense que Dieu donne à voir à une âme tous les mystères de la Rédemption et que ce qu’elle voit est si mal conservé et considéré comme si peu de chose. Mais ici aussi doit se confirmer que Jésus a été vendu pour trente pièces d’argent (!!!). »

 

16 décembre. « Elle a fait des travaux de couture pour le malade. Son visage portait l’empreinte de grandes souffrances et d’un vif chagrin. Les larmes étaient encore sur ses joues. Elle a une telle rage de tête qu’il semble qu’on lui broie le cerveau. Elle avait aussi vomi du sang et saigné au côté : elle souffre de nouveau d’une rétention d’urine. Quand on lui demande si elle n’a pas prié Dieu de lui envoyer une partie de ces souffrances pour Lambert, elle ne peut pas le nier. Ce saint temps de l’Avent est ordinairement pour elle le plus joyeux de l’année. L’année dernière, à pareille époque, elle chantait des cantiques à la louange de Marie. Elle se trouvait alors dans un état de contemplation continuel : mais maintenant la souffrance l’accable et il y a des dérangements perpétuels autour d’elle. Elle ne peut rapporter que des visions décousues. »

 

17 décembre. « Le soir, le Pèlerin la trouva très émue. Elle lui raconta que, dans l’après-midi, Lambert s’était traîné pour la dernière fois sur des béquilles et était venu lui dire adieu, pleurant beaucoup et disant qu’il ne la reverrait plus. Son confesseur était saisi de compassion et exprimait la peine que lui causait l’état de Lambert. « Car la malade, disait-il, ne retrouvera plus un ami si fidèle. » Il priait Dieu d’accorder à la malade la grâce de ne pas lui survivre longtemps. »

 

19 décembre. « Elle était aujourd’hui très épuisée et avait beaucoup de linge à apprêter pour le malade. La nuit lui apporte de cruelles souffrances qu’elle prend à sa place. Elle a avec cela une fièvre en règle et endure la soif pour ne pas vomir ; tout cela, depuis la maladie de Lambert, se manifeste la plupart du temps le soir et dans la nuit. Elle explique au Pèlerin que la plus grande partie de ses souffrances vient de maladies qu’elle prend ainsi sur elle. Elle sait cela parce qu’elle-même les demande : elle en a agi ainsi depuis son enfance et elle ignore qui le lui a appris : cela est impliqué dans la compassion. Étant enfant, elle a guéri plusieurs ulcères en les suçant et guéri aussi sa mère d’un érysipèle par des prières et par un remède qui lui est venu à l’esprit. » – « Son confesseur, ajoute le Pèlerin, cherche souvent à la détourner de cette idée 53 en lui déclarant qu’elle ne doit pas s’imaginer de pareilles choses, que tout cela est purement naturel et qu’il n’y faut employer que les remèdes de la médecine. »

 

20 décembre. « Maladie, travail, dérangements sans fin, mais aussi beaucoup de grâces et de patience. Elle est très fatiguée des efforts que lui ont occasionnés les visions de la nuit. « J’étais, dit-elle, dans le jardin de la maison des noces. Tout ce qui peut être salutaire et agréable pour l’homme s’y trouvait. Cinq chemins y conduisaient de toutes les parties du monde. Au milieu était un édifice avec plusieurs portes dans lequel on distribuait toutes sortes de choses bonnes et salutaires. Beaucoup de personnes étaient là et je reconnus les trois jeunes filles et les quatre hommes qui doivent travailler avec moi. Il y avait aussi une crèche, avec des images des saints Innocents et le tableau de la punition infligée à Hérode pour avoir voulu supprimer l’avènement du Sauveur. J’appris comment ces images s’appliquaient au temps présent, notamment comment elles se rapportaient à ceux qui veulent enlever au monde et détruire la grâce renouvelée de cet avènement. J’eus à prier pour tous ceux qui se préparent à célébrer la sainte fête de Noël afin qu’ils rejettent tout le vieux levain du mal et deviennent avec Jésus des hommes nouveaux dans l’Église. Je vis alors de tous côtés, dans l’éloignement, d’innombrables figures d’êtres humains : j’en fis le tour et il me fallut les prendre et les porter tous. Je trouvai ces gens occupés et retenus par les empêchements les plus divers. J’eus à traîner et à porter beaucoup d’ecclésiastiques et de personnages bien pesants. J’aurais bien volontiers porté aussi le vieux Lambert : mais il me fut dit qu’il devait se traîner lui-même. Il me fallut aussi porter le Pèlerin. Je ne pouvais pas comprendre pourquoi il n’avançait pas, il était sur un chemin très uni. À la fin de la vision tout cela ne fut plus qu’une église où l’on célébrait magnifiquement le service divin. Je ne puis plus bien débrouiller cette vision, je me suis traînée avec une fatigue excessive. Cela se fait avec une vitesse incroyable et successivement. »

Avec cette vision commença un tel accroissement de ses diverses souffrances qu’on pouvait reconnaître aisément qu’elle était chargée d’obtenir pour beaucoup de personnes impénitentes la grâce de la conversion. Elle fut prise de vomissements très douloureux qui continuèrent pendant plusieurs jours et quoiqu’elle ne pût prendre qu’un peu d’eau, elle vomissait (le Pèlerin en fut témoin), à peu près toutes les demi-heures et avec d’affreuses souffrances, deux cuillerées d’eau et un gramme de sang. Cela la mit dans un si triste état qu’elle ne pouvait, plus parler.

 

23 décembre. « Le matin, on la trouva dans un état d’insensibilité complète. Elle ne pouvait ni remuer, ni parler. Le père Limberg, obligé d’aller dans la campagne, lui envoya le chapelain Niesing qui récita près d’elle les prières pour les malades tirées du recueil de bénédictions de Martin de Cochem. Cela lui rendit la connaissance et elle put penser de nouveau, suivant son expression. Son pouls était à peine sensible : elle était raidie par le froid intérieur et ne pouvait pas parler. Au bout d’une heure, Niesing répéta les prières sur elle. Elle put regarder, remuer, se releva dans son lit et dit : « Voyez ce que peuvent la main du prêtre et sa prière ! Cette nuit j’ai incroyablement souffert ; des douleurs dans tous les membres, une soif horrible, sans pouvoir boire et je ne le puis pas encore. J’ai perdu enfin la connaissance et je croyais ce matin que cette fois j’allais vraiment mourir : car toute la nuit, j’ai été comme à l’agonie. Je ne voulais penser qu’à Jésus, Marie et Joseph, mais je ne pouvais plus penser ces noms. Alors j’ai senti que l’homme ne peut rien, qu’il ne peut pas penser à Dieu si Dieu ne lui donne la grâce pour cela, et que, si je pouvais en avoir encore la volonté, c’était uniquement par la grâce de Dieu. Lorsque Niesing est venu, je savais qu’il viendrait : cependant je ne pouvais pas remuer un membre, ni parler. Je connus aussi qu’il avait avec lui le petit livre et j’eus le sentiment et l’espérance qu’il prierait. Lorsqu’il commença à prier, sa compassion pénétra à travers moi comme de la chaleur, je repris la conscience de moi-même : je pus avec une profonde émotion penser à Jésus, à Marie et à Joseph et la vie fut pour moi un don venant de la bénédiction sacerdotale. »

« Le soir elle demanda de nouveau la bénédiction et la relique de saint Côme. Le jour d’après, elle fut encore dans le plus triste état, elle put pourtant dire quelques mots. « J’ai pressé la relique sur mon cœur, dit-elle ; j’ai vu le saint près de moi et un courant de chaleur est venu sur moi. J’ai maintenant un peu plus de vie : mais je suis toute pleine de douleurs qui me déchirent cruellement. La soif me tourmente excessivement : mais je ne puis pas boire. » Elle resta tout ce jour, qui était la veille de Noël, dans un état d’immobilité semblable à la mort. Depuis qu’elle a eu ces rances souffrances, Lambert se trouve beaucoup mieux. »

Quoiqu’elle eût à peine assez de force pour prier le Pèlerin de ne pas venir la voir avant midi, le jour de Noël, parce qu’elle sentait un grand besoin de repos, cependant cette humble prière si bien motivée le mit de très mauvaise humeur : « Il y a dans sa prière (c’est ainsi qu’il se plaignait) une espèce de menace comme si le Pèlerin avait jamais pu lui être à charge. Il ne peut pas s’expliquer cela : mais il a été très triste pendant la sainte nuit et il n’a pas su pour quelles bonnes raisons il souffrait ainsi, il ne la vit qu’à midi. Elle était guérie et avait l’air très bienveillant : mais elle ressentait une grande lassitude. « J’ai reçu à la crèche, dit-elle, l’ordre de distribuer aujourd’hui sept pains aux pauvres pour Lambert 54, puisqu’il est encore de ce monde. Cela m’a été ordonné trois fois. J’ai prié Dieu de me montrer aussi les pauvres. Quelques-uns sont venus d’eux-mêmes et ont pleuré de joie lorsque je leur ai donné le pain. J’ai vu les autres en vision. » Le Pèlerin avant dit alors qu’après la mort de Lambert, elle ferait bien de congédier sa sœur et de changer de logement, elle déclara qu’elle ne pouvait pas faire cela ; qu’Overberg non plus ne lui permettait pas de quitter sa maison et de renvoyer sa sœur. Le Pèlerin ne voit pas comment tout cela se lie ensemble : il doit y avoir une grande inintelligence de la part des hommes ou une inexplicable disposition de Dieu. »

 

27 décembre. « Elle a travaillé à faire des bandages et de la charpie pour Lambert : elle est très occupée de la mauvaise toux asthmatique de sa petite-nièce, mais elle est infatigable pour offrir au Pèlerin de raconter ce qu’elle peut : et ce peu qu’elle donne mérite de la reconnaissance, car elle le donne d’une main toujours bienfaisante, quoique mourante. Elle est de nouveau plus malade. » Elle raconta une grande vision concernant saint Jean l’Évangéliste : ce qui arracha au Pèlerin les aveux qui viennent d’être rapportés. Mais, dès le lendemain, il recommence à se plaindre : « Elle a eu des chagrins, dit-il, et n’a pas reçu d’assistance, de là vient que tout ce qu’elle a vu sort de sa mémoire et qu’elle raconte au milieu des souffrances et des distractions. C’est comme une fosse dégoûtante où elle subit le martyre et cette personne malade à la mort est tourmentée de manière à rendre insuffisante toute bonne volonté. » Or quelle était la cause de cette vive irritation ? Voici ce qu’il répond lui-même : « Elle était pleine de chagrin et tout en larmes. Elle cousait et faisait des raccommodages pour Lambert, près duquel elle s’était fait porter. Il avait pleuré d’attendrissement et elle vit qu’il lui manquait différentes choses qu’elle voulut alors lui préparer elle-même. Tout cela dérangea beaucoup le Pèlerin. Elle fit aussi venir une sage-femme pour lui donner des bonnets et des langes destinés à des enfants nouveau-nés et qu’elle avait préparés dans les derniers temps. Cela fut cause qu’elle remit son récit à l’après-midi. Quand le Pèlerin la revit dans la soirée, elle était très fatiguée et luttait visiblement contre la tentation de se plaindre de ses chagrins. Le confesseur vint et alors le Pèlerin lui lut une prière à Jésus tirée d’un vieux livre. Au bout de quelques instants, elle fut dans l’extase la plus profonde. Elle était légère comme une plume et son visage si attristé auparavant par la douleur et l’inquiétude était serein et rayonnant de joie. Le Pèlerin ne peut rendre cette clarté et ce charme que par le mot de lumineux. Le confesseur lui présenta le livre de prières : elle le prit, l’ouvrit les yeux fermés et continua à lire la prière jusqu’au bout. »

 

29 décembre. « Depuis Noël, elle prend le soir un peu de bouillon d’orge, mais elle est obligée de le vomir. Elle taille des vêtements pour de pauvres enfants et distribue ses dons chaque jour. Mais elle est très inquiète de Lambert. »

 

31 décembre. « C’était dimanche. Elle s’était confessée hier pour communier aujourd’hui. Son confesseur était parti pour aller assister des gens à la campagne et il avait oublié de charger un prêtre de lui apporter le Saint-Sacrement. Son visage avait la douloureuse expression d’une personne qui languit de défaillance. Elle pleurait à chaudes larmes. Elle n’était pas disposée à raconter (cela se comprend) : du reste elle y est très rarement disposée (se dit le Pèlerin à lui-même dans un nouvel accès de mauvaise humeur). En général, malgré les avertissements très sérieux qu’elle reçoit à ce sujet dans les visions, elle y attache très peu d’importance. Bien plus, les visions sont au fond quelque chose qui la gêne et elle prie toujours pour en être délivrée. Le chagrin et la faim de la sainte eucharistie l’empêchèrent de se rappeler ce qu’elle avait vu. Elle assura encore avoir rapporté à son confesseur que son guide spirituel lui avait ordonné de faire venir le frère du Pèlerin pour lui dire différentes choses : mais le confesseur voulait attendre qu’il vînt de lui-même. Ce frère, ajouta-t-elle, continuait à ne voir dans son état que du magnétisme, il jugeait et traitait tout ce qui se passait en elle d’après cette opinion erronée. « Mais, dit-elle, ce n’est pas mon affaire, c’est l’affaire de Dieu : et je vois combien d’ennuis il me préparera encore. Il m’a été dit aussi par mon guide que le Landrath, qui est très ignorant, avait sur moi des idées plus justes. »

 

1er janvier 1821. « Je me suis trouvée cette nuit près de la crèche et j’ai imploré un peu de soulagement. Je demandais qu’au moins Dieu me déchargeât d’un de mes fardeaux et qu’il délivrât la pauvre enfant de sa mauvaise toux convulsive ; mais je ne fus pas écoutée et aucune espérance ne me fut donnée. J’ai lutté formellement avec Dieu et je lui ai représenté ce qu’il promettait et qui il exauçait : je pouvais citer beaucoup d’exemples, mais je n’ai pas été écoutée et j’ai appris que je serais éprouvée plus fortement encore cette année. J’ai aussi ardemment prié pour que Dieu veuille bien me retirer les visions, afin que je n’aie plus la responsabilité du récit qui peut en être fait. Je n’ai pas été exaucée et j’ai reçu l’injonction accoutumée de raconter ce que je vois dans la mesure où je le pourrai 55, quand même on rirait de moi, parce que, me fut-il dit, il y avait à cela une utilité que je ne pouvais pas comprendre. J’appris de nouveau que personne n’avait encore vu de la même manière et dans la même mesure et que ce n’était pas pour moi, mais pour l’Église. »

« Je vis saint Joseph aussi clairement et aussi distinctement que possible et je lui exposai aussi ma détresse. Il était vieux, maigre, chauve, mais il avait les joues colorées. J’eus un entretien suivi avec lui. Il me dit qu’il fallait m’abandonner uniquement à Dieu : il avait eu aussi de grands chagrins à supporter avant que l’ange lui eût dit que l’enfant était de l’Esprit-Saint et qu’il devait être le protecteur de la mère : ensuite, quand il lui avait fallu tout d’un coup aller à Bethléem et qu’il n’y avait pas trouvé de logement : puis, lorsque de Nazareth, où il avait à peine commencé à s’installer, il fut obligé de partir pour l’Égypte quand l’enfant avait à peine neuf mois. Il n’avait pas prié Dieu de lui épargner cette épreuve, mais il avait fait ses dispositions en toute hâte, avait pris avec lui sur l’âne quelques effets, un peu de pain et une couple de petits flacons, puis il était parti pendant la nuit. Il s’était dit que Dieu, ayant donné l’ordre, prendrait aussi soin de tout. Un jour dans le désert, des serpents en grand nombre étaient venus à sa rencontre ; cette fois il avait pensé que Dieu devait l’assister et il avait imploré son secours. Alors un ange était venu et les serpents s’étaient retirés. J’ai vu plus tard cette scène : c’étaient de grands et gros serpents, ils sortaient des buissons. J’interrompis son discours et lui fis une objection : il lui avait été facile, disais-je, de tout endurer ayant Jésus près de lui. Mais il m’imposa silence de la bonne façon et me dit que, cette année, j’aurais des épreuves qui pourraient compter, qu’il fallait seulement me tenir prête. Hier j’avais déjà vu que j’aurais beaucoup à souffrir dans trois semaines ou pendant trois semaines. »

 

À propos de cette communication qui prouve si clairement la simplicité candide et la pureté de la narratrice, le Pèlerin fait les remarques qui suivent : « En priant pour la cessation des visions, elle a fait une demande très déraisonnable et prouvé une fois de plus qu’elle n’apprécie aucunement ce qu’elle voit. L’unique chose qui la soutienne et la relève dans cet état misérable et au milieu de cette confusion, la faculté qui est sa meilleure prérogative, ce dont la perte ferait peser une grave responsabilité sur tant de personnes, elle prie pour en être délivrée ! Il semble qu’elle ne sait pas bien ce qu’elle a demandé et le refus d’exaucer sa prière est la plus grande des faveurs. Elle a désiré de n’avoir à s’occuper que des pauvres, et cependant il est impossible qu’elle en soit plus occupée qu’elle ne l’est ; car elle consacre à peine deux heures par jour aux communications qu’elle fait au Pèlerin, tandis qu’elle a l’ordre de raconter tout ce qu’elle sait 56 et elle se prête avec la plus grande condescendance aux empêchements les plus futiles. Par exemple, une meunière qui apporte de la farine pour Lambert veut causer avec elle et attend dans l’antichambre deux ou trois minutes pendant que le Pèlerin est près du lit de la malade. Aussitôt la voilà prise de scrupule ; il ne faut pas donner de scandale, dit-elle ; cette femme pourrait faire des réflexions sur ce qu’elle a à dire au Pèlerin, elle pourrait entendre quelque chose, etc., et elle est dans la plus grande anxiété. Le Pèlerin est renvoyé à l’après-midi et alors une autre visite, ou une contrariété, ou une maladie peut apporter un nouvel obstacle, et de cette manière presque tout se trouve perdu ! »

Ce jugement rigoureux et injuste du Pèlerin montre clairement combien chez lui l’impression, même des plus touchantes expériences, était toujours effacée par ce qui lui paraissait un dérangement, et combien il en coûtait d’efforts à la malade oppressée de tant de soucis pour lui raconter chaque jour ses visions pendant deux heures entières. Voici pourtant ce qu’il rapporta plus tard : « Elle souffre avec Lambert. Chaque soir elle a la fièvre et de forts vomissements de sang : quatre à cinq fois par jour, il lui faut tenir et soigner l’enfant malade afin qu’elle ne soit pas étouffée par des accès de toux convulsive qui durent presque une demi-heure. » Mais on ne voit jamais percer dans ses notes un sentiment de profonde sympathie ou même de reconnaissance pour toute la peine que, malgré tout, elle se donne à cause de lui. Il met par écrit ses paroles, ses prières, les visions où il est question de ses procédés à lui, Pèlerin, et cela sans qu’il s’éveille chez lui le moindre désir d’apporter quelque soulagement à la malade en se montrant plus patient et plus discret. « Je ne cesse pas, dit-elle, d’avoir des visions touchant les chagrins qui me menacent. On m’a revêtue d’une robe blanche, par-dessus celle-ci d’une robe noire, puis d’un voile noir par-dessus un blanc. Il y avait sur la robe beaucoup de petites croix, mais je pus les mettre toutes ensemble ; alors apparurent trois croix noires garnies de petites plaques d’or aux extrémités et qui ne faisaient qu’une seule croix. Elles étaient sur la robe et quand je les touchais, elles étaient dedans. J’ai eu aussi des visions continuelles qui me montraient de grandes tribulations : personne autour de moi ne me comprenait plus, j’étais entièrement délaissée et tournée en ridicule. J’ai appris aussi que je pourrais de nouveau prendre de la nourriture et marcher. Il y avait près de moi une autre personne, ma sœur ne devait plus être avec moi, j’étais aussi dans un autre endroit. Le Pèlerin m’apporta à manger. Je ne pus prendre qu’un peu de bouillie mucilagineuse, une bouchée de gros pain, deux ou trois fèves et de l’eau : il me fut dit que toute espèce de fruits, de sucreries et de vin étaient du poison pour moi. J’eus aussi connaissance d’expériences faites sur moi 57. »

Bien que le Pèlerin soit obligé de reconnaître dans bien des cas que les dérangements dont il est si irrité, loin d’être des incidents fortuits, sont dans les desseins de Dieu lui-même, ce que lui montre tous les jours la merveilleuse bénédiction attachée aux souffrances d’Anne Catherine, il ne devient pourtant ni plus indulgent, ni plus réservé dans ses jugements : « Aujourd’hui, écrit-il, sa physionomie est singulièrement sereine, aimable et calme. Elle s’était fait porter chez Lambert la veille au soir et l’avait trouvé très faible. Il pleura beaucoup quand il la vit, mais il fut très édifiant et lui fit de nouveau ses adieux. Elle fut si affectée de cette scène qu’elle tomba de défaillance en défaillance. »

« Encore aujourd’hui elle a le visage très serein et elle est d’humeur calme et gaie : et cependant elle est profondément attristée de la fin prochaine de Lambert. Dieu semble lui donner des consolations et un courage indicibles. Comme il n’y a aucune amélioration dans son état, l’aménité avec laquelle elle le supporte à présent est une pure grâce de Dieu, de même que sa tristesse souvent si déplaisante peut être une tentation à laquelle il laisse son cours. Elle a eu une vision de la mort de Lambert et elle a dit : « Je croyais être près de lui : je vis un grand feu qui était au-dessus de lui s’amoindrir de plus en plus et enfin se perdre dans une petite flamme. » Elle raconta aussi une vision concernant un enfant sacrifié par les trois rois avant qu’ils eussent reçu la lumière et elle dit : « Lorsque je vis à ma droite l’horrible tableau de l’enfant offert en sacrifice, j’en détournai la tête et je le vis de nouveau à ma gauche : alors je priai Dieu de me délivrer de cet abominable spectacle et mon époux céleste me dit : « Voici des choses encore pires : vois comme on me traite dans le monde entier. » – Je vis alors des prêtres qui disaient la messe en état de péché mortel ; l’hostie était devant eux comme un petit enfant vivant étendu sur l’autel et je vis comment ils le divisaient avec la patène et lui faisaient les plus horribles blessures ; leur sacrifice était un meurtre. Je vis aussi, en beaucoup d’endroits, une innombrable quantité de pauvres gens de bien opprimés, tourmentés et persécutés au moment actuel et je vis toujours que c’était Jésus-Christ auquel on faisait tout cela. Nous vivons dans des temps mauvais : je ne vois de refuge nulle part : un épais brouillard de péché s’étend sur le monde entier et je ne vois partout que tiédeur et indifférence ; même à Rome, je vois de ces mauvais prêtres qui martyrisent l’enfant Jésus en disant la messe. Ils voulaient se rendre auprès du Pape et exiger de lui quelque chose de très dangereux, mais je vis que le Pape vit aussi ce que je voyais moi-même et que toutes les fois qu’ils voulaient aller à lui, un ange les menaçait de son épée et les repoussait. »

 

 7 janvier. « Elle a continué à être d’humeur sereine et paisible malgré tous les ennuis et les embarras qui l’obsèdent ; mais vers midi elle eut des inquiétudes pour Lambert. Quand le Pèlerin vint vers quatre heures, il trouva près de la petite-nièce six enfants qui priaient pendant que celle-ci avait sur le lit de la malade un des plus violents accès de toux convulsive qu’on pût voir. Le visage de la malade perdit sa douce expression, elle demanda son confesseur : le Pèlerin ne put pas la consoler : elle se plaignait d’avoir été assiégée toute la journée. Elle était comme pendant le Carême. Le Pèlerin la quitta (parce qu’il se sentait contrarié par la tristesse si naturelle et si légitime de la malade). » – Le jour d’après, elle raconta ce qui suit : « Pendant le jour, lors même que je cause avec d’autres ou que j’ai des occupations, je vois continuellement le pauvre malade Lambert. Je le vois dans son lit : je vois ses souffrances et ses dispositions intérieures. Je vois en vision les tentatives par lesquelles l’esprit malin cherche à lui ôter le courage et l’espérance. C’est comme s’il lui lisait un long registre de fautes et d’omissions où il lui montre qu’il a négligé telle ou telle chose et qu’il n’a pas rempli ses devoirs. Je vois que ces manquements lui sont mis sous les yeux en visions, et que cela le rend pusillanime, plus malade et moins patient. Je crie vers Dieu pour empêcher cela, je prie, je travaille, je fais à Dieu toute sorte de représentations et je prends pour moi des souffrances et des douleurs : alors je vois son ange gardien s’approcher, je vois saint Martin, son patron, lui venir en aide et je vois grandir en lui la foi, l’espérance, la charité. Quand je vois la tentation s’éloigner de lui, il survient alors quelque affaire extérieure, quelque incident, quelque circonstance 58 propre à faire perdre tout à coup la possession de moi-même afin que je ne prie plus pour le malade. Si j’ai le bonheur d’en triompher, il vient une autre souffrance que je dois supporter patiemment. Hier j’ai vu Lambert à la mort : je vis qu’il perdait sa connaissance, que les tentations allaient croissant, que ses mains erraient sur la couverture sans qu’il en eût conscience. Je m’adressai à Dieu et je l’implorai pour qu’il le laissât souffrir et faire pénitence en ce monde. J’appris qu’il devait mourir ; que je devais bien y réfléchir et voir si je ne voulais pas de bon cœur l’abandonner à la volonté de Dieu. Après cette déclaration, un tableau singulier se présenta devant moi. Il me sembla qu’une personne venait à moi, laquelle me représentait quelle perte douloureuse ce serait pour moi que celle de Lambert, afin de me pousser à éclater en plaintes et en lamentations et de me faire perdre la résignation et la patience. J’eus beaucoup à combattre là contre. En outre je ne fus pas un instant seule, on m’adressait sans cesse la parole et il fallait m’occuper de l’enfant qui toussait. Je luttai constamment contre les suggestions de l’ennemi : à la fin je réussis à surmonter ses attaques et je dis du fond du cœur : « Seigneur, que votre volonté soit faite. » À peine avais-je fait cela qu’il me fut donné de jeter un coup d’œil sur Lambert, je le vis en meilleur état et devenu plus serein. Comme dernièrement Lambert souffrait excessivement de sa plaie et que j’implorais Dieu pour lui, il me fut demandé si je voudrais sucer cette plaie pour lui procurer du soulagement : ayant répondu que oui, je fus alors transportée en esprit près de lui et je suçai la plaie. Ses douleurs cessèrent et il dit au médecin : « Je crois que ma sœur m’est venue en aide. »

 

9 janvier. « Dans un accès de toux mortelle, elle vomit au moins deux verres de sang, mais elle continua toujours à travailler et à prier pour le malade. » (Malgré cela elle eut à raconter au Pèlerin les grandes visions de l’arrivée à Bethléem et de l’adoration des trois rois.)

 

11 janvier. « La maladie de Lambert s’aggrave. Elle-même est dans un état de prostration complète par suite d’une tension d’esprit continuelle. Elle a dit que Lambert avait encore un petit bout de chemin à faire dans le brouillard. Il serait déjà mort, mais elle a obtenu un répit afin qu’il n’ait pas à rester aussi longtemps dans le purgatoire. Les cruels accès de toux de l’enfant doivent aussi contribuer à lui procurer une mort paisible. »

 

12 janvier. « Elle est très calme, grâce à Dieu, quoique dans un état pitoyable et dans l’attente de la mort certaine de Lambert dont les forces diminuent beaucoup et pour lequel elle prie continuellement. Elle s’occupe à faire une chemise pour un enfant très pauvre, parce qu’il lui a été montré que cet enfant n’en avait pas. »

 

13 janvier. « Les efforts qu’elle fait et les soucis dont elle est accablée rendent sa faiblesse de plus en plus grande. Elle a, dit-elle, un lourd fardeau à porter. Elle a aussi l’aspect de quelqu’un qui tombe de faiblesse. Des gouttes de sueur coulent sur son front et la pâleur de son visage indique une lassitude extrême. En outre elle supporte et tient l’enfant pendant ses accès de toux. »

 

14 janvier. Elle raconta ce qui suit : « Ma mère m’est apparue pour me consoler pendant que l’enfant toussait et, pendant qu’elle a été là, l’enfant a moins toussé. Elle était beaucoup plus belle et plus lumineuse qu’à l’ordinaire et j’avais une certaine crainte respectueuse en lui parlant. Tantôt je la voyais, tantôt elle disparaissait. Elle ne me promit pas de secours : il faut souffrir, disait-elle, l’enfant souffre aussi et mérite par là : je dois persévérer jusqu’à la fin, etc. Elle me montra toutes mes souffrances et mes combats sous forme de fleurs, de fruits et de guirlandes, puis enfin sous celle de jardins et de palais, et elle me dit que ce qu’on percevait, ce dont on jouissait là était infiniment plus doux que ce que mes yeux mortels ressentaient maintenant en le voyant. Je fais en vision un voyage pénible avec Lambert. Quelquefois je le vois tout près de la Jérusalem céleste : puis il s’arrête, il a perdu un paquet : il faut que je porte ce paquet derrière lui. Je passe aussi assez souvent par un cimetière : là gît un homme qui a oublié quelque chose, je suis obligée de le lui porter et ensuite il faut me frayer des chemins sans fin, ayant de la terre jusqu’à mi-corps. J’ai mille travaux à faire. Alors je sens près de moi quelqu’un qui se met à la traverse et me traite très brutalement, en sorte que je ne puis rien achever. » Ce sont les dérangements causés par le Pèlerin qui la questionne si impitoyablement sur ses visions, mais qui se laisse aller à la plus vive irritation contre elle quand elle parle à quelque autre personne ou même quand elle exprime son chagrin. Ainsi il se plaint en ces termes à la date du 15 janvier : « Le Pèlerin l’a trouvée en conversation avec la fille Woltermann, une ancienne compagne de couvent. Il ne peut pas comprendre comment elle se fatigue ainsi à entretenir une semblable personne, ce qui peut lui faire oublier une grande partie de ses visions. Le Pèlerin avait déjà le cœur gros de tout ce qu’il perdait par là, mais alors vint le frère non marié de la malade et le Pèlerin fut obligé de se retirer. Il s’assit dans la première pièce et l’entendit se livrer à une conversation très animée avec son frère. Elle parlait presque toujours et le frère très peu. Lorsqu’enfin celui-ci sortit, le Pèlerin s’approcha d’elle et se plaignit de ce qu’elle avait pu parler si longtemps et d’une manière si animée à son frère. « Oui, dit-elle, j’ai trop parlé, car j’ai dit : que serait-il arrivé au pauvre Lambert s’il n’était pas tombé dans des mains étrangères ? Un ecclésiastique dans les mains de sa famille est comme un oiseau entre les mains d’enfants. Je n’avais pas besoin de dire cela à mon frère. » Le Pèlerin ne voulut pas comprendre ces paroles si frappantes, ni cette tentative si bonne et si aimable pour détourner son courroux et il persista dans la même disposition. « Elle n’a pas, dit-il, le sérieux profond que réclamerait la gravité de ces saintes choses, lesquelles malheureusement sont toujours traitées comme choses secondaires, parce que tout est mis en œuvre pour enfouir et pour faire avorter ces fruits, les plus grands qu’elle soit appelée à produire, parce qu’elle n’en tire rien qui la fortifie extérieurement et qu’elle ne suit que superficiellement les avertissements intérieurs, forcée qu’elle est de prendre trop de part à la vie du dehors. »

 

15 janvier. « Le Pèlerin la trouva dans l’état extatique. Elle s’était fait porter dans la journée chez l’abbé Lambert, à la vue duquel elle tomba en extase et n’en sortit pas lorsqu’on l’eut rapportée dans sa chambre. Lorsque le Pèlerin la vit, elle semblait livrée à un travail spirituel très fatigant. Revenue à elle, elle ne put pas tout de suite bien reconnaître où elle était et demanda : « Comment suis-je venue ici ? » Enfin elle se remit et put raconter ce qui suit : « Lorsque je fus près de Lambert, je vis qu’il manquait encore quelque chose à son âme et je m’en allai à la chapelle afin de faire pour lui, pieds pus et dans la neige, le chemin de la croix, parce qu’alors il aurait son compte. Le chemin me fut bien pénible et j’eus bien froid aux pieds. » Ici le Pèlerin revient à ses anciennes plaintes : « Le Pèlerin, dit-il, vit alors que malheureusement toute la journée était perdue : car on perd sans nécessité ce qui pourrait édifier des générations entières et ce qu’elle retient est bien peu de chose en comparaison de ce qu’elle pourrait dire, si elle se trouvait dans des conditions tolérables. Il a été bien affligé, comme il le sera toujours à la vue de ces notes qu’il écrit : car il peut affirmer qu’il serait très aisé de tout recueillir s’il y avait tant soit peu d’ordre dans la maison. – Elle continua à respirer très péniblement et dit : « Je sens bien que le Pèlerin est encore mécontent : mais ce n’est pas ma faute. » Il répondit alors : « Il faudrait que je fusse bien frivole si je n’étais pas attristé de tout ce qui se perd sans nécessité. » Les grandes peines qu’elle se donnait pour obtenir que la mort de Lambert fût douce et heureuse étaient donc aux yeux du Pèlerin quelque chose de tout à fait inutile !

Au milieu de ces tribulations, elle était consolée par des visions de son enfance. Voici ce qu’elle raconta : « Des compagnons de mon enfance, aujourd’hui morts, m’emmenèrent avec eux. Nous allâmes aux lieux où nous jouions autrefois et de là à la crèche. L’âne se tenait devant la grotte. À l’aide d’un escabeau, je montai et m’assis dessus, puis je dis aux enfants : « Voilà comment la mère de Dieu y était assise. » L’âne se laissa caresser et prendre par le cou. Nous allâmes à la crèche et nous priâmes. Les enfants me présentèrent ensuite une quantité de pommes, des fleurs et un bouquet de roses entouré d’épines. Je ne cessai de refuser tout ce qu’ils m’offraient. Ils me demandèrent pourquoi je ne les invoquais jamais dans ma détresse : ils étaient très disposés à me secourir activement : « Presque personne, me dirent-ils, n’invoque les enfants et pourtant ils peuvent beaucoup auprès de Dieu, spécialement ceux qui sont morts aussitôt après le baptême. » Un de ces enfants se trouvait là : il me dit que j’avais obtenu pour lui la mort qui avait fait de lui un bienheureux et que, si ses parents le savaient, ils m’en voudraient beaucoup. Je me souvins qu’il m’avait été apporté après son baptême : je l’élevai en l’air et priai Dieu de tout mon cœur de le prendre à lui dans son état d’innocence plutôt que de permettre qu’il la perdît. Il me remerciait d’avoir demandé le ciel pour lui : il voulait à son tour prier pour moi. Les enfants m’avaient dit qu’il fallait prier particulièrement pour que les nouveau-nés ne meurent pas sans baptême, que quand on priait pour cela, Dieu se plaisait à envoyer secours. J’ai souvent vu en vision l’assistance obtenue par ce moyen. »

Plus tard, étant en extase, elle appela son confesseur, lui demanda de prier pour elle et dit : « Il meurt en ce moment environ cinq mille personnes. Il y a parmi elles plusieurs prêtres. Il faut prier pour que tous viennent à nous dans la vallée de Josaphat, et qu’ils se souviennent de nous. La vallée de Josaphat n’est plus très loin : il n’y a plus qu’un court intervalle à franchir, une épaisse muraille, sombre et noire. Que Dieu leur donne le repos éternel et que le Seigneur les illumine ! Il y a une multitude étonnante de gens dans les positions les plus différentes. Je suis sur une arcade au-dessus de la terre. D’une foule de points, il vient à moi comme des rayons au bout desquels je vois comme à travers des tubes la position des mourants et les circonstances dans lesquelles ils meurent. Quelques-uns meurent dans un délaissement complet. »

 

17 janvier. « Lambert a eu une perte de sang dans la nuit. La malade et toute la maison ont été saisis d’effroi et se sont donné beaucoup de peine pour le secourir. Elle a été très fatiguée toute la journée. Le confesseur veille à ce qu’on ne la trouble pas. En ce moment elle a une toux continuelle très forte et de fréquents vomissements de sang ; elle est du reste, jour et nuit, dans l’état extatique à divers degrés, presque sans interruption, et vit dans un courant de merveilleuses visions. Aucun jour encore, même parmi les souffrances les plus variées et les plus compliquées, ses visions courantes et journalières n’ont fait défaut. Outre les visions accoutumées touchant la vie de Jésus, elle en a d’autres les jours de fête des saints, sans compter les visions de voyages et d’autres encore. Bien plus, son courage semble avoir grandi au milieu de toutes ces souffrances : elle paraît plus sereine et plus calme. Après un fort accès de toux, elle a dit : « Il me faut voyager si rapidement et dans des pays si différents, et l’air alors me fait tant de mal ! » Une autre fois elle tressaillit tout à coup et chercha autour d’elle, puis ayant trouvé son crucifix, elle le prit et dit : « Il y a là un ours dans un fourré à travers lequel je dois passer : il me guette, mais si j’ai ma croix, je le chasserai. » Elle était en chemin pour la terre promise : car elle parlait en même temps du Jourdain et de la vie de Jésus. »

 

18 janvier. « Lambert a cru mourir hier soir et il a dit au Pèlerin d’une manière très touchante : « Je suis dans l’attente de l’appel de Dieu. Je prie Dieu, mon cher monsieur, de vous rendre tout ce que vous avez fait pour nous, car moi, je ne le puis pas. » Il bénit le Pèlerin sur sa demande : sa figure avait une expression très calme et pleine de dignité. Ce soir il était un peu mieux. Le lendemain la vieille belle-sœur est venue en visite. Le Pèlerin a proposé de faire faire à cette femme le Chemin de la croix. La malade continue à être en très mauvais état et toujours en contemplation. Elle s’est exprimée ainsi sur l’état de Lambert : « Je ne puis assez dire combien je vois cela merveilleusement clair. Je vois son âme comme une petite figure humaine lumineuse au-dessus de son cœur : je vois toujours qu’elle semble vouloir sortir ; c’est comme si elle se dégageait de quelque chose qui l’entoure de tous les côtés, comme si des voies s’ouvraient devant elle, comme si le corps se séparait d’elle semblable à un brouillard qui se déchire. Je la vois comme ne voulant plus rester ; puis je vois une lutte en sens contraire, son enveloppe l’embrasse de plus près, se resserre autour d’elle ; l’âme est de nouveau prise de tous les côtés ou d’un seul côté. Tantôt je vois d’épaisses ténèbres, tantôt un rayon de lumière qui se fait jour jusqu’à elle, tantôt un épais brouillard qui l’entoure et pendant tout ce temps, au-dessus du malade et autour de lui, un feu qui va toujours se consumant lui-même. Je vois, au milieu de tout cela, l’ennemi qui vient sans cesse présenter des tableaux de supplices, l’ange gardien qui protège le malade et des rayons que lui envoient son patron et d’autres saints. »

Ce même jour le Pèlerin écrivit à Overberg : « Peut-être l’abbé Lambert ne vivra-t-il plus quand cette lettre partira. Il a reçu en pleine connaissance tous les sacrements des mourants et l’absolution générale. Il n’a pas cessé de réciter son bréviaire jusqu’à l’avant-dernière semaine, et jusqu’à avant-hier, sans y avoir manqué un seul jour depuis le temps où il faisait ses études, il a dit le rosaire qu’il tient encore entre ses mains de même qu’il porte le scapulaire sur la poitrine. » En ce qui touche Anne Catherine près de laquelle il était chaque jour témoin de nouveaux faits qui prouvaient si évidemment non seulement l’éminence de ses vertus, mais aussi les effets surprenants de ses prières et de ses sacrifices, il ajoute à sa lettre le jugement qui suit : « Tout ce que je puis dire avec une pleine et tranquille conviction, c’est qu’en lisant les histoires des âmes favorisées de Dieu (et j’en connais un très grand nombre), aucune ne m’est apparue aussi privilégiée, de même que je n’en ai vu aucune si négligée, si délaissée, si gênée et si tentée. Mais je continue à cueillir les roses sur les épines, à recueillir les feuilles dispersées volontairement, et à pleurer sur celles qu’emporte un vent léger ou subit. »

 

19 janvier. « Le Pèlerin la trouve sortant d’une vision ; son visage a l’expression de celui d’un enfant, moitié pleurant, moitié joyeux, et elle dit d’un ton plaintif : « Maintenant commence ma misère. Le petit enfant s’en est allé ; maintenant cela va commencer. Le petit enfant me raconte tout : il parle avec tout son corps. » Et là-dessus elle raconta ce qui suit : « J’étais près de la crèche et j’avais un grand désir d’avoir l’enfant Jésus et de parler avec lui. Lorsque je quittai la grotte de la crèche, je fus emportée sur une petite colline entourée d’eau limpide et couverte d’un gazon extrêmement fin et moelleux comme de la soie. Je me dis alors : « Comme ce gazon est moelleux, il l’est comme celui qui pousse sous les arbres, et cependant il n’y a pas d’arbre ici. J’étais une pauvre petite fillette et je portais mes habits d’enfant que je reconnus très bien et un petit manteau bleu. J’avais un petit bâton à la main. Quand je fus restée assise là quelque temps, l’enfant Jésus vint à moi, j’étendis mon manteau près de moi, et il s’assit sur le bord. Je ne puis dire à quel point cette vision était gracieuse et aimable. Je ne puis l’oublier et souvent, au milieu de mes souffrances, elle me fait rire joyeusement. L’enfant me parla de la manière la plus amicale. Il me raconta toutes sortes de choses sur son incarnation et sur ses parents : mais il me reprocha aussi très sévèrement mes plaintes continuelles et ma pusillanimité ; je devais pourtant voir, disait-il, comment les choses s’étaient passées pour lui, quelle gloire il avait quittée, comment on lui avait tendu des embûches dès ses plus jeunes années et à quel point il s’était humilié : puis il raconta toute l’histoire de son enfance. Oh ! que de choses il m’a dites ! Combien de temps s’est écoulé jusqu’à ce qu’il pût venir sur la terre, parce que les hommes y avaient toujours fait obstacle et avaient abîmé le chemin ! Il me parla aussi du grand mérite de sainte Anne, me dit quelle place élevée elle occupait devant Dieu, comment elle était devenue l’arche d’alliance. Il dit encore comment Marie et Joseph avaient vécu cachés, inconnus, obscurs et méprisés, et je vis plusieurs tableaux qui se rapportaient à tout cela. Il me raconta aussi quelque chose des trois rois et combien ils auraient désiré le prendre avec eux, lui et ses parents, lorsqu’ils eurent connu en songe la rage d’Hérode. Il me montra en outre les choses précieuses qu’ils lui avaient données, les belles pièces d’or, l’or vierge, toute sorte d’autres objets et notamment les belles couvertures. Il me parla aussi de la fureur d’Hérode, comment il avait été aveuglé et avait mis ses espions à la recherche de l’enfant : mais ces gens cherchaient toujours un fils de roi et ils n’attachèrent aucune importance au pauvre petit enfant juif qui était dans la grotte de la crèche : jusqu’à ce qu’enfin, lorsque Jésus eut neuf mois, Hérode, de plus en plus inquiet et tourmenté, en vint à faire égorger tous les enfants. »

« Lambert se remet étonnamment contre toute attente les plaies qui ont perdu leur mauvaise odeur font place à de la chair parfaitement saine. Il est plus calme et plus serein. La maladie d’Anne Catherine s’aggrave : la toux et les vomissements de sang deviennent plus fréquents. »

 

21 janvier. « Le mieux de Lambert se maintient. Quant à elle, elle semble plus malade. Elle s’est fait porter près de lui, et, en dépit de sa toux, elle a eu un long entretien avec lui. Elle a eu aussi une apparition de sainte Agnès qui l’a exhortée et l’a consolée. Il faut qu’elle persévère, aucune de ses souffrances n’est perdue. »

 

24 janvier. « La toux et l’oppression de la poitrine ont tellement augmenté qu’elle ne peut plus parler, c’est comme si on l’étranglait. Le confesseur a prié sur elle et lui a mis son étole pliée sur le cou et sur la poitrine. Cela la fit tomber à l’instant en extase et son visage prit l’expression d’une piété joyeuse et lumineuse : elle ressemblait tout à fait à un enfant. Sa respiration devint libre et profonde. Chaque fois que le confesseur la bénissait, elle se mettait aussitôt dans la posture d’une personne pieuse qui fait le signe de la croix dans l’église quand on donne la bénédiction. Avec cela elle était toujours comme paralysée et pourtant, à chaque moment, elle manifestait de la manière la plus touchante ce qu’elle faisait. Dans un semblable état, quand un acte cesse, la main reste souvent immobile au point où l’acte a son terme ; par exemple, lors du signe de la croix, la main reste arrêtée à l’épaule droite. Que si l’acte pieux suit son cours, alors les mains se joignent de nouveau, ce qui ne se fait jamais avec les doigts entrelacés, mais avec les mains rapprochées ou placées l’une contre l’autre. Lorsque la bénédiction lui eut été donnée, elle retomba lentement sur sa couche. Dans le mouvement qu’elle fit alors, obéissant plutôt à une loi de l’ordre spirituel qu’à une loi physique, elle commença, attirée par l’action de l’étole et de la main sacerdotale, à se diriger vers le prêtre jusqu’à ce qu’on la remît en place. Elle était plus sereine et se trouva mieux. »

 

2 février. Quoique la malade, au milieu de ces souffrances et de ces tribulations, n’interrompît pas un seul jour le récit de ses visions, elle ne pouvait pourtant jamais contenter le Pèlerin. Il répétait souvent le reproche accoutumé « de laisser se perdre la plus grande partie de ces immenses grâces qu’elle recevait si abondamment » : et il ne sentait pas quelle profonde et solide réfutation de ce blâme se trouvait dans les paroles sorties de la bouche de la malade qu’il avait à rapporter. « Elle a répondu au Pèlerin avec beaucoup de naïveté et par conséquent sans attacher plus d’importance à ses visions qu’auparavant : « Oui, c’est ce que m’a dit aussi cette nuit mon époux quand je me suis plainte à lui de ce que j’étais si souffrante et si misérable, de ce que je voyais tant de choses que je ne comprenais pas, etc. Il m’a dit qu’il ne me donnait pas mes visions pour moi, qu’elles m’étaient montrées pour les faire mettre par écrit et que je devais les communiquer. Il a ajouté que ce n’était pas le moment d’opérer des miracles extérieurs, qu’il donnait ces visions et qu’il en avait toujours agi ainsi pour prouver qu’il voulait être avec son Église jusqu’à la consommation des siècles. Mais que les visions n’assuraient le salut de personne ; qu’il me fallait pratiquer la charité, la patience et toutes les vertus. Il m’a montré ensuite une série de saints qui avaient eu des visions de toute espèce et qui n’étaient arrivés à la béatitude que parce qu’ils avaient profité de ce qu’ils avaient appris. »

 

6 février. « Elle est dans un état pitoyable. Ses souffrances et ses inquiétudes augmentent avec la faiblesse toujours croissante de Lambert. Dans la soirée, elle désirait encore beaucoup qu’on la portât près de lui. Cela ne put pas se faire. Le Pèlerin la trouva hors d’état de se faire comprendre, tant sa faiblesse était grande. »

 

7 février. « Lambert est mort ce matin à dix heures un quart. » Telles sont les seules paroles par lesquelles le Pèlerin rapporte le décès de cet ami si fidèle d’Anne Catherine. Dans ce journal où des centaines de pages sont remplies des plaintes les plus amères à propos des dérangements et d’autres choses semblables, il n’y a pas un mot, pas une marque de sympathie plus profonde à l’occasion d’un évènement si douloureux pour Anne Catherine.

Les obsèques de Lambert eurent lieu dans la matinée du 9 février. L’ancienne supérieure des Augustines, madame Hackebram, voulut assister Anne Catherine pendant ce temps. C’était elle qui, en admettant Lambert comme chapelain du couvent, avait donné la première occasion aux relations spirituelles établies entre ces deux personnes, et jusqu’alors la malade l’avait considérée comme sa mère spirituelle, lui témoignant le même respect et le même attachement qu’autrefois à Agnetenberg. Ici encore le Pèlerin, qui n’assista ni à l’enterrement, ni au service funèbre, intervint avec aigreur.

« Pendant qu’on enterrait Lambert, dit son journal, le Pèlerin trouva près d’elle son ancienne supérieure. Il crut que la présence de cette personne pourrait l’incommoder. Il persuada à la supérieure d’aller dans la première pièce où il entretint cette bonne et sainte personne. Regardant par la porte restée ouverte dans la chambre de la malade, il la vit tout à coup devenir toute roide : elle avait les mains jointes et son visage exprimait la plus fervente piété. Le sang jaillit sous son serre-tête : mais elle dit : « Cela est uniquement causé par des chants auxquels je prends part. Nous sommes assises comme autrefois dans le chœur, en face les unes des autres. » Elle dit plus tard : « J’avais fait le Chemin de la croix et j’étais allée dans l’église au-devant du cortège funèbre : je vis alors plusieurs âmes, dont une tenant un cierge allumé, accompagner le cortège. Après cela j’ai assisté au service divin et je me suis jointe aux chants de l’office, ce qui a exigé de moi de grands efforts. Je vois maintenant Lambert dans un jardin céleste où sont encore d’autres prêtres et d’autres âmes de sa sorte. Dans ce lieu sont des choses qui correspondent à la pure racine, à l’essence spirituelle de ses inclinations d’ici-bas, sans les mélanges et les altérations qui s’y joignent sur la terre. À sa dernière heure, j’ai vu près de lui saint Martin et sainte Barbe dont j’avais imploré l’assistance. »

C’est ainsi qu’elle avait accompli parfaitement la tâche que lui avaient annoncée saint Augustin et saint Ignace et qu’elle avait préparé pour le digne prêtre le plus grand bonheur auquel puisse aspirer un mortel. Que les voies de Dieu sont admirables ! Lambert avait été appelé du cœur de la France pour être le gardien d’une âme qui, plus qu’aucune autre peut-être à son époque, luttait et souffrait pour la foi chrétienne qui est le plus précieux trésor de l’humanité et formait pour l’Église un rempart caché au monde contre lequel venaient se briser les puissantes attaques de l’adversaire. Qui pouvait dans ce combat être plus dignement à ses côtés qu’un confesseur qui avait mieux aimé vivre dans l’exil, dans la pauvreté et les privations que de trahir l’Église, et qui avait conservé le rare courage de supporter patiemment pendant la durée d’une génération humaine, les conséquences, si pénibles selon le monde, de son sacrifice ? Il devinait le mystère de la vie d’Anne Catherine si riche en grâces et en souffrances : c’est pourquoi il n’avait pas d’autre désir que de conserver ce trésor inconnu d’elle-même et caché au monde. Et quand elle fut tirée par Dieu de cette obscurité et livrée sans défense et sans protection aux outrages de l’incrédulité, il resta le ferme et fidèle appui de l’innocence persécutée. Que ne dut pas souffrir le noble vieillard toutes les fois qu’il vit la patiente mise en suspicion, maltraitée et signalée comme coupable d’imposture à cause de ses stigmates, lui qui avait eu si souvent besoin d’être consolé par elle pour n’être pas découragé lorsque ces signes se manifestèrent si douloureusement ! Cependant, comme pour prouver qu’il était appelé par Dieu pour la protéger, il fallut que la sincérité de sa foi servit de prétexte aux prétendus éclairés et aux incrédules pour le déclarer coupable du crime « d’avoir fait artificiellement ces blessures et d’avoir enchaîné la victime de son imposture par le terrible serment de continuer son jeu jusqu’à la mort ». Les ennemis eux-mêmes croyaient-ils à leur calomnie ? C’est ce qui sera connu au jour du jugement, où sera manifestée aussi la plénitude de consolation réservée à ceux qui ont faim et soif de la justice. Mais déjà sur la terre, les noms de Lambert et de Limberg seront prononcés avec respect tant que la mémoire d’Anne Catherine sera chère aux croyants et honorée par eux.

 

Le 8 février, vendredi d’avant la Sexagésime, Anne Catherine eut une vision dans laquelle sa tâche de souffrances pour le Carême lui fut annoncée : « Mon époux céleste, dit-elle, m’a revêtue d’un nouvel habillement noir avec un très grand nombre de croix. Il me les a présentées l’une après l’autre et m’a demandé avec une affabilité touchante si je voulais les accepter, disant qu’il y avait si peu de personnes qui voulussent souffrir, tandis qu’il y avait tant à expier et à secourir. Alors j’acceptai tranquillement les croix, et il me fut dit que je porterais cet habit pendant dix semaines, qu’il deviendrait pour moi un secours. Il ajouta que l’inintelligence de ceux qui m’entourent était capable de me faire mourir, mais que je devais tout souffrir avec patience. »

L’accomplissement de cette vision ne se fit pas longtemps attendre. Lambert était à peine enterré que le frère du Pèlerin demanda à Anne Catherine stupéfaite de venir habiter un logement qu’il avait loué pour elle et de congédier enfin sa sœur. Il avait cru voir dans les répugnances de Lambert le principal obstacle à la réalisation du projet formé par lui, depuis un an déjà, de la transporter dans une demeure plus agréable pour le Pèlerin et pour lui-même : il se croyait en conséquence si sûr de réussir que, suivant le rapport du journal, « il avait pris toutes ses mesures pour le déménagement, arrêté le logement chez le maître d’école et s’était entendu avec le doyen Rensing et le bourgmestre. Tout est prêt : mais le confesseur ne peut pas se décider, quoique n’ayant pas de bonnes raisons à donner. Enfin il prend le parti d’en appeler à Overberg et veut aller à Munster prendre conseil là où jamais conseil n’a été donné. Elle-même déclare qu’elle ne peut rien faire sans son confesseur. C’est une horrible confusion. Tout cela est rebutant, embrouillé, incompréhensible. » (!!!)

Anne Catherine s’aperçut avec chagrin de l’humeur sombre du Pèlerin et elle reconnut la nécessité d’en venir à une décision. Le dimanche de la Sexagésime, ayant reçu la sainte communion, elle se sentit assez de force pour s’ouvrir ou Pèlerin et au frère de celui-ci. Voici ce que rapporte le premier :

« Elle a communié. Elle est forte et pleine de sérénité. Toutes les souffrances lui paraissent comme un néant. Quelque misérable que soit son état, elle est toute la journée dans un état de clairvoyance. C’est un effet magique que produit la présence du Christ en elle. Dans l’après-midi, Christian a été près d’elle : il sembla s’entendre parfaitement avec elle. Le Pèlerin vint ensuite. Elle était encore pleine de sérénité : avec beaucoup de douceur et de ménagements, elle lui présenta des observations sur des choses dont elle avait beaucoup à souffrir et dont plusieurs personnes s’étaient déjà plaintes à elle. Puis la bonne et faible malade, obéissant à des excitations, exposa des griefs sans valeur auxquels malheureusement il ne peut être donné satisfaction, parce qu’ils ne sont fondés sur rien. « Le Pèlerin, disait-elle, quand il est dans sa chambre, renvoie les personnes qui veulent la visiter, sous prétexte qu’elle dort. Beaucoup de gens s’en sont fâchés. Ses propres parents, aussi, se sont plaints de ce que le Pèlerin les empêche de lui parler ; même son bon frère se plaint d’être renvoyé par le Pèlerin. L’abbé Lambert a dit au confesseur, avant sa mort, combien la présence du Pèlerin est difficile à supporter ; il est comme un espion qui observe tout. » Cela peut avoir été une des dernières tentations de Lambert : mais c’est pour le Pèlerin une grande humiliation que d’entendre de pareilles choses. Malheureusement il ne peut sans mentir promettre de se corriger. Pour elle, elle croyait que tout cela serait facile à changer. Le confesseur vint à son tour et il fut très amical et très doux. Il parla au Pèlerin avec une mansuétude touchante. »

Le seul effet que produisit cette douceur de l’un et de l’autre fut que le Pèlerin ne tint aucun compte de ces prières si bien motivées et présentées avec tant de ménagements. Pour avoir la paix, elle voulait, dans son extrême bonté, consentir à ce qu’on exigeait d’elle et se laisser transporter dans le nouveau logement : mais, dès le jour suivant, le Pèlerin eut à rapporter ce qui suit :

« Elle a été très malade ; elle a eu des convulsions pendant toute la nuit. Le Pèlerin la trouva dans un état pitoyable, mais l’âme très calme. Elle lui dit : « Mon confesseur m’a permis de vous dire que je suis disposée à aller dans le nouveau logement. Mais cette nuit j’ai reçu un avertissement très clair et donné à deux reprises. Lambert m’a apparu : il m’a parlé d’un ton très grave et très décidé et m’a dit que, si je vais là, je mourrai avant le temps. Des misères indicibles viendraient m’assaillir, car je serais exposée à tout par l’impuissance des personnes à me protéger. J’ai aussi été sévèrement réprimandée d’avoir donné mon consentement. Comme je voulais m’excuser et parler à Lambert comme autrefois, il m’a dit en termes brefs : « Tais-toi et obéis ! Ici on juge les choses tout autrement que tu ne peux le faire. » Plus tard, étant en extase, elle dit d’un ton calme et net qui semblait être celui d’une autre personne très résolue : « Il faut que Dieu vienne à mon secours, sans quoi je mourrai. Depuis que j’ai mis le vêtement noir, tout me perce de part en part. J’ai vu et entendu tout ce qui a été dit jusqu’à présent sur ma sortie d’ici, ainsi que tous les sentiments des diverses personnes, et c’est pour moi une terrible vision. Toutes les colères qui se sont soulevées à propos de moi et dont je ne suis vraiment pas responsable, sont pour moi un supplice d’enfer. Il est très possible que cette souffrance me fasse mourir. »

 

« Le lendemain le Pèlerin la trouva à la mort et toute défigurée. Elle avait eu pendant la nuit de fréquents vomissements de sang et, pendant le jour, elle eut alternativement le frisson et une fièvre ardente. Une fois elle montra au confesseur ses mains brûlantes en lui disant : « Ôtez ces mains : ce ne sont pas les miennes, ce sont celles de saint François. » Le soir les douleurs et la faiblesse augmentèrent à tel point qu’elle déclara que sa dernière heure lui semblait venue. Elle fit encore appeler le frère du Pèlerin à une heure tardive. »

 

14 février. Le matin, le Pèlerin la trouva d’une faiblesse mortelle, mais pleine de calme et de paix. Elle ne pouvait parler qu’à voix basse et dit : « Je vis encore, grâce à la miséricorde de Dieu. J’ai vu cette nuit au-dessus de moi deux chœurs d’anges et de saints. Ils se présentaient les uns aux autres des fleurs, des fruits, des lettres de l’alphabet. Il semblait qu’une partie d’entre eux voulait que je mourusse, l’autre que je restasse en vie. Je crus moi-même que j’allais mourir. Je n’étais plus dans mon corps. Je le vis étendu sur le lit pendant que j’étais doucement élevée en l’air. J’ai eu encore la force de me confesser et de faire venir votre frère parce qu’il s’était fâché très fort contre moi. Je lui parlai et après cela je n’eus plus rien qui m’inquiétât. Je ne me rappelle plus ce que je lui ai dit : je ne le disais pas de moi-même : mon guide était près de moi et me suggérait les paroles 59. Je fus élevée en l’air et je me vis entourée de saints. Les uns priaient pour que je mourusse, les autres pour je continuasse à vivre et ils me donnaient en présent des prières et des mérites. Un saint me montra à Munster un homme mourant dont la conscience était en très mauvais état et me dit qu’il fallait m’agenouiller et prier. Je fis présent au mourant de la prière que les saints avaient faite à mon intention, et comme je ne savais pas si mon confesseur me permettrait de prier à genoux, parce que dans la journée, il me l’avait souvent défendu, je lui envoyai le saint pour lui demander cette permission. Il revint me dire qu’elle était donnée ; alors je m’agenouillai et priai. Je vis qu’un prêtre vint près du mourant. »

Le confesseur raconta au Pèlerin ce qui suit : « La malade présentait tous les symptômes d’une mort prochaine. Après s’être confessée, elle fit appeler le frère du Pèlerin avec lequel elle s’entretint à voix basse. Celui-ci alors s’agenouilla près du lit et pria : j’étais dans la première pièce et je me disais : « Dieu veuille qu’elle me donne un signe pour me faire savoir si elle reviendra de là, afin qu’en cas de mort, je puisse lui porter les derniers sacrements. » Alors elle se releva tout à coup sur ses genoux, dit un Pater à haute voix et parla d’un homme qui mourait à Munster. Elle resta ensuite étendue les bras en croix, au-dessus du lit qu’elle ne semblait pas toucher. Elle m’a dit aussi que Lambert aurait dû souffrir encore dix semaines sur son lit de douleur, qu’elle avait détourné cela par sa prière et que maintenant elle devait être malade pour y suppléer. Elle déclara qu’un court espace de vie lui était encore accordé. »

 

17 février, dimanche de la Quinquagésime. « J’ai eu une nuit affreuse. Trois fois Satan m’a assaillie et horriblement maltraitée. Il vint du côté gauche de mon lit avec une bure sinistre et enflammée de colère. Il m’assaillit avec d’horribles menaces. Je le repoussai loin de moi et je priai ; mais il me frappa et me jeta de côté et d’autre. Ses coups étaient brûlants, c’était comme du feu. Enfin il se retira. Je priai et j’appelai Dieu à mon secours. Satan vint encore, me frappa et me tira violemment de tous les côtés. Je le surmontai de nouveau, j’appelai Jésus à mon aide et je restai toute tremblante et en proie à de cruelles souffrances. Vers le matin, il revint pour la troisième fois. Il me maltraita comme s’il eût voulu me briser tous les membres. Ils craquaient à l’endroit où il les touchait. J’avais près de moi les reliques et aussi la parcelle de la vraie croix. Satan se retira. Mon époux céleste m’apparut et me dit. Tu es mon épouse. » Alors je redevins calme. Lorsqu’il fut jour, je vis que l’ennemi avait tout bouleversé dans ma chambre. »

Ces attaques se renouvelèrent dans la nuit suivante : « L’ennemi, dit-elle, vint à moi sous différentes formes, me saisit par les épaules et, plein de rage, m’accabla de reproches. Souvent il est grand et d’un aspect imposant, comme s’il était quelque chose et qu’il eût des ordres à donner : il veut prendre l’air saint et me représente alors avec beaucoup de gravité que je lui ai fait grand tort, que j’ai secouru telle âme du purgatoire ou que j’ai empêché telle personne de faire une mauvaise action, comme si c’était là un grand crime. Souvent il vient sous une forme affreuse, avec une large figure très effrayante et des membres contournés ; il m’injurie, me pince et me tiraille. Parfois aussi il emploie la flatterie. Je le vois encore courir partout, sous la forme d’un petit homme avec des poils de renard, une corne sur la tête, des bras très courts dépourvus de coudes et des jambes dont les genoux sont tournés en arrière. »

Ces souffrances du corps et de l’âme qui s’emparèrent d’elle si vite après la mort de Lambert et qui se succédaient constamment mirent la malade dans un état où il lui devint excessivement difficile de contenter le Pèlerin, qui voulait toujours l’entendre raconter ses visions, et de supporter ses caprices. Hasardait-elle la moindre allusion à sa détresse et à la grandeur de ses souffrances, le Pèlerin éclatait en plaintes : « On ne l’entend parler que de sa misère, de ses tourments, de ses chagrins, de tout ce qu’elle a fait, et on est accusé soi-même de lui avoir préparé des ennuis. Après cela c’est une couple de vieilles femmes, ou le maître de la maison ou quelque vieille fille, toutes personnes très insignifiantes, par qui elle se laisse troubler. Elle ne se débarrasse pas de ces gens et ainsi les vieilles niaiseries, lui revenant de nouveau à l’esprit, deviennent pour elle un tourment qu’elle ressent comme le plus grand des malheurs ; alors elle laisse échapper tout ce qui lui a été montré en vision. Ces visions auxquelles le Pèlerin sacrifie une portion sérieuse de sa vie sont étouffées sous les ordures de quelques mouches qui hantent sa chambre : car ce n’est rien de plus que cela. »

On voit que l’habitude rend le Pèlerin de plus en plus indifférent aux souffrances de la malade, à ce point qu’elles sont susceptibles de le mettre d’aussi mauvaise humeur que les dérangements extérieurs de chaque jour. C’est pourquoi on ne voit plus désormais dans son journal la moindre trace d’une appréciation plus indulgente de la situation extérieure et de l’entourage d’Anne Catherine : celle-ci même n’a plus à ses yeux de destination plus élevée que de raconter ses visions. Mais si, par suite des avis de son guide, il arrive qu’elle ne puisse ou ne doive pas satisfaire à ces exigences, elle est impitoyablement jugée et condamnée. »

 

 

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CHAPITRE XV

 

ANNE CATHERINE EST TRANSPORTÉE DANS UN NOUVEAU LOGEMENT. ELLE PREND SUR ELLE L’ÉTAT CORPOREL ET SPIRITUEL DE PERSONNES VIOLEMMENT TENTÉES ET D’AGONISANTS.

 

1. Le 15 février 1821, sur la nouvelle de la mort de Lambert, le conseiller de la chambre des finances Diepenbrock, père du cardinal Melchior Diepenbrock, écrivit de Bocholt à la malade pour l’inviter amicalement à venir passer dans le sein de sa famille ce qui lui restait de temps à vivre : il offrait en même temps au père Limberg la position d’aumônier à Bocholt, afin qu’Anne Catherine ne fût pas privée de son assistance sacerdotale. Ces marques de bienveillante sympathie, succédant aux douloureuses épreuves des derniers jours, furent pour Anne Catherine aussi bien que pour le père Limberg un évènement qui les remplit d’émotion joyeuse et de vive reconnaissance. La première déclare, après avoir lu la lettre : « Il y a des années, étant dans la dernière détresse, j’ai crié une fois vers Dieu que je ne pouvais pas conserver le trésor de mon âme au milieu de tribulations si grandes et si continuelles ; il me dit que je devais persévérer jusqu’à la fin ; qu’il viendrait à mon secours, quand même je serais abandonnée ou méprisée par mes meilleurs amis, et que je vivrais tranquille pendant quelque temps. J’ai toujours espéré en ce secours. »

Ces paroles étaient la première expression de son profond sentiment de reconnaissance et contenaient l’aveu involontaire qu’elle était prête à accepter l’invitation autant que cela, pouvait dépendre de son inclination personnelle. Elle regarda son confesseur qui répondit : « Nous prierons pour savoir si c’est la volonté de Dieu. » Quelques semaines plus tard, Diepenbrock renouvela ses offres par l’intermédiaire de sa fille Apollonie qui vint à Dulmen visiter la malade, et cela ne put que contribuer à accroître la grande affection qu’Anne Catherine, tant qu’elle vécut, porta dans son cœur à cette généreuse famille. Apollonie était accompagnée de Louise Hensel, laquelle, dans les années précédentes, avait déjà passé un temps assez long près d’Anne Catherine. Toutes deux appartenaient au petit nombre de connaissances avec lesquelles elle avait noué des relations particulièrement amicales et intimes, et auxquelles elle ne cessa de porter jusqu’à la fin la plus vive et la plus ardente sympathie spirituelle, s’intéressant à toutes leurs affaires, surtout aux affaires de leur âme, et les accompagnant de ses prières sur tous les chemins de la vie. Il était naturel qu’Anne Catherine ne cachât pas l’émotion joyeuse produite chez elle par les offres généreuses qui lui étaient faites, qu’elle répétât souvent et avec vivacité combien elle en était reconnaissante et combien elle croyait à l’accueil cordial qu’elle trouverait : il n’y avait rien là qui fût en contradiction avec l’assurance intérieure que, dans les desseins de Dieu, elle ne devait pas quitter Dulmen pour finir ses jours dans une situation plus agréable et plus tranquille. Elle réussit aussi à insinuer cette persuasion à son père spirituel, mais le Pèlerin et son frère ne pouvaient pas renoncer à la pensée que son émigration à Bocholt serait pour elle le plus grand des bienfaits et la délivrerait, suivant leur plus vif désir, de tous ces dérangements qui faisaient obstacle à leurs propres efforts. Ils attendaient seulement l’instant convenable pour mettre le projet à exécution. Ayant la conviction inébranlable qu’ils travaillaient pour le bien de la malade, ces deux hommes indépendants, d’un esprit remarquable, qui jusque-là avaient plutôt obéi à l’impulsion de hautes facultés poétiques et scientifiques qu’à une vocation solide les appelant à une vie plus relevée, oublièrent complètement que pour Anne Catherine la translation à Bocholt pouvait être quelque chose de plus grave que ne l’est pour un voyageur le changement des auberges où il passe la nuit. Le Pèlerin, dans son journal, avait exprimé en termes assez secs son opinion sur l’état des choses : « Au milieu du désordre et de la contusion qui l’entourent 60, lorsqu’on voit se produire en elle des phénomènes d’une portée incalculable qui exigeraient qu’elle vécût dans la retraite la plus absolue, sous la protection des personnes les plus intelligentes, son incurable condescendance fait qu’elle entretient chez toute sorte de personnes, bonnes sans doute, mais parfaitement inintelligentes 61, le sentiment qu’elle leur tient par des rapports étroits et intimes. Ces personnes se scandalisent alors de ce que d’autres (c’est-à-dire le Pèlerin et son frère) cherchent à faire prévaloir des vues différentes en ce qui la concerne ; elles soulèvent des inimitiés et suscitent des bavardages, tandis qu’elle même impute tous les ennuis qui naissent de là à ceux qui l’assistent sans la troubler (!!!). Si elle n’est pas entièrement séquestrée, si les discours, les actes, les conseils en ce qui touche les choses du monde ne sont pas complètement retranchés, si elle ne meurt pas entièrement au monde extérieur et ne cesse pas de s’entretenir seule et longuement avec toute sorte de personnes, le désordre ne finira jamais. Le Pèlerin lui a dit dernièrement qu’elle parlait souvent comme quelqu’un qui divague. Elle a pris cela fort à cœur et il en est résulté des pleurs qui ont abouti à un fort vomissement de sang. »

Avec de semblables vues sur la situation de la malade et ses relations, il est certain qu’on ne pouvait pas hésiter à tout faire pour la « séquestrer » totalement du monde une fois pour toutes.

 

2. Au mois de juillet, Overberg était venu à Dulmen. Anne Catherine lui avait exposé sa situation tout entière, lui avait rendu compte de l’état de sa conscience et avait reçu de lui des conseils et des consolations. « Il a, dit-elle, pris sur lui tous mes scrupules (c’est-à-dire qu’il l’avait tranquillisée en lui disant qu’elle n’était nullement responsable de l’irritation qu’avait excitée, en février, sa répugnance bien justifiée à changer de domicile). Il n’a rien dit non plus cette fois sur le changement projeté dans ma situation. » Les jours suivants, elle répéta plusieurs fois : « Le diable veut empêcher par force ce que Dieu veut de moi. Je vois en face de moi croître une grande croix... Je me suis vue mourant dans une bruyère que je traversais en voiture. Je ne vais à Bocholt qu’en esprit.... On veut se saisir de moi et m’emporter... » Et le 1er août : « Je suis pleine d’anxiété comme si une grande souffrance me menaçait »... Mais le Pèlerin, en reproduisant toutes ces paroles, fait la remarque suivante : « Ce sont là des visions mélangées d’angoisse et de délire auxquelles on ne peut se fier ; ou bien : « Elle a été toute la journée dans un état très misérable et en proie à un délire fébrile. »

 

Cependant, dès le 6 août, il fut évident qu’elle avait bien vu et que ce pressentiment plein d’angoisse n’avait été que trop fondé : car, ce jour-là, on vit s’arrêter devant la maison de la malade une voiture commandée par le Pèlerin et son frère, dans laquelle elle devait être conduite sans retard à Bocholt. Le Pèlerin lui-même raconte cet incident dans les termes suivants : « À midi arrivèrent Mme Hirn et M. de Druffel 62. On parla beaucoup des démarches faites auprès de Son Excellence le prince évêque à Munster et auprès de M. le doyen, et il fut dit que tout obstacle au voyage était levé. Il se tint divers propos et certaines personnes s’irritèrent. Le frère du Pèlerin se confirma dans l’opinion qu’il avait du triste état moral de la malade. La malade devint plus malade. Le confesseur s’opposa, contre toute attente, à ce qu’on la portât dans la voiture et, dans son extrême anxiété, il eut recours aux plus étranges subterfuges. M. de Druffel et Mme Hirn lui représentèrent qu’ils avaient des preuves par écrit (que la chose se faisait d’accord avec l’évêque). Il demanda à les voir et quand on les lui eût montrées, il ne voulut pourtant pas se rendre. Druffel se retira dégoûté, Mme Hirn eut l’imprudence de dire au frère de la malade que celle-ci devait partir. Ce frère qui, naturellement, ne voulait pas entendre parler de cela, répéta la chose à l’extravagante sœur : ce fut comme si le feu prenait partout et le départ devint impossible ! »

Anne Catherine vit avec la plus grande tristesse l’irritation qui s’emparait de nouveau des esprits, et poussée par sa bonté et par le désir de prévenir des dissentiments ultérieurs, elle se montra prête à céder aux exigences des deux frères, en tant que Dieu le lui permettrait. Elle se consulta à cette fin avec son confesseur aux yeux duquel le fait que le nouveau prince évêque de Munster avait pris connaissance du projet de changement de domicile comme d’une chose décidée, pesait d’un tel poids dans la balance qu’il déclara qu’Anne Catherine pouvait, au nom de Dieu, quitter la maison, se rendre dans un autre logement et aussi congédier sa sœur. Elle se soumit à cette décision comme à un ordre et, la mère supérieure Hackebram étant absente, elle fit mander son ancienne maîtresse des novices, la sœur Neuhaus, pour déclarer, en sa présence et en présence du confesseur, au Pèlerin et à son frère qu’elle était prête à faire ce que décidait son confesseur. Le Pèlerin rapporte à ce sujet en termes qui témoignent d’un sentiment d’irritation encore très grand que la faible et vieille sœur Neuhaus se précipita sur le frère du Pèlerin et ne voulait pas laisser la malade s’en aller. Il la remit à sa place. La malade garda le silence, elle le laissa dans l’embarras (!), elle ne dit pas que c’était sa volonté d’être emmenée. Cette marque de faiblesse le blessa et le confirma dans la mauvaise opinion qu’il a d’elle. La maîtresse de la maison se jeta aussi sur lui. Elle et la Neuhaus reprochèrent au Pèlerin qu’il était toujours près de la malade et qu’il lui était à charge. La malade ne dit pas un mot pour y contredire 63. Ce second reniement l’irrita encore davantage. Il eut encore à combattre contre la sœur et contre l’enfant. Mme Hirn 64 déclara qu’elle ne partirait pas que la malade n’eût été emmenée hors de la maison. Enfin, dans la nuit du 6 au 7, elle fut retirée de cette maison ou règne le désordre 65 et conduite dans un autre. Quoiqu’étant entièrement sans connaissance, elle s’inclina profondément devant le Saint-Sacrement lorsqu’on la fit passer devant l’église et, le lendemain, elle croyait qu’on la lui avait fait traverser. Cela est touchant et pourtant instructif pour les personnes qui font les choses de mauvaise volonté. »

 

3. Mais il y a aussi quelque chose de « touchant » dans les aveux que le Pèlerin se vit amené à faire involontairement et à plusieurs reprises, les jours suivants. À peine la malade eût-elle été transportée dans son nouveau et sombre logement et installée dans une petite chambre fort triste située au rez-de-chaussée que le Pèlerin et son frère l’accablèrent de reproches sur « ce qu’elle n’avait agréé en rien les peines qu’ils avaient prises (pour l’emmener à Bocholt). Le frère du Pèlerin lui dit tout ce qu’il pensait de son état moral 66. Elle en eut beaucoup de chagrin et en vint à douter d’elle-même. Elle s’en ouvrit à son confesseur qui en fut aussi extrêmement agité. Alors ses misères recommencèrent et elle eut de nouveaux vomissements de sang. Mais souvent l’expression de son visage annonce que son âme jouit de la paix la plus profonde. »

 

9 août. « Elle est extrêmement troublée de ce que lui a reproché le frère du Pèlerin. Elle n’a probablement pas bien compris de quelle nature étaient ses reproches. Elle en appelle à Dieu et à son tribunal. Au milieu de tout cela, elle se montre, dans certains moments, pleine d’un calme inexprimable : on dirait une image de la paix. »

 

10 août. « Aujourd’hui elle a été très malade et elle a eu à plusieurs reprises une sueur de sang et d’eau. Elle est en outre si faible qu’elle ne peut ni parler, ni remuer la main. Mais avec cela l’expression de son visage est celle d’une paix impossible à décrire, d’un calme intérieur plein de douceur et d’une parfaite pureté d’âme. On ne peut dire combien elle est douce et épuisée de fatigue. Elle a dit : « Je suis mieux maintenant. Quand je suis malade, je suis toujours meilleure. Saint Ignace m’a ordonné de demander à Dieu le véritable esprit de paix et la connaissance de moi-même. Je reçois souvent de lui des consolations : mais on ne peut jamais savoir dans quels termes on est avec Dieu. »

Cette profonde et solide humilité, par suite de laquelle Anne Catherine était toujours portée à prendre pour vraie toute accusation portée contre elle, si injuste et si passionnée qu’elle fût, et à se croire réellement la cause « que la discorde et l’irritation naissaient autour d’elle », comme le frère du Pèlerin le lui avait reproché, cette humilité fut récompensée de Dieu par la vision consolante sur la pureté de sa contemplation, citée plus haut (tom. II, ch. VIII), et qui commence par ces mots : « Quand je vis naître de tels ennuis, etc., etc. » Elle se sentit tellement fortifiée par là que le Pèlerin put dire : « Je la trouvai le soir en vision. Elle chanta d’un air très paisible des cantiques à la louange de Marie, et dit en revenant à elle : « J’ai suivi une procession. » Son visage avait l’expression d’une gravité calme et sereine. Cela prouve combien il est absurde qu’elle s’occupe encore des choses du dehors, c’est-à-dire combien le Pèlerin a raison, en dépit de tout, de vouloir « la séquestrer absolument du monde ».

La sœur Gertrude ne fut pas emmenée dans le nouveau logement, et ainsi toutes les exigences du Pèlerin semblaient satisfaites : cependant à ses yeux la malade n’était pas encore assez séparée du monde, et il fallait que la petite nièce aussi fût renvoyé à Flamske. « Le Pèlerin demanda très simplement si elle ne pensait pas à renvoyer l’enfant chez ses parents. Elle se mit à gémir de ce qu’on ne voulait pas même lui laisser l’enfant, ce à quoi pourtant personne ne pense (!). » Le Pèlerin lui dit en plaisantant : « Je vous connais bien et je parie que vous seriez capable de reprendre votre sœur près de vous. » Elle se mit à pleurer. Certainement il ne s’était pas trompé en comptant sur sa bonté : elle ne reprit pas sa sœur avec elle et elle renvoya l’enfant à Flamske. Mais quel gré lui en sut le Pèlerin ? Il se plaignit de nouveau : « Le retour de l’enfant chez ses parents lui donne tant d’inquiétudes et de soucis que toutes les visions pont mises de côté pour un peu de linge destiné à faire des serre-tête. Ainsi beaucoup de choses se perdent encore. En général, depuis qu’elle jouit du repos, elle fait ses communications avec plus de faiblesse et de langueur, ce qui est assez singulier, car le confesseur maintenant ne s’y oppose en rien, et même l’y encourage ! » Et ailleurs : « Elle est très fatiguée et pourtant pleine de douceur ; mais elle raconte d’une manière décousue (c’est-à-dire, à cause du grand effort qu’il lui faut faire, avec des interruptions et par fragments). Cela augmente de plus en plus depuis qu’elle jouit du repos de sa nouvelle demeure... Elle a eu de très belles visions sur les chœurs des anges : mais le récit ne passe qu’après un travail domestique très insignifiant, une lessive, etc. Elle a aussi omis les visions les plus importantes par suite d’un entretien assez inutile avec le chapelain Niesing (que le Pèlerin appelle ailleurs son meilleur ami). » C’est par des plaintes de ce genre que se clôt le mois d’août, lequel pourtant avait fourni à l’écrivain une moisson d’une richesse plus qu’ordinaire.

 

4. Plus d’un lecteur trouvera peut-être inexplicable la condescendance presque passive de la malade en face des exigences du Pèlerin, et l’auteur du présent livre l’avait aussi trouvée telle lorsqu’il prit d’abord connaissance des incidents relatés plus haut. Mais quand il s’est mieux rendu compte de la direction suivie par cette âme privilégiée, sa conduite lui a apparu sous un tout autre jour. Tout ce qu’elle avait à supporter de la part du Pèlerin était disposé par la Providence divine et placé sur le chemin de sa vie dans le même but que toutes les autres circonstances que nous avons appris à connaître jusqu’ici. Jamais elle ne reçut de son guide spirituel l’injonction d’éloigner le Pèlerin de son voisinage ou de résister absolument à tout ce que celui-ci voudrait lui persuader de faire. Dans les visions préalables, elle était, il est vrai, préparée d’avance à tout ce qui la menaçait de ce côté : toutefois ce n’était pas afin quelle se dérobât aux épreuves, mais pour qu’elle en triomphât par sa vertu. Un jour elle raconta ceci : « J’ai eu, en vision, extraordinairement à faire avec le Pèlerin. Il fut obligé de me montrer son journal. Je ne pouvais pas comprendre comment il s’était arrogé tant de droits sur moi et avait pris tant de libertés. Mais il me fut ordonné de lui dire tout. Cela me parut étrange et j’en fus fort surprise parce qu’après tout, le Pèlerin n’est pas prêtre. »

Elle était donc convaincue qu’elle obéissait uniquement à la volonté de Dieu quand elle acceptait avec mansuétude les procédés les plus durs. S’il y a du reste des faits assurés où l’œil faible des mortels puisse reconnaître avec une entière clarté combien les voies de Dieu sont différentes de celles de l’habileté et du calcul humain, ce sont précisément les évènements journaliers de la vie des personnes arrivées à une haute perfection et favorisées de grâces extraordinaires. Nous sommes accoutumés à juger d’après la grandeur et le caractère merveilleux de leurs dons spirituels les rapports extérieurs dans lesquels Dieu les a placés afin qu’ils accomplissent leur tâche dans ces circonstances et non dans celles qu’ils auraient choisies ; nous voudrions en conséquence que leur vie extérieure se réglât sur leur vie intérieure parce que nous trouvons cela plus conforme à l’ordre tel que le conçoit notre intelligence si courte. Mais c’est là une grande erreur et le Pèlerin y est tombé de son côté, lui qui, voyant Anne Catherine surabondamment comblée de grâces extraordinaires, ne voulut jamais reconnaître que ces dons sublimes n’étaient pas le but de sa vie, mais la récompense de sa fidélité dans les petites choses, de ses pratiques de chaque jour et de chaque heure, de ses victoires dans des combats qui se dérobaient souvent à ses yeux, et que Dieu est plus glorifié par des actes d’abnégation et de charité parfaites, quoique cachés au monde parce qu’ils se font intérieurement, que même par les miracles et les signes que ses élus pourraient opérer. Si nous appliquons cette mesure aux directions données à Anne Catherine, sa condescendance envers les demandes du Pèlerin, la bonté, la douceur et la patience avec lesquelles elle supporte ses caprices et ses exigences croissantes de jour en jour, nous apparaîtront comme un enchaînement des vertus les plus sublimes et comme la garantie de sa fidélité envers Dieu : nous verrons dans le Pèlerin lui-même un simple instrument dont les procédés perdent beaucoup de leur dureté apparente, lorsque nous considérons quelles intentions et quel zèle pur leur servaient de mobiles. Quand elle lui raconta, le 14 février, la vision sur les deux chœurs de saints dont l’un priait pour qu’elle continuât à vivre, l’autre pour sa dissolution, elle tait par humilité qu’il avait été laissé à son libre choix de décider laquelle des deux prières serait exaucée : le résultat devait dépendre de sa prière à elle et du côté vers lequel elle inclinerait. Mais elle fut si émue par la vue soudaine d’une personne qui allait faire une fin malheureuse, à moins d’un secours extraordinaire, qu’elle demanda à rester encore ici-bas sur la voie de souffrances qu’elle avait suivie jusqu’alors, pour le salut de ceux qui se perdaient, et à y marcher avec la même fidélité aux vues de Dieu sur elle. C’est pourquoi la première manifestation de cette vie qui lui était rendue fut un acte d’obéissance envers le représentant de Dieu, puisqu’elle ne voulut prier à genoux pour le mourant que si son confesseur le permettait. Et, cet acte, si insignifiant en apparence, était plus que la vision qui ne pouvait lui être octroyée qu’en vue d’une semblable fidélité. Elle voyait dans le Pèlerin l’instrument des desseins de Dieu, au moyen duquel elle pouvait arriver à exercer sans relâche les vertus les plus difficiles. Elle ne pouvait pas et ne voulait pas l’éloigner d’elle : car il fallait qu’il fût près d’elle pour qu’elle pût remplir complètement sa tâche et c’est ce qui eut lieu en réalité. Du reste ses visions et sa direction intérieure aussi bien que les évènements du dehors, comme nous le verrons bientôt, indiquaient clairement qu’avec son entrée dans sa nouvelle demeure commençait aussi pour elle une nouvelle période de sa vie.

 

5. Le Pèlerin avait obtenu tout ce qui avait été si longtemps l’objet de ses désirs : cependant il se sentit bientôt aussi peu satisfait qu’auparavant. Les anciennes plaintes se renouvellent. Peu de jours après la mort de l’abbé Lambert, il s’emporte déjà contre le P. Limberg pour n’avoir pas empêché les visites des anciennes consœurs et d’autres personnes s’intéressant à Anne Catherine. « Après la mort du malade qui causait tant de dérangements, le calme qui en devait résulter n’aboutira qu’à créer un foyer de commérages et à faire naître l’agitation la plus déraisonnable dans l’entourage. On ne prendra aucun moyen pour assurer du repos à la malade et on ne parviendra pas non plus à dompter sa sœur. Ainsi l’on pourra voir que ce n’était pas Lambert qui mettait obstacle au bon ordre, mais qu’il soutenait encore comme une espèce d’étai cet amas de décombres sous lequel ce pauvre vermisseau malade a sa demeure et qu’avec la chute de cet étai tout tombe sur elle. Il n’y a nul ordre, nulle discrétion, mais seulement un empressement inintelligent dans tout ce qu’on cherche à faire pour elle... Elle-même reçoit amicalement toutes les personnes qui la visitent et ne refuse d’en voir aucune. Et pourtant elle désirait que personne ne vint la voir ! » Et un an après la mort de Lambert, le Pèlerin fait cet aveu : « Elle témoigne souvent un vif regret que Lambert n’existe plus. Cela tient à ce que, de son vivant, elle pouvait recevoir plus souvent la communion dont la privation lui est très pénible. Son plus vif attrait la porte uniquement vers les prêtres qui peuvent la bénir et lui donner la nourriture. Et celui qui lui porterait chaque jour la communion deviendrait son unique et son meilleur ami. Tous les autres témoignages d’affection ne semblent faire aucune impression sur elle. Comme le Pèlerin n’est pas un prêtre qui puisse lui porter le sacrement, elle ne s’intéresse pas à lui ni à ses efforts et va jusqu’à dire nettement quand elle est dans son état de faim et de langueur : « Je n’ai aucun secours, aucune consolation : le Pèlerin lui-même est pour moi une fatigue, je le sens tous les jours davantage. » Quiconque connaît sa situation peut dire qu’elle n’a jamais eu une véritable consolation, mais au contraire infiniment d’ennuis et d’embarras. Du reste les plaintes qu’elle fait viennent seulement de la privation du Saint-Sacrement dont elle a si grande faim. »

Wesener aussi se tenait à l’écart : mais le Pèlerin fait cette remarque : « Le confesseur en est attristé. Le Pèlerin trouva la malade très abattue par suite de ce qu’elle avait eu à souffrir la nuit. Elle dit qu’elle s’abandonnait entièrement à la volonté de Dieu : qu’elle ne ferait rien pour améliorer son état. Mais elle semble dans un état de tentation par suite de la chaîne de l’habitude : car elle s’afflige, à cause du confesseur, de ce que les visites du médecin sont interrompues, ce que Dieu peut-être a disposé pour un plus grand bien. » Or c’était à cause de la continuelle irritabilité du Pèlerin que Wesener venait plus rarement pour éviter de le rencontrer trop souvent près de la malade.

La sœur Gertrude est enfin congédiée et à sa place on a pris une étrangère comme garde-malade, mais cette sœur reste encore à Dulmen, elle vient toutes les semaines voir Anne Catherine qui l’accueille avec bonté : bien plus, celle-ci se fait tancer par le Pèlerin pour le méfait impardonnable qui consiste à s’entretenir avec Gertrude et parfois à pleurer avec elle. Combien le Pèlerin  doit être inconsolable de pareilles choses ! Et la garde de son côté n’est pas comme une ombre qui disparaisse sans bruit à l’approche du Pèlerin. Oui, elle ose s’adresser à la malade pour lui demander conseil et elle a par là-dessus le malheur d’être « très maladroite et de n’être bonne à rien ». Mais « l’insurmontable condescendance » de la malade fait que non seulement elle la supporte patiemment, mais « qu’elle travaille et coud pour la vieille fille, qui ne vient jamais à bout de rien finir, en sorte que les visions les plus importantes sont laissées de côté. » Et encore : « Malheureusement aujourd’hui la malade est dans un triste état, pleine de soucis et de chagrins, et elle a de telles douleurs à la place des stigmates que ses mains tremblent continuellement. En outre elle augmente encore sa fatigue en bavardant avec la vieille fille et en travaillant à l’aiguille, et les deux ou trois minutes accordées au Pèlerin ne sont pas sérieusement utilisées. On voit même qu’elle n’a ni l’envie ni la volonté de raconter. Il faut toujours solliciter comme ferait un mendiant. Et le Pèlerin ne réclame que quand elle voudrait parler d’autres choses tout à fait indignes de l’occuper. Chaque jour il se fait des pertes irréparables. Elle-même est un simple miroir qui, lorsqu’elle parle pendant la vision, rend parfaitement ce qu’elle voit. Si elle raconte, étant à l’état de veille, alors elle passe sous silence ce qu’il y a de plus important, soit par ennui de raconter, soit par suite de préjugés ou de scrupules de toute espèce. Elle a toujours sous la main une excuse fort commode : « Cela, dit-elle, est dans l’Écriture sainte » : et le Pèlerin a beau répéter mille fois que non, elle ne cesse pourtant pas d’y revenir. Elle ne semble pas tenir compte de la fatigue du Pèlerin. Tout reste comme par le passé. Bien plus, elle s’est plainte au chapelain Niesing que le Pèlerin la fatigue par ses importunités, tandis qu’au contraire celui-ci la ménage à l’excès. Le Pèlerin ne peut voir dans ces plaintes que de pures imaginations, ne doit-il pas être affligé que tant de choses se perdent ? Elle sent qu’il en est tout contristé et cela augmente la difficulté qu’elle trouve à raconter. » Enfin le Pèlerin est aussi irrité contre la pauvre vieille fille qu’il l’avait été précédemment contre Gertrude. « Il n’y a autour de la malade que désordre et confusion, c’est à dégoûter ! » s’écrie-t-il au bout d’un an. Par suite de son impuissance totale à s’aider elle-même, de ses innombrables souffrances intérieures et des désagréments extérieurs qui résultent de la grossièreté et de la stupidité de la vieille fille, elle est avec ses maux d’yeux et ses terribles vomissements une véritable image de la douleur, mais plus il serait possible de lui venir en aide, plus il est révoltant de la voir ainsi souffrir. Il n’y aurait rien à faire qu’à renvoyer la vieille fille et à prendre une servante entendue et humble, mais le confesseur s’y refuse toujours. »

 

6. En se plaignant qu’Anne-Catherine ressemble dans la contemplation à un simple miroir où aucune image ne se perd et qu’à l’état de veille elle passe beaucoup de choses sous silence, le Pèlerin a trahi le motif secret de ses efforts pour bannir de son voisinage tout ce qui pourrait l’interrompre pendant la contemplation. Ce zèle excessif lui faisait oublier que ce n’étaient pas les visions, mais la pratique de l’amour de Dieu et du prochain qui servaient à sanctifier la malade et qu’aucun mortel ne peut posséder la lumière prophétique sans des vertus et des souffrances extraordinaires. Il ne sentait pas qu’il combattait contre l’ordre voulu de Dieu et c’est pourquoi l’insuccès inévitable de ses plans rendait cet homme, malgré son bon cœur, irritable et dur envers tous ceux qui, dans son opinion, mettaient obstacle à ce que les visions lui fussent racontées pendant la contemplation même. Bien plus, il n’épargne aucun reproche à la malade elle-même lorsqu’il voit que sa bienveillance et sa bonté envers tous est cause que les visites ne diminuent pas. Presque tous les jours, il voit de ses yeux comment, oubliant ses propres souffrances, elle reçoit tous les pauvres, tous ceux qui cherchent des consolations ou de l’assistance, avec une bienveillance si parfaite et si sincère que personne ne peut la quitter sans être consolé. Elle tressaille quelquefois involontairement et laisse échapper de faibles plaintes, s’il lui vient des visiteurs lorsqu’elle est en proie à des souffrances plus qu’ordinaires, mais pourtant son admirable amour du prochain est plus fort que toutes les peines qu’elle a à endurer. Elle surmonte à l’instant même les répugnances de la faiblesse humaine, elle reçoit la force nécessaire pour servir Dieu dans la personne du prochain et pour accomplir, en le servant ainsi, quelque chose d’incomparablement plus grand qu’en contemplant les visions qui lui sont présentées. Mais c’est ce que le Pèlerin ne veut pas comprendre ; de là des explosions de plaintes comme celles-ci : « Tout s’est perdu aujourd’hui ! La malade, presqu’à l’agonie, a été assiégée de visites, personne ne leur refuse l’entrée. Et elle-même les accueille amicalement. Mais quand les visiteurs sont à la porte, elle se meurt dans les souffrances et les tortures d’une cruelle maladie. On ne peut prendre la responsabilité de tout cela, car toutes ces personnes n’ont rien à lui dire, mais la malade rassemble ses forces et fait en sorte que les gens croient être les bienvenus. Qu’en résulte-t-il ? La perte de toutes les visions. Elle gémit le soir de ne pouvoir plus rien raconter. Le Pèlerin n’a jamais vu qu’elle ait décliné la moindre visite pour communiquer ses visions. » Et encore. « Elle était malade et dans un état pitoyable. Elle pleurait parce que des visites allaient venir. Et pourtant elle reçoit ces gens, jase avec eux et leur fait même des cadeaux. »

Quoique les propres frères et les plus proches parents d’Anne Catherine ne vinssent que très rarement dans l’année passer deux ou trois jours à Dulmen et missent la réserve la plus discrète dans leurs rapports avec la malade, le Pèlerin, pourtant, en venait à se regarder comme très malheureux lorsque cela arrivait. La malade, il est vrai, s’entretenait avec eux, se faisait raconter leurs soucis et leurs arrangements domestiques. Ce sont là des méfaits où le Pèlerin voit une infidélité impardonnable à la mission de sa vie. Son frère aîné a pour fils un très bon jeune homme qui veut se faire prêtre. Ce jeune homme se permet, tous les ans, de passer près de la malade une partie de ses vacances : celle-ci a pour lui la sollicitude d’une mère spirituelle afin qu’il soit un jour un bon prêtre, mais tant que le timide neveu réside à Dulmen, la malade et lui sont forcément dans une inquiétude continuelle et tremblent que la colère péniblement contenue du Pèlerin à propos « des dérangements » n’en vienne à un éclat douloureusement blessant. « Son neveu et sa nièce aussi, dit-il, sont ici de nouveau. Elle est, sans la moindre nécessité, préoccupée, affairée, troublée à leur occasion ! Elle leur fait des tartines de beurre, leur coupe des tranches de jambon, leur verse du café. C’est pour de pareilles choses qu’elle laisse tout s’échapper. Plus elle a vu et moins elle dit. Il faut au Pèlerin une patience de fer pour persévérer au milieu d’un tel désordre, quand il n’y a ni surveillance, ni régularité. » Elle pleure de la colère injuste du Pèlerin et dit : « J’ai toujours des visions pendant que j’ai à travailler ici. Il faut que j’aie mon neveu 67 près de moi afin qu’il ne tombe pas dans le péché, qu’il ne sente pas le poids de sa pauvreté et ne devienne pas orgueilleux. Je ne dois pas non plus renvoyer l’enfant (sa nièce) aux paysans : car je vois toutes ses dispositions et je sais ce qui l’attend si je la laisse à Flamske. J’ai des visions touchant sa vie future et j’ai à prier et à travailler pour qu’elle échappe aux dangers dont son âme est menacée. La comtesse de Galen a la bonté de vouloir prendre l’enfant chez elle, mais je ne sais pas si je dois accepter cette faveur. » Quel est l’effet de ces paroles si conciliantes ? Un nouvel accès de mauvaise humeur : car voici comment parle le Pèlerin : « Que le neveu ne veuille pas rester chez ses parents et l’enfant non plus, c’est chez le premier un sot amour-propre, chez l’autre l’effet des habitudes qu’elle a prises ailleurs. » Mais les exigences du Pèlerin allaient encore plus loin : il ne voulait pas qu’Anne Catherine s’occupât, même en pensée, de son neveu et de sa nièce.

 

8 septembre 1822 : « C’est aujourd’hui son jour de naissance. Elle est entravée, dérangée par son rustique neveu des défauts duquel elle parle volontiers : mais si le Pèlerin indique des moyens d’y remédier, elle se choque facilement. Elle a dit, pendant que ce neveu se promenait dans la chambre, qu’elle ne pouvait rien raconter aujourd’hui. Le Pèlerin en a eu du chagrin : il lui a rappelé sa promesse de lui tout raconter et il s’est retiré. Elle a été très malade et elle a vomi. Le soir le Pèlerin, par l’intermédiaire du confesseur, a fait persuader au neveu de quitter Dulmen pour un voyage à pied. »

 

9 septembre. « Le neveu est parti. Elle est occupée intérieurement de sa nièce et de son neveu : elle est distraite et accablée de soucis inutiles. »

 

13 octobre. « La nièce part pour retourner chez ses parents. Grand trouble intérieur. »

 

14 octobre : « Elle est un peu plus calme : mais elle a encore l’esprit occupé de sa nièce. »

 

Le résultat ultérieur a montré qui était dans le vrai et qui agissait en conformité avec les desseins de Dieu clairement reconnus : car ce neveu, aidé par la bénédiction et les prières de la malade, devint un des ornements du clergé de Munster, auquel il fut enlevé trop tôt par une mort prématurée, au grand regret de tous les gens de bien.

 

20 octobre 1822. « Vomissements très forts avec accès de toux convulsive. Lorsqu’elle est en train de raconter la vie de Jésus, arrive son frère le tailleur ; et quoique cette visite soit tout à fait superflue et importune, le Pèlerin est obligé de se retirer comme si c’était le Pape. Quand sa sœur vient, elle lui fait ordinairement signe de s’enfuir. Ainsi le sérieux travail auquel le Pèlerin a dévoué sa vie doit céder la place à la première servante venue, à la causerie la plus inutile, et le Pèlerin a appris à ne jamais faire mauvaise mine quand de telles occasions se présentent. À ce frère vient se joindre encore un paysan et ils restent assis-là jusqu’au dîner. Le soir encore Mme Wesener est venue et il n’est resté au Pèlerin qu’une petite heure pour recueillir les débris de visions perdues. Ainsi, depuis plusieurs années, rien ne s’est amélioré dans ses rapports avec le dehors. Jamais elle n’a jugé que ces graves communications fussent une raison de faire attendre un instant la visite la plus insignifiante. Il faut que ces choses d’un intérêt si sérieux se perdent à l’occasion de l’incident le plus futile. Tout reste en suspens, mais sa vie spirituelle et contemplative poursuit son cours sans interruption ! »

« Une bonne vieille parente est venue la visiter aujourd’hui. Elle se trouve très malheureuse de ne pouvoir lui offrir du café à cause de l’absence de la vieille fille. Celle-ci est à l’église : la vieille parente se réjouit de pouvoir faire le chemin de la croix étant encore à jeun, mais la malade jase encore avec le jeune paysan, son neveu, et laisse les visions s’échapper. Oui ! elle jase gaiement avec la vieille. C’est merveille qu’il reste encore ce qui suit pour le Pèlerin... »

« À peine le Pèlerin a-t-il subi, avec une impatience qui le met au supplice, des récits embrouillés touchant sa maladie et les soucis qui la préoccupent (or tout cela est un vrai labyrinthe parce qu’elle ne dit jamais les causes intérieures), qu’arrive le vicaire Hilgenberg avec lequel elle cause sur des riens et tout est perdu pour le Pèlerin... »

Mais quand le Pèlerin introduit lui-même des visiteurs auprès de la malade, ou quand elle reçoit des visites qu’il trouve agréables, il n’a garde de se plaindre. Par exemple : « Chose remarquable, étant presque incapable d’ouvrir la bouche, elle fut rassérénée par la venue de N. N. et put, une heure durant, s’entretenir suffisamment avec lui. Après cela elle était plus morte que vive, tant sa fatigue était extrême. » Et encore : « Le frère du Pèlerin vint et ses nombreux et intéressants récits apportèrent quelque trouble dans le courant paisible de ses communications... » « Les visions de la nuit se sont perdues par suite de la visite que le frère du Pèlerin a faite à la malade dans la matinée. L’effort qu’elle a fait pour s’entretenir avec lui l’a tellement épuisée qu’elle a vomi du sang lorsqu’il s’est retiré. Grâce à Dieu, le repos de la matinée n’est pas troublé intérieurement par là, non plus que celui du Pèlerin. »

 

7. La vision où la vie avait été donnée de nouveau à Anne Catherine et où elle avait eu à prier pour un mourant dont l’âme se serait perdue sans son secours, signifiait que dorénavant la partie la plus importante de ses œuvres de charité envers le prochain consisterait à préparer les agonisants à une bonne mort en prenant sur elle leur état quant au corps et quant à l’âme. Elle n’avait donc pas seulement à prendre sur elle, à combattre et à surmonter les maladies et les souffrances physiques des mourants, mais aussi leurs infirmités spirituelles, les conséquences de mauvaises habitudes et de passions ayant duré de longues années avec les tentations dont elles étaient la source. Le secours des saints dont les reliques se trouvaient dans son « église » lui fut promis pour cette pénible lutte. – Elle dit le 30 août 1821 : « J’ai eu une merveilleuse vision de toutes les reliques qui sont près de moi. Je les vis toutes selon leur forme, les couleurs de leur enveloppe et le nombre des parcelles. Alors tous les saints sortirent de leurs reliques et se rangèrent autour de moi selon les hiérarchies auxquelles ils appartenaient. Je les reconnus tous et je vis les scènes de leur vie. Il y avait entre les saints et moi une grande table 68 couverte de mets célestes et les ossements disparurent. Je chantai avec les saints le Lauda Sion 69 avec accompagnement d’une musique céleste : je vis les instruments dont jouaient plusieurs saints. Il y avait aussi là beaucoup d’enfants bienheureux. J’étais très triste pendant cette vision : c’était comme si les saints me faisaient leurs adieux : ils montraient une affection touchante envers moi parce que je les avais honorés et aimés et je compris intérieurement que je ne devais plus avoir si souvent les visions provoquées par des reliques parce que d’autres travaux me sont réservés. Les saints se retirèrent aux sons de la musique céleste, faisant volte-face et me tournant le dos. Je courus après eux et je voulus encore voir les traits de la dernière apparition : c’était saine Rose ; mais elle disparut. Cependant la Mère de Dieu, saint Augustin et saint Ignace de Loyola vinrent à moi et me donnèrent des consolations et des instructions que je ne puis pas répéter. »

Ces instructions se rapportaient aux nouveaux travaux par la souffrance : car, peu de jours après, le Pèlerin eut à rendre compte d’un état de la malade qu’il n’avait jamais vu chez elle et qu’il trouva incompréhensible et tout à fait étrange. « Depuis le 29 août, dit-il, elle passa d’une maladie à l’autre ; ce fut une alternative de convulsions, de sueurs, de douleurs dans les membres et aux plaies. Souvent elle semblait à toute extrémité : dans les intervalles, abattue et fatiguée comme elle l’était, elle avait à combattre les tentations les plus insensées, des inquiétudes extravagantes touchant la nourriture, etc. Le 2 septembre, dans l’après-midi, ces luttes amenèrent chez elle un délire bien caractérisé. Il vint une nouvelle attaque de ses souffrances corporelles ; elle était à la fois à l’état de veille et clairvoyante et elle faisait entendre des plaintes incessantes comme celles-ci : « Cela ne peut pas aller plus loin, je n’ai jamais été aussi pauvre. Je ne puis pas payer mes dettes. Tout est perdu, l’intérieur et l’extérieur. » Et encore d’autres extravagances. Avec cela elle n’était pas de mauvaise humeur, mais prenait la chose presque gaiement, car elle secouait la tête, désirait voir bien loin ces sottes pensées et traitait d’insensés les discours qu’elle tenait. Elle répéta aussi devant la maîtresse de la maison ces paroles délirantes, mais en même temps elle s’excusa de sa déraison, demanda pardon, dit qu’elle était au supplice et dans un grand trouble. Vint ensuite une nuit de cruelles souffrances. Les attaques durèrent jour et nuit jusqu’à la foirée du 4. Elle les combattit si fortement que dans la matinée elle tomba en défaillance. Son délire portait sur ce qu’elle n’avait pas d’argent, qu’elle ne pouvait subvenir à ses besoins et que pour cela elle n’avait personne sur qui compter. » Le Pèlerin termine ce récit par ces mots : « C’est une des épreuves les plus propres à bouleverser que de voir une personne si favorisée de Dieu dans un tel état de détresse, de misère et d’infirmité quand la grâce se détourne d’elle. Mais, par suite de toutes ces rêveries, les visions les plus importantes se perdent. Quel pauvre vaisseau est l’homme ! Combien Dieu est miséricordieux et patient avec lui ! »

Pourtant la grâce ne s’était pas éloignée d’elle comme le croyait à tort le Pèlerin et elle n’avait pas été dans le délire, ni dans la rêverie, mais elle avait livré victorieusement un rude combat contre les passions d’un mourant et à la place de celui-ci qui, sans les expiations extraordinaires d’une personne substituée à lui, n’aurait pu délivrer son âme de soucis et d’attachements immodérés qui l’enchaînaient aux choses de la terre et dans lesquels il était resté captif pendant toute sa vie, Anne Catherine avait pris sur elle la violence de ces passions, lutté contre elles, triomphé d’elles et affranchi par là les forces morales du mourant, devenu dès lors capable de coopérer avec la nouvelle grâce qu’elle lui avait obtenue et de s’occuper avec fruit de pensées salutaires.

Cette terrible tâche lui avait été déjà annoncée pour la première fois, le jour de l’Assomption, dans une vision dont elle raconta ce qui suit : « Je vis célébrer l’Assomption de Marie dans l’Église du ciel. Je vis la Mère de Dieu enlevée de l’Église de la terre, située plus bas, par des anges innombrables, portée comme sur une couronne formée de cinq arceaux et planant au-dessus de l’autel. La sainte Trinité s’abaissa du haut des cieux et posa une couronne sur la tête de Marie. Les chœurs des saints et des anges environnaient l’autel où des apôtres célébraient le service divin ; ces chœurs étaient rangés comme les chapelles latérales d’une église. Je reçus le saint Sacrement et Marie vint à moi, puis, comme sortant d’une chapelle latérale, vint saint Ignace en l’honneur duquel j’ai fait, cette semaine, un exercice de dévotion spécial. Il me fut dit que si mon confesseur me l’ordonnait au nom de Jésus, je me lèverais et pourrais de nouveau marcher, même quand je serais tout à fait malade et dans le plus triste état. J’étais très impatiente que cela arrivât et je répondis : « Pourquoi pas à présent 70 ? » Alors j’entendis à ma droite une voix semblable à celle de mon époux céleste qui disait : « Tu es à moi : pourquoi faire ces questions, si je le veux ainsi et non autrement. »

Lorsqu’elle donna connaissance de cette vision à son confesseur, celui-ci répondit qu’avant de donner cet ordre, il lui fallait être assuré que c’était la volonté de Dieu qu’il risquât une chose aussi grave.

 

8. La promesse touchant la faculté de marcher s’accomplit le jour de la Nativité de la sainte Vierge. Voici ce qu’elle raconta : « La veille de la fête, je fus en proie à de grandes douleurs, j’eus de violentes convulsions, cependant je ressentais une joie intérieure. J’eus aussi une très mauvaise nuit : mais à trois heures du matin, à l’heure où la sainte Vierge fut mise au monde, elle m’apparut et me dit que je me lèverais et que je pourrais marcher un peu. Je l’aurais pu déjà le jour de l’Assomption ou celui de la fête de saint Augustin, si mon confesseur me l’avait ordonné : mais maintenant c’était par elle que cela devait se faire. Je dois, dans cet état, faire et souffrir en son honneur tout ce qui se présentera. Elle ajouta que je ne reviendrais jamais tout à fait bien portante, ni capable de manger et de boire comme d’autres personnes, mais que j’aurais encore à supporter beaucoup de maladies et de souffrances ; elle dit encore que les grâces qui ont été départies aux hommes le jour de sa naissance continuent à se répandre sur eux, maintenant encore, et que je devais prier pour la conversion des pécheurs. Je ne devais non plus essayer de marcher qu’en présence de mon confesseur : mais il ne fallait me laisser arrêter par aucun doute. Je fus remplie de joie, mais plus faible et plus malade qu’auparavant : j’eus des crampes et des douleurs encore plus fortes, surtout dans la poitrine. Mais la sainte Vierge me dit : « Je te donne la force » et, au moment qu’elle parlait, sa parole sortit substantiellement de sa bouche pour entrer dans la mienne sous la forme et avec le goût d’un aliment délicieux. Je me mis aussitôt à prier, suivant son ordre, pour la conversion des pécheurs qu’elle me montra et dont je vis quelques-uns devenir contrits. J’eus encore une vision le matin, après que mon confesseur m’eut donné la sainte communion. Je vis la sainte Vierge, sainte Anne, saint Joachim, saint Joseph,  saint Augustin et saint Ignace. La sainte Vierge me releva sur mes pieds, je crus marcher autour de la chambre, soutenue par tous ces saints, et ce fut comme si tout m’y aidait et se prêtait à mes mouvements, le plancher, la table et les murailles. Je ne sais pourtant pas si je me suis levée corporellement ou seulement en vision. »

Vers midi, elle demanda à son confesseur la permission de se lever et de marcher. Il doutait encore et lui représenta son extrême faiblesse : mais elle lui redit la promesse qu’elle avait reçue ; alors il donna la permission. Elle se couvrit de son manteau avec un joyeux empressement, descendit du lit, marcha à travers la chambre comme un enfant dont les pas sont mal assurés et alla s’asseoir sur une chaise. Elle paraissait épuisée de fatigue, mais ivre de joie. La lumière qui tombait sur son visage et à laquelle elle n’était pas habituée, l’éblouit. Elle était très dépourvue de force, et il fallut la soutenir pour qu’elle pût faire encore quelques pas dans la chambre. Elle souffrait beaucoup à l’endroit des stigmates, aux pieds, aux mains et au côté. Elle se mit ensuite sur le fauteuil à bras, se montra très joyeuse et très émue et ne revint à son lit que le soir.

Elle prit dès lors très sérieusement l’habitude de se lever et de marcher, ce qui, à raison des diverses infirmités de son corps martyrisé, lui occasionnait de grandes fatigues, mais elle y voyait un ordre auquel elle s’efforçait d’obéir chaque jour dans la mesure de ses forces. Toutefois elle se traînait si péniblement autour de sa petite chambre que le Pèlerin, pour la soulager, lui procura une paire de béquilles : ce dont il parut bientôt avoir du regret, car il craignait que ses efforts pour marcher n’apportassent un nouvel obstacle à la communication des visions. Un jour qu’ayant une crainte de ce genre, il blâmait la malade de ce qu’une personne comblée de si grandes grâces pouvait se montrer impatiente d’essayer une misérable promenade de quelques pas, faite, non sans danger, avec des béquilles ; elle lui répondit : « J’ai vu la plus parfaite des créatures, la sainte Vierge quand elle était au temple, demander plusieurs fois avec impatience à la prophétesse Anne : « Quand donc l’enfant viendra-t-il au monde ? Ah ! si du moins je pouvais voir l’enfant ! Ah ! si du moins j’étais vivante quand l’enfant naîtra ! » Alors Anne paraissait mécontente et disait : « Ne me trouble pas dans mon travail ! Je suis ici déjà depuis soixante-dix ans, il faut que j’attende l’enfant jusqu’à cent ans ! Et toi, tu es si jeune, tu n’attendras pas ! » Et Marie pleurait souvent, consumée par son ardent désir. »

Le Pèlerin ne comprit pas le sens profond de cette touchante réponse, quoiqu’il ne fût pas difficile à saisir. Elle voulait en effet lui donner à entendre qu’elle n’était pas impatiente de marcher avec des béquilles, mais qu’elle était impatiente de secourir les âmes pour lesquelles seules la faculté de marcher et de manger lui avait été donnée.

Voici ce qu’il rapporte, à la date du 1er novembre : « Depuis quelques semaines la malade trouve plus de facilité à se lever, à marcher à l’aide de béquilles, à se tenir assise et à coudre. Elle arrive aussi à s’habiller entièrement de ses propres mains. Elle peut prendre du potage et un peu de café. Dans les derniers jours d’octobre, elle a sucé des carottes. »

Pendant que l’entourage de la malade considérait ces phénomènes extérieurs comme une amélioration purement naturelle dans son état physique et l’exercice qu’elle faisait en marchant comme une marque de son désir d’être guérie, tout cela était, suivant l’ordre voulu de Dieu, une œuvre d’expiation douloureuse accomplie pour le salut des âmes.

Elle ne se borne plus simplement à endurer de grandes souffrances afin d’obtenir pour des pécheurs impénitents ou pour d’autres personnes qui s’approchent des sacrements avec des dispositions défectueuses ou mauvaises la grâce efficace d’un repentir proportionné à la grandeur des fautes, d’une contrition véritable et d’une humble et sincère confession, mais elle est comme substituée à ces personnes, quant à leurs souffrances, aux dangers que court leur âme, par conséquent, quant aux tentations et au vif attrait vers certains péchés qu’Anne Catherine doit combattre à fond, indépendamment des attaques de l’esprit malin. À cela se lie l’acceptation de toutes les suites extérieures, souvent honteuses, de ces péchés d’habitude qui alors pèsent de tout leur poids sur l’instrument d’expiation substitué aux vrais coupables jusqu’à ce que le combat soit suivi de la victoire. Elle ne put raconter que ce qui suit d’une grande vision concernant cette substitution. « J’ai eu une vision qui m’a montré pourquoi j’avais tant de maladies. Je vis Jésus apparaître avec une taille gigantesque entre le ciel et la terre. Il avait la même figure et le même vêtement que lorsqu’il fut livré aux insultes de ses ennemis. Mais il avait les mains étendues et pesait sur le monde : c’était la main de Dieu qui pesait ainsi sur lui. Je vis, sous forme de rayons colorés, le malheur, la souffrance et la douleur descendre sur beaucoup de personnes de toutes conditions ; je vis aussi que, quand j’étais saisie de pitié et que je priais, des torrents entiers de douleurs les plus variées se détournaient de la masse, pénétraient en moi et me torturaient de mille manières ; la plus grande partie me venait de personnes de ma connaissance. C’était Jésus, mais toute la sainte Trinité était intérieurement dans cette apparition. Je ne la vis pas, mais j’en eus le sentiment. »

Un fait qu’elle raconta le 18 février 1823 montre de quelle force elle était armée pour sa tâche et combien cette force était accrue par ses souffrances et ses vaillantes luttes : « Je parlais à mon confesseur, dit-elle, et j’étais dans l’état de veille naturel. Tout à coup je me sentis tomber en défaillance et ce fut comme si j’allais mourir. Mon confesseur s’aperçut de cet état et dit : « Qu’est-ce que cela peut signifier ? » Je lui dis que je sentais qu’une force sortait de moi, et je vis cette force sous forme de rayons s’en aller au loin et se répandre sur vingt personnes. J’en vis quelques-unes à Rome, d’autres en Allemagne, d’autres dans notre pays. Je vis ces hommes appelés à combattre contre une puissance formidable : leur courage fut ranimé par cette effusion de force. Cela me fit plaisir. Je vis alors la prostituée de Babylone venir à moi sous une forme révoltante pour la pudeur. Elle portait à la main son pourpoint bariolé chamarré de rubans, et la force qui était encore en moi se dirigea vers elle. Cela me causa d’abord beaucoup de répugnance : mais cette force la contraignit de se recouvrir de son pourpoint, puis avec chaque rayon émané de cette force je nouai l’un après l’autre tous les rubans de son pourpoint en faisant des nœuds de plus en plus serrés, si bien que tout ce qu’elle portait en elle fut comprimé et étouffé. C’étaient mille plans formés par l’impiété contre l’Église, plans qu’elle avait conçus dans ses accointances avec les esprits du monde et du siècle. »

Dans cette substitution aux mourants et cette lutte contre les dangers que courait leur âme, Anne Catherine apparaissait comme une personne double : tantôt elle était comme surmontée par la tentation ou par l’attraction violente vers le péché contre laquelle elle luttait péniblement, tantôt elle était comme l’image de la paix et du repos. On voyait alors jusque sur les traits de son visage, dans sa parole, dans son geste, dans le ton de sa voix, se peindre le caractère de la personne étrangère pour laquelle elle avait entrepris la lutte, jusqu’à ce que la pureté de son cœur brillât comme un rayon de soleil à travers les nuages et révélât que rien n’avait terni le miroir de son âme. On peut se représenter ce double état si l’on se figure un homme pratiquant le jeûne et la pénitence qui, pour sauver un ivrogne d’une chute inévitable dans l’abîme, prend sur lui-même l’état d’ivresse malgré le dégoût et l’horreur qu’il en a. Quoiqu’il ne perde pas par là la conscience de lui-même, il se trouve pourtant comme lié par une force étrangère contre laquelle il lui faut lutter avec les plus grands efforts afin de ne pas être entraîné dans le vertige, et il lui faut combattre en même temps la répugnance involontaire que lui inspire l’état qu’il a pris sur lui. Alors deux choses se manifestent en lui nécessairement et simultanément : l’état de l’homme sobre et l’état d’ivresse. Un jour qu’Anne Catherine voulait rendre compte de ce qu’elle ressentait dans cet état de souffrance, elle dit : « Il me semble que je suis double, qu’il y a sur ma poitrine une image en bois de moi-même, laquelle parle sans que je puisse l’en empêcher (c’est-à-dire par laquelle l’état emprunté de désespoir, d’impatience, d’intempérance, etc., arrive à s’exprimer par des paroles). En réfléchissant là-dessus, je vois que je dois laisser les choses aller ainsi, que l’image doit mieux savoir que moi ce qu’elle a à faire et qu’elle doit répondre pour moi. Dans cet état, l’autre conscience qui est en moi a comme le gosier comprimé. »

« Souvent je ne sais plus que faire pour résister aux nombreuses visions qui me remplissent d’angoisse et de terreur. Ce ne sont pas des attaques soudaines ou de simples pensées, mais des scènes entières que je vois et que j’entends, qui tendent à m’attirer, à m’effrayer, à m’irriter : en sorte qu’il me faut combattre de toutes mes forces pour ne pas succomber. Des personnes et des évènements me sont montrés en vision : il me faut voir les plans suivant lesquels telle ou telle chose se fait contre moi : j’entends le rire insultant de l’ennemi et il me faut lutter très péniblement pour reconnaître que tout cela se fait parce que Dieu le permet, pour ne pas me laisser abattre et pour repousser l’ennemi avec ses mensonges. Quand toutes ces visions m’excitent à l’impatience, l’approche de mon confesseur, une parole de consolation de sa part, sa bénédiction sont pour moi un secours momentané ; mais l’impatience de mon entourage (c’est-à-dire les plaintes éternelles du Pèlerin) m’est dans ces moments-là plus pénible encore qu’à l’ordinaire. »

« On m’a présenté un grand miroir avec un magnifique cadre doré, mais où je n’ai pu voir que des choses qui devaient m’exciter à la colère. Je me scandalisai à la vue de ce vaniteux miroir et je cachai mon visage dans les oreillers pour ne pas être obligée de le voir : mais il restait toujours devant moi. À la fin je le saisis, je le jetai contre terre et je dis : « Qu’ai-je à faire avec la pompe d’un tel miroir ? » Mais il tomba mollement et ne se brisa pas. Il ne s’éloigna que lorsqu’avec le mépris de sa magnificence, s’accrut aussi en moi le sentiment de ma bassesse et de ma misère : après cela je pus aller visiter Marie dans la grotte de la crèche. »

 

8. Ce qui était le plus pénible et le plus humiliant pour elle, c’était de prendre sur elle l’appétit glouton de certains mourants qui, pendant toute leur vie, avaient obéi à l’amour désordonné du boire et du manger et qui maintenant, à l’article de la mort, étaient violemment pressés par la force indomptable de cette passion tyrannique. Dans ces cas-là, Anne Catherine avait à ressentir une envie de manger qui excitait chez elle le plus grand dégoût, mais qui s’emparait d’elle tout à coup sous la forme d’une faim dévorante insurmontable, de sorte qu’involontairement elle demandait ces aliments qui étaient l’objet de la convoitise des mourants. Si l’entourage satisfaisait à cette demande et qu’on lui procurât les aliments en question, souvent elle en était affligée au point de fondre en larmes, car son supplice s’accroissait par là et elle se trouvait comme obligée de manger de ce qui lui était présenté, ce qui avait toujours pour suites des vomissements et des maux de cœur, jusqu’à épuisement total de ses forces. Dans d’autres cas où elle était attaquée moins violemment, la convoitise empruntée à autrui se manifestait comme un besoin de nourriture qui lui répugnait beaucoup, mais cependant plus naturel, comme une sorte de faim véritable qui devait être apaisée pour l’empêcher de tomber en faiblesse. Elle cherchait alors à se soutenir en prenant de la soupe, des légumes, en suçant un fruit, etc. : mais les suites étaient toujours les mêmes. Ainsi le Pèlerin écrivait en décembre 1823 : « Elle est dans un état constant de maladie, sans consolation, accablée de souffrances, soutenant des combats désespérés contre des tentations et contre les attaques de l’ennemi. On l’entend seulement tousser, vomir, se plaindre de manger sans pouvoir supporter les aliments. Des faims subites la saisissent jusqu’à la faire tomber en défaillance. Elle mange et elle vomit, elle a envie de toute sorte d’aliments grossiers et indigestes, puis elle se lamente et pleure de ce qu’elle a demandé à manger, contrairement à sa volonté ; et tout cela se rattache à l’état de son ancienne consœur M... qui est au moment de mourir, pour laquelle elle prie, des souffrances de laquelle elle s’est chargée, et dont le défaut capital était et, s’il faut en croire Wesener, est encore la gourmandise, jusque dans cette dernière maladie qui est une hydropisie de poitrine. »

Outre cette envie de manger, elle avait encore à supporter les autres maladies des mourants, telles que la goutte, l’hydropisie, toutes les variétés de la fièvre, des affections de la rate, du poumon, des reins et du foie, avec tous leurs symptômes et toutes les souffrances particulières qui en résultent. Elle souffrait souvent, jusqu’à en être presque mourante, toutes les douleurs de la pierre avec de terribles spasmes de vessie et elle avait à subir avec cela l’état de découragement, d’obscurcissement et de désespoir de malades excitables, abandonnés, privés de toutes consolations. Ces maladies et ces dangers spirituels, qu’elle prenait sur elle à la place des mourants, se liaient constamment à des souffrances et à des combats pour l’Église en tant que les individus étaient les représentants de professions et de classes entières aussi bien que de fautes générales, d’actes coupables envers le corps de l’Église elle-même, contre lesquels Anne Catherine avait à lutter dans cette situation où elle ne semblait substituée qu’à tel où tel particulier malade. Le Pèlerin pouvait à la vérité, d’après ce qu’elle disait dans ses extases, reconnaître en général ce caractère spirituel plus élevé des souffrances dont elle s’était chargée, mais cela ne suffisait pas à son impatiente curiosité qui ne se tenait pour satisfaite que si le rapport intime d’après lequel chaque souffrance et chaque maladie était appropriée à la faute à expier ou au mal spirituel à guérir, était mis clairement et complètement sous ses yeux. Ainsi, dans ce cas aussi, il assignait à ses comptes rendus un but qu’il était impossible d’atteindre ; car les douleurs et les maladies de la patiente, nonobstant leur caractère spirituel, étaient si réelles, si sensibles à la nature et si intenses qu’elle éclatait en plaintes et en larmes et demandait du secours en gémissant plutôt qu’elle ne les décrivait. Mais le Pèlerin ressemblait presque toujours à un médecin qui n’accorde de sympathie à son malade que dans la mesure où celui-ci, en lui décrivant exactement tous les symptômes de sa maladie, le met à même d’observer complètement un cas particulièrement intéressant et d’enrichir ses connaissances et ses expériences pathologiques. Il écrit en décembre 1821 : « Les trois derniers jours ont été un enchaînement de souffrances horribles aboutissant à une prostration voisine de la mort : au milieu de tout cela continuation incessante des visions. Tantôt elle affirme tranquillement et avec assurance qu’elle doit souffrir cela, qu’elle l’a pris sur elle et l’endurera avec persévérance : tantôt elle est tentée d’impatience, avec des alternatives subites de douceur et de calme. Quant à ces souffrances, considérées d’après leurs phénomènes extérieurs, on s’y accoutume à un degré tel qu’on doit paraître un barbare au spectateur qui en est témoin pour la première fois, de même qu’au commencement le Pèlerin taxait tous les autres d’inhumanité. Quand on peut connaître quelque chose de leur signification intérieure, elles excitent au plus haut degré l’étonnement et l’admiration ; bien plus elles font pressentir la solution de la grande énigme de la vie et du christianisme : mais l’étude qu’on en pourrait faire est complètement empêchée et rendue impossible par mille détails frivoles de la vie quotidienne... » Et ailleurs : « Quoique tous ses états de souffrance se lient étroitement à des travaux spirituels et qu’elle-même le sache bien, elle n’en parle pourtant qu’en passant et d’une manière superficielle ; si on veut observer les choses avec calme et d’une manière sérieuse, elle voit là un manque de compassion. »

 

Janvier 1822. « Toutes ces maladies seraient très instructives s’il lui était ordonné d’en expliquer le but et la marche, car elle les voit toujours d’avance dans une vision d’autant plus remarquable qu’elle est toujours merveilleusement allégorique et comme une parabole pleine d’un sens profond. La plupart du temps elle sait très positivement pourquoi elle souffre et comprend aussi ce qu’elle fait dans des scènes variées se rapportant à l’agriculture et au jardinage. Elle voit d’abord un tableau sommaire des misères existantes, comme l’écroulement de plusieurs églises, l’état du ministre pastoral dans tout un district sous l’image de plusieurs troupeaux de moutons et de leurs bergers, dans des paraboles pleines de sens : avec tout cela il lui faut courir, porter des fardeaux, creuser la terre, avertir, etc. Alors elle entreprend des voyages très pénibles, fait de très grands efforts pour exciter des personnes de toute espèce à remplir leurs devoirs et pour empêcher du mal. Elle est aidée dans ses travaux par les saints du jour. Tout cela se perd et il ne reste rien que l’indication des tentations que l’ennemi lui suscite pendant son travail. Il est vrai que ses souffrances sont bien faites pour apitoyer : mais pourtant elle est comblée intérieurement de grâces si fécondes et de visions si frappantes de vérité qu’elle est au fond plus à envier qu’à plaindre. Et sa négligence à communiquer ces visions dont elle ne tire aucun parti dans l’état de veille et qui ne semblent pas servir à son instruction, est cause qu’on est moins porté à la plaindre qu’à regretter pour la postérité le gaspillage de tout cela. En outre les continuels dangers de mort qui pourtant n’ont jamais de conséquences plus graves finissent par vous laisser très rassuré sur ces maladies désespérées et inexplicables : l’on s’habitue, en présence de ces maladies, à les envisager avec une sorte de compassion et de patience qui ne profite ni à l’esprit, ni au cœur et qui nous laisse un arrière-goût de politique par lequel on cherche à se tirer d’affaire sans scandale et sans colère. »

On voit clairement combien il devait être difficile, dans de pareilles circonstances, de raconter en outre jour par jour les visions touchant la vie de Jésus, et il n’est pas nécessaire d’expliquer plus longuement pourquoi Anne Catherine réussissait de moins en moins à satisfaire les exigences du Pèlerin. On lit dans le journal de celui-ci, à la date du 4 février 1822 : « Quoique chaque jour elle communique une moindre partie de ses visions, sans parler de descriptions de ses maladies et de ses souffrances que ses réticences sur les causes intérieures rendent fort peu claires, elle a dit pourtant : « Depuis Noël, époque où ces tourments ont commencé, j’ai beaucoup souffert de la mauvaise humeur qu’avait le Pèlerin parce que je ne lui raconte pas assez, et mon cœur en a été presque brisé de douleur. Je l’aurais fait volontiers, mais je ne le pouvais pas et souvent j’étais si abattue 71 à l’arrivée du Pèlerin qu’il m’était impossible de parler. J’ai fait des prières spéciales pour savoir ce que j’avais à faire, mais je n’ai reçu aucune réponse. J’avais espéré que Dieu me laisserait mourir de cette maladie afin que je n’eusse plus besoin de rien raconter. Le Pèlerin verra ce jour-là combien je raconterais volontiers si je le pouvais. » Elle a dit cela dans une très bonne intention. Déjà souvent elle a prié pour n’être plus obligée de raconter, mais elle a reçu pour réponse l’ordre formel de tout communiquer. »

 

23 février 1822. « Le Pèlerin la trouva malade à la mort. Le confesseur lui dit que, pendant toute la matinée, l’excès de ses douleurs lui avait fait perdre connaissance, qu’elle s’était entièrement remise entre les mains de la Mère de Dieu et qu’elle avait de plus pris la charge de souffrir quelque chose pour la conversion de gens impudiques. Plus tard elle raconta elle-même qu’elle avait été aussi très affligée à cause du Pèlerin qui avait tout quitté pour s’établir à Dulmen à cause d’elle, et auquel elle ne pouvait être bonne à rien. Le Pèlerin la consola. Puisse-t-elle toujours prendre ses récits au sérieux, jamais légèrement ni comme une charge pénible ! » Cet attendrissement momentané n’eut pas d’autres suites chez le Pèlerin, car voici ce qu’il rapporte peu de jours après : « Elle reçut le Pèlerin très affectueusement ; elle était pourtant dans la même incapacité d’apprécier son état, car elle croyait s’être un peu remise et un peu reposée pendant les trois jours qu’avait duré l’absence du Pèlerin. Comme si la présence de celui-ci l’empêchait de se remettre ! Cela montre de plus en plus qu’il n’y a pas à attacher d’importance à de tels discours et qu’il faut les ranger parmi les idées fixes. »

Mais, dix mois avant sa mort, elle fit dire au Pèlerin par son confesseur ces graves paroles : « Le Pèlerin reconnaîtra un jour qu’il n’aura pas eu lieu de se vanter de sa patience en comparaison de la mienne. J’ai eu avec lui autant de patience qu’avec ma sœur. »

 

9. Mais pour ne pas mettre trop à l’épreuve la patience du lecteur, il ne faut extraire des rapports interminables sur les maladies d’Anne Catherine, qu’un petit nombre de faits au moyen desquels on peut se bien rendre compte du caractère et des suites de cette substitution par laquelle elle se soumettait aux souffrances, aux tentations et aux périls d’autrui.

 

3 avril 1823. « Elle souffrait d’une maladie résultant d’un rapport sympathique constant avec la dame Br. qui est attaquée d’une hydropisie de poitrine et à l’article de la mort. Elle est presque suffoquée et elle éprouve une agitation, une angoisse et un trouble continuels. Mais la femme malade gagne par là un peu de repos, commence à prier et à avoir davantage sa connaissance. »

 

5 avril. « Elle se plaint de la confusion qui est dans ses pensées ; il lui semble qu’elle n’a pas fait ses Pâques. L’oppression de la poitrine va toujours croissant. »

 

7 avril. « Les souffrances qu’elle partage avec la femme mourante augmentent à mesure qu’approche la mort de celle-ci. Elle porte le poids d’une moitié entière des souffrances de cette femme et son état est exactement le même. Ordinairement il se manifeste une légère amélioration quand la mort est imminente. Le Pèlerin l’a vérifié chaque jour chez toutes les deux. Il se trouve que le sentiment qu’eut hier Anne Catherine de n’avoir pas encore fait ses Pâques provient de l’état de cette mourante qui en effet ne les a pas encore faites. Elle engage son confesseur à aller voir la famille et à la prévenir. »

 

9 et 10 avril. « Ce matin on voyait encore chez elle tous les symptômes et toutes les souffrances d’une personne qui meurt d’une hydropisie de poitrine. Pendant la nuit elle avait souffert et combattu jusqu’à l’agonie. La femme qui était auparavant si agitée et si pleine d’angoisses y gagna du calme et vit venir la mort sans s’effrayer, à la grande consolation de sa famille. Vers midi le Pèlerin trouva la patiente faible jusqu’à en mourir, elle pouvait à peine donner un signe de vie. Mais il trouva la dame Br. sommeillant doucement et répétant par intervalles de pieuses oraisons jaculatoires apprises dans sa jeunesse : à deux heures et demie, la patiente reprit tout à coup une force extraordinaire, se redressa dans son lit et récita à haute voix les litanies de la Passion de Jésus-Christ. En ce même moment la dame Br. mourut, s’endormant doucement comme un enfant. Mais avec sa mort cessa chez Anne Catherine l’oppression qui donnait à ses souffrances le caractère d’une hydropisie de poitrine. Elle respira librement : mais sa miséricorde clairvoyante ne lui laissa pas prendre de repos : ses souffrances prirent tout d’un coup le caractère d’une fièvre inflammatoire de poitrine, ce que son pouls indiqua : car une autre bourgeoise nommée Sch. qu’elle connaissait peu et qui était très gravement malade se substitua à la précédente. Elle souffrit cruellement pour celle-là jusqu’au jour suivant qui fut celui de la mort. Mais déjà une autre pauvre malade, phtisique au dernier degré, la femme du vannier W., attendait son assistance. Anne Catherine l’aida à supporter les terribles souffrances d’une consomption qui la mettait fréquemment à l’extrémité et souffrit indiciblement pour cette personne à laquelle elle envoya toute sorte de choses propres à la soulager, en fait de boissons et d’aliments, si bien que cette pauvre femme très simple qui avait été traitée fort durement par son mari et par ses proches, fut préservée du ressentiment et du désespoir, se prépara à la mort avec de grands sentiments de charité et pardonnant à tous. La patiente déplorait l’abandon où bien des personnes de cette sorte sont laissées quant aux secours spirituels. Elles sont presque toujours, disait-elle, sans aucune espèce d’instruction, puis, quand une longue maladie les retient au lit, elles se sentent dénuées de toute consolation parce qu’elles sont laissées à leur misère, privées de l’assistance qu’il leur faudrait et ne reçoivent que rarement la visite d’un prêtre. Le 20, le Pèlerin la trouva très troublée, le visage bruni, pleine d’angoisses intérieures et d’irritation contenue contre certains prêtres avares de consolations. Cet état s’expliqua aussi comme un combat entrepris pour la mourante. Le prêtre l’avait enfin visitée après un long intervalle de temps, mais il n’était pas capable de consoler la pauvre malade dont l’esprit était un peu borné et de lui donner du courage. Elle se sentit plus troublée qu’auparavant, après l’avoir écouté, et elle fut prise d’une telle aversion pour lui qu’elle ne voulait plus recevoir de prêtre. « Quel chapelain ! s’écriait-elle, je ne veux pas le voir. » Telle était l’impression de cette pauvre mourante, humble et douce d’ailleurs. Anne Catherine prit ce combat sur elle et lutta tout le dimanche, sentant en elle la plus violente irritation contre la conduite du prêtre si négligent du salut des âmes. Le 20 au soir, on croyait à chaque instant, chez la vannière, qu’elle allait rendre le dernier soupir. Anne Catherine, pendant toute la nuit, supplia Dieu de lui conserver la vie jusqu’à ce qu’elle eût recouvré la paix de l’âme. Le 21 au matin, elle vivait encore et elle montrait beaucoup de douceur, pardonnant à tout le monde et disant à la mort qu’elle était la bienvenue. Vers midi, Anne Catherine parut être à ses derniers moments. Le Pèlerin récita avec elle plusieurs litanies pour la malade. – Elle fut dans le même état, avec des alternatives de lutte, jusqu’au lendemain, à sept heures et demie, où elle éprouva du soulagement : mais celle pour qui elle souffrait mourut. Elle fut toute la journée dans un grand abattement : un nouveau travail approchait. Le soir le Pèlerin la trouva dans un état extrêmement différent. Elle souffrait de vives douleurs dans les membres, éprouvait un froid glacial et un sentiment de vide dans le bas-ventre et la région de l’estomac, etc. Elle avoua qu’elle pensait maintenant à une autre malade, la pieuse femme du pauvre tailleur H. Elle s’était dit : « Quand j’aurai fini avec la vannière, je prierai pour celle-là. Ces gens sont si pieux et si humbles, peut-être la femme peut-elle encore revenir de là : elle n’a ni remèdes, ni aliments. » Le Pèlerin ne connaissait pas cette femme : il alla chez elle pour lui remettre des aumônes et trouva toutes ses souffrances semblables à celles d’Anne Catherine. Celle-ci avait dit : « Il y a quelques jours, cette femme s’est présentée à mes yeux et je me suis promis de prier aussi pour elle aussitôt que la vannière serait morte. » Cette malade dit au Pèlerin qui en fut fort surpris : « Ah ! j’ai rêvé, il y a quelques jours que j’étais devant ma porte : alors la sœur Emmerich passa devant moi, venant de la porte de Coesfeld, elle me donna la main et me dit : « Eh ! bien, Gertrude, comment vas-tu ? Il faut que tu ailles mieux ! » Je la vis très distinctement. » Le Pèlerin demanda à Anne Catherine si elle se souvenait d’avoir fait ce chemin en vision. Elle répondit : « Je ne puis rien dire de précis là-dessus : mais dans mes dernières courses, j’ai été souvent près de cette femme et j’ai vu tout ce qu’elle faisait. Je ne me rappelle rien de particulier, car je suis allée dans plusieurs endroits. »

 

25 avril. « Elle était en très mauvais état et très faible. Elle a dit que, toutes les nuits, depuis la mort de la vannière, elle avait eu des visions où il lui avait fallu pousser pour celle-ci sur une brouette de lourdes charges de blé. C’était un des rudes travaux que cette femme avait sans cesse à faire. Ces charriages étaient ceux que la femme avait faits de mauvaise humeur et en colère ou qu’elle avait négligé de faire. Anne Catherine se disait hors d’état de supporter plus longtemps ce travail ; elle pria le Pèlerin de faire dire une messe pour en tenir lieu. La chose se fit et elle n’eut plus de blé à transporter.

 

10. Personnes sauvées de dangers pressants.

 

En août 1822, le Pèlerin ayant trouvé un matin le confesseur près de la malade, celui-ci lui rapporta que, depuis la veille au soir, elle avait des maux de tête qui lui donnaient le délire et que, dans cet état, elle avait dit plusieurs fois qu’elle avait reçu un coup de fusil dans la tête et l’avait prié de la lui raccommoder, mais ces choses dites pendant le délire se réduisirent aux faits suivants, racontés paisiblement par la malade elle-même : « J’offris le soir mes souffrances pour qu’elles pussent profiter à des gens qui se trouveraient en danger, et comme je commençais mon voyage accoutumé vers la maison des noces, mon guide me conduisit dans de hautes montagnes où un honnête savant grimpait au milieu des rochers, ayant à la main des tablettes. Il fit une chute et tomba de très haut la tête en bas, mais il appela Dieu à son secours : j’arrivai alors et je le portai sur mon dos jusqu’à une voiture qui le suivait. J’ai beaucoup souffert pour lui. »

« Ensuite je vis dans des rochers escarpés des gens munis de perches et ayant des crochets à leurs souliers : ils tirèrent sur une troupe d’oiseaux. Un des coups aurait frappé un chasseur à la tête : mais je me jetai devant lui ; je reçus dans la tête toute une charge de plomb et je ressentis une terrible douleur. Ma tête était comme fendue en deux et je vis dans la suite de la vision que les grains de plomb étaient comme des perles (des mérites). Il me vint aussi la pensée que, si les Prussiens me tenaient emprisonnée à présent, ils me les retireraient : je ne sais pas comment cette idée me vint. Ma tête fracassée me rendait toute gémissante. »

Dans les mois de novembre et de décembre, elle fut en proie à de très grandes souffrances pour l’Église qui se succédèrent sans interruption. « Ces souffrances, dit-elle le jour de la fête de saint Thomas de Cantorbery, m’ont été imposées, à la Sainte-Catherine, pour l’Église et pour les évêques. J’ai vu aujourd’hui la vie de ce saint martyr (saint Thomas) et les grandes persécutions qu’il a subies et j’ai eu à cette occasion des visions continuelles touchant la tiédeur et la faiblesse des pasteurs dans le temps présent : mon cœur en est déchiré. » Le Pèlerin fit à ce propos la remarque suivante : « Les douleurs augmentent : elle est prise d’accès de toux insupportables qui l’empêchent de parler, mais elle a une grande patience. Au milieu de ces tourments affreux, elle est en général pleine de courage et de paix intérieure. Ses souffrances continuelles sont encore augmentées parce qu’elles sont aux places de la plaie du côté et de la couronne d’épines. Elle ne peut appuyer sa tête nulle part, elle a toujours la sensation d’une large couronne d’épines acérées : cependant elle parle souvent avec beaucoup de courage des fortes, mais salutaires douleur, qu’elle a à endurer. Au début de l’année 1823, ces souffrances arrivèrent à leur apogée, accompagnées de visions incessantes sur l’état de l’Église et, dans la soirée du 14 janvier, le Pèlerin la trouva toussant beaucoup et souvent ne pouvant respirer. Elle était en contemplation et demanda qu’on fît bouillir de l’orge et des figues et qu’on lui en mît un cataplasme sur le côté droit. On fit ce qu’elle disait. Elle but aussi du jus de ces figues, puis, se sentant plus libre et étant revenue à elle, elle dit : « J’ai une inflammation dans le côté : il y a quelque chose de brisé, je l’ai entendu craquer : je sens une dislocation intérieure : je ne puis en réchapper que par un miracle. » Le confesseur répondit : « Vous avez déjà eu le délire toute l’après-midi. » Mais le Pèlerin après l’avoir observée avec plus de soin, la trouva tout à fait dans son bon sens, parlant et agissant d’une manière très suivie conformément à sa direction intérieure et extérieure, ayant les idées claires et l’âme tranquille. Elle indiqua comment il fallait préparer l’emplâtre, demanda à tous de prier et, le lendemain, elle fut en état de rendre ainsi compte de ce qui s’était passé : « Il me fallut aller à l’endroit qu’habite le pasteur (Rome) ; le danger était grand. On voulait assassiner le fidèle chef des serviteurs, celui qui 72 a le petit chien ; alors je me jetai devant lui et le couteau me perça le côté droit et arriva jusqu’au dos. Le bon serviteur rentrait dans sa demeure ; alors, sur un chemin où il était facile de s’échapper, un traître vint à sa rencontre, ayant sous son manteau un poignard triangulaire. Il fit semblant de vouloir embrasser amicalement le chef des serviteurs, mais je me précipitai sous le manteau et je reçus le coup qui pénétra jusqu’au dos. Il y eut un craquement : je pense que le poignard doit s’être brisé dans l’intérieur. Le chef des serviteurs para le coup et tomba en défaillance : il vint des gens autour de lui : l’assassin s’enfuit. Je crois que le scélérat ayant frappé sur quelque chose de dur, crut que le chef des serviteurs portait une cuirasse. Lorsque j’eus détourné le coup, le diable s’en prit encore à moi : il était plein de rage, me poussa de côté et d’autre et m’injuria : « Qu’as-tu à faire ici ? Il faut que tu sois partout, mais pourtant je viendrai à bout de toi. » Les suites de la blessure qu’elle avait reçue eurent leur cours pendant tout le mois de janvier : elle passa par toutes les phases d’une fièvre inflammatoire comme cela aurait eu lieu naturellement dans un cas semblable où la guérison eût été possible. »

 

17 janvier. « Elle souffre encore des douleurs atroces dans le côté blessé, au point que quelquefois elle perd presque connaissance. Le côté est très enflé : en outre elle a une forte toux qui la fait beaucoup souffrir. Mais elle est très patiente et même gaie. »

 

18 janvier. « Elle a eu la vue de sa blessure avec ses détails anatomiques et elle en donne une description très minutieuse. Elle souffre beaucoup. »

 

22 janvier. « La maladie semble diminuer. Malheureusement elle parle de choses très vulgaires comme de ses affaires de ménage et de l’enfant malade d’un bourgeois d’ici. Le Pèlerin ne comprend pas comment de pareilles choses peuvent l’intéresser à ce point. »

 

27 janvier. « Un revirement semble se manifester dans sa maladie causée par la blessure. Elle devient plus prompte, plus active, elle prend quelque chose de décidé dans sa personne et dans son langage. Elle dit qu’elle a de grandes luttes à soutenir parce qu’elle se sent poussée malgré elle à la colère et au ressentiment contre plusieurs personnes : elle a surtout une violente tentation de colère contre l’homme dont elle a empêché le projet d’assassinat. Les vomissements de sang et de pus sont plus violents, la tumeur du côté s’amollit et se vide à l’intérieur. Elle décrit l’abcès intérieur comme un champignon qui se vide et se remplit tour à tour et qui alors fait sentir sa présence entre les côtes. Elle déclare que les vomissements ne viennent pas du poumon : cela se passe dans l’orifice de l’estomac. »

10 février. « Cette nuit les vomissements de sang et de pus ont été si considérables qu’elle s’est affaissée sur elle-même comme morte. Elle assure qu’elle a vomi ce qu’on appelle le sac du pus et sent maintenant à la place de l’abcès intérieur un vide et comme une plaie qui n’est pas encore cicatrisée. »

 

14. Elle se charge de douleurs causées par des plaies.

 

Elle dit en mars 1822 : « J’ai de très fortes douleurs au pied gauche. Il m’a fallu aller dans un hôpital où a été mise à ma charge une femme qui s’était dangereusement blessée à la jambe en tombant d’un escalier. » On ne fit pas grande attention à ces paroles qui semblaient dites au hasard, mais, après quelques semaines il fut évident qu’Anne Catherine avait souffert les douleurs du premier bandage à la place de cette pauvre personne, et que plus tard une opération était devenue nécessaire ; car, au mois d’avril suivant, elle interrompit tout à coup un entretien avec son confesseur par ces paroles : « On m’enlève une esquille du pied gauche. » Puis elle eut, en plein état de veille, une vision lointaine et, dans cette vision, la sensation que le bandage était appliqué à la suite de l’opération faite sur elle auparavant. Elle dit encore : « Je ne puis pas comprendre comment le fragment de mon os si mince s’adapte à la jambe d’une grande et forte femme comme celle-là. Combien la douleur a été cruelle lorsqu’ils sont arrivés tout contre l’os. Cette pauvre personne, pieuse catholique, m’a été récemment montrée ; elle est bien loin d’ici, obligée de vivre dans un hôpital où il y a d’autres malades d’un voisinage désagréable. Elle a beaucoup à supporter et m’inspire une grande pitié. J’ai prié pour elle et demandé pour moi ses souffrances. Il y a là des médecins luthériens qui, aujourd’hui à midi, ont enlevé un gros fragment de l’os de la jambe et je me suis alors en même temps laissé enlever un fragment qu’ils ont inséré dans sa blessure : mais je ne puis m’imaginer comment mon os si maigre peut convenir là. Elle est si grande et si forte ! maintenant ils ont bandé sa plaie et la mienne : c’est une douleur affreuse. » Elle donna à cette occasion beaucoup de détails minutieux et pendant ce temps, la préoccupation qu’elle avait de tout cela ne l’empêchait pas de suivre une conversation avec son entourage. »

 

12. Maux d’yeux.

 

Le père d’un enfant atteint d’une ophtalmie fort grave lui demanda ses prières. À peine avait-elle accueilli cette demande qu’elle ressentit de terribles douleurs dans les yeux, lesquelles persévérèrent pendant plusieurs jours, si bien qu’elle eut une forte inflammation à un œil. C’était celui-là même qui chez l’enfant était considéré comme déjà perdu. Anne Catherine ressentit une telle compassion qu’elle se fit porter le pauvre enfant et suça l’œil malade. Elle espérait que cet œil n’était pas perdu sans ressource, et elle-même souffrit une semaine entière avant de recouvrer l’usage du sien. Pendant ce temps, elle eut en vision plusieurs travaux à faire dans les champs attenant à la maison des noces, où il lui fallut, avec ses maux d’yeux, arracher des souches d’arbre. En même temps, elle vit autour du champ où elle travaillait une quantité d’autres personnes atteintes d’ophtalmie pour lesquelles elle souffrit et pria. Elle se souvenait particulièrement d’un pauvre tailleur qui avait déjà perdu un œil.

Ordinairement, quand elle priait pour des enfants malades, elle les sentait comme corporellement présents sur son lit, et alors elle prenait tout près d’elle ceux qui avaient les maux les plus dégoûtants. Elle les voyait dans leurs demeures et leur envoyait, autant qu’elle le pouvait, du linge et de la nourriture.

 

13. Tentations.

 

Le vendredi saint de 1822, son confesseur avait recommandé à ses prières un paysan qui, ayant perdu deux chevaux, s’abandonnait à une tristesse allant jusqu’au désespoir. Le matin du dimanche de Pâques, elle dit qu’elle était assaillie de terribles visions qui lui faisaient presque perdre la tête, et pendant la grand-messe, cet état s’aggrava tellement qu’elle se crut au moment de mourir dans les angoisses. Après l’office divin, le père Limberg vint la voir et raconta que, pendant la célébration, le paysan avait pleuré et poussé de tels cris qu’il avait fallu le faire sortir de l’église. Elle tressaillit involontairement à ce récit qui confirmait ce qu’elle avait vu et senti intérieurement : jusqu’au soir du mardi de Pâques, elle fut dans un état de lutte incessante contre l’angoisse, le désespoir, la colère et la rage et elle se plaignit d’avoir de si tristes fêtes de Pâques. Enfin le combat cessa dans la soirée du mardi. Le confesseur trouva le pauvre homme calmé et dans de meilleures dispositions. Mais avant qu’il eût pu le faire savoir à Anne Catherine, celle-ci dit avec de joyeuses actions de grâces : « C’est sainte Anne qui a fait cela ! Je l’ai invoquée tout le temps pour ce pauvre homme. Elle a obtenu la grâce. Elle est la patronne des gens désespérés et tourmentés par le mauvais esprit. Ces derniers jours, j’ai terriblement souffert pour cet homme qui m’a été montré depuis longtemps déjà. Il est sans religion et comme il s’est éloigné de l’état de grâce qui rend le chrétien invulnérable, il est tombé sous le pouvoir d’une malédiction. En faisant cuire par superstition un cœur de cheval, il s’est mis dans un rapport idolâtrique avec le diable, et le désespoir s’était tellement emparé de lui que, le dimanche de Pâques, il a assisté, la haine et la rage dans le cœur, au très saint sacrifice du fils de Dieu qui a donné sa vie pour ses ennemis. Sainte Anne l’a sauvé. Si maintenant il ne se corrige pas entièrement, il lui arrivera encore pis. » Wesener qui voyait cet homme comme médecin, apprit de lui que, par le conseil de gens superstitieux, il avait fait cuire le cœur d’un des chevaux qu’il avait perdus en proférant des imprécations contre celui qu’il croyait avoir été la cause de la mort des chevaux : celui-ci ne devait plus trouver de repos jusqu’à ce qu’il se fût fait connaître au paysan comme en étant l’auteur. Le paysan avait aussi pris la résolution de tirer un coup de fusil à la première personne qu’il rencontrerait après son opération magique.

Quelques semaines après, cet homme parut prêt à retomber parce qu’il était sur le point de perdre un troisième cheval. Anne Catherine, l’ayant su par son confesseur, fut très attristée et dit : « Il ne faut pas que cela arrive ; autrement cet homme retomberait dans le désespoir : il faut prier pour que le cheval ne meure pas. » Les deux jours suivants, elle fut de nouveau très agitée, son visage prit une teinte brune et sombre : son regard était égaré et craintif : son expression était tout à fait celle des jours où elle avait eu le plus d’assauts à soutenir pendant le Carême. Elle avoua qu’elle avait beaucoup prié pour cet homme violemment tenté et qu’elle avait eu récemment à lutter contre le diable. Le cheval guérit.

 

Mai 1823 : « Elle a fourni du linge et une layette à une pauvre accouchée qui était maltraitée par un mari brutal. Cet homme ne s’était pas approché des sacrements depuis plusieurs années et il vivait dans des sentiments de haine et d’inimitié envers son prochain. Anne Catherine avait souvent prié pour qu’il se convertît et pour qu’il réfléchît sur le misérable état de son âme. Elle renouvela encore ses prières pour lui, mais elle avait en même temps de tels combats à livrer contre de violentes excitations au ressentiment et à la colère que son visage en était tout défiguré. L’homme cependant avoua à sa femme qu’il éprouvait une angoisse intérieure et une agitation dont il ne savait comment se délivrer. Anne Catherine ne cessa point de s’occuper de lui jusqu’à ce qu’il fût allé trouver le P. Limberg et lui eût demandé à se confesser. Ses souffrances prirent alors un caractère d’intensité plus grande et il fut bientôt évident que cet homme lui avait fourni l’occasion d’implorer des grâces semblables pour une infinité d’autres qui se trouvaient dans le même cas. La douleur la faisait ressembler à une personne mise à la torture et elle raconta en pleurant ce qu’elle avait enduré : « J’ai cru mourir de douleur : mais je n’ai reçu aucune assistance. J’offris mes misères pour tous les malheureux qui languissent sans consolation et sans le secours des saints sacrements. J’étais parfaitement éveillée et je vis tout à coup autour de moi, les unes voisines, les autres éloignées, d’innombrables scènes de douleur ; c’étaient des malades, des mourants, des voyageurs égarés, des prisonniers, sans prêtres et sans sacrements. Je criai au secours pour eux et j’implorai Dieu. Mais il me fut dit : « Tu ne peux pas obtenir cela gratuitement, il y faut du travail. » Sur cela je m’offris et je me trouvai dans un état terrible. Des cordes me furent passées autour des bras où elles furent fortement attachées, puis on les tendit si violemment que je crus que tous mes nerfs allaient se déchirer. Mon cou était étranglé, les os de la poitrine remontaient, et ma langue raidie se retirait au fond de mon gosier. J’étais à l’agonie, mais je vis pour ma consolation que beaucoup furent assistés. » Ces souffrances se renouvelèrent la nuit d’après et elle se vit formellement crucifiée. Le Pèlerin la trouva avec le cou et la langue gonflés. Elle raconta péniblement ce qui suit : « J’ai vu une bien grande détresse dans l’Église par suite des négligences, des omissions et des trahisons. Quelque pitoyable que soit l’état de ce pays-ci, j’ai vu encore bien pis dans d’autres endroits. J’ai vu des prêtres en très mauvaise compagnie et au cabaret pendant que leurs paroissiens mouraient sans sacrements. J’ai eu de nouveau la vision de la secte secrète sapant de tous les côtés l’église de Saint-Pierre. Ils travaillaient avec des instruments de toute espèce et couraient çà et là, emportant des pierres qu’ils en avaient détachées. Ils furent obligés de laisser l’autel, ils ne purent pas l’enlever. Je vis profaner et voler une image de Marie. Je me plaignis au Pape et lui demandai comment il pouvait tolérer qu’il y eût tant de prêtres parmi les démolisseurs. Je vis à cette occasion pourquoi l’Église a été fondée à Rome ; c’est parce que c’est là le centre du monde et que tous les peuples s’y rattachent par quelques rapports. Je vis aussi que Rome restera debout comme une île, comme un rocher au milieu de la mer, quand tout, autour d’elle, tombera en ruine. Je vis comment Jésus donna cette force à Pierre et le prépara à tout à cause de sa fidélité et de sa droiture. Lorsqu’il lui dit : « Suis-moi », Pierre comprit par là que lui aussi serait crucifié. Lorsque je vis les démolisseurs, je fus émerveillée de leur grande habileté. Ils avaient toutes sortes de machines : tout se faisait suivant un plan : rien ne s’écroulait de soi-même. Ils ne faisaient pas de bruit ; ils faisaient attention à tout, profitaient de tout ; ils avaient recours à des ruses de toute espèce, et les pierres semblaient souvent disparaître sous leurs mains. Quelques-uns d’entre eux rebâtissaient ; ils détruisaient ce qui était saint et grand et ce qu’ils édifiaient n’était que du vide, du creux, du superflu. Ils emportaient des pierres de l’autel et en faisaient un perron à l’entrée. »

Son confesseur était très ému à la vue de ces horribles souffrances et il cherchait à les conjurer par le nom de Jésus et au moyen d’exorcismes. Il avait lu dans une relation concernant l’exorciste Gassner, que celui-ci, en Bavière, guérissait souvent par l’exorcisme des maladies qu’il croyait provenir du mauvais esprit. Anne Catherine lui dit à ce sujet : « Les exorcismes seront sans effet sur moi, car je sais que cette maladie que j’ai ne vient pas de l’esprit malin. Je ne puis être aidée que par la bénédiction, par la patience à supporter les douleurs d’autrui et par la prière pour ce qui est la cause de ma souffrance. J’ai toujours eu, depuis que je me connais, une foi inébranlable dans le nom de Jésus et l’invocation de ce saint nom a été souvent un secours pour moi-même et pour d’autres : mais je suis certaine que ce que je souffre maintenant ; je l’ai pris sur moi au nom de Jésus (elle voulait dire qu’il n’était pas à propos de lui faire retirer ces souffrances au nom de Jésus). J’ai vu aussi plusieurs des maladies guéries par le père Gassner : elles ne me plaisaient guère ; elles avaient pour cause première des états de péché. »

Un an auparavant, le Pèlerin eut à noter un fait remarquable montrant de quel secours pouvait être pour elle le saint nom de Jésus. C’était le 20 janvier : « Je priai Dieu avec les plus vives instances, dit-elle, afin qu’il m’assistât dans ce qui me faisait le plus souffrir, l’affreux mal que j’avais au bas-ventre. Mon époux me répondit d’un ton très grave : « Pourquoi aujourd’hui ? demain ne vaut-il pas autant ? ne t’es-tu pas donnée à moi ? ne puis-je pas faire de toi ce que je veux ? » Je veux m’abandonner complètement à lui, qu’il fasse selon sa volonté. Oh ! quelle grâce de pouvoir souffrir ! heureux qui est injurié et méprisé ! C’est tout ce que je mérite et je n’ai été que trop honorée. Ah ! si j’étais couverte de crachats et foulée aux pieds sur le grand chemin, je voudrais baiser les pieds à tous pour les remercier ! Sainte Agnès a aussi beaucoup souffert : j’ai vu tout ce quelle a enduré. »

Le soir de ce jour, le docteur Lutterbeck se trouvant à Dulmen et le Pèlerin lui ayant rendu compte des souffrances de la malade sans que celle-ci pût l’entendre le moins du monde, elle s’écria, étant en extase : « Comment peux-tu te mettre au milieu de nies fleurs, tu écrases toutes ces belles fleurs ! » Elle avait donc vu celui qui révélait ses tortures secrètes comme marchant sur ses fleurs et les écrasant. Le jour suivant, la douleur du bas-ventre fut si violente que le confesseur tout ému lui donna un peu d’huile bénite et, priant sur elle, ordonna au mal de se retirer au nom de Jésus. Elle se sentit aussitôt assistée et tout à fait remise. Ce qui avait été dit de « demain » se réalisa donc.

Pendant cette maladie, elle avait aussi fait cette déclaration : « Quand je prends sur moi les souffrances des personnes impatientes, ces souffrances sont très aggravées en ce qu’alors j’ai une intolérable excitation à l’impatience qu’il me faut surmonter. Jusqu’à présent, dans le cours de cette longue maladie, j’ai été merveilleusement soutenue. La plupart du temps, pendant la nuit et souvent aussi pendant le jour, je vois devant moi ou près de moi planer en l’air une table blanche qui semble de marbre : il y a dessus divers vases contenant des jus et des herbes et je vois tantôt un saint martyr, tantôt un autre, homme ou femme, s’avancer et me préparer un remède ; souvent c’est un mélange de plusieurs ingrédients et il me semble aussi qu’on le pèse dans une balance d’or : la plupart du temps ce sont des jus d’herbes. Souvent j’ai à sentir de petits buissons de fleurs, souvent à sucer quelque chose et ces remèdes guérissent quelquefois la douleur : mais plus souvent ils me donnent la force de supporter les douleurs les plus extraordinaires et les plus compliquées qui succèdent immédiatement aux remèdes. Je vois tout cela aller son train distinctement et régulièrement, si bien que parfois j’ai craint que mon confesseur, en allant et venant, ne renversât cette pharmacie céleste. « Cette table disparut tout à coup un jour que, par une parole irréfléchie, Anne Catherine donna à une personne l’occasion de faire son éloge. Ayant donné des avis à cette personne sur les moyens à prendre pour mener une vie retirée et observer la modestie, elle avait conclu par ces mots : « J’ai toujours été fidèle à ces pratiques dans ma jeunesse et je m’en suis bien trouvée. » Là dessus, on lui donna des éloges et la table céleste disparut subitement avec sa pharmacie.

 

14. Souffrances pour des gens qui se confessent.

 

« Lorsque je vois des gens qui se confessent, j’ai souvent d’effrayantes visions qui me font sentir vivement combien il est nécessaire de prier pour eux. Ainsi je vois des personnes qui, en se confessant crachent un serpent, mais l’avalent de nouveau bientôt après, souvent même avant la communion. Ceux qui cachent des péchés m’apparaissent avec un visage hideux et je vois près d’eux une horrible bête qui leur enserre la poitrine dans ses griffes. Quant à ceux qui vivent dans des relations criminelles, je vois souvent, pendant qu’ils se confessent, une figure leur souffler à l’oreille de n’en rien dire. J’en vois d’autres, pendant leur confession, serrer contre eux une figure qui a un corps de dragon. »

« J’ai toujours vu que de hideuses bêtes comme les vers et certains insectes proviennent des péchés et sont les images des péchés. Quant aux personnes qui renferment dans leur intérieur des péchés secrets, mais qui se montrent extérieurement pieuses et irréprochables, je vois de vilaines bêtes qui se tiennent à côté d’elles ou sur leurs habits, ou bien je vois ces bêtes cachées, caressées et nourries en secret. Souvent j’ai vu si clairement des bêtes de ce genre attachées à certaines personnes que je voulais les leur ôter, mais je m’apercevais bientôt que je leur causais un grand étonnement. La cigale, par exemple, est une image du péché. Elle est inquiète, criarde, avare ; elle fait beaucoup de bruit. Je vois que la cigale remue chacun de ses poils, se fait belle, agite bruyamment ses ailes quand elle crie. Ainsi font aussi ceux qui nourrissent en eux les péchés dont la cigale est l’image symbolique. »

Elle raconta un jour ce qui suit : « Je priais pour les pénitents d’un prêtre sur sa demande et j’eus à faire un travail très pénible. Je vis deux canots qui allaient couler bas. Dans l’un étaient les hommes, dans l’autre les femmes ; celles-ci étaient en très grand nombre. Le confesseur était sur le bord et voulait tirer les canots à terre l’un après l’autre. Le canot où étaient les hommes marchait passablement : mais beaucoup de femmes ou plutôt presque toutes avaient, contre la volonté du confesseur et en partie à son insu, caché des chats sous leurs fichus, et ces chats rendaient la barque si pesante qu’elle était au moment de s’enfoncer. Ils s’accrochaient fortement, ne voulaient pas se laisser détacher et donnaient des coups de griffe à droite et à gauche. Je me mis sur une planche, je poussai jusqu’au canot et j’exhortai les femmes à se débarrasser de leurs chats, mais elles prirent la chose très mal et se mirent à me quereller. Le confesseur tirait de toutes ses forces, mais pas toujours comme il fallait, si bien que je lui criai de s’y prendre autrement. »

Anne Catherine eut très fréquemment, quoiqu’ayant l’estomac absolument vide, des crises de vomissement qui se succédèrent pendant deux jours sans quelle pût rien rendre. Cela la faisait tomber dans des défaillances semblables à la mort ; en même temps elle soupirait souvent et disait involontairement : « Les péchés doivent sortir : il faut qu’ils soient confessés. » Et on reconnaissait qu’elle avait pris ces souffrances sur elle pour empêcher des confessions sacrilèges. »

Comme elle avait une dévotion particulière à saint Antoine, elle reçut plusieurs fois, pendant l’octave de sa fête, la tâche de pousser des pécheurs au repentir et à la confession, au moyen de prières et de souffrances et avec l’assistance du saint. Pendant ces huit jours, elle resta en proie à des maladies qui changeaient rapidement, à des convulsions, à des angoisses intérieures et à un délaissement spirituel. Elle raconta un jour ce qui suit : « Le saint m’a montré les personnes que je devais exciter à faire une confession générale. Elles allaient successivement trouver Overberg et mon confesseur. Je ne les connais qu’en vision, mais non à l’état de veille. Dans de pareils travaux, les choses se passent comme si le saint envoyait un ordre ou un message à mon guide lequel me dit alors : « Tiens-toi prête et suis-moi si tu veux porter secours en tel et tel endroit. » Je me mets alors en chemin pour un voyage qui me fatigue beaucoup et je rencontre des difficultés de toute espèce qui se rapportent aux obstacles spirituels existant dans l’âme des pénitents et qui sont l’image des idées fausses, des passions et de la répugnance intérieure que ceux-ci ont à surmonter en eux-mêmes avant d’en venir à une confession sincère et accompagnée de repentir. Quelques-uns de ces gens m’apparaissent petits et dans l’éloignement ; d’autres sont plus près : cela indique le chemin plus ou moins long qu’ils ont à faire pour arriver à une confession sincère. Je vois souvent une personne qui en réalité n’est pas loin d’ici, comme très petite et très éloignée, une autre réellement éloignée m’apparaît grande et rapprochée spirituellement. J’en vois plusieurs qui sont très près de moi, mais pour arriver à elles, il me faut gravir une montagne escarpée d’où je retombe sans cesse. Quand avec la grâce de Dieu et l’assistance du saint, je puis venir à bout de la franchir, j’arrive jusqu’aux personnes et je trouve leur cœur changé. »

 

Le 29 novembre 1822, six dangereux bandits qu’on conduisait à la forteresse furent amenés à Dulmen pour y passer une nuit dans la prison de la ville. Elle vit cela en esprit, pria pour ces misérables et raconta ce qui suit le jour d’après : « J’ai visité les prisonniers pour la conversion desquels je priais. Lorsque je m’approchai de la prison, tout à l’entour était rempli de buissons d’épines. Je m’y mis les mains en sang en grimpant après ces épines qui dépassaient le mur et retombaient de l’autre côté. Il n’y avait pas de toit : je descendis, mais je ne pus pas arriver jusqu’aux prisonniers, ils étaient dans des trous ou des crevasses de forme étrange et il y avait au-dessus d’eux et devant eux une quantité de poutres et de solives entremêlées et formant de solides barrières. Il faisait sombre, tout était désolé et comme pétrifié : je me donnai beaucoup de peine sans pouvoir arriver à aucun d’eux : ils étaient comme changés en poutres et complètement endurcis. Alors le gendarme N. vint pour les visiter et je m’en allai, craignant qu’il ne me trouvât et qu’il ne crût que je voulais les délivrer. »

 

Avril 1870. Elle éprouvait une douleur si violente dans tout le coté gauche qu’elle semblait au moment d’expirer. Elle ne pouvait se coucher qu’à demi sur le côté droit, elle était hors d’état de parler et avait des évanouissements causés par l’excès de la souffrance : cependant elle était pleine de sérénité et dit : « Ceci est un reste du Carême pendant lequel j’ai pris un fardeau trop fort pour moi : je croyais que cela ne viendrait que plus tard. J’ai pris cette charge pour un étranger qui voulait faire ici sa confession pascale. Je le vis au confessionnal en mauvaise disposition, il ne voulut pas tout avouer et se rendit gravement coupable. J’ai prié le Seigneur de me laisser souffrir à sa place pour satisfaire à la justice divine et toucher le cœur de cet homme : alors cette violente douleur m’a tout à coup assaillie. Mais je puis à peine la supporter. » L’abbé Lambert pria alors sur elle et elle reçut quelque soulagement : mais lorsqu’il s’éloigna, les souffrances recommencèrent et devinrent si violentes qu’elle tomba en défaillance et qu’une sueur froide coula sur son front. On appela le confesseur qui la bénit et ordonna au mal de s’en aller au nom de Jésus. À l’instant elle se sentit mieux et pût retrouver un peu de repos.

Temps pascal de 1823. « J’ai eu à traîner de force un homme à l’église jusqu’à la table de communion. Il ne voulait pas y aller et il me jeta presqu’à terre. Je souffrais horriblement et je reçus à cette occasion de si terribles coups sur le cœur que je crus qu’il allait être écrasé. » Ce travail se renouvela encore très souvent et dura jusqu’à la semaine d’avant la Pentecôte. Lorsqu’un des jours de cette semaine, elle raconta à son confesseur qu’elle s’était encore fatiguée, jusqu’à en mourir, à l’occasion de cet homme, ce dernier, peu de minutes après, fit prier le confesseur d’entendre sa confession générale. Le père le reçut avec beaucoup de bonté et, sur sa prière, le conduisit près de la malade à laquelle il demanda pardon en pleurant de l’avoir souvent calomniée.

 

15. Les jours du carnaval étaient tous les ans pour elle un temps de terribles souffrances. Elle était alors livrée à des tortures incessantes à cause des péchés qui se commettaient pendant ces jours là. « Il me faut voir toutes les abominations de la débauche, même les pensées et la malice intérieure des cœurs, les pièges tendus par le diable, l’affaissement, l’ébranlement, l’égarement des âmes et leur chute. Je vois partout le diable présent et il me faut aller, courir, souffrir, exhorter, implorer Dieu, me livrer au châtiment. En même temps, je vois les affronts que ces insensés font au Rédempteur, à mon Sauveur bien-aimé ; je le vois tout déchiré, couvert de sang et de crachats. Je vois des divertissements innocents en apparence dans leur affreuse nudité et avec leurs tristes conséquences. Je suis saisie de terreur et de pitié et je passe d’un martyre à un autre, afin d’obtenir pour tel ou tel pécheur un répit et la grâce de la conversion. Je vois cela chez des laïques et chez des prêtres et la vue de ces derniers est ce qui me fait le plus souffrir. J’étais dernièrement si abattue que je n’en pouvais plus et que je priai mon ange gardien de faire agir les anges de quelques personnes dont l’état me touchait beaucoup. » Elle est réduite à une telle extrémité qu’elle ne peut pas se remuer, ni même respirer sans de vives douleurs. Mais elle est pleine de paix, de calme, de douceur, et sa patience est indicible. Avec tout cela, elle a encore à soutenir les assauts du mauvais esprit qui l’attaque jour et nuit. »

 

Mars 1821, mercredi des cendres. « Le Pèlerin la trouva ce matin toute brisée et en proie à d’affreuses tortures. Elle put à peine prononcer quelques mots, elle était complètement affaissée sur elle-même, épuisée et pâle ; mais sa figure était paisible et aimable, son âme était en paix et tout en elle respirait la bienveillance et la bonté. Elle dit : « J’ai eu cette nuit, je crois, toutes les souffrances et tous les martyres qui peuvent torturer un corps humain. À la fin il est encore survenu un mal d’oreilles épouvantable. J’ai obtenu quelque soulagement au moyen d’un peu d’huile bénite sur du coton. » Elle dit tout à coup : « Maintenant encore une danse ! » et elle se tordit sur elle-même et agita ses pieds avec un tremblement douloureux. Après cela elle eut un mouvement de terreur et sembla se défendre : « Ces gens ont excité contre moi un méchant petit chien, qui est tout à fait furieux. »  Plus tard elle raconta ceci : « J’avais été envoyée dans un village où les habitants dansaient encore aujourd’hui : je devais leur dire quelque chose. Cela ne servit qu’à les exciter ; ce fut comme s’ils lâchaient sur moi un petit chien plein de rage. Au commencement j’eus grand peur : mais ensuite il me vint à l’esprit que je n’étais pas là avec mon corps et qu’il ne pouvait pas me mordre. Alors je me ramassai dans un petit coin et je vis que le chien n’était autre que le diable. Il avait d’horribles griffes et le feu lui sortait par les yeux. En ce moment un saint me tendit d’en haut comme un gros bâton de fer qui me sembla creux à l’intérieur, tant il était léger ; puis il me dit : « Avec cela j’ai souvent, moi aussi, rossé le diable. » Je le présentai au chien qui mordit dedans, le tira à lui et finit par s’enfuir en l’emportant. Je pus cependant faire ce dont j’étais chargée et les danseurs se séparèrent. »

 

Avril 1822. « Elle paraît être dans un état des plus pitoyables. Elle a pris de l’huile de sainte Walburge et s’est sentie soulagée. Les souffrances et les douleurs augmentent, mais la vivacité de l’esprit semble aussi augmenter. Elle est singulièrement patiente, elle est même joyeuse dans ses souffrances. À la toux, aux vomissements et à la rétention vient s’ajouter une douleur cuisante au visage avec enflure des lèvres qui sont couvertes de pustules blanches. Elle ne peut ni parler, ni boire. Le médecin ordonne des remèdes externes qui n’apportent aucun soulagement. Son guide dit qu’elle doit s’en remettre à Dieu, qu’elle expie les péchés de la langue. Cette maladie dura environ sept jours et, pendant ce temps, elle eut, sur l’ordre de son guide, de longues prières vocales à réciter durant une grande partie de la nuit.

 

 

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CHAPITRE XVI

 

DERNIERS JOURS ET SORT D’ANNE CATHERINE.

 

Le vendredi saint de l’année 1823, Anne Catherine avait dit : « Je ne verrai pas une seconde fête de Pâques. J’ai faim du Saint-Sacrement. Il m’a toujours été dit que si rien ne change, je mourrai bientôt. » Et, peu avant la Fête-Dieu de la même année, le Pèlerin avait écrit : « Ses travaux pour l’Église sont maintenant si douloureux et demandent tant d’efforts qu’elle se croit au moment de mourir. Elle a le sentiment continuel que sa fin approche. Si elle dépassait la fête, elle espérerait encore une prolongation. » Le jour même de la fête, elle fut dans un état misérable ; cependant elle eut une grande vision touchant le Saint-Sacrement. Comme elle craignait, à cause de ses vomissements, de ne pouvoir pas communier, elle pria Dieu, toute tremblante d’angoisse, de ne pas permettre que cette consolation lui fût refusée. Elle fut exaucée ; un mieux subit se produisit et elle put recevoir la sainte communion. « Après cela, dit-elle, je vis Jésus avec Walburge, sa belle épouse, et je me vis moi-même aussi misérable qu’un pauvre vermisseau. Je demandai pourtant à devenir à mon tour une épouse comme celle-là. Jésus me demanda : « Que veux-tu donc ? » Et je lui répondis toute suppliante : « De grâce, accordez-moi de ne pas pécher. » Ils me quittèrent sans rien répondre. »

Elle resta en vie, mais avec des souffrances qui allaient croissant de mois en mois et que le Pèlerin décrit en ces termes. « Elle entre dans une série de terribles supplices qu’elle souffre pour l’Église. Elle est torturée, crucifiée. Son cou et sa langue se gonflent : elle est toujours comme brisée par ses maux. Elle souffre pour des gens impénitents, Sainte Barbe et sainte Catherine lui mettent sous les yeux la position où elle se trouve. Elle ne doit pas faiblir ni reculer : elle s’est imposé elle-même ces souffrances, il faut qu’elle les endure jusqu’à la fin... Terrible mal d’yeux pour un cardinal jusqu’à en perdre la vue. Elle est près de succomber, elle se lamente : « Ce sont comme des marteaux, dit-elle, qui me frappent sur les yeux. » Sur sa demande, elle reçoit quelque soulagement : mais les douleurs reviennent. Au mal d’yeux se joignent des vomissements. Elle souffre jusqu’à perdre l’usage de ses sens : elle ne peut ni parler, ni voir. »

Dans l’octave de la Conception de la sainte Vierge, la supérieure des dames du Sacré-Cœur d’Amiens, madame G. Duhayet, s’adressa par lettre à la malade et lui demanda de prier pour sa communauté. Le confesseur ne voulait pas lire à la malade cette longue missive où se trouvaient exposées en grand détail toutes les peines spirituelles de la personne qui l’écrivait : mais le Pèlerin lui persuada de le faire. À peine eut-elle pris connaissance du contenu de la lettre qu’elle dit : « J’ai vu cette religieuse : elle manque d’appuis spirituels : on ne la comprend pas. Mais c’est un esprit mâle et vigoureux. Je l’aime beaucoup et j’établirai une union de prières avec elle. Quelques jours après, elle pria et fit pour elle en vision un travail symbolique dont ses cruelles souffrances ne lui permirent de raconter que le fragment suivant : « J’étais avec cette religieuse dans un jardin. C’était une jardinière très habile en ce qui touche les semailles. Elle avait une corbeille divisée en compartiments et dans ceux-ci un grand nombre de petits sacs très propres, dont chacun contenait des graines différentes appartenant à des plantes et à des fleurs de toute espèce. Elle avait une grande quantité de graines, et quand elle découvrait une nouvelle plante, elle en recueillait aussitôt la graine dans un nouveau sac. Quelques-uns des petits sacs contenaient beaucoup de graines, d’autres n’en contenaient qu’un petit nombre ; dans quelques-uns les diverses graines étaient mêlées. Je ne m’entretins pas avec elle, mais je travaillai et plantai avec une grande fatigue. Le jardin était divisé en petites planches ; elle avait semé par endroits : mais la plus grande partie était encore inculte et le sol y était dur. Elle n’était pas secourue et souvent elle ne savait que faire. »

Ce fut la dernière communication d’Anne Catherine : car, à Noël, le Pèlerin eut à rapporter ce qui suit : « La malade, qui ordinairement recevait quelque allégement pour cette fête, continue à être à peu près mourante par suite de souffrances dont elle s’est chargée pour des goutteux et d’autres malades. Elle ne peut pas parler ; elle ne fait que gémir et tousser : elle est dans un état de faiblesse qu’on ne peut décrire. Une jeune personne, qui avait acheté par vanité un très joli collier, lui a été montrée. Pour la préserver du danger où elle est de se pervertir, il faut qu’Anne Catherine souffre au cou et à la poitrine autant de douleurs que l’orfèvre a donné de coups de poinçon et d’autres instruments pour achever son ouvrage. Elle a dit qu’elle avait en outre à souffrir pour des personnes qui, aux fêtes de Noël, s’approchent des sacrements par pure habitude et avec des péchés de vanité.

 

6 janvier 1824. « Elle a commencé très misérablement la nouvelle année. Elle a de la fièvre, des douleurs de goutte, des convulsions, mais elle est toujours activement occupée en esprit pour l’Église et pour des mourants, car elle a dit une fois : « Le Pape a mis sur mes épaules son terrible fardeau. Il était très malade : il souffre tant de l’immixtion des protestants dans les affaires de l’Église ! Je l’ai entendu dire cent fois qu’il aimerait mieux se laisser mettre à mort devant Saint-Pierre que de tolérer plus longtemps ces empiétements ; le siège de Pierre doit être libre. »

 

9 janvier. « Le confesseur croit qu’elle aura bientôt fini sa tâche : car elle a dit en vision d’un ton très grave : « Je ne puis pas accepter de nouveaux travaux. Je suis au terme. »

 

10 janvier. « Elle est en proie à de tels tourments qu’elle ne cesse de soupirer et de se lamenter : elle se tord comme un ver et gémit comme si elle était mise à la torture. Elle a dit à son confesseur : « Jusqu’à présent j’ai souffert pour autrui : maintenant je souffre pour moi. » Elle invoque seulement d’une voix mourante le nom de Jésus. »

 

11 janvier. « Elle a dit aujourd’hui : « L’enfant Jésus m’a apporté beaucoup de souffrances à Noël ; il est revenu à moi dans la nuit d’hier et m’en a apporté encore davantage. »

 

12 janvier : « Qui pourrait décrire le terrible état de souffrance où elle se trouve ? On ne peut en juger que par ses gémissements continuels, ses plaintes étouffées vers Dieu et les prières qu’elle balbutie pour obtenir quelque soulagement, elle qui ordinairement reste silencieuse dans les plus cruelles douleurs. Le médecin a dit qu’on pouvait s’attendre à toute heure à la voir mourir. Elle-même demande souvent à se confesser et explique à son confesseur comment il doit disposer du peu qu’elle laisse. Il s’est déclaré une inflammation au bas-ventre avec toux et vomissements continuels. Jour et nuit, elle est obligée de rester sur son séant, ne pouvant se soutenir et gémissant de douleur. L’expression de son visage est celle de la patience et de la douceur portées au suprême degré avec l’abandon le plus entier à la terrible rigueur de son martyre. Elle a avec cela des défaillances fréquentes et des sueurs semblables à celles de l’agonie. »

 

13 janvier. « Elle a dit avec une gravité très émouvante : « L’enfant Jésus m’a apporté de bien grandes douleurs : c’était après la Circoncision, lorsqu’il avait la fièvre causée par sa blessure. Il m’a dit toutes ses souffrances et celles de sa mère, la faim et la soif qu’ils ont eu à endurer. Il m’a montré tout et comment ils n’avaient plus qu’une croûte de pain desséché. Il m’a dit aussi : « Tu es à moi, tu es mon épouse : souffre ce que j’ai souffert ! ne demande pas pourquoi ! c’est à la vie et à la mort. » Je ne puis pas non plus savoir combien de temps je souffrirai, comment, en quel lieu. Je suis livrée en aveugle à un terrible martyre, sans savoir si je dois vivre encore ou mourir. C’est comme dans la prière où l’on dit : « Je m’abandonne à Dieu, que sa volonté cachée s’accomplisse en moi. » Mais je suis parfaitement calme et résignée au fond de l’âme et j’ai de grandes consolations au milieu des souffrances. Ce matin encore j’étais très heureuse. » Alors elle demanda : « Où en sommes-nous du temps ? Ah ! maintenant j’aurais pu finir bientôt le récit de la vie de Jésus et dans quel pitoyable état je suis ! »

 

16 janvier. « Le Pèlerin fut quelques minutes près de sa couche. Elle ne parle pas et ne fait aucun mouvement sauf les tressaillements que lui cause la douleur. Ses mains tremblent sans cesse ; ses gémissements douloureux durent jour et nuit. On ne peut s’empêcher de pleurer et de prier. Elle a les yeux fermés ; son visage est empreint d’une gravité solennelle et trahit de terribles souffrances. Le confesseur pense qu’elle à la gangrène froide ; le médecin ne donne aucune espérance. Celui-ci a dit au Pèlerin qu’a en juger humainement, elle peut mourir à chaque instant. Lorsque le Pèlerin lui demande s’il n’a aucune espérance, il secoue gravement la tête. L’état de la malade fait une impression qui brise le cœur. »

 

18 janvier. « Elle est toujours aussi mal. Sur la demande qui lui est faite : « Avez-vous de la patience ? » un doux sourire interrompt le terrible sérieux de ses douleurs et de ses défaillances. Il y a des changements fréquents ou plutôt continuels dans son état, bien qu’on ne puisse pas s’en apercevoir. Ce matin, quoique les cloches ne sonnassent pas, elle dit au vicaire Hilgenberg qui priait auprès d’elle : « Quelle aimable sonnerie ! c’est pour la grande fête d’aujourd’hui » (le saint nom de Jésus).

 

20 Janvier. « Le Pèlerin s’entretenait avec le vicaire Hilgenberg du caractère de ses souffrances, à une distance où il ne pouvait pas être entendu d’elle. Elle dit alors d’une voix éteinte : « Ah ! ne me louez pas, car cela rend mes souffrances de plus en plus grandes. » Le confesseur dit que depuis hier elle a répété cela plusieurs fois 73. »

 

21 janvier. « Son état devient chaque jour plus triste, en tant que cela est possible. Elle gémit et râle jour et nuit. Son visage est empreint d’une gravité qui a quelque chose d’effrayant, mais il exprime aussi la paix. Très rarement, et seulement quand elle a absolument besoin qu’on lui vienne en aide, elle balbutie d’une voix très altérée quelques paroles à peu près inintelligibles. Son dos, sur lequel elle est toujours couchée, est tout couvert de plaies. Elle ne peut pas prendre d’elle-même une autre position, et si on la retourne sur le côté, elle semble au moment de suffoquer. Le Pèlerin lui donne soir et matin de l’huile de sainte Walburge. Elle balbutie assez souvent ces mots. « Oh ! comme c’est agréable ! » mais d’une voix tout altérée et qu’on dirait celle d’une autre. Elle ne dort jamais et reste toujours sur son séant dans une position oblique, gémissant et râlant : elle a jour et nuit les yeux fermés. »

 

22-26 janvier. « Ses souffrances sont toujours les mêmes. Elle est sans aucun espoir. Ces jours-ci, elle fait venir successivement du village ses frères et leurs enfants ainsi que son neveu, l’étudiant de Munster. Elle ne peut leur adresser que bien peu de paroles, mais elle veut qu’ils restent un certain temps près d’elle. Elle n’a jamais fait cela dans des maladies antérieures qui semblaient mortelles. Lorsque le second fils de son frère, un brave jeune paysan, a pris congé d’elle ce matin, elle lui a parlé, selon le rapport du confesseur, avec une voix plus distincte qu’à l’ordinaire, pour l’engager à bien vivre et à avoir Dieu devant les yeux, et elle lui a dit que ses parents ne devaient plus venir la voir. »

 

27 janvier. « Le Pèlerin la trouve plus morte que vive. Elle peut à peine avaler l’huile de sainte Walburge. Ses joues sont colorées par une fièvre ardente. Ses mains sont blanches et les places des stigmates brillent comme de l’argent à travers la peau tendre. »

« Elle veut mourir en religieuse. Dans l’après-midi elle chargea son confesseur d’engager madame Hackebram à venir près d’elle, pour être présente comme supérieure de la malade et représentant son ancienne communauté quand on lui administrera l’extrême-onction. Elle a reçu le sacrement avec force d’âme et en pleine connaissance, après quoi elle a envoyé au doyen Rensing la supérieure et le chapelain Niesing pour lui demander pardon en son nom des offenses qu’elle aurait pu lui faire sans le savoir et sans le vouloir. Ils firent la commission. Mais, malgré cela, le doyen continue à se tenir à l’écart. »

 

31 janvier. « Elle ne parle plus qu’à son confesseur, sauf un mot qu’elle adresse parfois à sa nièce. »

 

1er février. « Le Pèlerin la visita dans la soirée. Elle respirait très difficilement. Tout à coup elle sembla se recueillir : on sonnait les cloches pour la fête du lendemain (la Purification de la Sainte-Vierge). »

 

2 février. « Aujourd’hui elle a murmuré à voix basse : « Il y a longtemps que cela n’a été si bien pour moi. La Mère de Dieu a tant fait pour moi ! Il y a bien huit jours que je suis malade, n’est-il pas vrai ? Je ne sais rien de ce qui se passe dans le monde. Oh ! combien la Mère de Dieu a fait pour moi ! Elle m’a prise avec elle : je voulais rester auprès d’elle. » Alors elle se ravisa et dit en levant le doigt : « Doucement ! je ne dois parler de cela pour rien au monde. » Maintenant elle se tient toujours en garde contre toute louange qui pourrait lui être donnée, parce que cela la ferait souffrir encore plus cruellement. »

 

6 février. « Elle prend ses mesures aujourd’hui afin que demain, jour anniversaire de la mort de l’abbé Lambert, une messe soit dite pour lui. »

 

7 février. « Elle appelle constamment Dieu à son secours. Au milieu de ses souffrances, elle parle plus distinctement qu’elle ne l’avait fait jusqu’ici. Elle fait souvent cette prière : « Ah ! Seigneur Jésus, soyez mille fois remercié pour toute la durée de ma vie ! Seigneur, non comme je veux, mais comme vous voulez ! » Elle a prononcé une fois ces touchantes paroles : « Ah ! la belle corbeille de fleurs qui est là ! ayez-en bien soin ! et ce jeune laurier aussi, ayez-en bien soin ! J’en ai longtemps pris soin : je ne le puis plus. » Elle entendait probablement par là sa nièce et son neveu l’étudiant. »

 

« Le 8, dans l’après-midi, le vicaire Hilgenberg priait près d’elle. Dans sa reconnaissance, elle voulut lui baiser les mains. Il les retira humblement. Elle le pria d’assister à sa mort, garda quelque temps le silence, puis elle dit : « Jésus, je vis pour vous, je meurs pour vous ! » Elle dit encore : « Dieu soit loué ! je n’entends plus ! je ne vois plus ! » Comme elle paraissait privée de sentiment par l’excès de ses souffrances, le Pèlerin s’agenouilla près de son lit et pria. Il lui mit dans la main un petit reliquaire qu’elle avait porté autrefois et qu’elle lui avait donné, quatre ans auparavant. Elle le tint fortement pendant deux ou trois minutes. Le Pèlerin le reprit, mais le jour suivant il trouva le petit cercle d’argent brisé. C’était le jour de la mort d’Anne Catherine. »

 

9 février. Le confesseur raconta ce qui suit : « Je lui ai encore aujourd’hui donné la sainte communion avant le point du jour. Elle l’a reçue avec sa dévotion ordinaire. La nuit d’avant, elle m’avait encore dit qu’elle connaissait la signification de sa maladie et qu’elle me la dirait comme à son confesseur, si elle en avait la force. Vers deux heures après-midi, les approches de la mort se manifestent. Comme elle gémissait de la souffrance causée par son dos couvert de plaies, on voulut changer l’arrangement des oreillers. Elle s’y refusa en disant : « Ce sera bientôt fini, je suis sur la croix. » Cela me toucha vivement. Je lui donnai l’absolution générale et récitai les prières des agonisants. À la fin elle saisit ma main, la pressa, me remercia et me fit ses adieux. Quelque temps après, sa sœur étant entrée et lui demandant pardon, elle se tourna vers elle, la regarda fixement et me demanda ce qu’elle disait. Je lui répondis qu’elle la priait de lui pardonner : sur quoi elle reprit avec beaucoup de gravité : « Il n’y a pas une personne sur la terre à qui je n’aie pardonné. » Elle désirait ardemment la mort et disait souvent en soupirant : « Venez donc, Seigneur Jésus ! » Je la consolai et l’engageai à être calme et à souffrir avec son Rédempteur qui avait aussi pardonné sur la croix au larron. Alors elle prononça ces remarquables paroles : « Tous les gens qui étaient là et le meurtrier crucifié avaient un moindre compte à rendre : car ils n’avaient pas reçu tant de grâces que nous. Je suis pire que le meurtrier crucifié. » Et plus tard : « Je crois que je ne puis pas mourir, parce que beaucoup de bonnes personnes pensent du bien de moi par erreur. Dites donc à tous que je suis une misérable pécheresse. » Comme je voulais encore la consoler, elle reprit avec énergie et comme en protestant : « Ah ! si je pouvais crier assez haut pour que tous les hommes l’entendissent que je ne suis rien qu’une misérable pécheresse, bien pire que l’assassin sur la croix. » Après cela elle devint plus calme. Pendant ce temps, le vicaire Hilgenberg était arrivé et il pria aussi près d’elle. Ce bon vieillard pria une bonne heure agenouillé devant son lit. »

« Le Pèlerin arriva chez elle vers cinq heures et demie. Le confesseur, en ce moment même, ferma les volets et dit : « Voici la fin. » Le Pèlerin trouva dans la chambre la sœur, le frère et la nièce de la mourante, le vicaire Hilgenberg, la sœur du confesseur et Mme Clément Limberg, son ancienne hôtesse. Ils étaient à genoux et priaient. La porte de la petite pièce où la malade couchait était ouverte, pour lui rendre la respiration plus facile. Le cierge des mourants était allumé. Elle était à moitié assise dans le panier qui lui servait de lit ; sa respiration était courte. Son visage avait quelque chose de très imposant. Ses yeux étaient levés vers le crucifix. Au bout de quelque temps, elle tira sa main droite de dessous la couverture et la posa dessus. Son confesseur la consolait et lui donnait souvent le crucifix à baiser. Sa bouche y cherchait toujours humblement les pieds, ne touchant jamais la tête, ni la poitrine, et elle les pressait entre ses lèvres. Bientôt elle sembla vouloir communiquer encore quelque chose à son confesseur. Obéissante jusqu’à la fin, elle lui répondit à l’instant quand il l’interrogea. Il fit sortir tout le monde de la chambre. Ce fut la dernière fois que le Pèlerin la vit vivante. Lorsqu’il alla rejoindre les autres dans la première pièce où ils priaient assis ou à genoux, huit heures sonnaient. Suivant le rapport du confesseur, elle parla encore d’une bagatelle déjà confessée et dit ensuite : « À présent je suis aussi tranquille et j’ai autant de confiance que si je n’avais jamais commis un péché. » Elle baisa encore la croix. Le confesseur récita les prières des agonisants. Elle dit plusieurs fois en soupirant : « Seigneur, aidez-moi, aidez-moi, Seigneur Jésus ! » Le confesseur lui mit dans la main droite le cierge des mourants et fit sonner une petite sonnette de Notre-Dame-de-Lorette dont on se servait autrefois au couvent d’Agnetenberg lors de la mort des religieuses, puis il dit : « Elle meurt. » Il était huit heures et demie 74. Le Pèlerin s’approcha de son lit et la vit affaissée sur elle-même du côté gauche, la tête penchée vers la poitrine ; sa main droite reposait sur la couverture, cette main miraculeuse à laquelle le dispensateur des dons célestes avait attaché la grâce inouïe de reconnaître au toucher ce qui était saint et bénit par l’Église, grâce qui peut-être jusque-là n’avait jamais été donnée à ce degré sur la terre. Le Pèlerin prit cette main ; il était froid et sans vie, cet organe des sens spiritualisé qui suivait et retrouvait à travers toute la nature, même dans un grain de poussière, la substance sanctifiée. Elle était sans vie, cette main humble et bienfaisante qui avait nourri tant d’affamés et recouvert la nudité de tant d’indigents. Elle était froide et morte. La grâce était retirée à la terre. La faute en est à nous. Quelques années auparavant, elle avait dit à son confesseur 75 de lui couper la main droite lorsqu’elle serait morte. Le Pèlerin se souvient qu’en outre elle a assuré que, même après la mort, n’ayant plus de lien avec la vie, elle discernerait encore les objets saints sur l’ordre qui lui en serait donné. Une fois aussi elle avait raconté une vision où elle se voyait devant l’église, couchée dans le cercueil sans ses mains, lesquelles, planant en l’air, se dirigeaient vers les choses saintes qui étaient dans l’église. Le confesseur dit que jusqu’à la fin il avait tremblé à la pensée qu’elle pourrait peut-être répéter cette demande faite dans un autre temps. « Peut-être, ajouta-t-il, ne l’a-t-elle pas fait parce qu’elle a vu la terreur dont j’étais saisi à l’idée qu’elle pût témoigner ce désir. »

Le lendemain, le Pèlerin se rendit à Haltern et à Bocholt, d’où il revint à Dulmen vers la fin du mois. Limberg et Wesener se conformèrent scrupuleusement au désir témoigné par la mourante que son corps ne fût l’objet d’aucun examen après sa mort. Limberg confia le soin de préparer le corps pour la mise au cercueil à la femme de son frère Clément, à laquelle le Pèlerin lui-même ne peut s’empêcher de rendre ce témoignage : « Qu’on n’aurait pu trouver pour cela de mains plus humbles, car elle regardait cet office comme une chose de grande importance, comme une grâce et une distinction pour elle. » Voici ce qu’elle certifia plus tard : « Le mercredi 11, dans l’après-midi, j’enveloppai le corps dans un grand linceul, suivant la volonté qu’avait manifestée la défunte, et je la portai de son lit de mort sur un matelas de mousse : ses pieds étaient fortement croisés l’un sur l’autre. Je vis les marques des mains et des pieds plus rouges et plus distinctes qu’à l’ordinaire. Lorsque je l’enlevai, il sortit de sa bouche du sang et de l’eau. Tous les membres étaient souples et flexibles. On apporta le cercueil le jeudi à midi. Il y avait quelque chose de très aimable dans l’aspect de la défunte. Elle avait voulu avoir un cercueil plat très pauvre : cependant on en avait fait un qui était joli. Elle fut enterrée le vendredi, à huit heures et demie. Il y eut un cortège si nombreux que, de mémoire d’homme, on n’en a pas vu un pareil à Dulmen. Tous les prêtres, tous les bourgeois, tous les enfants des écoles, tous les pauvres en faisaient partie. »

 

Le 11 février, le P. Limberg porta des aumônes à une pauvre journalière afin qu’elle fît avec ses enfants le Chemin de la croix pour la défunte pendant neuf jours. Il donna au Pèlerin à ce sujet l’explication suivante : « Plusieurs jours avant sa mort, la malade m’avait chargé de faire dire la sainte messe pour elle par le vicaire Hilgenberg, pendant neuf jours de suite, dans la chapelle de Sainte-Anne, et d’y faire brûler un cierge devant l’image de la sainte : elle voulait aussi que la journalière fît pour elle le Chemin de la croix avec ses enfants, pendant neuf jours. Je me suis abstenu de faire cette dernière commission à cause du mauvais temps. La malade ne pouvait rien savoir de mon omission, mais un peu avant sa mort, elle me dit : « Il y a une chose dont vous m’avez privée. Vous n’avez pas fait faire le Chemin de la croix par la femme. »

Écoutons encore d’autres témoins sur les dernières heures de sa vie. Wesener s’exprime ainsi dans ses notes : « Pendant tout l’hiver, elle souffrit horriblement des yeux. Lorsque j’eus fait cesser l’inflammation extérieure par les moyens ordinaires, le mal attaqua violemment l’intérieur de la prunelle. Tous les remèdes employés pour la soulager furent infructueux, sur quoi elle donna des explications étant en extase : cette souffrance, disait-elle, était un travail dont elle était chargée et qui devait être terminé à Noël. En effet, le lendemain de Noël, le mal d’yeux avait cessé : mais une toux convulsive très douloureuse y succéda. Elle vit sa mort très clairement plusieurs semaines à l’avance. C’est pour cela que, quinze jours auparavant, elle fit les adieux les plus édifiants à ses plus proches parents qu’elle avait fait venir dans ce but : elle les consola par l’espoir qu’ils se reverraient bientôt et enfin les congédia en les priant de ne plus venir la voir. Dans les derniers huit jours, elle ne parla presque plus qu’à son confesseur : le peu de vie qui lui restait fut consacré à la prière intérieure : mais jusqu’au dernier soupir, elle conserva au milieu de ses, plus grandes douleurs sa patience indomptable et sa bonne grâce affectueuse : quand elle ne pouvait plus parler, elle nous serrait la main. »

« À la visite du matin que je lui fis le 9 février, je la trouvai dans l’état le plus misérable. L’expectoration, jusque-là fréquente, avait cessé : elle se plaignait de douleurs dans le côté et j’acquis la conviction qu’une nouvelle pleurésie avait commencé pendant la nuit. Elle fut en proie à des souffrances indescriptibles jusqu’à quatre heures de l’après-midi : alors le combat parut fini et la paralysie pulmonaire sembla établie. Son visage s’affaissa, le pouls disparut et les extrémités devinrent froides comme la glace. La malade alors reprit de la sérénité, elle parla encore quelques minutes avant sa fin qui eut lieu enfin après huit heures du soir, sans qu’elle eût perdu le moins du monde sa connaissance. »

 

Le vicaire Hilgenberg écrivit le 10 février à la sœur Soentgen : « Elle a accompli sa course, conservé la foi et elle tient maintenant la couronne, notre chère amie. Sa fin a été édifiante comme sa vie. Pendant tout l’hiver elle souffrit plus qu’à l’ordinaire quoique d’ailleurs sa vie fût une souffrance continuelle. Il y a huit jours, elle me dit : « Soyez près de moi quand je mourrai. » Elle me fit appeler hier soir vers six heures et, à huit heures et demie, elle s’est éteinte doucement après avoir baisé plusieurs fois la croix. Son confesseur Limberg était toujours là : il y avait aussi Brentano, madame Clément Limberg, sa garde-malade Wissing, Gertrude Emmerich, son frère et sa petite nièce qui se tenaient dans la pièce extérieure, tous priant en silence. Environ quelques minutes avant sa mort, elle demanda à dire quelque chose au père Limberg : quand ce fut fait, il nous appela tous près du lit de mort et dit : « La voici qui meurt. » Sa mort fut douce. Sa perte nous est sensible à tous, cependant je puis assurer qu’en la voyant mourir j’ai éprouvé une joie véritable. Elle a triomphé, elle a vaincu le monde. Priez avec les amis qui sont près de vous pour celle que la mort a transfigurée, si toutefois elle peut en avoir besoin. J’espère qu’elle prie pour nous. »

 

Et le 16 février : « Je réponds à votre lettre que les obsèques ont eu lieu le vendredi 13. Le corps n’a pas été ouvert ; cela sans doute aurait fait de la peine au Dr Wesener. Le corps n’a été enlevé du lit que le 12 dans l’après-midi. Les joues avaient encore de la rougeur des deux côtés : mais comme dans son lit de mort, elle avait bu plus d’eau qu’à l’ordinaire, cette eau coulait de sa bouche et de son nez ; sa tête aussi était humectée de sang. Elle fut aussitôt renfermée dans le cercueil, parce qu’après sa mort une foule de personnes désiraient la voir ; cela ne fut permis qu’à un petit nombre. Quoique, selon les intentions de la défunte, l’enterrement se soit fait sans pompe, par conséquent sans confrérie, sans les enfants de l’école, sans messe chantée, cependant le cortège fut si nombreux que personne ne se souvenait d’en avoir vu un pareil et que l’église était aussi pleine qu’un dimanche. Tous étaient profondément émus et continuent à pleurer sa mort. J’ai annoncé votre visite au P. Limberg qui vous salue de tout son cœur : il assure qu’il sera bientôt à Munster. Le samedi, M. le doyen a reçu la visite d’une personne qui a offert d’acheter le corps 4000 florins pour le compte des Hollandais, se prétendant autorisée à cela par M. le président supérieur de Vinke et aussi par M. le provicaire ; mais cette offre, comme de raison, a été rejetée. Que Dieu la laisse reposer en paix ; son repos n’a-t-il pas été suffisamment troublé pendant sa vie ? »

Le Pèlerin demanda au doyen Rensing des explications plus précises sur l’achat qu’on avait voulu faire. Voici ce qu’il rapporte à ce sujet : « Dimanche, 29 février, le Pèlerin alla chez le doyen Rensing afin de le sonder à propos d’une pierre tumulaire pour la défunte. Il lui demanda ce qu’il y avait de vrai dans les offres faites pour acheter le corps et reçut la réponse suivante : « Le soir qui suivit l’enterrement, le marchand H., de Munster, vint chez moi, chargé par un Hollandais de payer pour le corps quatre mille florins de Hollande à la famille de la sœur Emmerich ou à la paroisse de Dulmen. Il dit aussi que le provicaire et le président de Vinke n’y faisaient aucune objection, ce qui me parut douteux. Mais quand je lui demandai ce qu’il voulait faire du corps qui commençait déjà à se décomposer, il retira son offre. » Ainsi parla ce maître dans l’art de dissimuler : mais le Pèlerin ayant parlé très nettement touchant les grâces si extraordinaires accordées à la défunte, Rensing répondit : « Oui, c’est certainement une des personnes les plus remarquables de ce siècle. » Toutefois il n’a pas fait un pas vers cette personne qui était une brebis de son troupeau. Et pourtant, avant de mourir, elle lui fit demander pardon quoiqu’elle ne l’eût jamais offensé. Mais lui, qui lui avait causé tant de peine par ses haussements d’épaules et par sa docilité obséquieuse aux inspirations du gouvernement, lui, qui après avoir écrit en sa faveur, a fait ensuite circuler à Munster un manuscrit où il parlait d’elle en termes très équivoques, il n’a rien trouvé à répondre à sa dernière prière ! Rien n’a pu le tirer de son étrange réserve. Lors de l’enterrement d’Anne Catherine, où l’émotion était générale, on dit qu’il causait d’un air très dégagé devant la porte de l’église. Le Pèlerin fut frappé de ce que le doyen qui, au commencement de leur entretien, lui avait déclaré qu’on ne pouvait mettre une pierre sur le tombeau sans l’autorisation des supérieurs ecclésiastiques et qu’on ne pouvait ouvrir la tombe sans cette même autorisation, dit pourtant à la fin : « Si l’on mettait une pierre tumulaire, il serait bon de regarder d’abord si le corps y est encore. »

D’après ce dernier propos, il semble que Rensing, aussi, aurait ajouté foi au bruit qu’un Hollandais avait secrètement enlevé le corps, bruit qui se répandit rapidement et excita tant d’agitation à Dulmen que l’autorité trouva expédient d’ouvrir la tombe, pour se convaincre de la présence du corps. Le 26 mars 1824, le vicaire Hilgenberg écrivait à ce sujet à la sœur Soentgen : « Je vous dirai que, du 21 au 22 mars, le bourgmestre Moellmann, en présence des officiers de police et du menuisier Witte, a fait ouvrir par deux fossoyeurs la fosse de la défunte, comme elle-même l’avait prédit de son vivant, et que le corps a été trouvé tel qu’il y avait été déposé avant de l’enterrer : on l’avait enveloppé dans un drap de lit de façon qu’on ne pouvait voir sa tête que par devant. L’eau qu’elle avait bue avant sa mort était sortie de sa bouche teinte en rouge et deux taches rougeâtres s’étaient montrées sur ses deux joues : en outre son visage paraissait plus beau dans le cercueil que sur son lit de mort. Lorsqu’on a ouvert le cercueil, après l’avoir déterré, on a trouvé le corps sans trace de corruption quoique la mort remontât à six semaines, toutefois les taches rouges avaient disparu et fait place à la pâleur. On a aussi pu voir les stigmates des pieds. Ils n’ont pas vu les mains qui avaient été fortement enveloppées dans le linceul avec le corps. Autour du haut de la tête, on a remarqué une humidité rougeâtre, ainsi qu’aux deux côtés du corps. Les gens en question craignaient qu’il n’en sortit de la mauvaise odeur : aussi avaient-ils allumé leurs pipes et le bourgmestre tenait son mouchoir devant son nez : mais cela n’était pas nécessaire : il n’y eut aucune mauvaise odeur. Le bourgmestre qui avait été chargé de l’opération par l’administration supérieure doit lui adresser un rapport : et maintenant le faux bruit cessera de courir. Mlle Louise Hensel a planté sur la tombe un rosier et quelques fleurs. Je crois que le Seigneur ornera pour toujours la défunte d’une couronne qui ne se flétrira pas et qu’il accueillera ses prières pour nous. »

Peu de jours auparavant, ladite demoiselle avait déjà fait ouvrir la tombe, mais en secret, parce qu’elle aussi s’était inquiétée du bruit qui s’était répandu et parce qu’elle désirait voir encore une fois les traits d’une personne qu’elle avait eue en si grande vénération. « Il y avait déjà cinq semaines, a-t-elle écrit à l’auteur du présent livre, qu’elle était couchée sous la terre, cependant on ne pouvait pas distinguer la moindre odeur cadavéreuse. Le linceul était humide, comme s’il eût été lavé récemment, et étroitement collé aux membres. Le foin sur lequel elle était couchée était déjà moisi et pourri en grande partie. Les traits de son visage étaient pleins de charme et ne présentaient pas la moindre altération : la vue de son corps dont la forme se distinguait sous le linceul m’a laissé une impression touchante que je ne puis oublier. Je glissai sous sa tête une plaque de plomb où étaient inscrits son nom et la date de sa mort. »

Le tombeau fut ouvert une troisième fois le 6 octobre 1858, ainsi que le rapporte la lettre suivante écrite à l’auteur par M. Krabbe, doyen du chapitre de Munster : « Le 6 octobre 1858, la tombe de la défunte sœur Emmerich fut ouverte en présence de M. Bernard Schweling commissaire épiscopal et notaire apostolique, de M. Cramer, doyen de Dulmen et de plusieurs autres prêtres. La première cause qui y donna lieu fut une visite que le père Pellicia de l’ordre des Frères de la Miséricorde fit, il y a quelques années, à sa vieille mère qui habitait Munster. Ce père parla de la grande vénération dont la défunte Anne Catherine Emmerich était devenue l’objet à Rome et s’étonna d’entendre si peu parler d’elle en Westphalie. Il fit exprès le voyage de Dulmen pour voir le tombeau de la défunte, fut très surpris de ne pas même trouver une croix sur sa tombe et manifesta l’intention, lorsqu’il serait de retour à Rome, d’organiser une quête parmi ses admirateurs pour faire les frais d’un tombeau. Cette quête fut faite par des personnes de la haute noblesse romaine et lorsque l’argent eut été envoyé ici, Mgr l’évêque autorisa l’érection d’une croix gothique en pierre sur la tombe, et l’ouverture de la fosse pour en poser les fondements, en présence de témoins. Lorsqu’on l’eut ouverte, on ne trouva plus rien du cercueil à l’exception d’un clou. Après avoir soigneusement enlevé la terre qui recouvrait les ossements, on fit venir de l’hôpital voisin deux sœurs de charité qui les retirèrent un à un et les présentèrent aux médecins présents, le Dr Wiesmann et le Dr Wesener dont le père avait donné ses soins à la défunte Emmerich pendant les dix dernières années de sa vie. Les ossements furent reconnus par les deux médecins comme étant ceux d’une femme et placés ensuite par les sœurs de charité dans un cercueil neuf en bois de chêne. On finit par trouver le squelette entier dans une situation naturelle : il n’y manquait que la très petite partie qui s’était dissoute et mêlée avec la terre. Le cercueil renfermant les ossements fut porté à l’hôpital par les sœurs, accompagnées des diverses personnes qui avaient assisté à l’ouverture ; il y fut fermé hermétiquement et scellé. Lorsqu’en suite la tombe fut maçonnée avec des briques, le cercueil y fut porté en procession de l’hôpital. La tombe fut bénite de nouveau, puis le cercueil y fut déposé et recouvert d’une voûte en briques. On replaça au dessus l’ancienne pierre sépulcrale sur laquelle la croix fut érigée. »

Quelques années après, l’espace occupé par le tombeau fut entouré d’une belle grille en fer avec des banquettes où des gens pieux viennent très souvent s’agenouiller et prier.

Lorsque le Pèlerin, au mois de mars 1824, quitta Dulmen pour toujours avec ses papiers, la douleur causée par la perte qu’il avait faite avait effacé de son âme tout sentiment d’amertume : ses adieux au P. Limberg, au Dr Wesener, aux vicaires Hilgenberg et Niesing, ainsi qu’à la famille du chaudronnier Meiners, furent si pleins de cordialité et le souvenir des anciennes dissidences s’effaça si complètement que tous lui restèrent sincèrement attachés tant qu’ils vécurent, comme on le voit par beaucoup de lettres qu’il avait coutume de recevoir de Dulmen chaque année. Ainsi Wesener écrivait le 18 mars 1825 « Vous avez su par nos amis d’ici que j’ai été aux portes du tombeau. Je ne vous parlerai, À ce sujet, que d’une seule chose, la plus importante à mes yeux comme aux vôtres, je veux dire la paix de l’âme que j’ai parfaitement conservée au milieu des plus grandes souffrances, en m’attachant fortement à Notre-Seigneur Jésus et en usant des remèdes spirituels qu’il nous a donnés. Le P. Limberg et le vicaire Niesing ont été pour moi les plus fidèles soutiens ; tous deux se montraient satisfaits de ma patience et se réjouissaient de voir que les consolations de la foi adoucissaient mes extrêmes souffrances. Ma guérison commença, lorsque tout le monde me croyait perdu, à commencer par moi-même, à partir du moment où ma femme (c’était en janvier, à quatre heures du matin) courut au cimetière et, dans sa grande détresse, invoqua l’intercession de la chère Emmerich. Ô chère et bonne âme, combien de fois, pendant ma maladie, j’ai pensé à tes souffrances sans nom ! »

Au commencement de l’année 1832, le Pèlerin écrivit à une personne qu’il honorait particulièrement : « Je m’efforce de continuer le compte rendu des trois premiers mois de mon séjour auprès de la sœur Emmerich, ce qui m’est très pénible à cause de beaucoup de choses qui touchent aux personne. »

Il terminait une autre lettre à la même personne par ces paroles : « Je vous demande très sérieusement et avec une grande confiance de prier pour moi aux intentions suivantes : 1o que Dieu ait pitié de moi, qu’il daigne m’accorder la grâce et me donner la force de ne pas l’offenser si souvent et si facilement par les péchés de la langue, car je suis bien fréquemment et bien aisément entraîné à manquer à la discrétion et à la charité dans ce que je dis d’autrui sans nécessité et sans utilité ; 2o que Dieu me conserve la vie assez longtemps pour pouvoir terminer mes travaux et disposer de ce que je possède en faveur des pauvres. »

Quelques mois après, il fit imprimer d’après son journal la Douloureuse Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ précédée d’une courte esquisse de la vie de la servante de Dieu 76. Il ne put pas se résoudre à publier autre chose malgré la propagation rapide et l’effet béni du ciel de la Douloureuse Passion : il chercha des auxiliaires plus jeunes et plus forts auxquels il put laisser en toute confiance ses manuscrits pour les publier. C’est ainsi qu’il écrivit, cette même année, à G. G. (Guido Görres) : « Je voudrais que nous ne fussions pas si éloignés l’un de l’autre : je te remettrais, à toi et à Frédéric W. (Windischmann), mes notes manuscrites avec la somme nécessaire pour les frais de publication : mais cela ne peut se faire de loin. Il y faut beaucoup d’explications orales, ainsi qu’un grand ordre et beaucoup de réflexion : car ce qu’il y a de meilleur est délicat comme la poussière qui colore les ailes du papillon. Je suis assis solitaire, comme au milieu d’un désert plein de vagues de sable, courbé sur un trésor de feuilles fugitives que je protège et je me sens défaillir dans le tourbillon du monde. » Mais les travaux auxquels eux-mêmes consacraient leur vie ne permirent pas à ces amis de prendre sur eux la tâche pénible de la publication. Deux autres tentatives du Pèlerin pour trouver un collaborateur n’ayant pas pu aboutir par des raisons du même genre, il mourut le 28 juillet 1842, avec la ferme confiance que Dieu ne laisserait pas enfoui ce trésor, fruit de tant de souffrances. Sa belle âme n’avait jamais pu se résoudre à effacer de son journal une seule ligne des plaintes et des accusations si fréquemment portées contre la malade et son entourage, afin que le futur metteur en œuvre pût prendre une connaissance aussi exacte de tout ce qui s’était passé que s’il eût été témoin oculaire, et fût mis par là en état de juger impartialement, selon la vérité et la justice. De même le frère du Pèlerin qui, lui avant survécu dix ans, avait eu longtemps les manuscrits entre les mains et les avait soumis à l’examen le plus scrupuleux, ne retrancha rien de ce qui était écrit afin qu’il subsistât un témoignage de toutes les circonstances, les situations et les relations diverses au milieu desquelles la servante de Dieu avait eu à accomplir sa tâche journalière.

 

J. M. J.

 

 

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES.

 

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XI. –      Rapports avec les âmes du purgatoire. – Les anges. – Les habitations de la Jérusalem céleste.

       2. Fête de la Toussaint et jour des Morts (1819).

       3. Fête des Anges gardiens (1820).

       4. L’Archange saint Michel.

              Travail pour deux souverains.

       5. Fête de la Toussaint et commémoration des morts (1820).

              Âmes souffrantes des fanatiques qui s’étaient crucifiés à Wildensbuch près Zurich.

              Habitations de la Jérusalem céleste.

XII. –    Travaux par la prière et la souffrance pour le chef de l’Église Pie VII, pour la province ecclésiastique du Haut-Rhin,   pour la conversion des pécheurs et pour les mourants. – Tableaux de fêtes.

       1. Pie VII.

       2. Sainte-Marie de la Rotonde et la chapelle protestante de l’ambassade de Prusse à Rome.

              Nouvelle église sous l’influence des esprits planétaires.

       3. L’empereur saint Henri à Sainte-Marie-Majeure.

       4. Fête du Scapulaire.

       5. Vision de la fête de l’indulgence de la Portioncule.

       6. Notre-Dame des Neiges.

       7. Du commencement d’août à la fin d’octobre 1820.

       8. Dédicace de l’église du Saint-Sauveur à Rome.

       9. Souffrances pour l’Église supportées avec l’assistance de sainte Cunégonde, de la fin de mai au mi lieu de juin 1821.

       10. La Pentecôte. – La montagne des Prophètes.

       11. Judith en Afrique.

       12. Souffrances pour les cinq évêchés de la province  du Haut-Rhin.

              Un faux prétendant à la main de la fiancée est mis hors de la vigne de l’Église.

       23. Fête de l’Église à l’occasion d’un pape futur.

              Tableau symbolique d’un diocèse séparé du rocher de  Pierre.

       28. Voyages pour porter secours.

              Voyage à Palerme.

              Salut d’une famille française à Palerme.

              Un homme détourné du vol.

              Assistance donnée dans le royaume de Siam.

       29. Travaux pour des couvents.

              Prière pour la Grèce.

              Travail pour la paroisse de Gallneukirchen en Autriche séduite par les sectaires.

              Voyage dans une île japonaise.

              Conversion d’un rabbin à Maëstricht.

              Un infanticide empêché.

              Assistance donnée à une janséniste mourante.

              Mort touchante d’un pécheur converti à Munster.

              Vol avec effraction dans une église.

XIII. –   Comment elle reconnaissait les ossements et les autres reliques des saints.

              Fête des Saintes-Reliques en 1820.

              Histoire d’une croix contenant des reliques.

              Un enfant martyr de Sachsenhausen.

              Reconnaissance des reliques des églises de Munster envoyées par Overberg.

              Sainte Agnès et sainte Émérentienne.

              Sainte Paule.

              Sainte Agathe.

              Sainte Dorothée.

              Sainte Apollonie.

              Sainte Scolastique et saint Benoît.

              Sainte Eulalie.

              Sainte Walburge.

              Les saints martyrs Pascal et Cyprien.

              Perpétue et Félicité.

              Saint Thomas d’Aquin.

              La bienheureux Hermann Joseph.

              Saint Isidore.

              Saint Étienne, saint Laurent, saint Hippolyte.

              Saint Nicodème.

              La sainte martyre Suzanne.

              Sainte Claire.

              Visions touchant la vie de saint Augustin, de saint François de Sales et de sainte Jeanne Françoise de Chantal.

              Sainte Justine et saint Cyprien.

              Saint Denys l’Aréopagite.

              Une relique de saint Luc.

              Sainte Ursule.

              Saint Hubert.

              Saint Nicostrate.

              Sainte Théoctista.

              Sainte Gertrude.

              Sainte Cécile.

              Sainte Catherine.

              Les stigmatisées Madeleine de Hadamar et Colombe Schanolt de Bamberg.

              Effets d’une relique du précieux sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ et des cheveux de la sainte Vierge

              Effets de la sainte Lance.

              Effet de la parcelle de la vraie croix.

              Un vêtement de la très sainte Vierge.

              Reliques de Marie.

              Prétendus cheveux de Marie.

              Objets bénits.

              Un denier de saint Benoît.

              Un coup d’œil sur le paradis.

XIV. –   La situation extérieure d’Anne Catherine depuis 1820. – Elle raconte la vie de Jésus. – Les rapports du Pèlerin avec elle. – Le père Limberg. – Les derniers jours de l’abbé Lambert.

              Les visions préalables.

              Vision du rossignol mourant.

XV. – Anne Catherine est transportée dans un nouveau logement. – Elle prend sur elle l’état corporel et spirituel de   personnes violemment tentées et d’agonisants.

              Personnes sauvées de dangers pressants.

              Elle se charge de douleurs causées par des plaies.

              Maux d’yeux.

              Tentations.

              Souffrances pour des gens qui se confessent.

XVI. –   Derniers jours et mort d’Anne Catherine.

 

 

 



1 Voir tome Ier, page 219.

2 Dont il est question plus haut dans la vision du 29 septembre 1820 en rapport avec l’archange saint Michel.

3 Le 15 juillet 1820, elle disait : « Je vois la terre dans l’obscurité et plus semblable à un œuf qu’à un globe. C’est au nord que la descente est la plus escarpée ; du côté du levant, elle semble plus longue, la descente à pic va toujours vers le nord. »

4 Actus Apost., XXII, 5.

5 Voir tome II, ch. VIII.

6 17 novembre 1822. « Je vis dans l’église noire quelque chose de très risible. Un des hauts patrons voulut faire quelque chose de tout à fait grand. Il fit dire au prédicant qu’il lui donnerait un rochet blanc pour paraître en chaire. Alors le prédicant vint ; c’était un grand homme de belle mine, qui avait de très beaux favoris lui descendant au menton. Le patron lui mit le rochet et l’envoya dans la chaire. » Je me disais : « Le patron fait croître là un grand, grand arbre, et celui-ci tombera dans une grande, grande eau, et fera un grand, grand plongeon. » Mais il en arriva autrement. Le prédicant s’assit à l’aise, étalant son rochet. On attendait et on attendait encore. Rien ne vint. Et lorsqu’on y regarda, il n’avait pas de tête et le rochet ne recouvrait qu’une grande, grande botte de paille. Plusieurs des assistants se mirent à rire, d’autres en vinrent aux invectives, et le patron fut furieux.

7 Tout le monde sait combien ce vicaire général, devenu archevêque de Cologne, s’illustra par sa courageuse résistance au gouvernement prussien dans l’affaire des mariages mixtes. (Note du traducteur.)

8 Le Pèlerin lui-même y contribua pour sa part. Le jour précédent, par suite de l’imprévoyance de sa sœur, une modiste française s’était introduite dans la petite chambre de la malade et avait, sans plus de façon, étalé ses marchandises sur le lit. La malade ne put se défaire de cette importune et se sentit toute troublée par son bavardage, si bien qu’elle put à peine raconter ses visions au Pèlerin qui arriva plus tard. Là-dessus celui-ci lui fit les reproches les plus vifs, comme si c’eût été par sa faute que la modiste avait déballé sa marchandise.

9 Précisément en ce moment des délégués ecclésiastiques et laïques des petits États d’Allemagne s’étaient réunis pour la deuxième fois et délibéraient sur les moyens à prendre pour arriver peu à peu à l’extinction du catholicisme dans cinq diocèses.

10 « Je vois, dit-elle un jour, une quantité d’ecclésiastiques frappés d’excommunication qui ne semblent pas s’en inquiéter, ni même le savoir. Et pourtant ils sont excommuniés, quand ils prennent part à des entreprises, qu’ils entrent dans des associations et adhèrent à des opinions sur lesquelles pèse l’anathème. Je vois ces hommes entourés d’un brouillard comme d’un mur de séparation. On voit par là combien Dieu tient compte des décrets, des ordres et des défenses du chef de l’Église et les maintient en vigueur quand même les hommes ne s’en inquiètent pas, les renient et s’en moquent. »

11 Le pouvoir séculier.

12 Saint Martin lui vint en aide comme patron d’une église dont le premier pasteur suscita plusieurs obstacles à la sollicitude paternelle du Pape pour les cinq fiancées.

13 La plaine verte ou la prairie désigne les fêtes de l’Église, l’année ecclésiastique, la communion des fidèles dont les propagateurs et amis des prétendues lumières ne veulent pas sortir, malgré leur incrédulité et leur révolte contre les chefs de l’Église, parce qu’à la manière des jansénistes, ils travaillent à détruire l’Église du dedans au dehors. C’est pourquoi ils se rassemblent « à part » sur la prairie, c’est-à-dire dans l’Église, y bâtissent une église « particulière » où ils répandent « leurs lumières », c’est-à-dire la nuit de l’incroyance et les horreurs de la mort spirituelle. Là où pénètrent les prétendues « lumières », elles produisent les ténèbres, la mort et la pourriture.

14 C’est-à-dire dans le sens spirituel, elle les prive de la vie de la grâce par la destruction de la foi et de la vie chrétienne qui naît de la foi.

15 Les mérites de ses souffrances et de ses prières qui arrêtent le progrès de la corruption.

16 Voir le tome Ier, p. 489.

17 C’est-à-dire l’édifice de la fausse église avec ses dépendances.

18 Allusion à la naissance de l’archiconfrérie du Très-Saint et Immaculé Cœur de Marie comme commencement de la rénovation de la vie chrétienne. La moindre église de Paris, Notre-Dame-des-Victoires, est véritablement devenue une des premières églises du monde et un gage que Marie écrasera la tête de l’incrédulité et de l’hérésie.

19 Ce sont les paroles du Pèlerin.

20 Ce battement, dit le Pèlerin dans ses notes, est un témoignage intérieur de la plus grande importance que la nature rend à l’Église, mais il reste incompris : on ne l’observe malheureusement qu’à la légère et sans tirer les conséquences de ses propres appréciations.

21 Le purgatoire.

22 Projet d’une nouvelle constitution de l’Église catholique dans la Confédération germanique. Imprimé dans la patrie allemande, 1816.

23 Les âmes nombreuses qui allaient se perdre.

24 Les prêtres chastes, comme défenseurs de ses droits.

25 Symbole de l’avenir dans lequel cette l’église chancelante, prête à disparaître sous les flots, retrouvera peu à peu un terrain plus solide, et finalement une complète union avec le rocher de Pierre.

26 La vieille clique libérale qui, lorsqu’il n’y a ni fatigue ni danger, ne manque guère de s’emparer des places aux dépens d’autrui.

27 Les soi-disant patriotes allemands, hostiles à la langue latine comme langue de l’Église, et voulant établir une église nationale allemande sans Dieu, sang sacrements, sans pape.

28 Le fils, l’enfant, c’est l’équivalent du plan. Le plan dont il est question ici indique les relations qu’on voulait établir avec le schisme grec. Elle vit ce fils s’en aller en Russie.

29 Pie VII mourut le 20 août 1823 à la suite d’une fracture de l’os de la hanche, occasionnée par une chute.

30 Pièce de monnaie valant à peu près seize centimes.

31 « Cette vision me parut surprenante, dit le Pèlerin, lorsque je découvris que la fête des Saintes-Reliques se célèbre aujourd’hui dans le pays de Munster, ce qu’elle ignorait complètement. C’est en elle un phénomène tout à fait mystérieux qu’elle ait à satisfaire pour toutes les négligences et les omissions commises dans l’Église. »

32 Clara Soentgen lui ayant un jour apporté un petit paquet de reliques, Anne Catherine le prit dans sa main et dit : « C’est un grand trésor. Il y a là des reliques de saint Pierre, de sa belle-fille Pétronille, de saint Lazare, de sainte Marthe et de sainte Madeleine. Ce précieux reliquaire est venu de Rome, il y a longtemps. Mais il en va ainsi avec les ossements des saints, quand ils ne sont plus dans la possession de l’Église et tombent entre les mains les particuliers. Ce reliquaire a été transmis en héritage, donné, mis au rebut avec de vieilles choses sans valeur, jusqu’au moment où il est tombé par hasard entre les mains de la sœur Soentgen. Il faudra que je prenne des mesures pour qu’il soit honoré. » Une juive avait trouvé parmi de vieux habits qu’elle avait achetés un reliquaire qu’elle avait ouvert en le forçant ; mais cela lui avait causé de telles angoisses qu’elle le fit remettre à la malade, laquelle avait vu en vision ce qui s’était passé et ne put s’empêcher de sourire des terreurs de la juive.

33 C’est-à-dire, pour parler plus clairement, cet acte du Pèlerin qui les lui avait présentées sans tenir compte d’aucun avertissement.

34 Cet ami était un partisan enthousiaste de la théorie du magnétisme animal.

35 « Je la cherchai alors, moi, pauvre aveugle, et je la trouvai. » Le Pèlerin.

36 Chaque fois qu’Anne Catherine, pour condescendre aux demandes du Pèlerin, essayait de tracer au crayon les noms des saintes reliques tels qu’ils lui avaient été indiqués en vision, elle n’écrivait jamais non plus que la première syllabe du nom et cela en caractères romains.

37 Cantic., VIII, 8.

38 Agathe est « la fiancée », l’Église de Sicile encore jeune... Elle reçoit l’anneau de son futur martyre par lequel elle doit devenir la mère d’âmes innombrables en ce sens que le lait de ses mamelles, c’est-à-dire la plénitude de bénédictions de son martyre, leur procure la grâce du salut.

39 Le bréviaire et le martyrologe romain la qualifient de vierge et martyre. (Note du traducteur.)

40 Elle avait souvent senti et manifesté le voisinage de la sainte relique et elle avait dit : « Il doit y avoir dans mon église une sainte Culalie. Elle est de Barcelone. » Comme le nom lui avait été montré en vision, écrit en petits caractères romains, elle avait lu C au lieu d’E.

41 Elle eut cette vision le 26 février 1821 et regarda en conséquence ce jour comme étant celui de la commémoration annuelle du martyre ou de la découverte merveilleuse du corps de ces saints lesquels, d’après ce que rapportent les Acta sanctorum, furent donnés le 26 février 1646 par le cardinal Altieri an collège des jésuites d’Anvers. Le corps de saint Cyprien fut plus tard donné au collège de Malines.

42 Joan, I, 43.

43 C’était de ce saint qu’était la relique dont elle n’osa pas dire le nom quand l’ami du Pèlerin voulut la mettre à l’épreuve.

44 Il s’y trouvait joint un document ainsi conçu : « Moi, Jean Verdunkh, camérier et maître de la garde-robe de son Altesse électorale Maximilien, duc de Bavière, etc., reconnais ici que la sérénissime princesse Élisabeth, palatine du Rhin, duchesse dans la haute et la basse-Bavière, etc., née duchesse de Lorraine, étant décédée dans le couvent de Randshoffen, a légué ce qu’elle laissait à ses héritiers et à des amis qui en ont été mis en possession. C’est à cette occasion que le maréchal de la cour de son Altesse électorale, comte Maximilien Kurz de Senftenau, etc., a donné des marques de souvenir à ceux qui s’étaient donné beaucoup de peine dans cette affaire et que j’ai eu le grand bonheur de recevoir pour ma part un Agnus Dei dans lequel se trouvaient des cheveux de Notre Dame. J’ignore si monsieur le comte a su que cette relique s’y trouvait, mais je l’ai vénérée, conservée et ensuite donnée à ma fille Anne de Jésus, carmélite à Cologne, le jour de sa profession. Trois ou quatre ans après, son Altesse électorale, mon gracieux maître, après avoir engendré des héritiers de l’électrice actuelle, a fait ouvrir les grands reliquaires où était, entre autre choses, un grand morceau de terra madefacta sanguine Christi et y a pris trois parcelles dans un Agnus Dei pour madame son épouse et les deux jeunes princes. Comme on avait fait la division sur un papier très propre, il y est resté deux ou trois miettes très petites, qui étaient si petites que son Altesse ne put les prendre. Elle m’ordonna alors de les brûler de peur qu’elles ne fussent profanées. Mais j’ai conservé ces petites miettes dans ce papier fin ; je ne les ai pas brûlées, mais tenues en grand honneur, et ma chère fille Anne de Jésus m’en ayant prié, je lui ai fait aussi hommage de cette relique.

J’atteste sur ma conscience, et comme je désire mon salut, que cela est vrai et que tout s’est passé comme je l’ai dit dans cet écrit. En foi de quoi j’ai marqué les reliques avec mon plus petit cachet. J’ai écrit et signé ceci, j’y ai mis aussi mon sceau. Donné à Munich, le 30 mai 1643.

L. S.

Jean VERDUNCKH,                  

camérier électoral et maître de la garde-robe.

 

45 Elle entend par là sans doute une espèce de coing qu’on appelle malum cydonium.

46 Caldéron dans son drame intitulé : La vie est un songe, fait dire à l’élément de l’eau par la sagesse divine : « Eaux, partagez-vous ! élevez-vous en partie vers le ciel et formez le firmament de cristal, afin que le feu qui occupe là un siège lumineux tempère ses ardeurs dans la fraîcheur de l’eau, etc. »

47 Le 10 janvier 1820, elle avait dit au Pèlerin : « J’ai eu une vision relative à votre frère, il fera naître des embarras. Il a des idées fausses sur moi. J’ai vu aussi l’abbé Lambert très troublé par lui. Je remercie Dieu de m’avoir montré cela et de m’y avoir préparée. Je supporterai tout pour mon humiliation. »

48 La vie de N.-S. Jésus-Christ d’après les visions d’Anne Catherine Emmerich. (L’original allemand a trois forts volumes in-8o : la traduction française en a six, grand in-18.) Paris, Ambroise Bray.

49 Voir t. II, ch. IX.

50 Pièce de monnaie valant 15 centimes.

51 Lorsque le noble vieillard apprit la maladie de Lambert, il offrit aussitôt son assistance. Il écrivit à la malade : « Ayez bien soin que l’abbé Lambert ne manque ni des remèdes nécessaires, ni de tout ce qui peut servir soit à le fortifier, soit à le soulager et à le récréer pendant sa maladie. Quant aux frais qu’il ne peut pas faire lui-même, je sais comment on pourra y pourvoir. »

52 Celle vision d’un sens très profond se rapporte à ce qui peut tenir lieu des peines du purgatoire et trouve son explication dans saint Paul (I, Cor. III, 43).

53 Cet homme consciencieux faisait cela dans la bonne intention de n’épargner aucune humiliation à sa fille spirituelle.

54 Il mourut dans la septième semaine qui suivit.

55 Donc non pas tout ce qui lui était montré, sans exception, ni tout ce que le Pèlerin réclamait, mais seulement ce pour quoi Dieu lui donnerait le temps et la force nécessaires.

56 Non pas tout ce qu’elle sait, mais ce qu’elle est en état de dire !

57 Tout cela s’accomplit à la lettre, comme nous le verrons.

58 Comme par exemple la mauvaise humeur du Pèlerin et ses plaintes.

59 « Le frère du Pèlerin raconta à celui-ci qu’après s’être confessée, elle lui avait parlé d’une manière admirable, et que, si les choses étaient comme elle le disait, tout cela était de grande conséquence : pour lui, il avait pris la résolution de ne rien préjuger à cet égard. »

17 février. « Le frère, à la suite de sa réconciliation avec elle dans la dernière nuit d’agonie, n’a point changé de manière de voir en ce qui la concerne. »

60 C’est-à-dire de la situation extérieure, telle qu’il la voyait.

61 Il qualifiait ainsi tous ceux qui ne partageaient pas sa manière de voir.

62 Sur l’invitation du frère du Pèlerin.

63 Comme on le comprend, elle ne pouvait pas plus contredire ce qui était vrai que déclarer qu’elle-même désirait être emmenée ailleurs.

64 Que cette bonne dame qui n’avait jamais eu de relations particulières avec la malade se permit pareille chose, c’est une preuve de plus que chacun se croyait appelé à contrôler les voies par lesquelles Dieu conduisait son instrument choisi.

65 Mais, dans cette maison, Anne Catherine avait été traitée avec tant d’affection et de respect que le propriétaire, Clément Limberg, conserva, jusqu’en 1859, les deux petites chambres qu’elle avait habitées dans l’état où elles se trouvaient lorsqu’elle fut transportée dans sa nouvelle demeure. Et après la publication du premier volume de cette biographie, ce vieillard envoya à l’auteur un rapport fidèle sur toutes les impressions que lui avait fait éprouver Anne Catherine et qu’il avait conservées dans toute leur vivacité jusqu’à l’âge très avancé où il était parvenu.

66 Ce jugement sévère, porté sur l’état de son âme par un laïque qui n’était revenu à la foi que depuis peu de temps, était la plus révoltante injustice envers une religieuse dirigée, comme elle l’était, par des prêtres aussi consciencieux et restée invariablement fidèle à ses vœux de religion.

67 Le Pèlerin observe à ce sujet très injustement : « Raisons données d’une manière très confuse, conséquence absurde ! » Et pourtant combien ces paroles sont vraies et profondes ! Nulle part l’orgueil n’est plus dangereux et plus opiniâtre que chez l’homme né dans une condition basse et indigente qui porte son fardeau avec irritation et avec honte, mais qui sait qu’en changeant d’état, il peut franchir rapidement le large intervalle qui le sépare d’une position supérieure.

68 Cette table signifie les secours et les consolations qu’elle doit recevoir des saints.

69 Le chant du Lauda Sion se lie à la tâche donnée à Anne Catherine et en vertu de laquelle il lui faut amener à leur accomplissement pour tant de mourants les paroles de l’hymne :

Bone pastor, panis vere,

Jesu, nostri miserere ;

Tu nos pasce, nos tuere,

Tu nos bona fac videre

In terra viventium.

70 Cette impatience est la joyeuse aspiration vers la tâche liée à la possibilité de marcher, et qui consiste à préparer les mourants à faire une bonne mort, tâche qu’elle ne doit accomplir, comme ses autres travaux, que sur la voie et par les moyens voulus de l’Église, c’est-à-dire par l’obéissance à son confesseur.

71 Par le sentiment de l’irritation et de la sombre disposition du Pèlerin.

72 Note de l’auteur. Canis et coluber. C’est l’emblème du Pape Léon XII, dans la prophétie connue de saint Malachie. Mais cela s’expliquerait peut-être mieux par ce que dit le cardinal Wiseman, dans ses Souvenirs que Léon XII « avait habituellement, dans ses appartements, un fidèle compagnon, un petit chien très intelligent ». (Note du traducteur.)

73 Le 20 janvier le père Limberg écrivait à la sœur Soentgen : « Comme je sais combien vous vous intéressez à votre consœur malade, Anne Catherine Emmerich, je prends la liberté de vous faire savoir par ces lignes comment elle se trouve à présent. Vous aurez déjà entendu dire que la malade souffre beaucoup depuis plusieurs mois par suite d’une inflammation des yeux qui s’est allégée vers Noël ; mais depuis lors elle souffre horriblement d’une toux des plus violentes qui l’a tellement affaiblie et minée qu’elle semble n’avoir plus que la peau et les os et qu’à en juger humainement, elle ne peut plus résister longtemps si Dieu ne la conserve pas. Hier, il y a eu huit jours déjà que le docteur Wesener a déclaré qu’à en juger par l’état du pouls, chaque minute peut être la dernière. La violence de la toux, jointe à l’extrême irritabilité de la malade, a déterminé une inflammation dans le bas-ventre dont on ne sait pas encore quelles seront les suites. Cependant, il y a lieu de remercier le Très-Haut de ce qu’il lui a toujours accordé jusqu’à présent de supporter patiemment de si cruelles souffrances. Priez pourtant pour votre consœur si accablée de douleurs, afin que la volonté du Seigneur se fasse en elle, qu’il soit glorifié par suite de l’épreuve à laquelle il la soumet et qu’elle persévère jusqu’à la fin dans sa patience... »

« Ayez la bonté de donner connaissance de ceci à son cousin Bernard Emmerich, afin qu’il prie pour elle avec un redoublement de ferveur. »

74 Le jour de sa mort fut le lundi d’avant la Septuagésime.

75 Voyez tome II, ch. v, à la fin.

76 Sulzbach, 1833.

 

 

 

 

 

 

 

 

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