La question russe en 1811 et en 1860

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

J.-A. SCHMIT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUATRE CHAPITRES INÉDITS SUR LA RUSSIE, par le comte Joseph de MAISTRE ; publiés par son fils le comte Rodolphe de Maistre. – Paris, A. Vaton, 1859, in-8o de VII-196 pages.

LA VÉRITÉ SUR LA RUSSIE, par le prince Pierre DOLGOROUKOV. –– Paris, A. Franck. 1860, in-8o de 403-8 pages.

 

 

————————

 

 

Un docteur qui n’était point un empirique a dit il y a quelques siècles déjà : Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste viendra s’y ajouter de soi-même. Lorsque tous les devoirs sont remplis, en effet, tous les droits sont à l’aise, et toutes les forces trouvent leur emploi. Aucuns décorent ceci du nom de république : heureux les pays où peuples et rois sont ainsi républicains !

Nous sommes loin encore de cet idéal, s’il faut juger des choses par le nombre et la gravité des questions aujourd’hui pendantes, et par l’étendue et la profondeur du malaise qu’elles accusent : question italienne, question d’orient, question irlandaise, question russe, et beaucoup d’autres questions encore. Serait-ce que le royaume de Dieu et sa justice n’auraient pas eu toujours parmi nous la première place, ou même que parfois nous aurions oublié de leur en donner une ? Il y a bien, en effet, quelque motif de le croire. Les rois rejettent la faute sur les peuples, et ils ont quelquefois raison ; les peuples la rejettent sur les rois, et ils n’ont pas toujours tort : les abus d’en haut obstruent les canaux de la vie sociale, qui finit par y croupir ou les faire éclater ; les passions d’en bas y allument ces ardeurs épuisantes de la fièvre, qui minent peu à peu l’organisme, ou le tuent tout à coup dans d’épouvantables convulsions.

Mais qu’est-ce que le royaume de Dieu, considéré en ce monde ?

Le royaume de Dieu, c’est l’ordre : non point cet ordre bâtard qu’impose la violence ou que produit l’asservissement, mais cet ordre sincère qui réalise ici-bas le programme de la Providence, et qui résulte de ce que chaque être marche par ses voies propres vers ses naturelles destinées.

L’ordre, chez les êtres libres, est donc soumis aux mêmes conditions que leurs destinées elles-mêmes, et la liberté aux mêmes conditions que l’ordre : les entraves extérieures se relâchent ou se resserrent en proportion inverse du frein intérieur que tous, individus et nations, nous avons le devoir de nous imposer, mais sans en avoir toujours la sagesse ; et c’est dans ce sens que l’on peut dire avec le comte J. de Maistre, en thèse générale, et en excluant formellement les cas de domination étrangère, que tout peuple a toujours le gouvernement qu’il mérite. Est-ce à dire toutefois que les gouvernements ne soient jamais responsables en beaucoup de choses de ce que les peuples ne méritent pas davantage ? À Dieu ne plaise ! et aussi heureux que rare est le pouvoir qui se sent les mains parfaitement nettes des excès qu’il réprime ou sous lesquels il succombe. Est-ce à dire surtout que les gouvernements n’aient pas toujours et partout le devoir imprescriptible de rendre les peuples de plus en plus méritants, en faisant progressivement leur éducation ? Le pouvoir n’est qu’un moyen : malheur à qui en fait un but ! À l’autorité paternelle elle-même, qui est de tous les pouvoirs humains le plus incontestable et le plus incontesté, on ne saurait souhaiter couronne plus belle ni récompense plus haute que de devenir finalement un simple honorariat, sinon dans son caractère, au moins dans son exercice ; et l’on honnirait avec raison le père prévaricateur qui maintiendrait son fils à l’état d’enfance, dans le but abominable de prolonger indéfiniment un règne dégénéré en tyrannie. Laissons donc de côté, s’il est possible, tous les fétiches, ceux de l’autorité, qui n’en sera que plus saine, et ceux de la liberté, qui ne s’en portera pas plus mal. Pour aucun être que ce soit il n’y a de droit absolu que celui d’atteindre à sa fin dernière. Pourquoi ? Parce que tout droit est corrélatif à un devoir, et qu’il n’y a de devoir absolu que celui-là. Lorsqu’il s’agit de nos essentielles destinées, tout obstacle serait un crime ; lorsqu’il s’agit de nos destinées intermédiaires, tout devient relatif comme elles, et il y a lieu d’appliquer un autre paradoxe, qui n’est cependant pas du comte J. de Maistre : Il n’y a de légitime que ce qui est possible. Autant est odieuse la doctrine du pouvoir politique en soi et pour soi, autant nous paraissent insupportables ces entrepreneurs de libertés confectionnées sur un patron unique, à l’usage de toutes les tailles. Rappelez-vous ici, de grâce, votre fameux principe des capacités, dont vous faites ailleurs un si fréquent et si sot usage, et habillez chacun à sa mesure ; mais n’oublions pas non plus que celui qui n’est pas aujourd’hui capable, est capable de le devenir demain, et qu’il y a une égale injustice à laisser s’étioler une force vive, ou à l’empêcher de naître.

Quelles sont donc les conditions moyennant lesquelles individus et peuples deviennent tellement propres à se gouverner eux-mêmes, qu’ils aient le moindre besoin possible d’être gouvernés par autrui ? Il y en a trois, qui au fond n’en sont qu’une, parce qu’elles procèdent toutes de la même source : voir nettement le but, le vouloir sérieusement, le poursuivre persévéramment. Lorsqu’une nation, dans les différentes individualités qui la composent, se trouve ainsi lancée dans sa direction vraie, et peut s’abreuver incessamment à toutes les sources de lumière et de force capables de l’y maintenir et de l’y pousser, il n’y a plus en quelque façon qu’à la laisser aller toute seule, et le frein devient tout aussi inutile que la tyrannie impossible.

Le foyer commun de toutes ces énergies salutaires est incontestablement pour nous la conscience, c’est-à-dire, cette face de notre âme qui s’applique à l’infini, et par laquelle Dieu rayonne en nous comme règle absolue du vrai et du bien, et opère en nous comme principe souverain de la puissance et de la vie. Si la conscience n’est pas l’homme tout entier, elle en est du moins le centre et la racine, et l’on peut dire qu’elle nous est tellement personnelle, qu’elle constitue en nous la personne elle-même. Mais personnel ne veut pas dire solitaire, et même en laissant ici la question philosophique tout à fait à l’écart, il est vrai de dire qu’en fait, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, ce qui vit au dedans s’alimente au dehors, précisément parce que tout ce qui est créé vient d’un autre, et subsiste dans un milieu. À qui serait tenté de contester la règle, nous demanderions de vouloir bien citer une exception.

La question posée se réduit donc à celle-ci : Existe-t-il un milieu dans lequel la conscience des individus et des nations puisse être dite rencontrer, ne fût-ce que d’une manière relative, la plénitude de toutes les ressources capables d’entretenir et d’accroître en elle la lumière et la vie ? En d’autres termes, y a-t-il eu, dans la longue suite des siècles écoulés depuis la transformation de l’ancien monde, un courant civilisateur par excellence, en dedans duquel tout a grandi et prospéré, en dehors duquel tout a souffert et dégénéré ? Encore une fois, nous laissons ici absolument de côté la question de principe et l’examen des causes, et nous ne voulons faire ni de la théologie, ni même de la philosophie : il nous suffit du fait, pris dans toute sa simplicité, ou, si l’on veut, dans toute sa brutalité, et il ne nous est besoin d’invoquer d’autre témoignage que celui de la langue commune et des habitudes courantes. Où est la civilisation ? Là où est le christianisme, et pas ailleurs ; si bien que chrétienté est, pour toutes les bouches, synonyme de peuples civilisés. Mais cette chrétienté, qui l’a faite ? l’Église ; et qui a fait l’Église ? la Papauté : le ricochet est inévitable. Que Rome soit une Jérusalem ou une Babylone, et la Papauté une perle ou un chancre, c’est de là, personne ne le conteste parmi ceux mêmes qui en auraient le plus envie, qu’a jailli le flot créateur de notre civilisation présente. Il est vrai qu’on nous en promet une à venir, sortie d’un principe tout neuf, et dont celle-ci sera à peine de taille à mesurer la chaussure : heureuses générations, que la Providence révolutionnaire réserve ainsi à fouler majestueusement les hautes cimes du progrès indéfini ! Mais nous avons dit que nous voulions nous en tenir aux faits, et nous devons remettre à nos successeurs le soin de commenter ceux-ci, lorsqu’ils le seront devenus.

Remarquons cependant, pour être tout à fait exacts, que si la conscience est la source principale du progrès, elle n’en est pas la source unique. Le Christ a dit : Cherchez D’ABORD ; il n’a pas dit : Cherchez SEULEMENT. Et le bon sens populaire a depuis longtemps traduit la pensée du maître dans un adage devenu banal sans pouvoir jamais rien y perdre de son à-propos : Aide-toi, le Ciel t’aidera. Combien de sophismes fameux, autrefois et aujourd’hui, et contre lesquels s’est puissamment escrimée la logique des théologiens et des philosophes, qui n’auraient pu tenir un instant devant la simple majesté du vieux proverbe ! Mais arrivons enfin à la Russie.

 

 

I

 

Un étranger voit souvent mal, un ennemi voit presque toujours faux : le prince Dolgoroukov est un russe profondément dévoué à son pays et à son souverain, qui parle d’après expérience, et ne révèle le mal que pour provoquer le remède. Que son livre ait soulevé en Russie bien des colères, personne ne s’en étonnera ; que l’on ait regretté en France et ailleurs d’y rencontrer ici et là certains détails ressemblant fort à des personnalités, rien de plus juste : ce qu’il importe d’établir, c’est que la véracité de l’écrivain est demeurée incontestée et incontestable, et que si les piquantes révélations échappées à son patriotisme ne peuvent être considérées en tous points comme un type de bon goût et de convenance, on ne saurait douter du moins qu’elles ne nous disent bien réellement, comme l’annonce leur titre, la vérité sur la Russie.

Ce n’est pas la faute de l’auteur, du reste, si cette vérité est le plus souvent fort peu gracieuse à entendre, et l’on conçoit qu’en fouillant les dédales de cet « immense édifice à extérieur européen, orné d’un fronton européen, mais, à l’intérieur, meublé et administré à l’asiatique 1 », que l’on appelle la Russie, le dégoût déborde parfois de son cœur jusqu’à sa plume, et jaillisse en traits d’une pittoresque amertume.

Serait-ce que la Russie est un pays sans lois ? Au contraire : « Aucun pays n’est plus riche que la Russie en lois, ordonnances et règlements de toutes sortes ; le Code russe est le plus volumineux de la terre ; il contient quinze gros volumes de plus de mille pages chacun ; tous les ans apparaissent encore des suppléments. Mais ce Code, si utile à la prospérité des fabriques de papier, est une lettre morte pour le pays. Le premier article du premier volume, en plaçant l’empereur au-dessus de toutes les lois, transforme tous les quinze tomes, si épais, en la plus volumineuse des mauvaises plaisanteries 2. »

Mais du moins est-ce bien l’empereur qui bénéficie des énormes privilèges de ce premier article, et le despotisme, comme la lance d’Achille, peut-il guérir par la main des bons princes les blessures qu’il fait par la main des mauvais ? Nullement. « Autocrate de droit, l’Empereur ne l’est presque jamais de fait 3. » Le ministère, la camarilla, la bureaucratie surtout, « cette lèpre morale de la Russie 4 », voilà les maîtres véritables, et des maîtres qui ne cessent pas de peser et d’exploiter toujours. L’empereur règne, la bureaucratie gouverne, et son autorité à elle, c’est l’or, le seul souverain auquel la bureaucratie russe apporte constamment le tribut d’une obéissance complète et d’une inaltérable fidélité 5. » L’administration n’étant contrôlée que par elle-même, en effet, n’exécute des volontés impériales que celles qui lui plaisent, et dans la mesure où elles lui plaisent, et ne laisse arriver en haut lieu que ce qu’il lui convient de ne pas arrêter ou métamorphoser en chemin. De sorte que « l’Empereur est trompé de toutes parts, la Russie étant le pays du mensonge officiel et organisé 6 ». Qui ne se rappelle ici la plaisante histoire du numéro de la Cloche de Londres, discrètement reproduit en fac simile à Saint-Pétersbourg, avec suppression du passage compromettant ? Ab uno disce omnes. Voici du reste qui peut passer pour le sublime du genre : « En Russie... l’homme le plus éminent, l’écrivain le plus distingué, le penseur le plus profond, le gentilhomme de la vieille race, ne peuvent être admis à la cour sans avoir un certain grade bureaucratique. Or, pour avancer vite dans la hiérarchie bureaucratique russe, il faut, sauf quelques exceptions bien rares, dues à des causes de hasard ou à de puissantes protections, il faut, disons-nous, n’avoir ni dignité ni conscience, et remplacer la dignité par une épine dorsale bien flexible, et la conscience par la finesse 7. » On ne saurait prendre plus de précautions contre la lumière.

Une réflexion toute naturelle se présente cependant ici à l’esprit du lecteur, une fois le premier ébahissement passé : comment de pareilles monstruosités pourraient-elles se produire, se perpétuer, se régulariser au sein d’un vaste pays, si elles ne rencontraient de puissantes connivences dans l’esprit public de ce pays ? Assurément tous les remèdes doivent être tentés pour guérir ou du moins pour réduire une semblable plaie, et nous ne voulons ni déconseiller aucun de ceux que propose l’auteur, ni décourager aucune de ses espérances. Mais enfin que peuvent les lois sans les mœurs, et quelle œuvre espère-t-on produire, lorsque la matière première manque ? Laissez à la presse, nous dit-on, la liberté de flétrir toutes ces abominations : nous pensons aussi que ce moyen doit être employé, et qu’il peut l’être fort utilement. Mais enfin quelle garantie avez-vous que vos publicistes ne ressemblent pas à vos administrateurs, et qu’il ne suffira pas du gâteau magique dont vos bureaucrates se montrent si friands, pour fermer la bouche et éteindre la voix de tous vos intègres cerbères ? Nous sommes ainsi ramenés toujours à ce problème fondamental, que nous essaierons de résoudre plus loin : Comment un tel état de choses est-il possible en Russie ? Quelle est la cause organique du mal ? Quel en est le remède essentiel ?

Mais pénétrons, à la suite du prince Dolgoroukov, dans les détails de cette étude pathologique.

Ab Jove principium : voici d’abord la Justice et le Conseil de l’Empire.

« La justice, en Russie, est écrite et secrète ; la procédure publique et orale n’existe point, les avocats non plus 8. » Si Thémis aime le mystère, cependant, elle n’a pas moins le goût de la complication. Nous citons :

» 1re instance, le tribunal de district ;

» 2e instance, le tribunal de la province ;

» 3e instance, le département du Sénat ;

» 4e instance, le plenum du Sénat ;

» 5e instance, la consultation du ministère de la justice ;

» 6e instance, le ministre de la justice ;

» 7e instance, nouveau plenum du Sénat ;

» 8e instance, la commission des pétitions ;

» 9e instance, le département du conseil de l’empire ;

» 10e instance, le plenum du conseil de l’empire ;

» 11e instance, le BON PLAISIR IMPÉRIAL. »

C’est à en perdre l’haleine ; et néanmoins, comme dans certaine chanson fort connue, le Sénat trouve fréquemment le moyen de donner trois ou quatre éditions successives de la même représentation, en découvrant tout à coup des vices de forme qui obligent de tout reprendre par le commencement. Que devient le juste à travers tous ces inextricables dédales de la justice ? C’est un point sur lequel il serait indiscret d’insister. Mais les infortunés justiciables, après avoir défilé devant ces innombrables hiérarchies de juges qui presque tous reçoivent des deux mains, savent parfaitement, dit-on, à quoi s’en tenir sur l’état de leur bourse.

À tout ce luxe de juridictions ordinaires, il faut joindre cependant encore celui des juridictions exceptionnelles : la procédure politique, où l’on semble s’attacher à reproduire ce que l’histoire ou même le roman nous raconte de plus ténébreux sur les mystères de l’inquisition ; les tribunaux militaires, que l’on fait intervenir sans cesse et sous tous prétextes, dans les allaires mêmes où l’épaulette se montre à peine, ou ne se montre pas du tout. Et il faut ajouter aux unes et aux autres ce que nous pourrions appeler les juridictions monstrueuses, c’est-à-dire, « la confusion complète des pouvoirs administratif et judiciaire, et la subordination de celui-ci au premier 9 ». Sans parler du bon plaisir impérial, en effet, qui figure avec une majesté assez étrange au sommet de l’échelle, qu’est-ce que cette consultation du ministère de la justice, qui forme la cinquième instance ? qu’est-ce que cet avis du ministre lui-même, qui forme la sixième ? Et quand nous lisons que « les gouverneurs des provinces ont le droit de réviser les tribunaux de district, de mettre en jugement les juges et les assesseurs des mêmes tribunaux, d’émettre leur opinion dans les affaires jugées au tribunal criminel de la province, laquelle opinion est soumise, avec le dossier de l’affaire, à l’examen du Sénat 10, ne nous semble-t-il pas assister à une nouvelle confusion babélique, mais cette fois savamment préméditée, et résultant d’un programme tracé à l’avance ?

Multipliez le vice des institutions par les vices des hommes, et vous serez tout préparé aux anecdotes de haut goût qui émaillent le deuxième chapitre du prince Dolgoroukov, et dont la moins divertissante n’est assurément pas celle de ce cabinet des titres, dit archives du Sénat, où l’œil ébloui du visiteur voit s’aligner militairement, sous des étiquettes menteuses, de longues files de cartons en désordre, et où de hardis employés délivrent à prix fixe, sans plus d’embarras que de vergogne, des copies d’originaux qui n’ont jamais existé. Si nos corrompus du dernier siècle avaient leurs fausses semaines saintes, au moins était-ce sans garantie du gouvernement.

Rien de moins flatté, du reste, que le portrait de tous ces hauts conseillers et sénateurs, tel que nous le trouvons dans l’impitoyable écrivain. « Le conseil de l’empire est une assemblée d’une soixantaine de membres amovibles, où, à côté d’une infime minorité d’hommes distingués, siège une très-grande majorité de vieillards incapables, poltrons et courtisans avant tout. Ce conseil est censé exercer des fonctions législatives consultatives ; mais, comme en Russie tout est mensonge officiel, ce n’est qu’un hospice d’invalides étiqueté du nom d’assemblée législative 11. » Et ailleurs : « Ne se trouvant pas investi de l’inamovibilité, le conseil de l’empire ne jouit d’aucune espèce de considération. Il y a bien là quelques hommes d’un mérite remarquable ; mais la très grande majorité, véritable faisceau d’incapacités, est composée de nullités, de courtisans vieillis dans les antichambres, de vieux officiers généraux habitués aux formes du commandement militaire, en Russie si impérieux et souvent même brutal ; de bureaucrates incapables, imbus des traditions de cette caste, qui ont fait dans les bureaux leur carrière et leur fortune, et, devenus courtisans sur leurs vieux jours, se prennent eux-mêmes, avec une parfaite naïveté, pour de grands seigneurs 12. » Dans le Sénat, composé de membres également amovibles et révocables à volonté, « on fait entrer des officiers généraux qui commandent les divisions de l’armée d’une manière peu satisfaisante, ou bien qui ne peuvent plus se tenir à cheval, des amiraux qui ne sont plus en âge d’affronter la mer, des gouverneurs de province trop incapables même pour ces fonctions aujourd’hui occupées par tant d’incapacités, de vieux bureaucrates dont les ministres destinent les places à des parents ou à des protégés. Un fonctionnaire ou un officier général a-t-il un coup d’apoplexie, on le fait entrer au Sénat ; au second coup d’apoplexie, on le fait entrer au conseil de l’empire ; au troisième coup d’apoplexie, il peut aspirer à devenir ministre ; et, s’il le devient, alors, au quatrième coup d’apoplexie, il est l’un des candidats pour la première vacance de la place de président du conseil des ministres 13 ». Nous nous plaisons à croire qu’il y a dans ce dernier trait au moins autant de malice que de vérité.

Dès qu’on bat monnaie au sommet de l’échelle, il est évident qu’on en doit faire autant à tous les échelons. Les gouverneurs de province violent la loi avec audace ou l’éludent avec souplesse, selon qu’ils se sentent plus ou moins appuyés en haut lieu ; les conseils de régence provinciale exploitent les chefs de police des villes et des campagnes ; ceux-ci se remplument en pillant à qui mieux mieux le pauvre peuple, sur le dos duquel tout finit toujours par retomber en fin de compte. Avec une armée d’employés qui meurent littéralement de faim, et un dédale de formalités qui dépassent la limite du possible, mais dont la non-observance entraîne destitution et jugement, ce ménage à la turque est en quelque sorte inévitable. Cependant il convient de rendre hommage à l’esprit d’invention que savent déployer dans l’exercice du métier les représentants de tous étages de l’administration russe. Que dites-vous, par exemple, de ce chef de cercle, soutirant des candides paysans du lieu une belle somme ronde pour solliciter la révocation d’un ordre impérial qui n’avait point été donné ? Que dites-vous encore de ce secrétaire du conseil de régence qui fait donner des consultations par le diable, sous la forme d’un de ses employés ? Que dites-vous surtout de cet étranger renversé par une vache, et dont la police exige, à sa sortie de l’hôpital, le paiement des frais de nourriture de l’animal, retenu pendant deux mois en fourrière, comme impliqué dans un délit de coups et blessures ? En vérité, on aimerait presque à se voir ainsi rançonner de temps à autre, ne fût-ce que pour le plaisir de rire de tout son cœur ; et nous ne doutons pas qu’un jour la science médicale ne découvre ici un nouveau moyen de guérison contre certaines maladies noires.

Mais voici où le plaisant tourne à l’abominable : il s’agit de l’administration militaire pendant la dernière guerre de Crimée. « Les chefs des compagnies de bœufs, en recevant, par exemple, cinq cents bœufs, signaient un reçu pour six cents. Il ne leur restait plus qu’à compléter ce chiffre, en s’emparant des bœufs qui leur tomberaient sous la main dans les localités traversées par les troupes, et c’est ce qui eut lieu. En même temps, les petites autorités locales, pour un pot de vin de cinq ou six roubles, délivraient facilement un certificat constatant la mort d’un bœuf qui n’avait jamais existé. Lors de la retraite de nos troupes des rives du Danube jusqu’en Russie, le chef de l’une des compagnies de bœufs conduisit pendant plusieurs centaines de verstes, sur un chariot, un bœuf mort, et à chaque couchée il se faisait délivrer un certificat constatant la mort d’un de ses bœufs... Un jour le gouvernement reçut un rapport officiel l’informant que dans la partie de la province de Crimée située en deçà de la presqu’île, l’on venait d’organiser un nouveau dépôt de dix-huit cents bœufs (lesquels n’ont jamais existé). Ces dix-huit cents bœufs, après avoir été censés achetés, furent censés être nourris pendant plusieurs mois ; au bout de ce temps, ils furent censés avoir été tués, ils furent censés avoir été salés ; dans ce but l’on fut censé avoir acheté du sel, et chacun de ces bœufs mythologiques rapporta aux inventeurs de ce procédé environ trois cents roubles (douze cents francs).

» Lors de l’occupation des provinces danubiennes par nos troupes, en 1853, l’ordre fut donné de Saint-Pétersbourg de faire, à titre de réserve, de grands achats de seigle, d’avoine, de foin, etc. Le directeur général n’employa à tous ces achats qu’une faible partie de l’argent à lui envoyé. Lors de l’évacuation précipitée des provinces danubiennes par nos troupes, en 1854, le directeur présenta au général en chef un rapport, où il exposait l’impossibilité absolue de faire voiturer en Russie les immenses magasins de réserve qu’il était censé avoir organisés. L’ordre fut donné de les brûler, et comme il n’y avait à peu près rien à brûler, l’on n’hésita point à mettre le feu aux greniers de blé de quelques malheureux propriétaires moldaves et valaques.

» Des deux capitales et de toutes les parties de la Russie, des personnes de toutes les classes de la nation envoyaient à l’armée des habillements et des objets de première nécessité ; rien n’arrivait jusqu’aux soldats de l’armée de terre, ils manquaient souvent des objets les plus indispensables. Les envois arrivés en Crimée, à peine remis à l’administration militaire, se trouvaient, soit partagés entre les divers chefs pour leur usage personnel, soit vendus aux marchands, qui les mettaient en circulation à leur profit 14. »

Ce dernier trait est révoltant, mais voici qui est atroce : « Nos malheureux soldats venaient-ils à être blessés de manière à pouvoir subir le transport dans des hôpitaux un peu éloignés du théâtre de la guerre, on les plaçait sur des charrettes, en leur refusant les habits chauds qui leur avaient été assignés. À peine recouverts de vieilles capotes militaires trouées et déchirées, ils se voyaient conduits en route, par un hiver rigoureux, à travers des souffrances et des privations de tous genres. Dans les villes et les principaux bourgs, il y avait des hôpitaux militaires provisoires, dont les chefs, au lieu de veiller au bien-être des malheureux qu’on leur amenait, les laissaient gémir sur les charrettes pendant des heures entières, souvent par le froid le plus rigoureux, et s’en allaient eux-mêmes faire bonne chère, boire du vin de Champagne et jouer un jeu d’enfer. Les malheureux venaient-ils à expirer, on les inscrivait sur la liste de l’hôpital, on déposait les cadavres dans des caves où le froid pouvait les préserver pendant un certain temps de la décomposition, et puis l’on portait sur la liste des dépenses de l’hôpital le prix de la nourriture soi-disant délivrée à ces malades décédés, et le prix des médicaments censés avoir été employés à leur traitement. Lorsqu’il venait à s’accumuler beaucoup de cadavres dans les caves, on les jetait dans des bières faites à la hâte et on les conduisait au cimetière. Plus d’une fois l’on vit, pendant le trajet, ces bières mal faites s’entrouvrir et les cadavres rouler sur le sol dans un état de nudité complète... ; ils n’étaient même point enveloppés de linceuls, dont le prix se trouvait également volé par l’administration militaire 15 !... »

Lorsque l’on sait ainsi travailler en grand, on est évidemment passé maître sur les détails, et l’auteur ne nous apprend plus rien lorsqu’il ajoute que « la majeure partie des colonels, comme la majeure partie des officiers généraux, commandant les régiments de la garde impériale russe, s’enrichissent de la manière la plus honteuse et la plus indigne aux dépens du bien-être des soldats dont le sort leur est confié 16 ».

Ce n’est pas que l’administration militaire vaille moins que la plupart des autres, ou que la plupart des autres vaille mieux qu’elle : sous les étiquettes ou les uniformes les plus différents, c’est toujours le même chancre qui exerce les mêmes ravages. Mais nous sommes obligé de citer encore : « Depuis 1859, la ferme des eaux-de-vie rapporte 120,000,000 de roubles (480,000,000 de francs) et constitue plus des deux cinquièmes du budget. Le droit de débiter l’eau-de-vie et de prélever un impôt arbitraire sur les caves, les auberges, les restaurants et les cafés où se débitent les boissons de divers genres est conféré au fermier de chaque district. Les propriétaires des distilleries sont obligés de vendre leur eau-de-vie au fermier à un taux fixé par le gouvernement ; il ne leur est acheté que la quantité prescrite par le gouvernement ; le débit direct de leurs produits leur est interdit sous peine d’une amende énorme et de la fermeture de leurs distilleries. Le fermier doit vendre l’eau-de-vie à un prix fixé par le gouvernement, mais cette clause n’est jamais observée ; il la vend toujours à un prix beaucoup plus élevé, et l’homme naïf qui voudrait se voir servi au prix légal n’obtiendrait qu’une boisson complètement impotable. Pour masquer cette friponnerie, le fermier doit payer les autorités locales, toutes les autorités de la province, depuis la plus élevée jusqu’à la plus humble ; il doit payer le gouverneur, le vice-gouverneur, les conseillers de la régence provinciale, le président de la chambre des finances de la province, et surtout celui des conseillers de cette chambre qui se trouve chargé de diriger la section des boissons ; il doit payer le président de la chambre des domaines de la couronne, le maître de la police et les officiers de police de la ville de province, les chefs et les officiers de police des villes de district, les chefs de police locale des districts, les chefs de la police du cercle et les employés du ministère des domaines. Enfin, ces dépenses prévaricatrices de la part d’un fermier de toute une province ne s’élèvent jamais à moins de 50,000 roubles (200,000 francs) par an, et de la part des fermiers de district, à moins de 5,000 roubles (20,000 francs) par an pour chaque district. Aussi toute la police locale se trouve-t-elle complètement à la disposition des fermiers. Pour ces derniers, ni les lois, ni les ordonnances, ni les plus simples notions d’équité, n’existent en aucune manière. Ils prélèvent sans le moindre scrupule 30 et 40 % de plus sur le prix légal de l’eau-de-vie, qu’ils vendent encore frelatée. Les agents chargés par eux de tenir les divers cabarets ont recours à tous les moyens, à toutes les ruses pour engager les hommes du peuple à boire. Un homme ne boit-il jamais jusqu’à l’ivresse, on tâche de lui donner de l’eau-de-vie à crédit, pour lui présenter, au bout d’un certain temps, un compte faux et exagéré. On tâche de faire boire à crédit les paysans, afin de leur présenter leur compte au moment de la moisson, et le pauvre cultivateur, n’ayant point d’argent comptant, se trouve obligé de livrer à vil prix une partie des grains nécessaires à la nourriture de sa famille. Un homme du peuple s’enivre-t-il dans un cabaret au point de tomber sans connaissance, à son réveil, s’il était venu dans une charrette attelée d’un cheval, le cheval a disparu ; s’il était venu à pied, une partie de ses habits a disparu ; on lui présente encore un compte exagéré, pour une quantité de boisson plus grande que celle réellement consommée par lui, et il se trouve obligé de payer. Après avoir été maintes fois dupe, il finit par devenir fripon et par duper les autres. Les cabarets sont le quartier général des voleurs et le point de départ de presque tous les crimes. Le pouvoir du gouvernement expire au seuil des cabarets ; la police payée par les fermiers y laisse commettre toutes les horreurs possibles 17... »

On sait l’admirable épidémie de tempérance qui éclata tout à coup en 1858 parmi les paysans russes, et la croisade aussi poltronne que honteuse de la bureaucratie de Saint-Pétersbourg pour mettre fin au désordre : quoi de plus éloquent que cette lutte à rebours entre les révoltes de la conscience populaire et les odieux appétits du fisc ?

La cause matérielle qui contribue le plus à entretenir dans l’administration russe ce caractère d’immoralité et d’incapacité, c’est la ridicule institution du tchine, ou hiérarchie sacramentelle des grades bureaucratiques, qui fait qu’ « en Russie, pour occuper une place, il est de rigueur d’avoir un grade correspondant 18 », et que « si le souverain trouve un homme honnête et capable d’occuper une fonction quelconque, mais n’ayant point le grade nécessaire pour cette place, il ne saurait l’y appeler 19. » C’est-à-dire qu’en Russie ou s’interdit l’avantage du choix sans s’assurer celui des spécialités, et que si le mérite non enrégimenté est poliment laissé derrière la porte, en revanche, un écuyer tranchant peut devenir ministre de l’instruction publique, et un colonel président du saint Synode. Nous n’oserions cependant pas dire, si le prince Dolgoroukov n’en avait pris sur lui la responsabilité, que « le tchine aujourd’hui n’est plus qu’une véritable serre-chaude d’imbéciles et de voleurs 20 ».

Mais autour de cette institution véreuse, il y en a deux autres qui montent une garde acharnée : la police politique et la censure. « L’une des plus grandes naïvetés du gouvernement russe consiste à s’imaginer que la police politique lui sert à savoir ce qui se passe. Il est dans une complète erreur. Les espions employés par lui prennent son argent, ne lui disent que ce qu’ils veulent dire, et calomnient leurs ennemis personnels. En un mot, le gouvernement dépense beaucoup d’argent pour ne rien savoir, ouvrir la porte à tous les abus, et servir les rancunes personnelles des agents de sa police. Et comment en serait-il autrement ? Un misérable qui accepte de l’or pour se faire espion et délateur est toujours prêt à mentir... 21 » Les hauts faits de cette honorable corporation pendant tout le règne de l’empereur Nicolas, cette guerre de trente ans contre la civilisation et le bon sens 22 », ont du reste retenti assez fort dans toute l’Europe pour qu’il soit inutile d’insister ici bien longuement.

Les ciseaux des censeurs n’étaient pas moins terribles que l’œil et l’oreille des sbires. Ce qui rendait insoutenable en Russie la position des écrivains et de la littérature, c’était l’existence simultanée d’une douzaine de censures différentes. Ainsi, outre la censure ordinaire, placée dans le ressort du ministère de l’instruction publique, il fallait s’adresser au ministre de l’intérieur pour tout ce qui concernait l’administration intérieure, au ministre de la justice pour tout ce qui concernait les lois, au ministre de la guerre pour la partie militaire, au ministre de la marine pour la partie maritime, au ministre des affaires étrangères pour la politique extérieure, au ministre des finances pour la partie économique et financière, aux lieutenants de l’empereur en Pologne et au Caucase pour tout ce qui concernait ces deux pays. Enfin, l’on ne pouvait parler des membres de la famille impériale sans l’autorisation du ministre de la cour, des chemins de fer sans le visa du ministre des ponts et chaussées, et si l’auteur était connu pour ses idées libérales, son livre, quelque insignifiant qu’il fût, et sans distinction de la nature du sujet traité dans l’ouvrage, se trouvait encore soumis à l’examen de la police politique 23. » Mettez cette formidable machine aux mains d’une administration brutale et tracassière, et vous arrivez à tous les genres possibles de la vexation en détail, depuis l’absurde du plus haut goût jusqu’au grotesque le plus divertissant. C’est ainsi qu’on vous fera enseigner dans les manuels d’histoire que les Romains vivaient en république, par la raison qu’ils n’avaient point encore été assez heureux pour apprendre à connaître le pouvoir bienfaisant de l’autocratie d’un seul souverain 24 » ; qu’on vous fera rayer des livres de cuisine le mot de volnoi douh, « par la raison que tout en signifiant bain-marie, il veut dire en même temps esprit libre 25 » ; et que si vous avez eu la mauvaise inspiration de baptiser votre caniche du nom de Tyran, et Tyran la maladresse de s’égarer, on vous forcera à faire savoir au public « que vous promettez une récompense honnête à qui vous ramènera un chien répondant au nom de fidèle 26 ». Nous en passons, et des meilleurs. Que résulte-t-il de toutes ces naïvetés ? Que la presse la mieux intentionnée se tait ou émigre, pour rentrer ensuite sous le manteau avec l’appât du fruit défendu : on se prive de la lumière sans pouvoir éviter l’incendie.

 

 

II

 

Mais l’administration russe, nous dit-on, n’est pas la Russie : c’est vrai, et il faut en rendre grâce à Dieu. Si nous ne nous trompons, cependant, c’est en Russie qu’elle se recrute, et c’est en Russie qu’elle exerce : n’est-ce donc rien, pour un grand pays, que de porter régulièrement dans ses flancs un tel monstre, pour lui servir ensuite régulièrement de pâture, et n’y a-t-il pas là le symptôme trop évident d’un vice profond et en quelque sorte constitutionnel ? Ici d’ailleurs, comme partout, l’abîme appelle l’abîme ; les effets à peine produits deviennent causes à leur tour et réagissent sur leur propre principe, et les peuples s’en vont tournant dans un cercle fatal, dont la main de Dieu seule peut rompre l’impitoyable continuité, soit qu’elle agisse progressivement par la force des principes, soit qu’elle laisse échapper tout-à-coup la foudre des révolutions.

En dehors du mandarinage officiel, en effet, que trouvons-nous en Russie ? À peu près toutes les forces vives du pays, mais appauvries, étiolées, presque éteintes, sous ce chancre qui s’est formé de ses humeurs et qui vit de son sang. Voici d’abord, telle que nous la donne le prince Dolgoroukov, la liste passablement grotesque des privilèges de la noblesse russe :

Droit d’exemption du knout ; car c’est un privilège en Russie.

Droit de posséder de ces troupeaux d’hommes qu’on appelle des serfs.

Droit d’entrer au service, si on veut bien l’y accepter.

Droit de quitter le service, si on veut bien lui rendre sa liberté.

Droit de voyager, si on veut bien lui accorder un passeport.

Droit d’émettre son opinion dans les assemblées locales, sur les intérêts locaux, sauf, dans le cas où cette opinion déplairait au gouvernement, à se voir exilé ou emprisonné sans jugement.

Droit de porter plainte à l’empereur, mais par l’intermédiaire de la commission des requêtes, d’où la plainte est renvoyée au ministre contre l’administration duquel elle est dirigée.

Droit de publier ses opinions, avec le visa de la censure, sauf à se voir jeté dans un cachot, si ces opinions, même visées, ont le facile malheur de ne point agréer en haut lieu.

Droit de résider où il lui plaît, lorsqu’on ne juge pas à propos de l’exiler dans quelque ville de province, ou de lui interdire l’entrée de l’une ou des deux capitales.

Enfin droit d’aller et de venir à volonté, aussi longtemps qu’il ne lui arrive pas d’être arrêté arbitrairement et retenu sous les verrous sans jugement ni procès.

C’est-à-dire que le noble russe est tout, et par conséquent beaucoup trop, à le considérer d’en bas ; qu’il n’est rien, et par conséquent beaucoup trop peu, à le considérer d’en haut. Excès de privilèges, d’une part ; absence de droits, d’autre part : deux choses opposées en apparence, très-compatibles en réalité, et dont la première, loin de compenser la seconde, se confond au contraire avec elle dans une même solidarité de déshonneur. Une noblesse digne d’elle-même aurait conquis par son propre mérite les droits que lui refuse une législation imbécile ; une noblesse ayant si peu que ce fût la conscience de ses devoirs aurait dépouillé insensiblement, en travaillant à le rendre inutile, un privilège qui l’avilit sans lui profiter. Ce n’est pas assez dire encore : les annales de la Russie, en effet, ont retenu le souvenir d’une époque où elle se possédait elle-même et n’était possédée par personne. Il ne s’agissait que de conserver, et on a tout laissé périr.

Sautons par-dessus ces deux classes hybrides que l’on appelle la bourgeoisie et les marchands, et toutes deux sottement parquées dans des catégories artificielles ou des guildes immorales, et arrivons à ce bétail humain que l’on appelle les paysans, et dont l’immense et misérable troupeau ne compte pas moins de vingt-deux millions de têtes.

Le servage est la moyenne d’une proportion dont les deux extrêmes sont l’esclavage et la liberté. Ces trois termes sont essentiellement corrélatifs entr’eux, et ne doivent point se considérer isolément les uns des autres.

D’un autre côté, la nature de l’homme étant à ses destinées ce que le moyen est au but, nous avons le droit d’user de nos facultés par la même raison et dans la même mesure que nous avons le devoir d’atteindre à notre fin : liberté sans conditions ni limites, lorsque le but est principal et le devoir absolu ; liberté proportionnelle, lorsque le but est secondaire et le devoir relatif. Toute vie d’homme est manquée si elle ne se termine pas à Dieu ; toute vie d’homme a suffisamment porté coup si elle aboutit en fin de compte à ce terme suprême.

Dans l’ordre de la conscience, qui est celui de nos destinées finales, nul n’a donc le droit de se mettre à notre place, précisément parce que nul n’a qualité pour nous suppléer.

Dans l’ordre de nos destinées secondaires, en tant qu’elles se meuvent en dehors du cercle de la conscience, l’absolu du droit continue bien à subsister en principe, mais il fléchit dans l’application. L’enfant possède tous les droits de l’homme, et il n’en exerce aucun. Pourquoi ? Parce qu’il n’en est pas capable. Telle est l’explication, mais aussi telle est la mesure et le caractère de toutes les anomalies de même nature que nous rencontrons dans l’histoire. Il y a des classes-enfants, voire même des peuples-enfants, comme il y a des individus-enfants : rien de plus naturel qu’il y ait des classes, voire même des peuples, comme des individus, pères et tuteurs. Seulement faut-il que l’ordre légitime des termes soit rigoureusement respecté, que le pupille soit le but et non le moyen, et que le tout aboutisse à une émancipation méritée, et non à un éternel et immoral statu quo.

C’est dans ce sens qu’il faut entendre le premier des quatre chapitres du comte de Maistre, celui qu’il intitule : De la liberté, et dont la rude logique pourrait sembler malsonnante a des oreilles non préparées. Qui voudrait nier qu’un homme incapable de se gouverner lui-même doit être gouverné par un autre ? Mais qui ne voit en même temps que l’homme, en règle générale, est d’autant moins son maître qu’il est moins moral, d’autant moins moral qu’il est moins religieux, d’autant moins religieux qu’il est moins chrétien, d’autant moins chrétien qu’il est moins catholique ? Nous voulons dire un catholicisme en esprit et en vérité, et non pas seulement de nom et d’apparence : qui en est resté empreint, en effet, même après y avoir officiellement renoncé, peut offrir des conditions meilleures, au moins pour un temps, que celui qui a conservé l’étiquette en perdant la chose.

La question sociale, en Russie comme ailleurs, ne diffère donc pas essentiellement de la question religieuse ; le prince Dolgoroukov va nous dire, en toute orthodoxie, ce qu’il en est de la seconde, et par conséquent aussi de la première.

L’Église russe, comme on sait, est gouvernée par un synode, lequel a remplacé en 1721 l’ancien patriarcat, supprimé de fait dès 1699. Les membres de ce synode sont, les uns inamovibles sauf exclusion, les autres viagers sauf révocation, d’autres enfin simplement annuels ; le tout délibérant sous la surveillance d’ « un fonctionnaire laïque, amovible et révocable à volonté, comme tous les dignitaires russes, et sans le contreseing duquel aucune mesure prise par le synode, aucune opinion émise par lui, n’a de valeur ni d’effet 27 ». Voilà certes qui doit donner une bonne petite église bien sage, bien discrète, pas du tout embarrassante, et il semble que l’on aurait pu raisonnablement s’en tenir là. Mais l’autocratie russe ne fait point les choses à demi, et lorsqu’elle en est aux précautions, elle a pour principe qu’on n’en saurait trop prendre. N’y a-t-il pas pour la conscience, en effet, même ainsi démantelée et envahie, certaines garanties extérieures dont elle pourrait être tentée de se prévaloir peut-être, dans un moment de beau désespoir ? Il fallait prévenir un danger aussi manifeste, et on l’a fait sans biaiser. « Les biens du clergé, placés depuis 1708 sous une administration spéciale composée de fonctionnaires laïques, furent confisqués par Pierre III en 1762 28. » La mesure était légèrement brutale, au moins dans la forme, et par conséquent quelque peu maladroite. Aussi l’impératrice Catherine, en montant sur le trône, s’empressa-t-elle de la désavouer. « Mais deux ans après, en 1764, elle gagna, par le don de sommes considérables, la plupart des archevêques russes, qui lui adressèrent une pétition, pour la prier de leur épargner les soucis mesquins de l’administration des biens temporels. Cette pétition fut acceptée par Catherine à titre de vœu unanime du clergé ; les biens de ce dernier... furent définitivement réunis au domaine de la couronne... et le clergé eut un budget payé par l’État 29. » Nous renonçons à décider ce qu’il faut mépriser davantage, ou d’un despotisme dont la brutalité n’a ni la franchise de s’avouer ni la pudeur de se masquer, ou d’une platitude qui ne laisse pas même au spoliateur le besoin d’avoir de l’esprit.

Il n’y a rien, a-t-on dit avec raison, de plus insolent que l’homme qui rampe : esclave vis-à-vis du pouvoir, la prélature russe marche à pieds joints sur la plèbe du clergé inférieur ; et si, au midi du Danube, les populations s’enfuient à l’annonce d’une visite épiscopale, le prince Dolgoroukov nous assure qu’au nord du fleuve « les tournées accomplies par les évêques dans leurs diocèses... se transforment souvent en véritables razzias 30 ». Des pachas, d’une part ; des Ilotes, d’autre part : voilà le tableau que nous fait l’auteur de « notre Sainte Mère l’Église orthodoxe orientale, la vraie Église de Jésus-Christ 31 ». Et cette opposition est d’autant plus radicale qu’elle repose en quelque sorte sur une différence de castes. L’évêque russe ne peut pas être marié, le prêtre russe doit être marié : du sacerdoce à l’épiscopat, il n’y a donc point, en règle générale, de transition possible, et les deux ordres du clergé demeurent aussi étrangers l’un à l’autre que le brahmane indien l’est au paria ; et comme pour mettre le dernier sceau à ce dualisme déplorable, l’évêque se recrute à peu près exclusivement dans les monastères, où les études se sont maintenues à un niveau relativement très-supérieur, et le prêtre dans des séminaires diocésains, où elles sont descendues à un degré d’infériorité presque honteux.

Que peut être un christianisme représenté par une telle Église ? Il est trop facile de le deviner. Le clergé n’est pas la religion, sans doute ; mais, en fait, la religion dans un pays est presque toujours ce qu’est le clergé, et là où celui-ci est tombé dans une déconsidération si profonde et si méritée, celle-là ne peut absolument pas avoir son plein effet ni sa vraie direction.

Qu’il faille remédier à un tel état de choses, c’est ce que personne ne sera tenté de contester : mais pour guérir un mal, il faut en détruire la cause, et par conséquent la connaître. Est-ce bien parce que le pope russe est pauvre, est-ce même parce qu’il est opprimé, que nous le voyons tombé si bas dans l’estime publique ? Mais il y a des chaînes qui valent mieux que la couronne, et des haillons plus glorieux que la pourpre : nous croyons même qu’en cherchant bien, nous en trouverions de tels en Russie, quoique non dans le sein de l’Église officielle. Jetez à votre clergé de quoi vivre, crie-t-on au gouvernement : rien de plus juste ; mais en dorant la statue, en même en l’engraissant, lui donnera-t-on une âme ? Délivrez vos prêtres du carcan, crie-t-on d’autre part aux évêques : rien de plus moral ; mais suffit-il de décharger les épaules pour faire naître la dignité ? On va plus loin, cependant, et on insinue tout doucement à l’oreille de l’Empereur-Pape qu’il serait bien de rendre à l’Église orthodoxe sa légitime indépendance. Certes, voilà qui est parler d’or, et nous ne pouvons qu’applaudir de toutes nos forces. Mais comment se fait-il que l’Église russe en soit venue au point de ne plus se posséder elle-même, et de se voir ainsi réduite, non pas à se défendre comme un glorieux soldat, mais à se racheter comme un vil esclave ? Cette indépendance qu’elle réclame à si juste titre, pourquoi l’a-t-elle laissé perdre, ou, l’ayant perdue, pourquoi ne l’a-t-elle pas reconquise ? On jugera sans doute que la question intéresse trop directement l’avenir pour ne pas mériter examen.

D’un autre côté, le fait de l’absorption de l’Église dans l’État, pris dans son caractère essentiel, n’est point tellement propre à la Russie qu’on ne puisse élargir le cercle du problème et poser la question générale : Pourquoi toutes les Églises séparées de Rome sont-elles devenues nationales, c’est-à-dire, dépendantes et circonscrites ? Pourquoi, au contraire, toutes les Églises en communion avec Rome sont-elles libres et universelles, c’est-à-dire, catholiques ? Sous deux formes opposées, la question est la même, et elle porte avec elle sa réponse : c’est que celles-ci ont un point d’appui, et que les autres n’en ont point.

On peut juger, en effet, par l’espèce de fascination exercée à certaines époques par le pouvoir civil sur la société religieuse, même placée dans ses conditions normales d’autonomie, quel terrible milieu ce doit être que l’État tout-puissant, pour les Églises qui y sont complètement englobées. Le brin d’herbe résiste fort bien à la violence du torrent dans lequel il plonge, pourvu qu’il ait ses racines en dehors ; mais le tronc immense qui dort à la surface du lac, obéit à la moindre ondulation qui vient en rider les eaux. Telle est la loi de l’univers, que tout équilibre repose sur la combinaison de deux forces : dès que l’une vient à être supprimée, ou amoindrie outre mesure, l’autre emporte le plateau de la balance, et attire tout à elle. Le résultat naturel, et, par cela même, le symptôme infaillible de cette rupture d’équilibre, c’est la cessation de toute lutte : pour lutter, il faut être deux. Se figure-t-on bien le czar et le Saint-Synode combattant en champ clos l’un contre l’autre, à armes égales ? Pas plus qu’un gouvernement guerroyant contre un de ses ministères, ou un mécanisme contre un de ses rouages. Qui a jamais entendu parler d’une persécution, c’est-à-dire, d’une résistance de l’Église russe, de l’Église anglicane, de l’Église scandinave ? Que l’Église catholique soit persécutée en Russie, en Angleterre, en Suède, a la bonne heure ! Voilà ce qui est possible, voilà ce qui s’est vu déjà, voilà ce qui se verra peut-être encore : il y a ici une puissance autonome, qui fait face à l’État, et provoque ainsi ses jalousies et parfois ses brutalités. Mais dans une Église nationale, rien de pareil : au lieu de faire face au pouvoir, elle lui fait queue ; au lieu de lui faire contre-poids, elle s’y ajoute ; la paix de la mort remplace ces luttes salutaires, qui fortifient les consciences en en augmentant le ressort, et les gouvernements en les contenant dans leurs limites.

Le mal par excellence de l’Église russe, celui qui engendre tous les autres, c’est le schisme. Le remède par excellence, celui sans lequel tous les autres ne peuvent être que des palliatifs insuffisants, c’est la cessation du schisme. La Russie se trouve à cet égard dans une position exceptionnellement mauvaise. Il n’y a aucune des Églises hérétiques ou schismatiques de l’Europe qui n’ait été greffée à l’origine sur l’Église romaine, et n’ait vécu plusieurs siècles en communion avec elle : qui pourrait dire tout ce qui leur est resté à l’insu d’elles-mêmes de cette influence bienfaisante, même aujourd’hui qu’elles l’ont ostensiblement répudiée ? L’Église russe n’a jamais participé nettement au bienfait commun. À l’origine, au lieu de puiser l’eau dans le courant du fleuve, c’est-à-dire à Rome, elle est allée la prendre dans la mare, c’est-à-dire à Constantinople. Plus tard, lorsqu’elle a voulu participer enfin au mouvement déjà douze fois séculaire de la civilisation européenne, elle a commis la même erreur, et au lieu d’allumer sa vie à la flamme du foyer, elle n’a fait que se dorer un peu à la surface par un contact tout extérieur. Ce n’est point ici un germe fécondé du dehors, mais se développant ensuite spontanément dans sa vie propre ; c’est une civilisation postiche, apportée toute faite de l’étranger, et appliquée mécaniquement sur un fond qui est resté barbare. Si encore ce manteau d’emprunt avait été recueilli sur les épaules d’un Charlemagne ou d’un saint Louis ! Mais, par un concours de circonstances persévéramment désastreuses, il avait été ramassé dans les boues de la régence : avec les dehors brillants de la société française, il portait à Saint-Pétersbourg les souillures du libertinage et de l’impiété ; et avec la science allemande, il avait récolté en passant à Berlin les poisons dissolvants du criticisme et les rêves dangereux de l’illuminisme.

Ainsi l’on a cru prendre possession de la civilisation européenne sans en accepter le principe, et jouir des effets tout en négligeant la cause : c’était précisément faire, un siècle à l’avance, ce que tente aujourd’hui le malade de Constantinople, et le succès devait être le même, sauf la supériorité qui est toujours acquise à un pays chrétien, si peu qu’il le soit, sur un pays musulman. Ce n’est point en badigeonnant une façade, ou en y plaquant un décor artificiel, que l’on construit un édifice sérieux. On trouve les résultats bons à prendre ; pourquoi ne s’applique-t-on pas en même temps les procédés ? Dans l’Europe civilisée, c’est l’Église qui a littéralement fait l’État. En Russie, dirons-nous que l’Église officielle ne fait rien ? À Dieu ne plaise ! ce serait être injuste envers elle, et envers le Christianisme, qui opère toujours à un certain degré, si mal représenté qu’il puisse être. Mais assurément l’Église n’y fait pas l’État, et il serait plutôt vrai de dire que l’État y fait l’Église. Avant de créer, en effet, il faut être ; pour être réellement, il faut disposer de soi dans la mesure de ses facultés essentielles ; et devant l’État qui l’absorbe et se substitue à elle dans tous ses mouvements vitaux, on peut dire en toute vérité que l’Église russe n’est pas : elle commencera d’être, le jour où le pouvoir l’aura remise elle-même à elle-même ; elle sera tout-à-fait, le jour où sa liberté, solidement enracinée dans le sol inattaquable de l’unité romaine, cessera d’être à la merci des générosités douteuses de l’autocratie impériale.

Ce principe de résurrection, elle le trouve pour ainsi dire à sa porte, dans cette Église catholique, échappée toute sanglante des serres du dernier empereur, mais dont les tribulations présentes ne sont plus, nous voulons l’espérer, que les derniers éclats d’un orage aujourd’hui dissipé. « Nous sommes les sujets fidèles du czar », répondaient noblement les paysans catholiques de Dziernowiez au missionnaire à éperons qui les sommait militairement d’avoir à passer au schisme ; « nous acquittons les impôts ; nous prenons part à la conscription ; au besoin nous aurions donné notre sang pour le czar ; mais nous voulons rester fidèles à la religion de nos pères ». Et sur l’ordre qui leur était intimé de livrer sur-le-champ les chefs de la rébellion : « Nous sommes tous chefs de la rébellion », ajoutaient-ils avec une calme fermeté, « nous sommes tous catholiques, nous sommes tous prêts à aller en Sibérie et même à mourir, mais nous ne changerons point de religion 32 ». Voilà des hommes qui ne feront jamais de barricades dans la rue, mais qui ont dressé dans leur cœur une barrière à jamais infranchissable aux violences de la tyrannie. Le jour où l’Église orthodoxe saura dire comme eux ce non possumus si puissant dans sa simplicité, et aura repris ainsi quelque ressort, ce jour-là, elle aura reconquis en principe sa liberté essentielle, et se trouvera de fait, beaucoup plus qu’elle ne le croit peut-être, sur le grand chemin de Rome. Qui n’appellerait de tous ses vœux, pour cette Église au séquestre, l’heure décisive de la délivrance ? Ou du moins, s’il n’entrait point dans les desseins de la Providence de convertir à son usage un instrument usé et déshonoré au service du despotisme, qui ne considérerait avec une émotion pleine d’espérance ces débris épars et sanglants, mais toujours vivaces et féconds, de l’Église catholique en Pologne et en Russie, dont la sève inépuisable n’a besoin que d’un peu de tolérance pour se répandre partout dans ce grand corps, le régénérer et le sauver ? Ce levain généreux, ainsi jeté dans une pâte qui renferme encore tant d’éléments excellents, y opérerait des prodiges.

Rien ne serait plus à propos en ce moment, où il s’agit de trancher brusquement, par voie administrative, le nœud qu’il aurait été si avantageux de pouvoir résoudre insensiblement, par l’action intérieure et progressive d’un christianisme complet. Cette grande question de l’affranchissement des serfs, si désirable en principe, mais en même temps, dans la pratique, si complètement solidaire des nécessités morales du pays, préoccupait déjà, il y a cinquante ans, l’esprit et le cœur d’Alexandre Ier, et les Quatre chapitres inédits sur la Russie, résumé des conversations du comte de Maistre avec un des grands personnages de la cour impériale, et destinés peut-être à être mis sous les yeux de l’Empereur lui-même, sont la trace magnifique, mais malheureusement solitaire, des importantes mesures qui se débattaient alors. La liberté, la science, la religion, l’illuminisme, avec les importants problèmes qu’ils soulevaient alors en Russie, et qui n’ont diminué depuis, ni en nombre ni en gravité, y passent successivement sous les yeux du lecteur. Nous aurons parfaitement caractérisé ce travail tout confidentiel à l’époque de sa composition, mais digne en tout temps de la publicité qu’il reçoit aujourd’hui, en disant tout simplement qu’il est bien l’œuvre de son auteur ; et réciproquement, nous aurons prouvé sans réplique qu’il porte à bon droit sur son frontispice le nom du comte Joseph de Maistre, lorsque nous aurons dit au lecteur : Prenez et lisez. On a bien pu dernièrement, par un quiproquo fort honorable pour M. de Pradt, transporter au ministre plénipotentiaire de Sardaigne la propriété d’un ouvrage de l’archevêque de Malines : nous croyons pouvoir répondre qu’il n’arrivera jamais à personne de commettre l’erreur inverse, et de publier sous le nom de l’archevêque de Malines ce qui est réellement sorti de la plume du ministre sarde. Tout ce que cet homme pense, tout ce que cet homme dit, est tellement frappé à son coin, que le doute est aussi impossible que la contrefaçon. Ce relief inimitable de la pensée et du style est aussi saillant dans les Quatre chapitres que dans n’importe quel autre de ses ouvrages ; mais cette qualité de nature se complique ici d’une seconde, qui la rend plus merveilleuse encore, parce qu’elle lui semble en quelque sorte inconciliable. Parler liberté, science, religion, illuminisme, à des oreilles aussi chatouilleuses que celles d’un czar russe, c’était une entreprise fort délicate ; la mener à terme sans froisser et sans déplaire, c’était faire acte d’une habileté insigne ; mais obtenir ce double résultat sans biaiser sur aucun principe, ni désaccentuer aucune de ses paroles, c’est ce qui témoigne à la fois d’un grand esprit, d’un grand caractère et d’un grand tact.

Hâtons-nous de dire toutefois qu’il n’y a rien dans le langage du comte de Maistre, en ce qui concerne la liberté, qui soit de nature à effrayer les oreilles d’un souverain, voire même d’un czar. Personne n’a compris mieux que lui les conditions de cette grande et périlleuse chose, et ne les a exprimées avec une plus audacieuse franchise. Mais en faisant si vivement ressortir la nécessité d’une tutelle proportionnelle vis-à-vis des classes mineures de l’humanité, il serait injuste de supposer qu’il n’en a point sous-entendu les limites et les obligations, et qu’en posant les droits des tuteurs, il les a voulu tenir pour affranchis des devoirs qui en sont le pendant et la source. Or, l’idée morale une fois introduite dans les rapports du maître et de l’esclave, celui-ci cesse d’être une chose, et la constitution de l’esclavage se trouve radicalement modifiée. Le mot peut subsister encore, et même les apparences ; mais sous la persistance des formes, le fond a cessé d’être le même, et nous sommes entrés dans un ordre tout-à-fait nouveau. Ne nous effarouchons donc pas outre mesure lorsque nous venons à rencontrer cette expression terrible sous la plume de l’illustre écrivain. Elle n’a point, elle ne peut avoir dans les Quatre chapitres le même sens que dans la loi des douze tables : tout au plus avons-nous ici la peau de la bête, mais la bête elle-même a disparu, ou du moins elle a cessé de mordre. En Russie, d’ailleurs, la question en suspens ne laisse prise à aucun malentendu possible. Il y a bien des propriétaires et des paysans, mais non des maîtres et des esclaves ; il y a le servage, et non l’esclavage : la différence est aussi grande entre les mots qu’entre les choses. Jetez ici cette même idée chrétienne du devoir, et au lieu d’un industriel qui exploite un bétail inamovible, vous avez un chargé d’affaires de la Providence qui exerce dans l’intérêt de la communauté des fonctions temporaires, et travaille chaque jour à en accélérer le terme : or, si les propriétaires de la première espèce nous inspirent aussi peu de sympathie que possible, nous n’avons à éprouver absolument aucune répugnance pour ceux de la seconde.

Il est à peine besoin d’ajouter que les mêmes distinctions doivent être faites en ce qui concerne la science. Le comte de Maistre paraît éprouver peu d’enthousiasme pour ces académies russes, composées de membres étrangers appelés des quatre coins du globe, et entretenus en serre chaude comme des plantes exotiques ; il n’a qu’une admiration médiocre pour ce système d’éducation encyclopédique qui, sous prétexte de vous apprendre tout à la fois, ne vous instruit sérieusement sur rien, et, pour vouloir tout embrasser, finit par ne rien étreindre ; il a la faiblesse de croire que l’on peut être un grand ministre ou un grand capitaine sans savoir la chimie ou la botanique, et que les sciences naturelles prises à forte dose, lorsqu’elles n’ont pas pour contre-poids la pratique des sciences morales, peuvent aller jusqu’à déplacer le centre de gravité d’une intelligence ; il va même... mais jusqu’où ne va-t-il pas ? Ce qu’il n’a jamais prétendu, cependant, c’est que la science en elle-même, entendue dans la naturelle acception du mot, puisse être mauvaise autrement que par le mal que nous y jetons ; ce que Dieu a pris la peine de faire vaut assurément que nous prenions celle de l’étudier ; et rien n’est plus beau à contempler que ce fleuve des connaissances humaines, coulant à flots réguliers et à pleins bords dans une intelligence bien assise et solidement équilibrée. Mais ce qu’on appelle la science n’est pas toujours la science, et lors même qu’elle est la science, il convient de ne pas jouer indiscrètement avec elle, et de ne pas l’égarer maladroitement où elle n’a rien à voir.

Pourquoi ce qu’on peut regarder comme le luxe de l’esprit se trouverait-il avoir, en effet, des privilèges que ne possède point la religion elle-même, qui en est certainement le nécessaire ? Connaissez-vous rien de pire que le sentiment religieux déraillé, et battant la campagne à gauche et à droite, en dehors de ses lignes directrices ? Corruptio optimi pessima, a dit avec une énergique concision un écrivain observateur : laissez-nous croire, pour l’honneur de la science, qu’on ne la corrompt point sans un immense danger. La religion a besoin d’une règle fixe dans une autorité infaillible, la science a besoin d’un substratum indestructible dans une religion pleinement divine. Ce sont comme deux essences d’autant plus actives qu’elles sont plus précieuses, et qui dévorent impitoyablement le vaisseau qui les contient, si la substance dont il est fait n’est point à l’épreuve. Alors, gare à la maison tout entière. L’Église russe, assiégée à toutes ses portes par des nuées de dissidents qu’elle ne sait point s’assimiler, et pénétrée de toutes parts à l’intérieur par les infiltrations du criticisme et de l’illuminisme qu’elle songe à peine à repousser, témoigne assez par là qu’elle n’est point de taille à tenir tête au danger, et qu’elle ne suffit que fort imparfaitement aux exigences de la situation. Qui sait même, en présence de tant d’éléments de destruction au dehors, et de dissolution au dedans, ce que pourrait devenir cette masse plus imposante que vivante, une fois abandonnée à ses propres forces, et sevrée de la protection officielle ? Les deux derniers chapitres du comte de Maistre font admirablement ressortir cette insuffisance fatale au sein d’un péril formidable. Il faut lire dans l’ouvrage même ces pages excellentes, dont le temps n’a fait qu’accroître la vérité, et par conséquent l’intérêt, et d’où semble jaillir de chaque ligne et pour ainsi dire de chaque mot, comme un cri d’alarme jeté par une sentinelle dévouée, la nécessité d’un appel à la seule force qui ne connaît point d’obstacles et n’éprouve point de défaillance. LIBERTÉ DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE : voilà la devise que l’on pourrait inscrire au frontispice des Quatre chapitres, et qu’il faudrait pouvoir graver dans le cœur de tous ceux qui président aux destinées de la Russie. Le bien, malheureusement, pas plus que la loi, n’a d’effet rétroactif ; mais du moins il tempère ce qu’il n’a pu prévenir, et sauve du péril celui qu’il n’a pu en préserver. Il y a du reste, croyons-nous, une bénédiction attachée aux efforts de l’homme qui s’aide lui-même, dans quelque mauvaises conditions que ce puisse être. Nous répugnerions donc à faire ici une application trop rigoureuse de principes certains, mais qui ont leur côté flexible ; et loin de condamner d’avance à une impossibilité désespérante la noble et courageuse entreprise qui s’exécute pour amener un résultat aussi difficile que désirable, nous y applaudissons avec tout ce qu’il y a en Europe de cœurs généreux et d’esprits élevés, et nous en appelons le succès de tous nos vœux.

 

 

 

J.-A. SCHMIT.

 

Paru dans la Revue belge et étrangère en 1861.

 

 

 

 



1 Page 5.

2 Pages 5-6.

3 Page 6.

4 Page 7.

5 Ibid.

6 Page 9.

7 Page 14.

8 Page 26.

9 Page 50.

10 Ibid.

11 Page 20.

12 Pages 51-52.

13 Page 55.

14 Pages 249-951.

15 Pages 253-254.

16 Pages 255-256.

17 Pages 283-285.

18 Page 84.

19 Page 84.

20 Page 88.

21 Page 293.

22 Page 324.

23 Page 321.

24 Page 317.

25 Page 320.

26 Page 320.

27 Page 344.

28 Ibid.

29 Page 344.

30 Page 347.

31 Page 353.

32 Pages 359-360.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net