Humaniste strasbourgeois
ET PROBLÈME DE PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE 1
par
Louis SCHOENBERG
I.
En avril et mai 1856, M. C. Schmidt, professeur à la faculté de théologie et au gymnase protestant de Strasbourg, publiait dans cette Revue 2 une notice concernant un humaniste du XIVe siècle, Rulman Merswin, alors peu connu, sinon ignoré, de nos contemporains. Il appartenait à l’une des familles notables de Strasbourg, dont divers membres « se distinguèrent dans les carrières civiles, tandis que d’autres remplissaient des charges dans l’Église et jouissaient de prébendes canoniales ». De son côté, Rulman s’était voué au commerce et à la banque ; il s’était marié et avait réussi à se constituer une fortune considérable. Après avoir perdu son épouse, il se maria une seconde fois et vécut avec sa seconde femme jusqu’à la quarantième année de son existence, c’est-à-dire jusqu’en 1347. À cette époque, et d’accord avec sa femme, Merswin, arrivé à l’âge où l’homme est ordinairement à l’apogée de son développement, songea à se faire ermite ; mais les tentations qui désolaient la chrétienté rendirent sa conversion très laborieuse ; elle ne fut triomphante qu’après quatre années de luttes contre l’esprit du mal, qui ne cessa, paraît-il, de l’obséder. Durant ce temps d’épreuves, Merswin eut des moments d’extase qui le rendaient heureux et des visions propres à le maintenir dans les voies du renoncement pour arriver ensuite aux douceurs de la vie contemplative.
« Dans la nuit de Saint-Denis 1365, le 9 octobre, Merswin « eut un songe où une apparition céleste lui commanda de « consacrer une maison à Dieu. Dix jours après, Nicolas de « Bâle vint à Strasbourg et lui raconta que dans la même nuit « il avait eu le même songe. » Après en avoir délibéré, Rul man et Nicolas eurent des doutes et se dispensèrent d’obéir à la vision céleste ; mais « dans la nuit de Noël ils rêvent que Dieu leur rappelle l’ordre du 9 octobre. » Dès ce moment, ils sont convaincus que leurs songes expriment la volonté du ciel. Le 17 août 1366, Merswin devenait acquéreur du terrain et des bâtiments de l’Isle-Verte (Grüne-Woerth) qui sera la « maison de Dieu », réclamée par le songe et le berceau de la commanderie de Saint-Jean de Strasbourg.
Les relations de Merswin avec Nicolas de Bâle continuèrent dans une parfaite communion d’esprit et une réciprocité de confiance qui amena Merswin à écrire, pour Nicolas, la relation des luttes et des phénomènes moraux dont il ressentit les effets pendant les quatre années de sa conversion ; Nicolas de Bâle dût en faire autant en faveur de Merswin pour les cinq années d’épreuves qui avaient également précédé sa conversion et sa retraite dans l’Ermitage sur la montagne. Mais quand les deux amis durent échanger leurs écrits, Merswin eut des scrupules et ne voulut faire l’échange de sa confession que conditionnellement : elle devait rester secrète jusqu’à sa mort. C’est par les Johannites de l’Île-Verte qu’elle a été conservée à l’histoire religieuse du pays. Quant à celle de Nicolas de Bâle, ou l’Ami de Dieu de l’Oberland, elle n’est pas arrivée jusqu’à nous, si toutefois elle a existé. Les rapports de Rulman Merswin avec l’ami de Dieu continuèrent à être actifs. C’est Nicolas qui recruta les premiers hôtes de la « Maison de Dieu » à l’Île-Verte, c’est Nicolas qui engagea et détermina Merswin à écrire, pour les Johannites et la conversion de la chrétienté, les traités dont on possède le texte et une partie des manuscrits originaux.
II.
Tandis que M. Schmidt ne s’occupait d’abord que du sens purement historique de ses documents concernant le fondateur de la commanderie de Saint-Jean de Strasbourg, tout en mettant en relief le côté mystique de cette fondation, il ouvrait en même temps un nouveau champ d’études à l’histoire religieuse de l’Alsace. Des savants de l’Allemagne et de la Suisse se sont livrés à d’ardentes explorations sur ce terrain et M. Schmidt a voulu leur venir libéralement en aide en publiant à Leipzig et à Bâle de nouvelles notices sur les doctrines et les personnalités du XIVe siècle dont on faisait revivre le souvenir. L’identité de Nicolas de Bâle et de l’ami de Dieu de l’Oberland a d’abord provoqué des recherches dont le résultat ne pouvait qu’agrandir le premier horizon et rectifier certains aperçus des premiers moments. La question intéressait spécialement l’histoire de l’Alsace, où M. C. Schmidt l’avait posée à propos de la fondation d’un couvent. Abordée d’une façon générale par M. Auguste Jundt, elle nous a valu l’important travail qui nous parle des mystiques du XIVe siècle 3 et nous fait connaître la part de l’Alsace dans le mouvement religieux et politique de ce siècle.
« C’est à tort, dit M. A. Jundt 4, qu’on s’est parfois représenté les amis de Dieu comme ayant formé une secte ou une association religieuse particulière, dirigée par un chef et organisée en vue d’un but déterminé. Ce nom a été donné principalement au quatorzième, souvent encore au quinzième siècle, à tous les hommes qui se sont distingués par leur attachement à Dieu.... Il a été employé spécialement par les écrivains mystiques pour désigner les personnes qui ont partagé leurs doctrines et pratiqué leurs préceptes. Dans cette acception restreinte, il présente une grande analogie avec l’appellation moderne de Piétistes. »
Nicolas de Bâle et l’ami de Dieu de l’0berland étaient-ils deux entités ou une seule à laquelle se rapportaient le nom de Nicolas et la qualification d’ami de Dieu ? On a d’abord recherché Nicolas, puis l’ami de Dieu et son ermitage, et l’on n’a pu aboutir qu’à des vraisemblances, à des probabilités idéales. M. A. Jundt a fourni son contingent dans ces recherches, et tout en ne mettant pas en doute l’existence de l’ami de Dieu de l’Oberland, il a fini par adopter l’opinion que Coire ou son voisinage est l’endroit où il avait établi son ermitage, conséquemment que Merswin et l’ami de l’Oberland étaient deux entités distinctes, bien que déjà des doutes aient été exprimés à cet égard, l’ami de l’Oberland pouvant être considéré comme une création imaginaire. On partit à la découverte en prenant pour guides les écrits de Merswin, ceux de l’ami de Dieu de l’Oberland, une partie des manuscrits originaux que l’on possédait et la chronique de la commanderie fondée par Merswin ; muni de ces documents, on pouvait se croire suffisamment armé pour dégager la vérité historique à travers les cinq cents ans qui séparent l’année 1890 de l’année 1365 qui fut celle de la première entrevue de Merswin avec l’ami de Dieu de l’Oberland.
III.
Aux études préliminaires est venue se joindre la savante critique d’un dominicain, le P. Denifle, sous-archiviste du Vatican. C’est à cette critique que M. Jundt répond dans l’intéressant travail que la librairie Fischbacher vient d’éditer. Les textes sont repris en sous-œuvre et minutieusement commentés par le P. Denifle. Dès lors se pose franchement la question de savoir si le mystérieux personnage de l’Oberland qui visitait Merswin a réellement existé ? L’étude de ce point de vue amène le dominicain à conclure que Nicolas est une fiction sortie du cerveau de Rulman Merswin ; que celui-ci, dans un but intéressé, se couvrait de l’être imaginaire de l’Oberland et enfin que notre mystique banquier strasbourgeois était un imposteur.
Il faut croire que M. A. Jundt a jugé la critique du P. Denifle assez importante et assez serrée pour mériter, nous ne dirons pas une réfutation, mais un contrôle attentif et impartial. M. A. Jundt s’est donc imposé la tâche de suivre, pas à pas, la critique du P. Denifle, d’en retenir les conclusions exactes et d’écarter celles qui sont mal fondées. Son minutieux travail se divise en cinq chapitres qui embrassent : Io Rulman Merswin, sa vie et ses principaux écrits ; IIo L’ami de Dieu de l’Oberland ; IIIo L’ami de Dieu a-t-il existé ? IVo Rulman Merswin a-t-il été un imposteur ? Rulman Merswin a-t-il cru à l’existence de l’ami de Dieu ? Vo La question psychologique. – On a cherché en vain l’ermitage de l’ami de Dieu sur le Pilate, au Schimberg dans l’Entlibuch, à Ganterschwyl et à Coire : l’ermitage de l’Oberland reste encore à découvrir. – L’ami de Dieu a-t-il existé ? Le P. Denifle fournit les preuves que sa vie n’est qu’une fiction de Merswin. M. A. Jundt, tout en faisant ses réserves sur la question d’imposture, admet qu’en vertu des arguments du P. Denifle, l’ami de Dieu de l’Oberland, ou Nicolas de Bâle, n’a pas existé. Aux deux « extrémités de la vie de Merswin, M. Jundt trouve deux textes qui prouvent qu’il a cru à l’ami de Dieu de l’Oberland », et comme il est établi que celui-ci était une fiction, on se trouve dans les deux cas de ces textes « en présence d’un seul et même phénomène psychique : l’auteur converse avec une seule et même réalité intérieure qui tantôt se révèle à lui comme la voix de sa conscience, et tantôt lui apparaît sous la forme concrète et objective de l’ami de Dieu de l’Oberland ». – Donc la qualification d’imposteur est injurieuse et nullement justifiée.
M. A. Jundt veut le démontrer d’une façon aussi probante que possible, en se livrant à l’analyse de l’état psychique de Merswin dans les circonstances où le texte de ses écrits révèle ses rapports avec Nicolas, l’ami de Dieu de l’Oberland. Son étude psychologique est fort intéressante pour les esprits qui, sans examen, ne rangent pas au rang de discussions mystagogiques certains actes, certains faits que la commune raison repousse a priori et sur lesquels la science moderne cherche à répandre de nouvelles lumières. Mais M. Jundt prie le lecteur de « distinguer soigneusement les faits constatés jusqu’à présent par la science et les explications forcément subjectives qu’il donne de ces faits ». Or, les conclusions de son étude sur l’état psychique de Merswin, dans les circonstances révélées par ses écrits, se rapprochent sensiblement des phénomènes constatés par les adeptes de la science nouvelle chez quelques-uns de leurs malades. Ces conclusions aboutissent finalement à la double personnalité de l’humaniste strasbourgeois, devenu l’ami de Dieu de l’Oberland pour la manifestation écrite de sa vie religieuse, mais demeurant, pour les choses de la vie ordinaire, le régulateur positif éclairé qui exclut toute idée de maladie mentale chez cette impressionnable individualité.
IV.
Relativement au problème de psychologie religieuse, il est probable que beaucoup de lecteurs en trouveront la solution dans les explications subjectives de M. Jundt plutôt que dans les analogies douteuses de certains cas morbides auxquels des philosophes et des hommes de science de nos jours accordent une attention particulière. Il convient d’ailleurs de tenir compte des circonstances sociales dans lesquelles le mysticisme du quatorzième siècle s’est développé. M. Jundt en donne une idée dans les lignes suivantes :
« Eckhard, Tauler, Suso, Nicolas de Strasbourg avaient tiré de la théologie réaliste de leurs devanciers une conception plus profonde et par certains côtés plus vraie de la vie religieuse 5... Ils s’étaient fait un devoir de répandre parmi le peuple, par leurs doctrines mystiques, les tendances ascétiques et contemplatives, parfois aussi apocalyptiques et quiétistes de leur piété. Ils étaient puissamment secondés dans leur œuvre par les circonstances particulièrement douloureuses dans lesquelles se trouvait la chrétienté depuis le commencement du quatorzième siècle et qui prédisposaient favorablement les esprits à l’égard de leurs enseignements. Après l’humiliation de la papauté à Anagni était venue la « captivité » à Avignon, prélude du grand schisme. Puis, en Allemagne, avait éclaté la guerre civile entre les deux empereurs, Louis de Bavière et Frédéric d’Autriche, en attendant que se rouvrit, pour celui qui sortirait victorieux de cette lutte, la grande querelle du Saint-Siège et de l’empire, dont l’issue devait être si funeste à la fois aux deux pouvoirs rivaux et qui devait faire peser, pendant tant d’années, l’excommunication sur l’empereur et l’interdit sur les populations.
« La seconde moitié du siècle devait être marquée par des calamités d’un autre genre, par des inondations, des tremblements de terre, notamment celui de l’année 1356, par de fréquentes apparitions de la peste, dont l’une surtout, celle de 1348, devait laisser sous le nom de mort noire un souvenir ineffaçable dans l’esprit des populations. Ces malheurs frappèrent vivement l’imagination des hommes. Plus d’un rentra en lui-même et songea à faire sa paix avec Dieu, non par les moyens ordinaires recommandés par le clergé officiel, mais par une expiation personnelle de ses péchés, témoin les longues bandes de Flagellants qui signalèrent alors l’Allemagne et la France. Le terrain était on ne peut mieux préparé pour une diffusion rapide des doctrines mystiques. »
Grandidier 6 trace un tableau encore plus coloré des évènements qui frappèrent les esprits durant le quatorzième siècle, spécialement des sombres tragédies qui se déroulèrent en Alsace. L’impressionnable humaniste strasbourgeois ne devait pas échapper à leur accablante influence, et il semble que ce n’est pas en dehors de ce milieu ambiant qu’il faut rechercher l’explication psychologique des faits qui ont fourni au P. Denifle et à M. A. Jundt matières à d’ingénieuses et intéressantes dissertations.
En résumé, Rulman Merswin avait pris un nom d’emprunt pour la manifestation écrite de sa vie religieuse et rien ne justifie l’accusation d’imposture intéressée, articulée contre lui par le P. Denifle, à moins que, dans l’opinion de celui-ci, les efforts de Merswin pour gagner ses compatriotes aux idées religieuses de son temps, ne constituent une spéculation dans le mauvais sens du mot.
Louis SCHOENBERG.
Paru dans la Revue d’Alsace en 1890.
1Rulmann Merswin et l’ami de Dieu de l’Oberland. – Un problème de psychologie religieuse avec documents inédits, par A. Jundt. Nancy, impr. de Berger-Levrault, 1890 – Paris, librairie Fischbacher, 33, rue de Seine – 1 vol. grand in-8o de 152 pages avec trois planches hors texte représentant les fac-similés des écritures et alphabets de Merswin et de l’ami de Dieu de l’Oberland.
2Pages 145 à 162 – 193 à 203.
3Les Amis de Dieu au quatorzième siècle, par Auguste Jundt, 1 vol. in-8o de 445 pages. – Librairie Fischbacher et Cie, 33, rue de Seine, Paris.
4Page 32 et suiv.
5Les Amis de Dieu au quatorzième siècle, p. 33 et suiv.