Tabous et sorcellerie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Albert SCHWEITZER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’idée du tabou joue dans la vie du primitif un rôle de premier plan. Ce mot signifie l’interdiction de certaines choses ou de certains gestes, parce qu’ils entraîneraient le malheur et la mort. L’origine de l’idée du tabou est obscure.

Il y a des tabous valables pour tous sans distinction, et d’autres qui s’imposent seulement aux individus qui en sont frappés. Parmi les tabous d’ordre général, ceux qui doivent être observés par le mari dont la femme est enceinte jouent un grand rôle. Chez les pahouins, il lui est interdit de manger de la viande faisandée (quoique par ailleurs les indigènes consomment sans dégoût et sans dommage de la viande qui commence à entrer en putréfaction), de toucher un caméléon, de combler un trou dans la terre, d’enfoncer des clous, d’assister à la mort d’un être humain ou d’un animal, d’avoir à faire quoi que ce soit avec un cadavre, d’enjamber une procession de fourmis guerrières.

Au début de mon premier séjour j’étais choqué et fâché, parce que dans l’hôpital il y avait des hommes qui aux enterrements refusaient absolument d’aider à porter le cadavre. Par des promesses ou par des menaces je voulais les obliger à le faire, quand c’était leur tour. Il arrivait alors que des hommes se jetaient à mes genoux et me suppliaient de les en dispenser. Depuis que j’ai compris dans quel conflit moral je les plaçais par mes exigences, je n’emploie plus que des volontaires comme porteurs ; ils reçoivent une gratification pour ce service.

Les tabous particuliers qui n’ont de valeur que pour tel ou tel individu sont annoncés par le père à la naissance de l’enfant. D’après l’opinion des indigènes, celui-ci par cette déclaration n’exprime pas une obligation qu’il impose de lui-même à l’enfant, mais il fait connaître simplement, grâce à une révélation faite à lui par les esprits des ancêtres, ce que l’enfant doit éviter pour se mettre à l’abri d’une mort prématurée.

L’enfant est informé des tabous qui le concernent, quand il a grandi suffisamment pour savoir compter les cinq doigts de la main. Ceux qu’il ne pourrait pas encore comprendre à cet âge lui sont révélés quand il a acquis l’entendement nécessaire.

Il n’y a rien dans la vie de l’homme qui ne puisse devenir l’objet d’un tabou. Dans la région de Samkita il y avait une femme pour laquelle le tabou consistait dans l’interdiction d’utiliser un balai, et l’obligation de le remplacer par ses mains. Un garçon avait pour tabou qu’il ne devait pas recevoir de coup sur l’épaule droite. Un jour que son maître lui donna une légère tape, parce qu’il était négligent dans son travail, il l’en remercia à sa grande surprise. Quand le blanc s’enquit de la raison de cette conduite étrange, le garçon lui répondit : « Je te remercie de m’avoir frappé sur l’épaule gauche. Que serait-il advenu, si c’eût été la droite ! »

Le tabou fut la cause d’une histoire tragique qui se passa à Samkita pendant mon premier séjour. Un des élèves de l’école missionnaire avait pour tabou l’interdiction de manger des bananes. Il devait même se garder de toucher à un mets préparé dans une marmite où l’on venait de faire cuire des bananes. Un jour, ses camarades lui annoncèrent que le poisson qu’il mangeait sortait d’une marmite contenant encore quelques restes de bananes. Aussitôt, il fut pris de convulsions et mourut en quelques heures. Un missionnaire qui avait assisté à cet évènement mystérieux m’en fit la description.

 

 

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Il y a des femmes qui ont pour tabou que, dans le cas où leur premier-né serait un garçon, elles ou l’enfant doivent mourir. Une de ces femmes, à son premier accouchement, donna le jour à une fille. Mais de l’avis des commères qui entendirent son premier cri, cette fille aurait crié comme un garçon. Je n’ai pas pu savoir sur quels indices les femmes se basaient pour établir cette différence entre les cris des nouveau-nés. Sur la foi de ces commérages, la mère crut qu’elle avait effectivement mis au monde un garçon qui ensuite seulement avait été changé en fille. Tous les efforts de persuasion pour la détourner de cette idée fixe restèrent vains. Selon sa conviction, elle ou son enfant devait mourir. Elle choisit la mort pour elle-même. À partir de ce moment, elle dépérit à vue d’œil. Quand elle fut amenée à l’hôpital, elle était déjà squelettique. Elle mourut quelques jours après. Autant que nous pûmes le constater, sa maladie était d’origine uniquement psychique.

Que des indigènes meurent, à la suite d’une violation de leur tabou, ceci provient, sans doute, du fait qu’ils sont dominés par la croyance aux tabous, à un degré tel qu’ils sont soumis à des chocs psychiques dont nous ne pouvons pas concevoir la violence.

Un blanc qui jouit de la confiance des indigènes peut dans ces circonstances obtenir des résultats par son ascendant moral. M. Lavignotte, le directeur de la plantation de la mission protestante à Samkita, qui est un des meilleurs connaisseurs des pahouins et qui m’a fourni les éléments de plusieurs récits de ce chapitre, est intervenu avec succès dans quelques cas de violation de tabou.

Une femme de Samkita qui avait pour tabou de ne pas devoir recevoir de coups dans le dos en reçut un au cours d’une rixe entre femmes. Immédiatement elle tomba en convulsions, qui affectèrent aussi les organes respiratoires. M. Lavignotte, appelé à la hâte, lui prit la main et lui ordonna de respirer, et sur son ordre elle y réussit. Mais à peine voulait-il la quitter, qu’elle fut reprise par les suffocations. Quand il fut resté quelque temps auprès d’elle, qu’il eut prié avec elle et lui eut parlé longuement et avec insistance, elle surmonta l’idée fixe qui l’oppressait et les convulsions cessèrent peu à peu. Les jours suivants elle eut encore quelques rechutes qui nécessitèrent l’intervention de M. Lavignotte.

 

 

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Pendant un certain temps nous n’eûmes pas l’occasion d’observer de cas de violation de tabou à l’hôpital. Récemment pourtant quelques-uns nous arrivèrent...

Un jeune homme avait pour tabou qu’il devait mourir s’il voyait couler son sang. Il fut blessé par un hippopotame et amené à l’hôpital. La blessure était assez grave et il avait perdu beaucoup de sang. Néanmoins son état n’était pas alarmant. Nous fûmes seulement frappés par son état extraordinairement apathique. Nous priâmes la mère de se prêter à une transfusion de sang. Elle y consentit, mais fit observer en même temps que rien ne pourrait sauver son fils, son tabou le condamnant à mourir. Quarante-huit heures plus tard, il succomba sans que nous puissions attribuer la mort aux blessures reçues.

Un indigène, qui s’était converti au christianisme, avait depuis sa naissance pour tabou l’interdiction de recevoir un choc sur la tête. Quand il vint à Lambaréné pour fêter Noël à la station missionnaire, la vieille petite case en bambou qui lui servait d’abri commun avec quelques autres indigènes s’effondra. Dans sa chute, un bambou lui frôla la tête. Le choc avait été si léger qu’il n’avait laissé la moindre trace, comme nous pûmes le constater par la suite. Pour un autre homme, il n’aurait eu aucune conséquence. Mais celui-ci s’évanouit aussitôt et fut pris de convulsions tétaniformes. Il nous fut amené. À notre étonnement, nous dûmes constater que le traitement que nous appliquions contre les convulsions avait très peu d’effet. Un pahouin, qui avait accompagné le malade, vint alors vers nous, et nous dit : « Sans doute pouvez-vous guérir beaucoup de maladies avec vos médicaments européens. Mais pour cet homme, vous ne pouvez rien faire. Dans un cas de ce genre, il faut employer la sorcellerie. Donnez-moi le malade. Dans la forêt je le traiterai à ma façon. » Nous refusâmes naturellement cette proposition. Mais dans la nuit, le pahouin revint secrètement avec quelques indigènes, emporta le malade et disparut avec lui dans là forêt…

Quelque temps plus tard, nous eûmes l’occasion de revoir cet homme. Il se portait bien, mais il avait perdu tout souvenir de ce qui lui était arrivé. Quand nous interrogeâmes le pahouin sur ce qu’il avait fait avec le malade, il nous apprit seulement qu’il avait sacrifié un coq blanc sur son corps et l’avait aspergé du sang en récitant de vieilles incantations. Lui a-t-il donné un extrait de plantes capable d’arrêter les convulsions ? L’a-t-il influencé psychiquement ? Les deux éventualités sont difficiles à admettre, si l’on considère que le malade était sans connaissance et ne pouvait donc ni avaler ni comprendre.

Dans un autre cas récent, il s’agissait d’un homme qui de son père avait reçu comme tabou qu’il devait, pour ne pas mourir jeune, avoir une nombreuse progéniture. Il était marié depuis quelques années et avait trois enfants. Dernièrement, son père vint pour le voir et pour lui rappeler son tabou. À peine eut-il fini de parler – il nous l’a raconté lui-même – que son fils s’évanouit et tomba. Aussitôt il fut pris de convulsions. On le garda quelques jours dans le village et on nous l’amena ensuite. Il présentait à peu près les mêmes symptômes que ceux que nous avions pu observer chez l’homme qui avait été touché à la tête par un bambou. Avec lui aussi, nous dûmes constater que les médicaments destinés à arrêter les convulsions restaient inefficaces. Il mourut peu après.

Il nous est arrivé deux fois que des malades qui avaient pour tabou qu’ils ne devaient être piqués ni par une épine, ni par une aiguille, tombèrent en syncope à la suite d’une injection sous-cutanée que nous leur fîmes au cours d’un traitement. Dans un de ces cas, une défaillance du cœur nous fit craindre le pire.

 

 

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La femme qui avait pour tabou l’interdiction de toucher un balai et qui en souffrait beaucoup en fut délivrée par monsieur Lavignotte.

Dans un petit traité sur les conceptions des pahouins, celui-ci raconte l’histoire de la guérison de Nyingone. Cette femme avait pour tabou qu’elle ne devait jamais voir son image réfléchie ni par un miroir, ni par un métal, ni par l’eau. Devait-elle, en revenant de la plantation avec un fardeau sur les épaules, franchir un ruisseau sur un tronc d’arbres placé en travers, elle ne pouvait pas regarder à ses pieds, comme il l’aurait fallu pour avancer avec assurance. Elle aurait pu par mégarde apercevoir son image se refléter dans l’eau. Si par malheur cela lui arrivait, elle s’évanouissait aussitôt et tombait à l’eau. Pour cette raison, plusieurs fois on avait été obligé de venir à son secours. Profondément désespérée de tout ce qu’elle endurait par ce tabou, elle vint trouver monsieur Lavignotte. « Ce tabou », lui dit-elle, « a un pouvoir terrifiant. Je ne peux pas ne pas le craindre. Mais je sais que Dieu, que vous connaissez et que vous annoncez, est plus puissant que le mauvais esprit qui est l’auteur de nos croyances. Pour cette raison, j’espère, grâce à ton aide, me débarrasser de mon tabou. Quand tu auras prié avec moi, je retournerai sans crainte le miroir que j’ai à la main et je m’y regarderai. »

Après la prière, elle eut le courage de faire comme elle avait dit. Longtemps elle se contempla dans la glace, rayonnant de bonheur, émerveillée qu’il ne lui arrivât rien. Quand enfin elle en détacha les yeux, elle dit à monsieur Lavignotte : « Et dire que je ne savais pas combien je suis belle »...

 

 

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Une autre cause de tourments pour les indigènes réside dans leur croyance que la malédiction proférée par un homme contre un autre est agissante et qu’il y a des hommes qui ont le pouvoir de nuire aux autres par des pratiques magiques.

La malédiction paternelle notamment est considérée comme douée d’une force particulière. Une jeune femme avait refusé d’épouser, malgré l’ordre de son père, à la place de l’homme qui lui était destiné depuis sa jeunesse, un autre qui offrait pour elle un prix plus élevé. Le père, qui aurait eu besoin de cet argent pour payer ses dettes, la maudit alors et dit qu’après son mariage avec l’autre homme elle ou l’enfant qu’elle aurait de lui devait mourir. Elle accoucha d’un garçon bien portant. Pour lui conserver la vie, elle choisit de mourir elle-même. Comme dans le cas, rapporté plus haut, de la femme que son tabou avait placée devant la même alternative, et qui avait pris la même résolution, elle mourut d’une mort mystérieuse par dépérissement. L’enfant nous fut amené pour être élevé chez nous au biberon. C’est de cette façon que j’eus connaissance de ce qui s’était passé.

Il y a quelques années, un missionnaire d’ici fit l’expérience qu’on pouvait aussi charger un homme d’une malédiction sans le vouloir. Il se vit obligé, comme il lui arrivait souvent, de blâmer un des grands élèves de l’école missionnaire à cause de sa malveillance envers les autres garçons. Dans sa mauvaise humeur il laissa échapper : « Tu auras toujours mauvais caractère. » Quelques années plus tard, son ancien élève vint le trouver et se plaignit que la malédiction prononcée contre lui l’avait rendu malheureux. Il dit qu’il n’avait plus le courage ni la force de vouloir devenir un autre homme, parce qu’il sentait bien que cela lui était rendu impossible. Le missionnaire, très étonné, lui demanda comment il avait pu le charger d’une malédiction. L’indigène lui rappela sa parole d’autrefois. Quand le missionnaire lui expliqua que ces mots n’étaient aucunement une malédiction, mais rien qu’un propos arraché par la mauvaise humeur, et qu’au contraire il avait toujours souhaité que son élève changeât de caractère, il devint tout joyeux. « À présent, je peux vraiment devenir un autre homme », dit-il au départ.

 

 

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De même que la malédiction, la bénédiction, aux yeux des indigènes, est une force. Cette croyance les amène à chercher à mettre un enfant, par le nom qu’ils lui donnent, en rapport avec une personne dont ils espèrent une bénédiction pour lui. C’est le sens de la coutume de donner aux enfants non seulement le prénom, mais le nom complet d’un missionnaire ou d’un fonctionnaire en renom.

Pour obtenir sa pleine efficacité, l’autorisation de nommer l’enfant du nom d’un tiers doit être sollicitée et obtenue. Elle est alors considérée comme spontanément consentie et s’assimile à une véritable bénédiction.

Une femme qui avait accouché à l’hôpital me demande la permission d’appeler son garçon Docteur Albert. L’infirmier Dominique a nommé deux de ses filles d’après deux infirmières européennes Mademoiselle Mathilde et Mademoiselle Emma, et non, Mathilde et Emma tout court.

Le jardinier d’un exploitant forestier de la contrée s’appelle Saint Vincent de Paul.

La grande épicerie parisienne Félix Potin expédie beaucoup de vivres et de conserves au Gabon. Du fait que ce nom figure sur tant de caisses, les indigènes considèrent Monsieur Félix Potin comme un des hommes les plus riches et les plus puissants d’Europe. Fréquemment, ils donnent ce nom à leurs garçons pour qu’il leur porte bonheur.

Il arrive aussi qu’on choisisse le nom en vue d’annihiler un tabou ou une influence néfaste. Si à l’hôpital nous rencontrons des filles portant des noms de garçon et des garçons portant des noms de fille, nous savons bien que le nom n’a pas été choisi par caprice, mais pour de bonnes raisons. La mère était frappée du tabou que son premier enfant devait mourir, si c’était un garçon. Elle donna donc à l’enfant qui était un garçon un nom de fille pour tourner le tabou. Ou bien une malédiction frappait l’enfant attendu, au cas où ce serait une fille. La mère lui donna donc un nom de garçon.

Une femme que je connais avait perdu plusieurs filles en bas âge. Elle attribua ces décès à un mauvais esprit à qui sa famille était soumise. Quand elle accoucha de nouveau, elle s’écria au moment de la naissance : « Quel beau garçon ! » Quoique le nouveau-né fût précisément une fille, elle lui donna un nom de garçon et agit en toute chose comme si c’en était un. Elle voulut tromper de cette façon le mauvais esprit qui, à son avis, ne visait que les filles. Effectivement, cet enfant resta en bonne santé, grandit et devint une belle fille.

En 1935, nous découvrîmes un nom qui n’avait rien à voir avec les tabous et la magie. Une mère arriva à l’hôpital avec sa fille. Au médecin qui lui demanda le nom de la petite malade pour l’inscrire sur la fiche médicale, elle répondit qu’elle s’appelait la crise. Stupéfait, le médecin répéta la question. « Elle s’appelle la crise », confirma la mère, « parce qu’elle est née au moment où la crise commença. Alors nous lui avons donné ce nom. »

 

 

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Le refus des femmes noires de nourrir avec leur propre enfant un autre dont la mère est morte, malgré toute la pitié qu’elles peuvent avoir pour lui, doit être attribué aux superstitions. Elles craignent en effet, en prenant la place de la mère défunte auprès de l’orphelin, de transposer sur elles le pouvoir maléfique qui a provoqué la mort de celle-ci.

La situation des nourrissons orphelins est désespérée dans ce pays, parce que, dans la forêt vierge du Gabon, les vaches ne peuvent vivre à cause de la mouche tsé-tsé. On ne rencontre de chèvres qu’en très petit nombre. Encore ne donnent-elles du lait qu’en très petite quantité, parce qu’elles appartiennent à une race dégénérée et ne trouvent qu’une nourriture de mauvaise qualité. Souvent même, elles n’ont pas de quoi allaiter leurs petits.

Puisque les nourrissons après la mort de leur mère étaient fatalement perdus, on les enterrait jadis vivants avec celle-ci.

Maintenant que les européens sont dans le pays et qu’ils ont dans leurs cuisines du lait condensé arrivé d’Europe, les indigènes leur apportent des orphelins. À l’hôpital, nous avons constamment huit ou dix, sinon plus, de ces pauvres petits, que nous élevons au biberon.

Si son village natal est très éloigné de l’hôpital, l’enfant arrive chez nous à l’état de squelette recouvert de peau. L’un d’eux avait été huit jours en route et n’avait reçu pendant ce temps pour toute nourriture que des bananes, du jus de canne à sucre et de l’eau. Ce fut un miracle que nous ayons pu le sauver.

Nous gardons ces enfants trois ans, jusqu’à ce qu’ils soient en état de supporter le manioc et les bananes, les seuls vivres dont on dispose au village, et qu’ils n’aient plus besoin ni de lait ni de bouillies. Les femmes indigènes aussi donnent le sein à leurs enfants durant trois ans.

Le jour où la famille arrive pour reprendre l’enfant est une journée de larmes pour l’infirmière qui l’a soigné et qui l’a pris en affection. Elle, qui l’avait tenu si propre, frémit à l’idée de le laisser revenir au village, où il rampera par terre dans la saleté des cases. Elle essaye de faire valoir qu’il n’est pas encore assez vigoureux pour pouvoir se passer de la bouillie qu’il reçoit chez nous. Parfois, touché par ses larmes, je me laisse entraîner à l’approuver et à insister auprès de la famille pour qu’elle nous laisse l’enfant encore quelques mois. Je ne manque pas de renforcer mes arguments par un cadeau.

La solution la plus simple du problème des nourrissons orphelins serait l’élevage d’une bonne race de chèvres dans les villages, puisque les vaches ne peuvent subsister ici. Mais élever des chèvres dans la forêt vierge est une entreprise bien difficile. Je le sais par expérience. J’ai un troupeau de chèvres pour réduire la dépense considérable qu’exige la fourniture du lait qu’il faut faire venir d’Europe, pour tous les enfants qui sont élevés au biberon chez nous. Mais ici, on ne peut tenir les chèvres dans la bergerie que pour la nuit. Dans la journée, elles y périraient par suite de la chaleur. Il faut donc les laisser en liberté du matin au soir. Beaucoup d’animaux succombent alors, parce qu’ils ont brouté des plantes vénéneuses. Beaucoup aussi meurent de la gale. Pour les en préserver, il faut des soins constants et attentifs. Chaque matin, en les laissant sortir de la bergerie il faut examiner toutes les bêtes l’une après l’autre pour commencer le traitement dès la première apparition d’une tache suspecte. Pour ces raisons l’élevage de troupeau de chèvres par les indigènes ne me paraît guère possible dans ce pays. Ils ne prennent pas la peine de soigner les bêtes comme il faudrait ; ils n’ont pas non plus les connaissances et les ressources nécessaires. Si un animal tombe malade, ils le tuent pour le manger.

Reste donc l’autre possibilité : affranchir les femmes des idées superstitieuses qui les empêchent de nourrir les enfants qui ont perdu leur mère. Mais ceci aussi est extrêmement difficile. Dans notre hôpital, nous avons quelques fois réussi à persuader une femme d’allaiter un nourrisson orphelin. Les femmes de nos infirmiers Dominique et N’Yama donnèrent les premières le bon exemple. Mais le plus souvent, nos prières restaient vaines. Pour faire cet acte de charité pour le pauvre petit être, il ne suffit pas que la femme indigène s’élève au-dessus dès idées superstitieuses : il lui faut aussi le courage et la force de braver sa famille qui vit encore dans ces préjugés et qui lui reproche d’exposer son enfant au danger. Nous avons vu plus d’une fois qu’après avoir essayé d’allaiter un orphelin, elles ont dû y renoncer pour ce motif.

À notre hôpital, une dame européenne mit au monde un enfant qui était si faible qu’il ne pouvait être sauvé que par du lait de femme. Comme la mère ne pouvait lui en donner, nous essayâmes de persuader une indigène qui avait accouché en même temps à l’hôpital de nourrir ce petit avec son enfant à elle. Mue par la pitié et aussi par l’appât d’une belle récompense, elle y consentit. Mais son mari ne voulut pas le lui permettre. Quoique la mère de l’enfant blanc fût encore en vie, il s’opposa à ce que sa femme enfreignît le principe de ne jamais nourrir un enfant étranger. Comme elle passa outre, il la maltraita et l’obligea à quitter avec lui l’hôpital nuitamment.

 

 

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L’indigène qui désire acquérir des forces magiques se rend auprès d’un féticheur. Celui-ci lui enseigne les connaissances nécessaires et lui fait parcourir toute une série d’initiations.

Tout grand fétiche nécessite à la base de sa préparation le sacrifice d’une vie humaine. Combien d’hommes ont dû être sacrifiés autrefois dans ce pays pour fournir des fétiches aux chasseurs d’éléphants

Aujourd’hui encore, il y a des indigènes qui commettent des assassinats dans ce but. Dans les grands fétiches que j’ai pu examiner, parce que des chrétiens les avaient remis aux missionnaires, il y avait toujours un fragment de crâne humain.

Il n’est pas rare que le sorcier révèle à l’homme qui veut se procurer un fétiche, qu’il doit à cet effet tuer un troche parent. Il ajoute d’ordinaire que le demandeur doit mourir lui-même, s’il ne commet pas l’assassinat. Il y a quelques années, un jeune homme se rendit dans son village natal avec l’intention de tuer son père pour se procurer un fétiche. Le père devina pour quelle raison le fils était venu. La nuit, il se leva et cria par le village : « Il y a quelqu’un parmi nous qui veut me tuer. Mais ici il y a quelqu’un qui est plus fort que lui. » Le lendemain, le fils s’enfuit à une station missionnaire. Peu de temps après il mourut.

Un autre jeune homme désirait revenir pilote sur un vapeur fluvial. Avec sa mentalité de primitif il croyait qu’il ne suffisait pas de servir quelque temps comme matelot et de devenir ensuite un bon aide-pilote, mais qu’il fallait encore un fétiche approprié. Pour celui-ci, il fut exigé qu’il tuât sa mère. Ne pouvant s’y résoudre, il comprit qu’il ne lui restait plus qu’à mourir lui-même. Effectivement, il dépérit. Avant de mourir, il avoua son projet à sa mère.

 

 

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L’atroce histoire d’un sorcier qui, sans le vouloir, provoqua par ses envoûtements sa propre mort, fut racontée à M. Lavignotte par un vieux pahouin.

Un homme très laid et très méchant ne pouvait pas trouver femme. Les oncles et les frères aînés – le père était déjà mort – refusaient de lui en acheter, parce qu’ils ne l’aimaient pas. Très aigri par ce mépris, il s’adonna à la sorcellerie. Il n’hésita même pas à empoisonner quelques membres de sa famille. Mais il sut détourner les soupçons sur d’autres. Ainsi il ruina toute la famille sans qu’on pût lui prouver quoi que ce fût, sans même qu’on pût supposer qu’il en était l’auteur. Finalement il se débarrassa aussi d’un de ses frères par le poison.

Quand la période de deuil fut passée, la famille se réunit pour décider à qui appartiendrait désormais la femme du défunt. On laissa à la femme le choix entre les frères survivants et elle déclara qu’elle aimait celui qui était si laid et qu’elle voulait devenir sa femme. Celui-ci s’en réjouit autant qu’il s’en étonna. Il avait ainsi acquis une femme pour laquelle il n’avait rien à débourser, parce qu’elle appartenait déjà à la famille. Elle lui fut très dévouée et il vécut très heureux avec elle.

Après quelque temps, elle lui demanda la permission d’aller voir un de ses frères malade dans un village éloigné, et de le soigner. Quand elle revint auprès de son mari après une courte absence, elle lui dit qu’elle l’aimait tellement qu’elle n’avait pas supporté une plus longue séparation. En même temps, elle le pria de préparer un grand fétiche contre celui qui était l’auteur de la maladie de son frère.

L’homme, qui avait pleine confiance en sa femme, lui révéla le secret qu’il lui avait caché jusqu’alors et lui avoua qu’il avait en effet acquis de grandes forces magiques. Il la pria de lui procurer une parcelle quelconque du corps de l’homme qu’elle considérait comme l’auteur de la maladie de son frère. Elle lui remit quelques cheveux comme provenant de celui-ci.

En effet, pour préparer un fétiche efficace contre un homme, un des ingrédients essentiels, selon la croyance des primitifs, est une parcelle de son corps, si petite soit-elle. Par crainte qu’ils ne soient livrés à un sorcier pour un mauvais usage, les primitifs ramassent soigneusement, afin de les détruire, tous les déchets qui tombent quand ils se coupent les cheveux et les ongles. L’envoûtement pratiqué sur une petite parcelle du corps étend son effet sur l’homme tout entier, telle est leur croyance.

Avec les cheveux remis par la femme, le mari prépara l’envoûtement, en procédant de la façon suivante. Il mit les cheveux et une mixture préparée selon les prescriptions rituelles dans une grande coquille d’escargot et les plaça sur un feu. Le fétiche devenait efficace, si le liquide se mettait à bouillonner ; et, débordant la coquille, éteignait le feu. Par ce procédé, la vie de l’homme envoûté devait s’éteindre comme ce feu.

L’envoûtement échoua plusieurs fois, parce que sous l’effet de la chaleur les coquilles éclatèrent avant que le liquide ne se mît à bouillir. Le sorcier en fut très étonné, et fit à sa femme la remarque que l’autre homme devait posséder lui aussi une grande force magique. Enfin, à la neuvième tentative, la coquille resta intacte, le liquide se mit à bouillir, déborda et amena l’extinction du feu. Triomphalement, le sorcier annonça à sa femme que c’en était fait de la vie de l’homme dont elle souhaitait la mort. Ensuite il but et mangea et il se coucha. Au cours de la nuit, il se sentit tout à coup en proie à une grande agitation et mourut le lendemain.

Quand la période de deuil fut passée, la femme convoqua les membres de la famille et leur dit : « J’ai tué votre frère. Il était responsable de la mort de mon premier mari, que j’avais tant aimé. Je savais qu’il l’avait empoisonné. Pour me venger, je devins la femme de l’assassin, car je le soupçonnais d’être un grand sorcier. Je gagnai sa faveur et sa confiance et j’en profitai pour lui faire préparer un fétiche contre lui-même. Les cheveux que je lui avais donnés étaient les siens propres. De cette façon, j’ai tué un homme des vôtres. Je suis entièrement en votre pouvoir. Faites de moi ce qu’il vous plaira. »

Les membres de la famille lui répondirent : « Tu as tué un homme de notre sang. Mais en même temps, tu nous as délivrés d’un méchant sorcier. Tu es libre. Tu peux habiter parmi nous, ou, si tu préfères, retourner dans ton village. »

Jusqu’à ce moment, la femme faisait partie de la famille seulement par son mariage. Elle n’était pas libre. Après la mort de son deuxième mari, les membres de la famille auraient pu l’attribuer de nouveau à un autre homme. En renonçant à ce droit et en laissant la femme disposer d’elle-même, ils firent preuve d’une grande bienveillance à son égard.

Naturellement, le sorcier n’était pas mort des suites de son propre envoûtement, mais d’un poison que sa femme lui avait administré après cette cérémonie. Mais elle lui fit faire l’envoûtement contre lui-même pour être sûre que le poison produirait son effet aussi contre un homme doté de forces surnaturelles. Sans cela, elle n’aurait pas osé commettre cet attentat contre lui.

 

 

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Tandis que nous attribuons la mort d’un homme à une cause naturelle, les indigènes sont enclins à en chercher l’explication dans un sortilège pratiqué contre lui. Pour cette raison, très souvent la famille du défunt se croit obligée de rechercher, le mort à peine enterré, le ou les auteurs du sortilège dont il aurait été la victime. À cet effet, elle s’adresse à un féticheur, auquel elle prête le pouvoir de découvrir les coupables. Ceux qu’il désigne, il les oblige à boire un breuvage auquel il a mêlé du poison. Si celui-ci produit son effet sur eux, ils sont jugés coupables. Même s’ils s’en remettent, on les fait mourir. C’est parce qu’on a recours si souvent aux services des féticheurs en cas de décès et que chacun est alors à leur merci, que ceux-ci ont un si grand pouvoir sur les indigènes. Dans le livre relatant ses voyages à travers les régions au sud de l’Ogooué paru en 1861, Du Chaillu nous fait la description d’un procès de ce genre, tel qu’il se déroulait à cette époque-là [i].

Dans le village de Goumbi il trouva son ami M’Pomo, un indigène encore assez jeune, à l’agonie. Les habitants le prièrent d’user de ses médicaments pour le sauver, mais il dut leur déclarer que tout espoir était perdu. Le jour même de l’enterrement, les parents commencèrent à agiter la question des auteurs éventuels de cette mort. Ils n’admettaient pas que ce jeune homme, qui quelques semaines auparavant était encore en pleine santé, eût pu mourir autrement que par suite de pratiques magiques. Ils firent venir un grand féticheur de l’intérieur. Durant deux jours et deux nuits, celui-ci pratiqua toutes sortes de cérémonies. Le troisième jour, quand il vit que les esprits étaient montés au plus haut degré d’effervescence, et que tous, hommes et femmes, jeunes et vieux ne respiraient plus que vengeance contre les sorciers supposés, il les réunit sur la place du village pour leur révéler enfin les noms des coupables. En vain Du Chaillu tenta d’arrêter les évènements horribles qui se préparaient. Ses paroles n’eurent aucun effet sur les habitants, qui auparavant avaient pourtant reconnu son autorité et accepté ses conseils. Il dut se résigner à rester spectateur impuissant et désolé des scènes horribles qui allaient se dérouler.

Sur un signe du féticheur, la foule hurlante et frémissante devint tout à coup immobile et muette. Dans le profond silence, sa voix stridente se fit entendre : « Dans la case que voici, il y a une femme très noire : c’est elle qui a ensorcelé M’Pomo. » Aussitôt, la foule se rua vers cette case. On saisit une jeune fille, nommée Okandaga, sœur d’Adouma, le fidèle serviteur de Du Chaillu. On l’entraîna au bord de l’eau et on la ligota. Quand son regard rencontra Du Chaillu, elle cria désespérément : « Chally, Chally, ne me laisse pas mourir. » il détourna la tête d’émotion. Un instant, il pensa se jeter au milieu de la foule et à lui arracher sa victime ; mais aussitôt, il dut renoncer à ce projet désespéré. Versant de chaudes larmes d’être réduit à l’impuissance, il se cacha derrière un arbre.

À nouveau, sur un appel du féticheur, le silence se fit. Pour la seconde fois, sa voix se fit entendre : « Dans cette autre case, il y a une vieille femme : celle-ci aussi a ensorcelé M’Pomo. » De nouveau, la foule se précipita dans la direction indiquée, et s’empara d’une respectable vieille femme, une parente de Quenzéga, le grand chef de cette région. Elle toisa fièrement ses agresseurs. « Je boirai le breuvage, leur dit-elle, mais si je n’en meurs pas, malheur à ceux qui m’ont accusée. » À son tour, elle fut entraînée vers le fleuve et ligotée.

Pour la troisième fois, le silence s’établit. Pour la troisième fois, le glapissement du féticheur se fit entendre : « Une femme avec six enfants habite dans une plantation en direction du soleil levant : celle-ci encore a ensorcelé M’Pomo. » De nouveau, la foule se rua dans la direction indiquée et ramena une esclave de Quenzéga, qui jouissait d’une grande considération et était aussi connue de Du Chaillu.

Le féticheur s’approcha alors des femmes ligotées et expliqua à la foule pourquoi elles avaient fait des sortilèges contre M’Pomo. Okandaga lui avait gardé rancune de ce que quelques semaines auparavant il avait refusé de lui donner du sel dont on manquait alors. La parente de Quenzéga l’avait pris en haine, parce qu’il avait des enfants, tandis qu’elle était stérile. L’esclave lui avait demandé un miroir qu’il lui avait refusé ; pour cette raison elle avait voulu le faire périr. Chacune de ces accusations fut accompagnée des imprécations sauvages de l’assistance. Les parents des accusées élevèrent la voix avec les autres, car chacun dut craindre que sa tiédeur, dans l’exaltation générale, ne le rendît suspect à son tour.

Aussitôt, les trois femmes furent traînées dans l’une des grandes pirogues accostées près de la rive, où montèrent également le féticheur et quelques hommes armés. La foule se tenait sur la berge. Aux sons du tam-tam le féticheur prépara le breuvage de l’ordalie. Quabi, le frère aîné du défunt, présenta la coupe aux malheureuses femmes. La foule s’écria : « Si elles sont des sorcières, que le breuvage les tue ! Si elles sont innocentes, qu’il ne leur fasse point de mal ! » Toutes les trois s’affaissèrent après avoir bu. Chacune fut immédiatement décapitée. Quand la troisième fut exécutée, les hommes armés se précipitèrent sur les cadavres. Les ayant taillés en morceaux, ils les jetèrent au fleuve. Cela fait, les gens s’en retournèrent à leurs cases. Un silence lugubre régna sur tout le village. À plusieurs reprises déjà des habitants avaient été sacrifiés de cette manière au cours des dernières années.

Dans la soirée, Adouma, le serviteur de Du Chaillu, vint le trouver en secret. Il souffrait atrocement d’avoir été forcé non seulement d’assister au supplice de sa sœur, mais encore de vociférer en chœur avec les autres. Son maître essaya de le calmer. Il lui parla de Dieu, qui réprouve toute cruauté. « Oh ! Chally, dit le pauvre indigène, quand tu seras rentré dans ton pays, dis aux habitants de là-bas qu’ils nous envoient des hommes pour nous enseigner, à nous pauvres noirs ignorants, les paroles sorties de la bouche de Dieu. »

 

 

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Aujourd’hui, les féticheurs ne peuvent plus exercer leur pouvoir publiquement. Mais, comme les anciennes croyances jouissent toujours d’un certain crédit auprès des indigènes, il arrive encore assez souvent que des gens soient accusés d’avoir provoqué un décès par des sortilèges. Cependant ces procès, où le féticheur continue à jouer son rôle néfaste, ne se font plus que secrètement. La pauvre victime de cette effroyable superstition n’est plus assassinée purement et simplement. On l’empoisonne, ou on lui fait perdre la vie dans un accident savamment machiné.

À mon hôpital je me fais un devoir d’expliquer, à la famille qui est venue accompagner le malade, la cause du décès survenu. Mais je ne peux pas me bercer de l’illusion qu’ils ajoutent toujours foi à mes dires. Surtout s’il s’agit d’un décès imprévu, ils ne renoncent pas toujours à rechercher l’auteur du sortilège.

Du début de mon activité dans ce pays, je garde le souvenir d’un cas particulièrement émouvant. On m’avait amené un homme atteint d’une septicémie qui provenait d’une petite blessure à l’occiput. Dès le début, j’informai les hommes qui l’accompagnaient que la mort était fatale. J’essayai de leur expliquer, aussi bien que je le pus, que l’horrible enflure de la tête et du cou ainsi que l’état misérable du malade avaient pour cause cette petite blessure. Ils m’écoutèrent d’un air absent. Quand la mort fut survenue, ils entourèrent un jeune homme venu avec eux et lui parlèrent avec tous les signes d’une grande agitation. Par mon infirmier, qui avait surpris leur conversation, j’appris qu’ils avaient amené le jeune homme de force, parce qu’ils le rendaient responsable de cette mort. Quelque temps auparavant il avait commis l’imprudence de raconter à un ami qu’en songe il avait traîné cet homme, avec lequel il vivait dans les meilleurs termes, en le tenant par une liane passée autour de son cou. Quand l’homme fut tombé gravement malade, les autres se saisirent de lui et lui annoncèrent qu’il serait tué, si le malade venait à mourir. Par les révélations qui lui avaient échappé, il s’était dénoncé à leurs yeux comme l’ennemi qui en voulait à la vie de l’autre. Le songe même, ils le considéraient comme une sorte d’envoûtement. Quand je sortis et que j’essayai de leur faire abandonner leur superstition et que je les menaçai aussi de les dénoncer à l’administrateur s’ils entreprenaient quelque chose contre ce malheureux, ils nièrent qu’il fût question de le rendre responsable de cette mort. Sur ces entrefaites, je dus me rendre à la salle de consultation pour m’occuper d’un malade. Quand je revins, ils étaient partis avec le cadavre et en emmenant l’accusé. Leur pirogue se trouvait déjà au milieu du fleuve. En les poursuivant je n’avais aucune chance de les rejoindre. Ne connaissant ni leurs noms, ni leur village, je ne pus rien faire contre eux.

 

 

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En exécutant les cérémonies pour découvrir le coupable, le féticheur se laisse guider naturellement par les bruits qu’on lui a rapportés concernant les ennemis éventuels du malade ou du défunt. Souvent aussi, il profite de l’occasion pour se venger de gens qui se sont attiré sa haine. Il n’est pas rare qu’il exerce aussi un chantage. S’il condamne quelqu’un à boire le breuvage de l’ordalie, il s’attend à ce que la famille lui fasse des offres en secret pour l’amener à n’y mettre aucun poison.

Mais en beaucoup de cas les féticheurs, dans leurs abominables pratiques, sont de bonne foi et convaincus de pouvoir désigner le coupable en vertu des connaissances secrètes qu’ils détiennent. Si à l’occasion ils ne dédaignent pas la tromperie, ils ne sont cependant pas seulement des imposteurs.

À la suite des initiations par lesquelles ils ont passé, ils sont persuadés d’être détenteurs d’un pouvoir surnaturel qu’ils pensent ensuite utiliser dans leurs cérémonies.

Il est très difficile d’entraver l’activité des féticheurs, par le fait que d’ordinaire on ne connaît pas leur identité. Le féticheur aujourd’hui ne se produit pas en public, mais agit en secret. Ceux qui ont besoin de ses services vont le consulter de nuit. Ils se gardent de parler de lui. En dévoilant ce qui doit rester secret, ils doivent s’attendre à le payer tôt ou tard de leur vie. Aussi longtemps que les indigènes restent sous l’emprise de la superstition, la position des féticheurs est inébranlable.

 

 

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Récemment encore, j’eus l’occasion de faire l’expérience combien les indigènes sont toujours dominés par la crainte de sorcellerie. Une femme devait subir une petite intervention chirurgicale ne comportant aucun risque. Au moment de se rendre à la salle d’opération, elle fut au désespoir et voulut s’enfuir. Son mari nous supplia de ne rien entreprendre et ne se laissa pas calmer par les discours que je lui fis. Vu la facilité avec laquelle les indigènes se prêtent d’ordinaire aux opérations, l’attitude de ce couple me parut si étonnante, que je lui soupçonnai des raisons cachées. Au cours d’un long entretien avec le mari, j’appris enfin le motif de leur crainte. Deux hommes, dit-il, qui leur voulaient du mal, avaient ensorcelé la femme, de sorte qu’elle devait mourir, dès qu’un couteau aurait pris contact avec sa chair. Nous eûmes beaucoup de peine à décider la pauvre créature à néanmoins accepter l’intervention chirurgicale. Quelques jours après, elle était guérie et put rentrer chez elle.

Les indigènes qui viennent à l’hôpital pour se faire soigner sont souvent hantés par des pensées dont nous ne soupçonnons rien. Par suite d’un tabou, d’une malédiction ou d’un sortilège, ils sont dans une détresse dont nous ne nous rendons pas compte. Dans bien des cas ce n’est pas tant l’espoir de trouver l’aide du médecin qui les a amenés ici, que le besoin de gagner un asile où les puissances démoniaques n’aient plus de pouvoir. Car les indigènes, même ceux qui sont encore complètement imbus des idées ancestrales, inclinent à croire que sur le terrain de la mission et de notre hôpital, les tabous, les malédictions et les sortilèges restent sans effet.

Il n’est pas rare que ceux qui craignent d’être soupçonnés d’avoir été les auteurs de sortilèges, dans le cas d’un décès, insistent pour que le malade soit amené à l’hôpital. D’ordinaire, ils accompagnent la famille. Même si le malade devait mourir chez nous, ils peuvent alléguer que ce n’était pas par suite d’un envoûtement dont on aurait pu les accuser, du fait qu’ici il serait resté inefficace. Naturellement, ces gens ne nous disent pas la véritable raison pour laquelle ils ont accompagné le malade. Mais parfois nous l’apprenons par des voies détournées.

Nous déplorons que nos malades puissent si rarement se résoudre à nous révéler leur état moral. S’ils le faisaient plus souvent, dans beaucoup de cas nous serions mieux à même de les aider. La psychothérapie, comme complément du traitement médical, est souvent encore plus nécessaire pour le primitif que pour l’européen.

 

 

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Les jumeaux sont tout particulièrement l’objet d’idées superstitieuses. Généralement leur naissance est considérée comme un évènement de mauvais augure pour la famille et pour le village. Certaines tribus indigènes avaient la coutume de les tuer immédiatement. Autrement, croyait-on, la mère devait mourir, ou, si elle restait en vie, ne pouvait plus mettre au monde d’autres enfants. On admettait également qu’elle pourrait être une cause de malheur pour le village.

Chez les tribus qui leur faisaient grâce de la vie, les jumeaux étaient considérés comme menacés particulièrement par les mauvais esprits. Pour se protéger contre eux, ils devaient observer beaucoup de prescriptions qui ne s’appliquaient pas au commun des hommes.

Chez les galoas, population autochtone de la région de Lambaréné, encore aujourd’hui les jumeaux doivent se distinguer comme tels par leurs noms. Ils portent donc tous et toujours les mêmes noms : l’aîné, que ce soit un garçon ou une fille, s’appelle Nora, le puîné Yéno. Après l’accouchement, la mère est l’objet de beaucoup de cérémonies et pendant un temps assez long, elle ne doit pas quitter sa case, celle-ci lui offrant une certaine protection contre les mauvais esprits dont elle est menacée par suite de la naissance des jumeaux.

Dès que les enfants sont en état de marcher et de ce fait ne se tiennent plus continuellement dans la case, de nouveau de grandes cérémonies sont organisées pour les protéger contre les mauvais esprits, qui à présent leur deviennent encore plus dangereux. Ces cérémonies occasionnent de grandes dépenses aux parents. Ils sont obligés d’entretenir pendant plusieurs jours la famille et la foule des amis qui sont venus y assister. La mère doit bien veiller à traiter les deux enfants rigoureusement de la même manière, jusque dans les derniers détails. La nuit, par exemple, elle ne peut pas les coucher n’importe comment, mais elle doit s’étendre entre les deux sur le dos et dormir dans cette position. Elle doit aussi veiller à donner aux deux la même nourriture et à les habiller de façon identique. Les visiteurs qui leur apportent des cadeaux ne peuvent pas donner ceci à l’un et cela à l’autre, mais les cadeaux doivent être semblables.

Il n’est pas permis aux deux enfants de se marier à des époques différentes. Leurs noces doivent être célébrées le même jour. La chose se complique encore, si les jumeaux sont de sexe différent. Si ceux-ci ne se marient pas en même temps, celui qui est resté célibataire doit renoncer, là où la coutume est encore strictement observée, à jamais conclure une union. Il n’est pas libre de se marier plus tard que l’autre.

En cas de décès de l’un des jumeaux, l’autre ne doit ni voir le cadavre, ni assister à l’enterrement. Il est obligé de s’enfermer pendant quelque temps dans sa case. Ensuite il doit se soumettre à une nouvelle série de cérémonies pour pouvoir rester en vie. Au fond, on considère qu’il est mort et a été enterré en même temps que l’autre. Toutes les idées et les coutumes concernant les jumeaux sont donc basées sur la conception qu’ils ne forment qu’une seule et même personne.

Chez les pahouins, restés plus fidèles aux conceptions primitives, cette idée se manifeste encore plus nettement. Quand un des jumeaux est malade, ce n’est pas lui qui est soigné, mais son frère. Je connais un cas où un petit jumeau mourut de paludisme, du fait que ce ne fut pas lui qui reçut la quinine que lui destinait la femme du missionnaire : sa mère l’administra à son frère.

Dans la région de Samkita, il y avait une femme qui rendait la vie dure à son mari, parce qu’elle était toujours préoccupée de la santé de son frère jumeau, qui vivait dans un autre village. Avait-elle mal à la tête, elle l’interprétait comme un signe que celui-ci était tombé malade, et elle demandait à son mari de pouvoir se rendre auprès de lui, pour apprendre de quels remèdes il avait besoin et pour les absorber à sa place. À la fin, le mari ne put faire autrement que de consentir au divorce qu’elle demandait afin de pouvoir vivre dans le village de son frère.

Si dans le village où il y a des jumeaux survient un décès, ceux-ci doivent se cacher dans leur case et subir ensuite des cérémonies destinées à les protéger contre les mauvais esprits dont l’activité s’est signalée par cette mort.

En cas de décès de l’un des jumeaux, de grandes cérémonies sont nécessaires pour séparer le survivant du mort, avec lequel il avait formé auparavant un seul individu, et pour lui permettre de mener une existence propre pour le reste de ses jours. D’après les croyances des pahouins ils mourraient aussitôt, si ces conditions n’étaient pas remplies. Les féticheurs ont naturellement intérêt à maintenir ces coutumes. La célébration de ces rites est pour eux une source de revenus.

Parce que les jumeaux n’ont pas une personnalité propre et complète, les pahouins ne les considèrent pas comme des gens normaux. Ils leur accordent pour cette raison une plus grande indulgence qu’aux autres hommes. On admet généralement que par leur nature même les jumeaux aient mauvais caractère, sans les en tenir responsables. Si quelqu’un a le tempérament colérique, il est d’usage de lui demander s’il est un jumeau. Répond-il par l’affirmative, il en est excusé. La coutume veut que chacun supporte avec patience les caprices des jumeaux.

Chez les pahouins, et aussi chez d’autres tribus, il est interdit aux jumeaux de regarder l’arc-en-ciel. Celui-ci est considéré comme un signe de malheur. Se montre-t-il au ciel, tout le village est saisi de peur. Les jumeaux étant considérés comme capables d’attirer des malheurs sur eux-mêmes et sur leur entourage, ils doivent se cacher devant lui. Autrefois il arrivait que des jumeaux nouveau-nés fussent tués sur l’ordre des féticheurs, pour prévenir le malheur qu’un arc-en-ciel pouvait porter au village. Chez les tribus de l’intérieur, où l’autorité des conceptions primitives n’est encore guère ébranlée, la mère, de nos jours même, n’est pas sans devoir craindre pour la vie de ses petits jumeaux à l’apparition d’un arc-en-ciel, comme aussi aux éclipses solaires et lunaires.

 

 

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Celui qui a connu tant soit peu les idées qui déterminent le monde des primitifs et qui sait quelque chose de l’angoisse dans laquelle peuvent vivre des hommes pour qui les tabous, les malédictions et la sorcellerie sont des réalités efficaces, celui-ci ne peut plus douter un instant que notre devoir est de chercher à les libérer de leur superstition. Tous ceux qui livrent ce combat savent combien il est dur à mener. Ces idées ont des racines si profondes dans les traditions des primitifs et dans leur conception des choses, qu’elles sont difficiles à extirper.

Les indigènes voient une preuve de la vérité de leurs idées dans le fait qu’il existe toujours des personnes qui succombent à la suite d’une infraction à leur tabou, d’une malédiction lancée contre elles ou d’un envoûtement auquel elles se sentaient soumises. Ce raisonnement n’est pas facile à réfuter, car il est malaisé de leur faire comprendre que dans ces cas il s’agit d’évènements conditionnes par la vie psychique.

Les indigènes qui nous affirment de bonne foi qu’ils se sont élevés au-dessus de ces conceptions, en réalité ne s’en sont pas toujours complètement débarrassés. Elles existent quelque part dans leur subconscient et peuvent se ranimer au moindre incident.

Dans notre lutte pour l’émancipation morale des indigènes, le réveil des superstitions en Europe nous place dans une situation tragique. Les indigènes y trouvent une justification de leur attitude inattendue. Ceux d’entre eux qui savent lire apprennent par les journaux qu’il y a aussi des blancs qui croient à l’existence de forces surnaturelles que les hommes peuvent s’asservir. Ils répandent cette nouvelle autour d’eux et nous interrogent à ce sujet.

Les indigènes sont en outre mis en contact avec les nouvelles superstitions d’outre-mer par des européens qui en font un métier et qui par des prospectus envoyés par la poste leur offrent leurs services de voyants, d’astrologues ou de fabricants de talismans. Par la quantité de lettres de cette espèce reçues par mes infirmiers indigènes, je peux me rendre compte dans quelle mesure se pratique cette exploitation. Je suis persuadé que chacun de mes infirmiers a envoyé plus d’une fois son salaire de tout un mois en Europe pour obtenir de quelque astrologue son horoscope, un talisman ou un renseignement. Autrefois, ils venaient me prier de me charger à leur place de l’envoi des fonds. Comme j’essayais de les détourner de dépenses aussi stupides, ils le font maintenant en cachette.

Un de mes infirmiers, qui ne sait ni le jour ni l’année de sa naissance, fit parvenir à l’astrologue, en même temps que le mandat, quelques-uns de ses cheveux, pour qu’à leur aide il pût établir son horoscope.

Récemment encore, un infirmier m’apporta une page dactylographiée dans laquelle un astrologue européen lui annonçait qu’à l’heure de sa méditation il s’était senti obligé de s’occuper spécialement de sa personne, qu’il avait découvert quelque chose de très important pour lui et qu’il était prêt à le lui révéler contre envoi de 50 francs. L’indigène était devant moi, tremblant d’orgueil et visiblement ému qu’un blanc vivant si loin et complètement inconnu de lui lui manifestât tant d’intérêt. J’essayai de lui expliquer que cet homme était un exploiteur, qui avait envoyé la même lettre à tant et tant d’autres indigènes et que l’argent seul lui importait. Mais il ne put le comprendre. Il crut que je lui enviais l’honneur qui lui était fait et le bonheur qui l’attendait. Je suis persuadé qu’il a quand même envoyé la somme demandée et a reçu en échange une lettre avec quelques phrases astrologiques qui lui sont restées complètement sibyllines.

Le jeu frivole des idées superstitieuses auquel on se livre en Europe constitue une grave menace pour la considération morale dont les blancs devraient jouir parmi les indigènes.

  

 

 

Albert SCHWEITZER, Histoires de la forêt vierge,

Payot, Paris, 1950.

  

 

 



[i] Paul Du CHAILLU, Explorations and Adventures in Equatorial Africa, London, 1861. Édition française : Voyages et aventures dans l’Afrique équatoriale, Paris, Michel Lévy, 1863.

 

 

 

 

 

 

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