La dispute
de Shiva contre Jésus
par
SÉDIR
JÉSUS, puisqu’il est le plus grand, est allé à la rencontre de Shiva ; et ils marchent, côte à côte, dans la jungle obscure et touffue. C’est la seconde partie de la nuit. On sent, parmi les ombres, l’affût des bêtes en chasse. Seuls les singes et les oiseaux dorment, dans les bautes branches. De temps à autre, au fond d’un val lointain, le coup de trompette d’un éléphant pique le silence. Ou bien les voûtes de la forêt prolongent le rauque aboiement du tigre qui va bondir ; ou les hurlements d’une troupe de loups qui forcent un cerf.
Jésus et Shiva sont presque de même taille ; mais Shiva paraît plus grand, parce qu’il est mince, noir et nu. Il a un corps souple et rond, et des muscles onduleux. Son visage est comme de la basalte, immobile, effrayant à force d’insensibilité ; il n’a point de rides, point de poils ; de longs cheveux plats, dont une partie est relevée, et de grands yeux fixes, les paupières mi-closes, le regard extatique. Les narines sont un peu relevées à cause du pli cardiaque.
De temps à autre, il semble que ses bras, pourtant immobiles, se multiplient et vibrent autour de lui comme des tentacules de pieuvre ; et ses jambes aussi, parfois. Mais le torse demeure toujours tout d’une pièce et le visage sans expression. Ses lèvres ne bougent pas quand il parle et sa voix est comme le murmure de la mer dans un coquillage.
Il porte tous ses attributs : le bambou à sept nœuds est passé dans sa chevelure ; le cordon brahmanique barre sa poitrine ; il tient la conque, le disque, la coupe et l’épée.
Il avance au centre d’un cercle de têtes coupées, grimaçantes, qui progresse avec lui ; et souvent les feuilles qu’il effleure sèchent ; les pierres que touche son pied se pulvérisent ; des oiseaux et des singes tombent morts, et d’autres bêtes aussi, selon qu’ils ont rencontré sa prunelle, qui cependant regarde en lui-même.
Quant à Jésus, il est vêtu de blanc ; mais la tunique et le manteau sont d’un voyageur. Il tient un bâton de frêne ; il a de très larges épaules ; ce que l’on voit de ses bras et de ses jambes est athlétique ; il porte la tête haute ; il marche d’un large pas élastique, et il se tient comme si, à chaque instant, il allait jaillir du sol.
Ses mains sont musculeuses, admirables ; de face, sa tête est large et puissante ; de profil, elle est élégante et nerveuse. Son teint est clair et riche ; ses lignes sont sculpturales ; l’ossature en est fine et nette ; le visage est plein de rides dont le jeu en renouvelle l’expression à l’infini. Et on dirait, à chaque minute, qu’il vient de vaincre une souffrance surhumaine. Les cheveux sont drus et ondulés ; la barbe est courte.
Tandis que Shiva a l’air d’une apparition, Jésus est vivant, vigoureux, attentif à tout, l’œil lucide, la voix pleine. Lorsqu’en marchant, il touche, du pied ou de la main, la branche ou l’animal que le contact de son compagnon a fait mourir, la branche reverdit et l’animal renaît. Mais Shiva ne voit pas ces choses ; il ne regarde que lui-même.
Au long de leur route se rencontrent comme des fantômes : un âne pelé, un buffle morveux, un crocodile au souffle fétide, des serpents, des yogis nus, des courtisanes, des pagodes en ruines, des guerriers aux yeux rouges. Toutes ces choses font des salaams à Shiva, et Jésus les regarde en souriant ; mais il reste seul ; personne ne le reconnaît.
Et Shiva parle avec un peu d’inquiétude, de crainte, de dédain. Jésus ne semble pas s’apercevoir de cette hostilité ; il a le calme d’une puissance invincible.
SHIVA
Je suis en tout et partout. Je suis l’Inconnaissable. Je suis l’Attrait universel. Je suis l’invincible, le Grand, le Noir. Je suis le Temps, le grand destructeur. Mon épouse est l’Espace ; insaisissable et permanente, elle se donne sans cesse et partout, à moi et à mes disciples.
JÉSUS
C’est le Fils qui est en tout et partout. Si tu es l’inconnaissable, comment les hommes peuvent-ils t’atteindre ? Tu es vaincu par l’Amour ; dépouillé des dépouilles de tes victimes, tu n’es qu’un faible dieu ; car le temps et l’espace ne sont que des enfants de mon Père.
SHIVA
Je suis le moi. Je suis le non-moi. Je suis la source. Je suis l’initiateur de tous les mondes. Je suis Lui. Je suis Moi. Je suis le suprême. Je suis le tout. Je suis la connaissance. Je suis les attributs. Je suis sans qualités. Je suis double et unique. Je suis tous les opposés. Je suis l’être et le non-être. Je suis la conscience universelle. Je suis le semblable et le différent. Je suis le né et l’inné. Je suis ce qui n’existe pas. Je suis indépendant. Je suis sans corps, sans support, sans lien. Je suis le veilleur. Je suis le destructeur. Je suis l’acteur. Je suis le fruit du silence. Je suis hors des lieux et des temps. Je suis immuable, nu, libre. Je suis émancipé sans émancipation. Je suis immobile, permanent, immuable. Je ne suis ni l’être ni le néant. Il n’y a rien de semblable à moi, ni de différent de moi.
JÉSUS
Puisque tu es le moi, tu es voué à l’esclavage. Puisque tu es le non-moi, tu es promis au néant. Tu n’es pas l’initiateur, puisque tu combats la vie. Tu n’es pas tout, tu es un dieu. Tu nies la création, et tu es la victime de ton propre égoïsme. Ce que tu te crois, tu ne l’es que dans les limites de la puissance que le Père te laisse prendre pour un temps. Ne sais-tu pas qu’à Ses yeux, tout cet univers est plus petit qu’un grain de sable ? Et toi, si tu veux bien une seconde abandonner le mensonge factice de ton apparence, qu’es-tu, dans ce grain de sable ?
Tous les êtres sont nés, et tous ont en eux quelque chose d’éternel, et tous possèdent ce qui n’existe pas. Tous les êtres sont libres ; tous les êtres veillent, détruisent, agissent. Tous sont semblables et différents. Que n’as-tu qui n’ait été donné à tous ?
Par instants, la parole de Jésus rayonne ; elle perce la nuit de la jungle, et le corps noir du grand dieu paraît comme volatilisé ; mais il se reforme l’instant d’après, plus immobile et plus implacable.
SHIVA
Par moi tout cet univers est réduit en poudre comme les cendres sacrées sur l’autel du sacrifice. Ce qui n’est pas manifesté par la parole, mais ce par quoi la parole existe, c’est moi.
Ce qui ne peut être conçu par la pensée, mais ce par quoi la pensée fonctionne, c’est moi.
Ce que l’œil ne peut voir, mais celui par la lumière duquel il voit, c’est moi.
Ce que l’oreille, la langue, le nez ni les mains ne peuvent entendre, goûter, sentir, ni appréhender, mais par quoi ils vivent, c’est encore moi.
JÉSUS
Oui, tu es un feu, tu es une flamme sombre, noire, livide et glacée. Tu ne veux pas te soumettre et tu préfères semer autour de toi ce que tu appelles les cent huit formes de la mort.
Mais tu n’es, quelle que soit ta révolte, qu’un instrument dans la main très bonne de mon Père.
Tu t’es mis – et tu as fini par croire en la légitimité de ton usurpation –, tu t’es mis au-dessus de toutes les formes créées, en oubliant que tu n’existes que par elles, que tu n’es que le centre vide autour de qui la substance s’agrège, dans le monde des fluides. Ô vieux Shiva, je te plains !
SHIVA
Je suis le roi des serpents. C’est mon regard qui est dans leurs yeux lorsqu’ils fascinent leurs victimes ; quand ils hibernent, c’est par mon immutabilité ; quand ils s’élancent pour combattre, c’est par mon ubiquité. Je suis Kala Nâg, le serpent noir, et Garouda, le vautour de Vishnou, n’ose pas descendre trop près de moi.
Ce par quoi les êtres se manifestent, ce verbe que les ignorants disent être toi-même, ô Christ au clair visage, c’est moi qui en suis le soutien. Il est de mes fidèles qui sont descendus dans leur propre enfer ; ils y ont vu les deux dragons glacés : le rouge et le blanc ; ils les ont vus s’unir en sifflant, et se raidir dans un spasme mortel ; et le fils de leur amour, le fils de leur agonie, c’est mon taureau à la puissante échine ; et ses quatre cornes et sa queue, ce sont les deux anciens serpents ; et sa voix, c’est leur mariage.
Et ainsi, mes deux fidèles dragons, le mâle et la femelle, dorment dans l’enfer de l’homme ; et quand l’homme téméraire les réveille, ils souffrent de vivre encore, et ils se battent, ils se dressent, leurs têtes frappent la tête du disciple, et leur volupté étreint son cœur, et leurs spasmes secouent ses nerfs, et leur union, dans le moment qu’elle se consomme, lance l’âme de mon Yogi par-delà cette terre, avec un grand cri ; et, monté sur le dos de mon buffle, mon Yogi vient vers moi sans hâte et sans arrêt.
JÉSUS
Eh oui, tu fascines ; mais ne serait-ce point parce que tu n’as pas d’énigme ? Tes yeux, ô obstiné, ne voient plus à force d’être fixes. Tu aperçois un aspect du monde, une route entre les millions de routes, un travail entre les millions d’œuvres, un but ; tu ignores la vie absolue, tu n’as jamais mis le pied sur le chemin où aboutissent tous les chemins, tu n’as jamais commencé le travail qui résume tous les travaux ; tu crois être dans le Centre des centres, et tu es assis en bas, presque au fond des lieux inférieurs.
Tu te proclames le grand tueur, mais tu te nourris de tes meurtres, au lieu qu’il fallait vivre la mort toi-même ; cependant tu la connaîtras bientôt, dès que ce soleil jaune qui nous éclaire sera dans la Balance.
SHIVA
Ma planète est la Lune, celle qui court dans le grand désert, au centre des sept lieux, où s’élève le mont Kailaçà. Par ainsi, je suis le chef de la meute funèbre de Yama, dieu des morts ; je règle les dix sortes de morts et les dix sortes d’agonies. Sous le nom de Yamouna, je suis le chant ; sous le nom de Tchitra-Goupta, je résous les accords de l’harmonie des sphères.
JÉSUS
C’est le maître de la Vie qui est le vrai Dieu ; c’est mon Père, à moi, c’est mon Maître. Il est aussi ton Père et ton Maître, que tu l’acceptes ou non. À Lui tu te soumettras.
SHIVA
Je suis les sept cordes de la lyre, je suis la lyre, je suis le musicien, je suis le Son.
Je suis les sept stages de l’union, je suis l’Union, je suis l’Uni, je suis l’Unificateur.
JÉSUS
Tu n’es pas le Son, tu n’es qu’un son. Tu n’es pas la Voie, tu es une voie. Car tu as refusé des travaux, tu as refusé des calices, tu as refusé des lumières ; c’est pour cela que mon Père, notre Père, t’a donné, ô vieil enfant, la solitude que tu voulais. Reste seul donc, jusqu’à ce que le désespoir t’en vienne.
SHIVA
C’est moi qu’on adore aux douze Djoterlingas ; au mont Shesbakal, sous la figure de Karthika Souami, le Commandant-en-Chef. C’est en mon honneur que les brahmes pouraniques rédigent les Mahatmyas.
JÉSUS
Malheur à toi, être de nuit, pour les prières qui t’implorent, pour les pauvres cœurs qui t’adorent, pour les touchants efforts des petites intelligences humaines qui peinent vers la déception de ton mystère. Le jour est proche où, sous ma vraie forme, le Père m’enverra pour te faire rendre gorge.
SHIVA
Ma ville est la Kâshi que le commun nomme Bénarès ; elle est mon pouvoir suprême, la Béatitude inqualifiable, la Paix immobile ; elle est l’espace intellectuel, mon séjour ; elle est la caverne entre les yeux, la ténèbre d’où sortent les deux flambeaux. Elle est la résidence royale du Destructeur-des-Trois-Cités : moi. Je volatilise le corps grossier dans son double subtil, ce double dans le corps mental, et celui-ci dans le Monosyllabe inarticulé.
Ma ville est mon épouse ; elle est l’identité finale, la connaissance, l’illusion radicale. Elle est l’obscure, l’innée, la permanente ; elle contient le blanc, le rouge et le noir ; elle s’étend de l’actif au passif ; elle est le manche de mon trident ; elle est le sépulcre du moi et du non-moi ; elle se change en jardin de délices.
JÉSUS
Ma ville, c’est tout cet immense univers ; je l’aime dans ses magnificences et dans ses cloaques : les unes et les autres sont de prix égal aux yeux de mon Père. Je ne supprime aucune de ses énergies, même des plus viles, car c’est mon Père qui les a faites, et elles travaillent toutes à Sa gloire. Je suis ces énergies, je les dirige, je les guéris, je les purifie, je les mène vers Celui qui repose en moi.
SHIVA
Mon épouse est la Terrible, la Sanguinaire ; ses dix bras sont les dix seigneurs qui fouaillent les hommes paresseux au travail ; sa monture est le lion de l’énergie ; ses pieds écrasent les démons. Ses fils sont la sagesse et l’opulence ; ils aiment leurs sœurs et donnent ainsi aux hommes la pensée et l’action.
Mon épouse est la volonté ascétique, elle est le miracle, le plexus solaire, la verseuse d’immortalité, la fabricatrice des cinq éléments qui s’entre-dévorent.
JÉSUS
Mon épouse, c’est l’armée des âmes de mes amis ; dans leur cœur je repose, je suis leur force, leur intelligence et leur amour. Je me donne à eux quoi qu’ils fassent ; partout, toujours ils sont ivres du vin de ma béatitude ; par moi ils vainquent ; leur arme, c’est l’invincible douceur ; ils ne sont pas durs pour leurs frères ; ils les aiment, comme moi, leur frère aîné, je les aime. Ils ne tuent pas, ils guérissent ; ils ne détruisent pas, ils restaurent. Ce ne sont point des anges de deuil ; ils apportent mon allègement, ma joie, ma lumière, qui est celle de mon Dieu.
SHIVA
Je suis la métaphysique, je suis le noumène, je suis la pénitence, je suis le feu consumant. Vishnou à la tortue, qui nourrit le monde, n’est qu’un de mes aspects. Mais, pour mes fidèles, ma stature est le silence. Je suis l’unité de la pensée, du nom et la forme. Je suis donc le livre et l’incantation et le mystère. Je suis le zéro, l’immobile, le perpétuel. Je suis le Soi.
JÉSUS
Tu n’es qu’une apparence de gnose, de pensée, d’unité. Ton silence est le manteau du vide ; le silence du royaume de mon Père est le vêtement de la vie absolue.
SHIVA
Mon taureau ne laisse voir que successivement ses quatre cornes. La quatrième, tout l’univers la voit ; la troisième, les rêveurs seuls l’aperçoivent ; la seconde, le sage l’entend sans le secours de ses oreilles ; mais la première est réservée à l’affranchi.
JÉSUS
Quoique tu veuilles le faire croire, ô Initiateur des Lieux sombres, tu n’es pas le Verbe, puisqu’il y a des êtres que tu méprises, et que tu fais souffrir délibérément.
SHIVA
C’est moi qui fais cesser à jamais la triple douleur ; c’est moi le centralisateur du sujet, de l’instrument et de l’objet ; je suis le témoin de la veille, du rêve, et du sommeil amorphe ; je regarde les êtres s’agiter dans les enfers, dans les planètes, et dans les paradis. Je suis l’égoïsme sans qui personne ne peut travailler ; je suis, chez l’homme, la conscience de sa conscience.
JÉSUS
La douleur a droit à la vie, ô savant ! Tu fais mal en la chassant de partout ; tu l’assassines. Donne-lui donc, dieu au cœur de pierre, l’hospitalité ; laisse-la se nourrir de toi ; elle te paiera en retour d’un don précieux.
SHIVA
C’est vers moi que vont les désirs du jeune étudiant, les fatigues du père de famille, les méditations de l’ascète dans la forêt et la sérénité indifférente du mendiant nu.
Je suis Shiva qui regarde la splendeur des objets sensoriels. Je suis Shiva qui regarde les mouvements mentaux du rêve. Je suis Shiva qui regarde la sombre ténèbre quand le mental s’en est allé. Je suis Shiva qui regarde toute chose, qui suis pur et bienheureux dans l’extase.
JÉSUS
ne répond pas, mais regarde avec compassion la forme sombre du dieu, et ses prunelles révulsées.
SHIVA
Grâce à moi, mes disciples abandonnent les joies des sens ; puis ils abandonnent le désir de posséder et le plaisir de ne rien posséder ; puis ce que les lois appellent juste et injuste ; puis ce que les philosophes appellent vérité ou erreur ; enfin, ils laissent cette intelligence, par le moyen de laquelle ils ont quitté tout le reste.
JÉSUS
Crois-tu donc, sage au cœur obscur, que notre Père a mis quelque chose en ce monde pour que nous n’en usions pas ? Les sens des hommes et leur morale et leurs idées sont utiles, respectables, précieux. Quand sauras-tu qu’il ne faut rien dédaigner ?
SHIVA
C’est moi, Shiva le bénévole, qui dispense les trois sortes de salut : celui où mon fidèle uni à moi atteint mon séjour, celui où il reçoit une forme analogue à la mienne, celui où il réside à mes côtés.
JÉSUS
Tu ne sauveras personne par l’immobilisation. L’inertie est une injure à mon Père. Il n’y a qu’un salut, et il n’est pas loin, ni caché, ni compliqué : c’est de vivre. En vivant, la créature vient à moi, s’unit à moi, je me donne à elle, et nous nous offrons tous deux à notre Père. Telle est la délivrance, ô sophiste.
SHIVA
C’est dans l’index et l’annulaire que je réside ; mon épouse Oumà siège dans la paume de la main. Ainsi je suis le son éternel, l’inspiration, la gnose, la tête du cygne divin ; elle est la forme temporelle, l’expiration, la gnose, la queue du cygne. Et nos noces mystérieuses sont le germe de cet univers, le feu vital, l’union, le corps du cygne.
JÉSUS
La preuve de l’amour, c’est le sacrifice ; mes amis m’aiment sans restriction, parce que j’ai donné ma vie pour eux. Mais toi, tes disciples te craignent seulement.
SHIVA
Dans le corps subtil du disciple, je suis le lotus blanc aux douze pétales, qui fait battre son cœur et par le pouvoir duquel il perçoit la forme des objets, qu’ils reçoivent de l’espace solaire.
Je suis également le lotus noir à seize pétales, qui préside à la parole et qui vient de l’espace lunaire.
Je suis encore le lotus couleur de rubis, à deux pétales, qui est entre ses yeux, par quoi il pense, il juge, il se détermine et il se connaît.
Enfin, je suis le suprême Initiateur, le lotus aux mille pétales, qui resplendit au sommet de la tête comme un soleil, et sur le calice duquel l’âme se pose avant de prendre son vol.
Je suis la sextuple extase :
l’extase indéfinie, où tout apparaît indistinct dans ma divine lumière,
l’extase innommable, où disparaissent les noms,
l’extase indéterminée, sans directions,
l’extase certaine, où le doute disparaît,
l’extase immuable, où il n’y a plus de modifications,
l’extase amorphe, où il n’y a plus rien.
JÉSUS
Pour la masse des créatures, je suis leur lumière centrale, par quoi elles existent dès le commencement du monde.
Pour le petit nombre de mes élus, je suis tout en eux : l’énergie de leurs muscles, la subtilité de leurs nerfs, les battements de leur cœur, la dureté de leurs os. Je suis les fluides éclatants qui circulent en eux ; c’est moi qui nourris leur pensée, qui fais croître leur cœur, qui abats les bornes de leur sensibilité ; c’est moi qui leur envoie mes anges pour les réconforter ; c’est par la force dont je les revêts que les êtres se dévoilent à eux ; c’est la nourriture que je leur apporte de la table de mon Père qui les rend infatigables ; car ce pain, c’est moi-même, et c’est de mon sang que je les désaltère.
SHIVA
J’amène à moi ceux qui doivent être mes disciples en leur montrant l’irréalité des choses, en leur apprenant à faire leur devoir pour lui-même sans espoir de récompense.
De la sorte ils acquièrent une calme maîtrise d’eux-mêmes ; ils n’agissent plus sans une pleine conscience ; ils pratiquent l’indulgence envers toutes les créatures et la tolérance pour toutes les opinions et toutes les lois ; ils deviennent impassibles ; rien ne les atteint ni ne les blesse ; les yeux fixés sur moi, aucun objet interne ni externe ne les trouble plus ; et ils croient en moi sans défaillance, bien qu’ils n’aient encore rien perçu de moi.
C’est alors que, m’approchant d’eux, je les fais mourir par dix sortes d’agonies :
Je tue les démons qui, en eux, les poussent à créer du mal par la parole, par la pensée, par l’action.
Je tue les démons qui, en eux, les faisaient penser, parler et agir contre leur cœur, contre moi.
Je tue les démons qui, en eux, leur instillent la cupidité intellectuelle, physique, mentale et magnétique.
Je tue les démons qui les incitent à la génération, aux voluptés subtiles et aux voluptés grossières.
Je tue les démons qui allument, en eux, le feu de la colère.
Je tue les démons qui les poussent à désobéir aux lois, afin qu’ils soient calmes dans l’abstention et dans l’action.
Je tue les démons de la révolte, afin que mes disciples supportent également la peine et le plaisir.
Je tue les démons qui affolent le cœur de mes disciples lorsque la richesse ou la misère viennent les visiter.
Je tue le démon de la gourmandise qui stupéfie leur intellect.
Je leur enseigne à échapper à la maladie physique et à la maladie spirituelle par l’hygiène et par les observances religieuses, au nombre de dix.
Quand ils ont vaincu ces ennemis, je veux que mes fidèles vainquent l’impatience de leurs nerfs et la maladresse de leurs membres. Je leur montre soixante-quatre postures dont la pratique égalise les pulsations de leurs artères.
Quand ils sont maîtres de leur corps, je leur enseigne à maîtriser leur vie, en régularisant leur respiration de huit manières différentes. Ainsi leur corps s’allège ; ils mangent et ils dorment moins ; leur enveloppe fluidique s’accroît.
C’est ici que mes disciples m’aperçoivent, et qu’ils choisissent celui de mes aspects auquel ils veulent s’unir.
Les uns voient la beauté de mon corps, et ils la copient en équilibrant les fluides magnétiques solaire et lunaire ; ceux-là redeviennent jeunes ; la faim, la soif et le sommeil ne les atteignent plus ; la femme la plus voluptueuse ne les émeut pas.
D’autres voient mes actes, et ils les imitent en mon honneur ; ceux-là m’atteignent sous ma forme de Destructeur.
D’autres recherchent ma voix dans les voix de la Nature et, par dix degrés, ils arrivent au vide primordial où meugle mon taureau.
D’autres se rappellent une de mes paroles, et ils la répètent avec les cérémonies nécessaires, mille fois par jour, pendant dix ou vingt ans. Ceux-là m’atteignent sous mon aspect sémentiel.
D’autres m’aiment ; ils me peignent, ils me font des statues, ils me bâtissent des temples, ils m’offrent des sacrifices, ils me chantent des hymnes, comme des amants. Ceux-là s’unissent à moi quand moi-même je m’unis à mon épouse, la Tueuse.
D’autres appliquent sur moi l’effort de leur méditation, et je leur apparais comme le principe rationnel de l’univers.
D’autres me recherchent par l’étude des propriétés des êtres ; ils me trouvent occupé à mon travail de purificateur.
D’autres enfin me cherchent en eux-mêmes, et, ne me trouvant ni dans leur corps grossier, ni dans le corps subtil, ni dans le corps mental, ni dans le corps causal, ils s’élèvent jusqu’à la perception de leur âme éternelle, et ils découvrent que cette âme, c’est moi-même.
Ceux-là seuls sont des Délivrés.
JÉSUS
J’étais là lorsque mon Père a semé dans la plaine du Néant les germes du monde. Dès ce jour j’ai connu ceux qui devaient devenir les miens. Je les ai suivis, je les ai secourus.
Je n’ai rien tué de ce que mon Père avait mis en eux ; avec un soin patient j’ai changé leur orgueil en indulgence, leur colère en douceur, leur envie en compassion, leur cupidité en amour, leur paresse en travail, leur gourmandise en pénitence, leur luxure en pureté.
J’ai rendu leur mémoire limpide, leur jugement net, leur volonté sereine.
Je me suis donné à chacun dans la mesure où chacun pouvait me recevoir ; et, en m’accueillant, ils ont accueilli mon Père.
Je les ai affranchis peu à peu des tyrans, des lois et des rites.
De la sorte, je me suis fait petit pour ces petits ; ils ne me craignent point ; ce sont mes familiers. Ce dont ils ont besoin, je le demande pour eux à mon Père, qui nous le donne aussitôt. Et mes amis vont, par les routes de tout ce vaste univers, dans la liberté joyeuse de l’Amour ; et l’Absolu, Dieu, l’Inconcevable est avec eux ; l’Esprit réside dans leur corps et dans leur âme, sans limites, sans mesure, parce qu’ils m’ont aimé par-dessus tout.
Telle est ma voie, ô sombre Yoghi. Telle est la route que tu prendras un jour quand tu auras épuisé la coupe de ton orgueil. Mais d’abord, continue ton chemin, épuise les conséquences de ton vouloir.
Et aux premiers rayons du soleil levant, parmi l’éveil des oiseaux, le babil des singes et l’éclatante fanfare des éléphants au bord du lac, Jésus s’en retourna vers le Nord, vers les neiges éternelles ; et Shiva prit son repos, assis dans la posture du lotus, au creux d’un arbre habité par les guêpes.
SÉDIR, La dispute de Shiva contre Jésus,
Bibliothèque des Amitiés Spirituelles, 1955.