Madame Guyon
par
SÉDIR
Les autorités ecclésiastiques ont beaucoup fulminé contre le quiétisme ; peut-être leur zèle a-t-il été intempestif, car il n’y a rien de radicalement mauvais ; les doctrines de l’abandon à la volonté de Dieu sont excellentes, mais elles n’impliquent pas que tout effort de l’homme contre ses passions soit inutile. Si la volonté du Père doit être accomplie, il faut se souvenir aussi que le Ciel est ouvert aux violents. D’ailleurs, il est très possible que la pensée de Mme Guyon ait été faussée ; en effet, dans le choix de ses Discours spirituels que vient de publier Chacornac 1, on trouve souvent répété le conseil de suivre scrupuleusement la voie que les circonstances nous indiquent, de faire de suite son devoir, de ne pas remettre au lendemain.
C’est une chose que tous ceux qui essaient actuellement de réaliser les doctrines de l’Évangile devraient noter avec soin ; chacun de nous est mené dans une voie qui lui est propre, qui est spécialement tracée pour lui, qui comporte les occasions et les travaux propres à développer ses forces sans rien de trop, ni rien de moins. Par conséquent, si les circonstances quotidiennes, les rencontres, les occupations, les délassements sont agencés exactement pour notre propre personnalité, notre devoir est d’appliquer la loi que nous connaissons tous. Dans ces conditions de simplicité d’esprit et de confiance en Dieu, les conseils d’autres personnes mystiques, de maîtres même, deviennent d’une nécessité beaucoup moins fréquente.
C’est ici le lieu de souligner un autre caractère de la vie mystique qui se dégage difficilement lorsqu’on sort des sentiers du développement magique ou mental. C’est ce mode d’agir que l’on pourrait appeler la discrétion : trop souvent livré aux enthousiasmes des premières ferveurs, on se sent rempli d’affection pour les amis qui nous entourent, on se prodigue et, dès que l’on n’est pas payé de retour, on tombe dans de la rancune et de la médisance : l’amour du prochain ne réside pas tant à donner à ceux que nous aimons qu’à aider ceux qui le demandent, quels qu’ils soient. De sorte que tout ce qui est à nous dans l’extérieur, nous pouvons en faire profiter les autres ; mais ce qui est de l’interne doit rester dans l’interne. Voilà quelques-unes des idées originales que l’on trouvera dans les discours de Mme Guyon ; idées marquées au coin du bon sens le plus équilibré, et qui lui ont mérité de la part de l’abbé Fournier les plus beaux éloges.
La simplicité de ces écrits est le signe de la simplicité ou de la profondeur spirituelle : notre mystique rejette l’emploi des termes abstrus, la recherche des classifications savantes : il ne faut pas charger l’entendement. Mais bien plus encore, elle adjure de ne pas accorder aux songes, aux visions, aux révélations, à toutes les manifestations de l’Invisible, une importance prépondérante ; il faut lire et relire là-dessus le dernier discours du petit volume dont nous parlons ; on nous permettra de citer quelques phrases à ce sujet.
« Deux sortes de personnes s’égarent facilement : les premières sont celles qui, faute de courage, ne veulent point quitter leurs premières manières d’agir, et ainsi perdent peu à peu cette divine lumière qui s’était levée sur elles ; les autres, par un zèle indiscret, voulant la précéder au lieu de la suivre, se précipitent d’elles-mêmes dans des états plus avancés que ne le porte la disposition de leur âme ; et comme elles ne sont pas appelées de Dieu à un état plus avancé pour le temps présent, parce qu’elles ont voulu passer d’un endroit à l’autre sans suivre le chemin qui y conduit, elles demeurent toute leur vie dans une obscurité infructueuse, qui ne leur fera jamais trouver le divin enfant pour être la vie de leurs âmes.
« Mais ceux qui suivent cette admirable étoile de la foi savoureuse et lumineuse découvrent enfin, à la faveur de sa lumière, le Verbe fait Enfant. C’est alors que la vue et la connaissance des mystères de Jésus-Christ sont d’un grand goût, non par le raisonnement, mais par une foi amoureuse, qui les embrasse sans distinction et les goûte sans examen. L’oraison devient très facile, et cette route est très délicieuse : on fait beaucoup de chemin sans s’en apercevoir. La solitude est nécessaire dans cet état : le trouble du monde, se charger d’affaires et d’emplois que Dieu ne demande pas, font disparaître cette étoile.
« Il y a encore un écueil terrible, c’est que l’âme éclairée de cette nouvelle lumière qui lui fait tant de plaisir, au lieu de la suivre dans le secret, se contentant d’en parler avec ceux qui la connaissent, parce qu’ils l’ont suivie et qu’elle leur a fait trouver l’objet de leurs désirs, elle va en parler à ceux qui ne la connaissent pas, qui la brouillent, lui en donnent de la défiance et la lui font perdre à la fin.
« Lorsqu’on a cette belle et agréable lumière, on est si charmé qu’on parle à plusieurs sous prétexte de consulter ; et l’on ne voit pas que c’est l’amour-propre qui porte à se répandre. On se croit au sommet de la perfection, quoiqu’en vérité on ne fasse que de commencer.
« Il y a deux voies dans cette lumière savoureuse, l’une qui n’est qu’une certaine présence intime, un goût savoureux de la divinité sans distinction ni espèce ; et c’est là proprement la foi, plus savoureuse que lumineuse ; c’est le chemin le plus court et le plus sûr. Il y a une autre route plus lumineuse que savoureuse, la lumière surpasse l’ardeur ; et c’est celle des visions, révélations, extases, ravissements, etc., car c’est en ce temps que ces choses arrivent ; et ce sont ces mêmes choses qui, étant données pour avancer, arrêtent certainement l’âme si elle s’y amuse et lui font un dommage irréparable. Je dis que l’amour des belles choses, l’envie de les faire connaître aux autres, sous prétexte de s’assurer dans sa voie, font perdre l’étoile. Il faut un seul guide et garder le silence à tout le reste.
« Ceux qui sont conduits par l’extraordinaire, comme extases, etc., perdent leur trésor à force de le découvrir ; et souvent, par l’attache qu’ils ont à ces choses, l’Ange des ténèbres se transforme en Ange de lumière et les ballotte toute leur vie, surtout s’ils rencontrent des directeurs qui fassent cas de ces choses. Les âmes dont la foi est plus savoureuse que lumineuse ont quelque chose de plus intime : c’est un chemin raccourci, qui n’a point le long circuit de visions, etc. Cependant ces personnes perdent souvent leur étoile pour vouloir trop consulter et trop s’assurer, comme firent les Mages, qui la perdirent en Jérusalem.
« On se persuade presque toujours que le Roi de gloire veut les choses élevées et magnifiques. Les Mages étaient dans cet abus : c’est pourquoi ils le cherchèrent en Jérusalem, qui était la magnifique capitale de l’empire des Juifs où leur roi devait naturellement être né ! Qu’on se trompe ! Il ne cherche point les lieux magnifiques, ni le tumulte du monde, ni les choses élevées, comme on s’imagine : il choisit au contraire des choses basses et petites, la pauvreté et la retraite. »
Il faudrait citer aussi les passages relatifs aux commencements de la vie mystique, sur la simplicité intérieure, le renoncement, l’abandon, le discernement de la volonté de Dieu : il faudrait tout citer, et nous préférons renvoyer les lecteurs au livre lui-même.
SÉDIR.
Paru dans L’Initiation en novembre 1902.