Blaise Pascal ou le philosophe mystique
par
SÉDIR
LA biographie de Pascal est trop connue pour vous la redire. D’ailleurs, chez l’homme extraordinaire, les circonstances matérielles n’exercent sur les domaines profonds de son esprit qu’une influence de surface. Elles agissent certes sur les caractères médiocres, dépourvus d’exaltation animique, de profondeur mentale ou de puissance volitive, et où le seul instinct règne. Ce n’est pas le cas pour notre héros. Aurait-il mené l’existence la plus obscure, que la richesse de son être en aurait transfiguré les événements et magnifié les petitesses.
Il y a eu, dans Pascal, l’homme, le savant, l’écrivain et, dans l’écrivain, le polémiste et le penseur. Ces quatre personnages sont intimement liés par mille contacts ; leurs racines s’enchevêtrent ; leurs fleurs se confondent ; mais, entre ces quatre, c’est de l’inventeur d’une expression nouvelle du génie religieux, c’est du signataire des Pensées, c’est de ce titan de l’intelligence spirituelle que je veux vous entretenir seulement ce soir.
Par un admirable effort soutenu au bras puissant de la sapience céleste, Pascal entre dans la sublime phalange des mystiques et s’y installe à l’une des premières places. On a dit que la France n’est pas un pays de mystiques. Quelle erreur ! Parce que nos mystiques ne furent jamais obscurs ou verbeux, sans doute ? Faut-il rappeler saint Bernard, sainte Colette, sainte Jeanne de Matel, Marie Guyard, tant d’autres ? Faut-il souligner ce dix-septième siècle étonnant, qui ne se contente pas de rassembler les plus nobles artistes, mais qui nous offre encore, dans l’ordre religieux, parmi les plus célèbres entre un si grand nombre de mystiques également admirables, Vincent de Paul pour la réalisation extérieure, Corneille et Pascal pour la réalisation morale ? Le chauvinisme est une faiblesse ; pourtant sachons rendre justice à notre pays ou, plutôt, adressons notre hommage à Dieu qui a comblé la France de Ses dons et qui ne lui a ménagé jamais ni les postes périlleux, ni les occasions de sacrifices, ni l’aide constante de Ses anges.
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Plusieurs portraits de Pascal nous sont parvenus. D’abord celui de Philippe de Champaigne, le moins éloquent peut-être ; la sanguine dessinée par Domat sur le feuillet de garde d’un livre de droit ; puis les portraits de Quesnel et d’Edelinck ; enfin, et surtout, le masque pris sur son lit de mort.
Un long visage étonné, mélancolique, irrégulier. Le menton trop court, le front trop grand ; de larges yeux qui s’ouvrent comme des fenêtres et que de hauts sourcils font paraître plus vastes ; la courbe ardente du nez ; la bouche charnue, mais ferme, les pommettes saillantes, une physionomie amenuisée par le bas, s’épanouissant par le haut. De la race, de la fierté, de la bonté, une très haute intelligence, une observation vécue, de la passion mêlée à une très forte maîtrise de soi ; le tout sous le brouillard d’une lassitude secrète provenant sans doute de l’usure physiologique : voilà ce que l’on peut lire sur le visage vivant de Pascal.
Mais approchons-nous du masque sublime où la mort n’a laissé que le strict de matière. C’est le même visage, c’est un autre visage ; il est transposé ; c’est le visage d’un qui s’est endormi après l’épuisement des plus hautes contemplations. La bouche resserrée et les muscles tout autour se sont durcis par la contrainte habituelle de retenir la parole et de maîtriser l’impulsion. Le front s’est assagi, ou plutôt adouci en se sublimisant. Les contours ont perdu leurs angles ; la paix règne maintenant sur cette pensée ; elle a renoncé au plaisir du trait d’esprit ; elle se concentre en silence, se dépouille, se clarifie, puis s’envole d’un élan sans effort. La courbe ascendante des arcades sourcilières monte, on dirait, vers l’horizon des océans mystiques, comme la proue d’un vaisseau cinglant vers la haute mer. Les yeux se sont renfoncés ; on sent qu’ils ne regardent plus qu’en dedans ; le nez s’est accusé, plus hardi encore et plus ferme que jamais. Et tout le modelé ensemble raconte une lassitude, un repos enfin, et la dure journée finie, et la joie discrète du bon ouvrier fatigué. Cette figure, autrefois de fière passion violente, est devenue très sage ; la passion n’a plus le droit de l’envahir ; l’âme habitant ce visage ne lui rend plus les rênes que dans les heures augustes de la prière. Mais alors, avec quels élans doit-elle se dresser ! quels jets de flammes inflexibles ! Le feu mystique a séché ces traits ; il les a précisés, stylisés, sublimisés ; il les a dématérialisés en les saturant des transparences qu’on se souvient parfois avoir aperçu vibrer aux envols des anges. Et le spectateur de ce plâtre inerte recrée sans peine, sous la voûte avançante du front, le regard de noble candeur, mais si plein de graves images, un regard fort, un regard riche, un regard qui comprend et qui compatit, un regard enfin où éclate la certitude du bonheur et la force de croire.
Voilà ce que me dit le visage de Pascal. Essayons de reconnaître les forces secrètes qui le sculptèrent.
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Je dois avouer, à ma honte, que je n’avais pas relu Pascal depuis le collège. Ses Pensées viennent de m’apparaître donc comme toutes neuves ; et leur grandeur solitaire, leur éloquence violemment pathétique, l’impétuosité de leur assaut, tout ce qu’elles ont de nu, d’austère et de fort, comme ces montagnes d’Auvergne où l’enfant sublime reposa sans doute ses regards, tout cela me semble leur donner une place unique parmi les œuvres du génie humain.
L’intellect et le cœur sont là également gigantesques. Pascal rappelle Michel-Ange ; même vigueur, même science du raccourci, même maîtrise à grouper les foules idéales, même envergure, même foi, même sentiment profond de la misère, de la grandeur et de la beauté de l’homme. Comment tous les visiteurs de la Sixtine et tous les lecteurs des Pensées ne deviennent-ils pas des héros et des saints ? Ah ! cœurs tièdes des hommes, cœurs remplis de vanités !
Il faut revoir Pascal vers la trentaine, célèbre par son génie mathématique, reçu dans les plus grandes maisons, élégant, courant Paris en carrosse, amoureux d’une personne de haute naissance – certaines phrases de son Discours sur les Passions de l’Amour le laissent entendre –, mais avec une qualité de sentiment très noble et très pure ; gardant malgré cela partout la native mélancolie de ceux auxquels la terre n’offre rien qui les puisse contenter. Sa sœur Jacqueline entre à Port-Royal ; lui-même fait connaissance de la fameuse abbesse Angélique Arnaud ; il sent en soi d’obscures dévastations ; sa tristesse augmente et lui mine les nerfs. Au bout de deux ans, voilà l’accident du pont de Neuilly, où une mort immédiate le menace et, sous cette secousse physique, la conversion s’opère soudain avec un grand bouleversement. Quelques lignes qu’il a portées sur son cœur jusqu’à sa mort et qu’on a nommées son « amulette » en témoignent.
Cet étrange parchemin a semblé indéchiffrable aux commentateurs de Pascal. Il est très explicable et très logique pour quiconque a passé pratiquement du monde au mysticisme. Il débute, après l’indication de date et d’heure, par le mot : Feu, trois fois répété. Et ce grand mot, malgré tant d’usages divers où on l’a baissé, reprend ici son entière noblesse et sa profondeur ; il ouvre dignement le mystère d’une âme d’exception ; il nous prépare à des spectacles surhumains. On lit ensuite entre autres ces paroles : Certitude, Certitude, Joie, Paix. Puis : Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile... Joie, Joie, Joie, pleurs de joie... Jésus-Christ... Je l’ai fui, renoncé, crucifié... Renonciation totale et douce...
Relisez en entier ce document dans une des nombreuses éditions des Pensées que nous offre la librairie moderne, et voyez comme il se développe avec logique. L’illumination soudaine, la béatitude, l’Évangile, l’amour, le repentir, le projet d’un règlement de vie : n’est-ce pas là le chemin où vous avez passé, vous tous, les heureux qui êtes sortis de la philosophie, de la science et de l’humanisme, pour entrer dans la bergerie du véritable Pasteur ?
Chez Pascal, avons-nous dit, il y a le savant et l’homme. Derrière le savant, il y a le penseur. L’homme s’affirme en trois attitudes : celle de l’écrit sur les Passions de l’Amour, une âme élégante et profonde et noble comme d’un très grand poète ; celle de l’Amulette, le coup de foudre de la conversion ; celle des Pensées, la parole la plus contemplative et la plus apostolique. Mais les trois Pascal sont un seul Pascal ; le mystique s’appuie sur le savant ; l’homme du monde rend plus entraînantes les ferveurs du converti et, à son tour, l’homme de science, aussi génial dans la pratique que dans la théorie, donne de l’équilibre aux envols du contemplatif et des points d’appui solides pour les efforts de l’ascète.
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Il y a les Provinciales et le Jansénisme, direz-vous. Oui ; mais cela ne me regarde pas. Que me font ces in-folio sur la grâce et la prédestination ? Qui prétendra dire, sans outrecuidance, de quoi sont faits les dons de Dieu et dans quelle mesure notre conscience les peut recevoir ? Métaphysiciens, entendez ces mots : les dons de Dieu ; répétez-les ; écoutez-vous les prononcer ; regardez-vous les écrire : les dons de Dieu, ce que l’inaccessible Sagesse décide d’envoyer à tel ou tel vermisseau terrestre à travers les espaces innombrables, à travers les milliers de mondes. Et vous discutez gravement, sérieusement la grâce efficace, la grâce suffisante, la grâce habituelle, la subséquente ? Ah ! que l’homme aime à se jouer des comédies !
N’entrons pas dans ces labyrinthes. Nous apercevons un porteur de flambeaux ; allons à lui, regardons sa personne, son visage, oui, regardons d’abord la lueur de sa torche et, surtout, souvenons-nous, souvenons-nous que cette flamme admirable fut prise à une autre flamme, promenée à travers les mondes, dès l’aurore du temps, par le Voyageur infatigable, par le Pèlerin d’éternité, par l’Ami de toute créature, votre Ami à chacun, mon Ami, notre Jésus.
Derrière les yeux de Pascal cherchons le regard de Jésus qui les vivifie ; sous la voix de Pascal cherchons le mot ineffable que certainement le Verbe murmura aux oreilles du méditatif promeneur de Port-Royal ; dans le cœur de Pascal reconnaissons une étincelle du cœur de Jésus.
Seulement ainsi nous retrouvons Dieu dans l’une de Ses œuvres les plus belles ; et, puisque nous avons besoin encore de degrés jusqu’aux vestibules de la maison du Père, nous nous élèverons par l’admiration vraie jusqu’à l’adoration vivante.
Les spiritualistes modernes, qui sont quelquefois exclusifs, semblent ignorer les génies qui n’ont pas eu recours à leurs vocabulaires exotiques et à leurs modes très spéciaux de penser. Notre héros joignit à l’étude des Pères celle de la Kabbale. Mais son infaillible bon sens en dédaigna tout le particulier, tout ce qui, dans cette extraordinaire encyclopédie, demeure spécial à la mentalité juive. Il ne s’occupe pas des plans, des hiérarchies, des méthodes particulières d’enquête ; le merveilleux ne l’intéresse pas ; il se détourne de l’invisible créé ; il sait bien que le monde des grandeurs invisibles s’interpénètre avec le monde des grandeurs corporelles ; mais, au-dessus d’eux, indépendant d’eux, quoique les saturant, il nomme le monde des grandeurs divines qui s’appelle dans l’homme l’âme, qui s’exprime dans notre conscience par l’amour et dont la charité constitue à la fois la substance réelle et la méthode vraie pour monter jusqu’à lui. Pascal, dans sa contemplation, dédaigne les rouages transmetteurs, il ne s’intéresse qu’à la réalité matérielle des effets et à la réalité éternelle de la cause première. Il a écrit ces deux phrases :
« Combien de royaumes nous ignorent ! » et : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »
C’est la qualité de la pensée et la qualité de l’âme qui, en Pascal, furent sublimes. Sa grandeur originale fut d’atteindre ces régions où l’intelligence cesse de respirer ; là, puisant dans la vierge atmosphère des cimes de l’Esprit une vigueur toute pure, il s’élance à longs coups d’ailes vers le soleil de l’éternité qu’il fixe sans s’éblouir. Il est admirable, il est unique, dans son procédé de faire servir à la solution du problème religieux la méthode des mathématiques ; par là il se montre le plus grand des théoriciens du mysticisme. La passion de l’absolu le dévore ; il veut découvrir l’absolu en l’homme, l’absolu hors de l’homme, l’absolu dans la marche du premier vers le second. Les demi-mesures, les demi-preuves, les demi-solutions lui répugnent. Il a vérifié la remarque d’Épictète, que « les avantages qu’on attend du Ciel sont en général la mesure de la religion », et il veut tout le Ciel.
Comme tous ceux qui s’élevèrent très haut, Pascal commença par l’exploration du vide. Il l’a exploré avec une tristesse grandissante. C’est une âme grave comme toutes celles qui cherchent en gémissant. Tout se réduit en poudre entre ses fortes mains. Les livres qu’il avait crus les plus solides et les plus riches d’espoir quand il n’était que le premier parmi les savants, maintenant la présence des anges autour de lui en fait s’évaporer la vertu. La nature humaine, il en chiffre la puissance ; il en sonde le destin et il constate la disproportion réciproque de ses éléments.
Le géomètre ici résume en équations cette nature humaine ; il en dissèque les facultés ; et il trouve qu’aucune d’elles ne peut vivre sans la volonté. Il s’attache aussitôt à cette dernière ; il en cherche les modes ; et il s’aperçoit que son épanouissement le plus riche fleurit par l’effort le plus grand. Qu’est-ce que la volonté, sinon le désir de l’acquisition et de la suprématie ? Le désir tout court, en un mot ; le désir de combler le vide de notre cœur ? Mais qu’est-ce qui mesurera ce vide ? Ce seront nos dégoûts.
Nous voici sur le chemin de l’Absolu ; voici notre philosophe proche de la conversion définitive.
Nul mieux que Pascal et avec des mots plus définitifs n’a dit tout le précaire et tout le pitoyable de la condition humaine. Il parle d’ailleurs par expérience. Il s’est imposé d’abord le rejet de ces compromis entre les nécessités corporelles et les intérêts spirituels. Il ne veut plus se soucier de rien que de cet Absolu qu’il sait être, théoriquement, mais qu’il cherche d’apercevoir pratiquement. Car un Absolu spéculatif lui indiffère ; et un tel partage de nous-mêmes est d’ailleurs impossible. Pascal n’accepte pas les prétentions des philosophes à saisir l’Absolu avec des moyens de connaissance relatifs ; il a été savant et aussi philosophe ; il ne sera plus que chrétien. Il ne recherchera plus le savoir en soi ; l’expérience et la méditation ne lui serviront plus que comme gymnastiques mentales, comme barrières aux débordements possibles de son cœur.
La sentence célèbre : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » nous donne la clef de la méthode pascalienne pour la recherche des vérités intérieures. Les critiques ont fini par déclarer que « le cœur » désigne ici la connaissance directe, l’intuition, la connaissance sans perception consciente ni raisonnement. Notons que c’est dans la même acception que l’Évangile emploie ce même mot.
À l’encontre de ce que ses élans pourraient faire croire, en dépit de la réputation que certains commentateurs lui ont faite, Pascal reste un modèle de bon sens et d’équilibre. Il se voit comme un point entre deux infinis, aussi bien dans l’ordre de l’intelligence et du sentiment que dans celui du corps. À son avis, « c’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu ; la grandeur de l’âme, c’est de savoir s’y tenir ». Et encore sa fameuse boutade : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » On peut dire qu’il fut le premier à poser le problème des rapports de la science et de la foi, et à le résoudre. Nos philosophes contemporains n’ont peut-être pas suffisamment étudié la solution qu’il nous offre.
La vie n’est au fond que la recherche du bonheur. Nous expérimentons qu’il réside un peu en nous et un peu hors de nous. Et ces deux bonheurs ont besoin de coexister pour exister vraiment. Où va se résoudre cette antinomie, sinon dans l’Absolu ? Cet Absolu, on le nomme Dieu.
Ainsi, là est la clef de notre destin ; à nous de la saisir. Veuillons ne pas être seuls ; acceptons l’existence d’un être extérieur à nous au moins aussi grand que nous croyons que nous sommes. Il n’y a rien sur la terre qui ne nous montre, avec la misère de l’homme, la collaboration de cet Inconnu suprême, l’impuissance de l’homme seul et sa toute-puissance lorsqu’il est uni à cet Inconnu. Cet aide se nomme, en religion, la miséricorde de Dieu ou la grâce.
Notre libre arbitre peut la rejeter ou l’accepter ; car nous avons un libre arbitre. Si nous étions totalement esclaves du Destin, nous n’aurions pas en nous ce désir invincible de lui échapper ; le prisonnier ne souffre que parce qu’il sait qu’autre chose existe par delà son cachot. Ces syllogismes, ou plutôt ces aperceptions, apparaissent à Pascal si triomphants qu’il s’écrie : « Ces malheureux, qui nous ont obligé de parler des miracles ! »
Et, en effet, qu’ils sont à plaindre, ceux qui ne veulent se rendre qu’aux preuves matérielles ! Elles ne prouvent pas et ne convainquent que si déjà on porte au fond de soi la conviction. Pascal sort d’une autre race ; en lui le surnaturel palpite ; il a la foi. Il dit bien qu’on peut croire par raison ou par coutume ; mais la raison n’est qu’introductrice ; la coutume n’est qu’une modestie intellectuelle. C’est par inspiration qu’il faut croire ou, puisque l’inspiration ne se laisse pas prendre, mais descend à son heure, « il faut, dit notre apologiste, il faut s’offrir par les humiliations aux inspirations ».
Vous voyez comme, peu à peu, Pascal sort de la métaphysique pour s’approcher de son lecteur et lui parler un langage plus direct. Son but, c’est de nous amener à agir différemment. Il nous a montré notre volonté, notre liberté, notre grandeur future, notre petitesse actuelle et la possibilité constante d’un secours tout-puissant.
Il continue à cerner son interlocuteur de toutes parts ; il multiplie ses affirmations et ses exhortations ; il frappe sur toutes les faces de notre cœur ; il quitte le langage philosophique, il parle décidément à des hommes.
« Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l’âme qu’Il est son unique bien ; que tout son repos est en Lui, et qu’elle n’aura de joie qu’à L’aimer... Ce Dieu lui fait sentir qu’elle a ce fond d’amour-propre qui la perd et que Lui seul la peut guérir. »
Comment cela ? C’est que la volonté ne sera jamais satisfaite, puisque tout ce qu’elle peut acquérir par ses seules forces, c’est du relatif, du créé, du périssable ; donc il faut que la volonté renonce à ses désirs, et se renonce à elle-même ; alors elle n’aura plus de souffrance et l’Absolu viendra la combler.
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Mais cette volonté habite la chair, et son idéal, le Dieu vivant, ne peut pas dédaigner cette matière qu’Il a créée. Comment ces deux entités vont-elles se joindre matériellement ? Par Jésus-Christ, créateur en nous de la vie surnaturelle ; Jésus, centre de la religion ; Jésus, type, résumé, accomplissement de tout l’homme, de tout l’univers et de tout Dieu. « Toute la foi consiste en Jésus-Christ et en Adam. »
Jésus réunit les contrastes de la nature divine et de la nature humaine. Il est grand, la grandeur même ; Il est humble, le plus misérable des hommes : un chemineau, une victime douloureuse ; les historiens de Son temps L’ignorent et c’est volontairement qu’Il a pris cette misérable condition, afin d’être le modèle dans toutes les difficultés et l’exemple dans tous les malheurs. Dans sa vie, tout se trouve : il est frère, il est fils, il est ami, il est pauvre, il est riche, il est ouvrier, il est docteur, il est prêtre, il est prince, il est saint.
Il dit les grandes choses le plus simplement, comme s’Il n’en voyait pas la grandeur, et si nettement qu’on aperçoit bien qu’Il la savait ; et les petites choses avec grandeur. Voilà ce qui donne à l’Évangile son inimitable, son unique, sa divine beauté. Tel est Jésus dans l’attitude d’Enseigneur. Le voici maintenant dans l’attitude de Sauveur.
Je n’interrogerai ni le Pascal savant, ni le philosophe, ni le psychologue, ni le théologien. Cette heure brève de causerie ne me le permettrait d’ailleurs pas. Je ne chercherai que ce qui dans Pascal est antérieur, intérieur et perdurable à ces quatre fonctions où il excelle éminemment. Je prendrai dans les Pensées les quelques pages qui en sont le principe et l’âme et l’aboutissant. Ces pages sont intitulées : Le Mystère de Jésus. Apprêtons-nous, entrons dans l’ineffable.
Pascal cherche, dans la vie de Jésus, l’épisode où notre Christ soit le plus l’Agneau portant les péchés du monde ; non pas la Passion, mais le Jardin des Oliviers. Et Pascal voit ici profondément juste ; d’accord avec les extatiques, il nous donne l’explication vraie de cette inexplicable agonie intérieure. Comment décrire la veillée douloureuse où tombe sur un seul cœur la torture universelle ? Pascal y découvre la qualité de souffrance correspondant à la très sublime perfection humaine de Jésus. Jésus veille seul : délaissé de Ses disciples et de Ses amis, délaissé momentanément de Son Père. Jésus savoure seul Sa douleur : seul à savoir qu’Il souffre, seul à savoir qu’Il lutte ; seul dans un jardin de supplices, dans la nuit, dans le silence. Antithèse complète avec Adam, au jardin de délices, dans la compagnie des créatures, dans la splendeur des jours.
Ici, que j’entrevois de mystères ! Le pommier proche de l’olivier ; le figuier en face de l’acacia ; les animaux amis et les hommes assassins ; Ève délicieuse et fatale ; Marie toute pure et salvatrice. Quelque jour, si vous le voulez bien, nous essaierons ensemble de déchiffrer ces vivants hiéroglyphes. Mais revenons au centre du tableau.
Voici l’un des éclairs que Pascal nous jette à la face, peut-être le plus effrayant. « Jésus, dit-il, sera en agonie jusqu’à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Comme ces simples paroles sont poignantes et souverainement vraies ! Peut-être vous a-t-il été permis d’entr’apercevoir la terrible perpétuité de ce martyre ? Pensez-y alors, et de toutes vos forces ; jamais vous n’y penserez trop, car en elles sont enfouis le mystère du monde, la clef de la connaissance et le sceptre du pouvoir. Jamais vos cœurs ne trouveront de sanglots assez déchirants pour goûter à fond l’effroyable amertume de ce supplice infini. Nous savons peut-être que le Verbe existe ; nous ne sentons pas qu’Il vit, qu’Il vit près de nous, tout collé à chacun de nous, et que le Moi ne peut faire un geste sans Le meurtrir, et que la faute la plus légère déchire à chaque fois Sa chair spirituelle. Que nous acceptions Sa présence ou que nous la rejetions, Il est là, et nous, pécheurs, nous sommes Ses bourreaux plus cruels que ceux de Caïphe, et nos péchés sont des verges plus déchirantes, des épines plus aiguës, des clous atroces de la terrible croix invisible que nous dressons sans répit sur ce monde devenu un immense calvaire.
Ces choses, hélas ! ne sont pas de la littérature ; ce sont des réalités, des faits solides et permanents dont le mystère tragique se mêle à notre vie collective, à la substance essentielle de notre être et les accompagne comme une ombre pleine d’inconnu.
On rencontre parfois parmi la foule des exemples pathétiques d’un amour parfait ; le Dante, Pétrarque, Michel-Ange, Villiers nous ont dépeint ces sublimes bonheurs. Entre des âmes exceptionnelles la distance et les obstacles n’empêchent aucune communication ; ce qui advient à l’une, l’autre en est immédiatement informée. C’est que l’amour, quand même il reste encore humain, développe jusqu’au miracle nos puissances et affine nos sensibilités. Imaginons un être idéal, qui soit tout amour, dont aucun mouvement, aucune pensée ne se dirige sur lui-même, dont l’unique souci soit le bonheur des autres : un tel cœur miraculeux ressentira les plus légères inquiétudes de ceux qu’il aime, et tous les mouvements de ces derniers l’atteindront, soit en souffrances, soit en allégresses. Cet être d’amour parfait existe : c’est Jésus. Ceux qu’Il aime, c’est nous tous, qui avons été, qui sommes et qui serons jusqu’à la fin des siècles. En vérité, je vous l’affirme, nul ne peut offrir à un autre un simple verre d’eau, sans que le Verbe, notre Seigneur, en ressente une joie dans Son corps essentiel ; nul d’entre nous ne dit sur son frère une simple parole de dédain sans que notre Seigneur n’en souffre une blessure. Il en est ainsi parce que tout est vivant, parce que le Verbe est la vie de tout. Ah ! si nous ne pouvons comprendre cette merveille, imaginons-la au moins, désirons qu’elle soit ; croyons malgré notre petite logique. En étreignant ce qui paraît l’absurde, nous étreindrons le Vrai absolu. Jésus est là, entier, complet, auprès de chacun de nous. Sentons cela possible et nous sommes sauvés ; rien ne nous coûtera plus, rien ne nous sera obscur. Forçons-nous, obligeons notre intelligence à l’attitude de la foi : vous verrez quels inestimables bénéfices vous procurera cet effort.
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Pascal a saisi cette éclatante réalité ; il a entendu son Christ lui dire : « Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. » Il voit ce Christ et nous Le montre priant le Père qui répond en Lui envoyant les derniers supplices. Ce Christ alors S’adresse aux hommes ; mais eux ne répondent même pas ; Ses amis dorment, Ses ennemis veillent dans la nuit. Et Il sauve cependant et les uns et les autres. Pascal, en effet, croit expressément que Jésus est mort pour les damnés même, aussi bien que pour les élus.
Nous voici de retour au point initial de notre enquête ; mais combien plus riches de toutes sortes de lumières recueillies dans ce voyage.
Il s’agit d’établir, en reconnaissance des angoisses dont Jésus souffre à cause de nous, une ligne de conduite correspondante. Nous la trouverons toute dans cette parole, que Pascal attribue au Christ, et où il ouvre à fond le cœur humain : « C’est mon affaire que ta conversion, dit le Christ ; ne crains point et prie avec confiance, comme pour moi. » « Comme pour moi », entendez-vous ? Et que c’est vrai ! Oui, pourvu que nous nous retournions vers le Père d’un geste définitif ; il faut Lui demander secours avec la même certitude d’être exaucés que si, par impossible, nous L’implorions pour Son Fils bien-aimé.
Aussi quelle grâce dans le pardon, quelle tendresse dans la sollicitude, quelles précautions pour nos premiers pas ! « Si tu connaissais tes péchés, continue le Christ, tu perdrais cœur... À mesure que tu les expieras, tu les connaîtras... Fais donc pénitence pour tes péchés cachés et pour la malice occulte de ceux que tu connais. »
Et cette phrase que Pascal suppose adressée par le Christ au pécheur repentant : « Console-toi : tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé », quelle expérience elle décèle de la vie intérieure et des pouvoirs de l’âme !
« Je vois, s’écrie-t-il encore, je vois mon abîme d’orgueil, de curiosité, de concupiscence. Il n’y a nul rapport de moi à Dieu, ni à Jésus-Christ juste. Mais Il a été fait péché par moi ; Il s’est rendu abominable pour moi. Mais Il s’est guéri Lui-même et me guérira à plus forte raison. Il faut ajouter mes plaies aux siennes, et me joindre à Lui, et Il me sauvera en se sauvant. »
Ainsi, nous sommes avec le Christ, comme les nombreux membres d’un corps avec leur foyer vital ; nous devons nous aimer nous-mêmes en Lui ; nous aimer les uns les autres en Lui ; nous aimer comme Lui nous aime, avec un complet désintéressement. Toute la Loi, image de la vie, se résume donc à aimer Dieu seul, et à ne jamais aimer pour soi-même. Toute la morale donc réside dans le discernement de la concupiscence et la résistance au péché. Pascal en traduit l’axiome avec ce grand et judicieux bon sens qui ne le quitte jamais : « Faire les petites choses comme grandes, à cause de la majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous, et qui vit notre vie ; et les grandes comme petites et aisées, à cause de sa toute-puissance », moyennant laquelle un homme de conviction profonde et de vouloir peut parvenir à l’accomplissement intégral de son Destin mystique.
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Sortant des labyrinthes de la pensée, descendant des cimes du sentiment, le plus haut génie du dix-septième siècle aboutit à la sapience du catéchisme, à la tendresse de l’Évangile, à la foi du charbonnier. Quand Il le voyait priant dans sa chambre ou méditant sous le châtaignier de Port-Royal, Jésus redisait sans doute Son action de grâces ancienne : « Je te bénis, ô Père, de ce que tu as caché ces choses aux savants, et de ce que tu les as révélées aux petits et aux ignorants. » Voilà, il me semble, la grande leçon de la vie de Pascal : l’humilité. Il ne nous parle pas des arcanes ; il ne nous dévoile pas les mystères ; il nous met sous les yeux notre zéro, puis nous précipite aux bras de l’Être existant par soi-même. Le goût de Pascal le porte vers le plus difficile et l’oblige à l’atteindre. L’ascétisme ne lui est qu’un jeu ; la prière, un besoin ; la charité, il s’en montre capable en diverses circonstances et jusqu’au bout. Mais il sent en soi un ennemi terrible, que renforce encore la société où il vit. Car si on peut reprocher quelque chose au jansénisme, c’est l’orgueil.
Pascal va donc se prendre au corps avec son orgueil propre, puis avec l’orgueil collectif, et dans cette lutte tout est contre lui. Son tempérament physique comporte l’orgueil ; sa mentalité comporte la gloire ; son intelligence lui attire les hommages ; son caractère lui obtient les respects de tous. Il va donc travailler à la démonstration de sa bassesse.
Il va se soumettre aveuglément à un directeur ; il se prouvera l’exiguïté de la science ; il se cachera au monde ; il étalera l’infirmité de la philosophie. Tout en gardant en façade son savoir, l’ingéniosité de son esprit, ses belles facultés de penseur, il se refera, par derrière, un cœur nouveau, un cœur d’enfant, simple, candide, tout ouvert.
Si jamais, Messieurs, vous avez essayé de quitter une opinion acquise, vous pouvez imaginer quel terrible effort contre soi-même Pascal a dû donner. La lutte contre l’orgueil est tellement difficile et dangereuse que le Ciel ne l’exige pas ; Il nous en tient quitte moyennant la charité. Cette chose impossible, Pascal l’a faite. Saluons-le comme le plus fort des mystiques. Fréquentons-le assidûment, vous surtout, spiritualistes libres, qui avez quitté les chemins battus, qui explorez les forêts où s’épanouissent les forces inconnues et qui vous laissez souvent fasciner par le chant d’oiseaux merveilleux, par la saveur de fruits étranges, et aussi par les yeux des serpents aux aguets.
Croyez-en quelqu’un qui a traversé ces périls ; il y a un moment dans notre vie intérieure à chacun où il faut se battre avec soi-même, se nier soi-même, se fermer les yeux, se boucher les oreilles à ce qui paraît être la certitude vraie et qui, cependant, n’est qu’un mirage.
Ne craignez point, quand l’heure aura sonné de cet effrayant combat. Si l’évidence que vous aurez acquise par vos études et vos travaux est réellement l’évidence divine, le Maître vous la conservera. Si elle n’est qu’une évidence irréelle, Il la dissoudra.
Encore une fois, ne craignez point ; le Père est avec les hommes de bonne volonté. Souvenez-vous de Pascal ; et, pour atteindre la Lumière infiniment croissante, descendez sans trêve vers les abîmes du renoncement. Parvenus au fond, vous vous trouverez, tout à coup, au delà des univers, devant le trône de Dieu.
SÉDIR, Quelques Amis de Dieu, 1954.