La science et l’ignorance
par
SÉDIR
Tout le monde se préoccupe d’apprendre, d’accumuler des notions, de devenir savant : un esprit paradoxal pourrait se demander s’il n’y a pas un travail contraire tout aussi utile que celui-là. La vie naturelle tout entière, en effet, est une vibration qui remplit l’intervalle d’une multitude d’antinomies : le bonheur et le malheur, le plaisir et la souffrance, l’esprit et la matière, la science et la foi, l’amour et la haine, l’égoïsme et l’altruisme en sont quelques exemples communs. Si notre sensibilité physique, notre sensibilité animique, notre volonté oscillent entre les uns ou les autres de ces extrêmes, pourquoi notre centre intellectuel ne trouverait-il pas dans l’expérimentation de l’ignorance un développement aussi vaste que dans celle de la science ? C’est ce que nous voudrions essayer d’approfondir quelque peu. Prentice Mulford a écrit des pages suggestives sur l’art d’oublier ; mais il n’a eu en vue que le fonctionnement le plus usuel de notre conscience ; ou pourrait sans doute étendre cette étude vers des domaines moins connus de l’être humain.
Considérons cet être humain comme revenant de l’univers physique, astral ou mental des aliments qu’il doit digérer et transformer en énergies supérieures. Quand cette assimilation se fait sur le plan physique, elle produit des cellules organiques ; sur le plan électro-nerveux, elle produit de la force magnétique ; sur le plan sentimental, elle produit de l’amour ; sur le plan mental, elle produit de la pensée ; sur le plan volontaire, elle produit de la force spirituelle. Toutes ces productions peuvent, bien entendu, être bonnes ou mauvaises. Remarquons toutefois que la collaboration de la volonté est une condition, sinon indispensable pour accomplir ces travaux, du moins très utile à leur perfection.
Ceci posé, et l’homme mis en présence des leçons que la nature, les livres ou d’autres hommes plus avancés lui donnent, il faut tout d’abord, pour qu’il perçoive ces leçons, qu’il y fasse attention : c’est-à-dire que sa Volonté fasse entrer dans le champ de la conscience la sensation externe ou interne par quoi nous communiquons avec tout ce qui existe.
Ensuite vient le travail d’assimilation : le centre intellectuel réfléchit et compare ; le centre instinctif retient (mémoire) et comprend (s’incorpore).
Puis la Volonté donne le dernier coup de feu par l’imagination, créatrice de la pensée.
Ainsi dans le processus de l’alimentation matérielle, la volonté choisit les aliments, l’estomac actionné par le plexus solaire (centre intellectuel du corps) prépare l’assimilation qui se fait par les lymphatiques (centre instinctif du corps) où se trouvent les réserves matérielles (mémoire).
Si un homme accumule trop de matière en réserve, il devient impotent. Si la mémoire est trop vaste, les facultés vivantes de l’intelligence s’émoussent. Il faut donc dépenser des forces ou des idées dans la mesure où l’on en reçoit. Cependant le corps d’un homme ne peut pas, sous peine d’affaiblissement, dépenser plus de matière qu’il en assimile ; mais élevons-nous d’un degré : au point de vue électro-nerveux, par exemple, tous les magnétiseurs expérimentés savent que la récupération de leurs forces se fait au fur et à mesure de leur rayonnement. Encore plus haut, dans le centre intellectuel, l’exercice de la faculté pensante est presque illimité : les adeptes des anciens temps nous disent, en effet, que le mental, développé sainement, est capable d’une activité indéfinie, puisque sa forme parfaite est celle d’un miroir de l’Univers.
Encore plus : prenez un être qui fasse travailler son centre animique suivant sa loi réelle, l’amour. Ici, la machine donne plus de force qu’elle n’a reçu de charbon. Parce que l’amour, la force sentimentale est la seule force de l’Absolu que l’homme possède ; il porte en lui sa propre nourriture ; plus il meurt, plus brillant il renaît. Il est à lui-même son générateur inépuisable ; et la seule condition nécessaire à sa croissance, c’est qu’il travaille plus que de « raison ».
Choisissez maintenant un homme qui vive sur le plan du corps, de l’instinct, de la sensation ; pour croître, il lui faudra un grand stock de notions, beaucoup de mémoire.
Un homme intellectuel n’aura besoin de mémoire que pendant la période d’entraînement de ses facultés d’abstraction et de généralisation, puisque, dès leur entier développement, son cerveau sera comme un lac tranquille où les objets, les idées et les forces se refléteront sans se déformer.
Quant à l’homme animique, la mémoire lui devient un bagage inutile dès l’instant qu’il commence à vivre dans la flamme vivifiante de l’Amour : la force éternelle qu’il porte en lui le maintient dans un présent sans cesse renouvelé, et elle lui ouvre le secret des êtres et des choses chaque fois qu’il est nécessaire. D’ailleurs, il n’a besoin de rien savoir puisqu’il aime. Comme il est un avec toute créature : plante, pierre, planète, cataclysme, maladie, le mystère lui en est donc dévoilé. Telle est la vie du royaume des cieux, semblable à celle du petit enfant qui vient de naître. Voilà comment notre main gauche peut et doit ignorer ce que fait notre main droite.
Ce qui constitue l’homme réel, l’âme, dès qu’elle a commencé son grand voyage à travers la Nature, a été revêtue de peaux de bêtes : nous appelons ces vêtements : science, force, courage, énergie, paresse, luxure, colère, génie, poésie, etc. Ce sont les résultats, les mémoires, les archives d’expériences sans nombre ; lorsque le retour est proche, notre âme s’aperçoit que tous ces documents si laborieusement amassés ne valent pas grand’chose parce qu’ils sont écrits avec l’ombre de l’orgueil ; elle les abandonne alors, elle récupère lentement sa nudité, son ignorance originelles ; elle devient pauvre d’esprit. Plus rien de la Nature ne se trouve en elle ; tout y est du Père ; dès lors le monde ne peut lui fermer aucune de ses cryptes et les créatures sont devant elle comme un livre ouvert.
⁂
Voyons un peu comment se passent ces phénomènes psychologiques de la mémoire, dans le plan supra-mental qu’on pourrait appeler le plan des personnes. Une notion, de quelque part qu’elle vienne, arrive à l’homme comme un voyageur dans une cité ; il est présenté aux magistrats : à l’attention, au jugement, à la mémoire qui en prend le portrait et en consigne les déclarations ; puis, suivant les capacités de ce voyageur, le sens commun l’utilise comme ouvrier, l’entendement l’élève à un emploi de direction, ou la sagacité le range parmi les prêtres-savants.
Mais si le maire de la ville est craintif, maniaque, d’esprit étroit, il laissera entrer les voyageurs en grossissant leur dossier de notes innombrables pour la confection desquelles il faudra des bâtiments et des employés. Tous ces êtres-là, cellules nerveuses et autres, occupés à entasser les archives du passé, ne vivront pas ; et quand le palais des archives sera trop grand et les ronds-de-cuir trop nombreux, un incendie ou une révolution viendront liquider ces fardeaux inutiles. De même, quand notre mémoire devient trop vaste, elle s’encombre généralement de notions inutiles ou de points de vue faux. Les livres des Jugements dont parlent les prophètes et qui existent réellement dans un certain lieu de l’Univers spirituel [1] sont seuls remplis de choses utiles et vraies. D’où il suit deux conclusions : que la mémoire est un être qui a droit de vivre et dont la culture nous est un devoir ; et que ce n’est pas un dieu devant lequel nous avons à nous prosterner, ne serait-ce que par l’admiration. Que l’homme intérieur comprenne qu’il ne connaît sa mémoire que par l’expérience, qu’il ne sait pas d’où elle vient, ni où elle va, ni ce qu’elle et lui ont de spécial à faire ensemble ; qu’il remette, par suite, au Ciel le soin de la faire travailler, ou mieux de lui indiquer les occasions où il doit la faire travailler. Car, nous n’avons pas le droit de rien laisser en friche ; et cela nous est difficile, après avoir cru comprendre que la volonté personnelle est mauvaise, de continuer à travailler comme si elle ne l’était pas ; cette antinomie est posée par les plus anciennes morales ; l’individu seul peut la résoudre en lui-même.
Mais de ce qu’il est juste de faire travailler notre mémoire, il ne faut pas conclure que nous ayons le droit de la tyranniser ou de l’hypertrophier. C’est cette hygiène mnémotechnique qui est à découvrir.
Quand un homme veut développer son corps, il n’y arrive qu’en le faisant travailler selon les conditions que ses connaissances physiologiques lui disent être les meilleures. C’est la même chose pour les organes de l’homme invisible, avec cette différence qu’alors nous allons à tâtons, parce que notre intelligence est dans une chambre et ce qu’elle fait marcher est dans une autre : il y a bien des ficelles, des leviers, des courants, mais le mur nous empêche de voir exactement le résultat de nos gestes. Voilà pourquoi tant d’apprentis magiciens, yoguis ou extatiques se cassent le nez au cours d’entraînements qui semblent très raisonnables.
Pour en revenir à la mémoire, nous savons à peu près quelles circonvolutions cérébrales la supportent, et c’est tout. Comme nous ne pouvons pas augmenter à notre gré le volume du premier centre pariétal d’association, nous sommes forcés de chercher un entraînement psychologique. Là, il y a des systèmes, des « trucs », des théories. Mais ils ont des défauts. D’abord celui de l’empirisme ; l’homme ne doit rien faire au petit bonheur ; ensuite, il est responsable de tous ses actes ; qu’il confie à sa mémoire une notion fausse, le souvenir d’un crime, une science perverse : la mémoire n’est pas un tombeau, mais un livre. Il viendra, à un moment, un être qui tombera sur le mauvais feuillet et en sera corrompu. Alors, dira-t-on, il ne faut rien confier à la mémoire ou presque rien : la conclusion est prématurée. Ce qu’il faut, c’est ramener la mémoire, comme toutes les autres facultés, sous les rayons du soleil de justice. Quand l’homme travaille, c’est pour rendre service à lui-même ou à un autre : dans ce dernier cas, il est plus près de la vérité puisqu’il est plus près du sacrifice. Mais, il peut rendre service à un tiers par un mobile d’égoïsme raffiné ; alors il manque son but. Il faut donc que son travail, pour être héroïque à coup sûr, soit difficile à lui-même en même temps qu’agréable à autrui. C’est selon ces deux conditions qu’il faut que notre mémoire travaille. Qu’elle conserve nos souvenirs de honte ou de méchanceté, qu’elle conserve le souvenir de la bonté des autres ; et par ces mots, bonté et méchanceté, pour embrasser tous les objets de la science, il nous suffira de comprendre tout ce qui vit en dehors et autour de notre Moi. On verra que même les notions les plus étrangères à la morale peuvent se classer dans les catégories plus haut indiquées ; une date, un calcul algébrique, une réaction chimique, un nom, une adresse peuvent être bon ou mauvais : tout ce qui aide le monde, tout ce qui diminue l’égoïsme est bon.
Aussi, peu à peu, la mémoire se retrempera dans ses sources vives ; nos facultés sont actuellement comme des esclaves : elles travaillent parce que leur maître, la volonté, les fouaille. Quand ce maître ne sera plus cruel et leur donnera l’air, la lumière et la nourriture qui abondent dans les campagnes du Berger, elles commenceront à travailler de bonne grâce. Notre mémoire recevra toute seule l’image des événements et des choses, et servante attentive, se présentera devant nous dès que nous aurons besoin d’elle ; la bonne volonté se montre en cela, comme partout, la meilleure force pour faire marcher le monde, et ce n’est pas sans raison qu’il est écrit qu’elle donne la paix.
Sédir.
Paru dans L’Initiation en août 1902.