Le Verbe
par
SÉDIR
L’ÉVANGILE de Jean diffère des trois autres en ce que le récit historique y est très bref. La légende s’en est cependant emparée ainsi que de son auteur, probablement parce que le mystère de la double nature de Jésus s’y trouve expliqué dans ses effets plus que dans les autres textes.
Dans les campagnes, c’est le premier chapitre de cet Évangile auquel on attribue une propriété bénéfique. La vérité, c’est que, comme il trace le tableau le plus exact des rapports de la Divinité avec Son œuvre, l’intuition populaire suppose que ces versets sont saturés de la force vitale universelle, de la Loi, et que, par là, les invisibles qui les entendent prononcer s’inclinent au rappel de ces mystères primordiaux.
D’autre part, les métaphysiciens ont bâti sur les énoncés de Jean beaucoup de systèmes, dont quelques-uns ont acquis à leurs auteurs une gloire incontestable. Cette doctrine trouve ses préfigurations dans les Kings, dans les Védas, dans les triades druidiques, dans les hiéroglyphes les plus anciens de l’Égypte, de l’Amérique et de l’Assyrie. Je dis : ses préfigurations, car les monuments sacrés de l’ancien temps sont susceptibles de recevoir, selon le point de vue du lecteur, les gloses les plus diverses. Vous retrouverez enfin dans les travaux des orientalistes, en relisant Platon, Philon, les Pères de L’Église, les déformations plus ou moins patentes de la doctrine évangélique.
Si je me permets de rabaisser ainsi les spéculations sublimes de l’esprit philosophique, ce n’est pas que je prétende vous donner le sens exact du texte que nous allons étudier. C’est pour bien faire saisir l’immense éloignement où est l’homme de la Vérité ; pour rendre plus sensible notre faiblesse intellectuelle ; pour expliquer que, s’il est convenable de rendre aux maîtres humains toute l’estime qui leur est due, il ne faut pas oublier non plus qu’ils ne furent que des hommes, capables d’errer ; que leurs plus beaux travaux ne sont que des syncrèses provisoires ; que, si nous voulons vraiment avancer, notre intelligence ne doit se laisser fasciner par rien ; car, si haute une conception soit-elle, nous pouvons être certains qu’elle n’est que l’ombre indécise d’une idée encore plus magnifique. Apprendre les leçons du passé, mais les utiliser pour éclairer l’avenir ; savoir que tout est en évolution, même le monde de l’idée pure ; comprendre que nous sommes encore dans l’enfance ; que nous différons les uns des autres ; que toute opinion, toute manière de sentir et d’agir contient du vrai ; ainsi notre sphère intellectuelle s’agrandira et nous nous mettrons à même de ne perdre que le moins possible des enseignements que la Nature nous prodigue sans cesse.
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Le Verbe n’est pas une abstraction ni un océan fluidique ; c’est un être ; c’est l’Être. Il constitue, avec les deux autres personnes de la Trinité chrétienne, un tout indivisible et homogène, dont les ternaires des autres théogonies sont des points de vue spéciaux. De cette Trinité Il est le terme le plus proche de notre intelligence, parce que celle-ci fonctionne dans les cadres du relatif, sur les données de la matière et que Lui-même, Il est le vivificateur de cette matière. Ce que nous concevons de l’Absolu, ce sont surtout les attributs du Verbe, et ce que nous concevons du Verbe, c’est Son image réfractée dans des couches plus ou moins denses de la substance cosmique. Il faut savoir l’avouer, l’Absolu nous est inaccessible ; Ses trois modes également ; bien plus, le principe de notre individualité est tellement loin de Lui que seuls, nous ne pourrions jamais L’approcher, et que, même avec Son aide, il nous faut un temps énorme pour devenir capables de regarder Sa face. Aussi la connaissance ou plutôt la conscience de l’Absolu, la communion avec Lui ne sont-ils pas notre travail, mais le but ou la récompense de notre travail. Tout ce que le plus beau génie peut en dire est un bruit de paroles vaines ; car le Verbe seul sait ce qu’Il est.
Le Verbe est l’Être, et l’attribut de l’Être, c’est la vie. Ainsi tout est vivant ; un grain de poussière, la millionième partie d’une cellule organique, l’armée toute entière des planètes, non seulement tout cela vit ; mais ils savent tous qu’ils vivent ; tous ont de l’intelligence et de la liberté. De tous ces êtres, le Verbe est le premier et sera le dernier ; Il est immuable dans Son essence, infini dans Ses aspects ; c’est Lui le seul juste, le seul beau, le seul réel, parce qu’Il est toujours et partout la volonté du Père, vivante et agissante.
Qu’est-ce que le verbe, dans la grammaire ? C’est la partie du discours qui indique l’action. Dans le Cosmos, le Verbe est aussi l’acte ; toute créature est une action de Dieu ; mais Lui, Il est l’acte par excellence ou, plus simplement, Il est.
Cela donc doit nous faire respecter beaucoup toute chose. Si l’on avait en soi le sentiment de cette omniprésence du Verbe, la moindre brindille, on hésiterait à la briser ; le moindre insecte serait sauf ; la terre ne serait pas déchirée sans besoin, ni surmenée ; les objets ne seraient pas gaspillés pour le plaisir de la destruction ; nos frères enfin ne souffriraient pas sans cesse de notre sans-gêne.
Ces quelques résultats d’une conviction profonde ne s’adressent qu’à l’ordre matériel ; voyez comme il est plus important de vivre déjà selon le peu qu’on sait, plutôt que de courir curieusement après du savoir nouveau. Car nous aurons tout à payer ; la plus petite souffrance venue de nous reviendra vers nous. L’homme donc qui s’attacherait à vivre complètement selon deux ou trois règles simples, quels progrès immenses ne ferait-il pas ? Quelle ne serait pas la paix autour de lui et en lui ?
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Pourquoi donner à l’agent créateur ce nom de Verbe ? La parole est le mode d’expression le plus parfait. Exprimer, c’est extérioriser, développer, faire sortir, pousser dehors ce qui était au dedans. Une suite de paroles, formant un tout logique, est une causerie. Qu’est-ce que causer, sinon semer des causes ? Qu’est-ce que la création, sinon la croissance du centre vers la circonférence, la réalisation avec l’espace et la durée de tout ce que contiennent le toujours, le jamais et le nulle part de l’Absolu ?
L’univers est la réalisation progressive d’une pensée du Père. Une symphonie peut rester inconnue et idéalement belle dans le cerveau du compositeur, audible seulement pour l’oreille intérieure ; ou bien, avec du temps et du travail, être écrite, distribuée aux exécutants, jouée, et répétée des centaines de fois dans l’avenir. Dans l’imagination d’un Bach, par exemple, l’œuvre existe avec ses plus petites nuances, avec toute sa perfection ; toutefois, le soir du concert, le mauvais vouloir d’un musicien peut la déformer. De même, dans le Royaume du Père, tout est en parfaite harmonie. Mais, s’Il ne S’extériorise pas par Son Verbe, il en adviendra comme de l’œuvre du dilettante ; personne ne pourra ressentir les mêmes émotions esthétiques, ni, en y découvrant des lois, une méthode, un art, apprendre à créer à son tour des sublimités semblables.
Si l’on regarde quel travail il nous faut fournir pour mettre sur pied n’importe quelle œuvre, on sera effrayé du fardeau incommensurable qui pèse sur les épaules du Verbe. Organiser l’indéfini du temps et de l’espace, y distribuer les millions de hiérarchies créaturelles, donner à chacune sa tâche, les faire concourir au même but, être partout pour rectifier les erreurs, relever les énergies, refréner les incartades, corriger les laideurs, c’est la tâche du Verbe et c’est ainsi que le développement immense de l’univers n’est que la croissance de Son corps cosmique. On comprend comment les comparaisons des Védas, des liturgies romaines et de la Kabbale sont plutôt des réalités que des symboles ; le grand homme céleste des anciens Sages n’est pas une figure ; c’est un être ; de même que notre corps est un univers pour l’atome organique qui s’y promène, de même que la terre est tout un monde pour l’individu, de même cette terre, et ce système solaire, et cette nébuleuse ne sont que des cellules physiques du grand tout universel.
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Toute créature possède la parole, non seulement les pierres, les végétaux, les animaux, les invisibles ont leur langage, mais les objets aussi. Nous ne connaissons pas ces langues, il est vrai, parce que nous ne sommes pas encore des hommes ; si, par impossible, nous les connaissions actuellement, la dignité de notre âme est telle que toute créature à qui nous parlerions serait obligée de nous obéir, et notre manque de sagesse causerait alors de graves désordres. Telle est une des causes de notre ignorance.
Notre parole a une vertu. Nous pouvons, en parlant, déterminer des actes autour de nous ; mais notre force verbale est très limitée, tandis que la parole du Père est toute-puissante. Or, avant d’apprendre à parler, il faut apprendre le mécanisme et les effets de la parole. Cet apprentissage, c’est l’existence, c’est l’expérience, c’est le travail, c’est l’épreuve. Il faut que l’élève sache parfaitement une leçon facile, avant de pouvoir étudier la suivante.
Or, si, dès sa naissance, notre corps physique n’avait jamais quitté son berceau, il ne se serait pas développé, il ne pourrait même pas se tenir debout. Les premiers pas de l’enfant, le premier hiver et le premier été qu’il a subis, l’ont fait souffrir, mais ses organes ont pris de la force en luttant. C’est pour une raison analogue que le Père a créé les ténèbres, et le néant, et ce que nous appelons le mal. Voilà ce que sous-entend l’évangéliste quand il dit que « la Lumière luit dans les ténèbres ».
Cette Lumière des hommes étant la vie, ces ténèbres sont la mort, l’immobilité ; la vie, c’est le mouvement. La vie et la mort luttent ensemble sans trêve ; ainsi le Royaume de Dieu n’est pas le repos, c’est le mouvement perpétuel, la vie totale. Et, en effet, rien ne s’arrête ; le cri d’une bête jeté il y a des millions d’années vibre encore quelque part et peut encore être perçu, sous certaines conditions. Les monstres des anciennes mythologies, les habitants des entrailles de la terre, des abîmes de l’océan, les êtres qui remplissent l’air, les races antédiluviennes, le dernier des infusoires, le premier des dieux, tous vivront toujours, ici ou ailleurs ; leurs énergies pèsent sur nos têtes, leurs effluves nous oppressent ou nous électrisent ; leurs souffrances et leurs joies se communiquent à nous.
Estimons-nous heureux de n’avoir pas les yeux ouverts encore. Mais, puisque tant de regards nous épient, tant d’oreilles nous écoutent, tout de notre existence devient important. Sachons ramener tous ces fantômes, toutes ces tendances, tous ces désirs qui sont aussi les nôtres, vers la vie unique du Verbe, toujours présente, toujours de garde, vers la Lumière unique au fond de nous-mêmes.
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Le Christ peut donc descendre dans l’homme. Sa présence alors fait grandir l’étincelle divine qu’est notre âme, et toutes les substances physiques, qui en sont les vêtements, s’en trouvent purifiées et revivifiées.
Pour que le Christ vienne en nous, car Il attend pour cela notre permission, si j’ose dire, il nous faut croire en Lui ; mais cette simple foi, bien au contraire de ce qu’enseignent les Églises, est un travail énorme.
Il faut dire que le Ciel fait l’impossible pour nous encourager. À celui qui cherche sincèrement Il envoie preuves sur preuves de Son action, à moins que nous ne fermions les yeux de propos délibéré. Notre devoir est de ne laisser perdre aucune de ces intuitions ; soins déjà difficiles ; car ces intuitions, il faut les saisir pour en profiter et, si nous sommes presque tout à fait matériels, nous ne le pourrons pas.
Cela vient de ce que les hommes sont, comme le dit Jean, de racines différentes, et ne peuvent, par suite, arriver, en une existence, qu’à un développement limité.
Ceux qui sont nés « du sang », ou « des sangs », sont les produits de la matière, dont la vie cherche toujours à s’accroître. L’enfant est envoyé aux parents sans que ceux-ci aient le moins du monde pensé à lui ; c’est la reproduction automatique des cellules organiques, liée aux circonstances.
Ceux qui sont nés « de la volonté de la chair », un peu moins nombreux, ont été dirigés dans telle ou telle famille, à l’insu aussi des parents, pour compléter une série, pour remplir une lacune dans l’armée terrestre, à cause de leur destin individuel, divisé par périodes.
Ceux qui naissent « de la volonté de l’homme » sont très rares ; cela suppose dans leurs parents des notions et des pouvoirs peu répandus ; et dont l’usage n’est pas toujours conforme à la loi.
Mais ceux qui viennent ici-bas par ordre du Père sont rarissimes. Ils sont parfaits, réintégrés, missionnés, des hommes libres en un mot ; et ils servent de modèle à tous les autres hommes qui ne leur ressemblent que par le corps physique. Ceux-là, c’est Dieu qui est leur père, et la Vérité qui est leur mère ; leur volonté est divine, leurs facultés sont pures, ainsi que leurs organes. Tout en eux est conscient du Ciel, à travers tous les voiles, toutes les distances, toutes les durées et, là où ils sont, l’erreur, le mal et la mort s’enfuient.
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L’incarnation du Verbe est pour nous un mystère, c’est‑à-dire, comme le dit le catéchisme, quelque chose que notre raison ne peut comprendre. Il ne faut pas s’imaginer, en effet, que le mental humain puisse tout comprendre. Théoriquement, il lui est possible de s’assimiler tout ce qui est dans les limites du créé, du relatif, tout ce qui est mesurable, toute vie qui, comme la sienne, est fonction du temps, du nombre et de l’espace. Cependant, même dans ces bornes, il y a des idées qui sont encore trop loin de nous pour que nous puissions les saisir actuellement ; ainsi il y a des personnes qui ne comprennent pas les données métaphysiques, par exemple ; et aussi, les plus intelligents peuvent voir des conceptions leur échapper.
Or, ce qui se développe au-delà et en deçà du relatif, l’intellect ne peut le saisir ; l’intuition du cœur nous en fait sentir plus ou moins la vérité et c’est tout. C’est pour cela que je vous dis qu’il y a des mystères. Quand, par exemple, un homme entraîné à l’étude du symbolisme vous explique que le dogme de la Trinité signifie la marche générale du monde, que le Père est la vie, le Fils, le genre humain, l’Esprit, la force évolutive – ou telle autre interprétation que vous voudrez –, c’est là une adaptation du mystère, mais ce n’en est pas l’explication.
L’incarnation du Verbe est donc un de ces mystères. Nous le comprendrons aussitôt que nous aurons pu saisir comment l’absolu devient relatif – l’éternel, temporel – l’infini, fini – la force, matière – l’impondérable, pondérable... Aucun raisonnement ne peut le démontrer ; nous y croyons, ou nous n’y croyons pas, selon que le temps est venu, ou non. La foi produit dans notre esprit le sens du divin, et ce sens, aucune méthode ne peut l’évertuer artificiellement. C’est Dieu seul qui Se fait voir ; mais nous ne pouvons pas y parvenir par nous-mêmes. Le mystère s’aggrave encore parce que, dans la personne du Christ, cohabitaient, en union parfaite, le Créé et l’Incréé, la nature humaine et la nature divine.
Or, comme l’indique l’enchaînement des idées dans le texte de saint Jean, le Christ fut, dans toute la nature, le premier des enfants de Dieu ; ce qu’il y eut en Lui de naturel, Ses corps visibles et invisibles, fut parfait ; Ses corps furent produits par le dernier effort de l’évolution créaturelle. Si, en L’étudiant, on regarde l’homme, on Le croit un évolué, un adepte ; si on regarde uniquement le Dieu en Lui, on Le croit un symbole ; pour Le comprendre tel qu’Il est, il faut Le voir homme-dieu, ou plutôt Dieu-homme.
Mais nous ne pouvons pas comprendre cette dualité si complètement une, parce qu’elle est l’aboutissement d’une ligne de force opposée à la nôtre. Nous n’existons que pour nous accroître, tandis que le Verbe est descendu de la vie absolue à l’existence conditionnée pour Se sacrifier.
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Or, dans le plan un, dès que le Père a émis une volonté, elle est accomplie par le Fils. De toute éternité donc, l’Incarnation a eu lieu, mais elle ne s’est réalisée, ne se réalise, et ne se réalisera, dans les innombrables orbes temporels, c’est-à-dire sur toutes les planètes visibles et invisibles, qu’à des instants différents du temps. Il faut, pour que ce miracle s’accomplisse dans un organisme créé, dans un point de l’espace, qu’il y ait conjonction de ce point avec la sphère centrale divine ; c’est l’un des sens du signe de la croix. Il faut que la vie de cette planète, son esprit, sa personnalité, aux prises avec un impossible quelconque, se retournent vers le centre du monde, comme vers leur salut. La même conjonction est indispensable à la descente du Verbe dans l’individu. Dans le plan des âmes Il habite depuis toujours et à jamais ; mais, pour que ce séjour devienne sensible à la conscience en travail de l’une ou l’autre de ces âmes, il faut que leurs corps temporaires se déplacent, par le repentir, par la purification morale, dans l’axe du rayonnement de leur Créateur.
Je voudrais, par ces exemples, vous faire comprendre le mode de propagation des mouvements de l’Unité. Du centre de l’Univers – quoiqu’en réalité il n’y ait ni centre, ni haut, ni bas –, les mouvements qui s’y produisent se répercutent sur telle ou telle enveloppe plus ou moins vite et plus ou moins intégralement, suivant l’état de cette enveloppe. Par suite, supposez un observateur idéal placé sur le soleil ; il a une mesure de temps spéciale ; il verrait l’incarnation du Verbe arriver sur cette terre à l’année 2 000, par exemple, de sa chronologie solaire, puis à 800 sur Mercure, à l’an 10000 sur Saturne, etc. Un observateur placé dans la constellation d’Hercule aurait des différences analogues sur une échelle infiniment plus vaste. Et ainsi de suite.
Cette image grossière vous aidera, je pense, à vous rendre compte que le temps et l’espace sont multiples ; mais que là où il n’y a plus de matière, il n’y a plus de nombre ; là tout est partout, actuel et simultané.
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« Le Verbe habite parmi nous, dit saint Jean, plein de grâce et de vérité. » C’est ainsi qu’il exprime la double nature du Christ : l’humain parfait et le divin complet réunis. Sa personnalité individuelle n’est parfaite qu’afin d’offrir à l’entité divine un instrument de travail parfait. En d’autres termes, le Christ est l’homme idéal, l’intermédiaire, le médiateur entre l’Incréé et le Créé. Il rassemble de tous les points de l’univers l’aspiration des êtres vers le Ciel, Il déverse sur tous les secours divins.
C’est pour cela qu’Il possède la plénitude de la grâce et celle de la vérité. La grâce est quelque chose de très mystérieux ; c’est une force impalpable, insaisissable, imperceptible, même aux adeptes ; elle traverse tout ; elle passe partout ; nous ne pouvons qu’en saisir les effets. L’aide reçue pour l’accomplissement des devoirs filiaux, domestiques, sociaux ou professionnels n’est, d’ordinaire, que la collaboration de certains coadjuteurs invisibles de l’homme ; car ces devoirs ont une importance générale, et l’esprit de notre terre, pour ne parler que d’ici-bas, est intéressé à leur juste mise au point. Cette aide n’est pas la grâce, non plus que les mobiles vulgaires de notre activité ; nos désirs ne sont, communément, que les manifestations de la force évolutive, de ce que les hermétistes appellent les éléments et les étoiles ; tout tend à s’accroître dans la nature ; la matière, la vitalité, le magnétisme, les facultés animiques, cérébrales, psychiques, etc.
La grâce, au contraire, vient d’en haut et non d’en bas, elle descend pour remonter avec nous, au lieu que l’évolution nous élève à un zénith pour nous abaisser à un nadir relatif. Limitons notre étude à cette terre. Avant que le Verbe S’y soit incarné, elle n’était en rapports qu’avec le reste de la création ; elle ne pouvait pas se développer au-delà d’une certaine limite, non plus que ses habitants ; eux et elle n’avaient d’aide à attendre que d’êtres ou de plans supérieurs, mais toujours dans les orbes du Destin, et que de la force personnelle de propagation qu’ils avaient reçue avec l’existence. C’est ainsi que l’énergie musculaire ne peut pas croître indéfiniment chez le même individu ; ou alors il faudrait que quelqu’un change sa vie physique. Cette intervention extraordinaire, surnaturelle, au sens étymologique du mot, c’est la grâce.
Sous ce nom sont comprises toutes les substances imaginables que le plan Un peut envoyer dans la multiplicité. Ces substances, en se faisant assimiler par les atmosphères planétaires, pour les organismes individuels, peuvent nous apparaître sous des formes très diverses ; métaux, liquides, astres, végétaux, facultés intellectuelles, psychiques, verbales, thaumaturgiques, etc. ; nous ne pouvons pas connaître leur essence, mais seulement avoir une intuition de leur origine. Cette grâce est « l’eau de la vie éternelle » ; mais, pour qu’elle arrive jusqu’à nous, il a fallu que quelqu’un lui creuse un canal ; voilà l’un des effets de l’incarnation du Verbe.
Or, ce secours envoyé par le Père quand un de Ses enfants est aux abois, après avoir essayé l’impossible pour se tirer d’affaire, ce secours, puisqu’il vient du Père, produit toujours, là où il est accordé, le plus grand bien compatible avec les circonstances. Il est donc vrai, donnée par le Père, transmise par le Fils, que toute grâce est un souffle de l’Esprit ; et cet air insaisissable, dont l’aspiration produit en nous les sept dons que nous indique le catéchisme, son caractère distinctif est la liberté ; et le résultat final de sa visite est pour nous l’obtention de la liberté.
Le Verbe incarné est donc bien, comme le décrit Jean, « rempli de grâce et de vérité », puisqu’Il vient pour effectuer, sur la Création, une cure désespérée, en lui apportant le germe de sa liberté future, qui est le Vrai.
Il n’y a qu’une vérité pour l’homme, à laquelle toute science aboutit : c’est la reconnaissance de la Loi du monde. L’Invisible nous apprend toujours les articles de cette Loi qui réglementent notre travail du moment ; cette notion s’appelle conscience. Quand nous lui désobéissons, nous nous forgeons une chaîne pour le futur ; c’est ainsi qu’erreur et captivité sont synonymes et vont avec la matière ; tandis que le vrai et le libre sont l’Esprit.
La sagesse, l’intelligence, le conseil, la force, la science, la piété et la crainte de Dieu, qui sont, nous l’avons vu, les sept fruits que l’Esprit Saint fait mûrir en nous, ont été maintes fois définis par les docteurs de Rome et les mystiques de toute école. Vous retrouverez facilement ces spéculations ; mais elles n’embrassent qu’une partie des développements de la Vérité dans l’âme ; pour vous dire les dons du Saint-Esprit, il faudrait les posséder soi-même dans leur plénitude. Vous pouvez cependant, vous qui avez étudié l’ancienne sagesse humaine, l’antique ésotérisme, vous rendre compte de leur ampleur, par l’ampleur même des pouvoirs que les vieux livres attribuent à l’adepte parfait.
La perception immédiate de ce qu’il faut faire, la compréhension de tout état d’âme, la faculté de donner à chacun ce qu’il demande, la conscience de son néant, la perception du vrai sur toute chose, la faculté de prière, la soumission absolue au Père : voilà sept périphrases qui peuvent commenter les noms communs des dons de l’Esprit.
Les derniers mots du verset 14 demandent quelques explications. Les apôtres et les disciples, tous ceux qui ont cru, qui croient et croiront au Christ Fils de Dieu, n’ont vu que Sa gloire, pour parler exactement. On ne peut pas fixer le soleil de midi, mais on peut regarder ses rayons. Le soleil des âmes, le Verbe, émet aussi des rayons, qui ne sont autre chose que l’apparence qu’Il revêt, selon les plans qu’Il traverse et les créatures auxquelles Il S’adresse. Plus le plan est évolué, plus le spectateur est saint, plus les rayons visibles seront nombreux. Mais, avant la réintégration finale, personne ne pourra voir le Fils face à face tel qu’Il est. Car chacun des innombrables rais qui forment Son auréole ou Sa gloire est vivant d’une vie propre, bien que librement obéissante ; chacun est un aspect fragmentaire de l’Être ineffable dont il émane. De sorte que lorsque les saints disent avoir vu telle personne divine – et ils sont sincères –, ce n’est que l’aspect de cette personne compatible avec leur propre faiblesse qu’ils ont aperçu.
Mais laissons ces trop rares exceptions. La foule de ceux qui sentent plus simplement que Dieu Se cache derrière la douce figure du Christ ne sont capables de cette intuition que parce que quelque chose d’eux-mêmes a vu, comme dit l’évangéliste, la gloire du Fils unique. Cette illumination a peut-être eu lieu très loin d’ici, peut-être dans un des mondes visibles, peut-être dans l’Invisible ; peut-être avons-nous vu le Messie il y a deux mille ans, quelque part sur terre ; peut-être L’avons-nous aperçu depuis ; nous ne pouvons pas le savoir actuellement ; mais, si nous sentons Sa divinité, le doute, l’érudition et le désespoir auront beau nous attaquer, la petite lueur brillera toujours, au fond du cœur, d’une flamme égale et immuable.
L’interne commande l’externe ; ainsi les hommes et la nature livrés à eux-mêmes ne peuvent se perfectionner que du dehors au-dedans, du plus dense au plus léger, du solide vers le fluide. Tandis que le Ciel, qui est le centre de tout, agit sur les centres de tous, et guérit les êtres en les soignant de l’interne vers l’extérieur, du spirituel vers le matériel.
Dieu et les créatures vont aussi au-devant l’un de l’autre ; mais le Père court à grands pas, tandis que Ses enfants se traînent péniblement. Et c’est le Père qui, en réalité, fait tout dans cette rencontre, puisque c’est de Lui que les enfants tiennent la force de marcher. N’oublions jamais ceci ; n’oublions pas que notre vie n’est pas à nous, que nous devons la donner gratuitement comme elle nous a été donnée ; et que ce don, quelque pénible qu’il nous soit, est nécessaire, si nous voulons que la mort nous trouve avancés d’un pas sur la route du Ciel.
SÉDIR, L’enfance du Christ, 1926.