Paul Claudel
par
Jean-Noël SEGRESTAA
Paul Claudel est né à Villeneuve-sur-Fère, petit village de Champagne, le 6 août 1868. Enfance rêveuse et solitaire au milieu d’un paysage âpre et d’une famille où les querelles sont fréquentes. En 1882, la famille Claudel vient s’établir à Paris où la sœur aînée du poète, Camille, étudie la sculpture avec Rodin. Le jeune Paul poursuit ses études au Lycée Louis-le-Grand. Renan et le positivisme règnent alors sur l’Université et achèvent de le détacher de la foi catholique. Mais au cours de l’année 1886, deux événements vont bouleverser son existence : c’est d’abord la découverte de Rimbaud qui va stimuler sa vocation poétique, puis, au cours des vêpres de Noël à Notre-Dame de Paris où l’avait conduit une simple curiosité esthétique, l’illumination subite de la grâce. Pendant quatre ans, le jeune converti luttera pour faire pleinement triompher en lui cette foi retrouvée, et ses premiers drames, Tête-d’Or, La Ville, sont les témoins de ce rude combat. En 1890, il rentre enfin dans l’Église ; la même année, il publie son Tête-d’Or, aux applaudissements de Mallarmé dont il a quelque peu fréquenté les fameux « mardis », et il est reçu premier au Concours des Affaires étrangères.
Dès lors, Claudel commence sa longue vie de diplomate. Nous le retrouvons à New York et Boston, puis en Chine pendant quinze années ; à Prague, à Francfort, à Hambourg où le surprend la guerre. Missions spéciales à Rome, puis à Rio de Janeiro, à Copenhague enfin. Le voici ambassadeur à Tokyo en 1921, à Washington en 1927, à Bruxelles en 1933. Pendant toutes ces années, il édifie, à raison d’une heure par jour, après la messe matinale, avant chacune de ses longues journées de fonctionnaire, toujours pleines d’intérêt pour cet homme si curieux de tout, une œuvre qui par l’ampleur, la diversité et la richesse s’égale à celle de Victor Hugo.
Au centre de toute cette œuvre restera toujours la minute de la conversion ; cette minute dans laquelle il avait découvert « la seconde partie du monde, le monde surnaturel », et, dit-il dans ses Mémoires improvisés, « la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb est peu de chose, comparée à celle-là ». Et il ajoute : « L’entreprise d’arranger ensemble les deux mondes, de faire coïncider ce monde-ci avec l’autre, a été celle de toute ma vie. »
Toute l’œuvre poétique de Claudel se présente en effet comme une tentative enthousiaste de déchiffrer cet univers sensible et intelligible où tout est signe, où tout est symbole des réalités invisibles. L’Art poétique qu’il écrit en Chine dans les années 1903-1904, nous présente en termes abstraits sa conception du monde. Chaque chose connaît physiquement les autres choses qui la limitent et la définissent, Claudel dit qu’elle leur co-naît, et elle acquiert ainsi une certaine connaissance d’elle-même ; mais l’homme, lui, est doué d’une connaissance intellectuelle ; il découvre par son esprit l’unité et la finalité du monde, ce que Claudel traduit par un autre jeu de mots : l’Univers, c’est Un et Vers, c’est le mouvement général dont participe tout être, car tout être a reçu une vocation divine, ce nom par lequel Dieu l’a tiré du néant, et cette vocation s’achève dans la mort. Le Poète est donc « substitué à la nature pour dire ce qu’elle pense » :
« J’ai trouvé le secret ; je sais parler ; si je veux, je saurai vous dire
Cela que chaque chose veut dire. »
Il affirme l’unité du monde, il le consacre à Dieu en l’exprimant par sa parole, il rend immortelles « les choses passantes » en les faisant esprit, il transforme la continuelle mouvance du Temps en un éternel Présent sous le regard de Dieu (Cinq grandes odes passim). Ainsi les éléments : la Terre, le Feu, l’Océan, le Souffle, ainsi les mouvements naturels : jaillissement de la source, cours impétueux du fleuve, succion de la mer, danse de la flamme, entraînement du poids, exhalaison des parfums, se chargent à ses yeux de significations spirituelles.
Après avoir longtemps déchiffré avec passion le « grand livre du monde », Claudel, toujours avide de symbolisme, va se tourner surtout vers le Livre des Livres, la Bible, qui a déjà largement inspiré toutes ses œuvres antérieures ; renouant avec l’esprit des Pères de l’Église, il compose, à partir de 1917, de nombreux commentaires dans lesquels, laissant délibérément de côté tous ces problèmes historiques et critiques qui passionnent les exégètes modernes, il « interroge » sur leur signification spirituelle les grands livres de l’Ancien Testament et l’Apocalypse. Ces ouvrages, dont certains sont encore inédits, prolongent les considérations philosophiques de L’Art poétique et le lyrisme puissamment charnel et spirituel des Cinq grandes odes.
Mais c’est surtout par son œuvre dramatique que Claudel s’est finalement imposé à un très large public comme un des plus grands créateurs de ce siècle. Ses premières pièces, Tête-d’Or et La Ville en leurs deux versions successives, Le Repos du septième jour, encore influencées par Eschyle et Shakespeare, d’une richesse presque excessive et d’une langue parfois obscure, traduisent néanmoins d’une façon intensément dramatique les débats intérieurs du jeune converti, ses hésitations, son angoisse devant le problème du mal, son désir passionné de porter la lumière à une société profondément matérialiste et hantée par le désespoir. Mais peu à peu, le drame devient surtout, à partir de L’Échange, un moyen d’explorer les rapports des hommes entre eux, car ce sont toujours les autres qui nous définissent et nous permettent de nous mieux connaître : rapports de l’individu avec la société, de l’homme avec la femme. En effet, en 1900, Claudel, qui pensait entrer dans l’ordre bénédictin, a vu sa vocation repoussée. Sur le bateau qui le ramène en Chine, il rencontre une femme mariée pour laquelle il éprouve la plus violente et la plus cruelle passion, car elle déchire son âme écartelée entre la loi de l’Église et cet amour. Après cinq années d’abandons et de remords et une rupture « affreuse », Claudel se marie et retrouve peu à peu la paix de l’âme. Mais le problème de l’amour, un amour qui doit nécessairement passer par le sacrifice et le renoncement à soi-même pour s’épanouir en pleine lumière, demeure au centre des grands drames de sa maturité : Partage de Midi, qui est presque autobiographique, L’Otage, L’Annonce faite à Marie, Le Père humilié, œuvres plus sobres, plus sûrement construites et d’accès plus facile qui sont devenues presque populaires. Un drame d’une ampleur cosmique, wagnérienne, Le Soulier, de satin, immense monument baroque en quatre Journées comme les œuvres du Siècle d’or espagnol qu’il évoque, vient couronner cette cathédrale dramatique et fait enfin déboucher ce long et rude itinéraire dans le rire, l’azur et l’or.
En marge de ces grands livres, il n’est guère de sujet que Claudel n’ait abordé : du rythme de la phrase française au Nô japonais, des hypothèses transformistes à l’art du vitrail, de la peinture hollandaise à l’organisation de fermes collectives et quasi monastiques, des idéogrammes orientaux aux joies de la motocyclette, il a multiplié les essais où se manifestent sa vitalité, l’extrême étendue et l’avidité de sa curiosité, l’originalité puissante de ses idées et la véhémence de ses engagements.
Claudel, en effet, était un violent. Il aimait cette parole de l’Écriture qui dit que le Royaume de Dieu est aux violents. Violent dans ses passions, et d’abord et surtout dans sa foi ardente et prophétique, mais aussi dans son attachement aux êtres et aux choses de la terre : Mara et Turelure l’expriment au même titre que Violaine ou Sygne. Violent dans ses idées : on le vit bien dans les polémiques qu’il soutint pour défendre Franco ou pourfendre les exégètes modernistes, mais aussi dans ses courageuses interventions en faveur des Juifs persécutés et dans son adhésion enthousiaste à l’idéal européen. Violent enfin dans sa langue, dans ses images, dans ses mots, qui bousculent volontiers les conventions du « bon goût » et de la syntaxe comme ils font éclater les entraves de la prosodie traditionnelle pour créer cette forme nouvelle, mieux accordée selon lui au rythme même du souffle humain, qu’est le verset claudélien.
Pourtant, ce violent était capable d’une grande délicatesse : en témoignent ses correspondances avec Jacques Rivière, Romain Rolland, Darius Milhaud ; cet homme épris de possession était capable de générosités secrètes et vivait simplement et presque pauvrement ; ce prophète qu’on imagine toujours dialoguant avec son Dieu dans les éclairs de son Sinaï était capable de l’humour le plus rafraîchissant, le plus espiègle, et de la fantaisie la plus débridée, comme le montrent la « farce lyrique » de Protée, la dernière Journée du Soulier de satin ou ses Souvenirs diplomatiques ; ce poète magnifique et torrentiel était capable d’écrire, à côté des titanesques Grandes Odes, les délicates arabesques de la Cantate à trois voix, les proses burinées de Connaissance de l’Est et les petits poèmes, légers et ténus comme un souffle, subtils comme les irisations de l’eau, des Cent phrases pour éventail. Il n’y a pas « un » Claudel, il semble qu’il y ait une dizaine d’hommes en lui, comme dans son Protée ; ainsi s’explique la richesse de son œuvre dramatique où tant d’êtres s’affrontent sans qu’aucun soit jamais humilié ; ainsi s’explique que cette œuvre monumentale, qui peut décourager par ses dimensions et parfois rebuter par tel ou tel de ses aspects, ménage tant de surprises, offre au lecteur de bonne volonté tant de faces diverses qu’il ne se lassera pas de l’aborder ou de l’explorer.
Jean-Noël SEGRESTAA.
Œuvres essentielles
CINQ GRANDES ODES. – Le chef-d’œuvre poétique de Claudel. Méditation lyrique sur le sens du monde, souvent troublée par les échos d’une grande passion interdite.
PARTAGE DE MIDI. – Le drame de 1900 à peine transposé.
L’ANNONCE FAITE À MARIE. – Une jeune fille, Violaine, renonce au bonheur d’une simple vie familiale parce qu’elle a découvert que Dieu l’appelait à un don plus total d’elle-même.
LA TRILOGIE. – Trois drames, L’Otage, Le Pain dur et Le Père humilié, évoquent les grands bouleversements politiques et sociaux du XIXe et les exigences crucifiantes de l’amour humain et divin.
LE SOULIER DE SATIN. – À travers les cinq parties du monde et près d’un siècle d’histoire, Rodrigue et Prouhèze, que le mariage sépare de lui, se poursuivent et se séparent jusqu’à ce qu’enfin la mort achève leur épreuve et les réunisse.
Études sur Paul Claudel
LESORT (Paul-André), Paul Claudel par lui-même, Paris, Le Seuil (coll. « Écrivains de toujours »).
MADAULE (Jacques), Le Génie de Paul Claudel, Paris, Desclée de Brouwer.
VACHON (André), Le Temps et l’Espace dans l’œuvre de Paul Claudel, Paris, Le Seuil.
Biographie
1868 Naissance de Paul Claudel, le 6 août, à Villeneuve-sur-Fère (Aisne).
1882 Il vient à Paris avec sa famille.
1886 Découverte de Rimbaud. Conversion le jour de Noël.
1887 Claudel fréquente Mallarmé et écrit probablement sa première pièce, L’Endormie.
1890 Reçu premier au Concours des Affaires étrangères. Tête-d’Or paraît sans nom d’auteur. 1893-1895 New York, puis Boston.
1895-1909 Consul en Chine (Shanghaï, Fou-tchéou, Tien-tsin, Pékin).
1900 Sa vocation religieuse est repoussée. Début de sa liaison (rupture en 1904).
1901 Parution de L’Arbre, volume qui réunit ses premiers drames.
1906 Claudel se marie à Lyon. Il aura 5 enfants. L’aînée, Marie, naît en janvier 1907.
1909-1911 Consul à Prague. Gallimard publie les Cinq grandes odes, puis L’Otage et L’Annonce faite à Marie, Le Mercure de France son théâtre antérieur en 4 volumes.
1911-1914 Consul à Francfort puis Hambourg. 1914 Fonctions au ministère de la Guerre à Bordeaux. 1915-1916 Mission à Rome.
1917-1919 Ministre plénipotentiaire à Rio de Janeiro ; il a pour secrétaire le compositeur Darius Milhaud.
1919 Commissaire français à la Commission internationale du Slesvig Copenhague. Il commence à écrire Le Soulier de satin.
1921 Nommé ambassadeur à Tokyo.
1923 II manque de périr dans un terrible séisme où disparaissent beaucoup de ses manuscrits.
1927-1933 Ambassadeur à Washington. Il règle la question des dettes de guerre et prépare la signature du pacte Briand-Kellog.
1929 Publication du Soulier de Satin.
1933 Ambassadeur à Bruxelles.
1935 Candidat à l’Académie française qui lui préfère Claude Farrère. Au terme de sa carrière diplomatique, Claudel se retire au château de Brangues (Isère) et se consacre principalement à ses commentaires bibliques. Fréquents séjours à Paris.
1940 Claudel gagne Alger où son offre de service est laissée sans réponse. Il rentre à Brangues.
1943 Première du Soulier de Satin monté par J.-L. Barrault à la Comédie Française. Claudel héberge des résistants. Perquisitions à Brangues tandis qu’il est à Paris.
1946 Claudel est élu à l’Académie française.
1951 Entretiens radiophoniques avec Jean Amrouche (Mémoires improvisés).
1953 Représentations triomphales du Livre de Christophe Colomb réalisé par J.-L. Barrault.
1955 Claudel meurt à son domicile parisien, 11, Bd Lannes, le 23 février, terrassé par une crise cardiaque.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Principales œuvres dramatiques.
L’Endormie (1887), publiée en 1925.
Tête-d’Or, 1re version (1889), publiée en 1890. 2e version (1894), publiée en 1901.
La Ville, 1re version (1890), publiée en 1893. 2e version (1897), publiée en 1901.
La Jeune Fille Violaine, 1re version (1892 ?), publiée en 1926. 2e version (1898-1900), publiée en 1901.
L’Échange (1893-1894), publié en 1901.
Le Repos du septième jour (1896), publié en 1901.
Partage de midi (1905), publié en 1906.
L’Otage (1908-1910), publié en 1911.
L’Annonce faite à Marie (1910-1911), publiée en 1912.
Protée (1913), publié en 1914.
Le Pain dur (1913-1914), publié en 1918.
Le Père humilié (1915-1916), publié en 1920.
L’Ours et la Lune (1917), publié en 1919.
Le Soulier de satin (1919-1924), publié en 1929.
Le Livre de Christophe Colomb (1927), publié en 1929.
Jeanne au bûcher (1934), publiée en 1938.
(Toutes ces œuvres figurent dans la Bibliothèque de la Pléiade :
Paul Claudel, Théâtre, 2 vol.).
Principales œuvres poétiques.
Connaissance de l’Est (1895-1905), publiée en 1900 et 1907.
Art poétique (1900-1905), publié en 1907.
Cinq grandes odes (1900-1908), publiées en 1910.
Corona Benignitatis Anni Dei (1905-1914), publiée en 1915.
Feuilles de saints (1910-1925), publiées en 1925.
Cantate à trois voix (1911-1912), publiée en 1914.
Le Messe là-bas (1917), publiée en 1919.
Cent phrases pour éventail (1925), publiées en 1927.
Visages radieux (1927-1944), publiés en 1945.
(Toutes ces œuvres figurent dans la Bibliothèque de la Pléiade : Paul Claudel, Œuvre poétique.)
Principaux commentaires bibliques.
À travers les vitraux de l’Apocalypse (1927-1931), à paraître chez Gallimard.
Emmaüs (1930-1947), Paris, Gallimard, 1949.
Un poète regarde la croix (1933-1935), Paris, Gallimard, 1935.
Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques (1940-1943), Paris, Gallimard, 1952.
Paul Claudel interroge l’Apocalypse (1940-1943), Paris, Gallimard, 1952.
Autres œuvres importantes.
Positions et Propositions (1905-1933), essais sur la poésie et la vie religieuse, publiés en 1928 et 1934.
L’Oiseau noir dans le soleil levant (1923-1927), publié en 1927. Essais sur le Japon.
Conversations dans le Loir-et-Cher (1925-1928), publiées en 1935 : la vie sociale et sujets divers.
Figures et Paraboles (1926-1936), publiées en 1936.
L’Œil écoute (1934-1945), publié en 1945. Essais sur la peinture, (Toutes ces œuvres figurent dans la Bibliothèque de la Pléiade : Paul Claudel, Œuvres en prose.)
Mémoires improvisés, Paris, Gallimard, 1954.
Journal (1900-1955), à paraître en 1966 chez Gallimard.
Correspondance avec J. Rivière (Plon, 1926), A. Gide (Gallimard, 1949), A. Suarès (Gallimard, 1949), F. Jammes et G. Frizeau (Gallimard, 1952), Darius Milhaud, Lugné-Poe, J. Copeau (Cahiers Paul Claudel, Gallimard, 1961, 1964, 1965).
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.