Louis Veuillot intime

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

le marquis de SÉGUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 11 octobre 1913, il y aura un siècle révolu que, dans un village du Loiret, la femme d’un pauvre tonnelier, madame François Veuillot, mettait au monde un robuste garçon, qui reçut le prénom de Louis et qui, lorsqu’il mourut soixante-dix ans plus tard, avait fait du bruit dans le monde. On s’apprête donc à commémorer, ces temps-ci, le centenaire du célèbre et fougueux polémiste, du brillant écrivain qui, pendant sa vie laborieuse et remplie de batailles, a suscité tant de passions, déchaîné autour de son nom tant d’enthousiasmes et tant de haines. Il ne me convient pas d’évoquer, à cette occasion, des querelles à peu près éteintes et de remuer des cendres presque refroidies. D’ailleurs, le camp dans lequel combattit Veuillot n’est pas, à proprement parler, le mien. Si je m’aventurais sur ce terrain brûlant, j’aurais de nombreuses réserves à faire. Il n’est pas non plus dans mon plan d’apprécier l’œuvre littéraire de celui dont mon cher confrère et ami Jules Lemaître a pu dire qu’il était « l’un des cinq ou six plus grands prosateurs du XIXe siècle ». Je ne saurais rien ajouter au témoignage d’un si bon juge.

Mais j’ai connu, et connu d’assez près, au temps de ma première jeunesse, le personnage qui entre à présent dans l’histoire. Il fut l’ami des miens. Je l’ai plus d’une fois approché, durant mes vacances d’écolier, dans la familiarité détendue de la vie de campagne, et, gravée dans mes yeux d’enfant, son image est restée précise au fond lointain de ma mémoire. Et surtout, je conserve quelques lettres de lui adressées à mes proches, des lettres où se retrouvent son esprit primesautier, sa verve savoureuse. C’est pourquoi il me prend envie de faire profiter mes lecteurs de certains fragments inédits de cette correspondance intime, auxquels on m’excusera de joindre brièvement, et le plus discrètement possible, mes souvenirs personnels sur cette originale figure.

 

 

En fermant les yeux pour mieux voir – selon la méthode usitée pour ce genre de contemplations – je retrouve un gros homme, au corps lourd et massif, solidement planté sur ses jambes, avec une tête énorme, un visage couturé, labouré, troué par la petite vérole, des traits bouffis, de très petits yeux, noirs et vifs, un nez volumineux, une barbe épaisse et rude, une forte crinière hérissée, un ensemble, à vrai dire, de la plus rare laideur, maïs d’une laideur puissante, une laideur à la Mirabeau. Lui-même, d’ailleurs, raillait spirituellement ce qu’il appelait sa « beauté d’écumoire », et il semblait, parfois, presque tenté de s’en féliciter. « Je frémis, écrira-t-il, en pensant à mon sort, dans le cas où les dames viendraient à m’admirer autant que les curés ! »

Ce n’est pas, cependant, qu’il méprisât la louange, mais il ne faisait cas que des dons du cerveau. Une flatterie sur ce dernier point, même un peu grosse, ne le laissait pas insensible. Tout n’est pas plaisanterie dans ce qu’il répondait un jour à une de ses amies, qui l’avait accablé d’éloges : « Ces lettres-là me font perdre l’humble sentiment que j’avais de moi-même. Je me carre, je me bombe et, si je sors, je fais le moulinet. En me voyant passer, les gens qui s’y connaissent un peu doivent dire : « Voilà un vieux qui a reçu quelque jeune lettre ce matin ! » Ah ! madame, vous me faites bien du mal, mais continuez, je vous prie, ne vous gênez pas pour dire le bien que vous pensez de moi. Je m’en tirerai comme je pourrai et, si j’en crève, tant pis. Je me serai toujours cru bœuf un moment, et rien n’est plus délicieux pour une grenouille ! »

Malgré sa piété très sincère et sa vertu solide, il n’était nullement détaché des douceurs de ce monde. Il aimait la bonne chère ; il affectionnait certains plats, qu’il dégustait d’un air de sensualité amusante. Il était aussi fort coquet, recherché dans sa mise. Un vêtement neuf lui causait chaque fois un plaisir dont il ne faisait pas mystère. Bref, il avait quelques légères faiblesses. C’était, si l’on veut, un apôtre ; ce n’était pas un saint. Sa plus grande distraction, d’ailleurs bien innocente, était un ancien jeu qui a nom le grabuge, une espèce de patience à deux, qu’il jouait avec douze paquets de cartes. Le soir, après une journée de travail, il s’y livrait avec passion, fort peu content quand il perdait, exultant en cas de victoire. Dans une sphère plus élevée, il goûtait beaucoup la musique ; non qu’il l’eût jamais étudiée ni qu’il fût un fin connaisseur, mais il la comprenait d’instinct, en tirait de réelles jouissances. Certaine saison d’été, il passa une quinzaine de jours dans notre demeure familiale, le château des Nouettes, en Normandie, en même temps que Gounod, qu’il admirait avec ferveur. Après dîner, Gounod se mettait au piano, jouait et chantait, comme il savait le faire, des opéras entiers, faisant à lui tout seul les soli, les duos, les ensembles, les chœurs et les parties d’orchestre. Veuillot, calé dans un fauteuil, écoutait avec ravissement et semblait plongé dans l’extase. Il n’en avait jamais assez.

Mais son plus vif plaisir était, comme on pense, la causerie, la conversation familière, sans contrainte, entre amis. Il parlait d’une voix un peu basse, au timbre légèrement voilé, et s’exprimait le plus souvent sur un ton sarcastique, exempt de méchanceté réelle, déconcertant quand même pour ceux qui le connaissaient mal. Quant à mon frère et moi, tous deux alors fort jeunes, je dois avouer qu’il nous intimidait, qu’il nous effrayait même beaucoup. Rarement, au reste, il s’adressait à nous, et nous ne l’intéressions guère. Mais nous l’écoutions volontiers. Il disait les plus jolies choses d’un air d’indifférence, lançait les traits les plus mordants sans appuyer et sans élever la voix, comme s’ils lui eussent échappé par hasard. Aussi advenait-il souvent que l’on n’en perçut pas d’abord toute la finesse ; il fallait quelque réflexion pour en sentir la pointe.

Il avait parfois, cependant, des boutades amusantes. Dans ces mêmes Nouettes, dont j’ai parlé plus haut, il y avait une chapelle au château, où chaque jour on disait la messe. Veuillot y était fort exact. Un matin, il fut en retard. Sa sœur, vieille fille un peu despote, qui, depuis son veuvage, s’était installée avec lui, vint frapper à sa porte. Il ouvrit, apparut, le visage blanc de mousse, tenant à la main un rasoir. « Dépêche-toi donc, cria-t-elle aigrement, tu ne vas pas manquer la messe ? C’est la fête des saints Innocents !

– Justement, dit-il, je me massacre !... »

J’arrête mes souvenirs sur ce trait et laisse la parole à Veuillot ; mes lecteurs ne s’en plaindront pas.

 

 

La lettre que voici, et qui est la première en date, est écrite de Plombières, en juin 1865, au retour d’un séjour à Rome, où mes parents s’étaient rencontrés avec lui. Elle est adressée à ma mère, comme plusieurs de celles qui suivront :

« Madame, on était beaucoup mieux au palazzo Pamphili ! C’est là qu’il y avait de verts bocages, et l’on n’y mourait pas de chaud comme ici, où l’on meurt aussi de froid. Ne regrettez pas de n’être pas venue à Plombières. Je vous y pleure ; c’est encore moins triste que de vous y voir fondre, ou grelotter, ou bâiller. Vous seriez plongée dans des baignoires où passent toutes sortes de grosses gens, ou mise à étouffer dans des étuves noires, ou rincée sous des pompes furieuses, et tout cela pour vous procurer des nuits agitées, qui ne laissent ni rêver, ni dormir. En manière de divertissement, on se promène sur des bâtons de perroquet, du faîte desquels on ne découvre que d’autres bâtons de perroquet. Rien de grand, point d’horizon, point d’inattendu. Il y a aussi une promenade où quelques musiciens font des flon-flons, et quelques dames des frou-frous, qui n’ont rien de passionnant. Quand on regarde un moment la drôle de figure de la clarinette, on se sent bien seul sur la terre ! En somme, Plombières est l’image d’une vie de notaire sans enfant. L’ennui habite ce trou ; il est tapi là-dedans comme une araignée qui a tendu son fil de tous les côtés...

» Je voudrais bien être revenu rue du Bac, et que vous y fussiez aussi, et que l’on se conviât à détruire quelque gigot. Après le gigot, une bonne causerie sur n’importe quoi, et un peu d’inédit, prose ou vers, à grignoter, voilà le vrai moyen d’endormir les cuisances de la vie. Quant à toutes les eaux, ce ne sont qu’eau claire. Il y aurait bien le bon Dieu, si on voulait, c’est vrai, mais je ne sais quoi semble l’écarter d’ici. On tombe, c’est-à-dire je tombe, dans une somnolence cahotée, à laquelle je préfère de beaucoup le qui-vive perpétuel, et même les coups de poing de l’ordinaire des choses humaines. Mes rêveries là-dessus me conduisent à des conclusions exorbitantes. Je vais jusqu’à me dire qu’il est bon de recevoir des coups de poing. Il en reste des bleus qui seront si bons à montrer là-haut ! »

Les lignes que voici sont écrites au lendemain de la publication des Odeurs de Paris, dont le succès avait été immense :

« Je sais, madame, combien les bonnes âmes s’inquiètent de mon dangereux état, combien elles me souhaitent un clou sur le nez, ou autre chose qui me rabatte des hauteurs de la gloire et me fasse rentrer dans les douceurs tranquilles de l’humilité. Je sais que vous me défendez, que vous assurez que je reste très bonhomme et que je daigne encore marcher sur mes jambes et me moucher par le nez, quoique tout à l’heure tiré et vendu à vingt-cinq mille exemplaires. Vous dites cela, vous le dites bien fièrement, en brebis, et mon cher Anatole le dit bien doucement, en tigre. Et voilà le péril. Oui, madame, il faut l’avouer, je craque d’orgueil, et les bonnes âmes ont raison pour cette fois. Mais ce n’est pas cette vieille guenippe de gloire qui fait le mal. Je me trouve bien de ses bouquets de fleurs fausses, qu’elle passait tout à l’heure sous le nez de Renan. Je les laisse à ma porte, où elle les reprendra demain pour les offrir à quelque canaille imbécile.

» Cela m’est bien égal, d’être en renom parce que la police a flairé mon livre, et parce que quelques mauvaises petites bêtes confessent qu’elles y sont bien écrasées. La police et les petites bêtes font le succès, et ce que le livre peut avoir de bon n’est pas ce qu’on y loue. Il n’y a donc qu’une chose qui me soit très agréable là-dedans : c’est d’avoir gagné de quoi mettre une année à faire un autre livre, qui pourra produire quelque bien et pas de bruit. Mais, mais, mais cette aimable, cette douce, cette sûre, cette glorieuse amitié, voilà ce qui m’enfle tout à fait et ce qui finira par me faire croire que je suis quelque chose. Comme c’était commencé avant les Odeurs, le commissaire de police n’y est pour rien, et je me dis que c’est bien à moi que je dois cette décoration très chic, et je m’enfle ! Je me dis que, si mon livre n’avait pas réussi, on m’aurait plaint beaucoup, sans m’aimer moins. Croyez-vous que ça n’enfle pas ?... Voyez ce qu’il faut faire. Mon avis, à moi, est qu’il faut continuer, pour voir ce que cela deviendra, et nous bien défendre contre les assauts des bonnes âmes qui voudraient nous emporter dans leur vilain paradis, pleins d’orties et d’épines, où l’on n’entend jamais les belles chansons de la très douce amitié. »

 

 

Voici maintenant une réponse à mon père, qui lui avait écrit pour le jour de sa fête. Le livre dont parle Veuillot doit être le recueil de poèmes satiriques qu’il publia sous le nom de Couleuvres :

 

 

Époisses, 31 août.

 

« J’aurais difficilement cru qu’une lettre de bonne fête me pût faire tant de plaisir, à mon âge de cinquante-trois ans, qui n’est pas l’âge de la joie, parce qu’on connaît le prix de l’aune en toutes choses. Je n’aurais pas cru du tout qu’une lettre si charmante dût rester cinq grands jours sans réponse. La faute en est à l’acoquinement du travail, qui me fait négliger jusqu’à mes plaisirs, même lorsqu’ils ont ce petit goût de devoir que je ne hais point. Depuis mon arrivée ici, je n’ai pas débridé. Le mauvais temps n’y est pour rien. Je me suis livré et abandonné à la fureur d’écrire. Deux ou trois jours de soleil qui nous ont été donnés dans le cours du mois ne m’en ont pu tirer un instant. J’ai écrit au bruit du tonnerre, au milieu du vacarme et des épouvantes de l’inondation, j’ai écrit malgré la douceur des matinées riantes et malgré le vent qui me jetait des bouffées d’automne, et j’ai transformé le papier à lettres en papier de copie.

» Tout cela, pour faire je ne sais quoi. Mon livre ne me plaît pas, et j’ai plus d’obstination que d’entrain à le finir. Il est dirigé contre les coupables de ce temps, mais, en somme, les vrais coupables m’échappent, ou je ne les atteints guère, et je grêle sur le persil. Quelle misère que l’homme ! Faire du travail même une passion, et des rapports avec la muse chrétienne une liaison dangereuse ! Mais aussi quelle séduction, d’échapper, pendant quelques heures tous les jours, à la contemplation stérile des horreurs et des infamies qui souillent le monde ! »

Dans l’automne de l’année 1868, Veuillot passa quelques semaines aux Nouettes, et le billet qui suit est ce qu’on nomme familièrement une lettre de château :

« Hélas ! madame, qu’on était donc bien dans ces Nouettes ! Je n’y suis plus, et il pleut, les beaux jours sont passés. J’ai été réveillé ce matin par une horloge qu’on a placée dans le ministère et qui a une voix de sous-préfet. Elle parle du nez et dit les heures d’un air sec et important. Quel réveil, au sortir de cette maison toute pleine des accords de Gounod, des sonnets d’Anatole et du petit rire que vous savez ! Je me console comme je peux en vous disant mes regrets, mais je me console mal. J’espère que le soleil vous est resté, je le désire même ; je vous aime jusque-là de vous souhaiter contents, juste comme si je ne manquais pas... Pourquoi pas du soleil ?... Du soleil, du soleil, du soleil sur les Nouettes ! Du soleil dehors, du soleil dedans, et encore plus de soleil encore plus au dedans !... »

Les curieuses lignes qu’on va lire ne portent point de date. Elles sont d’avant la guerre, à une époque où Louis Veuillot faisait quelques avances au gouvernement impérial, dans l’espérance, sans doute, d’obtenir la révocation de l’ordre rigoureux qui avait supprimé son journal, l’Univers.

« Eh bien ! non, vous n’y êtes pas ! Je suis dissimulé, je suis fourbe, point craintif. Figurez-vous, madame, l’esprit du temps me gagne, je fais de la politique, mes livres sont d’un côté, mon cœur est d’un autre. Est-ce assez scélérat ? Malheureusement, je m’y suis pris un peu tard et je ne sais si j’aurai le temps de faire fortune. Mais enfin l’on verra toujours que l’étoffe ne me manquait pas pour devenir un homme moderne. Rendez-moi donc votre estime, et croyez que j’ai tous les sentiments les plus hardis, les plus indépendants, les plus fiers, en y ajoutant le mérite de les déguiser. J’aime les bons, les doux, les faibles, les patients, et j’embrasse les forts, qui roulent de gros yeux terribles, parce qu’ils me donneraient des coups de poing si je ne les embrassais pas. Est-ce que je crains les coups de poing, pourtant ? C’est selon. Je ne les crains pas du tout lorsqu’ils n’atteignent que moi ; je les crains immensément lorsqu’ils peuvent me traverser pour atteindre les autres. Voilà le fin du fin. Et puis, ces diables de forts, il y a bien du plaisir à les contraindre d’être aimables, ou à leur user les griffes avec un peu de pierre ponce, lorsqu’on ne peut les couper.

» On ne fait pas à l’homme le même honneur qu’au poisson. Celui qui veut prendre un poisson s’informe des choses qu’il aime. Il se tient bien tranquille sur le bord de l’eau, il ne fait pas de bruit. Quand le poisson paraît, il ne lui jette pas des pierres, mais il lui tend un appât recherché, un ver, un insecte, une sauterelle, qu’il fait danser sur l’eau ; il fait cent autres bassesses, il se plie, lui homme, à tous les goûts du poisson. Le poisson mord à l’appât. Vlan ! ça y est ! Tu es pris, poisson sauvage, et si tu es requin, tu ne goberas plus les pauvres petites sardines ! Ne trouvez-vous pas que ce métier-là, exercé en tout bien tout honneur, est tout de même un bon métier ? Il y a des gens qui se jettent à l’eau, avec un poignard entre les dents, et qui vont tuer le requin sans faire tant de façons. J’avais, je l’avoue, un certain goût pour cette méthode, et je l’ai encore. Mais on m’a trop dit qu’elle est répréhensible, contraire à la charité, et que ces gens-là sont d’affreux nègres, que le requin fait bien de manger en punition de leur barbarie !... »

Le dernier séjour de Veuillot dans le petit manoir des Nouettes eut lieu pendant l’été de 1869. Il fut annoncé par ces lignes, où il réclame l’hospitalité des châtelains :

« M’avez-vous gardé pour deux liards d’amitié, madame ? J’ai un vague souvenir d’être resté sur un reproche auquel je n’ai pas répondu, je ne sais pourquoi. Ma mémoire est un vieux puits tout garni de fissures ; ce que j’y laisse tomber s’écoule très vite ; il n’y demeure que les monstruosités et les sublimités. Je me souviens de mes grands crimes et de mes grandes joies ; mes petits torts s’évanouissent et mes petits bonheurs aussi. J’en suis bien aise. Cette multitude de petits torts m’importunerait sans aucune utilité, et le fretin des petits bonheurs est encore plus ennuyeux. C’est comme une collection d’objets payés trop cher.

» Mais que voulais-je dire ? J’ai perdu le fil de mes idées. Ah ! j’y suis. C’est pour le cas où vous m’auriez conservé une amitié de seulement deux liards. Je crois bon d’y jeter un peu d’encre, afin qu’elle reverdisse, et de voir si je ne pourrais pas me faire attirer aux Nouettes dans quelque temps d’ici. Je ne suis plus que pour une quinzaine de jours aux galères. Mon frère reviendra et m’ôtera le licol. Dame ! si l’on voulait, j’irais manger un radis et grignoter une pomme dans le beau pays des pommes mûres !... »

 

 

Voici, enfin, une lettre écrite pendant la Commune, à Versailles, après la longue dispersion de la guerre. Elle respire une gaieté qui, au premier abord, semble détonner quelque peu avec les circonstances, mais qui n’est, après tout, que l’instinctive détente d’un homme qui se réveille vivant au sortir d’un affreux cauchemar :

 

 

Versailles, 5 mai 1871.

 

Je veux satisfaire un désir qui me mord et me gruge depuis fort longtemps, celui de vous donner de mes propres nouvelles. On feint de vous en dire, mais il n’y a que moi qui les connais bien. Elles sont pitoyables, madame. Je n’ai plus qu’un nombre très insuffisant de chemises, et je mange du bœuf et du veau tous les jours que Dieu fait, avec du café au lait le matin et des épinards le soir. C’est un chien de lait dans un chien de café, et ce bœuf et ce veau toujours me rappellent le hideux cheval du siège, suivi de l’infâme mulet. Quant aux épinards, ils sont ma consolation, mais ils se prodiguent.

» Et il y a partout des soldats, on entend partout et toujours des clairons, et le canon au loin. Et ce n’est rien encore, il y a le député. Cela, madame, c’est la mort tout entière, mais la mort qui ne finit pas. Je préfère tout à fait la Casquette au père Bugeaud du clairon ! S’il n’y avait pas de député, peut-être que mon éternel veau me semblerait aimable et que je chanterais volontiers avec le clairon...

» Vous me direz qu’il y a le parc. Eh ! bien, oui, et c’est une merveille. J’y passe beaucoup de temps ; j’y rêve un livre que je ne ferai jamais, plein de fleurs, de verdure, de statues, de sourires et de sérénité, un livre à vous dédier. Mais de ces livres-là, il n’y en aura plus. Il faut que la paix repousse, et nous serons morts. Priez bien pour moi, parce que j’ai été trop heureux et qu’il pousse trop de livres dans ma tête, pour l’heure qu’il est et le temps qu’il fait. »

 

 

Cette phase d’allégresse dura peu. Il reprit les batailles de plume, il essuya les rudes défaites. Les dernières années de sa vie furent d’une mélancolie profonde. Il gardait son ardeur d’antan, son amour pour les causes qu’il avait toujours défendues, mais ses forces le trahissaient et, chose plus douloureuse, il doutait de l’utilité de son long, de son dur labeur, et il sentait faillir sa foi dans la victoire finale. Ce sentiment éclate dans ces lignes amères, que je retrouve encore en feuilletant la correspondance dont j’ai publié des extraits, et qui en sont comme le triste épilogue : « J’ai des pensées qui me courbent les épaules ! J’ai tant travaillé, et rien de mon ouvrage n’est fait. Que j’ai mal servi mes amis, et que mes ennemis m’en ont su peu de gré ! J’aurais bien perdu mon temps, si je n’avais souvent procuré à quelques bonnes âmes l’occasion de me pardonner ! »

 

 

 

Marquis de SÉGUR,

Vieux dossiers, petits papiers,

5e édition.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net