Les troènes
par
Paul SEIPPEL
Parmi les « proses » dont nous ont accablés à la fin de l’année les éditeurs romands, je distingue bien trois livres qui eussent mérité de naître à une heure plus recueillie : Jeunes ménages de Philippe Monnier, Le Chemin d’Espérance de Henri Warnery et Les Troënes de Noëlle Roger. Si je les réunis ici dans une commune pensée, ce n’est pas qu’ils soient égaux par la valeur littéraire ; il y aurait à cet égard des distinctions à établir entre deux œuvres de pleine maturité et le second essai encore un peu inexpérimenté d’un jeune talent, d’ailleurs plein de promesses. Mais je vois entre ces trois livres, si ce n’est des rapports d’idées, du moins une communauté plus essentielle : celle de l’inspiration morale.
Si nous y joignons les œuvres récentes de T. Combe, de Samuel Cornut et de quelques autres, il nous sera permis, je crois, de saluer avec joie l’avènement dans les lettres romandes d’un esprit nouveau qui doit certainement correspondre à de profondes bien qu’encore confuses aspirations de la jeunesse d’aujourd’hui. Et en parlant de la jeunesse, j’y joins dans ma pensée ceux qui, tout en ayant atteint et dépassé « le milieu du chemin de la vie », se sentent encore de cœur en contact avec les jeunes authentiques, dont ils voudraient être les éclaireurs.
Esprit nouveau, avons-nous dit ; mieux vaudrait dire esprit renouvelé, car il perpétue une tradition en s’efforçant de la transformer pour l’adapter aux temps qui viennent ; esprit religieux, chrétien même, non toutefois dans le sens des théologiens, affranchi de toute contrainte dogmatique et cherchant à s’affermir sur le fond solide des expériences psychologiques personnelles et des certitudes de la vie intérieure. Tout en étant religieux, cet esprit se place aux antipodes de l’esprit ecclésiastique ; il se meut sur un autre terrain, il parle une autre langue où l’on ne retrouverait plus trace de l’accent familier à nos oreilles du patois de Chanaan.
En établissant ici une communauté idéale entre les écrivains, d’opinions fort diverses d’ailleurs, que je viens de citer et beaucoup d’autres qui n’écrivent pas, mais suivent en silence une voie semblable, je crois que je serai compris à demi-mots par plusieurs de mes lecteurs ; je crois aussi qu’il est bon que ceux qui marchent les uns près des autres se serrent parfois les coudes et prêtent l’oreille aux voix timides encore et mal assurées qui, au rythme des pas cadencés, entonnent la chanson de route pour saluer les premières lueurs de l’aube prochaine.
Les Troënes nous ont fait entendre l’une de ces voix d’espérance émues et sincères et nous ne voudrions pas qu’elle se perdît dans l’inattention générale au milieu des bruits de fêtes qui bourdonnent encore aux oreilles.
⁂
L’intérêt des Troënes est, pour moi, surtout dans les dernières pages. La conclusion a un certain accent que je ne retrouve pas au même degré dans le corps du récit : l’accent des expériences vécues – ou tout au moins la transposition a-t-elle trop dénaturé le thème original pour que nous puissions le reconnaître à première audition. Dirai-je toute ma pensée ? « L’histoire » en elle-même me paraît quelque peu artificielle. Elle ne me donne pas la sensation toute chaude de la vie. J’y verrais plutôt le développement ingénieux et poétique d’un sujet d’ailleurs intéressant.
Quelle que soit la grâce de ses cheveux blonds ébouriffés, la petite Ghislaine est moins pour moi une fillette en chair et en os qu’une idée enjuponnée de rose. Peut-être cette impression n’est-elle pas justifiée ; à l’égard de la littérature d’imagination, je me sens le cerveau quelque peu racorni et, sauf de rares exceptions, j’ai bien du mal en lisant un roman à « croire que c’est arrivé ».
Le sujet des Troënes est d’ailleurs heureusement choisi ; un de mes amis, dans une lettre où il me racontait l’intérêt particulier de ce livre, l’appelait fort justement une étude de « biologie spirituelle ». Comment une âme d’enfant toute naturelle et spontanée se révolte contre les conventions imposées pour se développer spontanément par la seule puissance du vrai, telle est, pour nous servir d’un terme quelque peu abusif d’Émile Zola, « l’expérience » que l’auteur a voulu instituer mentalement.
Cette idée a pris corps dans une fiction fort simple. Après avoir passé sa première enfance au Brésil où elle n’a reçu aucune éducation quelconque et où elle a vécu comme peuvent vivre les jeunes poulains lâchés en liberté dans les Pampas, l’héroïne, Ghislaine, débarque à l’âge de treize ans en Europe et tombe dans le ménage paisible de son grand-père, le vieil archéologue Mandel.
Ghislaine est une petite « païenne » qui n’a jamais entendu parler de Dieu et du devoir, et ne comprend pas qu’il puisse y avoir au monde des choses permises et d’autres défendues. Devant le principe d’autorité, elle se cabre et prend le mors aux dents. La toute honnête Mlle Marthe, qui tient le ménage du vieux savant, s’efforce d’exercer « une bonne influence » sur la jeune sauvage dont les fantaisies choquent tous ses respectables principes. Mais Ghislaine ne se laisse point endoctriner. Mieux inspiré et plus clairvoyant, M. Mandel, un Sylvestre Bonnard croyant, trouve le moyen de faire pénétrer un premier rayon de lumière dans cette âme encore fermée : il réveille en elle l’instinct inné de la beauté ; il la réchauffe au contact d’une affection tendre et patiente ; il la redresse peu à peu, non par d’inutiles semonces, mais par l’exemple de sa propre droiture morale.
Le cœur exalté de Ghislaine s’enflamme donc pour un idéal de beauté, mais il n’en reste pas moins égoïste, c’est-à-dire hermétiquement clos à la vie réelle. C’est la souffrance qui lui enseignera la loi suprême. M. Mandel meurt. La voilà deux fois orpheline, contrainte de quitter les Troënes, la vieille maison de campagne qu’elle aimait, pour s’en aller dans un pensionnat en Allemagne. Il lui semble que tout s’effondre autour d’elle.
Qu’on me permette ici de citer la page essentielle du livre :
Un dégoût noir d’elle-même et de la vie pleuvait sur son âme en ondes glacées.
Ah ! si ce misérable « moi » brisé enfin pouvait se désagréger, s’éparpiller au loin comme ces feuilles qui tombaient, si lourdes et si tristes.
Et le désespoir l’étreignit.
Ghislaine, se sentant mourir, épouvantée, se contracta dans un effort éperdu ; des sources de son être jaillit en la déchirant un suprême cri de détresse.
Alors, elle sentit qu’une réponse lui venait.
Ce fut d’abord une harmonie lointaine qui s’élevait doucement, et, peu à peu, s’affirmait. Des souvenirs idéalisés se dressaient et, comme des airs aimés, l’apaisaient peu à peu. Des éclairs passaient devant ses yeux, des visions de ciel resplendissant d’étoiles et les brusques illuminations qui avaient enchanté sa vie d’enfant. Des notes, inattendues et puissantes, les soutenaient, le chant montait, remplissant son âme.
Les paroles de son grand-père, les unes après les autres, résonnaient en sourdine.
– Il faut avoir pitié, ma petite-fille...
– Qu’importe que les boutons se fanent, s’ils ont aimé la rose...
Et Ghislaine, les reconnaissant, s’étonnait de les sentir nouvelles, éblouir sa conscience et la bouleverser. Son grand-père n’était pas mort : il lui parlait, jamais encore elle n’avait vécu si près de lui.
L’hymne montait, montait toujours en vibrations larges, de plus en plus grandioses et triomphantes. Il semblait à Ghislaine que des cloches sonnaient tout autour d’elle et que des cors se répondaient. Il éclata superbe, impérieux, irrésistible appel.
Ghislaine, se levant d’un bond, regarda.
Personne. La pelouse était déserte.
Elle comprit qu’il s’élevait d’un abîme, sommeillant tout au fond de son être et où jamais encore elle n’était descendue.
– Mon Dieu ! murmura-t-elle.
Des flots de joie l’inondèrent, noyant ses craintes, ses remords, ses angoisses. L’amour la souleva et l’emporta d’espace en espace. Et les douleurs du chemin lui semblaient infimes. Et son « moi » tyrannique lui apparut comme une idole qu’elle avait rejetée. Elle eut faim de dévouement et soif de sacrifice.
– Mon Dieu !
Après ces instants de pure extase, la réalité reprend ses droits. Tout est prêt pour le départ. La voiture attend. Ghislaine retombe sur la terre. La souffrance la ressaisit. Cependant, à travers la misère, une joie lui reste, qu’elle emportera comme un trésor, la joie « de se sentir l’objet d’une souveraine volonté de justice ».
⁂
Ici, la critique doit se taire. Il est dans l’âme humaine un premier rayon de lumière où elle n’a pas le droit d’entrer.
À l’heure solennelle, unique parfois dans une vie, où parle distinctement la voix qui vient de l’infini, la seule qui dans la nuit où nous marchons à tâtons puisse faire parvenir à notre oreille une parole certaine, il faut que toute voix humaine fasse silence.
La page que je vous ai citée n’est sans doute qu’un très vague et très lointain écho, car les mots dont nous disposons ne peuvent tout dire, ou mieux, ne peuvent-ils rien dire de ce qui nous vient d’un monde où n’atteint pas notre intelligence. Telle qu’elle est, cette page, écrite peut-être par une main que faisait trembler la sainte pudeur de l’âme qui redoute comme un sacrilège de livrer ses secrets aux indifférents, cette page n’appartient pas à la littérature. Ceux qui ne comprendraient pas, ou plutôt qui ne sentiraient pas en eux ce qu’elle s’efforce en vain d’exprimer, auraient cependant un devoir : celui de s’incliner comme en présence du plus auguste des mystères.
⁂
Que dire encore du livre ? Les meilleurs juges ont signalé déjà en Noëlle Roger l’avènement d’un écrivain. Ils ont eu raison. Ce n’est pas que tout soit bon dans les Troënes. J’y trouve un très curieux mélange de petites maladresses d’apprenti et de marques de véritable maîtrise. J’y ai noté plusieurs phrases bien faites. Ah ! l’on n’imagine pas à quel point de telles découvertes sont exceptionnelles, et combien parmi les bancs d’huîtres de nos bons « romans romands » sont rares les coquilles perlières.
Noëlle Roger me paraît avoir pioché son Flaubert et s’être efforcée de lui demander quelques-uns de ses secrets. À coup sûr, on ne saurait imiter Flaubert, car on n’imite que des défauts et ce diable d’homme n’en a guère. Pour être vraiment son disciple, il faudrait avoir un peu de son génie, de sa volonté et de sa patience. C’est déjà quelque chose que de chercher à le suivre de loin.
Une belle carrière peut s’ouvrir devant Mlle Noëlle Roger, pourvu qu’elle persévère hardiment dans la voie où elle s’est engagée et pourvu qu’on ne nous la gâte pas.
Il est temps, je crois, que je me taise.
Paul SEIPPEL.
Paru dans La Semaine littéraire le 14 janvier 1899.