Les revendications féministes
par
Antonin Dalmace SERTILLANGES
Messieurs,
On m’a demandé pourquoi j’introduisais la question féministe dans un programme intitulé Nos Luttes. La raison en est simple : c’est que les revendications féministes n’ont pu se produire, de nos jours, sans emprunter aussitôt ce caractère d’aigreur que revêtent, à l’heure actuelle, tous nos rapports sociaux.
Ce n’est même pas le phénomène le moins étrange, ni celui qui montre le moins la profondeur du mal de haine dont nous souffrons, que de voir ainsi tout un sexe se levant, dans la personne de fougueux représentants, pour déclarer la guerre à l’autre, et prêcher contre lui la croisade. Guerre intestine s’il en fut, puisque ce serait la moitié de l’homme, selon le mot si juste de la langue populaire, qui se dresserait contre l’autre moitié.
Le point de départ de cette guerre semble avoir été tout banal ; ce sont les plaintes féminines – plaintes traditionnelles et trop souvent justifiées – contre ce qu’elles appellent les hommes.
Les hommes, c’est le mot qu’ont sans cesse à la bouche les femmes qui n’ont pas rencontré le mari de leurs rêves, tout comme la femme, c’est le sujet favori du viveur qui traîne à sa remorque quelque poupée capricieuse et perverse.
De même qu’en certains cercles d’hommes, on se plaît à ravaler les femmes, comme si ces messieurs ne pouvaient avouer ni mère, ni sœurs, ainsi, dans des conciliabules féminins, on cherche à faire de l’homme une espèce de monstre, un tyran égoïste et sans cœur, n’ayant de supériorité que sa force brutale, et l’employant à opprimer un être doué de toutes les grâces et de toutes les vertus.
Cette école, à vrai dire, n’est pas la seule à revendiquer le nom de féministe. Une autre s’est formée qui entend tout autrement les choses, et qui, sans nulle révolte et sans réclamations insensées, cherche à améliorer le sort de l’enfant, du vieillard ou de l’ouvrier. Rien de plus légitime qu’une telle préoccupation, rien de plus heureux ; il suffira d’y apporter des lumières et une circonspection suffisantes pour qu’il en sorte un bénéfice social considérable que l’on aurait bien tort de négliger ; car ce qui profite à la femme ne peut moins faire que de profiter à l’homme et à la collectivité tout entière. Ce qui profite à chacun profite à tous, et par là de nouveau à chacun.
Je n’entends donc combattre, en vous parlant du féminisme, que cette émeute d’écolières dont toutes les femmes sensées ont été les premières à souligner le ridicule, et d’autre part l’espèce de guerre civile que, sous le nom de lutte des sexes, des énergumènes, hommes ou femmes, voudraient introduire au foyer, comme d’autres veulent introduire la lutte des classes dans le monde du travail.
En cette question comme en toutes les autres, la raison sera notre moyen et l’examen des faits notre point de départ ; mais l’Évangile est notre inspirateur, et c’est à le rencontrer, ici encore, que tendront constamment nos efforts.
I
Le féminisme se définit lui-même « une doctrine qui revendique pour la femme – dans le code, certains droits méconnus par les lois, et dans la société, une place légitime refusée par les mœurs 1 ».
Cette définition est excellente, et je ne pense pas que, dans ces termes généraux, personne puisse mettre en doute qu’il n’y ait là quelque chose à faire.
L’évolution des mœurs, à partir de l’antique barbarie, a toujours comporté, pour la femme, une évolution parallèle de ses droits ; tellement que quelques historiens ont cru pouvoir adopter comme un signe suffisamment probant de l’état des mœurs à diverses époques, la place occupée par la femme dans les institutions sociales.
Or le progrès, sans doute, est loin d’être accompli, et cela suffirait, ce semble, pour donner à penser qu’il y a lieu d’écouter, quand on parle, aujourd’hui encore, d’améliorer la condition des femmes.
Il fut un temps où, dans les sociétés les plus civilisées, les femmes étaient franchement esclaves. Ce qui pouvait les consoler, c’est qu’elles l’étaient en compagnie de la plupart des hommes. Il a fallu de longues séries de siècles pour amener les penseurs les plus indépendants de la routine à supposer qu’il pourrait n’en pas être ainsi. Le droit de la force, voulant se légitimer, s’était appelé nature des choses : c’est toujours ainsi qu’il procède. On trouvait naturel qu’une part du genre humain appartînt à l’autre comme un bétail ; les philosophes disaient pourquoi, aux applaudissements des propriétaires ; il n’y a pas très longtemps qu’ils s’expriment autrement ; il n’y a pas trente ans que l’esclavage est mort, dans l’Europe civilisée elle-même, et il reste des traces de l’ancien état de choses, vous disais-je autrefois, et dans les contrats du travail, et dans la domesticité, et – je le notais déjà – dans la condition de la femme.
Il y avait des motifs pour que l’émancipation de la femme se fît plus tôt, en raison des sentiments qu’elle inspire ; mais il y en avait aussi pour qu’elle se fît plus tard, en raison de sa faiblesse.
La femme en général est plus faible à l’égard de l’homme que tel groupe d’hommes à l’égard d’un autre. Sa sujétion est d’un caractère plus intime, et devait être facilement plus tenace, étant donné certaines mœurs, que les sujétions politiques, lesquelles restent soumises aux actions du dehors et aux révolutions, tandis que chaque femme étant liée à chaque homme, dépendra de lui d’autant mieux que l’intérêt de sa vie et celui de ses enfants l’invite à garder la faveur d’un époux, et la met, en cas d’oppression, dans une complète impossibilité de résistance.
C’est le Christianisme qui apporta à la femme, comme il avait apporté à l’homme esclave, une espérance d’abord, puis un secours de plus en plus efficace et de plus en plus étendu.
Non pas que l’Église ait prétendu modifier les institutions de son autorité privée ; mais elle fit mieux, elle modifia les mœurs, et les mœurs modifiées, ou bien finissent par réformer les codes, ou bien, ce qui revient au même, réduisent leurs prescriptions barbares à l’état de lettre morte, sans nul effet réel, du moins dans l’ensemble des cas.
Seulement je dis que cette transformation étant l’œuvre des siècles, et n’étant pas achevée encore en ce qui concerne l’homme, il y a lieu de prévoir qu’elle ne l’est pas entièrement pour la femme.
Nous ne sommes plus au temps où la femme croupissait, ignorante et stupide, dans les bas-fonds de la domesticité ; mais son éducation ne laisse-t-elle plus rien à désirer, c’est une question pendante.
Un homme qui veut se marier ne va point enlever son épouse, ainsi qu’il se faisait autrefois, à la manière d’un gibier ; il ne l’achète point au père ainsi qu’une marchandise – du moins tient-il à garder en cela quelques formes – ; mais que la liberté du mariage soit entière, ainsi qu’il devrait être, c’est ce dont on peut douter, même en ce siècle libéral.
Une femme en puissance de mari n’est point livrée pieds et poings liés à son arbitraire ; ce mari n’est pas son seul juge comme sous l’ancien droit ; il n’est pas son seigneur, selon l’antique et d’ailleurs fort belle expression ; mais que tout soit acquis, en faveur de l’épouse, au point de vue de l’émancipation légitime de la personne humaine et de la reconnaissance chrétienne de ses droits, il faut permettre qu’on y regarde.
Enfin, la femme n’est plus parquée, loin de l’assemblée des hommes, dans un sérail ou derrière des barrières ; elle ne va plus voilée comme un objet dont le charme appartient à un seul ; elle n’écoute point en silence les belles sentences des hommes, et peut prétendre à exercer une influence par sa parole et son activité. Mais que cette activité ait le champ suffisamment large et dégagé d’entraves juridiques ou routinières, c’est ce qu’on peut encore discuter. Le tout est d’y regarder de près, de ne point exagérer les choses, et de ne point parler ou agir comme si la femme était encore un simple objet, dont l’homme veut bien se servir ; mais qu’il relègue, comme le fils de l’Islam, dans la nuit double de l’ignorance et de la séquestration.
Pour décider ce qu’il convient ou ce qu’il ne convient pas d’accorder à la femme, il nous faut des principes, et le tout premier d’entre eux, le plus fondamental n’a pas besoin d’être chassé longtemps : la proie est facile. Ce qu’il faut sauver avant tout, dans l’intérêt de la femme comme dans l’intérêt de son partenaire, c’est le bien social ; car le bien social étant le bien commun, se trouve être par là le bien de toutes les catégories que le corps social renferme.
Mais le bien social, le bien commun n’est pas une chose que l’on puisse garantir tout d’un bloc : c’est une résultante ; il se construit avec le bien des éléments nombreux dont se compose la société, éléments dont la hiérarchie s’échelonne, depuis les grands ensembles qui sont à l’organisme social ce que sont les poumons, le cœur ou l’estomac à l’organisme physiologique, jusqu’à l’unité primitive, qui correspondra, socialement, à ce qu’est, dans le corps, la cellule vivante.
N’est-il pas clair que la santé du corps suppose, tout à la base, le bon fonctionnement des cellules organiques, qui sont ses unités primitives ? et que de même la santé sociale exige tout d’abord la santé des premiers éléments qui l’intègrent ?
Or quels sont ces premiers éléments ? Quelle est cette unité sociale, dont la santé, multipliée par des santés pareilles, composera la santé nationale ? – C’est là une question qui pourrait vous paraître oiseuse, à ne regarder que le sujet présent. C’en est pourtant la clé ; car suivant la réponse qu’on y fait, la société entière devra s’organiser d’une façon totalement différente, et c’est dire du même coup que le problème féminin, problème fondamental s’il en fut pour l’organisation sociale, y devra trouver ses premières solutions.
Il en est qui se persuadent que l’unité, l’élément primitif dont les figures et les combinaisons diverses engendreront le corps social, c’est l’individu humain. C’est une immense erreur, contre laquelle les plus grands sociologues se sont dressés avec véhémence, parce que ses conséquences, je le répète, sont incalculables.
L’unité sociale véritable, ce n’est pas l’individu : celui-ci n’est que matière, parce qu’il n’est pas l’homme au complet. L’homme au complet, par conséquent l’unité, la cellule mère dont la multiplication variée crée le corps social, dont la santé est la condition toute première de la santé sociale, c’est la famille ; c’est l’homme uni à la femme et orienté vers l’enfant.
« Il n’est pas bon que l’homme soit seul », a dit la Bible. Régulièrement parlant, cela n’est même pas possible. L’homme isolé n’est pas véritablement l’homme ; il n’en est qu’une moitié ; car ni intellectuellement, ni moralement, pas plus que physiologiquement il n’a sa vie complète.
Il y a une sexuation de l’intelligence, a dit un philosophe ; il y en a une aussi de la moralité. Chaque sexe fournit à l’autre ce qui lui manque, et du contact affectueux de deux âmes dissemblables, mais complémentaires, une flamme jaillit, un troisième s’engendre, qui est l’homme complet, le couple, dont la Bible a dit : Ils seront deux en une seule chair.
Privé de cette union, et à moins d’une vocation spéciale, chaque individu isolé, homme ou femme, est un être incomplet, une moitié d’être ; ce n’est plus l’homme, même au point de vue individuel. À plus forte raison cet individu morcelé n’est-il pas l’homme social, puisqu’il est infécond de toute manière.
J’entends par là qu’il ne peut pas produire, d’abord, tout ce dont il est personnellement capable ; car, supprimé le foyer, il ne trouve plus ce genre de secours qu’apportent aux armées et à toutes les puissances en lutte les points de concentration et de refuge. Plus de foyer, plus de repos ; plus de réservoir de force, plus de chantier de réfection pour l’énergie humaine, plus de forge pour retremper la vie.
J’entends ensuite que cet homme isolé ne peut plus se survivre d’une façon véritablement humaine ; car s’il peut bien semer des enfants sur la route, il ne peut pas les conduire au point où ils le refléteront tout entier, avec ses sentiments, ses croyances, ses traditions, ses ressources, tout ce qu’il y a en lui de meilleur, et que seule l’éducation intensive et prolongée, l’incubation du foyer domestique peut prétendre assurer.
L’union de l’homme et de la femme – l’union durable et affectueuse, hors laquelle il n’y a que rencontre ou désunion – telle est donc la base ferme de l’organisation sociale.
L’anneau nuptial est le premier chaînon auquel s’attachent tous les autres ; il ne faut donc pas l’affaiblir. Si l’on veut travailler à la prospérité publique et au bonheur commun, si l’on veut simplement ne pas les compromettre, il faudra ne rien faire contre le lien familial ; mais le favoriser, au contraire, en s’efforçant de réaliser les conditions qui peuvent lui procurer et plus de solidité et plus de valeur.
Quelles sont ces conditions, c’est ce que je n’ai pas à dire au complet : je vise un cas particulier et dois m’en tenir à ce qu’il exige de lumière. Or, au point de vue où nous sommes, l’important à noter, c’est que la loi qui devra régir le groupe familial ne devra pas contredire celle que nous avons reconnu, tout au début de nos études, être la condition générale de toute vie sociale : le concours.
Le concours, qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire tout d’abord l’exclusion des antagonismes, et par conséquent la condamnation de cette étrange théorie qui veut donner comme pendant à la lutte des classes la lutte des sexes, lutte homicide s’il en fut, puisqu’elle oppose, chacun à chacun, précisément les êtres dont l’union est la source première de toute fécondité sociale.
C’est ensuite une division intelligente du travail, chacun apportant au groupe le concours d’une action en rapport avec ses aptitudes et ses tendances. Ce que sait faire la femme ; ce qui attire la femme ; ce qu’elle est en état de réaliser, par conséquent, d’une façon supérieure, voilà ce que doit se demander avant toutes choses un féminisme rationnel et respectueux des lois de la vie.
Et par là, Messieurs, se trouverait d’abord résolue une grosse question qui se formule en ces mots d’allure quasi révolutionnaire : Égalité des sexes.
Égalité, oui ; il n’y a pas de raison pour que la femme, compagne de l’homme, créature raisonnable comme lui, ayant même destinée, même responsabilité en face de la vie, ne soit pas son égale. Égalité, dis-je ; mais non pas assimilation. Assimiler par force des êtres dissemblables, c’est les conduire à la stérilité, et par conséquent à une vie malheureuse et nuisible.
Or si l’on veut y réfléchir, et écarter une bonne fois les équivoques où s’embarrassent tant de féministes, il faut bien reconnaître que la femme ne ressemble pas plus à l’homme par l’intelligence et par le cœur qu’elle ne lui ressemble par le corps. Il n’est nul besoin, pour le penser, de faire appel à une supériorité quelconque. Je ne serais pas disposé, pour ma part, à reconnaître sans discussion une supériorité de ce genre. Je ne le serais pas même à accepter cette répartition des valeurs humaines entre les sexes que tant de femmes admettent : l’homme l’intelligence ; à la femme le cœur. Cela n’est point exact ; c’est une de ces divisions enfantines qui procèdent d’une vision des choses par trop simpliste. L’homme a des qualités intellectuelles que la femme n’a point ; mais la femme a des qualités intellectuelles que ne possède point l’homme. La femme a des qualités de cœur dont l’homme n’est point pourvu au même degré ; mais l’homme en revendique pour sa part que la femme ne saurait montrer d’ordinaire. Il n’y a pas inégalité ; en tout cas elle n’est pas évidente, et le fût-elle tout à fait, elle ne saurait justifier un traitement inférieur ; car tout le monde doit reconnaître que la moyenne des femmes fût-elle jugée inférieure à la moyenne des hommes, elle l’est infiniment moins que la moyenne des hommes ne l’est aux mieux doués d’entre eux, qui les traitent cependant en égaux.
Mais s’il n’y a point inégalité, encore une fois il y a dissemblance. Or cela suffit pour que les fonctions attribuées à l’un et à l’autre sexe doivent être diverses.
Qu’importe la valeur, là où il s’agit d’une adaptation ? Pour caler une table, un morceau de bois vaut une pièce de cent sous ; il vaut mieux. Un diplomate de première force serait à coup sûr bien en peine de tailler convenablement une vigne, et Bonaparte, avec tout son génie, n’eût pas remplacé sans quelque peine le bottier d’un de ses régiments.
Qu’importe donc que la femme vaille l’homme, ou même beaucoup mieux, si elle ne vaut pas pour ce que fait l’homme ?
Or ceci semble indubitable aux gens les plus sensés, et parmi les femmes elles-mêmes.
Les plus réfléchies de ces dernières, celles par conséquent qui devraient être le plus portées à croire les femmes capables de sortir tout à fait de leur condition actuelle, ont au contraire un sentiment très vif des exagérations féministes. Elles se rendent compte de cette vérité – devrait-il être nécessaire de l’énoncer ? – que la femme diffère de l’homme de toute manière, par ses tendances et ses capacités ; que d’ailleurs, ainsi que le répètent toujours les maîtres de la vie morale, la vocation d’un être se détermine précisément par la considération de ses capacités et de ses tendances, et qu’enfin, c’est rendre un être malheureux et artisan de malheur que de le sortir de sa vocation.
Toute femme qui s’écoute elle-même, qui ausculte son cœur, à moins que ce ne soit une déviée ou une exception hors de cause, doit reconnaître que sa tendance première la porte vers les choses de la vie intime et familiale, plutôt que vers la vie de plein air et d’action publique ; que si elle n’a point l’âme faussée par d’étroits calculs, par des influences perverses ou futiles, elle a le goût de la maternité ; puis de l’éducation dévouée et attentive ; puis de l’influence élargie ; mais d’ordre intime, toujours, de sorte que si elle agit au dehors, c’est en quelque manière parce qu’elle emporte avec elle le foyer.
La femme est pleine d’ambitions, comme nous tous ; mais ce ne sont pas les mêmes. Elle rêve d’influence plus que de gouvernement ; elle aspire à régner plutôt qu’à conquérir ; à imposer son charme, plutôt qu’à faire plier sous sa loi.
Et ses capacités sont de même ordre. Comment en serait-il autrement ? On n’est porté à entreprendre que ce qu’on est capable de réussir, et c’est pourquoi la femme, qui aime le détail et l’influence intime, est plus capable d’administrer que d’acquérir, d’ordonner que de créer, de subjuguer silencieusement que de combattre.
Tout cela, sans doute, ce sont des généralités, et nous ne pouvons prétendre y trouver une règle absolue ou suffisante ; mais c’est le dessin sommaire dont il ne faudra pas s’écarter, sous peine de bouleverser la vie sociale.
Une esquisse n’est pas un tableau ; mais il en est le point de départ ; il faut que l’inspiration de l’artiste y revienne sans cesse, et s’y retrempe.
Ainsi allons-nous faire, Messieurs, en serrant de plus près notre problème, à peine exposé jusqu’ici, et en essayant de fixer les conditions normales de la vie féminine, soit à l’intérieur du foyer, soit au dehors.
II
Au regard de la vie familiale, il est des féministes tellement radicaux que l’idée qu’ils se font de l’émancipation de la femme va jusqu’à préconiser l’union libre. Je ne discuterai pas leur pensée, supposant qu’entre nous cela est inutile. Cette grossière et absurde conception ne mérite pas l’examen d’un moraliste, à plus forte raison d’un chrétien.
Mais une autre théorie, qui se rattache à celle-ci ; qui n’en est, tout au fond, qu’une atténuation, pourrait nous retenir davantage ; car elle ne manque pas de séduire des chrétiens très sincères : c’est celle du divorce, du divorce de plus en plus facile qu’on nous prêche : divorce par consentement mutuel, sans autre motif invoqué ; divorce par la volonté persistante de l’un des deux conjoints, également sans motif allégué autre que l’ennui constaté de vivre ensemble.
Je ne puis traiter ici, en deux mots, une aussi grave question ; elle dépasse de beaucoup les bornes du sujet qui nous occupe ; mais au point de vue de ce sujet, et en ce qui touche l’intérêt féminin, je puis bien constater que, de l’avis des sociologues les plus compétents, le divorce n’a pas amélioré la condition de la femme. Il a pu dénouer quelques situations trop tendues ; il en a tendu d’autres ; il a procuré au mari inconstant le moyen facile de secouer le joug des devoirs les plus sacrés, et dans l’ensemble, il n’a émancipé en fin de compte qu’une chose : les passions.
À plus forte raison le divorce élargi, montrant la porte ouverte à tous les caprices et à toutes les faiblesses, ne serait-il point favorable à la femme. Tout ce qui ébranle la pierre du foyer doit troubler la sécurité de celle qui y est assise. Relâcher le lien conjugal, c’est exposer la femme à n’être que le jouet, l’esclave qu’on achète et qu’on vend, au lieu du compagnon de vie qui doit être à jamais un autre soi-même.
À un point de vue différent, en étudiant l’union de l’homme et de la femme non plus relativement à sa durée, mais relativement à la situation réciproque des conjoints, le féminisme radical voudrait organiser autrement la famille. Il voudrait décréter l’égalité des époux, non pas dans le sens élevé où nous la prêchons nous-mêmes ; mais au point de vue légal, la monarchie familiale devenant une dyarchie, un pouvoir partagé, une association pure et simple, se gouvernant par un accord sans cesse à intervenir, comme dans les sociétés commerciales ou industrielles.
Parler ainsi, c’est méconnaître l’urgente nécessité que nous avons reconnue de garder au foyer sa stabilité et sa solidité complètes.
La famille est l’unité sociale, disions-nous ; mais encore faut-il que ce soit une unité ; encore faut-il qu’elle conserve une influence et une responsabilité collectives. Or, supprimez l’autorité maritale, et mettez à la place l’égalité des droits, vous n’avez plus qu’une unité dédoublée, c’est-à-dire une matière amorphe, incapable d’entrer en composition harmonieuse, pour engendrer le corps social. Celui-ci redeviendra un conflit d’éléments dispersés ; car il ne suffit pas de poser un toit sur quelques mètres carrés de nos domaines de lutte et d’y allumer du feu pour créer un foyer. Un foyer, c’est une ’unité morale, et tout philosophe vous dira qu’une unité ne se compose jamais de pièces égales. Il faut un lien ; il faut une âme du groupe ; or cette âme, quand il s’agit de société, familiale ou civile, c’est l’autorité. Brisez l’autorité, vous brisez l’unité, vous créez l’anarchie, vous empêchez la finalité sociale de s’exprimer dans une volonté, de se réaliser dans les faits, de diriger l’application des forces et de vaincre les résistances.
Ce n’est pas que je veuille dire qu’on ne puisse en aucun cas arriver à l’unité qu’en faisant appel au principe monarchique : il y a des unités de raison qui ne s’incarnent point dans une personne ; il y a des républiques. Mais une république à deux, cela ne sera.pas toujours facile.
Quand le mariage est parfait ; que les époux s’entendent à ravir ; que le cœur est prêt aux ententes amiables et, s’il le faut, aux concessions, pas n’est besoin de faire appel à l’autorité ; et remarquez bien que c’est là, en fait, ce qui se passe plus ou moins dans tous les mariages qui ne sont pas des malheurs. On se partage les responsabilités selon les aptitudes ou les possibilités de chacun ; la femme fait acte d’autorité au nom de la famille bien plus souvent que l’homme, quoique ce soit en de moindres objets, et en ce qui regarde les grands intérêts, si c’est l’homme qui signe, n’est-ce pas souvent la femme qui tient la main ? La vie se charge de plier le code à ses exigences, et l’affection n’a cure de ce qu’on appelle le droit.
Mais il faut tout prévoir ; il peut y avoir conflit, et n’est-ce pas d’ailleurs dans cette prévision que le féminisme radical veut rendre égaux les droits, afin de fortifier l’opposition en la légalisant ?
Si tout va bien, ce n’est pas la peine de dire à la femme : tu es libre ; ce n’est qu’une tentation à lui fournir ; et si elle n’y est point accessible, encore bien moins prisera-t-elle le prétendu trésor que vous lui apportez. La femme qui aime ne veut point être libre ; il lui plaît d’obéir ; elle aime qu’on lui dise : Fais ceci, comme le centurion de l’Évangile. « Le bonheur de l’homme, a écrit Nietzsche, s’appelle : Je veux ; le bonheur de la femme s’appelle : Il veut. »
Mais si le mariage est imparfait, et si, un jour ou l’autre, les volontés entrent en conflit, je demande s’il n’est pas nécessaire qu’il y ait quelqu’un qui décide.
Les auteurs dont je parle sont bien obligés d’avouer qu’il doit en être ainsi, et, ne trouvant plus, dans leur maison sans chef, le magistrat que la nature désigne, ils vont en chercher un au dehors : ils font appel à l’autorité de l’État, pour dirimer les questions familiales. Et il suffit de cette proposition pour juger leur système ; car sans parler de sa complication pratique, l’introduction d’un tiers au foyer conjugal, ou même la seule pensée que cela fût possible, ne serait-ce pas la discorde installée, la désunion érigée en principe, quelque chose comme l’appel à l’étranger, dans le gouvernement des états, mesure dont on connaît les suites, et pour laquelle les patriotes ne peuvent avoir que répulsion et mépris.
Il faut donc que l’autorité familiale soit maintenue.
Mais alors, faudra-t-il, la retirant à l’homme, la déposer entre les mains de la femme ? Ce serait le « manoir à l’envers », et à ceux qui pourraient y rêver, je demanderais : Pourquoi, si la femme est d’ordinaire capable de gouverner la communauté à la place de, l’homme, pourquoi le sentiment universel, accepté des femmes mêmes, assimile-t-il constamment la veuve à l’orphelin ? Est-il beaucoup de veuves, fus-sent-elles féministes, quine gémissent sur le sort d’une femme seule ? En est-il en grand nombre qui, même médiocrement heureuses en ménage, considèrent le veuvage comme l’affranchissement ?
Aussi les plus farouches féministes n’oseraient-ils proposer le gouvernement féminin à titre de mesure générale : mais il en est, et de très graves, qui voudraient laisser cela à la liberté des conjoints, lesquels en jugeraient d’après leurs convenances, leur valeur réciproque ou celle de leur apport.
Je ne puis me persuader que ce soit là une proposition sage.
Il peut se faire qu’en plus d’un cas la femme soit à la hauteur d’une telle tâche ; qu’elle y excelle tout à fait, et que l’homme ait tout lieu de se féliciter de son abdication volontaire ; mais les cas isolés ne doivent point faire la loi ; celle-ci doit s’établir en considération des phénomènes généraux. Demander au législateur de se désister ici, et de sanctionner aussi bien le gouvernement de l’homme par la femme que celui de la femme par l’homme, c’est-à-dire un état de choses généralement anormal aussi bien qu’un état de choses généralement heureux, c’est lui demander de se désintéresser de la nature des choses, et de verser dans un libéralisme excessif qui serait mieux nommé l’anarchie.
Il faut avouer cependant, Messieurs, que sans entamer sérieusement l’autorité familiale, il y aurait lieu d’écouter certaines doléances, et, prudemment, de répondre à certaines exigences que des juristes très experts ne trouvent pas subversives, et que le moraliste chrétien doit déclarer, dans ce cas, éminemment respectables.
Il paraît hors de doute que les droits du mari, relativement aux biens de famille, c’est-à-dire à la sécurité et à l’avenir communs, sont à tout le moins excessifs. Sous le régime de la communauté, en particulier, régime déclaré par le code « le droit commun de la France », et qui est le droit universel pour tous ceux que l’inexistence de leur fortune initiale dispense de passer chez le notaire, le pouvoir marital peut à bon droit paraître exorbitant.
Le mari peut aliéner, hypothéquer à lui seul ce qui appartient à deux ; ce qui fait la sauvegarde commune. Tout ce qui peut échoir à la femme au cours du mariage, par héritage ou par son travail personnel, tombe dans la communauté, c’est-à-dire que le mari peut le dilapider à sa guise, à la seule condition que ce soient des biens mobiliers ; de sorte que la femme qui travaille à l’usine, au magasin, à la manufacture ne peut même pas toucher son salaire.
Dans ces ménages ouvriers, les plus intéressants de beaucoup, à ce point de vue, on voit plus d’une fois se réaliser ce mot pittoresque : « C’est le mari qui est la dépense ; c’est la femme qui est la recette » : dans ce cas, n’est-il pas simplement inique que l’homme tout seul soit l’administration ?
Ce n’est pas à moi de décider ce qu’il conviendrait de faire ici ; je sais que la question est complexe ; mais il me semble que le jurisconsulte a là une tâche urgente. La communauté qui consiste à dire : Tout ce qui est à toi est à moi, sans ajouter la réciproque, est d’une insolence trop grossière. Autant il est beau que des donations spontanées et la fusion entière des intérêts viennent compléter celle des cœurs, en assurant, par delà encore, l’avenir d’êtres en qui l’on sait se retrouver, autant il est odieux que la loi impose brutalement des abandons qui peuvent être mortels.
Mais ce n’est pas tant dans les lois, que je voudrais voir les droits de la femme reconnus, et les injustices encore existantes corrigées : c’est dans les mœurs.
J’ai rappelé qu’autrefois, dans certaines peuplades, on enlevait les femmes ; que dans d’autres, ou dans les mêmes, plus tard, le père les vendait littéralement. La civilisation chrétienne sut établir partout plus de justice ; mais elle ne put empêcher aussitôt qu’on laissât plus ou moins subsister, dans le contrat de mariage, les caractères ou les traces d’un contrat de vente, en ce que ce contrat était passé moins entre les conjoints qu’entre les deux familles qui s’alliaient.
Et n’est-ce pas ainsi qu’aujourd’hui encore beaucoup de parents entendent les mariages ? Ce sont eux qui marient leur fille ; ce n’est pas leur fille qui se marie. Le Christianisme a exigé le oui sacramentel ; il a même prévu que ce oui pourrait être arraché par une contrainte morale capable d’anéantir ou de diminuer gravement la souveraine liberté qui doit présider à un tel acte ; mais le moyen de constater, de démontrer juridiquement cette contrainte échappe le plus souvent ; il y faut en tout cas des procès, de graves ennuis et de la dépense. Aussi n’est-ce pas aux lois qu’on peut se confier ici ; c’est le progrès des mœurs qui est en cause. Il faut crier aux parents inconscients de leur devoir que leurs enfants, même leurs filles, sont des personnes et non des choses ; que la femme est personne autant que l’homme ; qu’on n’en peut disposer pour la vie sans son consentement, sans sa volonté personnelle, éclairée et absolument expresse.
Qu’on la protège, soit ; qu’on la conseille, encore mieux ; mais la forcer, jamais ! Et même dans les conseils et dans la protection qu’on exerce, qu’on ait garde de prendre ses convenances personnelles pour l’intérêt de l’enfant, et la divergence de désirs entre les parents et leur fille pour une aberration évidente de celle-ci.
Après le mariage, à plus forte raison y a-t-il lieu de rappeler au mari ses devoirs, et de lui faire comprendre que l’autorité maritale, chrétiennement comprise, n’est pas le droit de vie et de mort d’autrefois ; pas même le droit de caprice, de volonté irréfléchie et imposée par force.
Le mari est le chef de famille ; mais il n’est pas un maître. « N’appelez personne maître, a dit le Christ ; vous n’avez qu’un seul maître, c’est Dieu. »
Le maître est autre chose que le chef ; il y a, entre les deux, cette notion que la pensée chrétienne a introduite, et qu’elle rappelle sans cesse sans parvenir toujours à l’imposer : la notion de la personne morale.
On peut être le chef d’une personne ; on ne peut être le maître que d’une chose. Le maître possède ; le chef dirige ; le maître peut avoir des caprices : son droit est total ; le chef est lié par des devoirs et limité par le droit d’autrui. « Que celui parmi vous qui est le premier soit le serviteur de tous », dit le Sauveur. Et cette conception de l’autorité qu’il apportait, il l’opposait aux conceptions païennes : « Les princes des gentils les tyrannisent, et les grands les dominent : qu’il n’en soit pas ainsi au milieu de vous. » Ce sont donc des païens, ceux qui comprennent l’autorité autrement que comme un service, et qui, dans la famille, abusent de la force matérielle ou morale que leur confère leur sexe pour opprimer une créature investie des mêmes droits, chargée des mêmes devoirs, fille du même Dieu.
Je cours, Messieurs ! il y aurait ici beaucoup à dire ; mais j’ai crainte d’abuser de vous, et ce serait d’autant plus mal à moi que vous ne pourrez pas vous venger. Nous sommes à la fin de nos conférences, et vous ne pourrez pas dire de moi :
Faisons-le court en ne l’écoutant point.
Je passe de suite, et pour finir, à l’examen des revendications féministes en ce qui concerne non plus la vie à l’intérieur, mais le dehors.
III
Le principe de la division du travail entre l’homme et la femme, de la répartition des efforts suivant l’attrait et l’aptitude devrait, en général, garder la femme à la maison, et ne point la livrer aux métiers du dehors, ou à ce qu’on appelle les carrières.
Une fois que la femme a rempli son rôle au dedans ; qu’elle a supporté les peines matérielles et morales de la maternité ; qu’elle a pourvu à l’éducation des enfants, veillé avec attention et économie au bien général de son intérieur, il me semble qu’elle a payé suffisamment son écot à l’association familiale et à la société entière. Des soucis étrangers ne lui feront pas, sans doute, renier le devoir du dedans, mais la mettront dans l’impossibilité de le remplir.
Pousser la femme au travail extérieur, aux carrières, c’est donc la pousser au célibat ou à la négligence de ce pour quoi elle est tout d’abord faite.
Ce que fait la femme au foyer, personne ne le fera sans elle ; ce qu’elle ferait ailleurs, on y peut suppléer. Il faut donc, en principe, que la société fasse effort pour restreindre dans toute la mesure du possible le travail extérieur de la femme.
Mais les principes ne sont pas tout ; les faits s’imposent, inexorables, à notre société fiévreuse, et le besoin, plus fort que les principes, arrache à leur foyer des milliers de créatures que l’intérêt social y retiendrait, pour créer, à la place de la mère et de l’épouse, cette souffrance et cette plaie sociale qui s’appelle l’ouvrière.
« L’ouvrière ! s’écriait Michelet, mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer, et qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès. » Et Jules Simon, après un an passé à inspecter les grands centres industriels en vue précisément de cet objet, concluait : « Il y a dans notre organisation économique un vice terrible qui est le générateur de la misère et qu’il faut vaincre à tout prix, si l’on ne veut pas périr ; c’est la suppression de la vie de famille. La femme, devenue ouvrière, n’est plus une femme 2. »
Les socialistes, d’ailleurs, qui sont en général les plus féministes des féministes, reconnaissent ces conséquences ; mais il s’en trouve pour s’en réjouir, comme d’un résultat propre à hâter l’avènement d’un état de choses où la vie domestique, disent-ils, se réduira au strict nécessaire. On sait ce que cela signifie 3 !
Mais puisque la nécessité est là, plus forte que nos vœux, et plus forte sans doute que les pouvoirs sociaux, encore faut-il que le travail féminin remplisse son objet et procure les ressources qu’on lui demande. Or il en est très loin, et à lire certains livres, on est tenté de dire que la femme ouvrière est véritablement, chez nous, une martyre 4.
Ce que le féminisme sérieux réclame pour elle, sur ce point particulier, doit nous paraître bien modeste : « Égalité de salaire pour un produit égal du travail. » N’est-ce pas le minimum de ce qu’on peut demander ? Comment refuser à l’être faible, à l’être dont le travail est double, puisque les soins de famille l’attendent, après que la tâche extérieure est remplie ; à l’être dont l’effort devrait par conséquent compter double, comme celui du soldat à l’étranger, comment lui refuser du moins l’égalité de traitement qu’il réclame ?
Je connais les difficultés ; mais on doit faire effort pour les vaincre ; nous ne pouvons point passer à côté de telles misères, de telles fatalités prétendues sans être pris de pitié, et sans nous dire : Allons ! essayons de soulever ce rocher.
Mais la femme avocat ? la femme médecin ? la femme notaire ? la femme professeur de Sorbonne ?...
Je vous avouerai, Messieurs, que leur cas m’intéresse beaucoup moins. Je ne refuserai pas, pourtant, de vous dire ce que j’en pense.
Je pense que la femme médecin peut rendre en certains cas de grands services ; quoique dans les cas graves, je doute qu’on s’en rapporte à sa fermeté d’âme et à sa possession d’elle-même.
La femme avocat ne me semble pas devoir autrement réussir ; mais je ne demande pas mieux qu’on essaie : si les clients s’en trouvent bien, je ne vois pas pourquoi nous nous en trouverions mal.
D’une façon générale, quand il s’agit de fonctions telles que les intéressés puissent choisir, pourquoi ne tenterait-on pas l’aventure ? Ni les clients ne viendront, si des garanties ne leur sont en général offertes ; ni la femme elle-même ne persévérera dans une voie où elle ne trouverait que la honte ou le malheur. Pourquoi, en lui fermant les portes, lui donner l’impression qu’elle est une victime et que, par un abus odieux de la force, l’homme garde pour lui seul toutes les positions lucratives ?
D’ailleurs, à laisser ouvertes ces portes, on gagnera de laisser un débouché honorable à des femmes qui, supérieurement douées, ne peuvent d’autre part exercer, pour une raison ou pour une autre, le rôle que semblait leur indiquer la nature. Celles qui ne peuvent se marier ; celles qui n’ont point d’enfants, ou qui les ont perdus, et qui sont là comme des âmes en peine, comme des forces inutilisées dans une maison vide, menant une vie languissante, sorte de mort prématurée, trouveront quelque chose à tenter, si elles en ont le courage.
Et puis enfin, l’on a beau dire : le rôle de la femme est la maternité, encore faut-il qu’elle y aille librement. Il ne semble point équitable que la femme étant la créature raisonnable et libre que nous avons reconnue, la société ne lui rende la maternité désirable que parce qu’aucune autre voie ne lui serait ouverte. Son instinct va au foyer ; qu’on le lui rende désirable, et je ne suis pas trop inquiet de le lui voir déserter pour le barreau ou la littérature.
Autrement grave, Messieurs, et grosse de conséquences, est la question de l’introduction de la femme dans la vie politique. La femme électeur – et éligible ; car les deux choses semblent bien aller de pair, c’est un problème social qui demanderait à lui seul de longues études. Vous trouveriez dans les deux camps des hommes graves ; mais les plus graves, et les mieux inspirés à mon très humble avis, ne sont pas favorables, dans les conditions actuelles de la politique française, à cette innovation.
Je dis dans les conditions actuelles de la politique française, parce que, en pareille matière, on ne peut tabler sur l’absolu. À certaines époques, chez certains peuples, on nous affirme que le vote féminin donne les meilleurs résultats ; que l’éligibilité féminine est une source de paix, de moralité et de prospérité publique. Je le veux bien, et par certains côtés, je le comprends ; mais actuellement, en France, je me permets de mettre en doute les heureux résultats de cette mesure.
Car il ne sert de rien de remarquer qu’en écartant la femme des fonctions publiques, on prive celles-ci de valeurs individuelles dont nous pourrions grandement profiter. Il y eut dans tous les siècles des femmes qui furent des politiques éminents ; des reines qui égalèrent les plus grands rois. Et que de femmes, j’en conviens, gouverneraient mieux la France que nos législateurs actuels !
J’entendais dire dernièrement à l’un de nos législateurs que sur la plupart des questions d’affaires, à peine vingt ou trente députés sont sérieusement compétents. Les autres connaissent... la politique, c’est-à-dire rien du tout, à part leur intérêt électoral. Il en est de même proportionnellement en tout le reste ; de sorte que l’apport féminin, s’il devait être heureux, ne serait pas inutile. Mais serait-il heureux, c’est toute la question, et l’idée générale qu’on émet ne sert de rien pour la résoudre.
Pas davantage suffit-il d’observer qu’il y a quelque chose d’étrange, et même d’anormal, à voir les incapacités politiques de la femme tenir devant le principe proclamé de l’égalité devant la loi.
Si tous les hommes, dit-on, « naissent libres et égaux en droits », pourquoi pas les femmes ? Dans les autres domaines, personne ne se trouve lié ainsi par les hasards de la naissance, et empêché de concourir, s’il en est capable et s’en donne la peine, pour la conquête d’une position quelconque.
Tout cela est pleinement vrai ; mais il est vrai aussi, tout d’abord, qu’il y a aujourd’hui réaction, ainsi que je le notais, dans certains groupes non méprisables, contre ce qu’on appelle l’erreur révolutionnaire. De hautes consciences et des compétences très sérieuses trouvent qu’on a fait fausse route, ou bien marché trop vite. Ils font entendre les cris des milliers de victimes de la concurrence illimitée, et font toucher du doigt l’anarchie régnante. On leur répond : C’est un moment de transition ; à quoi ils répliquent : Oui, transition ; mais transition entre le malaise et la ruine.
En attendant que le débat soit clos, on peut sans doute trouver sage de ne pas exposer l’avenir familial dans une redoutable aventure. Jeter la femme, après y avoir jeté l’homme, dans la lutte pour la vie sous la forme des luttes politiques, c’est y jeter deux fois l’enfant, et risquer doublement le bien commun qu’il incarne.
Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, et fût-il certifié que l’idéal de Quatre-vingt-neuf en est un – ce que je crois fermement, pour ma part, j’ai dit pourquoi l’année dernière 5, – toujours est-il que ce n’est qu’un idéal. En vie sociale, toutes les thèses absolues sont fautives ; la seule règle pratique, c’est de sauvegarder la vie, de la promouvoir dans toute la mesure possible, mais sans jamais imprimer au corps social, sous prétexte de théories et de progrès, des secousses perturbatrices et homicides.
Or, à considérer les choses sous cet angle, j’ai peine à croire que les droits politiques accordés à la femme puissent amener un bien, dans notre France contemporaine. Il me semble évident, en ce qui concerne l’éligibilité, que briguer la députation ne serait le fait, chez nous, et à l’heure actuelle, que d’une minorité féminine des moins recommandable, et si cela est, ce n’est pas le moment d’ouvrir la porte. On ne soulève pas les écluses, voulant de l’eau claire, lorsque c’est l’eau fétide qui va passer.
En ce qui concerne le droit de vote, les mêmes doutes surgiraient ; il y aurait seulement lieu-à des arguments plus subtils, et peut-être à des distinctions plus nombreuses.
« Il est si irrationnel, dit un de nos écrivains, que dans un pays de suffrage universel, le suffrage ne soit pas universel ; il est si irrationnel que l’alcoolique qui porte ma valise de la gare d’Orléans à mon domicile soit électeur, et que ma sœur ne le soit point ; il est si irrationnel que la femme soit contribuable et ne soit point électeur ; il est si irrationnel qu’une châtelaine veuve, qui administre son domaine, voie voter tous ses domestiques et ne vote point ; il est si irrationnel que la femme subisse la loi et toutes ses charges et ne contribue pas à la faire, qu’il n’y a absolument aucun argument, même faux, à faire valoir contre le droit des femmes à voter, à être électeurs et à être éligibles 6.
J’en demande pardon à notre auteur ; mais il y a des arguments, et ils sont bons.
Il y a d’abord que le suffrage universel n’est pas un dogme. Il y a ensuite que toutes les grandes lois sociales comportent un certain nombre d’inconvénients, voire d’anomalies, au nombre desquelles on peut ranger ce qu’on nous signale ; mais que ce n’est pas une raison pour qu’elles n’aient aucune justification rationnelle. Il y a aussi que le suffrage universel fût-il déclaré intangible, son organisation actuelle ne l’est point, et que sans doute on peut l’organiser de telle sorte que la femme y puisse prendre part sans abus, en tout cas être représentée d’une façon ou d’une autre dans ses résultats ; mais que cet avenir étant lointain, il ne faut pas devancer les âges.
Je vais plus loin, et je concède volontiers que si le droit de vote était accordé aujourd’hui, sur toute l’étendue du territoire, à toutes les femmes de France, je ne fais aucune espèce de doute que la première chambre ainsi nommée ne fût meilleure que la nôtre. Seulement cela ne m’émeut pas ; car il faut voir la suite. C’est le propre des esprits superficiels de ne voir qu’un côté des questions. Le droit de vote, tel qu’il s’exercerait aujourd’hui, et encore mieux l’éligibilité aux charges publiques, dans les conditions actuelles, c’est la femme jetée en pleine violence, au milieu de compétitions et de passions où le caractère féminin, si porté à l’intrigue, si peu maître de soi, produirait de plus grands maux encore que chez l’homme.
Voyez-vous les femmes traînant l’honneur de leur foyer, l’intérêt de leurs enfants, leur propre considération au milieu de nos luttes d’aujourd’hui ? Les voyez-vous dans nos réunions électorales, dans les couloirs des Chambres ? Voyez-vous les imputations, les soupçons, les inconvenances outrageantes, toute cette monnaie courante de notre politique, dont l’homme ne se défend point, et dont la femme serait la victime permanente ?
Là où l’on ne respecte rien, comment espérez-vous qu’on la respectera ? Y a-t-il aujourd’hui des cheveux blancs, ou des services rendus, ou du talent, du génie même qui vous mettent à l’abri des seaux de boue ? Pourquoi voudriez-vous amener dans cette sentine vos femmes et vos filles ? Y songez-vous, Messieurs ? Que ferez-vous pour les protéger, et combien de fois par jour tirerez-vous l’épée pour venger leur honneur ?
Si un malheur accable notre politique, c’est que trop de gens s’en occupent : si vous doublez d’un coup la dose du bruit – ou pour mieux dire, si vous la quadruplez ; car on m’accordera qu’au regard de la femme cette proportion est modeste – qu’allons-nous devenir ?
C’est une des erreurs de ce siècle, au jugement des plus grands, que d’avoir livré les grandes affaires à de petits cerveaux, en trop grand nombre, et trop mal préparés : il ne faut pas nous y enfoncer davantage, et pendant ce temps-là faire déserter le foyer, laisser la maison vide, et le berceau en des mains étrangères et glacées.
J’en appellerais volontiers, Messieurs, pour dirimer cette question, aux femmes elles-mêmes, aux vraies femmes, j’entends les plus intelligentes, les plus capables de se connaître. Personne plus qu’elles ne serait compétent ; car si la femme a quelque chose d’incontestable, c’est un instinct très sûr de ce qui lui convient à elle-même. Or je ne crains pas leur désaveu si je leur dis pour la seconde fois, et tout spécialement dans la question présente : Vous ne voulez pas gouverner ; mais régner. Vous ne voulez pas que l’homme vous traite en collègue ; vous voulez qu’il vous traite en divinité. Vous ne voulez pas qu’il vous obéisse ; vous voulez qu’il vous aime, qu’il vous respecte, et qu’il se sacrifie pour vous et vos enfants. Vous ne voulez pas, en un mot, la domination ; mais l’influence. Or, sous prétexte de vous donner celle-là, on va vous arracher celle-ci. N’acceptez pas ce don néfaste, et restez femmes, si vous ne voulez pas n’être rien !
Il resterait à dire, Messieurs, en quoi consisterait cette influence que je voudrais voir la femme exercer dans le domaine de la vie publique. Ce serait un sujet admirable, et je compte bien y revenir quelque jour. En ce moment, je ne puis que marquer les têtes de chapitre.
Je voudrais que la femme, par toutes les ressources dont elle dispose, et elles sont immenses, se consacrât à faire des hommes, au lieu de s’efforcer sottement de faire l’homme ; qu’elle fût citoyen par ses fils et par son mari, au lieu de vouloir devenir citoyenne.
La femme dispose du foyer, d’où tout part ; où tout revient pour se retremper ; où l’homme se fait moralement et intellectuellement autant que matériellement, et d’autant mieux que ce centre est plus loin des influences du monde. Un livre est d’autant plus fort, a dit un philosophe, qu’il est écrit loin du public : ainsi les âmes se trempent mieux à la chaleur ardente du foyer que dans les courants froids de la vie publique. Que sera-ce, si le foyer contient Dieu !
Par une éducation chrétienne mieux comprise qu’aujourd’hui, et où la femme, mieux préparée, donnerait davantage d’elle-même, celle-ci pourrait avoir une influence immense sur les destinées de ce monde, et de l’autre.
Après l’éducation, il y aurait le concours ; la femme poussant l’homme vers le bien, se faisant à la fois son conseil, son stimulant aux heures mauvaises, sa récompense et son repos après l’action. C’est à elle qu’il convient de porter l’homme aux actions généreuses, au lieu de l’ignorer, jeune fille ; fiancée, de le nouer, de l’annihiler fort souvent, en attendant qu’épouse elle lui impose la médiocrité au nom d’intérêts égoïstes.
Qu’elle fasse de la politique par le côté où la politique est une morale ; par le côté où elle est une religion, la religion de la patrie, le culte de l’honneur et du droit. C’est son rôle. Les hommes oublient souvent le côté supérieur des choses, entraînés qu’ils sont par la lutte quotidienne et les coalitions des partis. La femme devrait être ici l’influence qui calme et qui élève ; qui rappelle le bien à qui l’oublie, et qui, par sa seule présence et son attitude, empêche les luttes sociales de devenir une mêlée grossière où tous les principes élevés succombent, où tous les sentiments du cœur sont vaincus.
Adoucir le malheur, n’est-ce pas aussi son rôle ? Elle n’y a pas manqué : nous lui devons ce que nous avons de meilleur ; mais qu’il lui reste à faire ! et comme je voudrais qu’elle n’eût point de repos jusqu’à ce que, par de magnanimes instances, elle eût forcé les hommes à la paix, et banni la souffrance de la terre dans toute la mesure que permet cette misérable vie.
Mais pour assurer tout cela, ce que je voudrais, c’est que l’éducation féminine se réformât, comme tout le monde sent, aujourd’hui, qu’elle a besoin de le faire ; qu’une instruction plus solide, donnant la moelle des choses, sans se perdre dans les complications et la spécialité, mit la jeune fille en état de comprendre plus tard son mari ; de conquérir son estime ; de le suivre d’un regard intelligent, sinon entièrement compétent, dans sa carrière ; de l’aider ainsi, de pénétrer sa vie davantage, l’épousant doublement, au lieu d’être pour lui la personne qui coud des mouchoirs ou la perruche qui amuse le visiteur, au perchoir du salon.
Qu’enfin et surtout, dirai-je, l’éducation de son cœur sorte la femme de la sentimentalité fade, de la religiosité mièvre, pour l’introduire dans des domaines de pensée plus ouverts, dans des amours plus généreux et plus forts ; que son âme élargie dépasse quelque peu les horizons de la mode, de la chapelle tendue de bleu et du roman d’amour pour essayer de voir le monde, le monde qui travaille et qui souffre, et qui soupire sans le savoir après Dieu.
Lui apporter ce Dieu, sous toutes les formes où il se montre : bonté, lumière, beauté, amour ; le lui apporter en nature, en lui prêchant le Christ, ou mieux, en le montrant en soi, ce serait le rôle sublime de la femme chrétienne.
La femme chrétienne n’a sa maison que comme quartier général et comme centre ; sa vue s’étend au loin ; son cœur rayonne. Toute la famille humaine est son foyer ; tous les enfants sont ses enfants ; tous les hommes sont ses frères ; toute la richesse sociale l’inquiète comme son patrimoine, et au-dessus de tout cela, Dieu lui est tout en tout, et en tous.
Voilà, Messieurs, la mission de la femme.
Il serait beau de la lui prêcher ; plus beau pour elle de la remplir. Et cela vaudrait mieux que de quêter un bulletin de vote ou un mandat législatif.
Ce serait la femme évangélique qui fleurirait, modeste et forte. Ce serait Marie, l’idéal éternel de la femme ; Marie, qui donne au monde Jésus, le Fils de l’Homme ; qui l’accompagne de son cœur sur les routes poudreuses ; qui refait, au retour, ses forces lassées ; qui le remplace, une fois disparu, auprès de l’Église naissante ; non par l’autorité ; non par l’activité dévorante ; mais par le témoignage intime, par l’influence réconfortante, qu’elle concilie d’un cœur facile avec l’obéissance filiale à l’autorité établie par Jésus, trouvant ainsi, pour rencontrer son bien-aimé, une nouvelle route, et réalisant le mot de saint Paul, qui est bien, je crois, la réponse générale du Christianisme à toutes les questions féministes : « La tête de la femme, c’est l’homme 7 ; la tête de l’homme, c’est le Christ. »
Antonin Dalmace SERTILLANGES, Nos luttes, Victor Lecoffre, 1903.
1 Abbé Naudet, Pour la femme, p. 8.
2 Les mêmes conclusions étaient adoptées, 40 ans après, en 1901, après une vaste enquête, par les inspecteurs du travail de l’Empire allemand. On trouve le résumé de leur rapport dans la Reforme sociale du 16 janvier 1902.
3 « Il n’est pas douteux qu’avec le développement pris par le travail féminin, la vie de famille va se perdant de plus en plus pour l’ouvrier ; que la désorganisation du mariage et de la famille en est la conséquence ; que l’immoralité, la démoralisation, la dégénérescence de l’espèce, les maladies de toute nature, la mortalité des enfants augmentent dans d’affreuses proportions. » (Bebel, La femme, p. 155.)
4 Cf. Salaires et misères de femmes, par M. le comte d’Haussonville.
5 Cf. Nos vrais ennemis. Les fausses libertés, I et II. Paris, Lecoffre.
6 Émile Faguet, Revue Bleue, 17 mai 1902.
7 Sous-entendu : « Le cœur de l’homme, c’est la femme. » Il est dommage que cette réciproque n’ait pas été explicitement formulée dans l’épître de Paul. (Note du webmestre.)