Les Adamites

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

SIMON-SAVIGNY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Ô Zapetman Zoroastre ! C’était un beau pays qu’Eriène Vaedjo !… Il n’y en avait pas de plus beau au monde... Ô Zapetman Zoroastre !… »

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Quelle était cette terre bénie dont Ormuz parlait ainsi au législateur persan ?... Quel était ce paradis perdu, ce Chanaan tant regretté par Zoroastre ?…

Jusqu’à la fin du siècle dernier on ne connut l’histoire des premiers âges que d’après les récits des poètes et des narrateurs grecs, ou que d’après la légende mosaïque.

La publication des livres sacrés de la Perse, de l’Inde et de l’Égypte vint brusquement jeter une lueur nouvelle sur ces temps à peine entrevus, et montrer enfin les sources vives où les pères de notre civilisation s’en allèrent puiser leurs enseignements et leurs inspirations.

Aujourd’hui plus on avance dans la voie tracée par les Anquetil du Perron, les Sainte-Croix, les Blumenbach, par les orientalistes en un mot, plus on acquiert la certitude que la connaissance du premier peuple civilisateur, de ses mœurs, de son développement intellectuel et moral, est seul capable de dissiper les voiles épais derrière lesquels se cache encore, sous forme de fable, l’histoire vraie de l’antiquité.

Cette connaissance, ce n’est point à la tradition hébraïque qu’il faut la demander.

Peut-être les livres de Moise contenaient-ils des indications plus nettes, plus précises ; mais ces livres détruits lors de la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, profondément altérés pendant la captivité de Babylone, reconstitués à grand peine par Esdras d’après les souvenirs des anciens d’Israël, ces livres, dis-je, presque entièrement apocryphes, ne peuvent fournir nul document sérieux. Les leçons qu’ils ont transmises jusqu’à nous doivent, au contraire, être souvent évitées.

Quant au Grec, il n’eut jamais qu’une pensée, faire croire à l’univers qu’à lui seul revenait toute gloire, toute initiative intellectuelle.

Sous les doigts d’Orphée, disait-il, avait vibré la première lyre ; Homère, le premier d’entre les hommes, avait disposé les mots en cadence et parlé la langue harmonieuse des Dieux ; nul avant Hérodote n’avait recueilli et buriné pour l’avenir les annales du passé ; avant Thalès de Milet aucun regard n’avait sondé l’immensité, aucun astronome n’avait osé ordonner les mondes.

Platon prétendait que les prêtres de Memphis et de Thèbes racontaient qu’avant le déluge de Deucalion et de Pyrrha avait existé une Athènes plus policée et plus glorieuse mille fois que l’Athènes de Solon et de Périclès ; de là avait jailli et s’était épandue toute lumière.

L’Égypte, l’Égypte même était redevable à ces divins éducateurs de l’humanité des sciences que, jalouse, elle cachait à présent comme autant de trésors dans les profondeurs de ses sanctuaires.

Les Arcadiens ne s’appelaient-ils pas Proselénoï, c’est-à-dire antérieurs à la Lune, et les femmes ne portaient-elles pas une cigale d’or dans les cheveux, essayant de prouver ainsi que leur race était sortie du sol qu’elle habitait.

Ce n’est donc pas aux Grecs mais à l’Orient qu’il faut demander les premiers documents concernant l’histoire de l’humanité.

 

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Les hommes, dont aucune puissance ne dirige encore les colères et les passions, se heurtent au lieu de s’unir. Mais voici que des tribus, fatiguées de ces luttes cruelles, incessantes, sans profit, cherchent un médiateur.

Sur l’un des monts aux cimes élevées qui séparent l’Afghanistan du Turkestan, vivait alors un chef fier, brave et beau comme un Deva ou génie du bien.

Ceux de sa race l’avaient surnommé Caï-oumors, ou mieux Caï-oum-ors, nom formé de trois diphtongues mystiques signifiant : Kaï, le grand, le fort, oum, rappelant la parole, la volonté, la puissance, ors, abréviation souvent répétée dans les noms antiques du mot Ormuz.

Tandis que ses compagnons l’appelaient le grand, le redoutable dépositaire de la science d’Ormuz, lui-même se donnait le nom de Guer-schah ou roi de la montagne.

C’est à lui que les hommes offrirent le titre de Juge.

Des prérogatives véritablement royales devaient bientôt s’attacher à ce titre et en faire le point de départ du despotisme oriental.

Caï-oumors échangea son titre de Guer-schah contre celui de Pischdad (Juste Juge), puis ayant rétabli la paix parmi les tribus qu’il gouvernait, il repoussa vers le Nord et dans les gorges de l’Oural les peuples qui refusèrent de se soumettre à ses lois. Vainqueur, il prit enfin un nouveau titre, celui de Roi de la Terre.

Afin d’asseoir définitivement son empire, il bâtit Balkh aux fortes murailles, camp retranché d’où ses successeurs vont s’élancer pour entreprendre les conquêtes des plus belles et des plus riches contrées de l’univers.

Les peuples asiatiques ont pour la ville de Caï-oumors un religieux respect. Ils l’appellent Balkh la sainte, et la regardent comme la demeure des premiers hommes réunis sous un même chef.

« Un jour, disent Afghans, Perses et Tartares, un nouveau Guer-schah reconstruira l’immense cité, et ainsi sera annoncée la fin prochaine du monde, c’est-à-dire de l’âge actuel de notre humanité. »

En attendant, Balkh gît dans la plaine, oubliée, morte, bien morte, là-bas au pied des monts, et les mousses frangées d’or lui tissent chaque printemps un nouveau linceul.

Le terrain qu’occupait jadis la mère des villes est maintenant parsemé de gibbosités, et de loin ressemble à la surface tourmentée d’un grand lac. Les monticules que recouvrent des plantes parasites sont autant de temples, autant de monuments détruits par les hommes, ensevelis par le temps.

Les peuples qui habitent les alentours viennent là chercher la brique antique pour leurs constructions nouvelles ; cela dure depuis plus de huit mille années, et si grande était la ville de Caï-oumors, que la mine de briques n’est pas encore épuisée.

Selon l’historien persan Tabary, Caï-oumors régna 700 années. Les longs règnes des Pischdads rappellent les longues existences des patriarches.

Caï-oumors légua le trône à son fils Houschenc, lequel essaya vainement de forcer dans leurs monts les sauvages tribus du Caucase et de l’Oural. Un énorme rocher déraciné par des mains ennemies l’écrasa au moment où, à la tête de ses guerriers, il tentait d’escalader les flancs noirs du Damavend. La légende circassienne raconte sa mort digne d’un titan.

Le troisième Pischdaddien fut Tahmouras fils de Houschenc. Tahmouras vengea la mort de son père en refoulant les géants en Europe, exploit qui lui valut le surnom de Div-bend, vainqueur de Dives.

Je m’’interromps pour faire remarquer ces deux mots : Géant et Dive accolés l’un à l’autre pour la première fois. Nous en verrons plus tard la signification véritable.

À Tahmouras succéda Djemschid qui, abandonnant Balkh et marquant la première étape du peuple Érien vers le centre de l’Asie, construisit Persépolis.

Ici j’arrête la liste des descendants de Caï-oumors, parce que nous sommes entrés de plain-pied dans le domaine de l’histoire. Ce que je veux rappeler, ce ne sont point les noms connus des Pichdaddiens, mais les splendeurs d’Ériène-Vaedjo.

 

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À douze lieues de Chiraz, sur le sommet d’un rocher perpendiculaire coupé par des coulées de lave, s’élève Istakar, le vieux château fort, l’aire des rois Parsis, peut-être des derniers rois Iraniens.

Par delà les murs de granit, la sentinelle persane aperçoit les débris de la grande ville où régnaient ses pères.

Parmi les ruines, au pied des monts dont il semble une des cimes avancées, est le palais aux mille colonnes, le palais de Tsilminar. La plus haute terrasse servait de trône à Pischdad dans les grands jours d’Iran.

Les constructions de Tsilminar sont assises sur une plate-forme taillée dans le roc, et dont les côtés correspondent aux quatre points cardinaux.

Du côté sud, cette terrasse mesure huit-cents deux pieds anglais, du côté nord neuf-cent-vingt-six et enfin du côté ouest quatre-cent-vingt-cinq.

Ce dernier côté est coupé à pic et repose sur d’énormes blocs carrés d’un marbre gris foncé, admirablement polis et liés si parfaitement entr’eux que l’œil n’en distingue pas les jointures.

On ne peut monter sur la plate-forme que du côté occidental ; là se trouve un magnifique escalier double dont les marches mesurent vingt-deux pieds de longueur, et dont dix, parfois quatorze, sont taillées dans un seul bloc. Ces marches n’ont que trois pouces et demi de hauteur et sont faites pour être gravies à cheval.

En atteignant la plate-forme, le premier objet qui attire les regards est un immense portique. Dans sa partie inférieure sont sculptés deux taureaux gigantesques dont les corps occupent toute l’épaisseur du mur, et qu’un piédestal élève à cinq pieds au-dessus du niveau de la terrasse. Jadis, ces grands symboles supportaient un couronnement monumental. Leurs têtes ont été brisées, mais ce qu’il en reste suffit pour montrer que leur taille se trouvait en parfaite harmonie avec le reste du monument. Chacun de ces animaux porte à son cou un large collier de roses, la fleur préférée des Iraniens, et travaillée ici avec une incroyable délicatesse.

À quelque distance du portique, se dressaient, il y a peu d’années encore, quatre colonnes, chefs-d’œuvre d’élégance et d’audace. Deux seulement sont debout aujourd’hui, les décombres cachent en partie leur base. Le fût qui surgit du monceau de pierres va s’amincissant vers le sommet, et le chapiteau, singulière conception, est formé par trois chapiteaux réunis.

Ces colonnes supportaient, croit-on, quelque statue colossale.

Au-delà des colonnes est un second portique également sculpté, mais les animaux qui y sont représentés ne sont pas les mêmes que ceux du premier. Le corps et les jambes sont bien le corps et les jambes du taureau, mais deux ailes énormes sortant des épaules couvrent le dos et la poitrine. Les plumes de ces ailes sont d’une exécution en même temps large et fine.

Les Arabes ont mutilé les visages humains de ces animaux fantastiques, cependant on peut encore juger l’expression calme et fière donnée à la figure par l’artiste. Une barbe longue, abondante, soigneusement bouclée ajoute à cet air de calme quelque chose de fort et de majestueux. Des boucles ornent les oreilles. La tête porte le diadème cylindrique, surmonté d’une couronne de fleurs de lotus attachée avec des roses et serrée entre deux cornes puissantes partant de la hauteur des sourcils.

À la droite du second portique s’étend un espace de cent-soixante-deux pieds aboutissant à la magnifique terrasse sur laquelle était autrefois le Takti-Djemschid, – trône de Djemschid, – le piédestal aux quarante colonnes sur lequel se plaçait le fauteuil d’or du roi. On y parvient par un escalier double dont la pente est aussi douce que celle du grand escalier partant de la plaine. Les marches n’ont que seize pieds de longueur, mais la rampe, de même que la face de l’escalier, est littéralement brodée au ciseau. C’est un fouillis de sculptures qui dès l’abord confond le regard.

On trouve encore cinq terrasses superposées et cinq fois l’œil est ébloui par un entassement de merveilles.

Si j’ai insisté sur ces détails donnés par Kerporter, c’est afin que l’imagination puisse plus aisément reconstruire la splendide cité aujourd’hui ignorée dans les déserts de Mardascht.

Relevez donc un instant par la pensée la ville de marbre blanc et de granit rose :

Mourghab et Mardascht, les deux villages, fils nains de la géante, sont encore dans les siècles à venir. Nul peuple n’a violé la file de Djemschid, Persépolis la superbe.

Le trône de Pischad se dresse fièrement au sommet des quarante colonnes ; nul pied étranger n’a profané la dalle carrée dont les quatre angles regardent les quatre angles du monde.

La cité reine occupe la plaine immense. Ses palais de marbre, ses maisons de granit se perdent à l’horizon. Le regard ne saurait embrasser ce surprenant assemblage de demeures humaines couvrant huit grandes lieues.

Les hautes terrasses, les tours géantes, les colonnes d’un seul bloc, les temples aux corniches d’or à demi noyées dans la brume se détachent lentement sur le vert sombre des montagnes boisées, qui, ainsi qu’un grand rideau se déroule sous le soleil levant.

La rose et l’oranger parfument l’atmosphère ; les lauriers-cerises écartent leurs pétales éclatants ; le feuillage de la vigne chargé de gouttes de rosée encadre les sculptures, tapisse les murailles et monte jusqu’au seuil des jardins suspendus. Les Bulbuls-hesard dactane – rossignols – se taisent et cherchent, sous la voûte épaisse de l’abricotier et du myrte, un refuge contre les rayons du soleil. Le chardonneret et le linot chanteur voltigent de branche en branche.

Il faudrait la lyre de Hafiz pour chanter le réveil de la cité d’Ormuz. La muse gracieuse et tendre de Saadi pourrait seule décrire la vierge à l’œil voilé, à la chevelure dénouée par le sommeil, et dont la main écarte doucement la natte aux riches couleurs masquant la haute fenêtre qui s’entrouvre aux pénétrantes effluves du matin.

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De longues files d’hommes sortent des défilés, apparaissent aux extrémités de la plaine, vers Chiraz.

Du côté de l’Orient, ce sont les caravanes venant de la Chine.

À peine de loin reconnaît-on les marchands des rives du Hoang-ho, tellement leurs manteaux de soie jaune se confondent avec les rayons d’or du soleil glissant par les découpures des monts.

Au nord, c’est la horde mongole poussant devant elle les mulets chargés de l’hermine royale qu’enveloppent des peaux de martre, ou bien encore de sacs de cuir remplis de poudre d’or, de diamants et d’onyx. Leurs armes sont sévères et soigneusement polies. Ô fils des steppes, combien d’empires devez-vous briser sous les sabots de vos juments à longs poils !…

Là-bas, vers le sud, arrivent à pas lents les trafiquants des pays merveilleux qu’arrosent le Gange et l’Indus. Leurs éléphants monstrueux portent la laine teinte et tissée de Cachemire. Les ceintures des marchands hindous ont plus d’éclat encore que les manteaux des marchands chinois. Des clous de métal brillant ornent leurs carquois et le bois de leurs lances. La poignée et le fourreau de leurs sabres sont incrustés de pierres précieuses ; de longues franges d’argent bordent les peaux de tigres qui leur servent de selles. Des clochettes d’or pendent au cou de leurs chameaux et les dépouilles d’oiseaux inconnus recouvrent leurs larges parasols.

Ces cavaliers aux jambes nues, drapés dans un manteau de laine blanche et dont la troupe nombreuse monte rapidement du Sud-Ouest, sont les fils des déserts d’Afrique et d’Asie, les marchands arabes. Leurs sabres cintrés, au manche de corne, au fourreau de bois est fixé au-devant de leurs selles. Leurs longues lances, pressées les unes contre les autres, simulent de loin une forêt mouvante. Brigands redoutables, pillards audacieux, terreur des caravanes, mais trafiquants infatigables, ils parcourent le monde, allant partout où l’échange est connu ; ils sont à la terre ce que les Phéniciens sont à la mer. Ils ont traversé l’Égypte et apportent les étoffes de poil de chèvre, les cuirs maroquinés, les tissus fins et blancs fabriqués à Memphis, les vases murrhins de Thèbes, les verroteries de Coptos.

Avec eux, sont leurs frères de l’Arabie Heureuse, ceux qui recueillent la myrrhe, l’encens et les épices.

À l’occident, voici les marchands phéniciens. Ils ne conduisent pas leurs produits à dos de mulets comme ceux du Turkestan et de la Mongolie, ni à dos de chameaux comme les Arabes, ni à dos d’éléphants comme les hindous, mais ils les chargent sur des chariots de cèdre solidement construits. Ils viennent offrir aux enfants d’Iram la pourpre qui doit couvrir les épaules du Pischdad et des grands dignitaires, les fourrures de l’occident sauvage, les métaux précieux de l’Hérie, les richesses des régions connues de leurs seuls navigateurs.

Tous les peuples de la terre se sont donné rendez-vous dans la ville sacrée. Nul n’y manque, pas même le Dive, géant du Caucase dont les ancêtres broyèrent au pied du Damavend le Pischdad Houschenc. Vaincu maintenant, il apporte le tribut d’ambre et d’esclaves qu’il doit payer chaque année au Pischad régnant.

Persépolis n’est pas seulement le grand marché du monde, elle en est à la fois le cœur et la tête. Pas un de ces peuples qui ne lui soit soumis, mais aussi pas un qui ne l’envie.

Lorsqu’elle s’écroulera sous les flots de l’invasion barbare, ou plutôt sous les efforts même de ses fils, bien des nations essaieront de recueillir son magnifique héritage, mais aucune ville n’égalera en splendeurs la ville chérie d’Ormuz, pas même Babylone.

 

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Ainsi tous les peuples obéissent à Pischdad. Écoutez plutôt :

La trompette de cuivre retentit du pied de Tsilminar, jusqu’à Chiraz, jusqu’à Rée, jusqu’au Taurus, jusqu’aux rives de la mer Caspienne. Elle résonne encore que le peuple roi s’assemble toujours. Enfin le Pischdad Féridoun apparaît au bas du grand escalier. Une armée de rois et de chefs forme son escorte.

Le Mobed des Mobed ou Mage des Mages marche à sa gauche. À la droite du roi est Kobad le fils aîné du forgeron Caveh, le libérateur d’Ériene. Kobad qui doit mourir plus tard pour Nevder, fils de Minotscheir, arrière-petit-fils de Féridoun ; Kobad qui malgré sa vieillesse acceptera le défi du touranien Barman et qui ce jour-là porte aux côtés du roi le tablier de son père, l’étendard glorieux d’Iram.

La peau de bœuf noircie par le feu de la forge, rongée par le sang des soldats de Zohac a dominé toutes les gloires du règne qui va finir. Après chaque victoire, Pischdad l’a ornée de pierres précieuses, si bien que ce lambeau de cuir, haillon des batailles, est devenu, selon l’expression du poète, « un lac mobile de diamants et de rubis ».

Derrière Pischdad toujours vient Karen frère de Kobad. ll porte sur sa robuste épaule le Gourz-Gaouzir, la massue à tête de vache et, malgré sa vigueur, ploie sous le poids de l’arme que, dans sa jeunesse, Féridoun maniait avec facilité.

C’est une singulière légende que celle du Gourz-Gadouzir, une des plus sombres et en même temps une des plus poétiques de l’Orient.

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À Djemschid avait succédé Zohac ou Dhohac, prince d’origine arabe. Soit par haine de race, soit par instinct, il fut un tyran cruel. Adonné aux sciences occultes, il ne rêvait que débauches et tortures. Chaque matin il faisait enlever deux des plus beaux et des plus jeunes hommes de Persépolis « pour donner leur cervelle en pâture, dit le poète, à deux serpents qui lui sortaient des épaules ».

Un jour, ses sicaires enlevèrent, après bien d’autres, le fils d’un forgeron nommé Caveh. Le père était à sa forge lorsqu’il apprit son malheur. Silencieux, stoïque en apparence, Caveh détacha son tablier de peau, le fixa au bout d’une lance et, avec cet étendard improvisé, parcourut les rues, appelant à son aide le peuple préparé à la révolte par de longues souffrances.

Le roi fut chassé de la ville et pour la première fois on pilla le palais aux mille colonnes.

Mais Zohac gagna le Damavend, rassembla une armée et marcha contre les rebelles. Étranger, Zohac n’avait point hérité du trône, il l’avait usurpé. Afin d’en rester tranquille possesseur, il avait fait enlever le descendant immédiat de Tahmouras, Féridoun encore en bas âge. Mais par une faiblesse inconcevable, l’usurpateur avait épargné la vie de l’enfant, et s’était contenté de le proscrire. Des Iraniens dévoués à la famille de Djemschid avaient caché chez des paysans ce dernier fils de leur roi.

Ces paysans donnèrent pour nourrice à l’enfant une vache appelée Pourmayer ou Pourmaya. Le tyran eut tout à coup regret de sa clémence, fit rechercher Féridoun et l’ayant découvert envoya des satellites pour le tuer. Le fils de Tahmouras, averti du danger, prit la fuite, et les hommes envoyés par Zohac, furieux de ne pouvoir rapporter sa tête au maître, massacrèrent et le paysan qui l’avait élevé, et la vache qui l’avait allaité.

Féridoun voua une haine sans merci à l’assassin de son père adoptif, et jura de venger Pourmayer. Plus tard, afin d’accomplir son vœu, il déterra le cadavre de son innocente nourrice et avec les ossements de la tête garnie de lourdes plaques de fer, il façonna le Gourz-Gaouzir, l’effrayante massue qu’il portait dans les combats.

Lorsque le peuple eut chassé Zohac, Caveh se souvint de Féridoun. L’ayant envoyé chercher, il lui remit les trésors et les armes conquises par la révolte et, à l’usurpateur, opposa l’héritier légitime du trône.

La cause du fils de Tahmouras devint ainsi la cause d’Ériène.

Lorsque nous retrouvons ses fils auprès de Pischdad, le forgeron Caveh est mort depuis longtemps. Il est mort gouverneur d’Ispahan, et le premier de l’empire après Féridoun qui, durant toute sa vie, n’a cessé de le considérer comme un père.

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Ce jour-là, Pischdad monte à pas lents la haute terrasse que supportent les rois de Tsilminar. Il s’appuie sur le bâton surmonté de la pomme qui est le sceptre d’or du roi d’Iram. La fleur sacrée du lotus tremble entre ses doigts. Les siècles ont courbé la grande taille du descendant de Caï-oumors.

C’est que la tâche a été rude. Il a fallu reconstruire presque en entier le colossal édifice érigé par ses aïeux ! Sa femme, fille de Zohac, ne lui a point épargné les hontes, à ce point qu’il a été obligé de la répudier ; les deux fils qu’il a eus d’elle lui ont déjà inspiré plus d’une inquiétude pour l’avenir.

Ces douleurs ont vieilli Féridoun bien plus que les nuits passées sous la tente, que les rudes combats, que les longues journées de marche sous un soleil ardent chauffant sa cuirasse d’or.

Les habitants de la Chine, du pays de Turr et de l’Arabie ont peine à reconnaître le héros à la lourde massue dans cet homme au front dénudé, au regard vague et rêveur, qui gravit presque en chancelant les degrés du trône. Pourtant l’amour et le respect des Iraniens entoure toujours leur chef et tous l’admirent comme au temps de sa jeunesse. C’est que le malheur et les ans n’ont courbé que son front ; s’il n’est plus le guerrier au bras redoutable, il est non seulement le plus instruit, mais le meilleur et le plus juste des hommes. Aucun n’a mieux mérité le titre de Juste-Juge, pas même Caï-oumors.

Parvenu sur la plate-forme, Pischdad s’assied, puis se relevant presque aussitôt et s’appuyant sur le Nobed des Nobed, il fait signe au peuple de l’écouter.

Tout se tait. Un silence religieux plane sur la foule innombrable à laquelle les hérauts placés aux angles des terrasses vont répéter d’une voix forte les paroles du roi.

Pischdad dit :

« À un peuple fort, il faut des chefs forts comme lui. Les jeunes sont seuls capables de travailler sans relâche, et le bonheur ainsi que la gloire d’une nation sont au prix de cette surveillance incessante, de ces soucis des jours et des nuits. L’heure de la vieillesse a sonné pour moi, et avec elle l’heure du repos. L’âge ne me permet plus d’être le gardien assidu de la gloire des grands et du bonheur de mon peuple. C’est pourquoi j’ai résolu de me retirer et de remettre l’empire en des mains plus capables.

« Hier, j’ai réuni les hauts dignitaires de l’État et leur ai demandé leur avis. D’un commun accord, ils ont décidé que l’empire, trop vaste pour être suffisamment défendu par un seul, serait partagé entre mes trois fils, à moins que vous ne vous opposiez à ce partage, vous tous que je consulte en dernier lieu et qui prononcez sans appel.

« À mon fils Tour appartiendra désormais le gouvernement du Turkestan et de la Chine ; à mon fils Salm le gouvernement du pays de Roum, de Magreb et des régions habitées par les hommes à cheveux blonds (c’est-à-dire le gouvernement de l’Asie mineure, de l’Afrique et de l’Europe).

« Quant à mon fils Iradj, il régnera sur la partie de l’Asie qui s’étend entre l’Euphrate, le Djihoum et l’Indus, en un mot sur le pays d’Ériène. »

Cet acte d’abdication est connu dans l’histoire sous l’appellation du testament de Minotscheir. Je l’attribue à Féridoun afin de mieux faire pénétrer le lecteur dans l’histoire de la première ériène ; que l’intention fasse donc pardonner le léger anachronisme.

Qui disait Pischdad disait donc : Roi de la Terre.

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Mais Tour et Salm, mécontents du lot qui leur a été assigné, envoient des Ambassadeurs à Féridoun pour lui reprocher d’avoir donné à Iradj les plus belles contrées de l’univers, et pour le menacer d’envahir Iram s’il ne fait un second partage de l’empire.

Malgré les craintes du vieux roi, Iradj se rend auprès de ses frères, il veut les supplier de ne pas troubler par une révolte sacrilège les dernières années de celui qui, malgré son abdication, est resté le roi des rois.

Au lieu de se rendre aux prières d’Iradj, Tour et Salm le font assassiner et envoient sa tête à Féridoun.

La douleur du vieillard racontée par le chroniqueur est effrayante, et sa colère terrible.

Iradj a laissé une fille dont la beauté est si éclatante, que les Dives eux-mêmes l’ont surnommée Feritscheher, visage de Féri. Féridoun l’adopte et, dès qu’elle a atteint l’âge nubile, il la marie avec son neveu Peschang.

De ce mariage naît Minotscheir, portrait vivant de son grand-père Iradj. Féridoun élève l’enfant pour la vengeance et lui lègue le titre et la puissance des Pischdads.

Le premier acte du règne de Minotscheir est d’accomplir le serment qu’il a fait à son aïeul, et de châtier ses oncles.

Des haines terribles divisent maintenant les peuples et préparent la chute d’Ériène-Vaëdjo.

Le génie de Sam, premier ministre de Minotscheir, son énergie contiennent à grand peine les héritiers de Salm et de Tour.

Minostscheir meurt, laissant le trône à Nevder.

Aussitôt Afrasiani, fils de Tour, envahit l’Iram avec une armée de cinq cent mille hommes ; Nevder est écrasé.

Des soldats conduisent le Pischdad les mains liées derrière son dos, devant le trône de son vainqueur, et celui-ci, vengeant à son tour la mort de son père, abat d’un coup de sabre la tête du fils de Minotscheir.

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Quelques princes portent bien encore le titre redouté de Pischdad, mais leur pouvoir ne s’étendra même plus aux limites de l’ancienne Iram.

Malgré les efforts de Zal, fils de Sam, malgré les exploits fabuleux de Roustam, le Thésée persan, les grands vassaux s’affranchiront de toute soumission, de tout tribut.

Le pays de Roum, la Syrie, la Mésopotamie, l’Arabie deviendront autant de royaumes indépendants.

Les colères du maître d’Iram ne troubleront plus seules la paix du monde, et les ambitions de simples chefs de provinces suffiront pour armer les peuples les uns contre les autres.

Durant ces luttes qui effaceront jusqu’au souvenir des deux derniers Pischdads, Zar, fils de Tamasp, et Guerchah, les héros de la famille Sam, restés fidèles au sang de Minotscheir, essaieront vainement encore une dynastie, celle des Caïouniens.

Kaï Kobab et Kaï-Kaous brilleront d’un éclat trop passager pour faire pâlir l’astre toujours grandissant des rois d’Assyrie.

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Telle était, tout s’accorde à le prouver, l’Ériène Vaëdjo pleurée par Zoroastre.

Les historiens sont aujourd’hui contraints de reculer jusqu’au temps de Ninus, l’apparition du prophète iranien. Or, le Ninus dont il est question n’est autre que le deuxième successeur d’Assur, fondateur du premier empire d’Assyrie, et l’histoire des migrations et des luttes qui troublèrent ces époques lointaines se rattache évidemment au démembrement d’Ériène Vaëdjo.

À Persépolis s’effondrant sous les coups des premiers Iraniens allaient succéder Ninive et Babylone.

Témoin des malheurs de sa patrie, Zoroastre espère vainement en arrêter la chute. Aveuglé par le souvenir, ou plutôt le rayonnement du passé, confiant dans le respect et l’effroi qu’inspirait encore le grand nom d’Iram, ne voyant d’autre cause à l’écroulement que la corruption dans laquelle se vautraient à plaisir et les grands et le peuple, croyant enfin qu’il suffirait de relever les mœurs et les lois pour relever l’empire, Zoroastre tire de l’oubli les Nai-Kas, le code édicté par Djemschid.

Le Zend-Avesta n’est donc que l’effort suprême du patriotisme iranien. Voilà pourquoi cet Ormuz, le dieu des Iraniens, dont Zoroastre essaie de rétablir l’autel, pleure à chaque page du livre sacré l’Ériène superbe de Caï-oumors et de Féridoun.

Vains efforts ! Babylone et Ninive ne feront plus que grandir, et bientôt la majestueuse figure de Sémiramis effacera jusqu’au souvenir des Pischdads.

Enfin, il ne faudra rien moins que le génie de Kaï-Khosrou, le Cyrus des Grecs, pour reprendre l’œuvre de Zal et de Roustam. Mais Ériène-Vaëdjo, la glorieuse Ériène, est à jamais ensevelie dans la nuit du passé, et l’Ériène étroite du petit-fils d’Astyage ne fera qu’exciter les regrets des mages, gardiens d’annales, dont les merveilleux récits frapperont, à la façon des contes héroïques, l’imagination des hommes dégénérés.

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Lorsque les Russes franchirent le Caucase et envahirent la Sibérie, ils trouvèrent d’abord des villes entières creusées dans les flancs des montagnes, et plus loin dans les plaines qu’arrose le Ienisseï, de vastes champs mortuaires.

Ces tombes, dont l’architecture ne ressemble à aucune, furent regardées par eux comme les lits mystérieux des pères de l’humanité.

Je ne m’arrêterai pas à discuter les opinions des savants d’Europe. C’est au moyen des légendes asiatiques que je me suis promis de reconstituer, autant que possible, l’histoire du premier peuple.

Les chroniqueurs orientaux appellent la Sibérie méridionale le berceau de la civilisation, le sanctuaire des arts et des sciences.

Le Chinois a donné le nom de célestes aux montagnes qui séparent le plateau de la Mongolie du désert de Chamo ou Gobi.

De l’autre côté de ces monts, racontent les historiens chinois, sur le versant septentrional et jusque dans les grandes vallées de l’Irtisch et du Ienisseï, habitaient, dans les premiers âges, des demi-dieux, ou ce qui est même chose, des hommes ressemblant à des dieux par leur sagesse et leur savoir.

Et, les historiens chinois ajoutent que, dans des temps oubliés, ces demi-dieux pénétrèrent en Chine apportant des lois justes et des mœurs douces.

Le Tartare a conservé au lac Baïkal le nom de mer sainte, et il rapporte que sur ses bords escarpés vivaient des hommes riches et puissants.

Mais Caï-oumors semble bien plutôt le dépositaire d’une civilisation disparue depuis longtemps déjà, civilisation dont il ne reste plus que des débris à l’état de souvenirs vagues, incomplets pour la plupart.

La tradition n’affirme-t-elle pas que le Pischdad Houschenc fit rechercher les croyances des premiers Iraniens et graver les symboles qui les résumaient dans les sanctuaires des temples ?

Cette appellation des Premiers iraniens s’applique certainement à un peuple disparu, préhistorique, et dont Caï-oumors et ses descendants prétendaient se constituer les héritiers.

« En échange de leur liberté, dit encore la chronique, des prêtres appartenant à des nations vaincues offrirent à Tahmouras de lui apprendre à tracer des lettres. »

Si l’on écarte l’existence et le rôle de la première Ériène, pour ne plus considérer que l’âge des organisations sociales, quatre peuples ou pays peuvent revendiquer la gloire d’avoir civilisé l’humanité actuelle.

Ces quatre pays sont la Chine, l’Inde, la Phénicie et l’Égypte.

Nous venons de voir la Chine reconnaître elle-même les sources étrangères de ses connaissances scientifiques et morales ; nous n’avons point à revenir sur cet aveu.

Pour ce qui est de la grande presqu’île traversée par le Gange et l’Indus, sa population primitive fut, à n’en pas douter, d’origine noire ou chamite.

La race blanche, qui seule compose les castes supérieures, joue un rôle trop prépondérant pour n’être pas celui d’une race conquérante.

Les poèmes sacrés de l’Inde consacrent d’ailleurs l’histoire des luttes épiques que les premiers envahisseurs eurent à soutenir contre des « êtres à la peau noire, au nez épaté, pareils à des singes et cruels comme des Dives ».

L’influence phénicienne, elle, se fit sentir surtout, comme nous le verrons plus tard, dans le bassin méditerranéen.

Pourtant elle s’arrête au littoral et ne pénètre guère qu’en Bétique et en Asie-Mineure.

Arrivons à l’Égypte.

 

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Dans les premières années de notre siècle, les savants, que préoccupaient les origines de notre humanité, se prirent à considérer l’Égypte comme le point de départ de toute civilisation. Les travaux de Blumenbach commandaient cette mode. Puis, n’était-ce pas dans les temples de Memphis que Moïse avait appris son monothéisme sévère ?

Pythagore et après lui Platon n’avaient-ils pas puisé dans les leçons des maîtres égyptiens leurs plus belles inspirations ?

Toutefois la géologie ne tarda pas à constater que la plaine resserrée entre les monts Libyens et la Mer Rouge n’avait pas toujours été la fertile et riante contrée que les Dieux choisissaient pour refuge.

Jadis le Nil arrêté par les montagnes de Syène traversait le désert de Libye. Plus tard seulement, le fleuve, grâce à des dépôts successifs de limon, avait formé la cataracte et fertilisé, en les inondant, d’abord la haute, puis la moyenne Égypte.

Voici, au sujet de ces révolutions que j’appellerai géographiques, quelques considérations empruntées au travail publié sur la Nubie par un des compagnons de Champollion le jeune, et à une époque où il était de règle de rechercher les sources où avaient pu s’alimenter les civilisations relativement récentes :

L’aspect de la région du Nil à laquelle appartient le sol nubien est un des plus extraordinaires du globe, une contrée habitable et isolée au milieu de l’aridité des sables. C’est un fait curieux à observer que ce long sillon de fertilité tracé par un fleuve puissant au milieu de ces immenses plaines, vouées à une stérilité éternelle et sans cesse envahissante.

Au travers de la Zone de déserts, si bien nommés les lacunes de la nature, et qui traversent entièrement l’Afrique d’Orient en Occident, la vallée du Nil, qui dans certaines parties de la Nubie, atteint à peine quelques centaines de toises de largeur, est le seul lien qui rattache le centre de ce continent à ses régions septentrionales. Cette vallée paraît avoir été creusée à peu près entièrement au travers d’une foule d’obstacles naturels par les eaux du fleuve même, et dans une direction presque continue du Midi au Nord déterminée par l’inclinaison générale de cette partie de l’Afrique.

La configuration de la région du Nil semble, d’après beaucoup de probabilités, avoir subi des changements importants, et son état actuel, suivant de graves autorités, aurait été substitué à un ordre de choses antérieur, par suite des dernières convulsions du globe, ou d’un de ces accidents de localité dont certaines contrées nous révèlent des exemples.

Dans l’antiquité, Hérodote avait avancé, comme un fait positif, que la vallée inférieure du Nil d’Égypte, autrement dit le Delta, était un présent de ce fleuve. Ses inondations transportant chaque année une quantité énorme de limon des hautes régions de l’Éthiopie, et ces dépôts successifs rehaussant le sol, auraient de plus en plus étendu la terre cultivable au-delà des embouchures du fleuve, et seraient arrivées à conquérir un vaste espace sur les eaux de la mer.

De nos jours, on a été plus loin dans le domaine des conjectures. De bons esprits se fondant sur l’observation des faits physiques et de la constitution actuelle de la région du Nil ont cru pouvoir établir qu’une grande partie de la vallée d’Égypte fut occupée primitivement soit par les eaux de la mer, soit par les sables.

Dans cette hypothèse, les chaînes de montagnes transversales, depuis la Nubie supérieure jusqu’aux confins de l’Égypte interrompent accidentellement le cours du Nil, auraient opposé dans l’origine des digues insurmontables au cours du fleuve précipité par une pente rapide du Midi au Nord.

L’une de ces chaînes située dans une partie de la Nubie, appelée pour cette raison la région des pierres, devrait être considérée, ainsi que les masses granitiques de Syène, comme ayant formé dans le principe les barrières les plus considérables, et que le fleuve n’aurait pu franchir pendant une longue série de siècles.

Les eaux enflées, en s’accumulant contre ces barrages naturels, se seraient déversées d’abord dans les déserts à l’ouest du cours qu’elles décrivent aujourd’hui. Le voyageur peut encore suivre de loin en loin la trace du lit qu’elles se seraient creusé au milieu des sables, et dont la tradition locale semble s’être transmise d’âge en âge jusqu’à nos jours, dans la désignation de fleuves sans eau, que les Arabes du désert donnent encore à ce qui reste de ces espèces de vallées.

De grands fossiles du règne végétal, des arbres de haute futaie qui se montrent à l’état de pétrification lorsque des ouragans les exhument des sables mouvants, viennent aussi attester de la manière la plus évidente que là, où l’on ne voit plus qu’une stérile aridité, il y eut à une époque très reculée une végétation active, peut-être de vastes forêts alimentées par l’humidité d’une inondation bienfaisante. Enfin on ne saurait se refuser à admettre l’hypothèse, quand on observe la chaîne de ces oasis disposées les unes à la suite des autres, et dans la direction du Midi au Nord, toujours d’après l’inclinaison générale du sol dans cette partie du continent africain. Situées au milieu d’espaces immenses qui ne sont jamais humectés par les eaux du ciel, ces oasis semblent autant de jalons qui ont résisté à l’envahissement des sables, témoignages éternels de la puissante fertilité dont les eaux du Nil sillonnèrent jadis cette partie de la région Libyque.

À cette époque reculée, l’Égypte n’existait donc pas, selon toute apparence du moins, et les éléments de la civilisation étaient retenus comme les eaux du fleuve, au-dessus de ce que nous appelons aujourd’hui les cataractes. L’Éthiopie renfermait tous les germes qui devaient se développer plus tard jusqu’à l’État le plus perfectionné sur la terre des Pharaons.

Ainsi s’expliquait la présence sur les monuments de l’Égypte d’une foule de productions et d’animaux qui n’ont jamais existé dans cette contrée, et dont l’origine appartient évidemment à la haute Éthiopie. C’est un nouveau degré d’intérêt à la création de l’Égypte par le Nil qu’un mythe religieux avait consacré. Chez un peuple où les faits naturels avaient leur expression mystique, la tradition d’un évènement aussi remarquable devait être enregistrée soigneusement comme se rapportant à ses origines.

L’Éthiopie devrait donc être regardée comme le berceau de l’Égypte.

 

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Puisque nous parlons de la Nubie, il nous faut évoquer le souvenir de cet empire éthiopien, regardé lui aussi comme le plus ancien de tous les empires.

Dans la Nubie supérieure, entre le Nil blanc et l’Atbara, se trouve la partie du continent africain désigné par les anciens auteurs sous la dénomination d’Hile de Méroé.

D’après plusieurs philosophes de l’antiquité grecque, les hommes qui peuplaient l’Éthiopie devaient être considérés comme autochtones ou nés dans le pays même.

Diodore expliquait sérieusement comment, la chaleur du soleil se joignant à l’humidité de la terre, les contrées situées directement sous l’équateur devaient avoir produit, plus tôt que les autres, des êtres vivants.

C’était là d’ailleurs une tradition répandue parmi les Éthiopiens eux-mêmes, qui se vantaient ainsi d’avoir précédé les autres peuples sur la terre.

Malheureusement, pour de telles prétentions, une simple réflexion suffit à les mettre à néant.

Le fond de la population africaine est incontestablement formé par la race noire ; or, on connaît les caractères physiques de cette race, caractères d’autant plus accusés, d’autant plus faciles à distinguer que les individus qui la représentent se rapprochent du type primitif.

D’après Hérodote, au contraire, l’Éthiopie produisait des hommes qui surpassaient le reste de l’espèce humaine par l’élévation de leur taille, la beauté de leurs formes et la durée de leur vie.

Les anciens habitants de la vallée du Nil apportèrent même le plus grand soin afin d’éviter toute confusion aux yeux de la postérité, à noter dans leurs monuments les traits caractéristiques qui distinguaient leur famille des autres races humaines.

C’est ainsi que le monument le plus anciennement connu de statistique humaine découvert sur le tombeau d’un Pharaon nous montre les peuples guidés par le pasteur Horus au nombre de 12, mais ne fournit en réalité que quatre familles distinctes.

Les trois premières figures, les plus proches du dieu, sont de taille bien proportionnée ; leur physionomie est douce, le nez est légèrement aquilin, la chevelure est longue et nattée. Ils sont désignés sous le nom Rot-en-né-Rome, la race des hommes par excellence. La couleur de leur peau est d’un brun rougeâtre peut-être exagéré avec intention par l’artiste. Le teint rougeâtre était regardé par les premiers Égyptiens comme un signe de race, et on attachait, dans la vallée du Nil autant d’importance à cette couleur de peau que les gaulois nos ancêtres en attachaient à la nuance fauve de leurs cheveux.

Les documents que nous venons de citer et qui nous sont transmis par l’histoire sont opposés, on le sait, à la tradition attribuant à des populations autochtones la fondation de l’empire de Méroé.

Évidemment le Rot-en-né-Rome des Égyptiens fournit à l’observateur tous les signes d’un métis de provenance asiatique, et encore un tel métis ne peut-il résulter d’un premier croisement.

La race rouge appartient au continent asiatique, soit qu’elle y ait été importée à une époque des plus reculées pour la nécessité de croisements savamment calculés, soit qu’elle ait apparue spontanément sur quelque coin du sol.

En Asie seulement nous verrons ses descendants, ou pour parler plus exactement, ses métis qui, tant au point de vue de la civilisation que de la grandeur des empires crées par eux, ne le céderont en rien à ceux que j’appellerai les colonisateurs de la Nubie et plus tard de l’Égypte.

L’homme d’origine rouge est évidemment un étranger parmi les populations noires ou réellement africaines. Quel que soit le mélange qui ait altéré ses caractères distinctifs, il garde l’orgueil de son extraction, et cet orgueil le pousse à établir de profondes différences entre lui et les véritables indigènes de l’Afrique, qu’il classe dans un ordre absolument inférieur.

On retrouve chez le Rot-en-né-Rome à l’égard du Noir africain le même mépris que chez le Brahmane et le Kchatriya à l’égard du Noir qui habita d’abord la presqu’île hindoustanique.

La tradition éthiopienne ne fut pas, d’ailleurs, et dans l’antiquité même, si généralement admise qu’elle s’imposât à l’esprit de tous.

Un texte de Lucain parle d’hommes partis de l’Inde abordant en Nubie et peuplant cette partie du monde.

Cette route de l’Inde en Nubie fut en effet connue et parcourue de toute antiquité.

L’organisation première de l’Égypte, j’entends son organisation sociale, prouve également des origines indiennes ou analogues à celle de l’Inde. Cette organisation est essentiellement brahmanique. Les premières dynasties, ou dynasties thébaines, ne sont en réalité que des théocraties fortement assises sur la division du peuple en castes comme dans l’Inde, et il faut qu’un soldat se donnant lui aussi le titre de Méné – remarquez ce nom – porte le glaive jusque dans les fondations de l’édifice déjà vieux pour commencer une ère nouvelle et donner à l’Égypte une existence propre, une autonomie, pour en faire une nation.

Malgré les efforts de Ménès pourtant, le prêtre gardera en Égypte une prépondérance presque aussi grande que le Brahmane dans l’Inde. C’est que les deux théocraties, bien que l’une semble dériver de l’autre, ont simplement un même point de départ, un auteur commun.

Ainsi il suffit de se placer en présence des plus vieilles civilisations pour se voir obligé de reculer encore dans le passé, où se cachent comme jadis les génies au fond des cieux, les êtres bienfaisants qui donnèrent à l’humanité les notions du vrai et du bien.

Si profonde est la nuit qui voile ces premiers civilisateurs, qu’on se sent porté à admettre la disparition, non d’un peuple, mais d’une humanité.

L’âge auquel appartiennent ces mystérieux éducateurs est un âge géologique antérieur plutôt qu’un âge préhistorique.

 

 

 

Georges et Edmond SIMON-SAVIGNY.

 

Paru dans La Voie, revue mensuelle de Haute Science,

en septembre 1904.

 

 

 

 

 

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