Le couple dans la littérature française contemporaine
par
Pierre-Henri SIMON
Cette conférence a été prononcée par M. Pierre-Henri Simon le 24 janvier 1966, dans le cadre de l’Assemblée générale de l’Association française des Centres de consultation conjugale. Nous lui sommes vivement reconnaissants d’avoir bien voulu nous autoriser à publier le texte – légèrement abrégé – de son exposé pris au magnétophone et dont nous avons respecté la forme parlée (N.D.L.R.).
Il paraît bon an mal an, en français, cinq ou six cents romans nouveaux. Lorsqu’on sait qu’un assez grand nombre de ces romans abordent le problème du couple, on se rend compte qu’une heure de conférence ne saurait suffire pour traiter le sujet d’une manière objective.
Je me contenterai donc de quelques réflexions, appuyées sur quelques exemples – réflexions telles que peut en faire un homme qui est obligé par profession de lire une bonne centaine de romans par an. Sans compter ceux qu’il écrit !...
Je viens de dire que le problème du couple se rencontre fréquemment dans la littérature contemporaine, mais il me faut tout de suite corriger cette idée générale. Si nous considérons en effet les grandes têtes, les grands chefs-d’œuvre du roman français depuis la Libération, nous n’en trouvons pas tellement qui abordent franchement, directement et exclusivement, le problème du couple. Ce qui a caractérisé l’histoire du toman durant cette période, c’est une ouverture de la curiosité du romancier à des problèmes plus généraux. Nous vivons tous, plus ou moins, dans l’obsession de l’histoire, et il est certain que des écrivains tels que Saint-Exupéry, ou Malraux, ou Sartre, lorsqu’ils ont abordé le toman ou le récit, n’ont guère approfondi ce qui est en réalité le problème du couple.
Sous un autre aspect, cette littérature depuis vingt-cinq ans est devenue assez généralement immorale. Elle a présenté, suivant en cela d’ailleurs le mouvement des mœurs, des problèmes psychologiques tels qu’ils se posent pour des individus qui vivent dans une très grande liberté de mœurs. En sorte que le problème du couple, lorsqu’il est traité, – dans les romans de Simone de Beauvoir, par exemple, – ne sera que rarement celui du couple marié.
Donc, le problème du couple tend à perdre de son importance dans le roman. Du reste, en remontant un peu dans le temps, nous voyons que chez de très grands romanciers d’avant-guerre, il en était déjà ainsi. Bernanos est intéressé par des problèmes métaphysiques, mystiques, des problèmes de la sainteté. Il nous invite à pénétrer très profondément dans une psychologie surnaturelle qui dépasse le plan du couple. Mauriac lui-même a dépeint dans ses romans des drames de famille qui recouvrent des drames de psychologie (et même de psychologie religieuse), mais il ne traite pas véritablement le problème du couple. Une seule fois, dans un de ses plus beaux romans, le Nœud de vipères, il décrit ce qui peut amener la mésentente et la scission d’un couple, et ce qui peut, par la suite, le rapprocher. Mais nous ne sommes pas devant des œuvres qui s’attaquent directement au problème. Il en va de même pour les grandes fresques familiales – je pense aux Thibault de Roger Martin du Gard. Bien sir, il y a le ménage Fontanin, mais on le voit quelque peu en oblique. M. Thibault est veuf, ses deux fils ne sont pas mariés : c’est un roman de la famille, non du couple. De même dans les Pasquier, dans les Jean-Christophe, dans les Hommes de bonne volonté.
Malgré ces réserves, je serais tenté de dire que c’est le vingtième siècle qui a introduit dans le roman le problème du couple. Les grands romanciers du XIXe siècle ont sans doute traité assez fréquemment l’adultère, mais pas toujours sous l’angle direct du drame du couple. Par contre, on voit abordé le sujet d’une manière très franche et très directe, comme peut-être il ne l’avait jamais été, par Jacques Chardonne. Dans l’Épithalame, il a posé d’une manière précise le problème de l’entente ou de la mésentente des époux, et en même temps, celui des moyens pour remédier à leur désunion. Et Climats, de Maurois, est très exactement l’histoire d’un couple, ou plutôt deux couples successifs. Enfin, c’est la psychologie du couple qui est l’unique sujet du roman de Jacques Rivière, Aimée. Chez les romanciers de moindre importance, le problème se retrouve fréquemment. En ce qui me concerne, si je puis le rappeler, quatre de mes romans, au moins, les Raisins verts, Elsinfor, le Somnambule et Histoire d’un bonheur, sont très précisément axés sur le drame du couple.
Si le problème intéresse tout spécialement le romancier, c’est évidemment parce qu’il comporte un élément profondément dramatique et qui, en même temps, touche à la réalité : il n’y a pas de grand roman qui ne soit fondé, d’une certaine manière, sur le réel. Et cette réalité est facilement, naturellement même, celle de la vie du cœur – qui est bien le domaine du romancier. Or, qu’est-ce au fond que le problème moral du couple ?
En le ramenant à l’essentiel, c’est un problème de durée. Un couple – je pense ici à un couple marié, je me place donc sur le plan de la psychologie vraiment conjugale – ce sont deux individus, un homme et une femme, qui ont décidé de mener leur vie ensemble, d’avoir des enfants, ensemble, de les élever, de former un foyer, et de rester unis jusqu’à la mort. Au point de départ, il y a des circonstances favorables à la formation de ce couple. Les unes peuvent être des convenances sociales, des contingentes assez superficielles ; les autres, qui devraient être déterminantes, tout au moins au début, sont des affinités, des élans, un attrait personnel très fort, qui appellent les individus l’un vers l’autre. Or, si le début est beau, tout de suite on entre dans les difficultés de la vie ; et sans même les envisager, on est soumis à cette loi de la psychologie que Proust appelait « les intermittences du cœur », compliquées d’ailleurs par les intermittences de la chair. Par conséquent, ces individus éprouvent des attraits vers d’autres individus, ou des répulsions à l’égard du conjoint, et cependant les choses sont telles qu’il faut durer. Si l’on se trouve dans un ordre de mœurs et de lois encore sévères, où la rupture du couple est juridiquement et moralement difficile, c’est la tragédie de deux êtres qui souffrent l’un par l’autre, qui doivent continuer à vivre côte à côte, avec toutes les révoltes que cela implique. Si l’on est dans un état juridique et moral plus large, les facilités de s’échapper, de casser, sont plus grandes, mais c’est justement ce qui peut rendre la situation dramatique, dans la mesure où d’autres considérations (le sort des enfants, en premier lieu) empêchent le couple d’éclater. Nous sommes donc toujours placés devant des situations tragiques.
Je voudrais ici faire remarquer que le problème du couple ne s’est vraiment posé que du jour où la femme a eu voix au chapitre. Dans la littérature classique (entendons par classique celle des Anciens), il est rarement abordé. Sans doute, on y voit Hector et Andromaque, Didon et Énée qui n’étaient pas mariés, d’autres couples d’amants ou d’époux, mais on ne discerne pas bien le problème et en réalité il n’intéresse guère cette époque : à vrai dire, il n’existe pas. La femme est dans le gynécée, il n’est pas question qu’elle en sorte ; elle y est maintenue comme de force, par les droits et par les mœurs. Elle s’accoutume plus ou moins à sa prison ; mais qu’elle s’habitue ou non, personne n’y prend garde. Quand la législation est tout à fait rigoureuse, lorsque la femme devient adultère, elle est punie – dans certaines civilisations, par la mort. L’homme, lui, a beaucoup plus de liberté, mais de liberté qui ne pose pas de problèmes, ni moraux ni légaux.
Donc, le tragique est ici en quelque sorte évacué ; il faut, pour qu’il existe, que la femme, comme disait jadis Emmanuel Mounier, devienne une personne. Une personne qui a son autonomie, sa liberté, qui a le droit d’avoir ses goûts, ses inclinations, etc. Et plus une société, comme c’est le cas pour la nôtre, donne cette autonomie à la femme, plus le problème du couple devient dramatique et ardu.
Je disais tout à l’heure que ce problème du couple ne se pose pas, sauf exceptions, dans la littérature classique. On pourrait dire plus exactement que cette littérature classique et antique, païenne, ne pose pas vraiment le problème de l’amour. Elle cherche le dramatique ailleurs. Et il y a une sorte de paradoxe à considérer que c’est le christianisme, ce sont les mœurs chrétiennes, beaucoup plus ascétiques et plus sévères que celles du paganisme, qui ont favorisé la naissance d’une littérature dont l’amour, spécialement dans le genre romanesque, est devenu l’étoffe même. Alors que d’une façon générale, celle des Anciens est plus pudique, en un certain sens. En tous les cas, je le répète, le problème du couple et des dangers qui le menacent ne paraît guère avoir préoccupé les Anciens ; c’est le christianisme qui l’a introduit dans la littérature.
Il n’est pas douteux que, dans le problème du couple, il y a une tentation, un appel, disons une illusion très forte : l’amour, qui s’est assez vite émoussé, fatigué, dans le mariage, serait plus beau si l’on cédait à l’appel qui vous vient d’une rencontre avec un autre homme, avec une autre femme. On connaît Brève rencontre, un beau film, tiré d’un beau toman. C’est toujours la même illusion, c’est toujours cette idée que l’on va vers un absolu. Notons d’ailleurs que cette tentation de l’absolu dans l’amour hors du mariage peut se vivre à différents niveaux. Cela peut être très charnel, spécialement dans la littérature d’aujourd’hui et de tout le XIXe siècle. Mais cela peut être aussi purement spirituel et moral. J’entends : de l’ordre des pures passions morales. Et je songe ici à une œuvre assez remarquable, au moins par sa signification : le roman de Jacques Rivière qui a pour titre Aimée. C’est le type parfait du toman où les personnages ne semblent pas avoir de corps, où la passion n’est que sentiments et mouvements moraux sous le regard de l’intelligence, agile à la décomposer, à la nuancer, à mettre la vie en problèmes. Il y a un François qui est marié avec une Marthe et qui rencontre une Aimée. A-t-il cessé d’aimer Marthe et attend-il d’Aimée, qui est d’ailleurs la femme de son ami, l’amitié ou l’amour ? Aimée préfère-t-elle la tendresse discrète de François ou la désinvolture de Georges ? Tout dans leur jeu est nuances, velléités, figures de quadrille, mais tout évolue comme si ces êtres n’avaient pas de chair. Ce qu’ils appellent l’amour, c’est l’attrait d’une personne pour une personne qui va d’un charme à un charme, d’un cœur à un cœur – attrait d’autant plus dangereux pour la conscience qu’il se justifie par sa ferveur même. Et d’ailleurs la conclusion d’Aimée est tout à fait caractéristique, et viendrait confirmer d’une certaine façon l’enracinement du roman d’amour dans des conceptions religieuses : à la fin du roman, François, qui a renoncé à la tentation et qui revient dans le devoir, s’écrie : « Mon Dieu, faites que je vous aime un jour comme j’aime cette femme ! » Non pas la sienne, l’autre.
Voilà donc un premier aperçu des difficultés qui peuvent se présenter dans la vie du couple et qui retiennent l’attention des écrivains, des romanciers. Mais nous sommes dans la métaphysique, presque dans la théologie : nous allons descendre d’un cran, dans la psychologie.
Je disais que le problème du couple dans la vie, et par conséquent dans la littérature – pour autant que la bonne littérature est celle qui se calque sur la vie, ou qui s’inspire de la vie –, c’est de durer. Les dangers qui menacent le couple, c’est précisément tout ce qui lui vient avec le temps et qui sépare ou risque de séparer les époux. Les lignes que voici ne sont pas d’un écrivain d’aujourd’hui puisque je les prends dans le livre de Madame de Staël, De l’Allemagne, qui a plus de 160 ans ; je les tire du chapitre « De l’amour dans le mariage ».
Il y a, dans un mariage malheureux, une force de douleur qui dépasse toutes les autres peines de ce monde. L’âme entière d’une femme repose sur l’attachement conjugal. Lutter seule contre le sort, s’avancer vers le cercueil sans qu’un ami vous soutienne, sans qu’un ami vous regrette, c’est un isolement dont les déserts d’Arabie ne donnent qu’une faible idée. Et quand tout le trésor de vos jeunes années a été donné en vain, quand vous n’espérez plus pour la fin de la vie le reflet de ses premiers rayons, quand le crépuscule n’a plus rien qui rappelle l’aurore et qu’il est pâle et décoloré comme un spectre livide, avant-coureur de la nuit, votre azur se révolte, il vous semble qu’on vous a privé des dons de Dieu sur la terre, et si vous aimez encore celui qui vous traite en esclave, le désespoir s’empare de toutes les facultés, et la conscience elle-même se trouble à force de malheur.
Nous discernons, bien sûr, dans ces lignes un certain accent romantique qui nous paraît avoir vieilli, mais elles sont assez belles et assez justes. Ce que Mme de Staël décrit ici, se plaçant d’ailleurs au point de vue de la femme, c’est cette douleur qui éclate chez celui, ou plus précisément chez celle qui aime, qui a mis sa foi dans l’institution conjugale, dans l’amour qui la soutient, et qui s’aperçoit que cet amour, qu’elle avait rêvé dans sa plénitude et dans sa pureté, s’échappe, qu’elle a désormais auprès d’elle un étranger – non plus l’ami sur lequel, confiante, elle croyait pouvoir compter.
Et voici maintenant quelques lignes – je les ai rapprochées des premières parce qu’elles disent la même chose, mais avec un autre accent, un autre style – que j’extrais de l’Épithalame de Jacques Chardonne. Il s’agit d’une jeune femme qui commence à souffrir, elle aussi, de la déception dans son ménage :
Elle éteignit la lampe, à cause des moustiques, revêtit un peignoir blanc, et s’assit devant la fenêtre ouverte. Au-dessous des arbres noirs, dans un petit carré de lumière jaune lointain et net, on distinguait des gens qui dînaient. On entendait un son tremblé de flûte, un cri, la vague résonance des nuits chaudes dans les faubourgs. Berthe se rappelait une nuit d’été où jeune fille, pleine de fièvre amoureuse, assise devant sa fenêtre, elle regardait ainsi le jardin sombre. Il n’était pas dans le jardin, celui qu’elle attendait alors, mais partout dans la nuit enivrante. Maintenant, il est ici à côté d’elle, mais ce n’est plus le même ; elle est plus seule qu’autrefois. Est-ce que l’amour finit toujours par ce froid au cœur ?
Le danger de cette lassitude douloureuse des époux est d’autant plus grand qu’ils ont demandé davantage, qu’ils ont attendu davantage. Cette jeune femme se rappelle le moment où, étant jeune fille, quand elle regardait le jardin – en réalité vide – elle le trouvait plein de l’âme de celui qu’elle aimait. Et maintenant, l’homme est dans la chambre à côté d’elle, et le jardin lui paraît effroyablement désert. Oui, certes, qui a demandé beaucoup, qui attendait beaucoup d’un être est plus exposé à souffrir. Mais en fait, il semble impossible que des dissonances ne se produisent pas un jour ou l’autre. Il me faudrait de longues heures pour les énumérer. Je me bornerai à citer quelques exemples ; on me permettra d’en choisir un dans mon dernier roman, Histoire d’un bonheur.
C’est l’histoire d’un bonheur, d’un couple réussi, qui s’aime vraiment et profondément. Mais malgré tout, à certains moments, il y a des dissonances. La jeune femme est allée passer quelques jours dans sa famille pour soigner ses vieux parents ; elle échange plusieurs lettres avec son mari. Noël lui a écrit une lettre pleine de tendresse, et puis, dans la seconde partie (comme sa femme est intelligente et qu’il l’associe à sa vie), il lui a parlé d’une affaire importante et difficile qui le préoccupe beaucoup. Et il avait écrit : « Assez pour le mari, voici pour l’avocat. »
Et sa femme lui répond :
Un mot de ta lettre m’a griffée, et j’use du peu de temps que j’ai ce matin pour marquer le coup. Après des choses délicates et prévenantes pour ta femme, tu as écrit : assez pour le mari, voici pour l’avocat. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il va donc falloir que je te découpe en tranches : le mari, l’avocat, le maire, le meneur d’hommes, l’amateur de femmes, le réaliste, l’idéaliste, l’incroyant, le mystique, que sais-je encore ! Mais non, Noël ! tu es tout cela ensemble, et c’est ce paquet plus ou moins bien ficelé qui est mon époux, et l’amour que j’ai pour toi ne se casse pas, il n’est pas à l’un sans toucher à l’autre, il va, il court à tout ce que tu es. C’est cette grande communion confuse et facile que j’appelle l’amour conjugal.
Je crois que mon héroïne a raison. Mais ce qu’elle demandait, en fait, est très difficile. Et si nous pensons aux conditions dans lesquelles vit le couple moderne, où la femme a souvent une profession à côté de celle du mari (et quand elle n’a pas de profession, elle a fréquemment une activité personnelle qui lui donne des soucis, des inquiétudes), est-il pratiquement, psychologiquement possible que l’échange soit complet, total ? N’y a-t-il point, par instant, des petites souffrances qui surgissent parce que celui ou celle qui aime sent que quelque chose de l’autre lui échappe ? Mais peut-il en être autrement dans les amours humaines ? C’est justement ce que l’on pourrait se demander.
Je voudrais également citer quelques lignes, oh ! très simples, très banales, du Somnambule, qui est l’histoire d’un ménage malheureux, et qui casse. Elles montrent comment, dans le mariage, un des époux (ici, c’est la femme) peut choquer et décevoir l’autre, pour des choses très ordinaires, qui ne sont pas toujours des fautes, mais parfois, au contraire, des vertus. L’épouse de Laurent Seudre est une femme très carrée d’idées, très énergique, avec beaucoup de caractère, mais qui manque un peu de féminité ; et son mari en souffre.
Il me revient un souvenir de ce temps-là. Ce devait être notre troisième année de mariage. J’étais encore un mari jeune et qui pouvait être amoureux. Ayant dû faire une absence de quelque jours pour visiter mes éditeurs et acheter quelques livres d’art à Paris, je comptais les heures qui me séparaient de ma femme, je lui écrivais, j’attendais ses lettres. Elles arrivaient quotidiennes, postées à l’heure juste, admirables d’honnêteté sentimentale et de précision documentaire, généralement tapées à la machine. Le soir de mon retour, Louise, comme il se devait, m’attendait à la gare. Vêtue d’une ample gabardine, couleur poussière, chaussée de souliers plats, le visage coiffé d’un béret et barré de larges lunettes, elle avait bien fait ce qu’il fallait pour faire oublier la femme, pour donner à l’arrivée l’impression des affaires et du devoir. Son premier soin, à peine rentrés chez nous, fut de m’entraîner à la librairie, de me rendre compte du chiffre des ventes, de me montrer les livres qu’elle tenait beaucoup mieux que moi. La nuit qui suivit fut conjugale et sans fièvre. Ainsi pressentais-je qu’un certain bonheur, d’exaltation ou bien tout simplement de tendresse, dont j’avais éprouvé la qualité en aimant la fantasque Françoise, et dont j’avais soif, me serait refusé.
Voilà encore une de ces dissonances comme il peut toujours s’en produire, créant un état de lassitude qui expose à des caprices, ou à des tentations plus ou moins graves. Il me serait facile de citer des romans récents où ce thème est traité. Je pense à ce court récit d’Henry Troyat qui s’appelle Une extrême amitié. Jean et Madeleine, qui forment un couple uni et heureux, se sont offert, pour le quinzième anniversaire de leur mariage, un voyage sur la Côte d’Azur. Ils y ont rencontré Bernard, quinquagénaire infatigable, en bonne fortune avec une toute jeune Corinne. Jean et Bernard ont été autrefois d’excellents camarades qu’une banale histoire de femme avait séparés. Ils se considéraient comme brouillés. Ils sont d’ailleurs fort différents l’un de l’autre : Jean est un bourgeois rangé, un homme de science, Bernard un homme d’argent, mondain, sportif, célibataire et qui joue les Don Juan. Il est du reste cordial et sympathique, et reprend tout de suite avec Jean le ton d’un dialogue affectueux. Et les deux amis se retrouvent amis ; les deux ménages, le vrai et le faux (Bernard et Corinne sont amants et non époux), sympathisent, se lient, se promènent, se baignent ensemble. Après les vacances, on se revoit à Paris. Bernard éprouve un attrait pour la sérieuse et mûrissante Madeleine, que le charme de cet homme séduisant et gai ne laisse pas insensible. Et Corinne, la jeune femme libre de mœurs, a un caprice pour Jean, l’homme sérieux – ce sont des choses qui se voient – lequel est d’autant plus flatté que la sincère et libre amitié qui a rejailli pour le camarade de sa jeunesse ne va pas sans une pointe de jalousie, humilié qu’il est devant cet homme de son âge qui a moins vieilli que lui ; de sorte qu’il n’est pas fâché de faire la cour à sa maîtresse. Corinne ne tarde pas à disparaître, mais l’intimité grandit entre Madeleine et Bernard, et un soir, dans son laboratoire, Jean apprendra par un coup de téléphone que sa femme et son ami ont eu près de Versailles un grave accident de voiture. Il les trouve tous les deux morts en arrivant à la clinique, et il ne saura jamais jusqu’à quel point s’est poursuivie leur liaison. Tout paraît bien être une espèce de quadrille : la femme sérieuse mariée à un mari sérieux est attirée par l’ami plus aimable, plus agréable, et inversement. C’est un sujet assez banal, mais qui peut correspondre à une certaine vérité. Je signale au passage que l’on retrouve quelque chose d’analogue dans le beau livre de Roger Ikor, intitulé le Semeur de vent. Mais je n’insiste pas, car ce sont là des développements assez fréquents dans le roman. Je n’en finirais pas de passer en revue toutes les difficultés de la vie du couple, et la façon dont les écrivains les présentent.
Voyons maintenant quelle défense possible les romanciers nous proposent pour venir à bout de ce problème d’une durée qu’il faut sauver, d’un bonheur qu’il faut sauvegarder pour deux individus liés à la vie et à la mort. Un premier groupe d’auteurs résolvent la question, si je puis dire, en la supprimant. En effet, ce qui pose un problème, c’est que l’on peut sauvegarder la durée du couple contre ce qui la menace. Mais on peut faire l’inverse ; on peut fort bien affirmer la parfaite et profonde liberté des époux. Cette liberté des mœurs et des cœurs s’affirme parfois, je dirai jusqu’à l’absurde ; il n’est que de lire le roman de Jacques Serguine qui a pour titre les Falaises d’or, où l’on voit une jeune mariée passer de son époux à l’ami de celui-ci durant son voyage de noces ! Je voudrais souligner que cette liberté totale des mœurs, que nombre d’écrivains dépeignent, et qu’en décrivant ils rendent d’ailleurs plus réelle (bien qu’elle existe déjà – dans certains milieux tout au moins), cette liberté ne choque pas seulement une certaine délicatesse morale : elle choque tellement la vérité de la nature humaine que l’œuvre littéraire elle-même ne tient plus. Une situation romanesque, pour être émouvante, doit avoir sa forte dose de vérité. Alors cette situation peut aboutir à des actes parfaitement immoraux – Madame Bovary trompe son mari d’une façon scandaleuse – mais « c’est vrai ». Nous pouvons nous intéresser à ses aventures, tandis que l’histoire de Serguine nous laisse indifférents. Au cinéma, on peut prendre intérêt à cette dernière (car au fond c’est l’histoire de Jules et Jim) parce qu’au cinéma, il y a une espèce de fantaisie farfelue dans le scénario et les décors : on n’a pas besoin d’y croire. Dans le roman, c’est différent. On y croit, à un roman. C’est pourquoi une donnée aussi absurde que celle des Falaises d’or ne peut servir de support à une œuvre.
Un autre roman, d’une bonne romancière, Marie Cardinal : Écoutez la mer, nous raconte la banale histoire de la femme mariée qui rencontre « l’homme de sa vie » : c’est une fois de plus la légende d’Yseult et de Tristan... La jeune femme est d’ailleurs loin d’être une gourgandine, c’est quelqu’un d’assez propre, d’assez honnête. Elle croit d’abord que cet amour n’est qu’un caprice, puis elle s’aperçoit que cela devient sérieux. Alors comme justement, c’est sérieux, et comme justement le garçon l’abandonne, elle en souffre. Le roman a donc une certaine profondeur morale, une vérité, et même une honnêteté au fond. Mais ce qui m’a beaucoup frappé dans ce livre, écrit à la première personne, c’est une des phrases du début. Je la cite – c’est la jeune femme qui parle : « Je vais mieux depuis que je couche aves n’importe qui. J’ai moins peur. J’élève mieux mes enfants aussi. Comme ils ne sont plus ma seule occupation, ils m’agacent moins... »
Voilà une morale qui est assez étonnante. Je n’y insisterai pas davantage. Je veux cependant signaler que ce besoin de liberté totale des cœurs peut être intégré dans une philosophie, et s’intègre en réalité dans une philosophie chez Simone de Beauvoir. Chez Sartre aussi, mais plutôt chez Simone de Beauvoir, qui en accepte toutes les conséquences. Elle nous dira que, dans le mariage d’un couple bourgeois, traditionnel, il existe une double tare : la frustration, et l’hypocrisie. La frustration parce qu’on pose comme un principe et comme une obligation la fidélité des époux l’un envers l’autre, même si l’un souffre par l’autre, même s’ils ont cessé de s’aimer et que leurs besoins amoureux, ou même plus simplement, leurs besoins érotiques, ne sont pas satisfaits : ils sont proprement frustrés. Et cette frustration étant pratiquement intolérable dans le plus grand nombre des cas, elle est corrigée par l’hypocrisie, c’est-à-dire l’adultère clandestin. À ce système qu’elle juge inadmissible, Simone de Beauvoir va substituer une morale d’absolue franchise entre les époux – ou les êtres qui sont liés l’un à l’autre. Mais qu’arrivera-t-il quand se produira l’appel de l’un des deux vers quelqu’un d’autre ? Eh bien, il suivra cet appel, mais il ne mentira pas. Il dira tout, simplement. D’ailleurs, quand nous lisons aussi bien la Force de l’âge et la Force des choses que les Mandarins, où Simone de Beauvoir a transposé sa propre histoire dans un roman, nous constatons que c’est ainsi que les choses se sont passées pour Sartre et pour elle.
On répondra que moralement, ce n’est pas une solution, socialement non plus ; et même psychologiquement, j’estime que le problème n’est pas résolu. Et comme Simone de Beauvoir est honnête, elle s’en est avisée elle-même ; l’un de ses romans – qui, à mon avis, est son plus beau roman – le démontre. Dans l’Invitée, elle raconte (et nous savons maintenant par les souvenirs recueillis dans la Force de l’âge que c’est une histoire qui est vraiment arrivée à Sartre et à Simone à un moment où ils étaient encore très amoureux l’un de l’autre) comment ils ont recueilli chez eux une jeune fille, une ancienne élève de Simone, qui se trouvait en rupture de ban avec sa famille. Et puis, Sartre est tombé amoureux de la jeune fille et un beau jour il a dit : « Bon, voilà, c’est comme ça, je vais faire un voyage avec elle. » Dans l’Invitée, Simone de Beauvoir a transposé ces faits dans un sens très dramatique : elle a montré la souffrance inévitable pour la femme qui reste. Parce que, justement, la faille dans ce système qui théoriquement et géométriquement paraît en ordre, c’est qu’au moment où l’un des deux veut s’en aller, l’autre n’est peut-être pas d’accord. Par conséquent, la souffrance n’est pas exclue. Mais de toute façon, on ne peut s’arrêter à cette solution de la liberté absolue, à moins d’accepter une transformation totale de l’ordre social et de l’ordre moral – et l’abolition, finalement, de l’institution conjugale.
Je m’arrêterai plus longuement à une solution beaucoup plus acceptable. C’est une solution de prudence – que j’appellerai l’opportunisme du cœur. La voici : il faut vivre ensemble, il faut que l’amour dure. Eh bien, c’est une sagesse à mettre au point. Le danger, pour le couple, est d’autant plus grand qu’au point de départ on s’est fait plus d’illusions. On attendait trop de l’amour et du mariage. On était, consciemment ou inconsciemment, tributaire du mythe de Tristan et Yseult, de ce qu’on pourrait appeler le romantisme éternel. À ce moment n’importe quelle petite difficulté de ménage peut tourner au drame.
C’est alors qu’intervient l’opportunisme du cœur : il consiste à être indulgent, aux défauts et aux fautes de l’autre ; et puis, on apprend à se supporter. Je voudrais revenir à l’Épithalame de Jacques Chardonne. Ce qui est très beau dans ce roman, et très neuf d’ailleurs, c’est qu’en apparence il ne s’y passe rien. Il s’agit de l’histoire d’un couple, mais il n’y a pas de peinture extrinsèque à celle de la vie des époux, pas de fresque sociale. La tentation de l’adultère ne surgit que très accidentellement et cela ne va pas bien loin. Ce qui compte, ce sont les mille riens de la vie commune, les petits heurts de tous les instants, et ce bruit, dirais-je, de carènes froissées que font parfois les bateaux amarrés en rade côte à côte. Projet d’autant plus difficile à réaliser pour Chardonne que son parti pris pour un art classique d’analyse abstraite l’obligeait à exclure de l’évocation du quotidien ce qu’il a de matériel et de trivial, pour n’en conserver que les aspects à la fois exquis et abstraits, les frémissements d’âme et les dissonances subtiles. C’est admirablement écrit. Et la fin est d’un humanisme sans illusions. Les deux époux s’habituent peu à peu à vivre ensemble. Leur tendresse devient en même temps moins fiévreuse et plus franche, plus solide. Les dernières pages apportent une conclusion très réaliste : le couple est sauvé par la naissance de l’enfant. Et de fait, c’est dans la mesure où le couple marié entre dans les lois de la nature qu’il échappe à ce que l’amour le plus authentique peut avoir de féroce – car il peut n’être qu’un égoïsme à deux – pour devenir l’effort commun de deux êtres qui s’attachent à quelque chose d’extérieur à leur couple. Chardonne indique fort bien ce processus salutaire, cette voie de salut.
Dans Climats, de Maurois, nous voyons cet opportunisme du cœur pratiqué d’une manière qui va plus loin dans le sens de la liberté des mœurs, du consentement de l’un aux caprices de l’autre ; nous le découvrons aux prises avec des situations plus délicates, mais cependant nous sommes bien dans le même relativisme moral. Et ce relativisme suppose (c’est peut-être en cela qu’il est sage, encore qu’il en faudrait discuter) que l’on regarde l’amour en général, mais l’amour conjugal en particulier, sous un angle assez réaliste, en se purgeant autant que possible de littérature, en s’enfonçant dans le vrai du cœur et de la vie.
Il y a trois ans, M. Robert Poulet a écrit non pas un roman mais un véritable pamphlet qu’il a appelé Contre l’amour, et qui est une condamnation violente de l’amour romanesque et romantique et de ses dégâts, et l’appel à un amour plus réel et plus simple. « Tout serait simple, dit M. Poulet, dans les rapports des deux sexes, si l’on n’avait découvert un jour que les plaisirs de l’amour sont plus enivrants, enveloppés d’un délire qui s’appelle l’idée de l’absolu. Il faut donc exclure cette idée ou cette curiosité de l’absolu de l’amour. » C’est la condamnation sans appel du romantisme, et cette condamnation, d’une certaine façon, est saine.
Dans Histoire d’un bonheur, la jeune femme pratique cet opportunisme du cœur en se montrant très patiente avec son mari qu’elle voit momentanément troublé par la présence d’une autre femme ; et peu à peu, les choses s’arrangent. Elles s’arrangent justement parce qu’il existe entre eux un amour vrai : un frisson romanesque passant sur les cœurs ne les émeut pas plus qu’un coup de vent qui fait une onde sur un étang ne trouble la profondeur de l’eau. Je pense aussi au roman de Georges-Emmanuel Clancier qui s’appelle les Incertains. Deux époux se séparent, et même l’un, qui est le plus fort (c’est l’homme), va jusqu’à favoriser secrètement la fuite de l’autre – ce qui ne paraît pas très psychologiquement vraisemblable et est en tout cas très dangereux – parce qu’il sait que ce qui existe entre eux est très fort, et qu’elle reviendra. Et elle revient, en effet.
L’opportunisme du cœur, c’est, je le répète, une certaine solution au problème de la permanence du couple. Je ne crois pas qu’il soit possible de s’y limiter, car l’amour conjugal est une aventure trop grave pour que toutes les difficultés qu’elle comporte puissent être résolues simplement par cette sagesse et cet esprit de transaction. Je pense que l’intention de certains êtres de trouver dans l’amour, du moins dans l’amour qui se veut durable pour la vie, quelque chose de très profond, et qu’on peut nommer l’absolu, est normale. Et j’irai jusqu’à dire que là où il n’y a pas cette espèce de ferment d’absolu, l’amour reste menacé. Évidemment, dans la perspective du chrétien ou simplement de l’âme religieuse, le mariage étant un sacrement, le sacrement donne cette transcendance à l’amour. Pour des êtres qui peuvent ne pas être religieux et qui se font une haute idée de la liberté et de la dignité des autres, des personnes, et par conséquent de la valeur de l’engagement pris par la volonté, la fidélité à cet engagement représente un absolu qui donne sa force à l’amour et qui peut assurer sa durée. En fait, je crois que les vrais moralistes de l’amour sont ceux qui cherchent aujourd’hui à retrouver un sens du sacré. Ce qui me frappe dans la psychologie de l’amour, et pas seulement de l’amour conjugal, telle qu’elle nous est donnée dans un grand nombre d’œuvres vulgaires, c’est que l’amour tend à se désacraliser complètement. Le passage de l’amour à l’érotisme dans tant de romans d’aujourd’hui devient alors quelque chose de fort significatif.
Mais il se produit, heureusement, une réaction, chez des moralistes qui cherchent à réintroduire le sens du sacré dans l’amour. Parmi ceux-ci, je citerai Suzanne Lilar. Son très bel essai intitulé le Couple pose exactement le problème qui nous occupe. Suzanne Lilar, qui est une moraliste très spiritualiste mais en dehors d’une foi dogmatique et chrétienne – tout au moins qui ne l’était pas quand elle a écrit le Couple – est très imbue des idées de Platon ; elle cherche donc la sacralisation de l’amour dans la ligne du platonisme. On sait que pour Platon, l’amour réalise une perfection perdue des êtres : c’est le mythe de l’androgyne. À l’origine, un seul être est homme et femme, et puis il s’est scindé en deux sexes. Et l’amour est cette force qui fait que deux êtres vont l’un vers l’autre pour reformer la véritable unité perdue. Naturellement, c’est un mythe ; l’idée profonde, c’est de réaliser cette unité parfaite par un amour intime et total, charnel et spirituel en même temps. C’est bien le but à atteindre, mais il faudrait dire comment, et, sur ce point, les idées de Suzanne Lilar restent vagues. Mais, ce que je retiens chez la moraliste, c’est son effort pour remettre du sacré dans l’amour. Un sacré qui n’est plus l’amour même, mais une transcendance métaphysique qui lui donne un sens. Il est assez frappant que Suzanne Lilar cite fréquemment dans son essai Teilhard de Chardin. L’idée que la réalité profonde du cosmos est un dynamisme « amorisé », comme dit Teilhard, et que l’amour peut être dans sa perfection une expression de cette volonté de communion qui est dans l’étoffe même du cosmos, cette idée vaut ce qu’elle vaut, métaphysiquement et théologiquement, mais elle représente au moins une tentative pour réintégrer le sacré, et l’absolu, dans l’amour.
Une autre façon de le faire, c’est de lier les êtres qui s’aiment, dans le cas du couple, les époux, par une volonté commune d’accomplir une œuvre ensemble. Je disais que normalement cette communauté apparaît de la façon la plus spontanée dans la création d’un foyer où il y a des enfants. Mais cette volonté peut se développer sur un autre plan, elle peut être tendue vers la réalisation d’œuvres sociales, entreprendre une action dont les fins sont transcendantes. On connaît le mot de Saint-Exupéry : « S’aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction. » Et peut-être, en effet, cette collaboration, cette communication des époux dans le mariage, offre-t-elle à la conscience une expérience des valeurs transcendantes qui empêche l’amour de se dessécher. Solution plus facile justement avec nos mœurs, qui ont donné davantage d’autonomie à la femme, une culture et des responsabilités sociales qu’elle est mieux en mesure de partager avec l’homme. J’ai essayé dans Histoire d’un bonheur – cette histoire qui paraît se terminer tragiquement puisque le mari meurt dans un épisode de la Résistance – de montrer que c’est par une sorte d’ascension, au moment où les époux ont dépassé même le culte du bonheur et des devoirs de leur foyer, par quelque chose qui est au-delà, qu’ils vivent le plus intensément leur amour.
Il arrivait à Noël de penser une chose qu’il n’osait pas avouer à Lucie : cet achèvement violent et brusque qu’il pouvait, non sans raison, imaginer à sa vie et à leur amour, loin de l’effrayer, lui paraissait moins redoutable qu’une fin traînante dans l’habitude et la décrépitude. Rien n’est plus beau, pour les amants et les époux, que de savoir descendre ensemble, lentement, la pente de l’âge et traverser du même pas le crépuscule, mais rien aussi n’est plus difficile quand les égoïsmes se durcissent et quand les énergies se dégradent ; alors une explosion d’astre peut être le plus beau dénouement d’un bonheur. Lucie ne sentait pas les choses ainsi, elle faisait plus de confiance au temps ; elle avait moins peur de vieillir. « Je ne te reproche rien, disait-elle encore à Noël, ni de lâcher ma main pour t’engager sur une certaine route, ni d’y risquer ta vie, ce que tu fais, j’en suis sûre ; sache au moins à quel point cela me déchire, et quelle épreuve tu m’imposes. » Mais, dans cette épreuve même, elle expérimentait comme lui, bien que d’une autre façon, une joie ineffable : ce surcroît, cet absolu de tendresse qui ne peut brûler que dans les confins de l’héroïsme par l’enthousiasme du courage et par le pressentiment de la mort.
Ce que j’ai essayé de dire là, Jacques de Bourbon-Busset l’a très bien exprimé sous une autre forme, dans ce très beau récit qui est à peine un roman, car il est manifestement autobiographique, et qui s’appelle les Aveux infidèles. C’est l’histoire d’un couple qui s’aime profondément et qui rencontre les inévitables difficultés de la vie conjugale, mais les transcende dans les vertus de la vie quotidienne et plus encore, dans la communion à des valeurs supérieures. Je pense que c’est de ce côté que la solution du problème – ou pour mieux dire le dénouement du drame (car c’en est un) – doit être cherchée. Les catastrophes ne sont jamais évitables, mais elles ne sont jamais inexorables, car enfin, dans cette vie du couple marié, avec toutes les difficultés qu’elle présente, tous les obstacles qu’elle fait surgir, il y a aussi cette réalité profonde : les liens qu’elle crée. Il faut donc avoir confiance dans cette humble réalité du quotidien, et dans ces liens de chair, de cœur, d’habitude, de pensée, qui peu à peu font que deux époux vieillissants finissent par se ressembler. Il faut savoir que des réussites sont possibles. Ce fut pour moi une grande joie, il y a deux ans, de lire l’œuvre d’Anne Philipe : le Temps d’un soupir. Le livre pouvait être choquant, écrit par cette femme qui paraissait exploiter la douleur ou l’émotion causée par la mort d’un époux qui était aussi une vedette. Or c’est un livre d’une justesse de ton extrême, et où éclate ce que nous trouvons si rarement, aujourd’hui, dans le roman, une vue à la fois réaliste et optimiste de l’amour.
J’aimais notre pas accordé, dit Anne Philipe, c’était la plus belle réalité du monde. Faut-il accepter un futur où tu es absent ? Je découvre le malheur. Comment trouver un sentier, une rue, un quai que nous n’avions pas connus ensemble ? Il fallait fuir ou affronter chaque lieu. Dans la multitude de la foule, dans la solitude d’un chemin de forêt, je ne voyais que toi. Ma raison refusait ces mirages, mais mon cœur les cherchait.
Cette espèce d’ode ou d’élégie à l’amour conjugal se poursuit au long de cent cinquante petites pages, mais qui sont très belles et qui pèsent très lourd dans la littérature d’aujourd’hui. C’est une lecture revigorante et – croyez-en quelqu’un qui lit beaucoup ! – il n’y en a pas tellement de cette qualité.
Pierre-Henri SIMON.
Paru dans L’Anneau d’or de mars-avril 1966.