L’imagination fantastique de Marcel Schneider

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre-Henri SIMON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVEC une branche de saule ou de noisetier, Merlin traçait sur le sable un cercle magique, lieu d’un monde surnaturel. Ainsi fait le romancier, celui qui du moins se sent avant tout poète, non point fabricateur d’une ville de papier qui fasse concurrence à l’état civil, mais créateur d’un jardin enchanté. Tel veut être, tel est M. Marcel Schneider, qui, dans la Branche de Merlin, invité à s’expliquer sur l’origine et le sens de son œuvre, exalte éloquemment le roman poétique et déplore son abandon.

Mais d’abord est-il vrai que le roman poétique soit un rameau flétri, un massif méprisé ? Ce n’est pas l’avis de M. Henri Queffélec qui, dans sa préface à Sous un ciel noir, affirme au contraire que « nous assistons de nos jours à une véritable contamination du roman par la poésie ». Il cite le Grand Meaulnes, À la recherche du temps perdu, la Montagne magique, Ulysse, et même la Peste, tous ouvrages qui sont plutôt d’hier que d’aujourd’hui ; et d’ailleurs ils accomplissent une idée de la poésie qui n’est pas celle que s’en fait l’auteur de la Première Île, de Sang léger, du Granit et l’Absence. M. Schneider ne sent pas la poésie comme une essence incluse dans la réalité empirique, comme un sacré infus dans les choses, comme un parfum qui se dégage de la vie vécue ou comme un diamant où se concentre la lumière du jour : elle est pour lui la clef d’une évasion, l’accès à un monde onirique et souvent fantastique, un symbolisme du rêve ; non point l’intuition profonde et totale des choses, mais, à partir de leur apparence ou de leur ombre, la vision fantomatique du mystère qui les enveloppe. Son ambition est d’atteindre ce qu’il appelle, d’un hardi néologisme, le « tramonde », l’ultra-réel, où les liens ne sont pas tout à fait rompus entre les vivants et les morts, où les songes sont plus vrais que les images perçues, où l’âme poétique trouve sa béatitude à se reposer comme l’âme mystique s’élève et se repose en Dieu. Écoutons-le parler de ses personnages : « C’est leur présence en moi que j’exprime et non leur présence dans un univers recomposé et réputé semblable à celui dans lequel nous vivons ; dans un univers « réel » où je les verrais agir. Ce ne sont ni des caractères ni des personnages au sens classique du mot, mais plutôt des présences inquiétantes et vaguement effarées. Surgies de la nuit, de la mémoire, elles gardent quelque chose de tendre, de déchirant. J’entretiens avec elles des rapports secrets, presque clandestins, ceux du demi-rêve, du désir. » Une telle idée du roman poétique, qui se rattache à Nerval, aux romantiques allemands, à Poe, à Villiers de l’Isle-Adam, est en effet peu représentée dans le monde d’aujourd’hui. Il faudrait la chercher dans les parages des deux Julien : Green et Gracq.

Et pourtant, si l’on regarde aux origines, avouons que cette pente du romanesque vers l’insolite a été la première à incliner et caractériser le genre. Les histoires d’aventures que les rhéteurs grecs écrivaient aux premiers siècles de notre ère, et qui furent une des sources du romanesque européen, relataient, dit l’un d’eux, « les choses merveilleuses qui se voient au delà de l’île de Thulé » : admirable formule pour désigner le domaine de l’étrangeté qui fut d’abord celui du romancier. L’imagination celtique en a formé le cycle d’Arthur, et ce n’est pas hasard si M. Marcel Schneider invoque la branche de Merlin : le lieu de son âme est dans les landes d’Armor, tout Lorrain qu’il soit – mais on sait combien aisément les mythes bretons ont ensemencé l’imagination de l’Occident et débordé sur les pays rhénans. Le thème de l’« amour impossible », si important dans ses romans, son goût de jeter ses amants à la mort comme dans leur patrie, son sens d’un sacré qui se fixe sur des objets rituels ou enchantés, renvoient constamment à la mystique de Tristan, au sublime du Graal.

Il reste que, né du génie poétique et imaginaire, le roman européen n’a cessé d’évoluer, paradoxalement, vers la peinture de la réalité moyenne ou basse, vers l’analyse psychologique et les débats d’idées ; et c’est seulement un courant détourné, assez mince mais non négligeable, qui a conservé les eaux virginales du merveilleux. Ainsi que l’a montré naguère M. Pierre Castex dans une Anthologie du conte fantastique français, ce courant, souterrain mais encore sensible dans le roman idéaliste du XVIIe siècle, reparaît chez Cazotte, Sade, Nodier, Nerval, touche la grande imagination romantique chez Hugo et Gautier, fertilise Baudelaire et les symbolistes et, plus curieusement, affleure chez certains réalistes curieux de l’au-delà des choses, Balzac, Mérimée, Huysmans ou Mirbeau.

C’est donc une longue, secrète et précieuse tradition que continue M. Marcel Schneider. Ceux qu’elle rebute sont-ils, comme il le dit, les amateurs « des idées claires, du confort intellectuel et de l’ordre moral » ? J’incline à penser le contraire : les vrais rationalistes, comme Descartes lui-même mystique à ses heures et curieux de l’ésotérisme des Rose-Croix, sont encore capables de sentir l’irrationnel et de goûter l’imaginaire au delà des frontières bien tracées et bien défendues de l’intelligence ; ou, comme Valéry, ils balancent entre la logique et la musique en admettant, puisque la musique est logicienne, que la logique puisse être musicienne. Mais enfin il est vrai que les esprits attachés à penser selon l’ordre des choses et à trouver plus de poids aux images de la veille qu’aux ombres de la nuit, s’ils ne sont pas inaptes à entrer dans la connaissance poétique, sont du moins enclins à ne la point confondre avec les fantasmagories du rêve ou du délire. À ce point de vue, il m’a semblé que l’auteur de la Branche de Merlin établissait, entre le roman poétique et le roman fantastique, une identité contestable ; car il n’est pas nécessaire que la poésie se nourrisse de symboles obscurs et de visions nocturnes, ni qu’elle poursuive l’absolu dans l’étrange ; elle peut aussi, et c’est même sa voie royale, découvrir le mystère en pleine lumière, atteindre le surréel dans le quotidien et l’essence dans l’existence.

M. Marcel Schneider pense justement que le poète est quelqu’un qui retrouve son âme d’enfant : « Fermer les yeux, c’est retrouver l’enfance, le domaine toujours ouvert, la réserve intacte. » Proust a dit vingt fois la même chose, mais, pour lui, le don de l’enfant est celui du monde saisi dans sa virginité ; du monde où les nymphéas de la Vivonne, les aubépines de Méséglise, les clochers de Martinville sont venus à l’âme avec une sorte de présence absolue qui a donné à l’instant de leur perception une saveur d’éternel. Pour M. Schneider, le don de l’enfant est, dans un tout autre sens, la clef du « tramonde » : non pas la plénitude des choses, mais leur au-delà ; l’enfant est celui dont la « sage déraison » plaque un décor imaginaire, séduisant et impressionnant sur la banale existence, déforme le réel pour atteindre le mystère, ouvre le champ à une autre vue et à une autre vie. C’est justement que M. Castex n’avait pas cité le Grand Meaulnes dans son anthologie du fantastique, l’enfance d’Alain-Fournier étant, comme celle de Proust, le mode de la connaissance poétique dans ce qu’elle a de plus ordinaire : un élan et une fraîcheur de source, une adhésion extasiée à la simplicité de la vie. L’enfance de Marcel Schneider est plutôt celle qui a besoin qu’on lui raconte des histoires, pour se rassurer contre la peur de la nuit ou pour s’enivrer d’elle, en tout cas pour exiler et reposer dans l’imaginaire une âme fragile, effarée par le jour, écrasée par le poids de son destin terrestre. 

 

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Le projet de la collection où a paru la Branche de Merlin – confidences demandées aux écrivains sur la genèse de leur œuvre – invitait M. Schneider à éclaircir sa propre histoire, précisément celle de ses premières années où se forma son âme. Mais, remarque-t-il lui-même, le romancier, « même quand il étale son jeu, ... tient caché l’atout principal. Il ne triche pas, il ignore le tout premier quel est son atout, même le plus clairvoyant, le plus acharné à se connaître. C’est au lecteur à surprendre ce qu’il ne dit pas ». En d’autres termes, le romancier se livre mieux par ses romans que par les plus sincères aveux sur ce qu’il sait ou peut savoir de leur enracinement dans son être personnel. Aussi est-il intéressant de comparer à l’essai autobiographique le roman qui a paru à peu près simultanément, les Colonnes du temple, transposition romancée de l’enfance et de l’adolescence de l’auteur.

D’après la Branche de Merlin, l’épisode décisif a été, pour M. Schneider, la mort de sa mère, qui survint quand il avait huit ans. Il y eut autour de lui, désormais, une « grotte d’air bleu », un espace mystique où le regard de la morte brillait encore et où il la retrouvait clandestinement, et ainsi fut contractée l’habitude de vivre à la fois ici-bas et ailleurs. Le narrateur des Colonnes du temple, lui, n’a pas perdu sa mère, il vit seulement séparé d’elle par la profession paternelle qui éloigne les parents à l’étranger ; et il est élevé à Paris par une grand-mère. Ici, nous retrouvons les confidences de l’essai ; cette grand-mère, femme forte et douce, pieuse et tendre, a existé, et le romancier, en la faisant seulement un peu moins austèrement bourgeoise et un peu plus fantaisiste que ne fut son modèle, a dessiné pour nous la charmante figure de cette Granelle, qui aime à marcher avec son petit-fils dans un vieux quartier de Paris et se prête à ses jeux imaginaires. On habite le Marais, on se promène boulevard Beaumarchais et boulevard du Temple ; les jardins de Beaumarchais ont disparu depuis belle lurette, et la tour du Temple est rasée depuis plus de cent ans ; mais, instruit par Granelle, le petit garçon voit et possède ces jardins, sert la cause des Templiers, rencontre les ombres de Louis XVI, de Marie-Antoinette et du dauphin. Sa vraie vie est dans ce jeu, et aussi dans les visites à la maison de la rue Saint-Claude, où la tante Beaucourt, étrange vieille dame adonnée au spiritisme, raconte à Granelle ses conversations avec l’époux défunt. Il y a rue Saint-Claude un escalier mystérieux que garde un concierge bizarre et sadique, et l’enfant rêve de s’y engouffrer, de rejoindre par cette spirale de pierre le monde souterrain, peut-être encore habité, du Temple. Un jour, sans penser à mal et par un geste irréfléchi, il a dérobé à la tante Beaucourt un camée qu’il jette dans le ruisseau. La tante en meurt de saisissement, car c’était l’objet enchanté qui lui permettait de converser avec l’époux défunt. Toute son enfance, toute son adolescente, le garçon hagard va traîner ce remords, jusqu’à ce qu’il ait découvert l’amour avec une jeune parente des Beaucourt, dans une chambre secrète qu’on lui dit avoir été jadis aménagée par Cagliostro, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé par hasard le camée chez un antiquaire et l’ait déposé sur la tombe de la vieille dame.

On le voit : beaucoup d’arbitraire, de construit et d’ajouté dans ce récit, d’ailleurs savoureux et délicat. Pour recréer la poésie de son enfance rêveuse et inquiète, M. Schneider a eu besoin d’envelopper ses souvenirs d’une atmosphère étrange et de circonstances insolites. La « grotte d’air bleu », avec la présence des morts douce et rassurante, y est transposée dans un milieu surnaturel, où les prestiges de l’histoire font circuler des fantômes. On remarque aussi des obsessions significatives : le corridor obscur, la chambre close, l’escalier et le souterrain, la cellule clandestine. Bachelard, pour sa psychanalyse de l’espace, en eût été comblé d’aise et je suppose que des psychologues y liraient un diagnostic, comme aussi dans le thème du vol sacrilège et de la lancinante culpabilité. Tant il est vrai que la poésie fantastique frôle et excite les frissons de la conscience obscure.

 

 

 

Pierre-Henri SIMON, Langage et destin :

Diagnostic des lettres françaises contemporaines,

La Renaissance du Livre, 1966.

  

 

 

 

 

 

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