J.-E.-M. Portalis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles SIMOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici une figure, sinon oubliée, au moins reculée déjà dans l’ombre par la postérité évidemment ingrate. Et l’ingratitude est d’autant plus notoire que celui dont il s’agit fut une grande et belle âme, douée de solides vertus, active à faire le bien, restée sans aucune tache dans un temps où il était très rare et pour ainsi dire impossible de ne pas corrompre ou de ne pas être corrompu.

Il n’y a en effet, dans la période de la Révolution et dans celle du Consulat, pas de nom plus digne, pas de renommée plus légitime. Portalis personnifie, au milieu des tourmentes de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe, l’intègre droiture d’une intelligence forte et supérieure, incapable des compromis de conscience basés sur n’importe quelle double morale, et ne prenant, dans toute la conduite de la vie, jamais conseil que de la seule et entière honnêteté. « Il nous rend avec originalité, dit Sainte-Beuve, ces personnages de l’antique Rome dont Cicéron a célébré les noms, les P. Scévola, les Q. Mucius, les Sextus Aelius. les Nasica et cet Aristide qu’Étienne Pasquier définit « le grand prud’homme entre les Athéniens » ; il nous rappelle ces personnages de prudence et de savoir, mais de plus de prudence encore que de savoir, dont, sous les empereurs, les avis et les réponses étaient réputés des décisions. Il est un de ceux qui contribuèrent à perpétuer quelque chose de l’esprit de la vieille magistrature française dans les conseils d’un régime tout nouveau ; et en même temps qu’il donne la main comme avocat et comme magistrat à ces dignes races des de Thou, des Pithou, et des anciens parlementaires, il est le conseiller d’État modèle, de qui se sont honorés de relever tous ceux qui ont marqué depuis dans cette ferme et précise carrière ».

Né le 1er avril 1746 au Bausset, dans le Var, Jean-Marie-Étienne Portalis appartenait à une de ces familles bourgeoises qui, de père en fils, donnent à la noblesse de robe un éclat égal à celui de la noblesse de naissance. Ses parents avaient l’aurea mediocritas, l’indépendance et l’estime publique. Il fit ses études chez les Oratoriens de Toulouse et de Marseille, se destina au droit, prit ses grades summa cum laude et fut inscrit au barreau d’Aix. Ses connaissances juridiques approfondies, sa maturité précoce de jugement, sa facilité d’élocution lui acquirent rapidement une clientèle nombreuse et importante. Il était encore sur les bancs de l’Université lorsqu’à seize ou dix-sept ans il publia deux petits écrits, Les Préjugés (1762) et les Observations sur l’« Émile » (1763) qui attirèrent sur lui l’attention. On y trouve déjà cette netteté de vues, qui sera la caractéristique de toutes ses œuvres, et cette tendance aux considérations morales qu’il ne cessera de suivre par goût. J’y remarque également l’influence de la lecture des philosophes du siècle, mais cette influence est contrebalancée par une sévère éducation catholique. On voit que ce tout jeune homme est nourri de la moelle des écrivains et qu’il ne leur a pris que les vérités, ayant assez de discernement et de sens pour ne point se laisser convaincre par des paradoxes. À vrai dire, il dogmatise un peu, ce qui n’est point de son âge, mais ce qui était de son temps. On vieillissait plus vite alors que de nos jours et l’adolescence confinait de si près à l’âge mûr que l’on ne doit pas être surpris de rencontrer des auteurs ayant à seize ans un esprit sage et sain, lorsque leurs contemporains, de tout jeunes généraux, remportent des victoires comme Toulon, Wissembourg et Fleurus.

Jean-Étienne Portalis, avocat au Parlement d’Aix, à dix-neuf ans, était, il est vrai, déjà réputé pour homme de talent en Provence, quand naquirent Bonaparte, Hoche et Marceau. Nous le trouvons, à cette date, en possession de la considération de ses concitoyens. Il est même si sûr de son autorité qu’il peut, sans remontrance, faire une révolution au barreau par sa manière de plaider, en substituant la simplicité de l’éloquence à l’emphase accoutumée jusqu’alors aux orateurs. « Il fut, sous ce rapport, nous dit Sainte-Beuve, le Daguesseau de la Provence. » Pendant vingt-trois ans, de 1765 à 1788, année de la chute des Parlements, il mena la vie d’un avocat consulté sur toutes les matières importantes, sans en excepter l’administration et la politique locale. En octobre 1770, il rédigea, sur la demande du duc de Choiseul, une consultation sur la validité des mariages protestants, et développa dans ce mémoire, avec une lucidité pénétrante, les principes d’équité civile, de morale domestique et de tolérance religieuse que l’on retrouvera dans toutes ses publications. En 1781, il soutint la cause de la comtesse de Mirabeau, demandant la séparation de corps et de biens d’avec Mirabeau, lequel plaidait en personne. Portalis opposa un merveilleux sang-froid à la fougue éloquente de son adversaire et gagna le procès.

Lorsque éclata la Révolution, menacé par des ennemis personnels, il se retira avec sa famille à Lyon, où il vécut à l’écart. Puis il se rendit à Paris, où il fut arrêté. Il resta en prison jusqu’à la fin de la Terreur. Nommé eu 1795 membre du Conseil des Anciens, il combattit avec une grande chaleur de conviction, mais avec une rare modération de principe, la politique du Directoire, et, quoiqu’on rendit hommage à sa sincérité, il fut, sans doute à raison de cette sincérité même, compris dans les proscriptions du 18 fructidor. Condamné à la déportation en Guyane, il put s’évader et alla vivre dans l’exil, en Allemagne. Bonaparte le rappela après le 18 brumaire, et le chargea de rédiger, avec Bigot de Préameneu et Maleville, le Code civil. Portalis rendit, dans le Conseil d’État, des services immenses. Par son esprit de conciliation, par la chaleur de ses paroles persuasives, il fit prédominer l’équité dans tous les débats et dans toutes les résolutions.

Cette dernière partie de sa vie est tellement admirable et exemplaire qu’elle devrait être racontée au long en un livre populaire qu’on répandrait à profusion dans les masses, car rien n’est plus propre a fortifier l’âme d’un peuple, à l’élever et à l’ennoblir. Portalis a soixante ans, il est presque entièrement aveugle, mais sa vaste mémoire est restée si prodigieusement fidèle qu’il lui suffit d’entendre une seule fois la lecture d’un document, quelle qu’en soit la longueur, pour le répéter tout haut, sans changer aucune expression. Lorsqu’il prend la parole, l’expression de sa physionomie sérieuse, éclairée par un sourire, révèle tout d’abord la fermeté du jugement alliée à la bonté des sentiments. Il parle avec facilité, improvisant toujours, mais sachant conduire son improvisation avec une sûreté de logique qui ne le trahit jamais. Il est disert et fleuri, mais son argumentation ne s’égare point dans les sentiers de traverse, elle procède beaucoup de Montesquieu. Les maximes et les définitions y ont leur emploi fréquent. Le style est nerveux, généralement sobre, sans être exempt d’images ; il a des mots heureux, de la finesse, de l’ironie. Ce n’est point l’éloquence fiévreuse, brûlante et passionnée des grands orateurs de la Révolution, des Mirabeau, des Danton, des Vergniaud, c’est ce que l’on appellerait aujourd’hui une éloquence d’affaires, visant directement aux faits et ne s’attardant point aux effets de rhétorique, mais les trouvant assez souvent pour ne pas devoir prendre la peine de les chercher ; la gravité y tempère l’imagination, la sagesse y marque toutes les parties de sa visible empreinte. La qualité, en quelque sorte d’instinct, qui n’y fait jamais défaut, c’est la clarté, et celle-ci est lumineuse. Ajoutez-y ce que Sainte-Beuve a si parfaitement défini, lorsqu’il écrit que « Portalis avait en lui toutes les piétés ».

Le rôle de Jean-Étienne Portalis dans l’œuvre du Concordat ne fut pas moins important et décisif que sa participation au Code civil. Nous n’avons pas à faire ici l’histoire de cette convention du 15 juillet 1801 entre le gouvernement français et le Saint-Siège, ni à discuter les motifs qui dictèrent l’accord entre Bonaparte et Pie VII. Portalis a exposé ces motifs dans le document que l’on lira plus loin 1, et que nous ne voulons apprécier qu’au point de vue purement littéraire. Détenteur des vraies doctrines philosophiques, des vrais principes politiques, le directeur des affaires ecclésiastiques, chargé de la délicate et difficile mission de réorganiser les cultes, a voulu se placer au-dessus des partis et se servir de ces balances d’or que le ciel donne, suivant sa belle expression, à ceux qui ont à peser la destinée des empires. Il ne jettera point dans ces balances, soyez-en sûr, les théories hasardeuses sur lesquelles s’étayent certaines controverses ; il n’y donnera poids à aucun de ces raisonnements d’aloi douteux, qui sont familiers aux sophistes. Esprit éminemment philosophique, il portera dans toutes tes questions et sur toutes les matières le flambeau de la philosophie. Esprit éminemment chrétien, il ne s’affranchira point des lois de la religion. Sans doute, il ne parle, chaque fois qu’il traite de l’Église, que du droit positif, et l’on peut, quand on le juge en catholique, lui reprocher son abstention voulue de toute mention du droit divin et de la vérité révélée, mais il ne faut pas oublier que son Rapport est un document officiel qui doit nécessairement refléter la pensée et la volonté du Premier Consul en ne s’inspirant que des considérations politiques. Je laisse à d’autres, plus compétents que moi, le soin de le suivre et, partout où il serait nécessaire, de le discuter et de le réfuter sur ce terrain ; je me borne à constater que ce discours renferme des beautés morales exprimées avec grandeur. Ce sont ces beautés morales, dites en un langage précis et ferme, qui constituent la valeur durable de cette œuvre, et il y a tels passages qui frappent même de nos jours avec tant de force et de justesse, qu’on les croirait écrits pour des évènements dont nous sommes les témoins.

Sainte-Beuve fait observer que beaucoup de ces beautés morales sont des maximes, reprises et replacées à l’occasion sans presque y rien changer, et que l’on retrouve, comme des redites, dans plusieurs écrits de Portalis. Suivant en cela le précepte des rhéteurs de l’antiquité qui conseillaient aux orateurs d’avoir toujours en réserve dans le trésor de la mémoire des portions entières de discours. Le critique ajoute qu’il résulte de cette habitude de préméditation une sorte de lenteur et de monotonie qui s’étend sur l’ensemble. L’observation est très fondée. Aussi ferait-on bien, quelque jour, d’extraire des œuvres complètes de Portalis ces maximes et ces définitions, presque toutes dignes d’être retenues, et, après les avoir colligées, de joindre ces pensées à la biographie du grand jurisconsulte. Ce serait un recueil utile, d’un tond excellent, et d’une lecture substantielle. Le traité que Portalis dicta à son fils et qui ne fut publié qu’après sa mort sous le titre : De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le XVIIIe siècle, offrirait une abondante récolte à celui qui recueillerait ces « Paillettes d’or. »

« Investi de toute l’estime et de toute la confiance de Napoléon, qui lui témoignait de l’attachement même, Portalis mourut après une courte maladie, le 25 août 1807, à l’âge seulement de soixante et un ans, mais plein de services et d’œuvres, et ayant même un moment recouvré la lumière assez pour voir ses petits-enfants. On ne saurait dire de lui qu’il mourut prématurément et avant son heure. Il s’éteignit dans le plein éclat de l’Empire, avant les fautes et les revers qui en attristèrent la dernière moitié. Il n’eut point à souffrir dans sa conscience de ces revirements politiques successifs qui brisent toujours plus ou moins l’unité d’une belle de vie. La sienne fut complète, droite et simple, presque idéale dans sa continuité. Elle se couronna, en finissant, d’honneurs proportionnés à ses mérites : comme il était le premier des grands fonctionnaires qui mourut sous l’Empire, de magnifiques obsèques lui furent décernées, et leur solennité presque triomphale ne fit qu’égaler le sentiment profond d’estime qui, à ce moment suprême, s’exhalait unanimement de tous les cœurs. »

 

À consulter sur Portalis : SAINTE-BEUVE, Causeries du Lundi, t. V ; L. LALLEMENT, Éloge de Portalis ; R. LAVOLLÉE, Portalis, sa vie et ses œuvres ; MIGNET, Éloges ; et les introductions aux diverses œuvres de Portalis, par son petit-fils. À consulter également la biographie de Portalis, par Bourdon. Cet ouvrage a été réédité six ou sept fois.

 

 

Charles SIMOND, Les grands écrivains de toutes les littératures,

Sixième série, Tome premier.

 

 

 

 

1. Le Concordat.

 

 

 

 

 

 

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