Madeleine Thoresen

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles SIMOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ANNE-MADELEINE KRAGH naquit à Frédéricia, dans le Jutland, le 3 juin 1819, Son père était pêcheur et charpentier de navires. Ses ressources, des plus modiques, ne lui suffisaient point pour élever sa famille. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, Madeleine resta chez sa grand’mère paternelle, une vieille ferme, d’un caractère entier, et poussant la piété jusqu’à la bigoterie. De parti pris elle privait sa petite-fille de toute instruction et c’était l’enfant elle-même qui, cédant à son instinct, apprenait par elle-même le peu qu’elle savait. Dans la journée on l’occupait aux travaux du ménage ; mais, le soir, quand la grand’mère était endormie, Madeleine se levait doucement et allait allumer la lampe qu’elle cachait, puis se plongeait dans la lecture, prenant sur ses heures de sommeil le temps de développer ses connaissances. Les premiers livres qu’elle pût se procurer étaient des syllabaires contenant quelques historiettes d’enfant, quelques naïves pièces de vers. Elle les apprenait par cœur, se les récitait à elle-même, et, l’inspiration aidant, en composait à son tour, qu’elle écrivait avec un morceau de craie sur la table pour les effacer ensuite, afin que personne ne s’en aperçût le lendemain. Par bonheur elle rencontra, étant tout enfant, un frère morave qui tenait un cabinet de lecture à Frédéricia, Il lui prêta des livres danois et allemands, et elle profita de l’autorisation pour puiser dans la bibliothèque à pleines mains et au hasard.

Quand sa grand-mère mourut, elle dut rentrer chez son père où la vie fut encore plus triste et plus monotone qu’auparavant. Le pêcheur Kragh était un homme taciturne, toujours sérieux, travaillant beaucoup, et considérant la lecture comme le passe-temps des oisifs. Madeleine, dont le caractère doux et sympathique avait besoin d’expansion, se trouvait dans ce milieu froid et morne, que n’éclairait jamais un sourire, si écrasée, si étouffée, que peu à peu elle se prit de désespoir. Tout ce qu’elle aimait, l’étude, la poésie, le sentiment, lui était interdit, sinon expressément, au moins de fait. Elle s’alanguissait comme une jeune plante qui manque d’air et de lumière, lorsqu’un évènement inattendu vint apporter tout à coup un grand changement dans son existence.

Un personnage noble, de passage à Frédéricia, entendit parler des qualités morales de la jeune fille et des dons remarquables de son intelligence, Il voulut la voir, la questionner et lui offrit de la faire admettre à Copenhague, à l’École normale des institutrices. Le vieux Kragh ne consentit qu’avec peine à cette proposition.

Madeleine avait vingt ans lorsqu’elle arriva dans la capitale danoise. Elle s’appliqua, dès son installation, avec une ardeur infatigable, à réparer les lacunes de son instruction. Pendant deux ans elle travailla jusqu’à douze et quinze heures par jour, ne prenant guère de repos, Elle entra ensuite comme institutrice dans la famille du pasteur Thoresen, resté veuf avec cinq enfants.

Ce pasteur vivait dans un petit village de Norvège, à Sondmor, au bord de la mer. Madeleine, dont la situation était très précaire, s’exila, mais à grand regret, du Danemark. Deux ans après elle devint la mère de ses élèves. Son mari l’initia avec méthode et avec persévérance, dans la connaissance des chefs-d’œuvre, et lui fit visiter l’Allemagne, la Suisse, la France, en lui faisant lire les auteurs célèbres de ces divers pays.

Après dix-huit ans d’union et de bonheur, le pasteur Thoresen mourut en 1859. Sa veuve quitta alors la Norvège, qui avait été si longtemps pour elle une seconde patrie, et retourna à Copenhague avec ses deux fils et ses deux filles. Elle s’était déjà fait connaître par un volume de vers qu’elle avait publié à Bergen, sous le titre modeste de Poésies d’une Dame (Digte af en Dame) et qui avait paru sous les auspices du grand écrivain norvégien : Bjorstjerne Bjornson en 1860. Elle avait donné aussi au théâtre de la même ville deux pièces, dont une comédie en deux actes : Le Témoignage, et un drame en quatre actes : Ombre et Lumière.

De retour dans son pays natal, Mme Thoresen voulut se consacrer au genre dans lequel Bjorson s’était fait un renom populaire, Elle écrivit alors une série de nouvelles, plus ou moins étendues, qui la placèrent bientôt au premier rang des auteurs scandinaves. Une de ces nouvelles, La Ferme de Lukné – dont nous offrons ici à nos lecteurs la première traduction qui en ait été faite en français – fut traduite en allemand et appela sur le nom de l’auteur l’attention du grand public. Quelques années après, la librairie Guttentag, de Berlin, éditait la traduction complète des romans de Mme Thoresen (1878). Ces volumes furent lus avec avidité, et les critiques les plus autorisés s’accordèrent à en signaler les grandes beautés. Parmi ces compositions il en est de longue haleine, comme Signe, le Soleil de la vallée de Silje, Herluf Nordal, l’Étudiant, où l’on trouve des tableaux, des paysages, des situations dramatiques qui sont dignes de toute admiration. Ses Scènes des côtes occidentales de la Norvège, ses Scènes du pays du Soleil de minuit contiennent des fragments d’une richesse de coloris peu commune. Citons encore son théâtre : Chez soi (Inden Dære), Un soleil levant et surtout Kristoffer Valkendorf.

Le talent de Madeleine Thoresen se caractérisa par la force de l’invention, le charme de l’exécution et la pureté de la diction. Elle a, sur Bjornson, plus célèbre qu’elle assurément, l’avantage de peindre ce qu’elle a observé, sans prendre conseil de son imagination. Mais ses qualités d’observation sont avant tout celles de l’artiste, et la palette dont elle dispose est si riche en tons et en nuances, que bien peu d’écrivains, même en France, pourraient lui être préférés. Il n’y a peut-être pas une seule de ses compositions, ses grandes toiles comme ses tableautins, qui ne soit de nature à être exactement interprétée par le pinceau, tant sa nature y est prise sur le vif, et c’est, suivant nous, un mérite bien rare.

Les œuvres de Madeleine Thoresen n’ont jamais été traduites en français et il serait à souhaiter qu’elles le fussent toutes. La littérature scandinave ne nous est d’ailleurs vaguement connue que par quelques articles de la Revue des Deux-Mondes qui, depuis nombre d’années, a cessé, sans qu’on sache pourquoi, d’en parler ; par un Précis d’histoire de la littérature de Norvège au XIXe siècle, de P. Botten-Hansen (1868) et par quelques traductions dues à M. X. Marmier, dont nous ne citons ici que pour mémoire l’Histoire de la Littérature en Danemark et en Suède, parce qu’elle date de 1839 et que, depuis cette époque, il y a eu, surtout en Danemark et en Norvège, un mouvement littéraire très remarquable sur lequel les documents français font défaut.

 

 

Charles SIMOND.

 

Paru dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Deuxième Série, Tome quatrième,

Librairie Blériot, 1888.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net