Le témoignage de Paul Ricaut

sur les restes du bogomilisme en Bosnie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

A. V. SOLOVIEV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En nous occupant de l’histoire du bogomilisme en Bosnie 1, nous nous sommes intéressé aussi à la disparition de ce courant à partir du XVe siècle, à sa substitution par l’Islam en Bosnie, une question qui était encore mal éclaircie dans la littérature yougoslave.

Dans notre article sur « La disparition du bogomilisme et l’islamisation de la Bosnie », paru en 1949 à Sarajevo 2, nous avons publié (en traduction serbe) le témoignage d’un diplomate anglais d’origine flamande, Paul Ricaut, dont les paroles n’avaient pas encore été assez utilisées pour cette question 3.

Nous nous sommes servi alors d’une traduction française de l’an 1670, d’une italienne de 1672, de deux allemandes de 1671 et de 1694 et d’une traduction russe de 1741 de l’œuvre de Ricaut, très connue dans son temps ; mais nous n’avons pu trouver l’original anglais, comme nous l’aurions voulu, vu que les traductions citées diffèrent entre elles dans quelques passages importants.

Maintenant, grâce à l’obligeance amicale de Mr. Carr, le bibliothécaire de l’Université de Cambridge (auquel nous exprimons notre profonde gratitude), nous avons reçu le texte anglais du passage en question, ainsi que des notes intéressantes sur l’écrivain même, qu’il sera utile de publier.

Paul Ricaut (ou Rycaut) était d’origine flamande, quoiqu’il naquît en 1628 en Angleterre, sur un bien de son père, près d’Aylesford, dans le comté de Kent. Son grand-père, André Rycaut, était un riche marchand du Brabant, marié (à la fin du XVIe siècle) à une Espagnole, Émérance Gonzalez. Son père Pierre était un grand homme de finances, qui prêtait de l’argent aux rois d’Espagne et de Grande-Bretagne ; il passa en Angleterre au temps du roi Jacques Ier Stuart (1601-1625), y acheta des domaines et fut fait gentilhomme par le roi Charles Ier en 1641. Ayant soutenu par son argent ce roi infortuné, Pierre Rycaut perdit toute sa fortune au temps de la Révolution et fit banqueroute en 1649.

Il était marié à Marie Vercolad, originaire de Flandre, dont il eut quelques enfants, et mourut en 1657.

Son fils cadet Paul réussit tout de même à finir en 1650 ses études au Trinity College à Cambridge. Comme partisan des Stuarts, il passa quelques années à l’étranger ; mais après la restauration de la monarchie, il reçut, en 1661, le poste de secrétaire de l’ambassadeur du nouveau roi Charles II, lord Winchelsea, envoyé en Turquie. Paul Ricaut passa six années à Constantinople, mais retourna deux fois en Angleterre, passant une fois par Venise et l’autre fois par la Hongrie.

Déjà en 1663, il publia à Constantinople, dans l’imprimerie d’Abraham Gabaï, le texte du traité de paix entre l’Angleterre et la Turquie, sous le titre : « The Capitulations and Articles of Peace between England and the Porte, as modified at Adrianople 1661 ». En ces années, il rassemblait les matériaux pour son œuvre principale, une description détaillée de l’Empire Ottoman, publiée après son retour à Londres sous le long titre : « The present State of the Ottoman Empire, containing the Maxims of the Turkish Politie, the most material Points of the Mahometan Religion, their Military Discipline, a particular Description of the Seraglio... illustrated with divers pieces of Sculpture, representing the varieties of Habits among the Turks, in three books », London 1668, in-quarto.

C’était une des meilleures descriptions de la Turquie du XIIe siècle, faite par un observateur très intelligent et objectif, qui a appris la langue turque. C’est pourquoi son livre eut un grand succès : une deuxième et une troisième édition parurent à Londres en 1669 et 1670, une quatrième en 1676, une cinquième, corrigée et complétée par l’auteur, en 1682, enfin en 1686, – une sixième, dédiée par l’auteur à lord Arlington.

Une traduction en français par M. Briot fut publiée en 1670 à Amsterdam 4, une traduction allemande à Frankfort 5 en 1671, une italienne en 1672 par С Belli à Venise 6. Une nouvelle traduction française, annotée par le savant orientaliste Pespiers, parut en 1677 à Rouen. Une traduction polonaise (d’après le texte français de Briot) fut publiée en 1678, et en 1694 – une nouvelle traduction en allemand, d’après la nouvelle édition de Pespiers, parut à Augsbourg 7. Enfin l’ouvrage fut traduit en russe du polonais et édité à St. Pétersbourg en 1741 8.

Depuis 1667, Paul Rycaut se trouve à Smyrne, comme consul de la société commerciale anglaise « Levant Company ». C’est là qu’il passa encore 18 années parmi les Turcs et les Grecs, et ses connaissances sur l’Empire Ottoman s’enrichirent encore. Pendant ce temps, il publia à Londres un nouveau livre : « The present State of the Greek and the Armenian churches Anno Christi 1678 », dans lequel il parle avec grande objectivité de ces églises hétérodoxes et exprime, dans sa préface, son espérance en la réunion des Églises chrétiennes.

L’année suivante, il publia une histoire de l’Empire Ottoman du dernier demi-siècle : « The History of the Turkish Empire, from 1623 to 1677, containing the reigns of the last three emperors (Amurat IV – Mahomet IV). London 1679, in-quarto », dédiée au roi Charles II. Ce livre fut réédité en 1700, comme IIIe tome de l’histoire de la Turquie par Knolles, et aussi séparément.

En 1685, Paul Ricaut fut créé gentilhomme par le roi et envoyé en Irlande comme secrétaire du vice-roi, lord Clarendon ; il revint à Londres en 1687. Comme connaisseur de maintes langues et du commerce international, il fut fait, en 1689, résident royal à Hambourg et dans les autres villes de la Hanse. Il resta à Hambourg jusqu’au mois de juin 1700 ; il revint alors en Angleterre bien malade, et mourut le 16 novembre de la même année. Avant sa mort, il eut le temps de publier encore un grand volume – l’histoire de la Turquie de 1679 à 1699, qui décrit les dernières guerres, jusqu’à la paix de Carlovitz 9.

Dès 1666, Ricaut fut élu membre de la « Royal Society », et il publia dans ses « Philosophical Transactions », No 251 (en 1669), un article sur les souris de sable (mures decumani). Il traduisit en 1680, de l’espagnol, la « Critique » de Balthasar Graciano, en 1685 – du latin « Les vies des papes de l’an 1471 jusqu’aujourd’hui » par Baptiste Platina, et en 1698, encore de l’espagnol, une description du Pérou : « The Royal Commentairies of Peru, from the Spanish of Garcilasso de la Vega. London 1698, in-folio ».

On voit donc qu’il était un écrivain sérieux, aux curiosités diverses, et qu’il était un bon connaisseur de la Turquie, où il passa plus de vingt années de sa vie. Il s’intéressait beaucoup à l’histoire de différentes religions, ayant passé sa jeunesse en Angleterre au temps des luttes religieuses.

Sa description de l’Empire Ottoman diffère de celles des autres auteurs parce que toute la deuxième partie de son livre traite de la religion musulmane et de ses diverses sectes, sujet que les autres auteurs avaient négligé. Comme dit son traducteur français Briot, « il a sçu tout ce qu’il nous dit de leur Religion et des Ordres religieux qui sont parmi eux, des plus sçavans Docteurs de leur loy, et des Supérieurs de ces Ordres, qu’il s’estoit aquis à force d’argent et de présens ». L’auteur dit lui-même qu’il reçut à Constantinople beaucoup de données sur l’Islam d’un Polonais captif, Albert Robowski, qui habitait la Turquie déjà depuis 19 années comme musulman.

C’est pourquoi le témoignage de Ricaut sur les sectaires en Bosnie doit être analysé sérieusement comme une source de premier ordre.

Même la bibliothèque de Cambridge ne possède point la première édition de la description de l’Empire Ottoman par Ricaut, mais Mr. Carr nous envoya une copie des pages en question d’après la troisième édition de 1670, qui n’était qu’une simple réédition de la première 10 ; il compara aussi ce texte avec celui de la cinquième de l’an 1682, « corrigée et augmentée par l’auteur ». Le texte de ce passage est presque le même dans les deux éditions 11, mais on aperçoit de grandes différences entre elles et la première traduction française, qui servit de base à beaucoup d’autres traductions.

Voici le texte anglais et la traduction française de 1670 que nous donnons parallèlement, ayant divisé le texte en neuf paragraphes :

 

 

 

BOOK II, CHAPTER XII, p. 131 (l’auteur parlait de la secte “cadézadal” qui se distingue par une doctrine “stoïcienne et mélancolique »).

 

 

LIVRE II, CHAPITRE XII : “Des Sectes et des Hérésies modernes des Turcs”, p. 322.

 

 

(1) But those of this sect who strangely mix Christianity and Mahometanism together, are many of the Souldiers that live on the confines of Hungary and Bosnia ;

 

(1) Il y a d’autres personnes de cette secte, qui font un étrange mélange du Christianisme et du Mahométisme : ils sont la pluspart soldats, qui demeurent sur les frontières de Hongrie et de Moravie.

 

 

(2) reading the Gospel in the Sclavonian tongue, with which they are supplyed out of Moravia, and the neighbouring City of Ragusa ;

 

 

(2) Ils lisent le nouveau Testament en langue Sclavone, qu’on leur apporte de Moravie et de Raguse.

 

(3) besides which, they are curious to learn the Mysteries of the Alchoran, and the Law of the Arabick tongue ; but not to be accounted rude and illiterate they affect the Courtly Persian.

 

(3) Ils sont curieux d’apprendre les mystères de l’Alcoran, et de les lire en Arabe, et ils affectent mesme, pour ne paraître pas grossiers et ignorans, de sçavoir le Perse qui est une langue de Cour.

 

 

(4) They drink wine in the month of Fast called the Ramazan, but to take off the scandal they refuse Cinnamon or other Spices in it, and then call it Hardali, and passes currant for lawful liquor.

 

 

(4) Ils boivent du vin dans le mois du jeusne, qu’ils appellent Ramazan ; mais pour éviter le scandale, ils n’y mettent point de canelle ni d’autres épiceries, et l’appellent Harlalis, après quoy il passe pour une liqueur permise 12 ;

 

 

(5) They have a Charity and Affection for Christians, and are ready to protect them from Injuries and Violences of the Turks.

 

 

(Abest) 13

 

 

(6) They believe yet that Mahomet was the Holy Ghost promised by Christ ; and that the descending of the Holy Spirit on the day of Pentecost was a figure and Type of Mahomet, interpreting in all places the word παράκλητος to signifie their Prophet » in whose ear so often 14 the White Dove revealed the infallible directions to happiness.

 

 

(6) ils ne laissent pourtant pas, tout sçavans qu’ils pensent estre, de croire que Mahomet est le Saint Esprit, qui a esté promis par Jésus Christ, et que la descente qui s’en fit le jour de la Pentecoste, en (p. 323) estoit le type et la figure, interprétant dans toutes sortes de rencontres le mot de Paraclète de leur Prophète 15, à qui le pigeon blanc a révélé si souvent à l’oreillе les moyens infaillibles de gagner le Paradis, et de jouir des félicitez qui y sont promises.

 

 

(7) The Potures of Bosnia are all of this Sect, but pay Taxes as Christians do ;

 

 

(7) Les Potares de Bosnie sont tous de cette secte, mais ils payent des taxes comme les Chrétiens ; 16

 

 

(8) they abhor Images and the sign of the Cross ;

 

(8) ils ont en vénération les images et le signe de la Croix ; 17

 

 

(9) they circumcise, bringing the Authority of Christs example for it, which also the Copticks, a Sect of the Greek Church in Egypt 18, imitated ; but have now, as I am informed, lately disused that custom.

 

(9) ils se circoncisent, et se servent de l’exemple de Jésus Christ pour autoriser cette cérémonie, qui a esté longtemps en usage parmi les Cophtes, qui est une Secte de l’Église Grecque en Égypte ; mais on m’a dit qu’ils ont quitté depuis peu cette coutume.

 

 

 

Nous voyons maintenant combien de fautes avait faites Briot, qui induisit en erreur les autres traducteurs (excepté le second allemand). Analysons le passage en chacun de ses paragraphes :

 

1) Ricaut nous dit que ces sectaires « qui font un étrange mélange du christianisme et du mahométisme » habitent comme soldats « les confins de la Hongrie et de la Bosnie » ; cependant Briot écrit : « de la Hongrie et de la Moravie » (peut-être parce que la Moravie était mentionnée quelques lignes plus loin), ce qui fut répété par ses traducteurs (l’édition d’Augsbourg de 1694 dit encore pire : « auf den Gräntzen von Ungarn und Böhmen sich aufhalten »). Cependant, le texte anglais nous démontre que Ricaut parle des guerriers musulmans natifs de la Bosnie (car ceux de Hongrie étaient aussi en général originaires de Bosnie), ce qu’il confirme plus loin en disant que « tous les Potures de la Bosnie » appartiennent à la même secte.

 

2) Le plus important est qu’ils lisent l’Évangile en langue slavonne, quoique on les tienne pour musulmans. Ce témoignage nous démontre clairement que c’étaient justement des descendants de ces Bogomiles qui lisaient beaucoup et commentaient le Nouveau Testament « in lingua vulgari » (en Bosnie – en serbo-slavon). Ils se servent de livres imprimés, que reçoivent de Moravie – ceux qui habitent les frontières de la Hongrie, et de Raguse – ceux qui habitent les marches de la Bosnie et de la Herzégovine (le traducteur français a omis les paroles importantes « the neighbouring city »). Nous pensons qu’ils avaient pu avoir encore quelques évangiles manuscrits, mais leur nombre était trop insuffisant ; c’est pourquoi ils achètent et lisent avidement de nouveaux livres en tchéco-slavon et en serbo-croate, quoique imprimés par des catholiques (à Brno, à Venise, à Raguse).

 

3) Il faut souligner leur ardeur à s’instruire : ils s’efforcent à lire aussi le Coran en langue arabe pour le concilier avec l’Évangile. Quelques-uns tâchent même d’étudier le persan, cette langue de la cour et des belles lettres « pour ne pas paraître grossiers et ignorants ». Dans les derniers mots, nous trouvons un reflet de ce mépris que les vrais Osmanlis éprouvaient pour les rudes guerriers et spahis de Bosnie, et que les « Potures » d’origine slave voudraient éviter 19.

 

4) Bien curieux est le passage sur le vin qu’ils boivent au temps du Ramazan. Briot l’a mal compris et induisit en erreur les autres traducteurs. Dans sa traduction, nous lisons que les Potures « n’y mettent point de canelle ni d’autres épiceries », donc ils buvaient du vin pur ; mais dès qu’ils le nomment Hardali (Briot dit : Harlalis), ce vin leur est permis. Seul ce nom serait suffisant pour que le vin pur, défendu par le prophète, leur soit permis. Mais le sens de l’original est tout le contraire : pour éviter le scandale, les Bosniens infusent de la cannelle (hardal en turc) et d’autres épices ; c’est pourquoi ils le nomment « hardali », et un vin pareil leur est permis, parce que ce n’est plus du vrai vin 20.

L’erreur de Briot est due à ce qu’il comprit le verbe « to refuse » dans son sens ordinaire : refuser, au lieu de infuser, ce qui donna un non-sens : « ils n’y mettent point de cannelle, et le nomment pourtant hardali (d’après la cannelle) », C’est un véritable lucus a non lucendo !

 

5) Notons le passage qui dit que ces Potures bosniens ont « une charité et une affection pour les chrétiens, et sont prêts à les protéger contre les injures et les violences des Turcs ». Ce passage manquait peut-être dans la première édition ; c’est pourquoi il ne se trouve pas non plus dans les traductions ; mais l’auteur même l’inséra dans l’édition de 1670. Ce fait peut être expliqué : quoique les Bogomiles eussent été autrefois hostiles aux catholiques et aux orthodoxes, après deux siècles leurs descendants se rapprochèrent de ces derniers ; premièrement, parce qu’ils se sentaient encore à demi-chrétiens, méprisés par les vrais Turcs, et secondement parce qu’ils étaient tous des aborigènes qui parlaient la même langue que leurs frères chrétiens, et savaient qu’ils étaient tous de la même race slave.

 

6) Le passage le plus important est celui qui a trait à Mahomet. Ils croient que Mahomet est le Saint-Esprit, promis par Jésus-Christ aux apôtres pendant la Sainte Cène (Joh. XIV, 16 et 26 ; XV, 26) et que la descente du Saint-Esprit sur les apôtres le jour de la Pentecôte était le symbole et le type de l’apparition postérieure de Mahomet. Ricaut dit qu’ils interprètent dans tous les passages (de l’Évangile cité ; Briot traduit mal : « dans toutes sortes de rencontres ») le mot « Paraclète » comme signifiant leur Prophète 21. C’est ici que Ricaut nous donne la clef pour l’islamisation des Bogomiles bosniens. On sait que les Bogomiles considéraient le Christ comme une manifestation de Dieu (en suivant la doctrine gnostique) et qu’ils attendaient la venue d’un nouveau consolateur promis par le Christ même – le « Paraclète ». Justement dans les Évangiles bosniens que nous avons analysés, ce nom mystique reste sans traduction et est marqué par une rubrique spéciale : о Параклвтв, о Фараклвтв (Εν. Joh. 1. с). Ricaut nous dit expressis verbis que les Potures disent que ce mot signifie leur prophète Mahomet. Il est clair pour nous maintenant que leurs ancêtres embrassèrent au XVe siècle l’Islam, en se justifiant parce que Mahomet était ce consolateur promis par le Christ. Leurs docteurs se servirent alors d’un jeu de mots intéressant : le nom de Mahomet aurait le même sens que « Paraclet » 22. Le commentateur savant de l’édition française de 1677, Pespiers, l’expliqua bien en ces mots : « Le commentateur perse du Coran dit : Mahomet est le consolateur envoyé par le Christ, parce que les mots Paraclète et Ahmed signifient le même : digne de louange, illustre. Les noms d’Ahmed et Mahomet signifient le même et s’appliquent sans différence à cet archi-trompeur. Pourquoi donc le commentateur de l’Alcoran se sert-il du nom Ahmed ? – la cause en est dans ce que Mahomet le dit lui-même dans ce chapitre (du Coran) et applique à lui-même ce que le Christ avait dit du St-Esprit dans le XVIe Chapitre selon Jean : « Il est dit dans l’Alcoran : je vous annonce la bonne nouvelle sur l’envoyé qui viendra après moi et dont le nom sera Ahmed. » Il cite ici le Christ, comme s’il avait dit ces paroles. Mais ni Mahomet ni son commentateur ni tous ces Turcs qui se servent de cet argument, n’avaient fait aucune différence entre les mots grecs περίκλυτός, qui veut dire : illustre, et παράκλητος, qui signifie : le consolateur ».

Les Bogomiles du XVe siècle, persécutés par l’église catholique et convertis par force au catholicisme vers 1450 par le roi Thomas, acceptèrent volontiers cette interprétation des paroles du Christ, que leur servaient les sophistes musulmans, et passèrent à l’Islam après 1463 ; on peut supposer que les Pauliciens en Asie Mineure firent de même déjà au Xe siècle et plus tard 23.

 

7) Ricaut nous dit : « The Potures of Bosnia are all of this Sect. » Maintenant, puisque nous savons que les vrais Turcs appelaient tous les Bosniens islamisés du nom de Potures 24, le témoignage de Ricaut nous démontre que ceux-ci étaient tous des sectaires, c’est-à-dire des descendants des Bogomiles. Briot fait encore une faute, en imprimant « Potares » ; ce nom, qui passa dans les traductions italienne, allemande, polonaise et russe, n’a jamais existé.

Bien intéressantes sont les paroles de Ricaut : « but pay taxes as Christians do ». Ce fait est confirmé par un recueil d’anecdotes en langue turque de l’an 1585 qui raconte comment les Bosniens embrassèrent l’Islam, voulant éviter l’impôt capital nommé djizia : « dès qu’ils prirent les noms musulmans, leur impôt fut aboli, mais on préleva un ducat (par an) sur leurs biens qui se nomment « baština », – ce qui aboutit à la même taxe 25.

 

8) Très importante est l’affirmation de Ricaut que les Potures « abhorrent les images et le signe de la croix », quoiqu’ils aient conservé beaucoup de traces de leur christianisme. Ces paroles nous démontrent que ce furent vraiment les descendants des Bogomiles qui avaient en horreur les icônes et la Croix comme crucifix 26, et nullement les descendants de quelques chrétiens orthodoxes ou « bien-pensants ». Ce passage déconcerta à un tel point Briot, qui ne pouvait comprendre comment les descendants de chrétiens avaient méprisé les images et la croix, qu’il traduisit hardiment : « ils ont en vénération les images et la croix » et induisit en erreur les autres traducteurs ; il pensait probablement que « they abhor » n’était qu’une faute d’impression, au lieu de « they adore ». Cependant la seconde édition française de 1677, et sa traduction allemande de 1694 dit correctement : « Die Bilder, wie auch das Zeichen dess Creutzes, seyn ihnen ein Greuel » (p. 95b).

Il faut souligner que Ricaut ne parle nulle part des anciens Bogomiles : il n’en avait aucune notion ; la Panoplie d’Euthyme Zigabène ne fut publiée qu’en 1711. Donc, s’il dit que les sectaires de Bosnie « abhorrent les images et le signe de la croix », c’est une constatation exacte de ses informateurs ou de lui-même. Cette constatation est importante parce qu’elle confirme une explication, déjà connue, de l’islamisation des Bogomiles en Bosnie (et en Macédoine) : une de ses causes serait le « puritanisme » de ces religions ; ni l’une ni l’autre n’admettaient aucune image dans les temples, aucune icone, aucune sculpture réaliste. C’est ce qui faisait le trait d’union entre le bogomilisme et l’Islam.

 

9) Le dernier passage nous dit que ces sectaires se circoncisent et se servent de l’exemple de Jésus-Christ comme autorisant ce rite, ce que font aussi les chrétiens coptes en Égypte 27. Donc, pour ces musulmans de Bosnie, Jésus reste encore toujours comme autorité pour leur conduite religieuse. Nous voyons que les Potures de Bosnie vénéraient au XVIIe siècle Jésus-Christ et le Nouveau Testament, de même que Mahomet et son Coran.

Ainsi, le témoignage de Paul Ricaut est une source précieuse qui nous explique bien la disparition du bogomilisme en Bosnie 28 et son adaptation à l’Islam, ce qui avait abouti à une symbiose curieuse de croyances bogomiles et musulmanes, qu’il n’était plus possible d’observer dans les temps plus récents.

 

Genève.

 

A. V. SOLOVIEV.

 

 

 

 

 

Paru dans Byzantion en 1953.

 

 

 

 



1 Cf. A. V. SOLOVIEV, La doctrine de l’Église de Bosnie, dans Bulletin de l’Académie royale de Belgique. Classe des lettres, 5e série, tome XXXIV (1948), p. 481-534 ; Les Bogomiles vénéraient-ils la Croix ? Ibid., tome XXXV (1949), p. 47-62 ; Saint Grégoire patron de Bosnie, dans Byzantion, tome XIX (1949), p. 263-279.

2 Aleksandar SOLOVJEV, Nestanak bogomilstva i islamizacija Bosne. Godišnjak Istoriskog Društva Bosne i Hercegovine (Annuaire de la Société d’Histoire de Bosnie et Herzégovine), t. I, Sarajevo 1949, p. 42-79.

3 Seul Tadija Smičiklas mentionna brièvement ce témoignage dans son œuvre : Dvijestogodišnjica oslobodjenja Slavonije (Le deuxième centenaire de la libération de la Slavonie), t. I, Zagreb 1891, p. 59, ce qui resta inaperçu.

4 Histoire de l’État présent de l’Empire Ottoman... traduite de l’Anglais de Monsieur Ricaut, Escuyer, Secrétaire de M. le Comte de Winchelsey Ambassadeur extraordinaire du Roy de la Grande Bretagne Charles II vers le Sultan Mahomet Han quatrième du nom qui règne à présent, par Monsieur BRIOT, Amsterdam 1670, in-12°.

5 Historia oder Beschreibung von dem jetzigen Zustand dess Ottomannischen Reiches... aus dess Herren Ricaut... Engell indischen Exemplar in das Französische gebracht, und nach demselben in die hochteutsche Spraach übersetzt. Frankfurt, in Verlegung Wilhelm Stälins 1671, in-16°.

6 Istoria dello stato presente dell’ Imperio Ottomano... transportata in Italiano da Costantino Belli. Venezia 1672, in-12°.

7 Historische ausführliche Beschreibung statt Vor-Berichts vom Zustand und Beschaffenheit des ganzen Ottomanischen Reiches..., durch hierin best-erfahrnen Englischen Staats-Mann Mons. RICAUT gestellt und mit den sehr gelehrten und judicieusen Anmerkungen dess nicht weniger in Orientalischen Geschichten und Sprachen hochverständigen und wohlversuchten Mons. PESPIERS, vergesellet und illustriert. Augsburg 1694, in-folio.

8 Монархія Турецкая описанная чрезъ Рикотпа бывшаго яглінскаго секршаря посольсшва при Ошшоманской Поршъ переведена съ польскаго на россійской языкъ. Въ СанктшПешербургъ 1741 года.

9 The History of the Turks ; beginning with the Year 1679. Being a full Relation of the last Troubles in Hungary, with the Sieges of Vienna, and Buda, and all the several Battles both by Sea and Land, between the Christians and the Turks until the End of the Year 1698 and 1699 in which the Peace between the Turks and the Confederate Christian Princes and States was happily concluded at Carlowitz by the Mediation of H. M. of Great Britain, and the States General of the United Provinces, By Sir Paul RYCAUT, eighteen years Consul at Smyrna, now His Majesty’s Resident at Hamburg, and Fellow of the Royal Society. London : Robert Claveil and Abel Roper, 1700. 606 pp. + XVIII, in-folio. C’est le IIIe tome de la 6e édition de la Turkish History by Richard Knolles.

10 Le titre complet de la troisième édition est : « The present State of the Ottoman Empire. Containing the maxims of the Turkish Politie, the most material points of the mahometan religion, their sects and heresies, their convents and religious votaries. Their military discipline, with an exact computation of their forces both by land and sea. Illustrated with diverses pieces of sculpture, representing the variety of Habits among the Turks / In three books /. By Paul RYCAUT Esq. Late Secretary to his Excellency the Earl of Winchelsea / Embassador Extraordinary for His Majesty Charles the Second & to Sultan Mahomet Han the Fourth, Empereur of the Turks / now Consul of Smyrna, and Fellow of the Royal Society. The Third Edition. London, printed by John Starkey and Henry Brome, and are to be sold by Robert Boulter, at the Turks-Head in Bishops-gate-street MDCLXX ».

11 En deux endroits seulement, la cinquième édition omet quelques mots insignifiants, ce que nous avons marqué par des crochets.

12 Les éditions italienne et allemande traduisent de même ; la seconde édition allemande dit : « Sie trincken, so lang der Monat des Ramazan oder des Fasten währet, Wein. Damit sie aber ein Aergerniss gaben, thun sie keinen Zimmet oder ander Gewürtz darein und heissen ibn Hardali, und so soll er erlaubt seyn zu trincken. »

13 Ce passage important ne se trouve point dans les traductions. Seule la IIe édition allemande dit : « Sie lieben und beschützen die Christen vor anderer Türeken Gewalt und Unrecht, sowiel sie können ». Historische Beschreibung... Augsburg 1694. f. 96b.

14 Ces mots manquent dans la cinquième édition.

15 Briot ne traduisit point les mots « to signifie » ; la même omission se trouve dans la traduction allemande de 1671 : « und expliciren auff allerley Weise das Wort Paracletus, ihren Propheten » (Historia... Frankf. 1671, p. 408) ; le traducteur italien, quoiqu’il traduisît du français, dit mieux : « in tutte l’occorenze interpretando la parola Paraclito a favor del loro Profete » (Istoria... Venezia 1672 p. 181). La IIe édition allemande traduit plus librement : « Item sie statuiren : Dass in allen Sprüchen, wo das Wort Paracletus sich finde, ihr Prophet bedeutet werde. »

16 Ici le traducteur français ajouta en marge la glose suivante : « Potares peuple de Bosnie », qui passa dans les traductions avec la forme incorrecte : « Potares ».

17 Dans la première traduction allemande : « Sie verehren die Bilder und das Creutz », dans l’italienne : « Hanno in venerazione le imagini, e’l segno della Croce » (d’après Briot). Seule l’édition d’Augsbourg avait bien traduit ce texte.

18 Ces mots manquent dans la cinquième édition.

19 À la fin du XVIe siècle, un historien italien dit : « Est aliud eo in regno hominum genus Potur appellatum, qui neque Christiani sunt neque Turcae, circumciduntur tamen pessimique habentur. » MONTALBANO, Turci Imperii Status, éd. Elsevir 1630, cité par J. ASBOTH, Bosnien und die Herzegovina, Wien 1888, p. 90.

20 Dans sa description de Sarajevo, le géographe Evlia-Čelebi dit : « Il y a encore une sorte de cidre de raisin, qu’ils appellent ramazania. Cette boisson prive l’homme de sa raison et de sa marche, mais se trouve cependant presque dans chaque maison. Ils ne supportent point les vraies boissons, comme le vin et le raki, et méprisent les ivrognes » (Gl. Zem. Muz. XX, 1908, 191) ; en décrivant Banjaluka, il dit que les boissons bosniennes sont : « l’eau gaie, le hardali, la ramazania et le cidre de menthe » (ib. 295). Il paraît qu’il existait une certaine différence entre le hardali et la ramazania, dont on ne se souvient plus maintenant à Sarajevo. Dans les notes à son édition du voyage d’Evlia-Čelebi, S. Kemura explique : « hardali – cidre de poires, figues, pommes et pruneaux avec un peu de hardal (cannelle) », ibid. 339. Ricaut voulait certainement dire que les Potures « infusent » la cannelle dans ce cidre ; v. refuse (1) = wieder-umschmelzen, cf. refusion, to fuse, to infuse. MURET-SANDERS, Encyclopaedic English-german Dictionary, s. v.

21 Briot traduit : « dans toutes sortes de rencontres », ce qui est faux. La IIe traduction allemande a mieux compris le sens de l’original, en disant : « in allen Sprüchen, wo das Wort Paracletus sich finde ». Les Potures lisent l’Évangile d’après Jean et expliquent les trois passages cités, où Jésus parle du Paraclet, comme se rapportant à Mahomet.

22 L’explication des noms sacrés était d’une grande importance dans la gnose et dans le christianisme primitif. R. REITZENSTEIN, Die hellenistischen Mysterienreligionen. Leipzig 1910, p. 123-124 (« Gnosis des Namens »).

23 Une certaine sympathie des musulmans envers les Pauliciens est notée par les écrivains musulmans : Seid ibn Bitrik (Xe s.) Ibn Hasm (XIe s.) et Ebul Fateš Šehristani (XIIe siècle) ; Mehmed HANDŽIĆ, Glavni uzrok prelaza Bogumila na Islam, dans Narodna Uzdanica za 1935 g. Sarajevo 1934, 77-80.

24 Le mot Potur (souvent aussi poturica) veut dire : « turcisé », ou mieux : « islamisé », car « se faire Turc » voulait dire alors embrasser l’Islam. Ce mot est de la même famille que le verbe « poturčiti » (turciser) ; cf. posrbiti (serbiser), ponemčiti (germaniser).

25 Mehmed HANDŽIC, Jedan prilog povijesti prvih dana širenja Islama u Bosni i Hercegovini, dans Narodna Uzdanica za 1938 g. Sarajevo 1937, 27 sq.

26 La seule exception était permise pour la croix comme personnification du Christ même ; v. A. SOLOVJEV, Les Bogomiles vénéraientils la Croix ?

27 La dernière phrase : « mais ils ont maintenant, d’après nos informations, depuis peu quitté cette coutume », vise les Coptes, non les Potures.

28 On se souvenait encore à la fin du XVIIe siècle des Bogomiles en Bosnie ; un poète musulman de Bosnie, Kajmia, dit dans ses vers contre l’usage du tabac, écrits en serbe en lettres arabes : « I u smradu bili kao bogomili (Vous étiez puants comme les Bogomiles) ». Scheich S. Ef. KEMURA und V. ĆOROVIĆ, Serbokroatische Dichtungen bosnischer Moslims, Sarajevo 1912, p. 17.

 

 

 

 

 

 

 

 

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