Pietas Telluris
ESSAI SUR LE MODE D’EXISTENCE VIRGILIEN
par
Robert SPEAIGHT
VOICI quelque trois ans, un groupe d’hommes s’étaient réunis pour dîner dans un hôtel de Londres. Quelques-uns se connaissaient mais l’on vit dès l’abord que cette mutuelle « connaissance » au sens où l’on prend habituellement ce mot, était toute superflue, car chacun d’eux était lié aux autres par une commune passion intellectuelle. T. S. Eliot ; Douglas Woodruff, historien et éditeur de The Tablet ; W. Jackson Knight, le latiniste de University College, Exeter ; David James, peintre et auteur d’In Parenthesis, étaient au nombre de ceux que l’amour de Publius Virgilius Maro avait rassemblés. Il peut sembler étrange qu’en un moment critique de la seconde guerre contre l’Allemagne nous ayons eu l’inclination et trouvé le temps de proposer la formation d’une société virgilienne. Car nous n’étions pas tous des humanistes. Certains d’entre nous n’avions guère de latin et moins encore de grec. Et si notre dessein avait été exclusivement académique, je crois que nous aurions bien pu attendre des temps plus propices pour lancer une entreprise aussi aristocratique. Je ne prends pas ici cet adjectif au sens de snob, je veux simplement dire que Virgile doit être considéré aujourd’hui comme un poète du happy few, plutôt que de la fouie. Cela n’implique aucune limitation de son génie, mais seulement le déclin de la culture européenne.
C’était en vérité notre conscience de ce déclin qui nous avait réunis en dépit des difficultés de l’heure. Il était déjà manifeste que la défaite de l’Allemagne ne pourrait être consommée qu’au détriment de la vie civilisée d’une grande partie de l’Europe. Maintenant que trois années se sont écoulées, il est clair que la victoire des Nations Unies n’est pas une victoire européenne et que notre civilisation historique a été, pour une grande part, submergée. La trahison de l’Occident par l’Allemagne – peut-être la plus formidable apostasie de l’histoire – a ouvert les portes à une nouvelle et profane Byzance. Et Byzance, en 1946, n’est pas seulement au delà de l’Oder ; ce cheval de Troie mène croisade parmi les capitales de l’Occident. C’est exactement ce que nous avions prévu. Et notre fondation de la Société Virgilienne (qui, depuis lors, n’a cessé de s’affermir) était plus qu’un hommage rendu au grand magicien du verbe ; c’était la célébration d’un mode de vie. En nous soumettant à la magie de l’hexamètre virgilien, nous affirmions notre foi dans le mode de vie virgilien.
Il n’y avait rien de révolutionnaire, non plus que de réactionnaire, dans le fait de brandir ainsi cet étendard, encore qu’aux yeux d’une génération nourrie des sophismes de Marx et des fantaisies de Freud, l’entreprise ne pût manquer de passer pour don quichottesque. Virgile a prouvé sa force de séduction sur toutes les générations chrétiennes ; nul autre poète n’a été aussi universellement connu et aimé. Bien qu’il ne puisse rivaliser avec Shakespeare pour les Anglais, avec Racine pour les Français, avec Dante pour les Italiens – tout en ayant avec eux trois de grandes affinités – son génie porte plus loin, ne serait-ce que parce qu’il écrivait dans un langage qui, hier encore, était familier à l’« honnête homme » des quatre coins du monde. Si, comme il semble probable, le latin cesse d’appartenir au patrimoine commun et dégénère jusqu’à n’être plus que la marotte d’une poignée de spécialistes et de snobs, alors le mode d’existence virgilien s’effacera de la mémoire et du destin des Européens. Car c’est la grandeur de Virgile que d’avoir écrit, comme Shakespeare, au delà de son propre savoir et de sa propre raison. Lorsque Shakespeare, dans le Roi Lear, prête à Edgar ces quatre mots : « La maturité est tout », il énonce un mystère qui passe grandement son imagination. Les mots résonnent dans le labyrinthe du temps et prennent une signification nouvelle à mesure qu’ils rebondissent contre les murs des siècles, répondant avec une sonorité diverse à l’expérience des divers cœurs. De même, lorsque Virgile écrit dans la Quatrième Églogue :
Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna ;
Jam nova progenies cælo demittitur alto
importe-t-il beaucoup de savoir si l’enfant qui devait annoncer l’Age d’Or d’Auguste était le fils nouveau-né de Pollio, sous le consulat duquel le poème a été écrit (40 ans avant J.-C.), ou, comme la piété chrétienne l’a souvent imaginé, un autre Enfant à naître quarante ans plus tard ? Le point important est que la Quatrième Églogue tout entière ait été enrichie par l’Incarnation. L’Histoire l’a teinte de la pourpre d’un paganisme adventiste, tant et si bien que, parmi les lecteurs de Virgile, un grand nombre, sinon la plupart, sont prêts à admettre avec Sainte-Beuve que : « La venue même du Christ n’a rien qui étonne, quand on a lu Virgile. » C’est pourquoi, lorsque nous en venons au vers suprême :
Incipe, parve Puer, visu cognoscere matrem
l’image de quelque madone de Memling ou de Fouquet surgit dans notre esprit, et Virgile lui-même est là, avec les bergers et les rois, dans notre représentation de la Nativité.
Il ne saurait être en plus harmonieuse compagnie. Souvenons-nous de l’épitaphe qu’on lit sur son tombeau, près de Naples ; les mots en ont été composés par un ami et ils sont presque horatiens dans leur réticence, mais ils nous disent tout ce que nous avons besoin de savoir :
cecini pascu, rura, duces.
Le père de ses gens ; le père de son troupeau ; et le père de sa ferme – tels sont les types humains que célèbre la poésie virgilienne. Nous n’oublions pas Didon... mais Didon fut une distraction. Elle était noble, encore que faible, et Virgile la prend en pitié. Elle ne s’en va pas, comme Turnus à la fin de l’Énéide « indignata sub umbris » ; mais elle n’est point autorisée à faire obstacle à l’établissement de Rome. Cependant Rome elle-même, pour Virgile, ne fut jamais un rêve mégapolitain, mais la sanction d’un mode d’existence qui plongeait profondément ses racines dans le sol italien. Virgile ne devait connaître que la promesse de la Pax Romana. Il vécut dans une Italie déchirée par les factions civiles, et Auguste, malgré les biais obliques de son caractère – biais dont le poète put avoir ou ne pas avoir conscience – fut l’indispensable sauveur de la société. Et par la société Virgile eût entendu quelque chose de beaucoup plus fondamental qu’un contrat social ; il eût entendu la relation organique de l’homme avec la nature – relation d’obligation plutôt que de sentiment. Et cela me ramène au titre de cet essai et au secret du mode d’existence virgilien.
Les guerres civiles entre Antoine, Pompée et Auguste, le démembrement du triumvirat qui avait ébranlé les fondements du monde romain, laissèrent sans emploi en Italie un grand nombre de soldats démobilisés, que l’autorité centrale établit en Lombardie dans des fermes confisquées à cet effet. La ferme familiale de Virgile, auprès de Mantoue, fut de celles qui subirent ce sort. Mais le poète s’en va à Rome, et d’Auguste, son admirateur et ami, obtient la restitution de son bien. L’histoire nous est contée dans la Première Églogue. Mélibée, fermier exproprié, se plaint à Tityre – en qui nous pouvons reconnaître Virgile lui-même :
Nos patriam fugimus : tu Tityre, lentus in umbra
formosam resonare doces Amaryllida silvas.
(Ce dernier vers est l’un des plus beaux que Virgile ait écrits. Jamais le feuillage touffu des bois ne fut évoqué de façon plus immédiate que par le long a de resonare qui éveille l’écho d’une voix inattendue.) Mélibée poursuit, se plaignant d’être forcé de mener ses chèvres le long de la grand’route durcie, si bien que l’une d’elles vient de mettre bas deux cabris sur le silex nu. Il ne reproche pas à Tityre sa bonne fortune, mais s’en émerveille. Il faut, s’écrie-t-il, que Tityre ait été assisté par quelque Dieu. Mais lequel ? Tityre de répondre :
Urbem, quam dicunt Romani, Melibæe, putavi
Stultus ego huic nostræ similem, quo sæpe solemus
Pastores ovium teneros depellere fetus.
Sic canibus catulos similis, sic matribus hædos
Noram, sic parvis componere magna solebam.
Verum hæc tantum alias inter caput extulit urbes,
Quantum lenta solent inter viburna cupressi
Et lorsqu’il était à Rome, poursuit Tityre, il a vu Auguste qui a répondu à sa supplique avec une brièveté vraiment romaine :
Pascite, ut ante, boves, pueri ; submittite tauros.
Ici Virgile amène l’une de ces transitions qui rappellent l’alternance du « mode » et de la mélodie chez Mozart. C’est Mélibée qui chante à présent le bonheur de son ami :
Fortunate senex, ergo tua rura manebunt.
commence-t-il, et de reprendre la même phrase quelques vers plus loin :
Fortunate senex, hic inter flumina nota
Et fontis sacros frigus captabis opacum.
Hinc tib, quæ semper vicino ab limite sæpes
Hyblæis apibus florem depasta salicti
Sæpe levi somnum suadebit inire susurro ;
Hinc alta sub rupe cavet frondator ad auras ;
Nec tamen interea raucæ, tua cura, palumbes,
Nec gemere aëria cessabit turtur ab ulmo.
J’ai cité avec quelque abondance ces passages liminaires de la Première Églogue parce qu’ils sont profondément virgiliens et qu’on y trouve l’inimitable texture intime de la pietas telluris de Virgile. Le lecteur sensible sera frappé, je pense, par trois choses – toutes trois capitales si l’on veut comprendre le poète. C’est en premier lieu l’arche protectrice de Rome, en dehors de laquelle il ne saurait être de bonne vie, mais – et c’est là une nuance essentielle de la pensée virgilienne – qui existe moins pour elle-même que pour le maintien de cette bonne vie. La Première Églogue annonce les vers fameux du quatrième livre de l’Énéide :
Tu regere imperio populos, Romani, memento
(Hac tibi erunt artes) pacique imponere morem
Parcere subjectis et debellare superbos.
lesquels rappellent à leur tour la magnanimité lapidaire du jeune Auguste dans l’églogue :
Pascite, ut ante, boves, pueri ; submittite tauros.
Le mode d’existence virgilien s’abrite en vérité sous une arche triomphale, mais le poète nous donne à entendre que les grands arts romains de la guerre et du gouvernement n’existent qu’à une fin : à savoir que les jeunes bergers puissent paître leurs troupeaux et dompter leurs taureaux en paix dans les prés de la Lombardie ou de la Campanie. Telle est la signification de la Pax Romana : non pas une suffisance indolente et vide, non pas un impérialisme arrogant, non pas un vaniteux étalage, mais simplement le cadre d’une bonne vie. Je parle de la Pax telle que le poète était en droit de l’imaginer, non telle qu’elle était en fait. L’unitas romaine, comme l’unitas médiévale, qui était le cadre de Dante, s’en alla où vont toutes choses humaines. Mais sa leçon demeure, et plus particulièrement pour nous qui sommes en train d’essayer de construire notre propre synthèse ; et sa leçon, telle que Virgile la définirait pour nous, est celle-ci : le pouvoir politique existe pour atteindre à des fins qui passent la politique.
La seconde chose qui nous frappe dans cette ouverture de l’églogue, c’est la nature de la bonne vie et la façon dont elle est pénétrée par l’art de Virgile. Tout d’abord, elle est réelle, senties, vécue. C’est une chose que le poète a connue par tous ses sens, une chose qui est entrée dans son sang par le véhicule de sa sueur, une chose aussi éloignée du faire-semblant rousseauiste que du mysticisme wordsworthien, encore qu’il y ait une cime sur laquelle Virgile et Wordsworth se rencontrent. La note réaliste est naturellement beaucoup plus appuyée dans les Géorgiques que dans les Églogues, mais elle résonne néanmoins au début des plaintes de Mélibée. Nous passons dans un éclair des bois constellés de taches de soleil et de l’appel solitaire du berger à la chèvre qui met bas ses chevreaux parmi les noisetiers sur le dur silex. C’est là la tendresse virgilienne, la sympathie qu’il a en commun avec Shakespeare et Euripide : qualité qui est le fruit du savoir, qui procède d’un respect pour les choses telles qu’elles sont, d’un réalisme de l’imagination qui fait partie tout entier du réalisme de l’esprit. Cette reconnaissance de la res est la clef de la pietas virgilienne, et nous la trouvons dès l’abord dans les Églogues, qui ne sont point pourtant parmi ses poèmes les plus réalistes. Prenez la réponse de Tityre que j’ai citée plus haut, et souvenez-vous que Virgile parle ici de ce qu’il devait appeler plus tard, d’un terme parfaitement intraduisible, la rem Romanam. Il s’était figuré Rome, dit-il, à peu près comme Mantoue, où lui et ses ancêtres avaient accoutumé d’amener leurs bêtes au marché. Les chiots et les chevreaux ressemblaient à leurs pères, mais Rome était toute différente des autres cités, les dominant comme un cyprès une oseraie. Nous avons déjà noté le réalisme de la réponse d’Auguste à la supplique du poète, et maintenant c’est à Mélibée de rappeler la haie qui marque la limite entre les domaines de Virgile et de son voisin, où les abeilles butinent les saules en fleur, où le rocher répercute le chant du bûcheron, où les pigeons sauvages et les tourterelles roucoulent dans l’orme « céleste ». Ici la note a changé. Ce n’est pas le labor improbus des champs que Mélibée évoque, mais plutôt les scènes et les bruits de la campagne sollicitant l’esprit méditatif. Virgile écrivait cette églogue à Naples ou près de Naples. Il jetait un regard en arrière sur la Lombardie, non pas, en vérité, à travers les lunettes roses du sentiment, mais à travers les belles lentilles d’une imagination ardente et créatrice. Il restera bien assez de temps pour le labor improbus qui saura répondre à toutes les exigences de la justissima tellus ; il restera bien assez de temps pour les sordida rura et les humilis casas. Dans les Églogues, Virgile entretient, pour la plus grande part, une relation contemplative plutôt que réaliste avec la nature. Il restera bien assez de temps pour le terre-à-terre. Amor vincit omnia ; trahit sua quemque voluptas – ces bergers ne font qu’un avec l’innocente exubérance et la tristesse naturelle de l’instinctive vie de la terre. Ils appartiennent au cadre arcadien choisi par Virgile, et bien que, comme nous l’avons vu, ils révèlent occasionnellement leur besogneuse humanité, pour l’instant le poète ne troublera pas leurs jeux.
La troisième chose qui nous frappe quand nous lisons la Première Églogue est l’emploi que Virgile fait du langage. C’est là affaire d’érudit, et je perdrais bientôt pied si je tentais de montrer combien Virgile doit à Théocrite dans les Églogues ou à Hésiode dans les Géorgiques. Mais si la notion de Pietas implique celle de vérité – comme elle fait assurément – il n’est pas hors de propos de mettre en lumière l’étonnante fidélité de Virgile à l’aspect des choses de la campagne aussi bien qu’à l’essence de la vie campagnarde, et son pouvoir de traduire en mots l’immédiateté de la nature. J’ai déjà commenté
formosam resonare doces Amaryllida silvas ;
comparez maintenant
sæpe levi somnum suadebit inire susurro
et vous entendrez les abeilles bourdonner dans l’accablant soleil. Ou bien encore transportez-vous aux derniers vers de l’églogue, où Virgile nous élève à nouveau du plan réaliste au plan de la contemplation poétique. C’est Tityre qui parle. Pourquoi Mélibée ne passe-t-il pas la nuit en sa compagnie ? Voici des pommes mûres, des châtaignes bien fournies et encore des pommes mûres. En outre, il se fait tard ;
Et jam summa procul villarum culmina fumant
Maioresque cadunt altis de montibus umbræ.
Nous voyons la fumée monter des feux du soir, les collines s’assombrir dans le bref crépuscule, et les ombres s’allonger sur les pâtis. Nous connaissons le lieu par les vers de Lycidas dans la Neuvième Églogue :
qua se subducere colles
Incipiunt mollique jugum demittere clivo,
Usque ad aquam et veteres, jam fracta cacumina, fagos
Virgile est toujours exact dans ses descriptions. Nous sommes juste à l’endroit où les collines commencent à s’élever, puis s’inclinent en pente douce jusqu’au miroir d’eau près duquel se dressent les vieux hêtres à la cime foudroyée. Le paysage est complet ; et lorsque Virgile l’a baigné dans un vers tel que maioresque cadunt..., nous sentons que les qualités d’un Ruysdael ont été ajoutées sur la toile à celles d’un Breughel et que pareil art ne mérite pas moins que ces propres vers de Virgile tirés de la Huitième Églogue :
Carmina vel cælo possunt deducere lunam.
Si le thème des Églogues est ce que la nature fait pour l’homme, le thème des Géorgiques est ce que l’homme fait pour la nature. Labor improbus est leur leitmotiv. Virgile tombe ici sur le concept théologique du péché originel ; la notion que le labeur de l’homme est en un sens un châtiment, qu’il appartient à son état naturel, et que cet état est inférieur à la condition due à sa destinée. Quand il a passé par les Portes Cuméennes, il peut entrer dans la béatitude. Virgile ne montre pas pour la première fois sa parenté avec Dante dans le passage où Énée est admis à contempler les âmes bienheureuses :
Fortunatorum Nemorum sedesque beatas.
Mais en attendant, la justissima tellus est là, qui exige de l’homme habileté et dévotion. L’adjectif suggère ici que la terre rendra ce qu’on lui donne – mais pas plus ; et au labor improbus des tendons et des muscles, doit s’ajouter la pietas de l’esprit et du cœur. Peut-être est-ce le mot « dévotion » qui traduit au plus près la pietas virgilienne. Énée est uniformément qualifié de pius, et cela toujours en fonction d’une tâche à remplir. Il sauve son père des ruines de Troie, il va le chercher au monde souterrain des morts ; il poursuit, à travers d’immenses travaux, le destin que les dieux ont façonné pour lui ; et au sortir des flammes d’une cité, il achève son odyssée en en fondant une autre. Il ne se laisse jamais longtemps distraire d’une vocation qui est parfois un fardeau à ses épaules et parfois une flamme en son cœur.
Ce sens de la vocation, primordial chez Virgile, le sépare et le met au-dessus des poètes que l’on étiquette habituellement comme romantiques, des poètes qui se contentent de faire la chronique de leurs sentiments. Cela ne veut pas dire que Virgile soit un poète froid, bien au contraire. Mais que, comme Dante et Racine, comme Shakespeare et Chaucer, il écrit avec la conscience de la destinée humaine et du décret divin. Il ne s’adresse pas seulement à nos sens, ni même à notre sensibilité, parce qu’il connaît, encore qu’il ne puisse entièrement l’apaiser, la faim métaphysique du cœur. En vérité, c’est peut-être parce qu’il comprend que l’homme ne vit pas seulement de pain qu’il est si précis lorsqu’il s’agit seulement de pain. C’est parce qu’il porte en lui l’Énéide qu’il peut écrire un traité d’agriculture. En cela il nous rappelle le poète jésuite anglais Gerard Manley Hopkins. Lorsque Hopkins décrit « les peupliers de Binsey », un bosquet d’arbres près d’Oxford qui avaient été sauvagement abattus, nous songeons à l’arboriculture si précise de Virgile. Le frêne, nous dit-il, déploie toute sa beauté dans la forêt ; le pin au jardin ; le peuplier au bord de la rivière ; et le sapin sur la cime des monts. Il chérit la différenciation, le caractère unique des choses ; les Églogues comme les Géorgiques sont illuminées par cette attention pénétrante et discriminatrice.
Le respect de Virgile pour la nature et l’apparence de la res est le fondement de sa piété. Il n’y a presque rien dans les Géorgiques sur l’art des jardins paysagers ; mais nous y trouvons des instructions méticuleuses en matière de labourage, de viticulture, d’oviculture et d’apiculture. La clef des préceptes de Virgile est fournie par :
Continuo has leges æternaque fædera certis
Imposuit natura locis
que Dryden rend ainsi, non sans concision :
Tel le contrat originel, telles les lois
Que la Nature impose, et sa cause première,
Aux divers lieux du monde.
Les profiteurs de la Terre Maternelle pèchent par défaut de pietas, laquelle est aussi prudence. Une saison sur deux, nous dit Virgile, le fermier laisse son champ reposer après la moisson. L’avoine, les pavots et le chanvre tendent tous à épuiser le sol ; mais vous le garderez léger par la rotation des cultures. Prenez soin, nous dit-il, lorsque la terre est asséchée, de la fumer abondamment et de répandre des cendres sur les champs appauvris. Il faut aussi briser les grosses mottes de terre et, lorsque vous avez labouré un champ dans un sens, labourez dans l’autre sens :
Exercetque frequens tellurem atque imperat arvis.
Remarquez ici la métaphore militaire ; l’homme doit gouverner avec une discipline de fer cette terre aux lois de laquelle il doit obéir. S’il ne laisse pas de le faire, Cérès le récompense. Et ainsi la bonne vie prend forme à nos yeux. Il y a les dieux qui ont créé la terre et la protègent, et Virgile les invoque au commencement de son poème, ayant pour eux une phrase exquise :
vos, o clarissima mundi
Lumina, labentem cælo quæ deucitis annum
Il y a encore la matière première de la création, la justissima tellus elle-même, avec ses lois innées et inexorables, prête à servir l’humanité pour peu que l’humanité veuille bien la respecter. Puis il y a l’homme qui peut se forger une création nouvelle à son propre usage, s’il prend la peine de travailler et de comprendre. Enfin, il y a le fruit de son labeur ; la miche de pain, le fromage succulent et le vin fermenté. Et l’homme doit se maintenir sans cesse dans ce que les théologiens appellent « un état de grâce » avec les dieux, avec la terre, et avec les produits de la terre. Virgile aurait aisément saisi la théologie de la Grâce, mais en attendant, la pietas fera fort bien l’affaire.
Et maintenant, à quoi revient, en termes de vie pratique, le mode d’existence virgilien ? C’est une vie dure, basée inéluctablement sur le cultivateur :
agricole incurvo terram dimovit aratro.
De la « charrue courbée » dépendent son année de travail, le fourrage de ses bêtes, la vie de son pays et des siens. Il aura peu de répit. Car ou bien ce sera le temps de l’agnelage, ou bien il y aura des fruits à cueillir, la moisson à rentrer. Et pourtant il connaîtra des moments de détente alors que ses enfants se pendront à son cou, que son chaste foyer maintiendra sa pureté, que les mamelles des vaches se gonfleront de lait et que les chevreaux rebondis batailleront sur la pelouse. Alors, nous dit Virgile,
Ipso dies agitat festos fususque per herbam
Ignis ubi in medio et socie cratera coronant,
Te, libans, Lenæe, vocat, pecorisque magistris
Velocis jaculi eertamina ponit in ulmo,
Corporaque agresti nudat prædura palæstræ.
Cette vie, spartiate et idyllique tout ensemble, entretenue d’une génération à l’autre par la probité et la patience, faisait la force et la durée de l’arche romaine :
sic fortis Etruria crevit
Scilicet et rerum facta est pulcherrima Roma
Septemque una sibi muro circumdedit arces.
Pour Virgile, encore un coup, Rome était une idée plutôt qu’un lieu. Il détestait le luxe et l’orgueil des cités, car les principes malfaisants de la megapolis étaient déjà à l’œuvre dans l’enceinte des Sept Collines. Virgile, qui connaissait à la fois la Lombardie et Rome, pouvait rappeler à ses laboureurs leur bonne fortune :
O fortunatus nimium, sua si bona norint,
Agricolas ! Quibus ipsa, procul discordibus armis,
Fundit humo facilem victum justissima tellus.
Le serviteur du sol n’a pas lieu d’envier au citadin son opulente demeure dégorgeant à l’aube ses hôtes hébétés, ni sa toge teinte de pourpre assyrienne ; car les plaisirs de la campagne satisfont mieux et l’âme et le corps. Ici Virgile atteint à l’un de ses plus grands moments poétiques :
At secura quies et nescia fallere vita,
Dives opum variarum, at latis otia fundis,
Speluncæ, vivique lacus, et frigida Tempe
Mugitusque boum mollesque sub arbore somni
Non absent ; illic saltus ac lustra ferarum,
Et patiens operum exiguoque assueta inventus,
Sacra deum sanctique patres : extrema per illos
Justittia excedens terris vestigia fecit.
Les grands thèmes de la poésie virgilienne sont repris dans ces vers, avec presque tous les aspects de la pietas que nous nous sommes efforcés de dégager. La vérité des choses est présente dans mugitusque boum, termes qui imitent à merveille leur propre signification et nous rappellent ce vers parfait des Géorgiques où nous croyons positivement entendre craquer les branches sèches au feu de la forêt :
Atque levem stipulam crepitantibus urere flammis.
Nous avons toute l’Énéide dans sacra deum sanctique patres, et le dernier vers suggère une fois de plus que l’homme est un exilé de la béatitude. Justitia est l’un des mots-clefs des Géorgiques, et, comme nous l’avons vu, il gouverne toutes les relations de l’homme et du sol. Il a supplanté amor qui régnait sur l’Arcadie des Églogues. Le jour de la caritas n’a pas encore lui, et Virgile, regardant devant lui du couchant de l’antiquité classique, ne voit rien de plus noble que la justicia pour répondre au culte de la pietas. Il avait raison ; il n’y avait rien de plus à dire avant que l’Incarnation parlât.
Toutefois il peut prier afin d’être admis au ciel des Muses et initié aux mystères naturels qu’il a cherché à comprendre sur la terre :
Accipiant cælique vias et sidera monstrent,
Defectus solis varios lunæque labores
Mais durant sa vie, il pratiquera le mode d’existence virgilien :
Rura mihi et rigui placeant in vallibus omnes
Le secret de son génie est cela qui fait la force de la civilisation européenne : le juste équilibre entre la voie pratique et la voie philosophique. S’il n’avait été qu’un fermier doué d’un langage poétique, il aurait pu écrire de splendides vers qui nous hanteraient comme le souvenir de notre propre foyer. Mais le même poète qui peut nous enseigner comment planter une vigne, en nous disant de ranger les ceps serrés sur le riche sol uni mais de leur donner plus de jeu sur le versant de la colline, pouvait aussi écrire, des profondeurs d’une curiosité fondamentale :
Felix qui potuit rerum cognoscere causas.
C’est parce que la pietas virgilienne parle avec l’accent de l’insatiable interrogation de l’âme, avec les perspectives de l’éternité toujours présentes à son esprit, qu’elle est restée valable pour les générations chrétiennes.
Les générations ne sont plus chrétiennes que de nom, mais le mode d’existence virgilien persiste partout où l’héritage de l’antiquité classique, baptisé dans la foi de l’Évangile, se maintient parmi les hommes. C’est ainsi, pour prendre un exemple, qu’il y a encore dans presque tout village de France, une poule au pot comme plat de résistance au déjeuner du dimanche. Voici comment l’un des personnages de M. Ford Madox Ford la décrit à un ami américain :
Vous ne connaissez jamais la joie – la grande joie – de manger le dimanche votre propre volaille, bouillie dans une marmite faite de la terre de votre propre pays, accompagnée de vos propres condiments et de vos propres légumes, lardée du lard de votre propre porc, et brassée à l’aide d’une cuiller de bois taillée de vos propres mains dans un morceau de bois emprunté au tronc d’un saule que vous avez planté vous-même au bord du ruisseau qui serpente dans votre propre pré.
C’est là une excellente description de la vie virgilienne, praticable et pratiquée de nos jours. Se trouvera-t-il un citoyen de l’Âge Atomique pour prétendre qu’elle n’est pas digne d’être vécue ?
Robert SPEAIGHT.
Paru dans Carte du Ciel, cahiers de poésies :
Clair de terre, Plon, 1947.