Schiller
par
Madame de STAËL
Schiller était admirable entre tous, par ses vertus autant que par ses talents. La conscience était sa muse : celle-là n’a pas besoin d’être invoquée, car on l’entend toujours quand on l’écoute une fois. Il aimait la poésie, l’art dramatique, l’histoire, la littérature pour elle-même. Il aurait été résolu à ne point publier ses ouvrages, qu’il y aurait donné le même soin ; et jamais aucune considération tirée, ni du succès, ni de la mode, ni des préjugés, ni de tout ce qui vient des autres enfin, n’aurait pu lui faire altérer ses écrits ; car ses écrits étaient lui ; ils exprimaient son âme, et il ne concevait pas la possibilité de changer une expression, si le sentiment intérieur qui l’inspirait n’était pas changé. Sans doute, Schiller ne pouvait pas être exempt d’amour-propre. S’il en faut pour aimer la gloire, il en faut même pour être capable d’une activité quelconque ; mais rien ne diffère autant dans ses conséquences que la vanité et l’amour de la gloire ; l’une tâche d’escamoter le succès, l’autre veut le conquérir ; l’une est inquiète d’elle-même et ruse avec l’opinion, l’autre ne compte que sur la nature et s’y fie pour tout soumettre. Enfin, au-dessus même de l’amour de la gloire, il y a encore un sentiment plus pur, l’amour de la vérité, qui fait des hommes de lettres comme les prêtres guerriers d’une noble cause ; ce sont eux qui désormais doivent garder le feu sacré, car de faibles femmes ne suffiraient plus comme jadis pour le défendre.
C’est une belle chose que l’innocence dans le génie et la candeur dans la force. Ce qui nuit à l’idée qu’on se fait de la bonté, c’est qu’on la croit de la faiblesse ; mais quand elle est unie au plus haut degré de lumières et d’énergie, elle nous fait comprendre comment la Bible a pu nous dire que Dieu fit l’homme à son image. Schiller s’était fait tort, à son entrée dans le monde, par des égarements d’imagination 1 ; mais avec la force de l’âge il reprit cette pureté sublime qui naît des hautes pensées. Jamais il n’entrait en négociation avec les mauvais sentiments. Il vivait, il parlait, il agissait comme si les méchants n’existaient pas, et quand il les peignait dans ses ouvrages, c’était avec plus d’exagération et moins de profondeur que s’il les avait vraiment connus. Les méchants s’offraient à son imagination comme un obstacle, comme un fléau physique, et peut-être en effet qu’à beaucoup d’égards ils n’ont pas une nature intellectuelle ; l’habitude du vice a changé leur âme en un instinct perverti.
Schiller était le meilleur ami, le meilleur père, le meilleur époux ; aucune qualité ne manquait à ce caractère doux et paisible, que le talent seul enflammait ; l’amour de la liberté, le respect pour les femmes, l’enthousiasme des beaux-arts, l’adoration pour la Divinité, animaient son génie, et dans l’analyse de ses ouvrages, il sera facile de montrer à quelle vertu ses chefs-d’œuvre se rapportent. On dit beaucoup que l’esprit peut suppléer à tout ; je le crois, dans les écrits où le savoir-faire domine ; mais quand on veut peindre la nature humaine dans ses orages et dans ses abîmes, l’imagination même ne suffit pas ; il faut avoir une âme que la tempête ait agitée, mais où le ciel soit descendu pour ramener le calme.
La première fois que j’ai vu Schiller, c’était dans le salon du duc et de la duchesse de Weimar, en présence d’une société aussi éclairée qu’imposante ; il lisait très bien le français, mais il ne l’avait jamais parlé ; je soutins avec chaleur la supériorité de notre système dramatique sur tous les autres ; il ne se refusa point à me combattre, et sans s’inquiéter des difficultés et des lenteurs qu’il éprouvait à s’exprimer en français, sans redouter non plus l’opinion des auditeurs, qui était contraire à la sienne, sa conviction intime le fit parler. Je me servis d’abord, pour le réfuter, des armes françaises, la vivacité et la plaisanterie, mais bientôt je démêlai, dans ce que disait Schiller, tant d’idées à travers l’obstacle des mots ; je fus si frappée de cette simplicité de caractère, qui portait un homme de génie à s’engager ainsi dans une lutte où les paroles manquaient à ses pensées ; je le trouvai si modeste et si insouciant dans ce qui ne concernait que ses propres succès, si fier et si animé dans la défense de ce qu’il croyait la vérité, que je lui vouai, dès cet instant, une amitié pleine d’admiration.
Atteint, jeune encore, par une maladie sans espoir, ses enfants, sa femme, qui méritait par mille qualités touchantes l’attachement qu’il avait pour elle, ont adouci ses derniers moments. Mme de Wollzogen, une amie digne de le comprendre, lui demanda, quelques heures avant sa mort, comment il se trouvait. Toujours plus tranquille, lui répondit-il. En effet, n’avait-il pas raison de se confier à la Divinité, dont il avait secondé le règne sur la terre ? N’approchait-il pas du séjour des justes ? N’est-il pas dans ce moment auprès de ses pareils ? et N’a-t-il pas déjà retrouvé les amis qui nous attendent ?
Madame de STAËL, De l’Allemagne, IIe Partie, ch. VIII.
Recueilli dans Les femmes de France,
morceaux choisis par P. Jacquinet, 1886.
1 « Schiller, dans sa première jeunesse, avait une verve de talent, une sorte d’ivresse de pensée qui le dirigeait mal. La Conjuration de Fiesque, L’Intrigue et l’amour, enfin Les Brigands, qu’on a joués sur le théâtre français, sont des ouvrages que les principes de l’art comme ceux de la morale peuvent réprouver ; mais, depuis l’âge de vingt-cinq ans, les écrits de Schiller furent tous purs et sévères. L’éducation de la vie déprave les hommes légers et perfectionne ceux qui réfléchissent. » (De l’Allemagne, IIe Partie, ch. XVII.)