L’évolution mystique du Graal
par
L. STINGLHAMBER
S’il n’est pas certain que l’épopée soit sortie du cloître, des pèlerinages ou des reliques, ni davantage des vieux chants héroïques thiois ; si les sources andalouses de la poésie provençale restent discutables ; en revanche la descendance irlandaise des romans bretons paraît maintenant hors de doute, n’en déplaise aux tenants de la parenté classique.
Il est vrai que la chance a favorisé les celtisants [1] d’un terrain propre aux recherches ; car tandis qu’on glane çà et là les poèmes andalous d’amour courtois, et que le Roland flamand ancêtre présumé de l’autre s’effume toujours dans les hypothèses, les espoirs ou les regrets, la littérature celtique abonde en faits, en documents précis à portée de la main.
C’est sur la source de Chrétien de Troyes et spécialement de Perceval le Gallois que s’articule la thèse.
Jamais l’œuvre du grand romancier champenois, père du roman moderne, n’avait été soumise à la loupe d’une analyse aussi minutieuse, en vue d’appuyer une élucidation plus claire, plus séduisante. Elle consiste à établir que les légendes d’Érec, du Chevalier à la charrette, Yvain et le Conte du Graal (pour ne rien dire du Guillaume d’Angleterre dont l’attribution reste douteuse), sont issues de la mythologie irlandaise dont certains épisodes passèrent en Bretagne, puis en France, par l’intermédiaire des conteurs gallois.
Il est difficile à la vérité de se faire une idée complète de cette littérature irlandaise primitive. Les manuscrits, The Book of the Dun Cow, ainsi que The Book of Leinster, qui datent de 1100 environ n’en contiennent pas tous les matériaux.
Toutefois si nous n’en possédons pas la totalité, nous sommes assurés par l’étude linguistique des textes qu’ils remontent jusqu’au VIIIe siècle, et qu’ils précèdent de loin l’éclosion de nos légendes françaises.
Parmi les Sagas qui nous concernent, trois cycles concentrent l’attention : ce sont le cycle mythologique, celui d’Ulster et celui de Finn, rapportant les luttes des dieux, la maladie et la mort de Cuchulain, les enfances et les hauts faits de Finn.
Il s’agissait d’établir le plus scientifiquement possible le lien de dépendance des romans précités d’Érec, d’Yvain, etc., par rapport à ces trois cycles.
C’est ici que se développe la méthode suivie dans l’étude comparative des textes. Elle distingue seize caractères typiques ou indices permettant d’établir sûrement, par la critique interne, la provenance d’une version relativement à une autre. Puis patiemment, œuvre par œuvre, chapitre par chapitre, trait par trait, nom par nom, elle dresse un tableau des concordances, si impressionnant que l’argument de probabilité se charge à la longue de certitude morale.
On pourra bien, çà et là, déceler des rapprochements forcés. Dans l’ensemble, la cause est gagnée. Chrétien de Troyes n’a rien inventé. Comme tout bon poète, il a pris son butin chez les autres, c’est-à-dire dans les contes bretons, héritage lointain des épopées irlandaises, qu’il entendait réciter autour de lui, et qu’il a combinés, parfois assez maladroitement.
Ces contes, à la vérité, nous ne les possédons plus dans des éditions séparées. Il faut les deviner, comme en filigranes, à travers la trame qui les a retenus et absorbés. Mais les allusions et les résidus qui en subsistent ne laissent aucune hésitation sur leur existence et leur influence.
En sorte que cette « matière de Bretagne » semble finalement se détacher presque en entier des patrons classiques ou chrétiens que d’aucuns voulaient lui assigner.
Cette dernière allégation concerne principalement le Conte du Graal où il n’est plus possible de voir une intention pieuse.
Plus tard le symbole de la messe s’y introduira. Mais au début nous nous trouvons en face d’une création toute païenne où se devine la figure du semi-mythique Prydero, prince gallois, que prolongent celles de Finn et de Cuchulain.
L’Irlande apparaît donc comme la source ultime où il faut chercher à la fois le thème de la vengeance conséquent à celui de la question omise. Car pour cette dernière notamment, seule sa littérature offre des éléments de solution. Seul le folklore irlandais a retenu le souvenir de cette question que Perceval devait poser et qu’il ne pose pas, pour son plus grand dommage et pour celui du roi malade ; l’énigme que Chrétien de Troyes a recueillie, sans en comprendre la portée.
Mais quel en est le sens ? M. Loomis qui cite des exemples analogues tirés de la littérature populaire ne cherche pas d’explication.
Ne pourrait-on pas en fournir une, en disant qu’il s’agit dans le cas de Perceval d’une application particulière sous forme de question, de la croyance générale à la valeur sacramentelle ou magique de certaines paroles, telle qu’on la retrouve partout chez les peuples primitifs ? Une formule de guérison miraculeuse ? De désensorcellement ?
Quant à la substance même de l’aventure du Graal, on peut se demander si M. Loomis creuse assez profond.
Il existe un essai d’Arthur C. L. Brown dont il ne semble pas avoir utilisé la thèse, quoiqu’elle fonde la sienne, parce qu’elle l’a précédée.
Pour Brown, le roi lépreux ou éviré, car c’est plutôt cela, ne serait autre que le dieu Nuadu, à la fois guerrier et blessé, retiré sous la terre en la salle carrée d’un palais enchanté, dans l’attente du jeune dieu Lug appelé à le guérir et à sauver l’Irlande de la désolation.
Mythe solaire originellement, où Nuadu prend les noms successifs de Brian, Gornemant, Roi pêcheur ou même Artur. Si bien que le roman du Graal, c’est-à-dire du criol, nourriture des dieux, ainsi que tout le cycle arturien, seraient issus des combats entre les dieux irlandais du bien et du mal, qui se déroulent dans le pays des fées qui est aussi le pays des morts.
Sans doute ces assertions ne sont encore basées que sur des présomptions. Mais le nombre et le poids de celles-ci s’accumulent pour faire pencher la balance vers l’interprétation celtique des origines bretonnes du saint Graal.
De cette donnée primitive, toute mythologique, Chrétien de Troyes retient-il grand-chose ?
Il semble bien qu’il n’en ait pas compris le sens fabuleux et que pour se tirer d’affaire il se soit finalement réfugié dans le symbole de l’Eucharistie. En sorte que c’est chez lui qu’il faut chercher l’indice des interprétations mystiques qui ont rempli l’Estoire de Robert de Boron, le Perlesvaus et la Queste du Graal.
Toutefois son héros Perceval, le Peredur des Mabinogions, n’ébauche que vaguement le conquérant du Graal ; il incarne plutôt la chevalerie, l’audace qui va de l’avant, le culte de l’honneur et celui de la femme, en une personnalité attachante, étourdie, loin du pastel théologique où s’abstrait Galaad, ce double du Christ, surnaturel et irréel ; pour lui, il habite encore le royaume d’Artur, tel que l’évoquent le Chevalier à la Charrette, Cligès ou Yvain.
Qui dira l’influence de cette leçon de courtoisie et de panache ? Qui reniera Chrétien de Troyes, le conteur charmant ? Les livres ne tiennent pas seulement lieu d’amuseurs. Ce sont aussi des maîtres de vie. Nous sommes les fils des livres.
Mais le Perceval de Chrétien de Troyes est plus encore qu’un héros de la chevalerie et de l’amour courtois.
Il y a déjà chez lui une préoccupation d’orthodoxie et de justice qui trahit l’influence cléricale. Au terme de ses exploits lorsque ayant confessé ses erreurs il aborde l’ermite, voici ce qu’il s’entend dire :
Se pucele aïde requiert, / aïde-li, ke mius t’en iert, / u veve dame u orfenine / .. Ce voel que por tes péciés faces, / se ravoier vius totes grasses / ensi com tu avoir les sieus.
Ensuite l’ermite lui verse : « Une orison dedens s’orelle,... et en cele orison si ot/assés des noms Notre Signor ».
Ce qu’on voit poindre, n’est-ce pas déjà le capuchon du moine, avec le thème eucharistique développé plus tard dans la Queste du Graal ? Car le Roman s’achève sur la communion du héros de qui le conte déclare d’ailleurs qu’il ne dira plus rien.
Belle occasion pour nous d’en tirer quelque chose.
Ainsi donc, le précepte de la foi, de la charité, de l’aumône, le redressement des torts, la repentance des péchés, l’aveu de la faute, la pénitence, le service de la messe, la communion, la prière, tous les éléments du Graal mystique se pressent ensemble à l’issue du Perceval pour le dénaturaliser.
Comment en effet ne pas reconnaître ici la naissance d’un type littéraire qui n’a plus rien à voir avec l’idéal courtois ? Arrivé à ce palier, le roman va tourner au sermon, au bréviaire d’édification, de propagande religieuse, au symbolisme mystique. C’est le renversement par Chrétien de Troyes de l’édifice de sa vie, le suprême démenti de l’auteur à lui-même. On dirait d’un « moniage Chrestien ».
Cette contradiction a même inspiré le soupçon d’un remaniement de la fin transformée en épisode édifiant par une autre main.
Dominé par la pensée du royaume spirituel il semble maintenant revêtu du froc, converti en fraticelle et passé au service du dogme de la présence réelle auquel s’était consacré l’Ordre de Cîteaux. Pour nous en convaincre, relisons plutôt les interprétations de l’épisode fameux telles que les présente le manuscrit de Mons [2].
Perceval vient d’échapper à sa mère qu’il a laissée mourante de douleur sur le seuil de sa porte. En compagnie de beaux chevaliers il est parti pour la Cour d’Artur, et de là pour les aventures dont la troisième l’amènera au château mystérieux du Roi-pêcheur. Nous apprendrons par la suite que ce personnage avait été navré d’un javelot « parmi les hanches », c’est-à-dire sans euphémisme, éviré :
S’en est encor si angoisseus / qu’il ne puet sor ceval monter ; / mais quant il se viut déporter / u d’aucun déduit entremetre, / si se fet en une nef métré, / si va pescier al amençon ; / por çou li rois Pescière a nom (v. 4692-98).
Introduit dans une vaste salle carrée où brûle entre quatre colonnes un grand feu, le jeune homme est invité à s’asseoir à côté du lit où gît le royal malade. On lui fait don d’une épée magique. À peine l’a-t-il reçue qu’une porte s’ouvre :
Uns varlès d’une cambre vint, / qui une blance lance tint, / enpoingnie par emmi leu ; / si passa par entre le feu / et cil ki sor le lit séoient, / et tout cil ki laiens estoient / virent la lance et le fer blanc : / s’en ist une goûte de sanc / del fer de la lance el somet, / et, jusqu’à la main au varlet, / couloit cele goûte vermelle (v. 4369-79).
Puis voici venir deux valets élevant en leurs mains des chandeliers sur lesquels brûlent dix chandelles. Ensuite une demoiselle avec un vase, le Graal. À son entrée il se fait une si vive clarté que les chandelles pâlissent, comme les étoiles au lever du soleil. Enfin une seconde demoiselle tenant un plat d’or fin. Toutes les deux défilent également entre le feu et le lit, et comme le porte-lance, s’évanouissent par une autre porte. Deux fois hélas ! Perceval retient sur ses lèvres la question attendue : « À quoi sert ce Graal ? », et le cortège s’écoule. On se met à table et voici de nouveau qu’à chaque plat le Graal « par devant eux s’en trespassa ». Et à chaque fois Perceval garde un silence fatal, si bien qu’au lieu de guérir le roi par une parole judicieuse, il le laisse dans son triste état, non sans subir lui-même les fâcheuses conséquences de son mutisme, lorsque le lendemain à son réveil le château par vengeance le rejette et s’efface à ses yeux.
Ensuite se déroule une série d’aventures dont la dernière le conduit chez un ermite qui se trouve être l’oncle du Roi-pêcheur et de Perceval. On mesure la vraisemblance de ces rencontres et de ces parentés imaginées pour provoquer la confidence, c’est-à-dire par l’exigence logique de trouver la clef du Graal, qu’on cherche d’abord dans une solution morale, la punition d’une faute !
La faute de Perceval, selon le conte primitif serait de n’avoir pas demandé l’explication du mystère ; c’est la question omise.
Qui ne voit cependant qu’il n’y avait là de la part du damoiseau qu’une marque de discrétion et de bonne éducation conforme aux bienséances que venait de lui enseigner le prud’homme ? Comment croire qu’en obéissant à la politesse Perceval ait péché ? Aussi sa cousine germaine intervenue peu après le départ du château ajoutera-t-elle qu’il lui faut voir sa culpabilité dans la mort de sa mère. Mais en quoi ce malheur serait-il moralement imputable au fils toujours aimant, impatient de retrouver le cher visage ?
Voilà pourquoi l’ermite à son tour dénoncera finalement chez Perceval un autre péché, la perte de la foi. Mais cet accident n’aura lieu qu’après coup. Au moment de l’omission Perceval est croyant. Alors ?
On le sent, le romancier achoppe sur un problème insoluble pour lui et il s’égare pour l’éclaircir dans le maquis de la casuistique. Ce n’est qu’au bout du compte qu’abandonnant ce terrain épineux il tentera d’élucider l’énigme en transposant le Graal sur le plan religieux, pour en faire non plus le mythe obscur d’une guérison et d’un châtiment mais la figure d’un sacrement.
C’est de la bouche de l’ermite que Perceval en dernière analyse connaîtra la vérité ou le sens mystique du Graal. Voici en effet ce que lui confie le saint homme son parent, en expliquant le Graal par le secret d’un aliment eucharistique porté mystérieusement non pas au Roi-pêcheur, mais à son père centenaire, invalide et reclus :
Cil cui l’en sert, il est mes frère, / ma suer et soie fu ta mère, / et del rice Pescéour croi / que il est fius a celui roi / qui del Graal servir se fait ; / mais ne quidiés pas que il ait / lus ne lamproie ne saumon ; / d’une sole oiste (hostie) li sains hom / quant en ce Gréal li aporte, / sa vie sostient et conforte, / tant sainte cose est li Graaus ; / et cil est si esperitaus / k’a sa vie plus ne covient / que l’oiste qui el Gréai vient. / XX ans i a estet ensi / que fors de la cambre n’issi / u le Gréal veis entrer.
Et voilà ! Seulement, le thème de la question omise n’a plus de sens ici. Si le Graal est eucharistique, nous sommes transportés dans le domaine de la foi où n’interviennent plus ni magie, ni secret, ni raisons sophistiques.
Rien n’établit mieux que ces élucubrations indigestes la méconnaissance au XIIe siècle de la légende irlandaise, devenue énigmatique et incompréhensible ; mais aussi l’abaissement de l’art en forme de catéchèse ou de spicilège édifiant.
Rarement cependant s’offrit matière plus riche à la création littéraire. On aurait pu espérer la naissance d’une Divine Comédie ; Robert de Boron accoucha de l’Estoire. Le roman breton pouvait se sublimer jusqu’au plus haut symbolisme, tel que l’esquissera la Queste, tel qu’en un autre cycle le suggère la ville d’Ys. Il s’aplatit dans l’allégorie facile. Combien aisée en effet l’identification dévote de l’épée qui saigne et de la lance de Lug au javelot de Longin qui fait saigner mais ne distille rien ; du Graal dispensateur de mets exquis au sacrement de l’Eucharistie ; des fées aux anges ; et du vase au ciboire !
C’est dans cette sacristie où s’était réfugié l’hippogriffe que les successeurs de Chrétien de Troyes le recueilleront. Il grandira sans pointer d’ailes. Pour les voir pousser il convient d’attendre Wolfram von Eschenbach et Wagner.
Le Roman de l’Estoire dou Graal qui doit dater de la fin du XIIe siècle, c’est-à-dire d’une quinzaine d’années environ après le Perceval de Chrétien de Troyes, se classe parmi les œuvres édifiantes sans aucun caractère littéraire et cousues de pièces disparates.
Il nous raconte ce qu’on pourrait appeler les « Enfances du Graal » ou son institution qu’il rapporte à la dernière Cène. Ici plus aucun élément mystérieux ou poétique, mais trois épisodes enfilés bout à bout dont le premier évoque la légende de Joseph d’Arimathie : les ultimes évènements de la vie du Christ, sa mort, son ensevelissement et comment fut recueilli dans le calice du dernier repas le sang divin.
Puis s’intercale un fragment du Roman de Vespasien qui se rapporte à la légende de Véronique.
La troisième partie relate l’exil d’une tribu de juifs après la ruine de Jérusalem. Sous la conduite de Joseph d’Arimathie ils gagnent l’Occident accompagnés du précieux « vaisseau », dont le voyage se terminera en Avalon.
En somme, l’histoire du Graal se ramène ici à une réclame religieuse en faveur d’une relique, celle du Saint-Sang, celle qu’on honore à Bruges.
C’est à peine si l’on peut qualifier cette œuvre d’eucharistique. À aucun moment il n’est question ni de messe, ni de consécration, ni de communion. Peut-on même parler de présence réelle ? Le certain, c’est que le « vaisseau » recèle un oracle qu’en toutes circonstances Joseph d’Arimathie va consulter et d’où s’échappe une voix : celle de l’Esprit. Non moins sûrement, la relique dispense la grâce.
Au terme de ces inepties nous sommes loin du cadre où nous a laissés la fin de Perceval. Quoi qu’il en soit, le ton du roman a complètement changé. Sous l’effet de la propagande religieuse il est devenu une exhortation à la sainteté et même à la vie monastique. C’est sur ces positions que le reprendra le Perlesvaus.
Ces Mille et une Nuits bretonnes imaginées probablement dans l’abbaye de Glastonbury vers l’an 1200 tournent le film de l’époque. D’une fantaisie inépuisable, enluminée de vivants médaillons où se colorent les scènes de mœurs, les descriptions de paysages et d’armures, brodée de savoureuses conversations, cette longue bande du cinéma d’alors ne manquerait nullement de charme si la monotonie fondamentale des épisodes, le vide des idées, la pauvreté des caractères, et l’absence de vérité psychologique, ne le classaient à nos yeux parmi les illustrés enfantins, sans intérêt vraiment humain. Le seul personnage d’une certaine étoffe c’est Lancelot. Lorsque pressé par l’ermite de se confesser, il proteste : « Que de toz (ses pechiez) estoit repentanz fors que d’un », nous le comprenons.
Ce me semble estre li plus dous pechiez et li plus beaus que je onques feïsse. – Beau sire, fait li hermites, li pechié sunt douz a faire, mais li guerredons est molt amers, ne nul pechiez n’est beax ne cortois, mais li uns pechiez est plus orible de l’autre. – Sire, fait Lanceloz, ... je aim bien ma dame, ... plus que nulle rien qui vive... La velonté me semble si bone et si haute que je ne la puis lessier, et si m’est enracinée el cuer qu’ele ne s’em puet partir. La gregnor valor qui est en moi si me vient par la volenté.
À part lui, les autres ressemblent à des héros d’images d’Épinal ou de Tarzan.
Quant à la composition, l’ensemble du Perlesvaus suggère l’ordonnance d’un vitrail, ou d’une porte de Baptistère, toute en compartiments superposés, en échelle, dépourvus de synthèse et d’unité, comme un dépliant.
On peut y distinguer trois séries d’épisodes groupés autour du triple thème de l’aventure, du Graal, et de la propagande catholique.
L’aventure suit trois pistes principales tantôt entrecroisées, le plus souvent traitées à part, sur les pas de Gauvain, d’Artur et de Perceval.
La plus riche en péripéties appartient à Gauvain. Ce ne sont que hideuses forêts, duels où l’invincible abat son adversaire, « lui et son cheval tout en mont » ; ogres trucidés, cimetières hantés, rencontres de pucelles de « grant biauté » et montées sur des mules ; combats furieux avec des lions, des dragons et des diables ; visites de châteaux enchantés.
De cette bagarre se dégagent pourtant quelques leçons de chevalerie. Ce qu’on reproche à Artur, par exemple, c’est sa pingrerie ; tandis que le mérite de Gauvain et de Lancelot c’est qu’ils ne savaient...
... mie seulement férir, mais estoient bien loyaux et vrais, craignaient honte et amoient honor ; parce que nul chevalier ne doit faire vilenie à dame ni à demoiselle.
La véritable originalité de l’œuvre se concentre dans la dernière branche où le cadre des aventures de Perceval s’illimite soudain en navigations lointaines sur une mer parsemée d’îlots, comme le voyage de saint Brandan.
C’est ici que le roman exhume à nu le vieux fond irlandais dont les racines fleurissent ailleurs : ces demoiselles au courant de tout et qui sont les fées ; ces moissons de têtes coupées qui évoquent le chef légendaire de Bran [3] ; ce chevalier au tonneau de cristal qui rappelle l’île de verre ; et ce Roi-pêcheur qui prolonge l’antique dieu marin Mananan Mac Lir.
Sur cette trame d’aventures la propagande religieuse entremêle un motif ecclésiastique, assez faux, mais d’importance primordiale, en vue de diffuser la « nouvelle loi ».
Voici d’abord le récit d’une messe à laquelle assiste Artur :
Il esgarde a une verriere devers Fautel, e voit une flanbe parmi venir, lués que la masse fut commenciee, plus clere que rais de soleil, e est descendue desus l’autel.... e ot, la o li sainz hermites chante la messe, le respons des angles.... e vit que la dame (la Vierge) prist son enfant e l’ofri as mains au saint ermite... E quant li enfes li fu oferz, il le mist desus l’autel. Après comença son sacrement... après le préface, e li sanbla que li sainz hermites tenist entre ses mains un home, sanglant o costé, e sanglant es paumes e es piez e coroné d’espines ; e le voit en propre figure... Li rois a pitié en son cuer de ce qu’il a veü, e l’en vindrent les lermes as ielz ; e regarde devers l’autel, e cuide veoir l’humaine figure, e le voit mué en la forme de l’enfant qu’il avoit devant veü. Quant la messe fu chantee, la voiz d’un saint angle dist : Ite missa est. Li filz prist la mere par la main, e s’esvanoïrent fors de la chapele.
Cette mention de la messe avec tout son symbolisme, l’Incarnation et le Calvaire, loin d’être unique, occupe au contraire une place si importante dans le roman, qu’elle pourrait presque définir Perlesvaus comme le manifeste de la messe. Qu’on se souvienne en effet du nombre des calices qu’après avoir contemplé le Graal, Artur investit à travers son royaume, avec tout l’appareil de chapelles et de cloches qui complète la liturgie de la messe.
Puis voici l’invocation de la Sainte Trinité au début de chaque branche :
Li hauz livres du Graal commence o non du Pere e du Fill e du Saint Esperit. Cez trois persones sont une sustance, e cele sustance si est Dex, e de Dieu si muet li hauz contes du Graal ; e tuit cil qui l’oent le dovent entendre, e oblier totes les vilenies qu’ils ont en leur cuers.
Sans négliger la prédication des vertus morales, de charité, de magnanimité, d’honneur, de chasteté, de respect des femmes, en excluant toutefois la douceur et le pardon. Perceval, par exemple, défie un chevalier inconnu, uniquement pour la raison qu’il « se sent le cuer sain et les menbres frais ». Un peu plus loin il coupe la tête d’Aristor comme David celle de Goliath et il en fait hommage à une demoiselle qui « emporte le chief avec elle, et Perceval les recommande à Dieu et à sa douce Mère ».
Voilà enfin la réclame en faveur d’une relique : la couronne d’épines ; et l’invitation à visiter en pèlerinage la tombe d’Artur et de Guenièvre à Glastonbury.
Pour conclure, cette propagande religieuse s’orchestre d’un appel à la destruction des fausses croyances, et de tous ceux qui croient au diable.
Le bon chevalier toli la vie à tous ceux qui ne voudront croire la nouvelle loi.
Quant au Graal lui-même, il ne fait entendre qu’une note discrète, d’ailleurs sans écho. Le haut livre du Graal pouvait presque se passer du Graal. Sans doute la mirifique relique pèse toujours sur le malheureux Roi-pêcheur, parce que personne ne songe à poser la question libératrice, en sorte qu’il étouffe de son secret et qu’il en meurt. Mais que ne s’est-il soulagé en parlant lui-même ! Vainement on attendait Perceval pour déboucher le sphinx. Enfin il arriva, hélas ! sans résultat. Puis ce fut le tour de Gauvain. Reçu par les vingt-deux vieillards et les demoiselles, qui le serinent et l’adjurent de demander quelque chose, il garde un mutisme inexplicable. Ils auront beau, avec des regards suppliants, lui repasser le Graal sous les yeux, sa langue médusée ne se déliera pas, et le Roi-pêcheur décédera, sans cause appréciable. De toute évidence le sens de la scène s’est oblitéré. Il s’agissait de la valeur magique d’un sésame rituel. La piété ignorante y substitua un symbole mystique ! À la venue d’Artur au château des âmes,
... li Graaux s’aparut eu secré de la messe en cinq manieres que l’on ne doit mie dire, car les secrees choses dou sacrement ne doit nus dire en apert... Li rois Artu vit totes les muances (transsubstantiation)... e trova li hermites qui la messe chantoit un brief desor le corporal, e disoient les letres que Dex voloit qu’en itel vaisel fust sacré ses cors, e que on le meïst en ramenbrance.
Mais quand donc l’Église s’est-elle retranchée derrière « les choses secrètes du sacrement » ? Plût au ciel que les mystères de la religion fussent demeurés chose secrète ! Mais n’était-ce pas au contraire justement l’époque où l’on inventait le dogme de la présence réelle, où l’on matérialisait l’impondérable, en distinguant dans l’Eucharistie la substance et l’accident pour en expliquer le mécanisme ?
Cependant, quoique le symbole se rapporte à l’Eucharistie, il n’est nulle part fait mention de la communion, qui ne se pratique dans le roman que sous l’espèce des herbes, en mémoire sans doute de leurs vertus curatives. Mais si le Graal cache l’Eucharistie et si tous le savent, on se demande la raison de tant de mystère et ce que signifient ce refoulement et le décès qui s’ensuit.
En fait, malgré la valeur sacramentelle dont il se charge, le Graal demeure un fétiche et un poids mort, sans rayonnement, sans fidèles et sans régénération, une relique oubliée sauf de ses gardiens. Un moment même son culte s’éteint complètement. Il renaîtra à la fin du livre lorsque le chevalier à l’écu blanc aura repris le château périlleux et s’instituera son gardien pour de longues années ; jusqu’au jour où la voix du ciel lui commandera de le livrer pour en finir aux ermites représentants de l’Église qui se hâtent aussitôt de multiplier les chapelles. En sorte qu’on dirait d’une ancienne divinité lancée par un bluff tapageur puis remplacée et perdue dans l’oubli ; mais capable encore de puissants méfaits. Car ceux qui y allèrent « onques n’en repairierent et ne sut-on nouvelles de ce qu’ils devinrent ».
Résumons.
Au point où nous en sommes arrivés, le Graal a passé par quatre étapes successives.
Primitivement, mythe solaire, il symbolise le renouvellement de la nature au printemps, sous la figure d’un dieu mourant et renaissant, qu’un jeune héros visite dans la salle carrée où on l’attend. Le talisman de la guérison se dissimule dans la magie d’une parole ou la vertu du criol, cette nourriture céleste.
Puis, sous l’influence religieuse chrétienne, la signification originelle s’étant abolie, le Graal s’identifie à l’Eucharistie.
La vogue des reliques le transforme ensuite en réceptacle du Saint-Sang, et couvre alors des intentions apologétiques ou même un appel à la vie monastique.
Enfin dans le Perlesvaus cette propagande s’intensifie par le culte de la messe et de la liturgie.
Mais c’est le roman-fleuve attribué à Map et embrassant tout le cycle, c’est-à-dire le Joseph d’Arimathie, le Merlin, le Lancelot, la Queste et la Mort d’Artur, qui nous réserve l’interprétation la plus haute du Graal, à la fois ciboire de l’Eucharistie et symbole de la vision céleste.
De ce monumental ensemble on ne retiendra ici que le récit de la Queste. Il débute par l’intrusion de Galaad au milieu de la cour d’Artur un jour de Pentecôte à Kamaalot.
Précédé par un ange qui interviendra d’ailleurs à chaque pas de son aventure, le fils de Lancelot et de la Dame du Lac, le chevalier vierge « lys en virginité, droite rose, flors de bone vertu » pénètre dans le château portes et fenêtres closes. La précision de ces détails et du jour de la fête évoque indubitablement la force de l’Esprit-Saint dont Galaad est investi. Et en effet au cours des évènements, la grâce divine invincible l’enveloppe contre toute espèce de tentation, de faiblesse, ou d’échec. Christ belliqueux et pourfendeur, il s’érige en élu. À ses côtés, Bohort et Perceval, pareillement choisis, échappent également aux vicissitudes de la liberté, et avec lui ils verront ; tandis que Gauvain et les autres errants fourvoyés dans le péché font buisson creux, et reviennent bredouilles, excepté Lancelot à qui sa repentance méritera une initiation partielle au mystère du Graal.
De la vision, les femmes, comme les pécheurs, sont exclues. Car depuis l’affaire du paradis, Ève et le péché, ne l’oublions pas, s’unissent diaboliquement. Aussi, le jour du départ, alors que la plupart des chevaliers de la Table Ronde se préparaient à prendre en croupe, à l’Arlésienne, leurs douces amies, un ange « vêtu de robe de religion » apparut tout à coup et signifia :
Que nul en ceste queste ne mène dame ni demoiselle qu’il ne choie en péché mortel. Car ceste queste n’est mie de terriennes choses, mais doit estre la recherche de grants secrets et privetez Notre Seigneur.
La reine Guenièvre l’apprendra de la bouche du héros lui-même ; il ne s’agit plus d’une partie de chasse, ou d’un tournoi, ni même d’une aventure à deux suivant le scénario d’Erec et d’Énide, mais d’une mission. Décidément, la voix du ciel a liquidé la cour d’Artur et banni toute vie mondaine. La religion du Graal s’adresse aux prédestinés et aux célibataires. Sans doute le Graal s’environne-t-il de jeunes filles porteuses de candélabres et de plats d’argent, mais ces figures, éblouissantes au point de détourner Gauvain de la pensée du saint Vaisseau, n’appartiennent pas à la terre. Fées ou plutôt anges, avec la lance qui saigne, le plat de métal, la question qu’on ne pose pas, la salle carrée, le roi blessé, le Graal, elles prolongent inconsciemment le mythe de la légende irlandaise. En clair, la Queste propose le moniage de l’humanité sous le joug de la continence, du détachement, et de la réclusion en Dieu, c’est-à-dire l’idéal religieux ou tout au moins celui du Tiers-Ordre, sous la forme conventuelle et cistercienne qui se substitue à la vie érémitique, jusqu’alors en honneur : « Car maintenant se rendi (Galaad) en une religion de blans moines. »
Sur les vêpres de cette glorieuse journée, les cent cinquante chevaliers de la cour d’Artur se dispersent à la poursuite du grand Secret, à travers une accumulation d’exploits invraisemblables sans connexion avec la vision elle-même : mélange de funambulesque et de morale ; ou plutôt, sous le couvert du poncif romanesque à la mode, manuel d’ascétisme et véhicule mystique, où l’aventure ne compte plus. L’important c’est la leçon. Automatiquement, l’évènement s’allégorise, se parabolise, et se résout en préceptes, en vue d’inculquer la pratique de la messe, de la confession, de la communion, du service de Dieu, la crainte du diable, la fuite du péché, c’est-à-dire la femme, le respect des anges, des voix surnaturelles ; et pour lancer les âmes aux cimes de la contemplation. Bref, la parénèse libérée de toute considération matérielle, familiale ou sociale. Car de même que ces chevaliers se dégagent des contingences du boire, du manger ou du dormir, ils abandonnent par une semblable désinvolture leur foyer, leur pays et les liens féodaux. Leur vie se concentre sur leur perfection personnelle, sans oublier en fin de compte celle du prochain, car voici les ultimes paroles du Seigneur à Galaad avant le voyage à Sarraz :
Aussi comme je les desparti (les Apôtres) et fis aler par universe monde por preeschier la veraie foi, tout ausi vos départ...
En attendant ils vivent du Saint-Esprit montrant des âmes de novices en contraste étrange avec la chevalerie qu’ils professent ; mais ils ne lisent même pas l’Office, quoiqu’ils sachent déchiffrer les brefs mystérieux qui pleuvent d’en-haut, et ils en viennent à déserter la bataille pour ne plus rien faire. Sur la nef qui emporte Lancelot et Galaad : « Bien demi an et plus, il n’y avait celui qui n’entendit à son Créateur servir de son cœur. » Ils se contentent de vaguer, d’ouïr la messe et de se confesser, dans un décor de forêts plantées de croix, hantées de pillards solitaires, et peuplées de recluses ou d’ermites ; sous des ciels d’orage ou des soleils printaniers ; le long de rivières noires où voguent des barques enchantées, découvrant chaque soir quelque blanche abbaye où l’on panse leurs blessures éventuelles, une chapelle vide ou de fameux châteaux receleurs d’aventures mécaniques.
On pouvait espérer que sur ce canevas usé l’imagination de l’auteur sèmerait les fleurs de naïveté et les essences enfantines du Perlesvaus. Hélas ! il faut en convenir, cet ensemble d’artifices et de clichés ne parvient à suer que pédantisme bondieusard et homélique.
Le seul intérêt véritable de cette œuvre, c’est l’intensité de son élan spirituel et mystique dont la pointe sublime se dégage dans la visite des trois champions du Graal à Corbenyc. On y suit pour la dernière fois la procession habituelle, le lit porté par quatre demoiselles, le Roi lépreux, le luminaire, la lance, le vase. Mais ce qui tranche avec la tradition de la grâce et de la messe, c’est maintenant le thème de la présence réelle, du Corpus Domini, selon la doctrine en honneur depuis Ratram de Corbie au IXe siècle, confirmée au XIIe siècle par la condamnation de Béranger et la définition du concile de Latran en 1215.
De vers le ciel venoit uns hons revestuz en semblance d’evesque, et ot croce en sa main et mitre en son chief ; si le portoient quatre ange en une trop riche chaiere et l’assistrent lez la table sor quoi li Sainz Graaux estoit.... Cil (Josephes)... ot l’uis de la chambre ouvrir te flatir molt durement. Et il resgarde cele part et ausi font tuit li autre : et en voient issir les anges qui Josephes avoient aporté ; dont li duiportoient deus cierges, et li tierz une touaille de vermeil samit, et li quarz une lance qui saignoit si durement que les goûtes en chaoient contreval en une boiste qu’il tenoit en s’autre main... Lors fist Josephes semblant que il entrast ou sacrement de la messe. Et quant il i ot demoré un poi, si prist dedenz le saint Vessel une oublee qui ert fete en semblance de pain. Et au lever que il fist descendi de vers le ciel une figure en semblance d’enfant,... et se feri ou pain, si que cil qui ou palés estoient virent apertement que li pains avoit forme d’ome charnel.
Traduisons les énigmes : Joseph d’Arimathie vient du ciel célébrer une messe, où au moment de la Consécration le pain se change en corps du Christ. Voilà l’ineffable Secret du Graal, tel que le Christ lui-même va le confirmer à ses chevaliers :
Lors regardent li compaignons et voient issir del saint Vessel un home ausi come tout nu, et avoir les mains saignanz et les piez et le cors ; et lor dist : « Mi chevalier et mi serjant et mi loial fil, qui en mortel vie estes devenu esperitel, qui m’avez tant quis que je ne puis plus vers vos me celer, il covient que vos veoiz partie de mes repostailles et de mes secrez, car vos avez tant fet que vos estes assis a ma table... Or tenez et recevez la haute viande que vos avez si lonc tant desirree. »
Lors prist le saint Vessel et vint a Galaad...et li done son Sauveor... Quant il orent tuit receu la haute viande... Cil qui les ot repeuz dist a Galaad : « ... Or as veu ce que tu as tant desirré a veoir, et ce que tu as covoitié. Mes ne l’as tu pas veu si apertement com tu le verras. Et sez tu ou ce sera ? En la cité de Sarraz, ou palés esperitel... »
La nuit même les trois compagnons reprirent la mer vers la cité de Sarraz où, étant finalement arrivés, les habitants « prirent Galaad et lui mirent la couronne au chief ». Puis après une dernière messe, dite de la glorieuse Mère de Dieu, Jésus-Christ appela le héros et lui dit :
Vien avant, serjant Jhesucrist, si verras ce que tu as tant desirré a veoir. – Et il se tret avant et regarde dedenz le saint Vessel. Et si tost corne il i ot regardé, si comence a trembler molt durement... et dit : Sire, toi ador ge... car ore voi ge tôt apertement ce que langue ne porroit descrire ne cuer penser... Ici voi ge les merveilles de totes autres merveilles.
Après une dernière réception du Corpus Domini Galaad, l’homme vierge
... se mist a coudes et a genolz ; si n’i ot gueres demoré quant il chaï a denz sus le pavement, qar l’âme li eirt fors del cors... Li anglere l’enporterent fessant grant joie et beneissant Nostre Seignor.
Au soir de cette longue queste, l’arc-en-ciel du Graal se colore d’une signification plus haute encore que celle de la grâce et de la présence réelle. Il ne s’agit plus seulement d’effluves sanctifiants, de vocation religieuse, du règne de l’Esprit, d’extase ou même de sacrement, mais proprement de la vision béatifique. Sans doute n’y est-il pas question d’une renaissance universelle de la nature maudite, et bien que le roi Mehaignié revienne à la santé par l’onction du sang de la lance, on ne voit nulle trace dans le texte d’un renouveau de la verdure et de la moisson. Cependant ces miracles sont logiquement inclus dans la rédemption qui favorise l’infirme parce que la faute originelle que désigne la lèpre est censée contagieuse et ruineuse pour l’ensemble de la création ; mais surtout parce que l’éviration, son vrai mal, figure la période de stérilité où passe la nature avant de refleurir.
Quoi qu’il en soit, l’ultime symbole du Graal qu’offusquent les capucinades, c’est la vie prodigieuse de l’invisible et du mystère, le royaume de Dieu dont la perte cause la déchéance de l’humanité dans la personne du Méhaignié son représentant, et qui par le don de l’Esprit et sous la figure de l’Eucharistie, vivifie toute créature, notamment l’homme appelé par là, moyennant une vie pure, à la vision béatifique.
Et voilà jetée pour la première fois dans la littérature française la diagonale où grimpent ces moines-chevaliers Galaad, Bohort et Perceval, en attendant l’équipe des poètes symbolistes admis comme eux à la voyance.
L. STINGLHAMBER.
Paru dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé en décembre 1956.
[1] Arthur C. L. BROWN, The Origin of the Grail legend, Harvard, University Press, 1943.
Roger SHERMAN LOOMIS, Arthurian Tradition and Chrétien de Troyes, New-York, Columbia University Press, 1949.
Jean MARX, La légende arthurienne et le Graal, Paris, Presses Universitaires, 1952.
[2] Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, par Chrétien de Troyes, pp. Ch. Potvin, Mons, Dequesne-Masquillier, 1867.
[3] Pris ailleurs pour la tête de Jean-Baptiste. Bran, dieu gallois, se fit couper la tête par ses compagnons.