Le sentiment de l’infini

dans la poésie moderne

 

 

 

 

 

Par

 

 

 

 

 

L. STINGLHAMBER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour étrange qu’en puisse paraître l’assertion, le sentiment de l’infini ne remonte pas lointainement dans la connaissance de l’homme. Car il importe de ne pas confondre la notion avec le sens.

Ni l’antiquité, ni le moyen âge, ni les siècles classiques ne l’ont connu. En matière d’au-delà, poètes et penseurs rivalisaient de compétence, et leurs connaissances de la topographie céleste ou infernale, de l’histoire et des mœurs de l’autre monde présentent l’exactitude d’un guide Michelin.

Concession à l’imagerie populaire ? Sans doute, mais la raison classique elle-même, capable de la réfuter, n’eut rien de plus pour éveiller le sentiment de l’infini. La raison s’avère toute pratique et profane. Découpant la réalité pour l’usage, elle demeure dans le champ des concepts. Ce qui lui manque ? Les ailes.

On ne les voit poindre que chez le Cygne de Cambrai.

N’est-ce pas Fénelon qui définissait Dieu : « Cet infini où je veux me perdre » ? De sorte qu’il est permis d’avancer, croyons-nous, que le premier, avec Pascal, il pressentit le gouffre.

Mais à la vérité, l’auteur de la Démonstration de l’existence de Dieu relève d’un nouveau courant d’idées, passablement distinct de la discipline classique et il prélude à la religion de Jean-Jacques, on dirait presque au romantisme. Car enfin sa théorie de l’amour pur, si combattue par Bossuet, ne se rattache-t-elle pas à l’école du sentiment qui est à la base du romantisme ?

Et voici finalement prononcé le mot et signalée la révolution qui libère la porte et ouvre la fenêtre ; qui brise le cadre des concepts géométriques et creuse les perspectives de l’infini.

On peut proposer nombre de définitions du romantisme, parce que le mouvement qui l’entraîne est hybride. Mais en réalité, le romantisme est un idéalisme qui se ramène à la découverte du sens de l’infini. Avec Rousseau, et plus que lui, le grand artisan du romantisme s’appelle Châteaubriand. C’est lui qui a inventé le mal du siècle, ce rêve d’une possession divine. Qu’on relise René et l’on ne doutera pas qu’à partir de ce moment l’âme de l’homme a pris son vol.

 Mais voyons comment avait pu naître cette révolution. Qui l’avait préparée ? Trois grandes découvertes : celle du sentiment, celle de l’immensité du monde et celle du mouvement.

On peut affirmer que le sentiment avait été non pas réhabilité mais inventé par le XVIIIe siècle. À part les Lettres de la religieuse portugaise, et peut-être la Bérénice de Racine, la littérature du XVIIe siècle ignorait encore les trésors de la sensibilité. Il fallut attendre Télémaque, Manon Lescaut et la Nouvelle Héloïse, puis Werther, Obermann, Atala, René, pour voir jaillir la source des larmes, les passions dévorantes et le tourment des désespoirs sans fond.

Au surplus cette puissance d’émotion n’était pas le seul germe que recélât le complexe romantique. L’humanité passait alors par une telle crise de croissance et d’enrichissement qu’il s’y développait presque nécessairement des éléments irréductibles dont la contradiction conditionnait d’ailleurs et son développement et sa richesse.

Parmi ces forces nouvelles il faut compter notamment les progrès de la science, découvrant à la fois les secrets prodigieux de la terre, des cieux et du mouvement général qui les emportait.

Il n’y avait plus que des attardés comme le fils du vicomte de Donald, à contester les conquêtes du savoir. Quand on lui apprit que c’était la terre qui tournait autour du soleil, « Jamais, dit-il, je n’admettrai qu’une planète qui a porté le Fils de Dieu puisse être si frivole. »

Mais l’idée qui semble avoir le plus frappé nos romantiques, c’est celle de l’évolution qui est la forme vitale du mouvement, dont la découverte à la fin du XVIIIe siècle fixait l’axe de la pensée moderne, tout entière centrée sur l’idée du mouvement.

Sans doute Descartes avait proposé déjà l’idée du progrès. Mais celle-ci se heurtait à la subtile et vaine distinction entre la substance et les accidents.

On accordait le progrès aux prétendus accidents en le refusant à la substance qui demeurait inchangée. « Tout est dit » gémissait La Bruyère, comme si les formes seules, les apparences et la surface pouvaient varier et se perfectionner autour d’un noyau dur.

Or voici que Lamarck, après Vico, avant Darwin exposait une conception nouvelle, en vertu de laquelle c’était la machine tout entière qui bougeait, qui se transformait à la façon d’une larve de papillon ; qui glissait vers un progrès ou vers une décadence, car ce point est discutable et secondaire, mais qui dans un sens ou dans l’autre, se muait par évolution, c’est-à-dire par métamorphose intégrale, le noyau y compris, comme si le tout était fluidique.

Le monde apparaissait comme un fleuve monstrueux sans rive, sans lit et sans fin qui s’écoulait.

À première vue on pouvait croire que le télescope, le microscope et l’histoire, par leurs conquêtes dans le double domaine de l’espace et du temps, en reculant indéfiniment non seulement les bornes des deux infinis de Pascal, l’infiniment grand et l’infiniment petit, mais encore celles du passé et de l’avenir, allaient ouvrir un champ inexploré et merveilleux à l’imagination des poètes romantiques.

Illusion !

Ce qui sortit des découvertes de la science, ce fut en réalité le positivisme, trébuchant à son tour dans le panthéisme matérialiste qui fait du monde un organisme gigantesque, le temple de Bapoumtalah, où il n’y a plus de place pour le rêve d’infini.

Que deviennent les valeurs absolues dans ce système ? Ne glisse-t-on pas invinciblement dans un déterminisme rigide et pessimiste destructif de la personnalité, de l’autonomie et de l’esprit, tendu par conséquent vers le néant ?

Que devient le sens de l’infini, qui est le sens de Dieu, l’éternel présent, la liberté pure, c’est-à-dire le contraire du déterminisme et du devenir ?

Il n’y a pas à s’y tromper.

Sous le voile de Maïa que déployaient les romantiques, sous l’envol de l’idéalisme sentimental, continuait à se dérouler le Redoutable python du positivisme matérialiste, issu des sciences d’observation au XVIIIe siècle, qui allait engloutir ces oiseaux ivres d’un printemps trop précoce et bientôt étouffer le sentiment de l’infini et du mystère.

C’est bien en effet le matérialisme avec son corollaire le panthéisme qui a été le satan du romantisme, le démon destructeur des promesses de l’arbre.

Hugo, Vigny, Lamartine, les plus grands y ont succombé à plusieurs reprises. Et s’il leur est resté une vague religiosité, sur quoi l’appuyaient-ils, sinon sur les souhaits de leur cœur, à l’exemple de Lamennais, c’est-à-dire sur des fumées ? Car les souhaits du cœur n’ont rien à voir avec la vérité critique.

La vérité se concentrait, semblait-il, entre les mains des positivistes, de ceux qui tablaient sur les faits d’expérience, plutôt que sur les songes et prétendaient par là tout expliquer.

De là, cette crise de la foi religieuse chez un Lamartine à Balbek.

Ce qui était faux, ce n’était pas la religion ou l’existence de Dieu, c’était la philosophie sentimentale dans laquelle tous ils emprisonnaient la vérité, sans voir que ni la science, ni l’évolution, qui tuent la religion du sentiment, ne touchent à l’existence de Dieu et à la religion, du moment que l’on fonde celles-ci, non pas sur les faits extérieurs, mais bien sur la conscience.

En conséquence il apparaît qu’à dater du triomphe de l’école positiviste d’Auguste Comte, vers 1840, il en soit fait pour toujours du grand rêve d’infini. La tentative romantique se solde par un échec.

Le Dieu du Génie du Christianisme est mort, et par suite le romantisme se meurt, coupé à la racine, comme un arbre abattu qui verdoie encore pour quelques jours. Cette agonie du romantisme dans un esprit rendu aux disciplines positivistes, n’est-ce pas toute l’histoire de Renan ? toute celle de l’école réaliste ou naturaliste ?

Celle-ci n’avouera donc plus le sentiment de l’infini. Zola, Hérédia, Leconte de Lisle, Concourt et les autres, pratiquent le dogme de la littérature naturaliste, qui chante la beauté à sa manière, très légitime d’ailleurs, s’il est vrai que dans la vie il y a trois aspects, le sens intime, les raisons universelles et le tableau des mœurs ou le monde phénoménal, tous les trois susceptibles de création artistique et générateurs de principes littéraires opposés.

Quoi qu’il en soit, voici que du sein même de l’officine positiviste incroyante et désespérée, va se lever l’étoile des rois mages. Et il est aisé de voir comment et pourquoi. Car enfin la méthode positiviste ayant réduit la certitude à s’étayer sur l’expérience, voilà le spiritualisme forcé de chercher des faits où se poser, comme la colombe sur l’arche.

Or ces faits il les trouve. Ce ne sont pas les faits sensibles, ce sont les actes de pensée, plus indiscutables encore que les faits d’expérience, parce qu’ils les fondent ; spécialement cet acte suprême de la pensée par lequel je pense l’absolu, c’est-à-dire l’unité, à défaut duquel je ne saurais même pas qu’il y a mouvement, évolution, devenir, puisque le changement ne se mesure qu’à partir d’un point fixe ; ni même qu’il y ait certitude d’aucun genre, ni expérimentale, ni mathématique, puisque celles-ci supposent le sens de l’absolu. Affirmer que « ceci est », ou que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droites, c’est en effet y inclure l’absolu, sans lequel ces affirmations, tombées dans le relatif, perdraient toute signification.

Si bien que le positivisme en forçant son adversaire à nager jusqu’au seuil de l’acte de penser et de la conscience, qui sont spirituels, s’est ruiné lui-même.

Ce qui triomphait, c’était la doctrine des Pensées, leur dynamisme intellectuel, psychologique, vital, nous dirions aujourd’hui l’existentialisme de l’esprit. Personne n’en avait fait état depuis deux cents ans, si ce n’est Maine de Biran. Après lui Baudelaire et Kierkegaard.

N’est-ce pas l’auteur des Fleurs du Mal qui écrivait dans ses cahiers intimes : « Il y a une religion qui se dégage de l’homme memento divin » ?

Par là, il retrouvait le chemin de l’infini, comme Raymond Sebond, comme Pascal et Descartes, en prenant son départ dans son propre cœur, c’est-à-dire dans la pensée, sa logique immanente, ses exigences ontologiques de tendance ; il faut le dire aussi, dans son angoisse.

Car l’angoisse est la transe intérieure qui atteste l’existence du monde immatériel, par le sentiment de privation, comme l’élastique bandé appelle par sa tension, la position de son repos.

En littérature, c’est l’école symboliste qui se fera l’écho de cette découverte. Voici qu’avec le symbolisme, les cierges se rallument, et de cierge à cierge, toute une procession, jusques aux étoiles.

Faut-il y voir un simple retour à l’idéalisme romantique ? En aucune façon, quoique les deux écoles se situent sur le même prolongement. Car tandis que pour le romantique, l’infini, le deuxième plan demeure un trou, un escalier qui ne conduit nulle part, il prend ici la valeur d’une symbiose, c’est-à-dire d’une présence ou d’une possession de l’absolu, et c’est ce que Baudelaire a suggéré lorsqu’il a défini la poésie une sorcellerie évocatoire, une incantation.

Il ne s’agit plus pour l’esprit de rêver vaguement l’au-delà, mais bien de crever le plafond pour s’en emparer, dans un effort de création ou de conscience, qui le transmue « tel qu’en lui-même l’éternité le change ».

S’il y a pessimisme encore, il est constructeur.

On le voit, le symboliste comble ce que l’autre n’avait su qu’entrevoir abstraitement, impuissamment. Il pousse le romantisme à fond, non seulement jusqu’à en dégager l’essence, mais jusqu’à en réaliser les ambitions. Par intuition, il se fait voyant. Voyant d’absolu. Bien plus, il exprime sa voyance et, par là, il la communique.

C’est dans ce sens que l’on doit dire que l’école symboliste a trouvé l’infini, et avec lui la moelle même de la poésie, s’il est vrai que découvrir c’est décanter, identifier et que la poésie est la révélation de cet or pur.

Arrivés à ce point, nous croyons superflu d’insister sur la parenté que tout le monde devine entre symbolisme et mystique. En somme, le poète symboliste vaut un mystique doublé d’un artiste capable de formuler l’intuition. À ce titre saint Jean de la Croix apparaît comme l’un des plus grands poètes symbolistes, tandis que sainte Thérèse patauge, informe et balbutiante.

Devenue mystique, la poésie jaillit comme le chant d’une âme visionnaire.

Faut-il y voir un retour de la philosophie platonicienne ? Partiellement certes ; puisque Platon est le fondateur de la philosophie des idées pures. Partiellement non, parce que cette philosophie platonicienne, trop statique, se fige dans l’immobile.

En réalité, le terme idéal auquel tend le poète symboliste, l’étoile qu’il entrevoit et même qu’il escalade, se dérobe toujours à la contemplation tranquille ; en sorte que c’est plutôt dans le cadre d’une philosophie du mouvement, c’est-à-dire d’une possession inchoative, hégélienne, bergsonienne, qu’il faudrait situer la tentative symboliste ; sans oublier le rôle prépondérant joué par l’idéalisme magique de Boehme, Swedenborg, Éliphas Lévi et autres occultistes. Soit directement soit indirectement par Novalis et Poe, nos auteurs dérivent de l’Oeconomia et de la théorie des correspondances du visionnaire Scandinave, ou du Grand Arcane de l’Abbé Constant, fondés l’un et l’autre sur une vision de l’unité foncière à travers les hiéroglyphes des choses.

En sorte que le mythe par excellence du poète symboliste, ce n’est ni la figure d’Apollon, trop définie, trop arrêtée, trop claire, ni celle de Dionysos, trop dithyrambique, mais celle de Prométhée.

Le Prométhée, en l’occurrence, se nomme Baudelaire.

Son importance apparaît telle qu’on pourrait presque dater à partir de 1861, sinon la naissance de la poésie française, du moins sa constitution en genre poétique, pour avoir alors pris conscience de ses lois. Sous leur densité, les Fleurs du Mal concentrent les réussites antérieures : parnasse, exotisme, romantisme, satanisme, bref tout le choral, accompagnant un solo pathétique, ce chant d’une âme, ce tréfonds d’un cœur d’homme mis à nu, d’une insondable vérité.

Baudelaire suit la veine de Villon, de Pascal, de Racine, et c’est en quoi il s’affirme classiquement français. Où trouver ailleurs cette conscience aiguë des replis, des conflits et du jeu des tendances, cette exploration du mystère intérieur jusque dans ses bas-fonds, de ses tentacules et de ses prodigieuses antennes ?

C’est là que fleurit, parmi les voluptés du péché, l’exigence ontologique de l’absolu, qu’avive le remords.

Et en effet quoi qu’il puisse paraître, les Fleurs du Mal sont, de même que le Testament et les Pensées, un départ le long de la grande diagonale qui va de la terre aux cieux. Quant à ce départ, quiconque se rappellera le roman du Graal et cette quête de Galaad vers Corbenic conclura que ce n’est pas peu de chose pour une littérature d’être arrivée à le lancer quatre fois.

Sur le chemin de cette diagonale, il a précisé le parcours, c’est-à-dire indiqué les procédés de l’ascension.

Qui ne mesurera ici la supériorité du génie français ? Les étrangers l’ont accusé de manquer des qualités poétiques. Il lui faut savoir, prendre conscience. Mais le jour où une intelligence térébrante comme celle de Baudelaire a pénétré l’essence de la poésie pure, qui est intuition du deuxième plan, et inventé les moyens de l’exprimer, ce jour-là le génie poétique de la France survola tous les autres, parce que ses réussites ne se réduisirent plus à des coups de hasard. Car un succès concerté s’avère d’autant plus haut que la maîtrise de l’acte en conditionne la perfection. Elle en est proprement la révélation.

Voyons maintenant quels sont ces procédés.

Le premier nous est fourni par le sonnet des Correspondances.

Qu’est-ce que les correspondances et comment nous jettent-elles dans le sentiment de l’infini ?

L’inventeur nous le dit lui-même : ce sont des rapports invisibles mais justifiés et réels entre des idées, des sensations ou des objets qui ne les comportent pas à première vue ou même les excluent.

Relisons à ce propos Mallarmé. Des trois tenants légitimes de Baudelaire, c’est lui qui s’est le plus attaché au jeu des correspondances.

Quand il écrit :

 

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui

Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre

Ce lac dur oublié que hante sous le givre

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui

Un cygne d’autrefois...

 

Quel lien perçoit-on entre aujourd’hui, déchirure, coup d’aile, glace, vol ; une notion de temps, une impression tactile, une idée de mouvement, une autre d’immobilité et l’image d’un oiseau ?

Comment concilier ces contraires et les ramener à l’unité d’une pensée cohérente ? Ou bien doit-on n’avouer ici que galimatias ? Mais qui s’y résignera ?

La solution réside au plan supérieur.

En interprétant les termes dans un sens décalé, aujourd’hui, par inspiration ; déchirer, par voir ; et coup d’aile par le mouvement de cette inspiration, toute la strophe s’éclaire : l’inspiration poétique est symbolisée par la matinée d’hiver ensoleillée, et c’est elle en se réveillant qui va réaliser intuitivement, en un éclair, le monde de la vie profonde, que l’impuissance créatrice de l’imagination laissait inerte dans la mort.

Pour comprendre il fallait transposer, briser les enveloppes et les contours, afin de dégager l’âme commune, le principe d’unité, en contraignant la pensée à s’élever jusqu’au plan de l’esprit pur, de l’idée supérieure où s’absorbent les différences.

La réussite alors, c’est d’avoir capté l’effigie platonicienne ; non pas l’abstraction, mais l’essence inconceptuelle, le Verbe qui nous embarque sur son Jourdain jusqu’aux rives élyséennes.

Ainsi s’érige une œuvre de magie que conditionnent d’abord la séparation du langage poétique avec sa fonction évocatrice, du parler usuel avec son vocabulaire pratique ; ensuite une alchimie, un choix des vocables triés comme pierres précieuses, pris parmi les plus artistiques ; un sens de leur rayonnement, de leurs reflets, de leurs harmonies et de leur danse rythmique ; enfin une liberté de syntaxe établissant entre les mots des rapports virtuels peu apparents en vue de forcer l’intelligence à suppléer au vague par une intense carburation, un effort de création qui la gonfle comme une bulle à peine retenue par un fil.

L’effet s’affirme tel que sans le secours des mots l’idée se tient debout, seule, par miracle.

Quant à l’obscurité, on devine aisément qu’elle constitue un élément obligatoire, car il importe en évitant les significations trop nettes de laisser du jeu, de la liberté, en vue de la création.

C’est pendant le temps qu’on hésite sur le sens que les mots prennent cette allure chinoise d’où émane la poésie pure, immatérielle, expressive de l’inexprimable.

Une fois libérée, cette âme vole naturellement jusqu’à son terme : l’infini.

On le pressent : une telle définition de la poésie implique nécessairement la conception spiritualiste de l’univers. Elle suppose le fondement de Dieu. Elle ne le fait pas voir cependant, d’une vision directe, béatifique ; mais elle l’évoque. Elle donne du mystère une certitude par prélibation, suggestion intense mais obscure, comme les arômes de la mer Érythrée faisaient présager les paradis lointains.

Un autre procédé propose l’emploi de la musique. Tandis que les correspondances nous obligent à présumer l’invisible, en partant des objets, la musique nous y jette en volatilisant d’abord d’un seul coup la moitié du monde matériel, puisqu’elle supprime la représentation de l’espace, pour ne retenir que celle du temps.

Car elle joue uniquement sur la corde de la succession qui ne se propage que dans la fuite du temps. Elle est essentiellement fileuse de sons.

Mais là ne s’arrête pas le prodige de sa baguette de fée. Voici que par l’appel des rythmes elle introduit dans la succession du temps, un élément qui tend à le détruire lui-même, parce que le rythme, c’est la mesure, et la mesure, qui est un rapport à l’unité, évoque soudain la durée, la permanence, l’éternité et l’infini, c’est-à-dire le contraire de la succession et du temps.

Et si la cadence se suspend par moments, c’est justement afin d’accentuer le rythme. Une cadence monotone finirait en s’effaçant par assoupir.

Qu’on se rappelle la pièce enchanteresse intitulée Invitation au voyage : ce rythme de base compté sur cinq syllabes, berceur et léger, coupé brusquement d’un vers de sept, pour retomber sur deux longs vers tranquilles qui chantent le repos et l’extase, après la course des strophes.

 

      Mon enfant, ma sœur,

      Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble...

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

 

Quelle magie musicale, évocatrice d’infini, la mélodie n’ajouterait rien ?

Encore faut-il savoir placer l’accent en français. Notre langue le possède aussi bien que les autres, avec cette différence que celui des autres est vissé sur une syllabe, tandis que le nôtre voltige comme un oiseau d’une syllabe à l’autre suivant l’intention.

Tout l’art de lire les vers ne tend-il pas à retrouver le rameau l’a posé le poète ?

C’est ainsi que dans le dernier vers, l’accent de volupté doit être appuyé sur la première syllabe, de manière à suggérer l’image d’un bonheur vautré à la Bartola, à l’espagnole.

Notons encore que cette magie des rythmes appartient en propre à la danse ; et voilà comment la poésie est fille de Terpsichore.

Mais revenons à Euterpe.

Prodigieuse envolée vers l’infini en deux coups d’ailes qui nous soulèvent, le premier hors de l’étendue, pour nous emporter dans le mouvement, et le second, hors du mouvement pour nous ravir dans la pérennité de la durée qui est la vie même de l’esprit, quelle voie plus efficace que la musique pour sublimer la poésie dans le sentiment de l’infini ? Sans compter qu’il y a plus encore ; car aux rythmes s’ajoutent les sonorités.

Personne n’a oublié le fameux vers de Racine :

 

La fille de Minos et de Pasiphaé

 

sans en compter tant d’autres du même poète, et même de Malherbe :

 

Vous avez une odeur des parfums d’Assyrie.

 

Ces alexandrins valent par l’harmonie de leurs syllabes, privilège qui manque parfois si péniblement à Leconte de Liste, mais dont les disciples de Baudelaire ont précisément recueilli l’héritage. Pour invoquer les plus connus, rappelons de Verlaine les petites chansons :

 

Les sanglots longs

Des violons.

 

Ou encore :

 

Une aube affaiblie

Verse par les champs

La mélancolie

Des soleils couchants.

 

Et de Mallarmé tant de poèmes sur cette recherche des harmonies, composées en manière de symphonie purement musicale, sans se soucier de la signification des mots. À la fin de sa vie, il exagéra si audacieusement dans cette alchimie que sa muse en mourut et que les dernières œuvres se perdent en plein métafouillis. Mais lors de la belle époque, celle de L’après-midi d’un Faune, quelles prodigieuses réussites dans le jeu des sifflantes !

 

Le jonc vaste et jumeau dont sous l’azur on joue...

 

et ailleurs dans le jeu des labiales continues et des i :

 

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui...

 

ou encore :

 

De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles...

 

avec cette répétition du groupe de consonnes qui imite le hoquet et les pleurs ; et enfin :

 

La cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli...

 

où pour traduire l’impression du brisement de cœur, la cascade des gutturales explosives figure à merveille la cassure d’une tige frêle rompue successivement à plusieurs endroits.

En terminant ce paragraphe sur la musique, soulignons que le résultat de ces exercices concourut à résoudre un problème séculaire, débattu depuis le moyen âge, à savoir comment concilier les muses.

Longtemps on s’est résigné, et Ronsard encore, à poser des notes sur les syllabes, et à tuer le poème. Les symbolistes ont surmonté le conflit en introduisant la musique dans les mots, où la suscite l’art de lire.

Glissons rapidement sur d’autres procédés, moins originaux, qu’on retrouverait ailleurs, comme celui de l’évocation des parfums, des souvenirs et de l’enfance, pour interroger le plus discuté, celui de la technique surréaliste.

Il n’est pas douteux qu’il faille en attribuer à Baudelaire la| paternité.

Ce jugement ne méconnaît pas les essais du genre tentés avant lui, les Chimères de Nerval, par exemple, mais lui réserve la primauté de l’intégration du surréalisme dans un système il assume sa portée.

En quoi consiste en somme le surréalisme ?

Nous pourrions dire en gros qu’il représente l’école de la fantaisie et de la création libre. Mais une pareille définition qui engloberait des poètes comme Saint-Amant et Maurice Scève, ne répondrait pas aux intentions du surréalisme moderne dont le but est l’expression de la subconscience. Il y arrive par différents biais dont l’énumération rappellerait la tirade des enlèvements dans les Romanesques. Vous avez le surréalisme automatique, par dictée inconsciente qui ne retiendra pas notre attention. En voici un échantillon :

 

Le cadavre exquis boira le vin nouveau.

 

Puis le surréalisme onirique qui va puiser les connaissances et les images à leur source primitive, avant toute déformation par la raison. Il calque ses méthodes sur le mécanisme du rêve. Le Samsara de F. de Miomandre en contient des modèles inégalés.

Enfin le surréalisme artistique qui réalise la plus folle tentative de l’intelligence pour se libérer de la copie, de la transcription, de la servitude de l’expérience et du cliché, bref de la platitude sous toutes ses formes, en imaginant un monde de pure création où tous les éléments soient rebrassés sans égard pour le rang et la signification dont ils jouissaient dans le monde.

Ici, plus rien de comparable à la méthode de Mallarmé. Autant l’un pèse, calcule, refoule l’inspiration ; autant s’y livrent les autres. Il faut avoir vu se déverser un poème surréaliste pour comprendre. C’est une véritable pluie intérieure, un déluge d’images et d’idées où le poète accroche hâtivement tout ce qu’il peut en plein courant ; un courant extravagant, il faut le reconnaître, pareil à une inondation qui charrie les choses les plus hétéroclites.

De ce travail de repêchage il reste un amas bizarre qui peut paraître confus, mais qui jaillit en réalité d’un volcan sous-marin situé en deçà des limites de la conscience claire et que la critique parvient à identifier, lorsque cette pyrotechnie ne se ravale point à la mystification, mais qu’elle émane d’un état d’âme.

Cet état d’âme subconscient ou transcendant, ce qui revient peut-être au même, puisque tout se rejoint dans l’infini, c’est le point dont parle Breton dans son Manifeste du Surréalisme.

« Tout porte à croire, écrit-il, qu’il existe un certain point de l’esprit, d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de déterminer ce point. »

Voilà qui est formel. Le surréalisme s’atteste une cuisine littéraire pour nourrir le sentiment de l’infini. C’est l’artifice que Baudelaire entrevoyait dans ses Paradis artificiels et son Rêve parisien :

 

Le sommeil est plein de miracles...

C’était un palais infini...

 

Après lui Apollinaire, le parrain de baptême de la jeune école cubiste et surréaliste, l’une créationniste, elliptique, l’autre d’inspiration, lui infusait la foi en la royauté absolue de l’esprit créateur, et le mépris sans réserve du sens commun et des réalités communes. À l’instar d’Alain Gerbault, hors de l’ergastule !

Apollinaire, Jarry, Arthur Rimbaud...

Qui nierait en effet que le révolutionnaire des Illuminations, l’auteur d’Éternité ou d’Après le déluge, qui risquait dans un « immense débordement des sens » sa chance de « se faire voyant » et de passer fils du soleil, fût un prophète précurseur ?

Il serait injuste en effet, pensons-nous, de rabaisser Rimbaud au rang de pur calculateur dont le travail prémédité condenserait l’application de l’esprit sur le développement d’un schéma en cinq temps. Les Illuminations, postérieures ou antérieures à la Saison en Enfer, au même titre qu’Alcools et les Minutes de Sable, Mémorial concentrent un prodigieux effort de voyance, c’est-à-dire de création, de la part de l’intelligence utilisant souverainement tous les matériaux de l’imagination et du langage, en vue de composer un miroir magique où capter enfin les traits toujours fuyants et subconscients de son propre visage et de l’essence du monde.

Il crée avec la liberté d’un dieu absolu pour faire un monde à sa guise et s’y mirer. Semblable à la sorcière d’Endor, il évoque du chaos l’ombre fulgurante de Samuel, et cette illumination n’est autre que sa pure essence et le miroir éblouissant de l’infini, qui malgré leur éclat se voilent toujours dans un mystérieux halo, au second plan inaccessible de la connaissance. Hélas, ou heureusement, car s’ils devenaient clairs ils tomberaient au niveau des connaissances abstraites et perdraient du coup leur transcendante signification et leur essence divine.

Tels qu’ils sont, ils offrent le point culminant de la connaissance permise aux hommes, rejoignant par une autre escalade encore l’extase des mystiques pour toucher le ciel et frôler l’esprit pur.

 

Cependant, objecteront certains, comment enclore l’infini dans Facile d’Éluard, et tant d’autres pièces où cet infini n’apparaît même pas ? Tous les poètes surréalistes sont-ils même seulement des spiritualistes ?

Entendons-nous. Le terme d’Infini, ou d’Absolu sans doute n’est pas prononcé, mais l’élan s’y inclut. Car ce qui compte finalement dans cette technique c’est l’art de libérer l’esprit hors de la prison des mots. Une fois sorti de cage, il tire au nid. Et en effet, qu’il s’agisse de correspondances, d’images imbriquées, de signification approximative, de décalage du sens sur les mots, de syntaxe nouvelle, comme chez Mallarmé ; qu’il soit question de rythmes et de sonorités, de symphonies verbales comme chez Verlaine, Mallarmé, Valéry ; qu’on s’attache à manœuvrer des marionnettes de telle façon que leurs actions et leurs démarches ne s’expliquent point par elles-mêmes, mais qu’elles supposent une force cachée, comme dans le théâtre de Maeterlinck ; que Claudel fasse couler une lave cosmique et brute à charge pour le lecteur de fabriquer la synthèse ; ou enfin qu’Éluard ou Supervielle, le premier beaucoup plus que le second, me livrent un film d’images disparates et décousues révélatrices d’une idée-mère ou d’un foyer subconscient ; dans tous les cas, par le truchement de tous les procédés, ce que la technique symboliste et surréaliste vise ambitieusement, c’est à provoquer, grâce à la trame artistique des mots, à la brisure du sens, ce que Baudelaire appelait l’incantation, c’est-à-dire la catalyse, la concentration de l’esprit, le vol nuptial de la pensée, arrachée en quelque sorte à la matière et livrée à son élan natif qui l’emporte vers le pôle de l’infini.

Pour ce voyage suffit la libération initiale ; une fois lâchée, elle perce nécessairement tous les plans jusqu’à l’infini ; et ce qui approfondit comme une toile de Vinci la beauté irremplaçable d’une œuvre moderne, de cette école du moins, c’est justement cette sensation de plongée sans fond dans des abîmes indistincts que l’imagination créatrice de chacun recompose à sa façon, qui ne rejoint pas toujours la meilleure interprétation, et qui n’est pas la seule, mais qui frôle tout de même Dieu.

C’est de la sorte qu’il faut goûter la Jeanne d’Arc au bûcher de Claudel, où par-dessus le plan de l’histoire déjà passablement symbolique, apparaît l’idée de la résurrection de la France en vertu du sacrifice consenti, et plus lointainement encore la rédemption du monde et le triomphe de l’espérance sur les menées d’Iblis.

C’est avec les mêmes jumelles qu’il importe de comprendre l’Ondine de Giraudoux, derrière l’aventure contée par Lamotte-Fouqué il faut voir l’opposition de deux conceptions de l’amour, l’une terre à terre, l’autre idéale, mais fragile et d’une perte irréparable ; tandis qu’à l’arrière-plan de ce duel de femmes, se dresse le conflit insoluble de la destinée humaine, aux prises avec les exigences despotiques de l’idéalisme, contre lequel on peut bien regimber, mais dont on ne se passe que pour en mourir, et qui pourtant apparaît étrangement vide de substance, puisqu’il n’aboutit qu’à l’oubli et au néant, et puisqu’Ondine n’a pas d’âme ; à moins qu’on ne confie le secret de cette destinée aux promesses de la religion, offertes par la fille de vaisselle, dans une tirade presque hermétique, s’estompe discrètement un plan supérieur encore.

Que nous voilà loin du dix-septième siècle et de ses clartés !

Sans prétendre qu’on ait fait mieux, ni même qu’on ait tué le romantisme ou le naturalisme, d’ailleurs fort bien portants l’un et l’autre, disons que ceci représente autre chose, et gardons-nous de l’étroitesse de mépriser une forme d’art au nom d’une école rivale. Chacune des quatre écoles se justifie comme l’expression d’un aspect de l’essence des choses et par conséquent comme une source de création artistique.

Couronnons Apollon et l’immuable beauté ; Protée et les aspects fugitifs de ce monde aux cent visages ; Dionysos et l’ivresse de l’inspiration personnelle. Mais rendons grâces à Prométhée et aux chercheurs d’infini, pour avoir planté à jamais au fond de l’humanité angoissée, le rayon vertical qui fusait de la face de Moïse ou les bois du grand cerf de la légende de saint Hubert, entre les arcs desquels rayonnait indécise la soleillée de Dieu.

 

L. STINGLHAMBER.

 

Paru dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé en mars 1956.

 

 

 

 

 

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