Du bonheur selon le christianisme
par
Charles STOFFELS
Il existe dans le monde une funeste croyance, c’est que la vertu y est le plus souvent malheureuse et le vice couronné, ou au moins que la vie de l’homme de bien est mélangée de bonheur et de malheur dans la même proportion que celle du méchant.
Les âmes tendres se résignent, en n’espérant que de l’autre vie une réparation à ce désordre momentané. Les esprits corrompus ne font au contraire, en présence de cet étrange spectacle que se confirmer dans leur doute et leur lâcheté. Le juste n’est pas mieux traité que le coupable, donc il n’est point de coupable ni de juste. Dans ce monde livré au hasard, il n’y a que deux sortes d’hommes possibles, des niais ou des calculateurs.
Quelques autres enfin s’efforcent de croire et de se démontrer que le bien finit toujours par susciter des circonstances heureuses à celui qui se voue à son service.
Et ceux-là se trompent comme les autres, si je ne me trompe moi-même. Aucun d’eux ne me semble, sur ce point, être dans la vérité, faute d’avoir de justes notions sur la nature des vrais biens et des vrais maux. Descendons un instant dans les profondeurs de notre désir, pour y surprendre le mystérieux objet qui peut seul le satisfaire, qui peut seul livrer à notre âme altérée le bonheur, que poursuit le méchant comme le juste, mais qu’il est seul donné à ce dernier d’atteindre.
Au misérable, sans pain et sans abri, achetez un champ, élevez une chaumière ; il sera heureux quelques jours, et bientôt après il se prendra à désirer autre chose.
Échangez son humble toit contre la maison du riche, l’objet de toute son envie, et sous ses fastueux portiques, et sur sa couche parfumée, vous le verrez bientôt rêver à la gloire.
Élevons-le toujours, qu’il devienne ministre du roi, que les hommes se fassent un honneur de toucher à son passage le pan de son manteau ; l’ingrat ne tarderait à les mépriser, si l’ambitieux ne nourrissait dans le fond de son cœur une jalousie qui en absorbe désormais tous les tumultueux battements.
Encore, encore. Que cette auguste couronne passe à son front ; eh bien ! elle n’a fait qu’y déposer de nouvelles rides, y tracer de plus profonds sillons ; car si un peuple est soumis à sa loi, combien d’autres se rient de sa puissance.
Va donc, par toute la terre, asservir les nations et briser les royaumes ; va répandre par toutes les contrées ces vagues immenses qui soulèvent en ton sein cette inépuisable tourmente. Dis, maintenant, ton âme est-elle satisfaite ? ton désir est-il enfin comblé ?
Voyez comme il regarde les astres du firmament. Vous pensez peut-être qu’il s’élève vers celui qui les a faits, et lui rend grâce d’avoir accompli en lui une si grande destinée ; vous connaissez donc bien peu l’ambition insensée du cœur de l’homme. Il blasphème au contraire contre les limites qu’il a imposées à sa puissance, à qui il n’a laissé qu’un monde à pétrir, qu’un monde de neuf mille lieues à jeter dans le dévorant abîme de son âme.
Voilà l’homme, le vrai homme, l’homme fait pour Dieu et séparé de Dieu, mais qui en a conservé le sacré souvenir. Et le sentiment de l’infini, ce reflet voilé, ce rappel en l’âme humaine de Dieu exilé, est, en la privant de tout bonheur qui ne prendrait sa source en Dieu, le principe qui doit la pousser le plus énergiquement à reconstruire, par sa liberté, l’alliance primitive que sa liberté a détruite, alliance qui peut seule donner à toutes ses facultés un harmonieux essor, et en dehors de laquelle elles se changent en passions désordonnées, se heurtent de toutes parts aux limites du néant, et finissent, en ne se nourrissant que de leur seule substance, par se dévorer elles-mêmes.
Voyez de tous côtés ces pâles ombres, pleines de soupirs, qui s’en vont fouiller toutes les solitudes de l’univers, cherchant quelque baume pour la grande blessure qu’ils ont au cœur.
Qui êtes-vous, Child-Harold ? qui êtes-vous, René ? Vous tous, Obermann, Joseph de l’Orme, Ahasvérus, Lélia et tant d’autres qui versez de si nobles larmes, qui êtes-vous ?
Votre âme est trop immense pour vous complaire dans de vulgaires embrassements, et votre regard trop obscurci pour s’élever vers celui qui seul pourrait répondre à vos ardeurs. Et ne trouvant ni de source dans les déserts de la terre, brûlée par l’égoïsme, ni de rosée dans le firmament, vidé par le doute, vous ne savez, pour calmer la soif de vos entrailles, que pleurer, et puis boire vos larmes.
Ô grandeur et misère ! Et cependant que l’on ne s’y trompe pas, ce sont les plus belles et les plus riches natures qui vivent en cette désolation ; ce sont les seuls hommes qui aient survécu au grand siècle de l’anéantissement, les seuls qui soient encore vraiment hommes, aujourd’hui où tant d’autres ne se nourrissent plus que de poussière. L’homme que les biens de la terre satisfont tout entier est un être dégradé.
Mais ce qui a manqué à ces âmes que le doute n’a pu que mutiler, sans leur faire perche entièrement le souvenir, le regret, le besoin de Dieu, c’est l’énergie, la volonté pour reconstruire leur être, pour le remettre en pleine possession de l’infini. Vous ne pouvez, dites-vous, aimer celui que vous désirez. Et qu’avez-vous fait pour mériter cet amour ? quel devoir avez-vous accompli ? quel sacrifice a marqué du signe sacré votre front ? Dévouez-vous à vos frères qui souffrent sur la terre, et le père qui est aux cieux vous en tiendra compte. La charité est le moyen de l’amour divin ; l’égoïsme ferme le cœur aux célestes rayons.
Il est bientôt temps d’en finir avec vos tristes soupirs, plus nobles sans doute que les clameurs de joie que les autres poussent dans leur orgie, mais non moins stériles et coupables. Votre impuissance ne vient que de votre égoïsme., votre faiblesse n’est que de la lâcheté, vos douleurs de l’orgueil, qui ne méritent aucune pitié !
La grande, l’unique source de bonheur pour l’homme, destiné par le sentiment infini qu’il porte en son âme à vivre en Dieu, de Dieu, par Dieu et pour Dieu, c’est l’amour qui l’unit à Dieu ; et ce sont les sacrifices de la charité qui lui font mériter cet amour. Et ce n’est point seulement hors de ce monde qu’il nous sera donné d’entrer en cette possession. Dès cette terre, nous pouvons vivre de la vie éternelle, nous mettre en communion avec l’infini, nous alimenter de sa vivante substance.
Que ceux qui ne jugent que par les yeux de leurs corps se représentent Dieu, s’ils le veulent, comme un soleil immense suspendu dans l’éternité, qui nous inonde et nous pénètre de ses rayons, qui nous enveloppe de sa chaleur et de sa lumière, et que notre âme s’assimile, comme notre corps le fait de la substance du soleil visible, qu’elle s’assimile dans la mesure de l’étendue de nos aspirations, de la pureté de nos prières, de l’énergie de notre vouloir.
Qu’est-ce que la perte de biens matériels, qu’est-ce qu’un peu de sang répandu, qu’est-ce même que la lâcheté d’un homme que l’on avait appelé son ami et qui vous abandonne dans le malheur, la plus douloureuse certes des afflictions de la vie ? Qu’est-ce que tout cela pour celui qui aime l’être grand et beau par excellence, qui s’approprie par cet amour sa force universelle, cette force qui d’un mot crée un monde, et qui reçoit de l’amour que cet être lui donne en échange du sien la faculté de l’aimer davantage encore, d’élever cet amour à une nouvelle puissance, et cela sans relâche, sans limites et sans fin ? N’est-ce pas une goutte d’eau amère dans un océan d’ambroisie !
Il n’est rien de plus malheureux pour l’homme que le bonheur, comme il est vulgairement entendu par la plupart des esprits grossiers, les jouissances sensuelles, la volupté, le plaisir, ces grotesques travestissements du vrai bonheur, ces ombres décevantes et meurtrières qui nous lassent et nous épuisent à leur vaine poursuite, qui nous séparent d’autant plus de Dien qu’ils nous attachent à la matière.
Heureux ceux qui pleurent ! nous a dit celui qui avait connu la suprême félicité parce que la souffrance des choses de la terre, leur en faisant connaître le néant, inclinera leur cœur vers celui en qui seul il n’est plus de souffrance, celui qui leur donnera, s’ils en font par leur acceptation un sacrifice volontaire, la puissance sacrée de l’aimer.
Ô vous qui n’avez jamais connu les voluptés de l’amour divin ! jugez-en par cet autre amour, le plus pur et te plus saint, quand il est saint et pur, après celui de Dieu, parce qu’en dilatant notre cœur, en l’épanouissant comme une vierge fleur, il prépare ses corolles à recevoir les perles de la céleste rosée. Eh bien ! quand vous pouviez souffrir pour votre bien-aimée, dites, était-ce de la souffrance ? Vous seriez-vous refusé, pour que pas un rêve noir ne vienne troubler la sérénité de son sommeil, à des douleurs qui eussent arraché bien des plaintes à ceux qui n’avaient pas à attendre un doux regard pour récompense, mais qui cessaient d’être des douleurs pour vous, qui les supportiez dans cette délicieuse espérance ?
Pour celui qui aime Dieu, la souffrance acceptée par cet amour n’est plus de la souffrance, et comme cet amour n’est pas moins le principe moral de la destinée que la source du bonheur de la vie, TOUT HOMME EST JUSTEMENT PUNI PAR LES MAUX DONT IL SOUFFRE, PAR CELA MÊME QU’IL EN SOUFFRE, PAR CELA QU’IL N’A ASSEZ D’AMOUR POUR NE PAS EN SOUFFRIR.
Cette loi merveilleuse va jeter une grande clarté sur cette question singulièrement obscurcie du malheur du juste. Il est faux que le mal atteigne plus le juste que le méchant. Mais il est aussi faux que la vertu soit toujours extérieurement récompensée et le crime extérieurement puni. Dans ce monde comme dans l’autre, le bien ou le mal, le ciel ou l’enfer, ne sont que la possession ou la privation de Dieu, et les conséquences de vie ou de mort qui en résultent dans ce monde, pas moins que dans l’autre, l’homme qui aime Dieu le possède dans la mesure de son amour, et cet amour trouve ainsi en lui-même sa récompense immédiate ; car cette possession est la plus immense des félicités, la seule même qui soit possible à l’homme qui est fait pour elle.
Les biens et les maux matériels sont répartis dans une proportion à peu près égale pour le méchant comme pour le juste ; mais la manière de les sentir est bien différente, et c’est la vertu ou le vice qui crée cette sensibilité. Le même mal qui fait souffrir celui qui se révolte contre lui ne fait ressentir aucune douleur à celui qui l’accepte comme un sacrifice qu’il fait volontairement à l’être qu’il aime, et devient même, si son amour a plus d’énergie encore, une source de bénédictions.
Pensez-vous que les martyrs souffraient dans leurs supplices, dont la seule pensée suffit à abattre votre courage et à vous remplir d’épouvante ? Pensez-vous qu’ils avaient une sensibilité comme la vôtre ? qu’ils étaient des hommes de chair comme vous ? Ne le croyez pas. À l’heure où ils avaient résolu de donner leur vie pour la vérité à cette heure, ils avaient cessé d’appartenir à la terre ; à cette heure, leur volonté les avait trempés dans les ondes invulnérables et sur leur bûcher ils se prenaient à chanter, et c’était sous la dent des bêtes que le concert de toute leur vie devenait le plus harmonieux.
Souffrir, quand pour Dieu il leur était donné de répandre leur sang ! Oh ! oui, ils souffraient, ils souffraient amèrement, mais d’une seule souffrance : c’était de voir leur sang s’enfuir trop vite de leurs veines, c’était de penser qu’il ne leur en resterait bientôt plus à verser au service de leur amour.
Dites, hommes du monde, parmi tous vos tristes bonheurs, en connaissez-vous un qui vaille cette souffrance ? Hélas ! j’entends bien des misérables, le sourire sur leurs lèvres flétries, s’écrier qu’ils ne voudraient changer, qu’ils ne se fieraient pas à un tel bonheur. Et, en vérité, ils auraient raison ; car ils souffriraient bien réellement. Pour que cette mystérieuse transsubstantiation du mal en bien s’accomplisse, il faut ce qu’ils n’ont pas, et il ne faut pas ce qu’ils ont. Mon Dieu, prenez en pitié le bonheur de ces malheureux !
Les évènements extérieurs ne signifient donc rien ; ils n’ont point de sens pour le juste ; son âme ne trouve en eux ni parfum ni aiguillon, Le seul bien, le seul mal pour lui est ce qui l’unit à Dieu, ou ce qui l’en sépare : le bonheur du monde lui serait donc plutôt un malheur, et le malheur un bonheur, s’il n’était au-dessus des accidents du hasard ou des caprices de la fortune.
L’unique chose qu’il réclame de ce monde, c’est sa liberté, pour pouvoir à son aise, le matin et le soir, quand le soleil s’épanouit au-dessus de sa tête, ou que ses gracieuses sœurs scintillent en un sombre firmament, rêver aux anges qui lui sourient et l’appellent.
Et l’unique chose qu’il doit demander à Dieu dans sa prière, c’est non pas tels ou tels évènements, mais la vertu de supporter ceux qui lui sont envoyés, la puissance de bénir Dieu en tout, de chanter au milieu de tout. C’est la seule prière qui ne soit pas indiscrète, la seule qui doive être exaucée, la seule dont il a été dit que l’homme ne la ferait jamais en vain.
Qu’il s’en tienne donc à celle que le maître lui a enseignée : Notre Père, que ton nom soit sanctifié parmi les enfants de l’exil ; que ton règne d’amour remplace le règne de la force et de l’égoïsme ; que ta volonté soit accomplie par leur volonté rebelle comme elle l’est par tes anges soumis ; pardonne nos offenses envers toi et donne-nous la vertu de pardonner celles de nos ennemis ; prête-nous le pain et le vêlement, les seules choses de la terre dont ton serviteur ait besoin, et ne nous induis en la tentation de celles qui pourraient lui faire perdre la délicate saveur des félicités de ton amour, le seul mal dont nous te demandons de nous affranchir et de nous préserver à jamais.
Quand l’homme a tiré des profondeurs de son âme une telle prière, elle se lance dans les profondeurs de l’infini, et il se passe entre cette âme et Dieu un mystère inénarrable.
Comment voulez-vous, si vous croyez à Dieu, qu’il n’en soit point ému, qu’il ne demande à ses anges de pleurer sur une âme que ces paroles ont rendue si belle ? Comment peut-on croire Dieu et ne pas croire à la prière ? N’est-ce pas un blasphème plus grand que celui même qui nie Dieu ?
Mais le peuple, le plus saint des peuples, qui combattait naguère pour la liberté la plus noble et la plus auguste religion, le peuple de Pologne, qui priait en volant à un tel combat, ce peuple a cependant péri ! Sa prière s’est évanouie dans les airs avec la vapeur de son sang !
Insensés qui ne jugez jamais que sur les apparences que peuvent toucher et vos yeux et vos mains ! qui vous dit que ce peuple a péri ? qui vous dit même qu’il a été vaincu ? que savez-vous, pour que la grande volonté qui se remue dans le monde à cette heure solennelle trouve son accomplissement, si Dieu n’avait besoin d’un suprême sacrifice ? Les véritables morts sont encore étendus sur le champ de bataille ; Dieu ne les a encore comptés, pour décider si la victoire doit demeurer à la force ou à la liberté, non pour ce peuple seulement, mais pour l’Europe entière pour laquelle il combattait. Comme le salut de l’humanité a été décidé sur le Golgotha, celui de la liberté des peuples se décidera sur le dénouement du drame de Varsovie : il dépend encore de ce peuple d’y avoir été vaincu ou triomphant. Dieu l’a fait saint entre tous les peuples, pour le donner en sacrifice à ses frères. Et s’il traverse saintement celle épreuve, s’il accepte ce sacrifice courageusement et confiant en Dieu, s’il demeure saint après comme il était avant, il aura vaincu son vainqueur ; il aura reconquis bien plus que son indépendance, bien plus qu’une chétive nationalité ; sa mort sera peut-être celle qui doit précéder la résurrection des sociétés modernes.
Voilà ce que sont les vraies victoires ou les véritables défaites. Mais si sa mort est bien une mort, si ses cendres s’endorment dans le linceul des voluptés au lieu de voler par tout le monde, y semer les sacrées traditions de la croix, il faudra une autre victime, un nouveau sacrifice, une plus grande mort, pour racheter les autres peuples, et les arracher à leur sommeil de plomb.
Car c’est la double volonté de Dieu et de l’homme qui fait les destinées du monde. Dieu n’en est pas l’unique providence. Il a partagé cette providence avec sa créature en l’investissant de la liberté ; et ce que Dieu veut, il ne saurait l’accomplir si l’homme ne veut pas 1.
La destinée de l’homme, comme de tous les êtres créés, est leur unité en Dieu, unité qui se consomme par l’amour de Dieu pour la créature, et l’amour de la créature pour Dieu. C’est de la procession de ces deux amours que résulte l’esprit, la consécration de la divinité dans les êtres qui en sont dérivés.
Dieu ne peut pas empêcher que la mort ne résulte pour les êtres de leur séparation de son être, qui est l’unique principe de vie, le seul qui se suffit, parce qu’il est le seul qui soit dans une plénitude infinie. Il ne peut empêcher que le mal, qui n’est qu’une autre forme de la mort, ne résulte de la dissolution de cette unité par la négation d’un de ses éléments, la destruction d’un de ses pôles. L’amour infini de l’un ne peut rien contre l’égoïsme de l’autre.
C’est donc la négation de cette négation, ou le sacrifice de l’homme à Dieu par la substitution de l’amour à son égoïsme, qui peut rétablir cette unité normale, et réintégrer le monde, dont l’homme est le principe vital, dans ses universelles harmonies.
Jusqu’à ce que cette unité soit entièrement reconstituée, ce qui ne pourra arriver que par la restitution générale de l’homme à Dieu, c’est le mélange d’égoïsme et de sacrifice, c’est la résultante morale des diverses parties de l’humanité qui détermine le degré de désordre ou d’harmonie de ses destins.
Tout ce que la bonté de Dieu a donc pu faire, sans altérer les lois mathématiques de la vie universelle, que l’on appelle justice, c’est d’identifier dans une commune destinée les bons et les mauvais ; c’est de les rendre solidaires ; c’est de faire que les uns puissent aimer pour les autres, les entraîner dans leur sphère, les racheter en un mot.
Mais cette solidarité, qui est une loi de la miséricorde divine pour les méchants, ne pouvait devenir une loi de dureté pour les bons, qui ne sont tenus en justice que du mal qui est l’œuvre de leur propre faute. Et c’est par cette distinction qui existe entre le mal et la souffrance, le mal sous la loi duquel vit l’innocent comme le coupable, mais la souffrance que le coupable seul ressent de ce mal, et à laquelle l’amour soustrait celui qui le porte en son cœur ; la souffrance, en un mot, que l’homme n’éprouve que dans la proportion de son égoïsme ; c’est, dis-je, par cette distinction que se sont merveilleusement conciliées la miséricorde de Dieu et les indestructibles nécessités de la justice.
Les uns, en se dévouant au sacrifice que repoussent les autres, satisfont donc à cette nécessité. Mais cette acceptation volontaire suffit : il n’est besoin à Dieu que le juste prenne le mal jusqu’à la souffrance. Il lève le bras pour sacrifier, mais Dieu l’arrête : le sacrifice est accompli. Cette auguste volonté enfantera pour la vertu des êtres qui n’auront point de nombre, et son cœur jouira de leur bonheur dans une extase qui n’aura plus de fin.
Cette solidarité qui relie tous les hommes d’un même temps en un seul être, relie également les hommes de toutes les générations passées jusqu’à la première, de toutes celles qui se succéderont jusqu’à la fin ; les poussant ainsi, par cette force de gravitation, à reconstruire l’unité de leur être, mais unité qui ne sera organiquement scellée que quand cette force extérieure se changera dans le cœur de tous en volonté, en une force libre de charité.
Or celle solidarité héréditaire ne porte pas plus que l’autre d’atteinte à la justice qui est due à la vertu. Tout homme est soumis dans tous les temps à la loi extérieure du mal qu’à engendré la liberté négative des premiers hommes ; mais il peut dans tous les temps se soustraire par sa liberté, sinon au fait même, à la loi extérieure du mal, du moins à son action sur sa sensibilité, qui seule le fait être un mal.
Il se soustrait à la souffrance du mal par son acceptation volontaire, par cela même qu’il veut en souffrir, et dans la proportion de cette volonté.
Il en souffre au contraire en ne voulant pas en souffrir, en repoussant la solidarité qui le lie à son semblable, et qui le ressaisit avec d’autant plus d’énergie ; en refusant de prendre, comme le Christ qui est venu lui enseigner cette grande loi de la vie, toutes les infirmités de la terre ; en ne voulant pas se faire un avec tous ses frères en Dieu ; en n’ayant enfin d’amour au cœur que pour lui, en se concentrant en lui, en ne vivant que de lui : orgueil, égoïsme, volupté qui sont précisément le premier crime qui a enfanté la mort.
Il sanctionne donc par son égoïsme actuel l’anathème qu’a encouru l’antique égoïsme ; il sc rend de nouveau et librement coupable de la faute primitive, responsable de toutes ses terribles conséquences. L’homme d’aujourd’hui qui n’aime pas dans la mesure qui serait nécessaire pour rentrer en communion avec Dieu, les hommes, la nature, est aussi coupable que l’homme d’autrefois qui n’a pas aimé dans la mesure qu’il fallait pour empêcher la dissolution de cette universelle unité.
La faute de l’un a été l’origine du mal, celle de l’autre la cause de sa continuation, et toutes les deux la source légitime de leurs souffrances.
L’homme qui souffre n’a donc pas une plainte légitime à élever contre la justice de Dieu. Il n’a que des paroles de bénédiction à adresser à sa miséricorde, qui a permis au juste de pleurer avec lui, et d’abréger, par ce sublime échange de larmes, des douleurs qu’il mériterait plus complètes et plus longues.
Et ce mal qui résulte nécessairement de son immoralité est encore un bien pour celui même qui en souffre ; car s’il n’éprouvait pas de douleur dans son désordre, il n’en sortirait pas, il ne se relèverait jamais de sa poussière, il ne ressusciterait pas de la mort pour rentrer en la gloire de Dieu. Il finirait, en s’enfonçant de plus en plus dans la matière, par se confondre avec les animaux dont il s’est déjà tant rapproché par sa chute, et avec lesquels déjà bien des esprits dégradés par le doute n’ont plus trouvé que de faibles différences.
La justice de Dieu n’est donc encore vraiment que de la miséricorde, une miséricorde plus sévère, qui ne voile un instant de pleurs le regard du méchant que pour l’épurer, l’éclaircir, et lui rendre son antique puissance de fixer le soleil.
Quant au bonheur de la vertu, ce n’est point la triste et sévère impassibilité stoïque, ce n’est point le triomphe d’une âpre et froide raison sur une sensibilité affaiblie, émoussée ; c’est au contraire l’amour débordé par torrent, l’amour qui entraîne dans ses royales vagues tout être et toute chose vers l’immense océan d’où sortent toutes les choses et où rentrent tous les êtres.
Ce n’est point non plus la timide résignation qui s’en tient au désir et lie se nourrit que d’espérance. Ce bonheur est bien plus réel, bien plus d’aujourd’hui ; il est contemporain de la vertu même qui le produit.
Cette unité universelle qui ne pourra être consommée que par la coopération de tous les hommes, l’amour la rétablit spirituellement au-dedans de chacun. Il le met immédiatement en communion magnétique avec tous les êtres ; il le replace sur la merveilleuse échelle où les sceaux de la vie sont portés incessamment de Dieu à la terre et retournent de la terre à Dieu. Il investit l’âme en un mot, d’une puissance de création, de la création d’un monde de lumière en harmonie avec la perfection qu’elle a acquise dans notre monde matériel et où elle éprouve des sensations de bonheur aussi réelles, bien plus réelles que les sensations de souffrance, dont ce dernier perd de plus en plus la faculté de troubler sa céleste sérénité.
La vertu, le sacrifice, l’amour, sont donc la loi, le moyen du bonheur. Il est vrai, par conséquent, que l’intérêt bien entendu peut conseiller la pratique du devoir, quand ce principe est lui-même, bien entendu, c’est-à-dire quand il tient compte du bonheur moral qui résulte de son accomplissement. Mais ce principe est faux quand il prétend que le bien crée toujours, ou au moins le plus souvent, dans l’ensemble de la vie, si ce n’est immédiatement, des circonstances matérielles de bonheur. Cela n’est pas, parce qu’il était inutile que cela fût, parce que cela était même dangereux et immoral. Cette suspension du mal matériel par la vertu eût fait sortir la vertu de l’égoïsme, eût anéanti la vertu dans son principe de mérite. Mais il n’en est pas de même de cette suspension spirituelle dont nous avons parlé, parce que pour croire aux félicités de l’amour, il faut déjà le ressentir : il faut être vertueux pour comprendre la vertu.
Ainsi ce principe de l’intérêt bien entendu, que la philosophie matérialiste a tant exalté, et qu’elle a cherché à substituer aux notions du devoir, déplorablement obscurcies par elle, est, si on le prend dans son sens le plus étendu, qui est le seul qui le fasse être théoriquement vrai, nul dans son application. Il est impuissant à convaincre le cœur de sa vérité, à persuader à l’homme qui n’est point vertueux le bonheur qu’il y a à l’être, qu’il aura à le devenir. Quoique vrai, il devait être faux ; sa vérité devait être emprisonnée dans un cercle vicieux, parce qu’elle était une vérité immorale, parce qu’elle n’aurait plus fait de la vertu qu’un calcul, et que la vertu n’est vertu qu’autant qu’elle est un sacrifice spontané, volontaire, libre, sortant des entrailles les plus profondes de l’être, et que l’homme n’est homme que par la pratique de la vertu.
Cette belle faculté que Dieu a donnée à chaque individu de pouvoir toujours, indépendamment des circonstances extérieures, et par le fait seul de sa liberté, être heureux, ne décharge nullement la société du devoir, du premier, du plus sacré de ses devoirs, de procurer par tous les moyens qui sont en sa puissance le plus grand bien-être à tous ses membres. Car c’est là précisément le but et le résultat de la charité, qui n’est pas moins la loi de vie des gouvernements que des individus, et un nouveau bénéfice de la vertu, une récompense extérieure dont elle peut se passer pour vivre, mais qu’elle mérite cependant, et qui doit lui être accordée un jour par le rétablissement des harmonies terrestres, auquel elle ne doit pas moins travailler qu’à la restauration de la communion spirituelle.
Car si les milieux extérieurs ne font pas l’homme tout entier, ils exercent cependant sur lui une grande influence. C’est la moralité d’un peuple qui sans doute crée les lois de ce peuple, lois qui sont bonnes ou mauvaises, selon que ses mœurs sont religieuses ou athées. C’est en ce sens qu’il est vrai de dire qu’un peuple est toujours souverain. Ses législateurs, ses gouvernements, quelques formes qu’ils affectent, ne peuvent jamais que réfléchir, qu’exprimer la volonté générale, qui n’a pas besoin, pour se manifester, des clameurs de la place publique.
Mais la réaction des lois sur les mœurs n’est pas moins grande. La loi de solidarité qui réunit tous les membres humains en un seul corps, fait que l’bomme ne doit pas moins créer l’homme qu’il ne doit se créer lui-même. Ce que nous avons dit des modifications morales que le juste apporte dans la destinée des êtres qui lui sont inférieurs doit s’appliquer également à l’action extérieure qu’il peut exercer sur cette destinée par les lois, les constitutions, les gouvernements, les milieux en un mot de toute nature dans lesquels se développe la liberté individuelle.
Mais que l’on ne croie pas cependant que ces milieux, par une plus ou moins savante combinaison hiérarchique, suffisent jamais à constituer et à maintenir l’homme dans les harmonies de l’unité. Cette unité, loin de n’être qu’une résultante passive d’un mécanisme social quelconque, sera au contraire nécessaire pour l’organiser, devra préexister spirituellement à son accomplissement matériel, car tout fait visible, extérieur, n’est jamais que la manifestation d’un autre fait antérieur qui s’est passé dans le monde invisible, dans la sphère morale de la liberté.
Et l’homme même replacé dans ce milieu harmonique ne saurait être jamais tellement saisi par ses puissances extérieures, que le sacrifice, que le dévouement lui deviennent désormais une vertu inutile. Plus que jamais, au contraire, ce sacrifice aura un immense rôle à jouer dans ces nouvelles destinées. Il sera d’autant plus nécessaire à l’homme que l’homme sortira de son état solitaire et individuel pour se résoudre dans l’unité.
Quand chacun ne représentera plus qu’une note dans le concert universel, il lui faudra un dévouement de tous les instants pour que l’orgueil ne le pousse pas à élever la voix plus qu’il ne faudra, afin de ne rompre pas l’harmonie ; pour que la volupté ne l’empêche de fournir à cette voix toute l’haleine nécessaire pour rester à l’unisson.
Le sacrifice changera sans doute de nature, il ne consistera plus comme hier, comme aujourd’hui encore, à se jeter dans un gouffre pour le refermer. Ses drames se passeront tout entiers dans l’âme ; mais pour n’être plus sanglants, ils n’en seront pas moins des sacrifices. Leur caractère n’a-t-il pas changé depuis le commencement du monde ? n’ont-ils pas été se spiritualisant de plus en plus ? mais le principe est resté immuable ; il demeurera éternel. Le sacrifice sera la loi de vie dans tous les temps pour l’homme ; la loi de toutes les intelligences dans les sphères les plus hautes ; la loi de tout être qui n’est pas Dieu, qui n’a pas la vie en lui, par lui-même, qui ne peut la puiser par conséquent que hors de lui, et qui pour cela devra toujours résoudre son être dans un autre être : ce qui est, sous toutes ses formes variables et transitoires, le principe constitutif du sacrifice.
Mais le sacrifice, dira-t-on, ne devra plus conserver ce nom quand il deviendra une manifestation de l’amour. Et qui a prétendu qu’il n’y avait que la douleur qui pût le consacrer ? Cela ne paraît ainsi qu’à ceux qui ne sacrifient pas, et qui par conséquent ne connaissent pas les joies du dévouement. Jésus-Christ n’a-t-il pas dit que sa croix était légère à porter quand on consentait à le faire, que sa couronne d’épines était douce à celui qui voulait en ceindre son front ?
Le sacrifice, loin de ne s’accomplir que dans les larmes et les gémissements, est donc la souveraine source du bonheur, la source d’où jaillissent les ondes vivifiantes, qui sont les seules qui ne doivent pas tarir.
Si vous voulez vérifier la loi de cette miraculeuse providence qui récompense dès cette terre et sur l’heure même la vertu, ne consultez donc pas les évènements qui composent la destinée de ceux qui la pratiquent. Ce ne sont que des fantômes qui n’ont aucune réalité, ou du moins qui n’existent pas en tant que source de bonheur ou de souffrance.
Pénétrez jusqu’au sanctuaire de la vie, descendez dans le cœur, soudez les reins du juste.
Et ne vous adressez pas à ces hommes que l’on appelle vulgairement hommes de bien ; vous trouveriez encore en eux une lutte laborieuse. Ils jouissent bien d’une certaine satisfaction d’en être triomphants ; leurs jours s’écoulent dans le calme et la paix ; mais ce bonheur n’est assez saisissant pour porter en vous une grande conviction. N’étant pas entièrement à Dieu, ils peuvent le trahir. De grandes séductions les trouvent souvent chancelants, ils sont demeurés faibles, ils ne sont encore devenus invulnérables.
Mais allez plutôt à ces hommes qui se sont voués au service du Christ, et qui ont jeté toute leur vie dans une idée, une volonté fixe, inébranlable, indestructible ; la volonté de moissonner toutes les larmes que leur maître a laissées suspendues aux paupières de leurs frères, et de se faire, comme lui, de ces perles célestes une auréole. Allez à ceux-là, quand vous en saurez quelque part ; car ils ne se rencontrent en tous lieux, et là où ils sont, ils aiment à se rendre invisibles ; ils se cachent dans l’ombre de leur modestie ; ils habitent le désert, ou s’en font un au milieu des hommes. Devenez leur ami, en leur disant vos souffrances, pour qu’ils vous initient dans les secrets de leur âme et vous fassent entendre ses suaves harmonies.
Et puis voyez, et puis écoutez.
Et je vous le dis : si l’heure n’est encore sonnée où la patrie aura besoin de votre souffle ou de votre bras pour la grande ouvre qui s’apprête, vous ne reviendrez pas en ses tumultueuses cités, vous ne reprendrez pas votre vie de luxe, de plaisir et d’étourdissement.
Vous resterez sous le ciel, dans une mélodieuse solitude, dont vous ne sortirez que pour chaque fois enlever une ride aux souffrances, répandre dans les cœurs affligés une consolation.
Et si vous n’êtes assez fort pour ces sévères affections, vous unirez votre cœur à un autre cœur, un cœur pur et saint, qui vous fera aimer les étoiles et les hommes, toute chose et tout être, et Dieu par-dessus tout ; Dieu qui vous donnera à son tour, l’un pour l’autre, un amour qui n’aura ni limites ni fin, qui renaîtra sans cesse avec toutes ses vierges ardeurs et ses enivrantes poésies, car il se nourrira de la vraie substance de vie.
Et tout ce qui s’en nourrit s’étiole, dépérit, s’éteint et retourne en poussière.
Ch. STOFFELS.
Paru dans L’Austrasie en 1838.