Liszt, le magnanime

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André SUARÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST BIEN LE LÉTHÉ N’EST-CE PAS LA RIVIÈRE AUX HARMONIES QUI ENCHANTE CETTE ADORABLE PRAIRIE ET MÈNE SI DOUCEMENT LE PÈLERIN AU SEUIL OÙ LA MÉLANCOLIE EST JOIE ET LA JOIE TENDRE MÉLANCOLIE ?

 

 

 

 

I

 

ESQUISSE

 

 

C’EST la plus belle vie et toute pleine de musique : Ha, qu’elle est bonne ! Elle nous fait croire au bonheur et qu’il est dû au génie. Éclatante, elle n’est pas vaine. Ici, la fortune couronne le mérite de l’artiste et la grandeur de l’homme. Bel enfant prodige, amant prodige, prodigieux virtuose, Liszt connaît toutes les sortes de triomphe à l’âge où les autres artistes sortent à peine de l’école. Il est supérieur à tous les applaudissements. Jamais, il ne se contente de sa victoire : il cherche toujours, et veut aller au delà. Il n’est pas l’homme qui s’arrête : non moins conquérant dans son art que dans sa vie, il l’est partout, dans tous les genres et toujours avec génie. Pourtant, on a fait tort à Liszt de sa vertu la plus rare, de sa beauté la plus haute : on a tout loué, en lui, plus que le grand musicien : il l’est, d’abord, avec une force unique et un don de nature, à demi méconnu même aujourd’hui. Peut-être n’y a-t-il pas eu un musicien plus musicien que Liszt, entre Mozart et Debussy. En musique, il est le grand inventeur de son siècle. Il a renouvelé la musique de clavier : Bach, Beethoven et Liszt marquent les trois étapes ; Debussy, la quatrième. Les Études Transcendantes, de 1838, sont miraculeuses à cette date. La Sonate en Si Mineur est d’une importance telle, que pas une œuvre pour le piano ne peut s’y comparer entre l’Opus CX et les Préludes de Claude Achille. Liszt a créé le véritable poème symphonique, lequel est la plus belle et la plus féconde invention de la musique moderne. La Dante Symphonie et le Faust ouvrent un monde nouveau jusqu’ici, il n’a pas encore été organisé comme il devrait l’être. Bien peu de musiciens ont exploré ce merveilleux domaine : ils restent captifs de formes épuisées. Les Nocturnes de l’admirable Debussy sont le type de la symphonie nouvelle ; et la Valse de Ravel en est un chef-d’œuvre. Le poème symphonique et le poème en prose sont nés à peu près dans le même temps, l’un avec Liszt, l’autre avec Baudelaire : ils impliquaient presque toute la poésie et toute la musique à venir. Enfin, dès 1840, Liszt retrouve dans la musique religieuse la forme auguste et plane, la polyphonie de la Renaissance. Parsifal ne serait pas ce qu’il est sans lui.

 

 

 

 

II

 

 

La musique à programme de Berlioz a fait méconnaître Liszt plus que tout le reste. Liszt y a trop aidé lui-même, par les commentaires qu’il ajoute à ses œuvres d’orchestre. Il était dupe de la poésie et du goût littéraire de son temps, où tout doit prendre l’air fatal du drame et les mines passionnées du roman lyrique. Musique à programme convient parfaitement à Berlioz : il décrit toujours, et toujours illustre un texte d’images chantantes : on ne fut jamais plus mélodique ni moins impunément : Berlioz ne s’arrête pas de dérouler sa mélodie. Par malheur, la qualité de son chant est bien médiocre. Tous les musiciens du siècle ressemblent à Berlioz plus que Liszt. Berlioz fait en peintre de génie ce que Liszt accomplit musicalement. Le poème de Liszt est conçu dans la musique et créé par la musique. La légende littéraire n’est là que pour servir d’enseigne au sentiment. La symphonie de Berlioz au contraire est conçue dans le fait littéraire et même le fait divers : tout s’y passe en anecdotes sonores et descriptives, lesquelles peuvent être tragiques ou sentimentales tant qu’on voudra. Bien ou mal, Berlioz est le décorateur de drame par excellence. Sa qualité musicale reste ainsi bien au-dessous de son ambition poétique. Berlioz avoue que ses rappels de motif sont des obsessions, des « idées fixes ». Il n’y a pas d’autre unité dans ses poèmes : elle est tout extérieure. Le rappel du motif est une sorte de costume, un signalement. La musique de théâtre n’a que trop trouvé son compte à cet artifice nu, si monotone et si facile. Tout autre est l’unité du poème dans Liszt. La forme parfaite d’un mouvement unique, dans l’ancienne sonate ou la symphonie, est étendue, ici, à la symphonie entière. L’œuvre mérite alors son nom : elle s’enferme dans un cercle qu’elle décrit à partir d’une idée musicale, engendrant sa courbe à mesure, et l’achevant par les seuls moyens de la musique. Un thème, ou plusieurs, sert de germe à la plus haute et plus large expansion lyrique. La plus libre fantaisie peut s’y jouer aussi, comme dans la fugue de Bach, si bien délivrée de toute entrave scolastique. La symphonie de Berlioz est à programme : celle de Liszt est à poème musical. Ce qui sauve Berlioz, c’est la couleur, le génie de l’orchestre.

 

 

 

 

III

 

 

Liszt est partout grandiose et familier. Ou plutôt il est grandiose avec simplicité. Rien de ce qui est grand ne lui est étranger, dans la vie et dans l’art : il ne s’en cache pas, il se plaît à le faire voir : ses erreurs et ses excès n’ont pas d’autre principe. Homme, poète, musicien et quelque peu prophète, il est « voyant », dans tous les sens. Qu’on s’en irrite parfois ; mais qu’on en sente la noblesse. Personne, peut-être, n’a eu plus naturellement du génie : il le portait dans tout, avec le même élan, comme un arbre magnifique toutes ses branches : il y en a de mortes, et des fruits avortés sous un chapelet de chenilles. C’est en Liszt qu’on voit le mieux que le génie est générosité : la racine profonde des mots l’exprime. Qu’il s’agisse de Wagner ou de Cornelius, de Beethoven ou de Schumann, de Schubert ou de Saint-Saëns, de Berlioz ou de Moussorgski, il va droit à la valeur ; il la fait sienne aussitôt ; il la sert à ses dépens : souvent, il a l’air d’imiter et c’est lui qu’on imite. Il ne se dévoue pas, ce serait mal le comprendre, il adopte, il donne sa force, ses moyens, son incomparable vertu d’action à ce qu’il aime : on dirait qu’il donne son nom à ce qu’il admire. Et pourtant, nul ne suit moins les autres que lui. Il est bien plus celui qui découvre et qui tente des voies nouvelles. Son invention est prodigieuse dans tous les domaines de la musique. Il n’a pas une ardeur moindre ni moins généreuse pour les œuvres de la poésie. Dante ne l’a jamais quitté : la société de Dante sera toujours l’une des plus fortes et des plus belles. Il a beaucoup vécu avec Goethe et la Bible, avec Shakespeare et Michel Ange. Près de lui, il s’est adressé à Byron, à Lenau, à Schiller, à Victor Hugo, à Lamartine. Tous ses choix sont intelligents et nobles : le grand l’attire et il appelle la grandeur. Toutes les belles puissances, toutes les valeurs éminentes se tiennent donc en lui : aucune ne fait tort à l’autre, seule exceptée la trop vive et trop continuelle expansion du cœur : cet homme admirable donne trop à la vie pour n’ôter pas un peu à l’art. Mais quoi ? La question est de savoir s’il n’importe pas de vivre puissamment encore plus que d’enfanter œuvres sur œuvres. Il faut nous défaire aussi de ce préjugé ; cette pédanterie de l’âme spirituelle est à peine moins mesquine que les autres, bien qu’elle soit la plus fine, et la mieux cachée. La plénitude n’admet pas de faux semblants : il est bon d’en poursuivre la menteuse apparence jusqu’en ses derniers et plus subtils retranchements. Au fond, une puissante vie se consacre à elle-même ; et une grande action dans l’art donne beaucoup plus aux autres hommes. Qui des deux a raison ? Ou qui a plus de vertu ? Chacune de ces grandeurs se justifie. Il arrive ainsi qu’en ne vivant que pour son œuvre, en ayant l’air de lui tout immoler avec une violence et une dureté toujours égoïste, on fait beaucoup plus pour le reste des hommes, qu’en leur consacrant beaucoup de temps, de dévouement et d’amour. Cependant, vivre pour l’œuvre peut bien être une superstition romantique, où l’on fait entrer toute sorte de vanités, sans parler de cette mission de l’artiste, qui a inspiré des accents si hauts et si purs à Liszt jeune homme, mais qui fait dire tant de sottises à une foule de petits sots. J’incline plus que personne à trop accorder aux œuvres. Toutefois, je me surprends à croire de plus en plus à l’homme et au labour incomparable de la vie. Plus haute est la pensée, plus elle est désintéressée. Se tout mettre dans les œuvres, fût-ce en s’effaçant, n’est pas la forme la plus belle ni la plus vraie du désintéressement. C’en est même assez souvent le contraire. Il faut être désintéressé de l’œuvre, pour l’être parfaitement de soi. La grande loi est de s’accomplir. Que chacun s’accomplisse en esprit selon sa propre norme. Pour Goethe, si riche en pensée, l’œuvre ne vient qu’après l’homme ; et sans l’action, elle ne lui semble pas, à beaucoup près, avoir tout son prix. Dans le grand Goethe, si exemplaire et si vrai par le parfait usage de tous les mensonges, la vie est la caution de l’art : l’homme, en tout, précède et certifie l’artiste. Les poèmes ne sont que les semailles d’automne, qui suivent, de printemps en printemps, les saisons passionnées du poète. Action dans la vie, action dans l’œuvre d’art, Liszt n’a jamais cessé de poursuivre l’accomplissement de toutes les promesses qu’avait mises en lui la prodigue nature. Et mieux que personne, non pas en despote acharné, mais en vainqueur et comme irrésistible, il a conquis la plénitude, dans le plus rare équilibre et le plus séduisant.

Ce qu’il y a de moins neuf, dans Liszt, est, sans doute, la poétique du contraste : le combat perpétuel à élan héroïque, la lutte du bonheur et de la souffrance, l’opposition rituelle de l’heureuse lumière et de l’ombre, cette antithèse est le fond de tous les grands romantiques ; les moindres se bornent à l’excès de l’un ou l’autre sentiment : ils perdent toute pudeur dans une vague et monotone effusion. Dans leur art, tous les romantiques sont manichéens. Telle est l’hérésie. Les plus puissants y tombent, Wagner plus que personne ; et Beethoven, le premier, celui-ci beaucoup plus orateur, celui-là bien plus pensant. L’antithèse, la lutte des deux principes, est le dernier mot, musicalement, du contraste entre le mouvement lent et le mouvement rapide, qui a nourri l’ancienne sonate, dès l’origine. Là encore, Jean-Sébastien Bach a été au delà de son siècle, sans être suivi. Dans ses préludes et sa fugue libérée, l’opposition n’a plus qu’une valeur d’expression et d’architecture, les ombres et les lumières, les pleins et les déliés de la grande écriture harmonique.

 

 

 

 

IV

 

 

Eljen ! Eljen ! On est tenté de nommer ainsi un grand sabre d’honneur que Liszt jeune homme reçut à Budapest et qu’il promena dans toute l’Europe : il a fait beaucoup rire à Paris. Liszt n’est pas hongrois le moins du monde, tout en croyant l’être ; mais il le dit plus qu’il ne le croit. Il est hongrois comme on était polonais en 1840 par chevalerie romantique, au service d’un peuple opprimé et d’une cause perdue. En fait de musique hongroise, Liszt a recueilli des chants et composé des rapsodies tziganes. Il a écrit un livre sur les Bohémiens, comme lui-même les appelle. Entre la Hongrie et cette Bohême-là, il n’est rien de commun, si ce n’est le mépris des uns pour les autres. Les Hongrois, de longtemps, n’ont point pardonné à Liszt cette confusion. Quand il est mort, un ministre a osé s’en réjouir et s’écrier publiquement : « Enfin ! » Il n’y a pas d’art magyar, jusqu’ici ; et quant à la musique hongroise, si même il en est une aujourd’hui, on n’aurait su en trouver la moindre trace, au milieu du siècle dernier. La chanson populaire même n’est pas originale : la veine est slave ou allemande. Liszt est un Allemand d’Autriche, qui s’est formé en France. Poète allemand par l’imagination, et d’Autriche par le sens de la musique, comme Mozart, Haydn, Schubert et tant d’autres. Il est mille fois plus près de Munich que de Budapest. La plupart de ses défauts, poussés jusqu’à la frénésie, je les retrouve dans le Bavarois Richard Strauss, qui n’a d’ailleurs pas son âme ni la même force originale. Richard Strauss est à l’orchestre du drame comme Liszt est à la musique de piano. Leur génie, à tous deux, se touche par ce qu’ils ont de plus extérieur et parfois de pis. Ils se rencontrent aussi dans une virtuosité prodigieuse, qu’on peut haïr, mais si féconde et si éclatante qu’on n’y saurait méconnaître un don supérieur.

 

 

 

 

V

 

 

Rien n’a manqué à Liszt que d’être plus égoïste et plus solitaire. Au cœur il a trop souvent sacrifié son génie. La solitude, et même la séparation d’avec le monde, sont nécessaires à la grande œuvre d’art, surtout si l’artiste est porteur d’une parole nouvelle. Il ne faut pas qu’il ait le souci d’être compris. La solitude est surtout institutrice de concision. À vivre toujours seul, on croit toujours assez se comprendre. Le précurseur a besoin d’être isolé, et même un peu banni, plus que le maître accompli, dont l’œuvre s’installe aussitôt dans le goût public et dans la gloire. À cinquante ans, on voit Liszt chercher la solitude : il la méritait bien, et d’autant plus qu’on la lui a refusée davantage, tout comme on lui refusa la puissance d’un art original. Il ne l’obtient que par moments. Même alors, on le dépouille de lui. Sa fuite à Rome est le besoin de son génie : dans ce long séjour entre le Colisée et le Vatican, il a fait oraison et il a fait retraite. Mais il n’a pu entrer tout à fait en religion : il est moins le virtuose sans égal du clavier, que celui de la bonté et de la générosité humaines. Les hommes ne valent pas l’art, à beaucoup près. Et pour le bien des mortels, il vaut mieux s’immoler à l’œuvre d’art qu’au genre humain.

 

 

 

 

VI

 

 

Il n’est pas sans une certaine maladresse. Il se livre trop ; il a trop d’effusion. Mais quelle force, quelle abondance généreuse : la source paraît intarissable. Il se donne sans cesse et toujours pleinement. Sans doute a-t-il été beaucoup aimé ; il a pourtant connu des ingrats ; à Paris plus qu’ailleurs, dans cette ville souveraine et cruelle, sorcière autant que fée, où toutes les charités sont naturelles, où l’on rencontre toutes les sortes de dévouement, mais où l’esprit d’auteur fait régner la haine et l’envie des vipères dans la cité des poètes et des artistes. Berlioz, pour qui Liszt avait tant fait, l’a désespéré par une trahison inspirée de la jalousie la plus sordide. Qu’importe ? Liszt suffit à tous les présents qu’il fait de son art et de sa vie au génie des maîtres, aux femmes, à l’amour et à l’enthousiasme.

 

 

 

 

VII

 

 

Dans la Sonate, Liszt n’a pas été compris ni suivi jusqu’à nous. Seul d’abord, Debussy, sans d’ailleurs y penser, a exploré ce merveilleux domaine. Le poème doit créer sa forme ; ce n’est pas à la forme d’enclore le poème. Ici, Liszt part de Beethoven et s’en sépare en dépit de son culte pour le Vieux Sourd, il lui préfère la musique : elle est trop vivante en lui, pour qu’il en méconnaisse le désir secret, la fièvre d’être libre et l’inquiétude. Il ne croit pas que la musique soit dans Beethoven pour toujours. Beethoven a épuisé les formes classiques de la Sonate, la symphonie n’étant que la sonate d’orchestre. À lui-même, vers la fin, elles ne suffisent plus. Wagner l’a montré avec une force pleine d’évidence. Dès la Neuvième Symphonie, Beethoven aspire à passer au delà : il ne sait pas trop où ; il n’a pas une idée nette du pays vierge où faire le merveilleux voyage : il n’a pas réussi à créer une forme nouvelle ; il a plutôt corrompu l’ancienne, en y faisant entrer la cantate et le chœur populaire. Prise en masse, la voix humaine est souvent une intruse dans la beauté instrumentale. Tout, dès lors, tourne un peu à l’effet théâtral ; et le théâtre est la mort de toute forme pure.

Assurément, parlant des formes, je ne distingue et ne divise que pour être mieux saisi. Tout est légitime en art, et la beauté justifie. La cantate, le plus faux des genres, n’a pas empêché Bach d’y produire cent chefs-d’œuvre. Cependant, il n’arrive presque jamais que la beauté se laisse prendre aux rets d’une forme inégale, imparfaite ou douteuse. Trouver une forme, ou la ressusciter avec une âme jusque-là non connue, ce privilège est un don rare du génie. Ainsi, dans la peinture au XIXe siècle, Daumier seul, peut-être, a inventé une forme qui fût toute à lui. Sans imposer à la musique de chambre cette qualité entre toutes originale, Beethoven l’a pressentie avec une sorte d’angoisse : il l’annonce dans les dernières Sonates et les derniers Quatuors. L’Opus CIX, le CX et le CXI mènent à la sonate cyclique. Le Quatuor en Ut dièse mineur, d’un seul tenant, coupé de récitatifs, et d’une si forte unité intellectuelle, a déconcerté par là tous les musiciens du temps. Le génie de Liszt accomplit la révolution, on dirait sans effort. Il découvre un monde nouveau : il l’improvise. La sonate est libérée des quatre mouvements classiques, sans lien, sans unité spirituelle, sans unité sonore. Voici le poème musical par excellence, poème pour le clavier, comme le poème symphonique doit l’être pour l’orchestre, et par l’incantation du même thaumaturge : il est presque unique dans l’histoire de l’art, que le même homme ait eu une invention si féconde : ce trouveur de formes est vraiment le trouvère de la musique. Nul n’y a été aussi ingénieux, aussi abondant que Liszt, et çà et là, du premier coup, il s’est établi en maître dans sa conquête.

 

 

 

 

VIII

 

 

Liszt à Weimar est un spectacle magnifique. La petite ville allemande, si célèbre par la longue royauté de Goethe, a reçu de Liszt une gloire musicale qui égale l’autre. Pendant près de dix ans, Weimar a été la capitale de la musique en Europe ; et sans qu’on pût, dès lors, en calculer l’influence, l’œuvre de Liszt à Weimar est un abrégé de tout ce que la musique européenne allait être pour un demi-siècle. C’est au temps de Weimar que s’est formée l’immortelle amitié de Liszt et de Wagner. Ce que le bon, le « saint François » a été pour son ami aux abois, en exil, sans ressources, souvent malade, aux limites du désespoir, de la colère et de l’amertume, dans un abandon universel, raillé de ceux qui ne l’ignoraient point ou ne l’insultaient pas, dévoré par les âpres orages de la puissance enchaînée et d’une volonté de vaincre toujours déçue, dans le double désert du génie et de la solitude, ce que Liszt a réellement été pour Wagner, un seul mot peut le dire : sans Liszt, nous n’aurions pas Wagner, ni l’homme ni l’artiste. Ils pourraient être rivaux : ils le devraient, selon la loi commune : à quelques mois près, ils ont le même âge, et Liszt survit quatre ans au grand poète de Bayreuth. Il n’est ni le disciple ni le frère aîné : il est l’égal, il aurait le droit de le penser : il ne l’a pas dit et ne l’a jamais laissé dire. Ils sont les deux maîtres musiciens de leur siècle ; ils l’ont empli tour à tour de leur nom et de leur esprit ; ils en ont révélé l’harmonie et créé le style : l’un et l’autre, ils ont pris la musique romantique aux mains de Beethoven et de Weber, pour en épuiser l’âme sensible, pour la rénover et transmettre enfin la promesse d’une harmonie nouvelle à notre Debussy. En 1850, Liszt va lutter pour Wagner et pour son art bien plus que Wagner en personne ; il n’oubliera que lui-même. Wagner alors réduit à soi seul, et à une affreuse impuissance, Liszt l’a soutenu de sa bourse, non pas une fois, mais cent fois en quinze ans : il s’est privé pour son ami. Il était loin d’être riche, à cette époque : il s’est vu dans la gêne, à plus d’une reprise, avec toute sorte de charges sur les bras : famille, enfants, dettes anciennes. N’importe, il lui prodigue tous les genres de secours, et le plus précieux encore, celui d’une admiration continuelle, d’une foi que rien ne put obscurcir. Ô le magnanime ami. Il oublie son art, pour vivre dans l’art d’un autre. Bien plus : il se laisse dépouiller par Wagner, qui lit ses poèmes symphoniques en manuscrit, qui s’en fait une proie, qui profite de toutes les trouvailles, qui médite tous les essais de Liszt pour s’en saisir aussitôt avec la promptitude du génie. Et plus tard, le triomphe de Wagner porte ombrage à tous les musiciens, le seul Liszt excepté. Moins on lui rend justice et à tout ce qu’il a prodigué de force musicale dans ses œuvres, plus Liszt vante celles de son grand ami vainqueur. Une telle abnégation est sans exemple. Si les théologiens étaient capables de peser ce qu’elle exige dans l’ordre de la pureté, de la grandeur d’âme et de la bonté sans ombre, ils instruiraient le procès de béatification, et Liszt serait placé sur les autels, comme le saint de la musique, en modèle inaccessible aux artistes. Qu’on ne cherche pas ailleurs le miracle : il est là.

 

 

 

 

IX

 

 

Pour le dire en passant, Liszt a plus travaillé à la gloire de Beethoven que tous les autres musiciens ensemble. Il ne quêtait pas seulement dans toute l’Europe pour le monument de Bonn : il révélait la musique de son héros. Les dernières sonates, les concertos, nul ne les a exécutés avant lui ; et tout de même, les symphonies qu’il a si bien transcrites au clavier. Quant aux derniers quatuors, Wagner est plutôt l’artisan de l’exégèse et du culte quasi mystique dont on les entoure. Mais quelle musique n’est pas redevable à Liszt, ou quel musicien ? Lui-même, Notre Père Bach lui doit la transcription de quelques œuvres sublimes de l’orgue au piano.

Que n’a-t-il pas fait pour Schubert, Schumann, Berlioz et Chopin ? Longtemps après, quand il est un vieil homme, il prend en mains la cause de la musique russe : avant lui, Moussorgski n’était pas connu en Allemagne. Brahms, Smetana, César Franck, Saint-Saëns, à peine a-t-il découvert le mérite, il faut qu’il le serve et le répande. On ne fut jamais si paternel au talent.

 

 

 

 

X

 

 

On doit admirer dans ce noble Liszt partagé entre Paris, Weimar, Bayreuth, Budapest et Rome, le premier des grands Européens. Il l’est de toute façon et comme il était seul permis à un musicien de l’être. La musique est sans doute la nouvelle religion de l’Europe. L’esprit français, l’émotion allemande, la culture latine, la foi catholique se compensent en lui, et y font l’accord le plus rare. Les romantiques de France et d’Angleterre lui sont familiers ; Dante et le Goethe mystique se partagent sa prédilection. Enfin, il est profondément religieux : ainsi, l’équilibre du monde germanique et du monde latin est admirable dans cet homme. Personne plus que Liszt ne nous offre une meilleure image de la très belle société européenne, qui a eu son plus haut moment dans les courtes années 1860. Tant à Rome qu’à Paris, à Vienne et dans les villes du Rhin, à Londres même, une élite a cherché tout ce qui rapproche, loin de tout ce qui divise. Les plus sages y ont mis un zèle enthousiaste et une naïveté touchante. Les peuples n’y entraient pour rien : tout se faisait entre gens de pensée et de mérite. Plusieurs crurent alors que le temps était venu pour une société des esprits. À Rome, les maîtres les plus différents de l’art, de la poésie et de la science n’avaient pas de peine à se rencontrer là-dessus. Dans la paix et l’oubli du moment, que répand la lumière qui se lève, chaque matin, passionnément indifférente, sur la poussière des siècles, le séjour était délicieux. Ibsen et Wagner, Browning et Lamartine, Mickiewicz et Tourgueniev, Victor Hugo et Michelet sont les témoins de cet esprit qui peut bien périr, mais qu’on ne conçoit pas sans le sentir impérissable. Renan et Taine en étaient nourris. Gobineau me semble en être le plus pur interprète. Et Liszt, la plus complète image. La guerre de 1870 a ruiné cette merveilleuse espérance. Il semble qu’au milieu de Babel, Paris reprenne aujourd’hui la même mission. Mais tout est plus difficile ; la bassesse des foules s’en mêle et le ventre de Caliban. Les Barbares sont trop. Les hommes qui pourraient faire une Europe sont noyés dans les flots de ceux qui veulent en faire une énorme Barbarie ; car les plus sauvages et les plus brutes se font, en apparence, les missionnaires d’une paix spirituelle qu’anéantit, dès l’abord, l’ombre seule de leur présence.

 

 

 

 

*

 

 

Son rôle de prêtre de la mission européenne met le dernier trait à cette vaillante figure. Liszt est le romantique dans sa perfection, celui qui rend inutile le nom de l’école, parce qu’il en fait un nouveau classique. Il ne force pas sa nature ; il n’en dit pas plus qu’il ne sent. La pensée et l’expression s’accordent. Il arrive peu à peu, par les voies de l’harmonie, à la mesure qui lui est propre. Par son exemple, il montre que cet art, issu de la sensation comme tout autre, et toujours lié au sensible, peut atteindre au calme, à la possession tranquille, à la sérénité enfin. Il est purgé de ses artifices. Rien ne lui reste de l’ancienne fausseté qu’un certain brillant et quelques manies de virtuose : les cadences à la Paganini, le coup d’archet violoniste, la pointe dirigée vers le ciel ; les effets de force, par le moyen du bruit ou des contrastes trop brusques ; l’ornement pour l’ornement et le prodige de la difficulté vaincue ; trop de couleur, parfois, et la grisaille s’ensuit ; trop d’éloquence et d’emphase dans l’ordonnance décorative ; le grandiose plus souvent que le grand ; l’étincelant plutôt que le lumineux ; l’excellent, que plus le tendre ; le sublime à bon compte, plutôt que le profond ; l’infatigable, plus que la puissance passionnée. Mais il a su faire saintement retraite et il fait oraison, je ne dis pas pénitence. L’oraison conduit presque toujours au discours plus simple, et même l’effusion y est d’un ton plus sobre. Le sentiment et la pensée complexes imposent à la forme d’être frugale. L’excès n’est permis qu’à l’indigence de la vigne sans fruits qui, faute de raisins et de grappes dionysiaques, pousse toute en feuillaison.

 

 

 

 

*

 

 

Sur la fin de sa vie, Liszt avait pris ce grand air de bonté un peu froide et de sagesse auguste, que devait naturellement répandre une âme comme la sienne, que le bonheur avait bénie et que la louange n’avait pu gâter. Il a toujours été beau, sain et robuste. D’une force au travail et d’une constance non communes, ami de tous les plaisirs, prompt à rire dans sa jeunesse, sans aucun fiel ; passant très vite d’une courte colère à de longs attendrissements ; toujours enthousiaste, toujours sensible ; entouré de femmes qui l’adorent et dont il ne se lasse jamais, même quand leurs jalousies lui pèsent, et qu’il s’ennuie de leurs intrigues, les passions ne l’ont pas quitté, à l’heure où il les quitte, sans lui laisser une auréole et cette sorte de couronne qu’une vie magnifique partage avec le couchant d’un beau jour. Vieillard, on compare souvent son visage à celui de Dante : ressemblance fort artificielle, même si elle était plus réelle qu’on ne prétend. Les deux figures, avec les mêmes traits, seraient encore d’une expression toute différente. Dante est sans âge : son portrait idéal est d’un grand oiseau, un aigle maigre, terriblement solitaire, qui regarde le troupeau de trop haut pour en être vu, et qui, croisant ses deux ailes de mépris et de courroux, va peut-être fondre sur sa proie, du vol le plus amer, le plus serré et le plus dur. Dans tout l’aspect de Dante, il y a une cruelle tristesse, un tel sillon de la douleur que ce grand visage-là, dans la bonté même, ne peut pas se détendre. L’habitude est prise de planer, une certaine avidité de tout saisir entre ses serres de fer, et un violent ressentiment de ne pas posséder la terre. Il peut sourire, ce grand visage : ce ne sera jamais qu’à Béatrice, aux confins du purgatoire et de l’Empyrée. Toute sa douceur ne doit être que pour Virgile, les saints les plus sublimes et les élus les plus proches de la Vierge et de son Fils. Liszt est un beau vieil homme, tiré de toute guerre. Sa sévérité même est bonne. Il a du religieux. Sa joue est encore charnue. Ayant eu tout ce qu’on peut avoir, il a bien joui de tout. Il ne s’est détaché des jeunes biens que pour les prémices célestes ; il compte sans orgueil sur le vin de la vigne éternelle et il semble en avoir l’avant-goût. Pas le moindre doute, pas le moindre reproche à la vie ; ni rancune ni ombre d’amertume. Dans son habit noir, sa culotte courte serrée au genou, ses souliers à boucle, le visage ras, le beau linge blanc sous le menton carré, ni tout à fait prêtre ni laïc, je le vois assez bien Maître de la Chapelle des poètes et des artistes en Paradis. Sa figure est rendue plus familière encore par un semis de petites verrues, qui me rappellent, je ne sais pourquoi, les îlots ronds qu’on nomme « les Tas de Pois », et qu’on voit au large de Pen Hir. La douceur des lèvres en corrige le dessin austère. La clarté des regards est calme et bonne. Il ne dédaigne rien. Il écoute une parole lointaine qui se fait, chaque jour, plus harmonieuse en lui et plus distincte. Tout son air respire la paix, comme si un chant s’élevait de cette présence pour murmurer en canon : « J’ai bien vécu ; j’ai bien aimé ; j’ai bien créé ; je crois, j’ai cru ; je n’ai jamais voulu le mal, si j’en ai fait ; même si je ne l’ai pas fait, je n’ai voulu que le bien, et j’ai toujours fait pour le mieux. »

Cette générosité sans exception, cette grandeur d’âme, cette abondance de cœur, cette intelligence si étendue, cette gloire qui ne corrompt pas, ce chant vif et neuf, ce don original et puissant de musique, un tel homme a toujours été rare. Peu de musiciens ont eu plus de génie, et peu d’hommes ont fait plus honneur à l’homme, que le magnanime Liszt.

 

 

 

 

André SUARÈS, Musiciens, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

 

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