Péguy

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André SUARÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        Vous frappiez à ma porte et j’allais vous ouvrir ;

        Vous veniez le matin en porteur de nouvelle.

        Vos mains brunes serraient ma main conventuelle,

        Moi, le prieur, et vous, le bon frère martyr.

 

        À mon droit de me taire, à mon art de souffrir

        Vous avez pris souvent une part fraternelle.

        Vous étiez bien le fils que Notre-Dame appelle,

        Et le soldat de Dieu qui veut vaincre et mourir.

 

        Péguy, cher vigneron de la vigne de gloire,

        Vous aviez aux souliers la Beauce avec la Loire,

        Ô bon homme de pied et de pain au chanteau.

 

        Vous étiez âpre et juste et plein de bonne haine.

        Et vous avez porté sous un petit manteau

        Le grand cœur paysan de la Bonne Lorraine.

 

 

I

 

Peuple soldat, dit Dieu, rien ne vaut le Français dans la bataille.

Et ainsi rien ne vaut le Français dans la croisade.

Peuple, les peuples pharisiens te disent léger.

Parce que tu es un peuple vite.

Tu es arrivé avant que les autres soient partis.

 

À un jour près, mais le samedi comme aujourd’hui, vigile et jeûne, il est mort à Villeroy, entre Meaux et Dammartin, dans la bataille de l’Ourcq, ce petit homme de France, qui avait tant de vertu, Charles Péguy.

Je dis vigile, pour lui faire plaisir : il aimait tous les vieux mots du calendrier, et il mettait une joie pieuse à ranimer en lui tous les anciens usages. Lui, de son temps comme pas un, et fils de la Révolution plus que personne. Mais il l’était aussi des croisades. Tous les âges de la France avaient en Péguy un héritier docile et ardemment soumis. Il était la tradition naturelle, qui ne s’interrompt pas. Et par le dévouement, qui dans l’objet aimé concilie tout, il était le lien des époques contraires et la présence.

Vigile est la veille du grand service, en liturgie ; et pour ceux qui ne le savent plus, je rappelle que vigile est aussi le nom que l’on donne aux matines et aux laudes de l’office des morts.

Péguy est tombé dans le grand service. Son jour fut la veille de la victoire. Et sa mort admirable est, à mon sens, laudes et matines pour tous nos morts.

Lieutenant, il mène ses hommes à la reprise de la France. Car il faut reprendre maintenant à cet ennemi horrible, à cette vermine géante, le sol même de la patrie, la chair de la mère et la plus proche au cœur. Ici, entre la Marne, l’Ourcq et la Beuvronne, c’est un morceau de l’Île et la France de la France.

Ils vont par bonds dans les avoines. Ils sont à cinq ou six cents mètres de la Bête. Ils ont à faire aux fameuses troupes, qu’en sa jactance, Kluck a laissées derrière lui, pour cueillir Paris, quand la Bête aura dévoré la France, tout entière aujourd’hui dans les armées de Joffre.

À l’abri d’un talus, contre la route de Charny, Péguy et ses hommes font feu sous la mitraille. Mais il faut quitter la tranchée du chemin creux. Et Péguy s’élance. Il crie en avant ! Il montre le lieu de leur commune gloire et de leur sacrifice, la place qu’il faut payer de son sang, et où il va mourir. Ils courent sous la pluie des balles. Ils sont noirs de poussière et de poudre. Ils ont déjà la terre sur le front et dans la bouche. Les yeux vivent seuls, d’une immortelle vie. La fureur les anime contre leurs assassins : cet ennemi, ce peuple, ces Allemands ne sont que des assassins ; et ils seront des assassins tant qu’ils tiendront un pied de ce sol, tant qu’il ne les aura pas engloutis.

En avant ! en avant ! Il s’enroue à crier. Péguy est debout, dans un feu d’enfer, comme ces démons l’attisent. Le capitaine et l’autre lieutenant viennent d’être tués. Péguy commande. Il fait coucher ses hommes. Et il reste debout. Une balle en plein front le jette contre la terre, et le rend à ce sein qu’il a tant aimé. À son tour, il est couché, ce brave. Il fait le pont entre la France en danger et la France sauvée.

C’est pourquoi ce temps lui appartient. La semaine où nous entrons est la plus sainte de l’histoire. Il faut que tous les Français y soient pèlerins. La France vit par ces beaux morts.

Comment leur rendre gloire à tous ? Comment venir à leurs autels, et les prier ? On les adore : car adorer, c’est prier en aimant. Que chacun de nous choisisse, entre ces morts, ceux qui lui tiennent de plus près. Pour moi, c’est vers Péguy que je me tourne. C’est lui que je visite. Entre les saints de la Marne, c’est lui que j’ai le mieux connu et que je vis le dernier. Et dans le temps qu’il faut célébrer la plus grande victoire de tous les temps, la plus pure et la plus belle, c’est Péguy que je célèbre.

 

*

 

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes bataille.

Couchés dessus ce sol à la face de Dieu.

 

Le samedi soir est venu. Et il n’a pas vu le terrible dimanche, ni le plus beau des dimanches, huit jours après, repos de l’angoisse et certitude du triomphe.

Il est là, le pauvre Péguy, bien plus grand que les cinq pieds de terre qu’il couvre. Il dort dans la poussière encore chaude.

Une nuit merveilleuse. Toute la paix du ciel, toute la douceur, toute la grâce de la France sur ce pays sacré que la Bête a mué en charnier, qu’elle a semé de cendres et de ruines.

Après la journée brûlante d’enfer et de soleil, une fraîcheur délicieuse s’est répandue, pareille à la fraîche paupière après les plus ardentes larmes. C’était la pleine lune, la dernière de l’été. Elle souriait aux dormants, les braves qui avaient combattu et devaient tant combattre encore. Elle bénissait les grands dormants, ceux qui se sont accomplis dans la victoire, et que le combat n’appelle plus.

Il y avait des cris et des râles dans la campagne. L’énorme douleur de vivre et de se défendre contre les méchants, Péguy ne la souffre plus. Il est sauvé.

 

Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre,

Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.

 

*

 

La mort est partout la mort, plutôt qu’ici.

Le péril de la France, et la vie que les hommes donnent pour elle ont tant de grandeur, que l’horreur immonde de la guerre en est elle-même effacée.

Cette bataille sublime est bien celle du cœur hun1ain contre la machine. Les Allemands doivent mourir et meurent. Les fils de la France ne meurent pas. Tous les morts semblent des vaincus : les saints de la Marne sont des vainqueurs.

Telle est la victoire de la Marne que les Allemands n’osent pas en parler. Armée pour la destruction et pour la proie, cette race impure ne sait pas encore qu’elle a reçu là le coup profond qui la tuera : elle en a caché la cicatrice ; mais la blessure gagne au dedans : elle en mourra.

Péguy ne croyait pas mourir. Il était parti plein d’espoir, pour vaincre et pour vivre. Il était sûr de la victoire. Il paraissait l’être de la vie. Avec tout un peuple, il allait à la gloire. Il l’a.

 

Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu

Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.

 

II

 

Péguy est le Carlyle de la France, infiniment meilleur que l’autre, plus vrai, plus libre et plus humain. Et bien plus poète aussi. Carlyle est piétiste impénitent : de là, qu’il paraît souvent charlatan de morale ; il enveloppe dans un morceau d’Apocalypse son onguent d’Allemagne. Profondément austère, avec simplicité, Péguy n’a pas besoin de se déguiser en mangeur de sauterelles, en cuisinière de la lande qui prépare le goûter de Macbeth. C’est une âme qu’on découvre et qui ne s’offre pas, une force comme on en trouve peu, dans l’habit de l’homme le plus ordinaire. Il n’est d’abord singulier en rien. Puis, on saisit sa vertu cachée ; et on ne le confond plus avec personne.

Entre Carlyle et lui, il y a la différence de l’Écosse la plus étroite et la plus reculée à la plus large France. L’Écossais n’est qu’un prophète de canton. Quand Péguy monte en chaire, dans son église de village, il est quasi de plain-pied : ni prophète ni sorcier, ne fût-il qu’un petit curé au Val de Loire, il parle à tous les hommes, et le monde entier est au prône.

Je n’en fais point l’incarnation de la France dans la plus grande de ses guerres et dans l’heure la plus héroïque de son histoire. Le temps n’est plus où les siècles et les multitudes s’incarnent à une seule vie. Mais Péguy réalise dans sa personne une foule de vertus françaises. Le Val de Loire n’est pas pour rien le pays le plus classique de la France. Je ne dis pas le plus français, qui sera toujours entre l’Aisne, la Seine et l’Oise. Au Val de Loire, tout est plus ancien même que la France. Tout est gaulois et roman. Dans le délicieux paysage, la forme est déjà latine ; et la lumière en plus d’un rayon est déjà du midi.

 

*

 

Il était de souche paysanne. Ses pères, vignerons en Beauce : lui-même faisait grand cas du vin ; mais il n’en pouvait boire. Sa mère venait du Bourbonnais ; et par elle il était le dernier de toute une lignée de bûcherons. Il a beaucoup bûché et beaucoup cogné, mais non avec la hache, et il a fendu plus de mensonges que de bois.

Il a grandi parmi les gens de métier. Il les a bien connus, pour les aimer et les bourrer, quand ils n’ont pas le cœur à l’ouvrage. Il a vu sa grand-mère faire la lessive au lavoir ; et sa mère, restée veuve, rempailler les chaises qu’elle louait dans la cathédrale d’Orléans. Il n’était bien assis que sur une chaise ou un tabouret. Il aimait les bonnes chaises et les boiteuses aussi. Un fauteuil ne le flattait pas, et l’ennuyait : passe encore le dossier, mais des bras ?

Personne mieux que lui n’a pratiqué la pauvreté, et n’en a mieux parlé. Il l’a honorée. Il ne l’a pas vantée. Il l’a distinguée avec soin du blême dénuement, et il s’est penché sur la misère. Il l’a considérée avec une sévère pitié. Il n’en a pas fait un exercice d’éloquence, ni un texte de rébellion. Il ne pensait pas non plus qu’on dût s’y résigner, et nourrir les pauvres d’homélies. Il est rare qu’on pèse exactement la pauvreté. Péguy ne l’a ni maudite ni bénie. Il en a souffert, et plus d’une fois, il l’a sanctifiée. C’est la loi du vrai pauvre, du pauvre grand et bon. Quand le pauvre ne sanctifie pas la pauvreté, elle le dégrade. La pauvreté est une compagne ardente et redoutable ; elle est la plus vieille noblesse du monde. Bien peu sont dignes d’elle. Et cette dame est la plus grande, quand elle montre un visage tout pur et tout patient.

 

*

 

Il a fait ses études, et il a passé par l’École normale, comme il eût été dans les ordres. Sacerdos in aeternum. On ne peut le concevoir sans cette ordination intellectuelle. Il a toujours gardé de l’élève et toujours du professeur. Il n’a pas cessé d’être fils du peuple : mais comme le petit paysan devient d’Église, c’est par la Sorbonne et l’Université que Péguy était de la bourgeoisie.

À Paris, il va dans les faubourgs. Il découvre un peuple unique capable de toutes les révolutions, qui les a toutes faites et les fera toutes. Il lie commerce avec les vieux de la vieille, qui ont été de la Commune, et qui ont mis dans la Commune la même âme que leurs pères de 93 dans la fureur de la Révolution. Ce peuple est toujours en puissance du Messie ; il le forme toujours, et toujours il l’attend. Ce qu’on appelle son inquiétude est son génie à vivre. Son désordre est le goût du paradis. Mais il ne gronde pas ni ne meurt sans rire. Et ses filles sont des amoureuses. Sion s’est décrassée dans Athènes de l’humeur fanatique.

Il lit Michelet. Jeanne d’Arc et le peuple de Paris, la France et la justice, le passé et l’avenir, il verse tout dans la même ardeur, comme un noble jeune homme. Et le voici, à vingt-cinq ans, qui passe pour une des forces de la cité socialiste. Le reste de sa vie n’est que les variations de ces thèmes-là. Il a toujours été le même homme. N’est-il pas à sept ans celui qui doit mourir à Villeroy ? Cette mère, qui loue des chaises qu’elle rempaille, elle tient par la main le petit Péguy, et l’assoit près d’elle, sagement, dans la cathédrale, toute pleine de Jeanne d’Arc. Le petit garçon rêve dans la nef. Et le soir vient, quand tout le monde s’en va. Le petit se rappelle les histoires de sa grand-mère qui conte si bien. Hier, les Prussiens étaient là, dans la rue, dans la ville, maîtres du pays. Les vieux en parlent comme du diable. Sont-ce pas les Prussiens qu’a chassés Jeanne d’Arc ? Toute sa vie, toute son œuvre, flottent sous ces voûtes, dans un reste d’encens, tandis qu’une faible lueur demeure et que les lampes de l’autel veillent saintement. Il était déjà soldat de vocation. Il l’a été dans les lettres, dans la politique, dans la morale, en tout ce qu’il fit. Et toujours homme de pied.

Son goût était de marcher à pied. Il faisait les manœuvres par devoir et par plaisir. Je ne sais d’ailleurs pas quel plaisir il eût trouvé à ce qu’il ne devait pas faire.

Il pouvait être capitaine et ne l’a pas voulu, pour n’aller pas à cheval. Il ne savait pas monter, et ne se souciait pas de l’apprendre. Il était de pied et prétendait rester de pied. Ses hommes, d’abord, l’ont pris pour un maître d’école ; et ces railleurs de Paris l’ont nommé le pion.

Ils ne croyaient pas si bien dire ; pion, piéton. Tel pion vaut le roi. Ils ont un peu ri de lui ; puis ils l’ont aimé. Ils le vénèrent aujourd’hui.

 

 

III

 

C’était un petit homme, ni brun ni blond, de couleur indécise. Un peu voûté, la mine assez soucieuse, le corps porté en avant, ne regardant guère autour de soi. La tête baissée le plus souvent, voyant peu, ou laissant le regard s’évader en l’air par le défaut du binocle. Les épaules tombantes, l’air effacé plus que timide ; les jambes courtes, les bras longs. Une assez forte tête, d’un beau dessin, bien ronde et qui demain eût été bien polie : le cheveu déjà rare ; le teint brouillé et souvent jaune, à tout ennui la bile en mouvement. Il était usé par la vie plus que vieilli ; et vers quarante ans, il a commencé d’être malade.

Maigre sans le paraître, et plus robuste qu’on n’aurait cru. Il gardait de la jeunesse dans la tournure. Rien de lourd, on sentait l’homme qui marche et peut marcher beaucoup. Les mains bonnes, sèches et chaudes.

Il avait de fortes mâchoires, l’inférieure bien suspendue, bien accrochée à la charnière, et faite à ne pas lâcher le morceau. Le bas du visage eût été dur sans la bonne barbe, ni soyeuse ni épaisse, de ton incertain, châtaine par temps sec, et les jours de pluie couleur de chaume vieux, de glui plutôt, comme la paille de seigle, tantôt brune, tantôt grise. Cette espèce de barbe est celle des chemineaux. Elle a les reflets de la route.

Les yeux de Péguy démentaient toute méchanceté, même dans la violence. Il avait assez de bonté pour ne pas prétendre à être bon ; mais avec ces yeux-là, il aurait pu faire du mal sans cesser d’être brave homme. Doucement bruns et marrons, souvent éteints, la prunelle lasse ; parfois lumineux, jamais étincelants, ils disaient une vie plus longue que les années, beaucoup de recueillement, beaucoup de souci. Leur propre lueur était celle de l’espérance. Ils avaient aussi la douce malice et la raillerie qui l’est moins ; de loin en loin, la complaisance et même le rire joyeux. Un jour, j’ai vu les yeux de Péguy sur ses enfants, avec quelle pensive tendresse. Leur colère était triste, moins de rudesse que de dégoût. C’étaient les yeux du serviteur fidèle ; ils avaient l’amitié des yeux parfaits des chiens. Telle était la bonté de ces yeux et la foi, que Péguy regardait rarement les gens tout droit, dans la face : il se fût trop livré. Il n’aurait plus été libre ni de vouloir ni de dire non. Or, il était très capable d’un jugement, d’un châtiment et d’un refus. S’il avait fait exécuter un coupable, il ne l’eût regardé en pleins yeux qu’au moment de la mort, pour lui pardonner d’ailleurs plus que pour lui demander pardon. De la sorte, il a paru fuyant à ceux qui ne l’aimaient pas.

Jeune homme, son visage respirait la volonté virile. Il avait le teint de la brique et du sang clair, bien cuit par le soleil. Point de barbe alors, le menton dur, le front brillant, les traits fins et précis, presque roides, pleins d’énergie ; les joues d’une arête vive et simple, il semblait un de ces artisans si vrais et si fe1mes dans la pierre que les imagiers ont sculptés au porche des cathédrales.

 

*

 

Entêté de son droit jusqu’à nier le droit des autres, et même s’il a pu les méconnaître, il a toujours été vrai. Et jusque dans l’injustice, je le crois juste. La bonne qualité de son âme le défendait de tout péché contre l’esprit. Même confus, il avait les clartés du fond. Il pouvait donc faire erreur sur les faits particuliers, voire sur la personne : dans l’essentiel, il ne s’est pas trompé.

Soldat, il a toujours été en guerre. Il la fit à la mauvaise Sorbonne, lui le premier. Il l’a faite aux politiques en tout ordre. Il l’a faite à l’esprit teuton, dans les écoles et dans les partis ; à la fausse justice et à la fausse égalité ; aux mauvais riches et aux mauvais pauvres ; à l’or qui tue et au travail sans foi ; à la matière et aux outrages de la matière, quand elle se vante de faire le bonheur de l’homme sans l’esprit, et l’honneur de la vie sans cœur ni sacrifice. Il était né pour être l’aumônier de la République et son directeur de conscience.

 

*

 

Ces hommes de pied, qui marchent à petits pas pressés, en route du matin au soir, et qui ne relèvent pas leurs moustaches d’un air avantageux, ils sont les forts soldats de l’action.

Qu’on ne nous gâte pas Péguy par l’excès des louanges, et ce misérable encens qui n’est point la pure larme du désert, ni la myrrhe de Smyrne. Péguy n’était pas le plus grand écrivain de la France, ni le plus beau poète de son temps. Mais il était Péguy, grand par la force, grand par la conscience et par le caractère. Il était le premier des soldats qui écrivent, et le premier entre les artisans qui pensent. Peu d’hommes ont agi sur leur temps plus que lui. Il avait des disciples et des fidèles. Ils étaient avec lui comme des ouailles. Il leur expliquait le texte des événements, et leur éclairait le cours de la vie. Il était guide, clerc et maître d’école.

Sa gloire doit grandir. Son mérite sera toujours plus évident. Il survivra à la plupart de ceux qui lui survivent. Il est plein de sens, dru et solide. Il parle beaucoup, mais non pas pour ne rien dire. Son limon roule de l’or.

L’homme brave que ce fut ! Le fort petit homme que ce Péguy. Le loyal serviteur ! Quel pasteur de peuples eût été Jaurès, s’il eût voulu de Péguy pour conscience.

Et enfin, plus d’une fois, il a eu du génie.

 

 

IV

 

Péguy a toujours été religieux.

Croyait-il ? ou comment a-t-il cru ? et à quoi ? L’incrédulité lui était insupportable. Pour vivre, il lui fallait une foi. À ses yeux, la foi était le fondement de la justice. Il ne parlait pas religion ni Église aux mangeurs de prêtres, et moins encore aux prêtres pendant longtemps. Il se fût mieux accordé avec les incrédules qu’avec les pharisiens et les dévots.

Le plus grand des catholiques, et le plus intelligent que je sache aujourd’hui, me disait un jour : « Mais enfin, qu’est-ce que Péguy ? et que veut-il ? Ses enfants ne sont même pas baptisés, et il les voue à la sainte Vierge. Je n’y comprends rien. » Péguy n’était pas tant de Rome que d’Orléans et de Paris. Il y avait en lui de ces vieux Français qui, avant la Réforme et le Concile de Trente, gardaient un contact direct avec Dieu et Jésus-Christ. Rien n’est plus sensible dans Jeanne d’Arc elle-même. Elle n’est pas obéissante : elle n’eût rien fait, si elle eût obéi. Le seul jour où elle a dû obéir, elle s’est reniée. Et elle est morte dans le feu pour se punir du reniement, la sublime jeune fille. Péguy n’a jamais pardonné à l’évêque.

Le fond du vrai saint est une relation directe du fidèle, qui aime Dieu infiniment, avec le Dieu de sa foi, un droit entretien, intime et personnel, entre la créature aimante et le Créateur infiniment aimé. Je ne sais où la religion de Péguy l’eût conduit. Je suis tenté de croire qu’il eût été le fils soumis de l’Église à la mesure où l’Église eût été une mère moins heureuse et moins avouée. L’Église triomphante eût trouvé Péguy de plus en plus rebelle. Il était homme à mener sa grande affaire pour la vie et pour la mort avec Jésus directement et Dieu le Père. Et d’ailleurs il avait toujours Jeanne d’Arc pour lui.

Il ne faut du tout se figurer que Jeanne d’Arc est pour Péguy un sujet littéraire. Jeanne d’Arc est l’œuvre de toute sa vie, son devoir, sa mission. Il se regardait vivant et né pour Jeanne d’Arc, comme Joinville pour saint Louis.

Son premier livre, à vingt-cinq ans, est une Jeanne d’Arc. Il m’avouait qu’il écrirait sur Jeanne d’Arc toute sa vie, dût-il vivre cent ans. Vingt autres volumes ne l’effrayaient pas, ni trente. Il mettait tout en Jeanne d’Arc. Il transposait tout en elle, comme sur le plan d’une réalité supérieure. Jeanne d’Arc enfin était à Péguy la France toute présente dans sa Passion. Le vrai chrétien vit sans cesse dans la passion de Jésus-Christ. Péguy ne cessait pas de vivre dans la milice et la passion de la Bonne Lorraine.

Toutes ses autres œuvres, ses pamphlets, ses discours, ses harangues à soi-même et sur lui-même, ne sont que les combats et les escarmouches de sa sainte Jeanne au vingtième siècle. Il faisait campagne à son exemple, comme elle a guerroyé. Et toujours pour la justice, pour le bien du royaume et pour ses voix.

Profondément religieux, il était né hérétique. L’hérésie est la vie de la religion. C’est la foi qui fait les hérétiques. Dans une religion moite, il n’y a plus d’hérésies. À la vérité, Péguy a été l’hérétique de toutes ses religions, moins une : Hérétique de la foi socialiste ; hérétique de la Sorbonne ; hérétique en fait d’imprimerie, où il a gâté tant d’amour pour le livre et la belle lettre, par deux ou trois partis pris incurables ; hérétique même de l’Église, puisqu’enfin il avait sa façon propre d’être chrétien, et qu’on dispute encore si ce grand catholique était vraiment catholique ou ne l’était point.

La France, fille aînée de Dieu et mère sublime des nations, telle est la seule religion de Péguy, où il ait été sans hérésie. Personne, depuis Michelet, n’a eu toute l’histoire de France plus chevillée à l’âme. Non pas qu’il la connût mieux ni plus à fond que tant d’autres : mais il vivait en elle. La culture de Péguy est tout historique.

 

*

 

Il a été juste pour les Juifs, ce qui est si rare : il ne les flattait pas, et il aurait eu honte de les outrager.

Au-delà de tous reproches, il a su voir le fond immuable d’Israël, dans les prophètes et l’Évangile : là, en effet, l’esprit calme qui juge et ne rejette rien, saisit l’extrême effort de l’homme, et le plus extraordinaire, pour se tirer de l’instinct animal, et pour sortir de l’espèce. On peut supposer des fourmis géomètres et des abeilles capables de toute mécanique. Mais l’homme seul peut vivre pour l’amour de ce qui n’est pas lui-même ; et pour la paix en Dieu, qui est le nom mystique de la justice. La guerre des Boches est celle de la Bête contre l’Évangile, et du Barbare contre Rome.

Polyeucte, chef-d’œuvre de l’esprit humain ; Victor Hugo, l’Homère de la Grande Armée ; et Pascal, le puissant chrétien qui met tant de génie à croire : quel zèle inépuisable en Péguy pour ces œuvres héroïques, et le grand style à la française.

Vénération du latin ; et une sorte de culte, à la fois, pour les Grecs et pour les Hébreux, peuple de la Bible : rien ne manquait à la culture de Péguy, c’est celle de la France à travers les siècles.

Or, il admirait dans les Français tous ses modèles ensemble, les Grecs, les Israélites et les Romains, Sophocle, les prophètes et la langue de l’Église. À mon sens, rien n’est plus vrai. Le Français a ces trois racines. De là qu’entre tous les hommes, il est le peuple humain. Voilà pourquoi Dieu les aime tant ses Français, dit Péguy.

 

*

 

Il est l’homme du bon travail.

Né parmi les gens de métier, ayant beaucoup vécu avec eux, il connaît et il aime par-dessus tout le bon ouvrier. Il déteste le mauvais ouvrier, qui gâche la matière et l’ouvrage. Le mauvais ouvrier est l’homme sans foi.

Péguy dirait volontiers : Celui qui n’a pas de conscience dans le métier qu’il fait n’est qu’un bourgeois. Tandis que le bourgeois, qui fait bien ce qu’il fait et le veut toujours mieux faire, celui-là est un bon ouvrier. Telle est bien la morale de la France et l’égalité française : celle de la conscience et celle du talent : parfaits artisans ou grands artistes, parfaits soldats ou grands chefs de guerre, tous sont égaux en noblesse pour vivre et pour mourir : ils savent ce qu’ils font et le veulent bien faire : ils se comprennent les uns les autres : ils se jugent entre eux et ils acceptent d’être jugés, tous libres, tous nobles, tous de plain-pied avec l’édifice qu’ils bâtissent, que ce soit la cathédrale, la prose ou la patrie. Il n’est pas d’autre République.

 

 

V

 

Œuvre étrange, celle de Péguy. Ses livres commencent toujours et n’ont jamais de fin.

Il pense par digressions ; et son texte vit de commentaires. Faire route, pour lui, c’est dériver. La seule unité de ses œuvres est sa propre unité.

Cent commencements, et pas de fin : beaucoup de gens s’y perdent. L’œuvre de Péguy les déconcerte. Mais elle retient ceux qu’elle a conquis : ils n’ont pas une œuvre d’art entre leurs mains : ils ont trouvé un homme. Et faits à cette voix, ils en cherchent l’entretien.

 

Il semble manquer de goût, et n’a jamais de mauvais goût. Il bavarde ; il rabâche. Ce discours est interminable, et on finit par ne pas le juger inutile. Il multiplie les mots, et n’est pas redondant.

On croit qu’il radote ; et il se raconte lui-même dans la radoterie. Il faut bien qu’on la lui pardonne : ses redites disent encore ce qu’on veut savoir de sa pensée et de son sentiment. On ne perd pas le temps avec lui. On sait qu’il fait comme il parle. Il est inépuisable en coups de marteau : toutefois, il enfonce le clou. La répétition chez lui n’est point vide.

Un sonnet même ne lui sert qu’à commencer un autre sonnet ; et dans le second, le troisième : ils sont engagés les uns dans les autres non pas seulement par les idées, mais par les mots.

 

Jamais homme mieux doué pour agir n’a eu moins d’action dans la forme. De même que le sonnet n’est pas un poème bien fini pour lui, le drame pour Péguy n’est qu’un chapelet de méditations.

Il est fort capable d’asseoir l’un en face de l’autre deux personnages qui monologuent à l’infini, chacun pour son compte, et tous les deux pour le compte de Péguy, sans se répondre, sans même s’écouter. Et ils appellent dialogue ce discours doublement singulier.

Dans ses livres, il est une manière d’enquêteur et de juge, qui prend sa conscience à témoin de lui-même et des autres. Il consulte et il médite tout haut. Il ne tarit pas de peser les témoignages. Il a toujours le temps. Et comme il est seul, il a aussi l’espace. Le besoin de modeler et de fondre la statue est ce qu’il ignore le plus.

Fort souvent, il fait penser au poète ou à l’orateur qui prépare, en tranchant, le discours qu’il doit prononcer tout à l’heure devant une assemblée. Il a le génie du sermon familier.

Il va, il vient ; il s’arrête, il repart, il revient ; il passe de souvenir en souvenir, d’idée en idée ; il se répète dix fois, cent fois, dix mille, tant qu’il croit avoir une nuance à exprimer : il ajoute à l’expression, eût-il atteint la meilleure : il n’ôte jamais. Il interpelle ses gens ; il les gourmande ; il rit avec eux ; il leur baille le fouet ; mieux, il s’entretient avec son propre sujet ; il cause avec les idées supérieures qui l’animent. Il n’en finit plus ; il s’étend, il se traîne ; il se perd. Et pourtant ses sables mêmes valent qu’on s’y fixe ; et son limon a le prix de la limpidité.

Péguy est un vaste bras de Loire, avec ses îles, ses bancs, ses joncs et son inondation. Il est plan. IL est statique. Il est sillons, cours insensible, plaine de fleuve à l’infini.

Son expansion monotone déborde les rives. Il n’a point de relief, mais il a de forts remous. Il n’est pas musicien : l’harmonie lui est étrangère ; mais il a la force d’un chant naturel, le grand bruit d’une rivière sous les ponts, ou le murmure de la brise méridienne qui passe dans les hautes céréales.

Et cette eau est vivante. Elle mire le ciel du doux pays. Quelques-uns des plus beaux paysages se déroulent, avec lenteur, au long de ces molles rives. La lumière les pare et les modèle ; et ils s’y offrent de toutes parts, avec simplesse, tout bonnement.

 

*

 

Avec une conscience si difficile, Péguy a la maladie du scrupule. Il est sensible à la moindre nuance du sens qui sépare les mots. Pour lui, il n’y a pas de synonymes. Il n’en est pas pour l’artiste : mais l’artiste se décide. Péguy ne saurait. Il veut laisser à sa pensée tous les tours et toutes les inflexions de la conscience. Il ne choisit plus. Il donne donc toutes ses variantes. Le scrupule achève en lui le système de la digression. Et voilà ses litanies.

L’art d’écrire n’y trouve pas son compte. Cependant cette forme est oratoire : elle est un miroir de la pensée qui se cherche, qui naît et se confie.

J’imagine qu’il s’est mis au régime des vers réguliers par discipline, et pour tenir enfin la bride à sa continuelle digression. Il a d’abord choisi la forme du sonnet, parce qu’elle est la plus stricte. Il n’a pas pu s’y plier une seule fois, ni tout à fait selon les règles. Le frein qu’il voulait se donner l’a poussé plus avant dans son vice. Telle est la vengeance de la nature sur la volonté, dans les âmes fortes. Le sonnet l’a conduit à la rime fréquente, et la rime à la manie. Car la manie est une inclination naturelle qui n’a plus de limite. La rime est la grande tentatrice.

 

*

 

Il avait cette idée que sa prose, toute bonne qu’elle fût, ne valait pas ses vers. Il n’osait pas ne plus croire aux genres, et à une hiérarchie des œuvres. Un roman, selon lui, ne pouvait s’égaler à une épopée, ni la comédie aux chefs-d’œuvre tragiques. Qu’un livre en prose pût être le plus beau des drames, il ne l’eût pas accordé. Il est vrai qu’un de ses beaux vers vaut mieux que sa prose : mais il a beaucoup de bonne prose, et peu de beaux vers.

Pour aller au fond, je dirai de Péguy comme de nous tous, aujourd’hui, qu’il excelle surtout dans la forme qui est celle de notre temps, et notre création propre : qui n’est ni la prose ni les vers, mais plutôt l’un et l’autre.

Cette forme nouvelle, qui varie avec chaque poète, et qui en épouse si ardemment le génie, est la plus forte création de l’art français, depuis la prose du dix-septième siècle. On la voit naître dans Rousseau et dans Chateaubriand. Elle prend conscience d’elle-même avec Baudelaire. Elle est déjà un moyen d’expression admirable dans Flaubert. Et Rimbaud en a fait cet instrument inouï jusque-là, le grand alto sonore sur lequel il a joué ses fragments, où le délire sacré étouffe par malheur le génie.

 

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Il m’a dit une fois qu’il rimait avec un répertoire des rimes, et qu’il avait mis dans un poème toutes les rimes, sans en passer une, de deux ou trois des consonances les plus fréquentes en français. Il l’avait voulu ainsi. Mais je ne suis pas sûr qu’il aurait pu faire autrement. Il justifiait son penchant par toute sorte de bonnes raisons : les chansons de geste et les laisses sur une seule rime.

Quand il choisit, il est gêné et contraint dans ses choix. Et lui, l’homme le plus d’une venue et le moins mandarin, il est parfois obscur : en deux ou trois passages, il rappelle même Mallarmé, de qui il est l’antipode.

Un jour donc, je lui conseillai par jeu de lire Mallarmé. Je n’ai jamais su ce qu’il pensait du fameux poète sibyllin, et il ne m’en a pas dit son sentiment. Mallarmé est ce qu’il y a de plus étranger à Péguy, en toutes choses. Mallarmé est l’artiste pur, séparé de la vie. Son art se révèle à un très petit nombre de sonnets, qui sont d’étonnantes merveilles. Mallarmé est le mage, grand maître de l’œuvre poétique, éternellement penché sur son alchimie.

Péguy est tout le contraire. Il a une foule de vertus et de mérites, où Mallarmé se fût défendu de jamais prétendre. Péguy est dans la vie et la politique aussi pleinement que Mallarmé en veut être absent. Mallarmé est le mandarin retiré de tout dans son ermitage. Péguy est le soldat dans la guerre, et chacun de ses livres est sa bataille.

 

*

 

Son génie de la digression et du soliloque, sa force morale et l’ardeur de sa conscience s’exercent librement dans le pamphlet. Il y est à son aise : sa bonhomie, son air de vieux maître à penser, sa verve de curé, même dans l’invective la plus âpre, donnent à ses satires une saveur rare. D’ailleurs, il ne sépare pas les hommes des idées. Dans la politique, il est clair que les idées ne sont rien sans les hommes. Bien des mensonges se dissipent, quand on touche les menteurs au fer chaud de ce principe.

Péguy peut être fort dur, quand il accuse et qu’il s’indigne. Il a le trait grand. Il meut de forts propos et des idées vaillantes contre de petites gens. Il semble donc démesuré à ses adversaires, qui sont médiocres. C’est un trait de grandeur, c’en est le sens et la marque, de donner de hautes proportions à de petits ennemis.

On n’est point français, si on n’a de l’esprit. Le plus puissant génie, s’il n’est pas spirituel, il est de France moins qu’un autre. Ce don est celui d’Athènes et de Paris. Shakespeare, s’il a tant d’esprit, c’est qu’il est tout vif un Celte. Il y a plus d’esprit dans une page de Montaigne ou de Pascal que dans tous les livres allemands. Gondi a tant d’esprit qu’on ne prend plus garde à son génie. Péguy avait de l’esprit : il était plein de malice villageoise.

 

*

 

Le pamphlet ne va pas sans violence. Il est sans règle : il s’en fait une de l’excès. Dans cette guerre de partisan, l’ennemi n’est que le sujet du discours : on est contre lui l’avocat de soi-même et de la cause qu’on soutient. L’auteur du pamphlet est souvent plus présent au pamphlet que l’objet, et plus nécessaire. On peut tout dire de soi contre un autre.

Très libre et très amant de la liberté, Péguy est pourtant trop religieux pour être tolérant. Il a des vérités et des certitudes. Et celles qu’il n’a pas, il veut se les donner : c’est pour n’en plus douter surtout qu’il manque de tolérance. Il ne tolère pas sa secrète hésitation.

Une vérité qui se démontre se passe d’assentiment. Le vrai géométrique est évident : il suffit qu’on soit capable d’en voir l’évidence. Mais les vérités morales, qui prétendent gouverner l’action, n’admettent guère l’humeur tolérante. La force du caractère porte à rejeter avec violence ce que la force d’esprit s’amuse d’accepter.

 

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Pour les gens de foi, l’excès d’esprit est un danger. Avoir extrêmement d’esprit, c’est jouer au-dessus des idées, et jouer d’elles aussi. Enfin, l’on joue avec soi-même. De la sorte, avoir de l’esprit, c’est être souverainement libre. Le souverain fait toujours ombrage à quelqu’un. Péguy ne pouvait aller jusque-là : il avait un dessein, en dehors de l’esprit même.

Entre les Provinciales et les pamphlets de Péguy, il y a l’abîme de la forme parfaite à la forme diffuse. Mais Péguy ne disparaît pas devant Pascal : parce qu’on sent toujours l’homme libre, et l’indépendance du caractère, qui ne cède ni à l’intérêt, ni aux puissances, ni à rien qui ne soit la vérité de l’esprit. Ces hommes-là sont sûrs d’avoir la vérité, l’étant de mourir pour elle. Qu’on ne se fie pas à leurs avances, ni aux menues concessions qu’on leur voit faire : ils s’effacent, quand il le faut ; mais ils n’abandonnent que le lieu où ils ne sont déjà plus. Ils ont leur for intérieur, où ils se retirent, et qui est leur citadelle. Il serait plus sage de soupçonner leur franchise que de croire à leur complaisance.

Toutefois, Pascal est l’antipape dans l’Église où Péguy est le frère mineur.

 

 

VI

 

Il venait de bon matin, et le plus souvent par la pluie. Il avait le parapluie dans une main ; de l’autre, il ôtait son manteau. Un chapeau de feutre noir, usé et assoupli à la tête de l’homme, un chapeau de tous les temps, comme on en a toujours porté, hier et aujourd’hui. Péguy n’était pas à la mode. Le noir était sa couleur : sa cravate même était noire. Ses pantalons n’avaient jamais le bon pli, et faisaient bosse aux genoux. Il avait de forts souliers, larges, bien cirés ; mais il venait de la campagne, et il lui en restait de la boue rouge et jaune qui n’est pas de Paris.

Quand il entrait, nous reprenions un entretien laissé depuis huit ou quinze ou vingt jours. Comme un signet dans un livre rend le lecteur à la page, un regard rétablissait entre nous le texte de la vie, avec ses soucis, ses grandeurs, ses ivresses, et notre part à chacun dans la terrible affaire. On ne parle que d’œuvres et d’idées : mais chaque mot est nourri de vie réelle.

Il n’avait pas la voix forte, mais un peu molle, et le souffle court. Son accent était d’Orléans, très bon, très pur, sans faute, et un peu mol aussi. Son débit assez lent et monotone ; mais saccadé au contraire, et très vite, quand il était en colère : et la colère en lui sortait de l’indignation. Même alors, un petit défaut de langue amollissait sa diction. Sa force n’était pas sensible du premier coup.

 

Il pouvait être très méprisant, étant très volontaire ; mais non dédaigneux. Le dédain n’a jamais été dans ses mœurs : il était trop dans l’action, et trop homme de peine.

Il avait un immense orgueil, paterne et familier avec ses disciples : il les eût appelés volontiers ses grognards. Il s’en voyait partout : pour le moins, en tout lecteur des « Cahiers ». Et quel homme digne de ce nom eût pu ne pas les lire ? Il croyait fermement que « les Cahiers » sont le monument capital de la pensée au début de ce siècle. Il prenait avec ses jeunes amis le ton de Bonaparte maître d’école. Il ne mettait pas sa main dans son gilet, ni son feutre noir en tricorne ; mais il disait « mon petit » à de hauts gaillards, chauves parfois ou parés de cheveux gris : il leur eût bien pincé l’oreille, s’ils n’avaient eu la tête de plus que lui.

J’aimais de le voir près du feu, étendre les mains pour les réchauffer, et me donner nouvelles de la campagne. Pauvre Péguy.

Je m’informe toujours des arbres et des prés, que j’ai connus une fois. Il soufflait. Il faisait de la buée en parlant. Il essuyait ses verres avec soin, et ses yeux. Le sang venait à ses joues. Il tournait sur lui-même, deux ou trois petits tours ; puis, il s’asseyait sur le bord du fauteuil.

Il semblait toujours pressé. Et il s’attardait pourtant. Toujours affairé, mais du loisir pour la seule affaire qui compte, laquelle est le salut. Il parlait de Dieu dans le sens de Renan. (Taine et Renan n’ont pas cessé de le hanter : dont je m’étonne.) Et Renan, sans le vouloir peut-être, a parlé de Dieu dans le sens de l’Église, telle qu’elle n’est plus, mais telle qu’elle fut dans les siècles vivants de la foi. Je ne puis m’empêcher de sourire, quand je mire en moi-même les contrariétés et les différences qu’on remarque dans les hommes, et qui se réduisent à l’opposition des amours-propres et des caractères : à la plus mince variation dans la courbure des miroirs. Le cristal ou le métal est le même : il suffit de corriger l’inflexion de la surface. L’intérêt politique est la courbure qui déforme le plus les images. Péguy m’a été bien cher : je n’ai pas vu un autre homme sortir plus décidément de la politique pour aller plus droit à la vérité générale, purgée d’amour-propre.

Telle a été notre amitié, qu’elle est restée un secret pour tout le monde, et pour nous-mêmes. Nous n’avons jamais eu l’occasion ni le besoin de nous en faire l’aveu. Mais il savait qu’il pouvait tout me dire, et tout me demander. Il savait aussi qu’à ce point-là je ne refuse rien. Je dirai peut-être un jour tout ce qu’il me fit entendre, sans m’en jamais parler. À la vérité, il régnait entre nous une virile confiance, et pas la moindre familiarité.

 

Quand il n’était pas assez libre de son temps, il gardait sa cape, ce manteau de l’Occident : la cape, à peu de chose près, est le vêtement du moine, du soldat, de l’écolier, de l’ouvrier et même de la femme. Là-dessous, Péguy était bien le frère mineur et le maître d’histoire que je savais. Mais un jour que je lui cherchais en moi-même une autre ressemblance, il ôta son manteau. Tête nue, la barbe sans couleur, sur la forte mâchoire en avant, le corps nerveux et grêle, ce teint jaune, ces bons yeux, la loupe sur une joue, le front poli, et sa large bouche ouverte sur une malice que j’entends encore, j’admirai soudain, en Péguy si français, tout ce que je me figure d’un vrai petit homme russe à la Tolstoï, un Karataïev de Paris et d’Orléans. Une fois de plus, je saisis le nerf immortel de l’Alliance, et comment la nation paysanne de l’Ouest est unie au peuple paysan de l’Orient.

 

*

 

Il semblait âpre, et n’était point avare. Il était pauvre. Quand le pauvre n’est pas prodigue, il est économe.

Il était retors, mais sans astuce. Il demandait beaucoup pour avoir un peu. Il ne pensait pas à lui, mais aux « Cahiers ». Qu’aurait-il fait du luxe ? Il vivait pour la gloire. Est-ce que la gloire n’est pas la couronne des saints ? Les héros la ravissent à tout prix, et les saints l’attendent.

Circonspect, minutieux, prote soigneux, homme qui corrige des épreuves jusqu’à la dixième, l’œil myope rivé à la page écrite, je n’oublie pas l’imprimeur dans Péguy. Ce métier fut le sien. Il en avait l’orgueil et la vocation. Il a beaucoup bêché dans les casses. Les lignes ont été ses sillons ; et les presses, ses charrues. Il s’est usé les yeux sur les épreuves. Pendant longtemps, il a corrigé lui-même et mis en pages tous les livres qu’il publiait. Correcteur acharné, il faisait la chasse aux lettres cassées, à l’œil douteux, aux virgules sans pointe. Et le livre achevé, il le vendait dans son échoppe : il liait des paquets, il nouait la ficelle, il collait des adresses ; il faisait le commis de librairie et le petit libraire.

 

*

 

Peu de préjugés et nombre de bizarreries : elles tournaient à l’habitude. Il avait des manies, et s’en est su gré toujours davantage.

Il tendait un peu à l’infaillibilité. Mais si bonnement ! Il ne demandait peut-être pas que l’on y crût, mais qu’on eût l’air d’y croire. Il eût persévéré dans l’erreur avec force. Il n’a jamais été loin du fagot.

D’ailleurs, il n’était pas son propre dieu. Dans tout ce qu’il voulait, en tout ce qu’il pensait, il ne faisait pas un dieu de lui-même : il était avide qu’on eût les mêmes dieux que lui, impatiemment.

Ni pessimiste, ni dupe. Il était un peu misanthrope, si l’on entend par là qu’il jugeait les hommes sans indulgence. Il avait la dent fort dure, surtout pour ses amis. Après tout, le misanthrope est celui qui aime le plus les hommes. Il ne se plaint d’eux, il n’est trompé que pour leur avoir trop fait crédit.

Péguy n’était pas sans amertume. Il avait fait une expérience ingrate du succès et de la vie. Il ne croyait guère au désintéressement des hommes, ni à leur modestie, ni à leur bonne foi. Il les avait trouvés aigres, jaloux, pleins d’amour-propre. Ce que chacun pourtant perdait dans son estime, il ne laissait pas de le rendre à tous. Il était misanthrope par amour.

 

*

 

S’il a été injuste ou violent, le principe de ses erreurs fut toujours légitime : à une faiblesse près : il exigeait trop de ses amis. C’est pour les ennemis secrets et les demi-amis qu’il avait le plus de ménagements.

À la racine de son honneur, il y avait plus que l’honneur même : l’amour de la vérité mène assez loin dans la violence. On est plus vrai en doutant de l’être qu’en l’étant au service de Dieu.

Il a pu paraître à la fois ambigu et tyrannique. Tel que je le vois, moi qui, en tant d’années, ne l’ai presque jamais vu que seul à seul, il ne devait être à l’aise avec personne. Le drame de sa conscience l’obsédait. Il en a trop souffert pour ne pas faire souffrir les autres. Il a blessé d’anciens amis qui ne le suivaient pas. Lui-même leur demandait de le suivre, sans savoir jusqu’où il irait, et jusqu’où il devait être suivi. Péguy a dû imposer sa volonté avant de bien mesurer ce qu’il voulait lui-même. Il s’assurait de soi en faisant violence aux autres. Il exigeait d’eux une adhésion parfaite, qu’il ne se donnait peut-être pas.

Mais il a toujours été un esprit libre. Juste, par goût et passion de la liberté ; et injuste, librement. Tout au plus, était-il capable de contraindre, pour n’être pas contraint. C’est qu’il savait la guerre des hommes entre eux. Et soldat, il a toujours fait la guerre.

Péguy a vécu noble et libre. Il n’a jamais plié devant les partis, pas même devant le sien. Il n’a point donné de gages, même à ses partisans. Les « Cahiers » avaient toujours faim, et il cherchait partout pour eux un plat de lentilles : mais il n’a pas cédé, ne fût-ce qu’un instant, son droit d’aînesse, qui est le droit d’être libre.

À mesure qu’on est plus français, on est moins partisan. On est moins docteur, à mesure qu’on est plus libre. Et à mesure qu’on est plus homme de France, on est plus humain. On passe alors pour ingrat.

Avec l’esprit de parti, je crois qu’il s’est débarrassé de la morale, qui est aussi un parti. On n’a pas besoin de morale, quand on est tout conscience. On a bien assez de liens.

La morale est une superstition comme une autre. Les Allemands se vantent d’être les plus moraux des hommes. Rien ne compte que d’être libre. Rien n’est pur que la liberté intérieure. Rien n’est fécond comme le risque où la liberté nous engage. Et se rendre libre est la seule morale. Être libre à ses risques et périls, voilà un homme. On n’est point libre, si on doit l’être au dam et aux dépens d’autrui. Quand on a une conscience. Les Allemands, qui sont moraux et sans conscience, ne peuvent même pas concevoir la vraie liberté. La plus haute liberté réside dans le sacrifice de soi, quand on s’immole à quelque grandeur véritable, qu’on préfère à tout intérêt. Il n’y a pas de liberté qui passe celle des héros et des saints, si ce n’est celle de l’artiste.

 

*

 

Péguy avait le sens de la sainteté, qui est si rare. Comme il aimait les saints ! Mais il lui fallait une sainteté militante. Il honorait la cellule, mais bien plus le combat. Jeam1e d’Arc était donc sa patronne, son modèle et son culte. Quelle sainte égale celle-là ? Elle est la puissance et la bonté ; le tranchant de l’épée nécessaire, le soc de la justice ; et la douceur de femme qui, même vierge, est faite pour guérir, pour nourrir et pour donner du lait. Jeanne est vraiment la France : une énigme pour les Allemands. Et elle n’est pas plus le miracle que la France même, qui est tout miracle.

 

*

 

Il avait du bizarre, du baroque même, et n’était pas sans complaisance pour sa bizarrerie. C’était son coin de vanité. Qui n’a de ces restes puérils ? La forte volonté a cette faiblesse : elle se met dans les riens.

Son écriture était rare et singulière : droite, haute, étroite et pourtant ronde, la plus régulière que je sache : toutes les lettres du même point, les jambages réduits et tronqués comme si la ligne tenait entre deux filets de plomb. Chaque mot séparé de l’autre par un large espace, mais toutes les lettres du même mot liées entre elles. Trois mots dans une ligne, dix lignes dans une page : le blanc régnait sur le texte. Et le texte même semblait du blanc sur du blanc : dans ses lettres, ni pleins ni déliés ; on eût dit qu’il ne se servait ni de plume ni d’encre. Son manuscrit semblait tracé à la pointe d’une aiguille sur une feuille de métal. Écriture appliquée, ambitieuse, volontaire, de style ancien, où il y avait de l’Encyclopédie et du XVe siècle.

Rue de la Sorbonne, sa boutique était une vedette, un cul-de-sac et un passage. Un poste d’écoute, pour veiller sur la maison de Sorbon, pour la défendre ou la rappeler à l’ordre, selon les cas. Un passage, pour courir à toute guerre juste, et s’élever aux actions les plus nobles. Un cul-de-sac, quand elle était pleine de gens, tous si loin de Péguy, la plupart si petits, et plus d’un même si plein de soi, si vipère, si bien fait pour entrer dans un parti, qu’un ennemi généreux eût mieux valu peut-être. Ils se font à présent un pavillon de Péguy : il n’est plus là : ils l’ont échappé belle.

 

*

 

Il se fût peu à peu décharné. Il était sans volupté.

Il abusait du raisonnement contre la raison. Et il n’avait d’entier plaisir que de l’intelligence. Comme il arrive souvent, ceux qui ne vivent que par l’esprit prennent la raison en grippe et se méfient de la science. Par le même effet, ceux qui vivent de passion, et qui ont mené toute leur vie passionnément, donnent plus à la raison que les autres. Du moins en politique. Ainsi Stendhal. Il se fait de la sorte une compensation, au sens mathématique. Il n’y a rien de si français. L’homme de France, quelle que soit sa puissance ou ses excès, tend toujours à l’équilibre : il est artiste. Plusieurs ont manqué le plus haut rang dans l’art et le génie, pour n’avoir pas pu compenser les excès de leur nature, sans pouvoir d’ailleurs se résoudre à n’en pas chercher la compensation. Voilà pourquoi Pascal reste au-dessus de tous. On le sent capable de ne rien sacrifier de ses grandeurs, et de les compenser toutes.

Au contraire, la force de la suprême compensation fait défaut à Chateaubriand, à Victor Hugo et presque à tous ceux qu’on appelle romantiques. Cette notion efface toute distinction formelle entre le classique et le romantique. Les distinguos qu’on en propose sont d’une vanité bien sotte et toujours de parti. Manie de classer propre aux docteurs.

 

*

 

On ne trompe pas Péguy sur le bon ouvrier. Il jugeait admirablement les gens de métier, et les gens d’études, les petits-bourgeois, et les riches de profession, les politiques et les professeurs.

Il n’avait pas les mêmes lumières sur les princes et les artistes. Du moins, s’il n’entendait rien à la musique, il ne s’en cachait pas.

Le bon ouvrier à forte conscience fut toujours, pour Péguy, celui qui est capable de souffrir pour une belle cause. Un ouvrier sans bravoure et sans justice, on peut en faire un pape socialiste à Berlin : il n’est pas d’ici, il n’est pas de Paris : il est sans honneur.

L’amour de la sainteté et un goût de la liberté poussé jusqu’à l’humeur farouche ont fait l’amitié de Caërdal avec Péguy. Du caractère que je lui savais, je me suis longtemps étonné qu’il pût voir tant de monde et qu’il fût si répandu. Mais il était dans l’action jusqu’au cou. D’ailleurs, il ne se donnait pas : il s’est prêté. Beaucoup l’ont cru tout à tous ; et plusieurs lui en ont voulu, quand ils ont senti jusqu’où ils s’étaient trompés : il les avait trompés, à les entendre. Il y aurait fort à dire.

Péguy n’a pas cessé de se rendre plus humain : c’est être de plus en plus français.

Le seul progrès, pour un homme de France, est de quitter son parti, s’il en a un, pour se ranger uniquement au parti de la France, qui les enferme tous.

 

 

VII

 

Sous Meaux, à la boucle de la Marne, sertie de si purs coteaux, je veux visiter Péguy une fois encore, et les champs où il est mort, face à l’ennemi, et le premier jour de la sublime bataille. La victoire commence ici. Elle est toute ici. Péguy et ses hommes sont les assises de la France nouvelle : la victorieuse est née de ces victorieux. Qui pourra jamais vous aimer assez, héros innombrables, martyrs de l’Ourcq, saints de la Marne ? Vous avez confessé notre foi. Pour nous, vous avez payé. Et nous vivons par vous.

Je revois le faubourg d’Orléans où il est né, et le pays de Loire où il a grandi. Il aimait la Beauce entre toutes les provinces, à cause du blé, de la plaine et de Notre-Dame, la plus pure des cathédrales, sur le plateau de Chartres, partout à l’horizon. Comme il aimait la Beauce, il admirait la Brie. Ces deux terres sont bien les siennes, désormais : sorti de l’une, il est rentré dans l’autre. Là, il dort, en grand laborieux.

 

*

 

Laborieux, laboureur.

Terres admirables, et qui se répondent, en effet, comme la strophe et l’antistrophe de la même ode. Entre les deux, il y a le dire du héros, la plus haute volée de la cité et de l’homme : Paris.

Brie et Beauce, mêmes labours, mêmes meules. Ici et là, des coteaux ; mais plus lointains en Beauce ; plus proches et plus fréquents en Brie. Plus de vin en Beauce, et plus de lait en Brie. La divine lumière de France, ce sourire de l’esprit, est plus douce en allant vers la Loire, plus spirituelle vers la Marne. L’air, l’horizon, les eaux, tout est plus lent et plus large aux bords de la Loire ; tout est plus vif et plus aigu au nord de Paris. Mais c’est le même bonheur, la même cadence, puissante sans effort, profonde sans y toucher, délicate et exquise. Aux bords de la Loire, la France est une jeune femme qui jouit de son amour. Entre la Seine et l’Aisne, c’est une jeune fille amoureuse et passionnée, qui sourit. Là, elle baise un doux enfant, blond comme elle. Ici, elle baise un amant, et elle enveloppe son émotion d’un demi-rire qui les ravit tous deux. Les petites villes d’Italie sont les plus belles. Mais les villages de France sont les plus beaux.

 

*

 

Péguy, je pense à vous, pensant aux paysans de France. Vous êtes mort pour ces horizons, pour ces labours et pour tous ces pays-là. Devant les casses même, vous étiez l’homme de la terre. L’artiste peint le sillon, et l’homme de la terre le trace pas à pas.

Il a donné sa vie pour la victoire, et ne l’a pas goûtée ; voilà qui est digne de lui encore, et de sa fatalité.

Souvent, quand nous parlions de nos destins, l’un et l’autre, il répétait un mot que j’ai dit, il y a longtemps : « Nous sommes posthumes à nous-mêmes. N’attendons rien, car nous n’aurons rien. Nous ne sommes pas de ceux qui recueillent. » Il souriait ; et il essuyait les verres de son binocle : il avait alors la mine d’un bon prêtre, qui interrompt sa lecture. Il était sûr de finir pauvre et de n’avoir jamais ce que le monde appelle la fortune ou le succès.

 

*

 

Le jour de Villeroy copte la cloche : la grandeur de la France l’a mise en branle ; mais elle ne touche pas encore le bord de la victoire. Belles victimes, vous nous êtes plus chères de n’avoir connu du triomphe que la pourpre de votre sang.

Elles nous hantent ; et elles gardent nos lignes. Elles portent ces ravissants peupliers, qui font les routes de l’Ouest si chantantes et si juvéniles : peuplier, le plus libre des arbres. Péguy étreint des jambes et des bras, de tout lui-même, la terre maternelle. Brie et Beauce, les deux mamelles de Patis. Lui, le Beauceron, qui a tant aimé et tant exalté Paris, il devait naître et mourir entre les deux seins paysans qui nourrissent la Ville. Si c’est là mourir. Car ni il ne dort, ni il n’est mort, je vous le dis : il vit. Ô privilège admirable de n’avoir pas perdu l’occasion d’accomplir une immortelle vie.

 

*

 

Cher Péguy, je ne te pleure pas.

Il n’y a point de tertre qui puisse me dérober ton visage volontaire, frère mineur et soldat, ni ta bonté d’homme, ni ton front brave et tes braves yeux.

 

Voici que nous nous tutoyons pour la première fois. L’amitié virile est trop profonde pour n’être pas souvent réservée. Ceux qui furent enfants dans la même maison, perdent seuls cet air distant, qui est la pudeur de l’affection. Vous étiez mon cadet de deux ou trois ans, je crois ; mais nous ne nous sommes bien connus qu’après la trentième année.

 

C’est toi qui vis. Et pourtant je te cherche. Tu nous manques. Tu fais grandement défaut à ton pays.

Après le triomphe, tu fusses rentré dans l’ombre. Et ceux qui se font ventre de tout, eussent pris ta gloire à leur compte, comme ils font aujourd’hui.

On t’eût donné une croix, et on t’eût renvoyé à la tienne. On t’eût laissé regagner ta cellule de pierre, ta petite chapelle de grand orgueil et de parfaite modestie.

Mais quoi ? Plus que jamais, tu eusses paru la conscience de ces sages et de ces habiles qui en ont si peu. Il fallait que tu fusses là, témoin familier et sévère. La France en était plus forte. Le monde en était plus vrai, plus solide et meilleur.

 

Cependant, j’ai tort de lamenter ton absence. Tu es présent : et c’est pour toujours l’être, que tu es mort. Tu as donné l’exemple de l’éternelle présence.

Tu ne peux que grandir : quel autre moyen de vivre ? ou quelle autre raison ? Tu aurais ajouté dix volumes à tes Mystères : tu les as tous accomplis. Ta cathédrale à la Bonne Lorraine est bien plus belle, depuis qu’à ta mesure tu es mort comme elle. Et comme elle a vécu quelques mois, tu as su vivre quelques jours.

Tu ne mourras pas. Il est un don d’immortalité dans une mort comme la tienne. Elle décerne la même couronne à ton œuvre et à ta vie.

On te verra toujours patient, toujours acharné, saint de besogne, passionné pour tout ce qui vaut la peine de vivre ; voué à tout ce qui fait croire, faiseur d’hommes, instituteur de bonne doctrine, humble et simple d’aspect, homme de souci, piéton sans fanfare, grand par l’esprit, plus grand par la qualité de l’âme. Ton caractère ne craint rien du temps. Tu es fondé sur la bonne terre de France, plus que sur le marbre et le granit.

Tu es sauvé. Sur ton corps sacrifié, la mort a mis le sceau de la vie éternelle : tu l’as, comme tu l’as méritée, et comme tu y croyais.

Ton Dieu n’est pas trompeur. Il est pour toi comme tu fus pour lui.

Tu as toujours été dans la milice. Tu es à présent dans le triomphe. Adieu, Péguy.

 

Vois comme tu nous es proche. Nous ne pouvons nous séparer de toi.

Tu es le seul vivant en qui j’ai trouvé une grande âme : le seul, dis-je, entre les scribes et les docteurs. Car j’en sais d’autres, j’en vois de toutes parts, qui chantent et qui brûlent, qui furent marins, soldats ou paysans. Pour te peindre avec eux, pour les peindre avec toi, il ne faut ni or, ni azur, ni traits éblouissants : il ne faut que de ton sang.

Nous en sommes comme arrosés par tout l’amour qui nous unit à vous.

Tu aimais la gloire passionnément : tu l’as plus pure que toute gloire humaine. Ta grandeur est celle de la nation grande entre toutes.

On ne te séparera plus de la Marne et de la bataille la plus sainte de tous les temps. Tu as été part glorieuse dans la victoire du cœur et de l’esprit.

Et quand j’ai cherché à célébrer, moi prêtre, l’office de la bataille sublime, c’est toi qui m’es venu devant les yeux : c’est à toi que j’ai naturellement élevé l’action de grâces. Si quelque Dieu a béni les oriflammes de la patrie, sa bénédiction a cherché ces étendards, parce qu’ils étaient les vôtres, et dressés par des mains pareilles à tes mains.

Dors bien, Péguy, avec tes frères. Dors vivant dans ton sacrifice. Pour moi, je renvie.

Tant qu’il y aura une France, elle te rendra la vie que tu lui as donnée. Elle te serre sur son cœur. Elle t’aime comme un de ses fils les plus vrais et le plus dignes d’elle. Et la France, ici, est Notre-Dame du genre humain, celle qui porte son Dieu, qui souffre et qui parle pour lui.

 

7 juin 1915

 

Tombe dans les épis ! Tombe dans les labours !

Tu vis toujours, Péguy ; tu gardes le village ;

Tu mènes la charrue et guides l’attelage,

Et tu fais de ton sang le pain de chaque jour.

 

Entre le cimetière et l’école du bourg,

Meule du corps viril au chemin de halage,

Tu bornes la contrée à l’empan du courage

Et marques désormais la route de Strasbourg.

 

Tu rêvais d’un baiser sans réserve et sans tache :

La mort te l’a donné si pur qu’elle te cache

Dans cette chaste pourpre et ce vierge sommeil.

 

Je ne puis pas te plaindre et plutôt je t’envie.

Ta mort est comme Reims une flamme au soleil.

Et mourir en montant est plus beau que la vie.

 

17 décembre 1914

 

 

 

André SUARÈS, 1915.

 

Recueilli dans : Idées et visions, et autres écrits

polémiques, philosophiques et critiques,

1897-1923, Robert Laffont, 2002.

 

 

 

 

 

 

 

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