Verlaine
par
André SUARÈS
VOICI venir le temps de Verlaine, où il est mort1. Il a fini dans la misère, sur un grabat, presque seul. À l’étalon du bruit, il n’avait même pas la gloire : comme un cierge au fond d’une chapelle malfamée, il brillait dans une sorte d’obscurité. Il sortait de l’hôpital, et il allait y rentrer : il portait l’hôpital avec lui. Au haut d’une vieille maison, dans une rue antique, sur la sainte montagne de Geneviève, la mort est venue le prendre au taudis de sa vie ; elle l’a dérobé au galetas d’une vieillesse misérable, où il eût descendu tous les degrés de la honte, selon le monde, jusqu’au palier égal et sûr de la fosse commune.
Un jour d’hiver, il a cessé de souffrir, cet homme riche en souffrances. Il faisait noir et froid, une de ces journées lugubres où la détresse se contemple, où l’on allume les lampes, dans les rues étroites, dès midi. Le brouillard, qui se lève au terme de chaque vie, pour ensevelir la dépouille de l’homme, n’entra pas souvent dans une chambre mieux préparée à le recevoir, que celle de Verlaine. Mais rarement aussi, il eut moins de prise sur la lumière qui veille derrière les cloisons et les barreaux de la chair. Ce malheureux corps, dès longtemps, marchait au-devant de la rencontre ; et l’ardente lueur se retirait, toujours plus vive, où toutes les brumes cessent. Pour personne, autant que pour le pauvre Lélian, on ne pouvait croire qu’une parole divine, si reculée qu’elle soit au fond du cachot, perce les murailles et se fait toujours entendre, à travers le judas même de la chair. J’aime cet homme, trempé de larmes, ce pauvre enfant égaré dans les bouges. La grâce seule fait les vies belles : la grâce, ou la volonté, comme ils disent dans leur jactance.
Même alors, même dans une agonie hideuse, Verlaine a eu la beauté que ne connaîtront jamais les pharisiens de l’art ni de la ville. Eût-il été aux abîmes des vices, comme on l’a cru, ce poète grabataire était plus pur que les moralistes décharnés et les professeurs d’austérité. Ce n’est pas seulement parce qu’il a beaucoup vécu : c’est qu’il avait une âme profonde.
En méditant un peu, on arrive enfin à ne plus croire au bien qui ignore le mal, ni à l’innocence sans péché. Il faut avoir des passions, pour être supérieur aux passions ; il faut même en avoir été victime, peut-être. J’ai le dégoût de l’eunuque, quand il prêche la chasteté. S’il professe la dureté, l’homme sans larmes me fait horreur. Il nous faut faire une révolution contre les professeurs allemands : tout professeur est d’Allemagne ; et Prussien de surcroît, quand il est poète lyrique.
Je veux que l’âme la plus ferme soit la plus pleine de pleurs. Pour moi, je ne crois plus à la beauté des victorieux ; mais je dirai même que je ne crois plus à leur victoire. Il n’est de beaux vainqueurs, que ceux qui sont vaincus, mais dont le cœur jamais ne succombe dans la défaite. Verlaine est de ceux-là, en sa chaude faiblesse. Le destin l’a roulé dans ses eaux les plus noires et jusque dans la boue, mais sans l’atterrer. La lueur sacrée était en lui, que les orages même de la fange n’ont pu éteindre : le péché, au contraire, nourrissait cette flamme ; elle brûlait de ses impuretés ; plus bas il est tombé, plus il s’est ranimé d’un éclat plus douloureux et plus haut : tel un cierge vivant, qui se consume en vain : quand toute la mèche charbonne, il lance un dernier feu ; et parfois il s’embrase tout entier. Pour donner plus de rage, ou plus d’impatience, aux pharisiens de l’art et du monde, je soutiens que pas un d’eux n’égala l’indigne Verlaine en dignité. Or, la dignité est tout ce qui les occupe, et ils ne se soucient que de bien ajuster ce masque peint sur leur face. Peu d’hommes ont moins senti que Verlaine.
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La pureté est dans une vie impure, une dignité surprenante dans les accidents qui passent pour l’indignité même, voilà ce que je remarquai, d’abord, dans Verlaine, quand je commençai de préférer ses vers à tous les autres, et avant de savoir, comme je le sais aujourd’hui, qu’il a été le plus vrai poète de son siècle. Car, il faut en finir avec la justice et les arrêts iniques des rimeurs. En dépit de toutes ses fautes contre le goût et la raison, malgré tout ce qu’il a d’inégal, de pauvre et de mièvre, il y a trente pages de Verlaine qui sont tout ce que la langue française a donné de plus ardente poésie. Trente mille volumes de rimes ne pèsent rien près de ces petites pages-là.
Verlaine a la profondeur. Il a l’émotion. Enfin il a le sentiment de la musique, et la musique même. Baudelaire seul, avant lui, avait eu quelquefois cet art qui cherche le cœur, qui le trouve, qui le perce d’une pointe délicieuse, qui mord et qui caresse, qui enveloppe, comme une grande onde tiède, après avoir pénétré, demeure. Dans les plus fameux poètes de la France, on compte les vers de cette qualité mystérieuse. Victor Hugo en a-t-il un, il le noie dans un torrent de magnifique faconde. Et que sont les satellites de Victor Hugo ? Doit-il rester une ligne de ces rhéteurs, issus du père éternel de la rhétorique ? N’est-ce pas un bonheur de les oublier, sitôt qu’on a eu l’ennui de les lire ? Et Victor Hugo lui-même ? Que serait-ce, l’âme d’un artiste où cinq mille vers de Victor Hugo persisteraient à retentir ? Elle prendrait à dégoût tous les sentiments humains, lasse de ne pas sentir et de toujours déclamer. À la suite de Victor Hugo, les poètes ont tous fait écho aux tonnerres du théâtre : là, dans ces coulisses de la passion, tout est faux, hormis la mesure et la rime ; le mensonge est inné, il est métier ; pas une fois, le cœur touché au point juste ne rend le son de l’émotion, cette note désirée qu’on n’oublie plus et qu’un infini prolonge. Le signe de Victor Hugo et de sa descendance, c’est qu’il leur faut cent vers pour un pauvre mot qu’ils voulaient dire. Quant à Baudelaire, il rencontre par moments la perfection ; mais il sent trop l’effort ; son art a l’odeur d’huile ; on dirait qu’il est trop intelligent pour être artiste, au sens où l’intelligence se sépare du don.
Verlaine est amour : c’est là être poète. Amour coupable, amour qui souffre, amour qui veut se laver des souillures, amour qui se lamente et qui rêve du seul amour puissant à nous racheter, mais enfin amour, et encore amour. Qu’il va loin dans la peine ! c’est qu’il aime. Les autres poètes se plaignent ; et l’on plaint Verlaine, et l’on se laisse plaindre en lui. Les autres parlent, content, décrivent, maudissent, prêchent, peignent : Verlaine murmure et chante. Il vacille, il titube ; et tout incertain qu’il est, il tient les deux pôles : rien n’est plus ardent ni plus charnel que lui, dans la volupté ; rien n’est plus ardent ni plus spirituel que lui, dans la prière. Dans l’une, il a mis de l’autre, vraiment catholique par là. Et d’autant que la chair reste en deçà de l’esprit, d’autant sa beauté mystique l’emporte sur sa beauté charnelle.
Il a aussi, je l’avoue, ses heures de théâtre et quelques loques romantiques. Il se pare en berger de la Régence, en roué, en pierrot ; il se gonfle en porte-drapeau de caserne, en bedeau, en monnoie du pape. Il est insupportable. Certes, alors, il n’a pas l’affreuse puissance de Victor Hugo, ni l’abjecte éloquence de celui-ci, ni les pirouettes de celui-là. Où la défroque lui tient moins au dos, ses sentiments ne sont pourtant pas d’emprunt. Mais le pauvre Lélian n’est point ailleurs que dans sa musique. Sa prose est illisible ? Sa pensée est d’un enfant ; sa raison d’une femme. La plupart de ses livres, il les faut laisser à ses camarades du Parnasse, qui n’en peuvent pas goûter d’autres. Nous, gardons de ses baisers et gardons toutes ses larmes.
Les pleurs de Verlaine viennent de bien loin. Ses effusions, ses oraisons douloureuses, la coulpe qu’il bat, si humblement, plein d’amour et de peine, aux pieds de son Dieu et de la Vierge, telle est la source de l’émotion. En vérité oui, il est au pied de la croix, qui est l’amour dans la peine. Il chante, parce qu’il est trop vain de parler. Le son de Verlaine est celui de la musique, et pour la première fois.
Il est deux races d’hommes et d’artistes : ceux qui ont de la musique en eux, et ceux qui n’en ont pas. À la rigueur, les musiciens peuvent comprendre les hommes sans musique ; mais ceux dont l’âme est sans musique, ne savent même pas entendre le chant des musiciens ; ils n’ont pas l’oreille ; ils sont sourds au mystère du cœur. Il est une poésie oratoire ; et il est une poésie musicale. La poésie oratoire est celle du passé ; et l’on peut déjà prévoir que la poésie future, avant tout, sera musique. L’idée n’est pas son fait, ni la preuve, ni la peinture. Elle a la passion d’émouvoir, et n’en aura point d’autre. Quand on parle du passé, il s’agit de la Renaissance et de l’antique : de l’art formel, enfin. Mais la pensée musicale a un passé, aussi : le Moyen Âge « énorme et délicat » ; elle a ses classiques : Dante et la cathédrale.
Verlaine a été un homme du Moyen Âge, parmi tous ces rimeurs qui ne sont d’aucun âge.
Il a rompu toutes les vaines règles de l’éloquence et de la rime. Les règles ne sont rien que les moyens de l’esprit. Quand l’esprit n’y est plus, les règles sont vides, et l’art est un métier.
Verlaine a retrouvé d’autres lois, plus subtiles et plus fortes : lois vivantes, celles-là. Il les a toutes découvertes dans le rythme, comme Bourdelle les ressuscite dans la pierre, et là où les peintres modernes les cherchent. Ils sont tous disciples de la cathédrale. Mais ils ne sont pas également chrétiens. Qu’on le veuille ou non, le sentiment chrétien, c’est la musique même. Rodin est un damné, sans doute ; mais, par là aussi, il est chrétien. C’est une pauvreté de méconnaître le pouvoir et la grandeur de la musique : la musique est femme, et il faut l’asservir. Ils le savaient, les hommes forts qui ont dressé Chartres et Notre-Dame.
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Comme tout le monde, j’ai vu Verlaine deux ou trois fois. Un soir, je l’écoutais discourir, au milieu d’une bande. J’étais dans mon coin, aussi seul que toujours. Le lent crépuscule d’été s’en allait à pas mous dans une nuit étouffante. Des jeunes gens l’entouraient ; les uns, des disciples ; les autres, des curieux, avec la mine impertinente de ces gens-là, jusque dans l’estime. Verlaine se fit longtemps prier ; ce soir d’août, il avait l’humeur au silence. On lui offrit à boire. Il finit par accepter, n’y mettant pas une dignité moins admirable, qu’il n’en avait eu à refuser jusque-là. Et certes, il n’était pas seulement par la volonté des Muses le maître de cette assemblée ; mais il parut l’être aussi par le privilège de la naissance, par le mérite, enfin par la vertu. Il avait l’air traqué. Entre deux chaises, il tendait sa jambe roide.
Il n’était pas semblable aux images qu’on en donne partout, ni aux portraits connus. Carrière l’a beaucoup élevé au-dessus de lui-même, sans lui laisser toute sa profondeur et cet air de folie douloureuse, qu’il respirait comme une âme visible. Je l’admirais de loin, dans l’ombre. Sa tête était toute en bosses, et en ravins gonflés de nuit. Mais la lumière sortait de son front, de ses pommettes dures, et du trou étroit où se cachaient ses yeux. Une lumière de veilleuse, dans une lanterne d’ivoire. En vain le comparait-on, tantôt à un faune crucifié, tantôt à un Socrate tartare. Sa pâleur rude, ses traits modelés par le dedans, sa face chaude, délicate, amère et brusque, tout en lui était d’une statue en pierre, au porche des cathédrales. Il était pareil à ces vivants bons dieux de bois ou de granit, qui gardent les églises, où les imagiers de France ont taillé pour toujours une si forte et si tendre forme de la vie. Mais lui, Verlaine, ce n’était ni le sage donateur, ni l’honnête ouvrier, ni l’argentier probe, ni le chancelier inébranlable en sa piété, ni le bon forgeron avec son tablier carré, ni le chevalier, ni le saint, ce miracle des hommes : c’était le pèlerin du remords et de la peine. C’était lui, l’enfant prodigue vieilli dans le péché, que l’amour du père rappelle sans cesse, qui s’y rend toujours plus contrit, qui retombe toujours plus avant dans la misère du crime ; mais qui, enfin, ne mettant jamais en doute la pitié du Sauveur, monte les noirs degrés du péché, comme les autres hommes en descendent l’échelle, et qui, n’y ayant pas d’autre voie au salut, marche, la prière aux lèvres, dans les chemins de la faute et de la contrition.
Le feu cru d’une lampe tombait, de haut, sur son crâne mieux poli que la tête d’un mort ; et il en avait le creux, entre les yeux et les narines. Il parlait, la tête basse le plus souvent, frappant d’un doigt sec le marbre de la table. Parfois, levant le menton d’un coup brusque, qui faisait saillir les mâchoires, il avait un rire triste. Alors, sa bouche, aux lèvres si délicates et si amoureuses, laissait mesurer un bel arc de douceur sous-tendu d’amertume. Dans cet homme usé jusqu’aux cellules, un vieillard avant l’âge, les lèvres avaient le charme de l’enfance, mais d’une enfance perverse et corrompue. Et les coins fanés pendaient, comme deux herbes avilies. Son accent, un peu lourd et lent, avait aussi un agrément ambigu : il tenait de l’oraison et de l’invective ; la voix était d’une créature enrouée, qui succombe dans un morne plaisir ou dans un triste aveu.
Mais ses yeux, surtout, m’allèrent au cœur. Gris ou verts, je ne sais, ils semblaient n’être que prunelles. Doux et aigus, las et vifs, presque haineux par instants, et voilés de brume, comme s’ils avaient été noyés de pleurs au-dedans, tout y cédait au sanglot intérieur, à la fumée d’une tristesse insondable. Ces yeux priaient : même arrogants, même dans l’injure, même dans la colère, ils étaient pesants de supplications. C’était bien les yeux du pécheur, les deux cires qui se consument dans l’encens de la repentance.
Il but, pour la quatrième fois, d’une boisson noire ; et comme sa main tremblait, il en versa sur ses moustaches ; un filet s’en fut dans son col et il coula sur son gilet. Il eut un regard mauvais, de haine générale ; il passa le doigt entre sa chemise et sa peau. Son linge était jaune. Une espèce d’écharpe lui pendait de l’épaule dans le dos. Un bout d’avocat se mit à rire sans bruit, le montrant, d’un signe, à quelque demi-médecin ou quart de notaire. J’en sentis plus de respect encore. J’écoutais chanter, dans mon esprit, comme une source s’égoutte :
Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie :
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie !
Je savais, aussi sûr que si j’eusse vécu dans sa chair flétrie, que le pauvre Lélian pleurait, dans le fond de son âme, à cause de son amour et de ses péchés ; je l’entendais prier dans l’oratoire secret, au milieu de ce bouge. Mes yeux se sont mouillés. Je n’y ai pas tenu. Je me levai, pour ne plus voir ce grand poète servir de jouet, non pas à des ombres, mais au destin, comme c’est le sort du plus beau génie en tout lieu. Car, s’il n’avait point péché, il ne se fût pas repenti ; s’il n’avait point été tant déchu, il n’eût point élevé si haut sa prière : c’était son destin de vivre dégradé, pour revivre dans le plus bel amour, qui est la sphère de poésie, et là même, où s’en confessant le plus loin, elle aspire le plus à la sainteté du pardon et de l’innocence.
André SUARÈS, Sur la vie.
1. Le 8 janvier 1896, à 52 ans.