RAMON SUGRANYES DE FRANCH
RAYMOND LULLE
DOCTEUR DES MISSIONS
AVEC UN CHOIX DE TEXTES
TRADUITS ET ANNOTÉS
1954
Nouvelle Revue de Science Missionnaire
Suisse Schöneck-Beckenried Schweiz
RAYMOND LULLE
Inventeur d’une méthode d’approche des Musulmans au XIIIe siècle.
SA VIE
Elle nous est connue grâce à la « Vita Beati Raymundi Lulli », récit fait par Maître Raymond lui-même et recueilli par un de ses disciples, sans doute à Paris entre 1309 et 1311. (Source comparable au « Récit du Pèlerin » pour Saint Ignace.)
Vie extrêmement mouvementée, elle commence à Majorque entre 1232 et 1235, quelques années après la reconquête de l’île sur les Sarrasins, réalisée par Jacques Ier le Conquérant, roi d’Aragon et de Catalogne. Le père de Raymond avait accompagné son souverain, puis s’était fixé à Majorque.
La jeunesse de Lulle fut orageuse : d’abord page à la cour du roi Jacques, il est nommé ensuite précepteur et sénéchal de Jacques, second fils du souverain, héritier du Royaume de Majorque. « Il passait son temps, nous dit son biographe, à rimer des poèmes et des chansons légères, et il s’adonnait aux plaisirs mondains. »
Ce n’est qu’après plusieurs apparitions du Christ, vers 1265, qu’il acquiert la conviction que Dieu le veut à son service.
Très vite, il forme le projet de convertir les Sarrasins, en affrontant, au besoin, le martyre. Mais il prend conscience de son ignorance et en est consterné. Cependant une inspiration le saisit : « Il devrait, dans les temps à venir, composer un livre qui serait le plus efficace au monde contre les erreurs des infidèles. » Une troisième idée lui vient : solliciter du Pape et des princes la fondation de monastères destinés à l’étude des langues étrangères. Trois mois durant, Lulle médite ces projets tout en gardant ses fonctions de sénéchal. Un sermon sur St François d’Assise achève de le convertir : il ne garde de ses biens que le nécessaire pour sa femme et ses enfants et fait les grands pèlerinages d’Espagne.
Que se passe-t-il entre 1265 et 1276 ? – C’est une vie d’étude et d’oraison. Raymond commence par ses propres moyens l’étude du latin ; il achète un esclave Sarrasin pour apprendre l’Arabe avec lui (cet esclave qui tentera, plus tard, de l’assassiner). Il étudie d’abord le « Liber Quaestionum Veteris et Novi Testamenti », attribué à St Augustin, où il reconnaît avoir puisé « les vraies preuves, les significations profondes et les raisons manifestes » qu’il doit développer plus tard dans ses livres d’apologétique. Il lit aussi St Anselme, Richard de St Victor, Aristote.
C’est au terme de cette période qu’il se retire au mont Randa, près de sa demeure, pour se livrer à la contemplation. Là, « il lui vint une certaine illumination divine qui lui montra en un seul moment la méthode qu’il fallait adopter dans ses livres contre les infidèles ». Lumière qui range Lulle parmi les disciples de St Bonaventure : à la suite de ce maître, il s’engage dans cette voie illuminative qui fait découvrir la primauté absolue des attributs divins ou dignités, et la relation qui les unit au monde dont ils sont l’exemplaire infini. Raymond reconnaît alors que l’être total de la créature n’est autre qu’une imitation de Dieu. C’est dans cet esprit qu’il rédige son « Ars magna », puis plusieurs autres ouvrages qui l’absorbent au point qu’on doit donner à son épouse un curateur pour administrer les biens qui lui restent.
Raymond commence à être connu : l’Infant Jacques, roi de Majorque et de Montpellier, le convoque dans cette ville et fait examiner ses ouvrages. L’université de Montpellier peut alors lui décerner le titre de Maître. Mais, plus important, le roi accorde la fondation d’un collège de langues à Miramar (Majorque), où, sous la direction de Lulle, treize frères mineurs se prépareraient par l’étude de l’Arabe à l’évangélisation des Infidèles.
Sur la période 1276-1286, la « Vita » ne nous dit rien. On pense cependant que Raymond a fait alors le tour du monde connu : il est présent en 1278 dans la Rome de Nicolas III, à l’époque où le Pape dépêchait au grand Khan des tartares une ambassade de cinq frères mineurs. On est sûr aussi d’un voyage que fit Raymond en terre sainte et dans une partie du monde musulman, de 1278 à 1282. Mais il parcourut aussi l’Europe, Perpignan, Montpellier, Bologne... Il est à Paris en 1286, à Rome de nouveau en 1287.
Démarches et échecs vont alors s’accumuler dans la vie de l’apôtre : c’est une première série de déboires qu’il connaîtra dans ses relations avec les Papes dont il voulait obtenir de multiplier les collèges du type de celui de Miramar : Nicolas IV et Boniface VIII ne l’écouteront guère. Même fin de non-recevoir de la part de Philippe le Bel et de l’Université de Paris dont il avait espéré l’érection d’un collège de langues orientales.
Fatigué de ces échecs, et comme il se réembarquait de Gênes pour l’Afrique du Nord, il tombe bientôt malade et entre dans une crise de désespoir si vive que, il le dira plus tard, il a même désespéré de son propre salut, mais l’intervention de la Vierge Marie l’a sauvé. Les forces revenues, et la crise morale vaincue, il débarquera à Tunis où il se met aussitôt à discuter avec les savants Maures de la ville. Il est arrêté, condamné à mort, sauvé grâce à l’entremise d’un Maure influent, finalement rapatrié à Naples, en Janvier 1293.
Les démarches auprès du Pape (Boniface VIII) reprirent en 1294-95, mais, « peu à peu il comprit qu’il n’obtiendrait rien du souverain pontife ». Il séjourne alors longuement à Paris, y enseignant son « Art », publiant plusieurs ouvrages ; il est même reçu par Philippe le Bel, mais voyant qu’il n’en obtenait presque rien, il retourna à Majorque.
Pleine activité missionnaire : tel est le but de son séjour à Majorque où il s’efforça par des disputes publiques et des sermons d’attirer sur la voie du salut la foule des Sarrasins qui y étaient restés après la conquête chrétienne. Il avait obtenu du Roi Jacques II d’Aragon l’autorisation de prêcher dans toutes les synagogues et mosquées de ses états (Octobre 1299). Le document royal précise que les Juifs et les Musulmans seront tenus d’écouter ces sermons et pourront répondre s’ils le désirent, mais ne seront nullement obligés d’engager la polémique.
De Majorque, en 1301, Lulle apprend que Cassan, empereur des Tartares, avait attaqué la Syrie et désirait la soumettre ; il voit là une occasion inespérée d’allier Chrétiens et Tartares contre les Musulmans, et s’embarque pour Chypre... Mais la nouvelle était fausse. Pour que son voyage ne reste pas sans fruit, il se rend auprès du roi de Chypre, Henri II de Lusignan, le suppliant de faire venir à ses sermons et disputes publiques les Infidèles, et aussi les schismatiques, Jacobites et Nestoriens. La maladie l’interrompt et lui fait trouver refuge chez le Grand-Maître des Templiers à Famagouste.
De retour en Europe, ce seront de nouveau les mêmes démarches à Montpellier, à Lyon, où se trouve la cour pontificale de Clément V, à Paris... sans plus de succès que précédemment.
Les dernières années du missionnaire (1307-1315) seront remplies d’une activité remarquable de la part d’un homme âgé de plus de 72 ans. Les épisodes significatifs valent d’en être retracés.
En 1307 : Lulle voyage à Bougie (Algérie). Dès son arrivée, il déclare sur la grand’place : « La loi des Chrétiens est vraie, sainte, agréable à Dieu. – La loi des Sarrasins est fausse et trompeuse ; je suis prêt à le prouver. » Puis il exhorte, en Arabe, la foule des Sarrasins pour les amener à la foi... ! Assailli par une bande, il est délivré par des émissaires du chef de la ville, et amené devant ce dernier. Celui-ci déclare alors : « Si tu crois que la loi du Christ est vraie, et celle de Mahomet, fausse, tu dois le prouver par des raisons nécessaires. » Ce chef était un philosophe, selon la « Vita ». Raymond, qui veut lui démontrer l’existence de la Ste Trinité demande s’il reconnaît que Dieu est parfaitement bon. – Oui, répond le Musulman. – Raymond est évidemment d’accord et poursuit : « Tu reconnais que Dieu est parfaitement bon ; or tu nies la Trinité ; en ce cas Dieu ne fut pas parfaitement bon de toute éternité, mais seulement quand Il créa le monde ; car la bonté de Dieu se trouva accrue au moment où il créa le monde, la bonté étant meilleure en se communiquant qu’en restant oisive. Cela, tu l’admets. Mais, pour moi, la bonté doit se communiquer de toute éternité et sans fin, car la raison d’être de la bonté est de se communiquer. Par conséquent, Dieu le Père, bon par excellence, engendre de sa bonté le Fils, également bon, et de tous deux procède le Saint-Esprit, également bon lui aussi. »
Ce type de raisonnement avait une grande importance aux yeux de Lulle, et la « Vita » en parle longuement. Ce même texte ajoute que le Pontife musulman fut stupéfait d’une telle argumentation et qu’il ne sut que répliquer. Ce qui ne l’empêcha pas de faire conduire Lulle en prison, d’abord dans un cachot infect, puis dans un lieu plus décent où les docteurs musulmans venaient le voir pour essayer de le convertir à l’islam, lui promettant des honneurs, des femmes, de l’argent. Lulle refusa évidemment, si bien qu’on se mit d’accord pour écrire de part et d’autre un livre où la foi de chacun s’appuierait sur les meilleurs arguments. Raymond s’était déjà mis à l’ouvrage, quand parvint un ordre du suzerain de Bougie qui résidait à Constantine : Lulle devait être libéré.
En 1308-1309, Lulle va à Pise, Gênes, Montpellier, Avignon, pour amener le Pape Clément V à prendre la tête d’une croisade. Il lui offre, en Mars 1309, son livre « De Acquisitione Terræ sanctæ », où, pour la première fois, il propose la conquête de Constantinople et l’extinction du schisme grec : peine perdue.
De 1309 à 1311, il est à Paris, combattant l’influence grandissante des écrits d’Averroès, et la théorie des deux vérités, vérité physique et vérité théologique, qui seraient indépendantes l’une de l’autre. Lulle a la grande joie de voir ses idées approuvées par quarante maîtres et bacheliers de l’Université de Paris.
Apprenant que Clément V allait tenir un Concile général à Vienne, il quitte Paris pour remettre aux Pères du Concile la « Petitio Raymundi Lulli in Concilio generali », qui demande, entre autres, la fusion des ordres militaires, la reprise de la croisade, et l’érection de collèges de langues vivantes. Cette fois il aura la joie de voir le Concile arrêter l’érection de plusieurs chaires de langues orientales.
En 1313, à Majorque, il rédige son testament, préoccupé qu’il est d’assurer la conservation de ses œuvres. L’année suivante, profitant de la paix que le roi de Majorque vient de signer avec le roi de Tunis, il s’embarque pour cette ville. En 1315 il se rend de Tunis à Bougie : il y est lapidé par la foule, puis recueilli par des Génois ; il mourra en mer, au large de Majorque, dans les premiers jours de 1316.
LES MÉTHODES MISSIONNAIRES DE R. LULLE
Le simple exposé biographique en a déjà donné quelque idée... Il faut compléter et regrouper ces données éparses :
Remarquons d’abord que la conversion des infidèles n’est, pour Lulle, qu’une étape dans un plan très vaste de réforme sociale, politique et religieuse, tendant à ramener tous les peuples de la terre à l’unité de la foi et de la cité chrétienne. Cette œuvre devient une entreprise relevant du bien commun, identique lui-même au salut spirituel de tous les hommes. Chez lui voisinent des vues missionnaires très neuves, et une conception, anachronique à l’époque de Philippe le Bel, de la Cité de Dieu assumant la Cité terrestre, d’où découle son idée de croisade.
Dès sa conversion de 1265, Lulle s’était tracé un triple programme :
1) affronter le martyre ;
2) composer un livre aux arguments duquel les infidèles devraient se rendre ;
3) solliciter la fondation de monastères pour l’enseignement des langues orientales. On examinera d’abord ce troisième objectif, en dégageant toutes les exigences qu’il implique, avant de revenir plus brièvement aux deux autres.
L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES ORIENTALES
1) Connaître les religions et la langue des non-catholiques : Dans le livre du « Passage », Lulle écrit : « On dressera d’abord la liste des sectes qui s’opposent dans le monde à la foi catholique. » Dans d’autres écrits, il répète souvent qu’il faut étudier les mœurs, la théologie, le mode de raisonner, des peuples à convertir.
Et lui-même donne l’exemple : non seulement il parle et écrit fort bien l’Arabe, mais il connaît à fond la religion et la philosophie musulmanes : sa méthode d’argumentation, son apologie de la religion chrétienne tiennent largement compte de la tournure d’esprit des Musulmans, du rôle que joue la raison chez les théologiens musulmans. Les arabisants modernes ont été jusqu’à dire que Lulle était un « çoufi » (c’est-à-dire un « mystique ») christianisé. Nous y reviendrons, à propos des « raisons nécessaires ».
Cette connaissance des religions s’accompagne de bienveillance à l’égard de leurs adeptes : à côté de passages comme celui de « la doctrine puérile » où Raymond parle de Mahomet en termes peu élogieux, on en trouve où la foi des Musulmans est reconnue : Par exemple dans « Blanguerna », ou dans le livre de la « Contemplation » : « Seigneur singulier ! sensuellement, nous sentons, et intellectuellement nous comprenons que les Sarrasins sont plus proches des Chrétiens qu’aucune autre religion... Et l’entendement humain comprend que la puissance émotive est plus grande dans le savoir et le vouloir des Sarrasins que dans aucun autre peuple non-chrétien... Et la mémoire rappelle que les Chrétiens s’accordent mieux avec eux qu’avec nul autre peuple... » Ces textes méritent d’être soulignés : l’attitude qui les inspire n’est pas très fréquente aujourd’hui !
Les futurs missionnaires ne devront donc pas se contenter d’apprendre les langues orientales, dans les collèges créés à cet effet ; dans le livre du « Passage », Lulle réclame encore la fondation de véritables « centres d’études » – par exemple à Paris, en Espagne, à Gênes, en Prusse, en Hongrie... –, où les étudiants « pourront s’initier aux genres de méthodes, de conceptions et d’arguments qu’ils rencontreront chez les infidèles ». Lulle a sans doute subi, en ce domaine, l’influence des Dominicains qui, dès 1237 ouvrirent des écoles de langues en Terre sainte. R. de Penafort, que Lulle a connu, joua un grand rôle dans ce sens. Nous savons que Lulle a fondé lui-même le collège de Miramar à Majorque. Et le concile de Vienne, sur ses instances décide en 1311 l’érection de cinq collèges en Europe – les canons du concile resteront lettre morte.
Comment mettre en œuvre les connaissances acquises dans ces collèges ? Par des disputes apologétiques, et non seulement par la présentation pure et simple de l’Évangile chère à St François d’Assise. Ici encore, Lulle a subi l’influence des Dominicains.
2) Disputes apologétiques : Avant Lulle, il y avait de ces disputes orales et publiques : telle celle de Paris en 1240, ou celle de Barcelone en Juin 1263, à l’instigation de R. de Penafort. Lulle les a lui-même pratiquées, non seulement à Majorque avec les Juifs ou les Musulmans, mais en Barbarie, nous en avons vu un exemple. Malgré ses échecs, il y croira toujours. Il voudra qu’elles se déroulent dans un climat de paix et de confiance réciproque : le type en est le livre « du Gentil et des trois Sages », écrit en Arabe avant 1277, qui met en scène trois sages, un Juif, un Chrétien et un Sarrasin, exposant amicalement leurs credos religieux en présence d’un païen. Les partenaires sont des sages, des savants et l’accent est mis sur le rôle de l’intelligence.
3) Échange de personnes et enseignement religieux obligatoire : À la question de savoir comment obtenir des infidèles l’audience nécessaire à la prédication et les amener à jouer un rôle actif dans les débats, Raymond répond en suggérant qu’on envoie des messagers dans les pays d’Orient : ils discuteront avec les docteurs de l’Islam, ou bien on obtiendra des Princes de ces pays qu’ils envoient en Occident des hommes sages qui se pénétreront pendant quelques années de la doctrine catholique, suffisamment pour que soit suscité en eux le désir du Baptême. Après quoi ils rentreront chez eux avec quelques missionnaires et diffuseront la foi chrétienne. Au besoin, c’est par la force qu’on obtiendra pour l’Église la liberté de diffuser son message. On pourra recourir aussi au sermon obligatoire pour les Juifs et les Musulmans qui vivent en terre chrétienne.
Ces exigences ne mettent d’ailleurs pas en cause, chez Lulle, le principe de la liberté de croyance : on ne peut en aucun cas contraindre quiconque à recevoir le Baptême. « Le Christ ne veut pas aller contre le libre vouloir des chrétiens ni des infidèles, car s’il agissait ainsi, le Créateur irait contre le libre vouloir qu’il a mis dans sa créature, ce qui est impossible » (Livre de la Contemplation).
4) Attitude des Chrétiens envers les convertis : Lulle réagit contre les lois qui, en fait, dépossédaient le Juif lorsqu’il quittait son ghetto et sa communauté pour se trouver désemparé parmi les chrétiens.
Telles sont les implications du 3e point du programme de Lulle. Qu’en est-il des deux premiers qui, malgré ses échecs répétés, sont demeurés la source de son optimisme déconcertant ?
LE DÉSIR D’AFFRONTER LE MARTYRE
Lulle puise le courage d’affronter le martyr dans la surabondance de sa vie mystique, dans son magnifique amour pour le Christ, qui s’exprime surtout dans le livre de « l’Ami et de l’Aimé ». En cela, Raymond est disciple de St François d’Assise. On ne peut comprendre son œuvre si on ne revient pas à cette source.
LA COMPOSITION D’UN LIVRE EFFICACE
Lulle, nous l’avons noté, accorde un rôle éminent à la raison. Il a la certitude que la vérité triomphera d’elle-même, et que les infidèles de bonne foi l’embrasseront si on la leur présente au moyen de formules logiques, de raisons nécessaires ; c’est pourquoi on l’a accusé de rationaliser le donné révélé. Or Lulle s’est suffisamment expliqué là-dessus, comme le montre bien le Père Longpré et après lui, Sugranyes, pour que cette accusation tombe d’elle-même.
Lulle indique en effet le sillage doctrinal où il se meut : il désigne d’abord St Anselme et Richard de St Victor qui montrent, dit-il, que l’intelligence a le pouvoir de comprendre les articles de foi. Mais surtout, dans un très beau passage de son « Liber de Convenientia Fidei et Intellectus in Objecto », après en avoir appelé à St Augustin et St Thomas, il poursuit : « Moi qui suis un vrai catholique, je n’ai pas l’intention de prouver des articles contre la foi, mais mediante fide ; sans elle, en effet, je ne pourrais prouver : car les articles sont per superius et mon intelligence est per inferius ; et la foi est un habitus grâce auquel l’intelligence se dépasse. Je ne prétends donc pas prouver les articles de foi par des causes, car Dieu n’a pas de causes au-dessus de lui, mais de telle façon que l’intelligence ne puisse pas raisonnablement nier ces raisons et que toutes les objections soient résolues, et que les infidèles ne puissent pas détruire de telles raisons ou positions. Telle est cette probatio – Appelez-la demonstratio, ou persuasio, ou de toute autre façon, peu m’importe (de hoc non curo) ».
En d’autres endroits, il insiste sur la faiblesse de la raison. Cependant, le fidèle peut, dans certaines limites, saisir le contenu révélé et en rendre raison ; il le doit même, devant les infidèles, que le seul exposé de la foi chrétienne réfute infailliblement. Les Musulmans ont une solide culture, et « ils n’admettent pas les raisons fondées seulement sur l’autorité » ; cette observation de Lulle dans la « Doctrine Puérile » est juste : chez les Mu’tazila, l’une des écoles théologiques musulmanes, tout argument d’autorité devra se résoudre dans un argument rationnel.
Le terme de « raisons nécessaires » n’est donc pas à prendre au sens strict. Lulle parle aussi d’« arguments probables ». Son apologétique se limite à faire voir dans le Christianisme – spécialement dans la Trinité et l’Incarnation – un caractère raisonnable tel que l’infidèle bien disposé et admettant déjà l’existence de Dieu et de ses principaux attributs (rappelons-nous Bougie) ne puisse raisonnablement le rejeter, ni accepter une assertion contraire au dogme comme nécessairement vraie.
Il y a bien là, face à un Islam pour lequel toute obligation de la loi se justifie rationnellement, un bel exemple d’adaptation.
LA CROISADE
Lulle y fait de plus en plus appel. Nous avons cité le livre du « Passage » (Passagium désigne, au Moyen-Âge, la Croisade). Lulle en parle en bien d’autres endroits. Or, cet appel à la croisade semble en contradiction avec les autres moyens préconisés par notre missionnaire pour convertir les infidèles.
Notons d’abord que pour Lulle, la croisade militaire n’est jamais une fin en soi. La délivrance de la Terre Sainte n’a plus aux yeux de Lulle la valeur mystique qu’elle avait pour St Bernard. Les opérations militaires ont avant tout pour but d’offrir aux religieux de plus grandes facilités pour pénétrer en terre d’Islam, d’assurer à l’Église la liberté de répandre son message. C’est là le point essentiel.
D’autre part, la croisade prend place dans un plan de réforme morale et disciplinaire de l’Église. Elle sera un moyen pour développer les vertus chevaleresques, elle pourra décider des églises à payer la dîme, les clercs à renoncer à certaines prébendes, et les Princes à se grouper autour du Pape.
C’est donc un projet de croisade idéalisé. Les fins en sont spirituelles ; et cette conception de la croisade, dont Lulle veut confier la direction au Pape, est fort éloignée de celle de son temps. Lulle s’en tient à une conception médiévale des rapports entre l’Église et l’État. Mais nous sommes à l’époque de Philippe le Bel : si les conseillers de ce dernier, tels que Dubois et Nogaret, forment encore des projets de croisade, ils en confient la direction à leur maître. D’où les hésitations, les contradictions, et finalement l’échec de Lulle. Contradiction, car il est des textes où Lulle, comme Bacon, montre une défiance justifiée à l’égard de la valeur spirituelle de la croisade.
Pour lui, son but suprême est de donner sa vie pour le Christ, en vue de la conversion des infidèles, et il n’attendra pas la croisade pour partir en terre d’Islam.
⁂
En conclusion nous ne pouvons mieux faire que d’emprunter à R. Sugranyes de Franch ce jugement d’ensemble sur Raymond Lulle :
« En somme, tout, dans Raymond Lulle – tout, ses innovations hardies et généreuses comme ses propres contradictions – s’explique par son seul idéal, si ardemment désiré : ramener tous les infidèles à l’unité de la foi.
« Quels que soient ses défaillances et les flottements de sa pensée, son apport définitif demeure. Combien peu d’écrivains du Moyen-Âge ont osé comme lui s’écrier : “Ne vaut-il pas mieux de l’emporter sur les infidèles dans la discussion, en les convainquant par les attributs divins et des raisons nécessaires, que de leur taire la guerre en les transperçant de notre glaive, en les dépouillant de leurs terres ? Convertissons-les et laissons-leur ce qu’ils possèdent. Soyons des artisans de concorde et d’amour.” (Traité sur la manière de convertir les Infidèles.)
« Le but de son activité à travers l’Occident n’est autre que d’émouvoir les hommes d’Église et les hommes d’État pour leur faire partager son désir effréné d’apostolat missionnaire...
« Cependant notre Bienheureux, déçu dans ses espoirs humains, est porté par une plus haute espérance. Ce croisé de l’amour de Jésus-Christ est parti chercher la mort en terre d’Islam. Et une mort comme celle de son Aimé, entouré des signes de la défaite. Mais aucune bonne semence n’est perdue dans le trésor de l’Église. Celle que l’apôtre catalan a plantée et arrosée de ses larmes et de son sang a fleuri splendidement dans la Chrétienté moderne. »
Raymond DENIEL s.j.
NEUE ZEITSCHRIFT FÜR MISSIONSWISSENSCHAFT
NOUVELLE REVUE DE SCIENCE MISSIONNAIRE
Herausgegeben von den Professoren
Dr. Johann Beckmann, SMB
Dr. Laurent Kilger, OSB, Dr. Jean P. de Menasce, OP, Dr. Walbert Bühlmann, OFMCap.
SUPPLEMENTA
V
RAMON SUGRANYES DE FRANCH
Raymond Lulle, Docteur des Missions
RAYMOND LULLE
DOCTEUR DES MISSIONS
AVEC UN CHOIX DE TEXTES
TRADUITS ET ANNOTÉS
par
RAMON SUGRANYES DE FRANCH
Préface du R. P. JEAN P. DE MENASCE, O. P.
1954
Nouvelle Revue de Science Missionnaire
Suisse Schöneck-Beckenried Schweiz
Nihil obstat :
Schoneck-Beckentied, die 27 Julii 1954.
Joh. Beckmann, S. M. B.
Imprimatur :
Friburgi Helv., die 29 Julii 1954.
R. Pittet, vic. gen.
Tous droits réservés
Copyright 1954 by : Administration de la Nouvelle Revue de Science Missionnaire
Schöneck-Beckenried, Suisse
Printed in Switzerland
Imprimerie St-Paul, Fribourg / Suisse
Publié avec l’appui du Conseil
de l’Université de Fribourg
On parle plus de Lulle qu’on ne le lit. Son œuvre, en grande partie inédite, est peu accessible : seuls ses poèmes et quelques écrits mystiques existent dans des éditions ou des traductions courantes. Sa vie n’est représentée dans la mémoire de la plupart des chrétiens que par un épisode légendaire, celui de sa conversion, comme s’il ne nous avait pas lui-même laissé le récit d’une existence qui l’emporte sur les plus extraordinaires hagiographies : mais pour lire ce morceau, qui est un des plus beaux de la littérature médiévale, il faut se reporter à une édition savante enfouie dans une revue déjà ancienne. Son opposition à l’idée de croisade, ses méthodes de mission auprès des musulmans sont bien connues des spécialistes, mais c’est, le plus souvent, de seconde main – d’après les beaux articles de M. Altaner, principalement, – qu’on les cite. Et pourtant, quel est le lecteur de Lulle, médiéviste, islamisant ou missiologue, qui n’ait pas vibré au contact de cette âme si prompte à se révéler jusque dans ses écrits apparemment les plus abstraits, et souhaité de la faire connaître à un plus vaste public ?
C’est ce sentiment qui nous a décidé à demander une étude sur Lulle à notre ami M. Sugranyes de Franch, non seulement parce que sa langue maternelle est le catalan et parce qu’il s’était déjà essayé à la traduction de ses poèmes, mais aussi parce que, comme nous, il sentait fortement ce qu’il y a d’actuel et de vivant pour nous dans la manière dont Lulle a abordé l’apostolat. La vie aventureuse du personnage, l’originalité de ses procédés d’expression, le contraste exquis, en lui, du logicien et du lyrique ne doivent pas nous faire oublier ce qu’il jugeait être tout le sens de sa vie : l’apostolat chrétien et, plus spécialement, cette mission d’éclairer les esprits pour préparer les cœurs à s’ouvrir à la grâce. Ramon a voulu mourir martyr. Selon le chapitre de la Règle de saint François consacré aux missions, la prédication par le don de sa vie est le tout de l’activité missionnaire. Ramon, affilié à l’Ordre des Mineurs, en était profondément persuadé. Mais sa vie s’est passée à supplier, à sommer la chrétienté à s’engager dans ce que l’on appelle aujourd’hui, assez lourdement, l’apostolat intellectuel, et lui-même s’y est livré intensément, réfutant ainsi, s’il en était besoin, le jugement sommaire que l’on porte parfois sur le caractère exclusivement « cordial » et « exemplaire » de l’apostolat franciscain.
Au Moyen-Âge, comme de nos jours, comme de tous temps, il n’a pas manqué de missionnaires incapables de faire valoir l’éminence du christianisme sinon par contraste avec la déchéance et la sottise des « païens ». Craignant de ravaler la vérité chrétienne s’ils reconnaissaient chez ceux du dehors quelque parcelle de vérité, ils brandissaient l’argument moral de la « vertu des chrétiens ». Et sans doute l’exemple peut toucher les cœurs ; mais comment satisfaire les esprits, et faut-il que ceux-ci soient immanquablement fautifs d’orgueil parce que les prédicateurs n’ont pas respecté le scrupule qui retient l’esprit de leurs auditeurs sur la pente du cœur ? Ne faut-il pas également s’adresser aux esprits ? Ainsi ont fait les vrais saints : animés par le don de science, ils ont toujours su reconnaître la droiture et la vérité partout où elles se trouvent, même mutilées, même défigurées, et ils se sont efforcés de les rattacher à leur source première, sans jamais oublier qu’ils étaient redevables à tous de la doctrine sacrée.
Lulle a respecté et aimé l’esprit des hommes : il a voulu en connaître le contenu et les formes de pensée, il a voulu le nourrir. C’était une époque où s’affrontaient non point tant des civilisations, des cultures, des régimes politiques et économiques, comme c’est le cas en pays de mission depuis près de deux siècles, que des vérités religieuses. Assez proches par leur mode de vie, leur niveau de culture et de civilisation, ces juifs, ces chrétiens, ces musulmans l’étaient plus encore par le fait de donner aux choses de Dieu, dans la vie privée et sociale, leur vraie place qui est la première. Le conflit était d’autant plus aigu qu’il portait sur l’essentiel : c’était, pour les uns comme pour les autres, la mission à l’état pur. Tout au plus pourrait-on dire que, pour les chrétiens, la Loi Nouvelle, bien qu’inspirant la vie humaine tout entière, laissait les institutions temporelles dans un état de « liberté » fort éloigné des conditions de cette « théocratie laïque » qu’est la société musulmane. Outre le christianisme et l’Islam, il y avait donc à s’affronter la chrétienté et le monde musulman. Mais, malgré tout, ces mondes se ressemblaient plus que ne le font aujourd’hui notre monde occidental postchrétien, où la liberté chrétienne est devenue indifférence, et le monde musulman plus fidèle, dans l’ensemble, à sa forme première. Celui-ci se défend désormais contre des chrétiens qui lui représentent, quoiqu’ils en aient, à la fois un christianisme authentique et la pourriture de christianisme charriée par le monde moderne.
Pourtant il est aujourd’hui une « cause », celle du Dieu Vivant, pour laquelle chrétiens, juifs et musulmans sont des alliés naturels, assez surpris de se retrouver ensemble, il est vrai, et assez méfiants les uns des autres. Mais comment douter que, cette unité retrouvée, le problème missionnaire ne recommence à se reposer pour eux, j’entends pour chacun d’eux, en des termes aussi classiques que ceux qu’avait connus le moyen âge ? L’amitié renouvelée suscite plus que jamais, et comme toute vraie amitié, un débat qui porte sur la Vérité.
Raymond Lulle, lui, l’abordait d’un cœur jeune et presque candide. On discutera longtemps avant de s’entendre sur la véritable portée de son argumentation apologétique par voie de « raisons nécessaires » : le sujet mériterait une étude spéciale, pour laquelle il faudrait partir d’un examen de la dialectique musulmane. Mais il faut sans doute prendre au sérieux le choix qu’il fit, à l’issue de sa grande crise de désespoir, quand il lui sembla qu’il lui fallait renoncer à son salut personnel pour prix de l’application de sa « méthode de conversion » dont il espérait tout pour le salut des non-chrétiens. On est en peine de juger de cette attitude ; et l’on est porté à parler tout de suite d’hérésie, de désespoir ou de démence. On a, plus justement, rappelé l’exclamation de saint Paul : Optavi anathema esse..., et, pour notre part, nous ferions valoir qu’aux yeux de cet apôtre logicien, une vision imaginative devait, en définitive, être moins certaine, moins indubitablement surnaturelle et impérieuse que ce qui lui apparaissait comme une évidence de raison et de bon sens chrétien. Les deux motifs s’entremêlent, à des plans de conscience différents.
Pour mieux nous permettre de juger de cette « méthode » à laquelle il sacrifiait tout, on a traduit ici, pour la première fois, quelques spécimens de l’apologétique de Lulle. On pourra en sourire, encore faut-il savoir de quoi l’on sourit. La métaphysique de Lulle fait difficulté et l’usage de la logistique semble interdit dès qu’entrent en jeu, comme en théologie, des notions analogiques. Mais que l’on ne vienne pas nous dire que tout cela est à mille lieues de nos préoccupations actuelles. Un logisticien contemporain inscrit « Dieu existe » parmi ses exemples de propositions « privées de signification » (ni vraies ni fausses) : il manifeste par là une confiance dans la valeur de son langage technique, de sa symbolique, qui n’est pas très éloignée de celle de Lulle. C’était un homme qui croyait du moins à un certain usage de l’intelligence même pour ce qui est des réalités les plus hautes de la Foi, même quand il s’agissait de ces mystères de la Trinité et de l’Incarnation qui, un jour ou l’autre, ne sauraient manquer d’être l’objet d’un débat entre le Chrétien et le Musulman.
Lulle le missionnaire se voulait donc théologien, et théologien informé de la théologie de ses adversaires. Une étude récente signalait la faiblesse moyenne et le caractère sporadique, incohérent des études islamiques au cours de l’époque qui va de la mort de Lulle à la fin du XIXe siècle. Lulle n’est pas le premier à avoir compris l’importance d’une préparation aux missions à base d’information théologique, mais il est peut-être celui qui l’a le mieux réalisée pour lui-même et qui a le plus héroïquement bataillé pour en faire pénétrer la notion dans le monde médiéval. C’était l’ère de la mission musulmane ; viendra l’ère mongole qui altérera profondément les rapports entre chrétiens et musulmans ; puis ce seront les découvertes du XVe siècle et, avec les populations moins lettrées des nouveaux continents, le ton du dialogue ne paraîtra plus de mise. Puis voici l’Inde, voici la Chine. Les barbares ont-ils des droits ? Dieu était-il présent à ces vieux peuples raffinés ? Des problèmes complexes, mais souvent marginaux, se substituent à la simplicité implacable du débat qui se posait pour les contemporains de Lulle... comme ils se posent pour nous. Car nous héritons des problèmes suscités dans les siècles qui précèdent immédiatement le nôtre, mais aussi, bien plus qu’on ne veut le dire, des problèmes du moyen âge. Nous dialoguons de nouveau avec un Islam désormais bien connu des chrétiens – et que des chrétiens, parfois, font mieux connaître aux musulmans eux-mêmes, – et avec un monde musulman qui est en voie de s’aligner au style de notre civilisation technique. Il n’y a pas pour nous que l’Islam ; il y a l’Inde et là aussi nous retrouvons le problème de Lulle : comment introduire les esprits à la Révélation du Dieu trine, de l’Amour sauveur de la Croix et de la Rédemption ?
Si je tenais à dire ici ce que je pense de l’actualité de Lulle, c’est qu’elle pourrait rester cachée au lecteur qui s’arrêterait simplement au charme incontestable du héros, comme à celui qui, faute de véritable perspective historique, n’apercevrait que ses naïvetés. M. Sugranyes n’a, dans son livre, ni dissimulé celles-ci ni oblitéré celui-là. Il faudra donc le lire en entier pour y retrouver, tout entier, l’apôtre et l’orientaliste, le poète et le logicien, le martyr.
C’est pour moi un grand honneur de recommander ce beau livre.
Paris, janvier 1954.
JEAN P. DE MENASCE O. P.
Directeur d’Études à l’École Pratique
des Hautes-Études, Paris.
I
Portrait de Raymond Lulle
Une grande pensée, une sainte chimère a rempli l’âme du bienheureux Ramon Llull 1 à partir de la crise spirituelle qui l’a ramené au Christ et a fait de lui un apôtre : la conversion des infidèles et en premier lieu des Musulmans.
Vers la trentième année de sa vie – ce devait être autour de 1265 –, le sénéchal du jeune Infant Jacques, futur roi de Majorque, a été bouleversé par une vision. Il plut à Jésus-Christ, par sa grande pitié, de se présenter à moi cinq fois, crucifié – afin que de lui j’eusse souvenance et fusse énamouré –, et que je fisse en sorte qu’il fût bien prêché dans le monde entier... 2 L’homme de cour, le poète galant et frivole a rencontré l’Amour et il s’est livré à lui sans réserve. Désormais, il ne s’appartiendra plus. C’est seulement l’Ami du divin Aimé qui vit en lui : Mon Aimé m’a pris la volonté et je lui ai donné moi-même mon entendement 3. Amour de nature essentiellement mystique, qui s’épanouit dans les plus purs sommets de la contemplation, mais qui, chez Ramon Llull, à côté de l’aspiration contemplative, a pris le vêtement ardent d’une vocation apostolique et missionnaire.
La psychologie du bienheureux Majorquin, toute son attitude est celle du « converti ». Il sait que les chemins par lesquels l’Ami cherche son Aimé sont longs et périlleux, peuplés de considérations, de soupirs et de pleurs et illuminés d’amour 4. Il sait aussi que la souffrance, les travaux, les langueurs sont les seuls moyens qui le rapprochent de Dieu : Si tu ne supportais pas des travaux par amour, avec quoi aimerais-tu ton Aimé 5 ? Le simple rappel de ces textes nous place d’emblée dans une atmosphère de spiritualité franciscaine. Les pleurs du Majorquin ont la même origine que ceux de saint François : le désamour envers l’Amour. Mais sa ferveur permanente de novice ne peut pas s’en tenir là. Le pauvre pécheur converti qu’il est – le pauvre pécheur converti qu’est tout homme qui cède à l’appel de l’Aimé – a vu l’amour du Christ s’abaisser jusqu’à lui. Et ce geste sauveur exige une juste correspondance. Or, la seule activité extérieure que la créature puisse exercer au service de Dieu est de travailler à étendre son Règne par l’apostolat. Ainsi l’idée d’une rétribution due à Dieu pour son amour introduit dans la mystique lullienne une attitude singulièrement active : celle du converti qui cherche à convertir.
Cette dette d’amour impose à l’homme une double tâche : non seulement vaincre le péché dans son intérieur, mais aussi faire cesser dans le monde le mépris de Dieu : qui le consolera de ce que Dieu soit oublié – méprisé, blasphémé et si fort ignoré – et du grand mécontentement que Dieu éprouve de tout cela 6 ? Et pour Ramon Llull, enfant de son pays et de son temps, la vocation apostolique devait nécessairement s’exercer pour la conversion des infidèles, de ceux-là surtout avec qui il était en rapports continuels, les Musulmans. Né dans un pays de conquête récente, où vivaient encore des milliers de Musulmans, sujet de ces grands rois catalans, qui exerçaient un véritable empire maritime dans la Méditerranée, il voyait affluer dans tous les ports du pays, à Majorque comme sur le continent, les bateaux qui venaient du Levant ou de l’Afrique du Nord, remplis de récits de merveilleux voyages et de la renommée de tant de beaux pays qui vivaient encore dans l’ignorance de la foi du Christ. Dès le lendemain de sa conversion, Ramon jura par trois fois de ne plus se donner de repos ni de consolation tant que le monde entier ne serait pas chrétien et tant que tous ne loueraient pas Dieu trine et un 7.
Voici donc un point essentiel pour comprendre toute la vie et l’œuvre de l’apôtre catalan : cette idée d’une dette d’amour, qui le mènera à se constituer procurateur des infidèles et à leur vouer son activité, jusqu’au martyre. C’est là le secret de sa vie mouvementée et la clef qui nous permet de comprendre par l’intérieur son œuvre si étendue, presque déconcertante. Il n’a recherché le savoir universel et n’a abordé tous les genres littéraires que dans un but de prosélytisme ; il n’a parcouru les Universités, les Cours et les assemblées religieuses de la chrétienté que pour convaincre les hommes de la nécessité de convertir les infidèles ; et si enfin, découragé, las de l’insuccès de ces requêtes, il part seul en terre d’Islam, c’est encore – comme saint François – pour ajouter à son enseignement l’action personnelle, l’exemple fécond, le geste héroïque. Son œuvre écrite n’est en réalité qu’une vaste apologétique ; sa vie elle-même n’est qu’un inlassable apostolat missionnaire.
*
L’œuvre écrite, l’opus lullien est immense. Les catalogues plus récents, établis après un sérieux travail de critique, enregistrent quelque 240 titres 8. L’étendue même de cette œuvre, la difficulté de pénétrer une pensée singulière, si éloignée des méthodes intellectuelles du XIXe siècle, ont dû effrayer les savants. Il est un fait que si la biographie de Lulle et les problèmes bibliographiques de l’opus ont été l’objet de travaux érudits et consciencieux, personne jusqu’à ces dernières années n’avait entrepris l’étude d’ensemble de sa production. Quelques idées sommaires, au goût de la science philologique et de l’histoire littéraire du siècle dernier rencontraient un consensus commode. On accordait à Raymond Lulle une valeur dans l’histoire littéraire, mais pour ce qui est de sa philosophie, on estimait bien bons ceux qui, comme Leibniz, avaient « prétendu découvrir quelque perle dans ce fatras 9 ». Aujourd’hui, cependant, grâce aux études du R. P. Éphrem Longpré tout d’abord 10 et grâce surtout au travail gigantesque de MM. Joaquin et Tomás Carreras Artau dans leur Historia de la filosofia espanola 11, la pensée lullienne, devenue facilement accessible, prend un rang d’honneur dans l’histoire culturelle du moyen âge.
Ramon Llull est avant tout le « scolastique populaire », le premier qui, en Europe, se sert de la langue vulgaire – le catalan – pour exposer la philosophie et la théologie, car il désire atteindre un public plus vaste que celui des Universités. Il est vrai que ses idées théologiques et philosophiques ne sont pas très originales. Il se rattache nettement au courant augustinien, qui passe par saint Anselme et les Victorins pour aboutir à saint Bonaventure et à la lignée franciscaine. Fidèle à l’exemplarisme bonaventurien, il bâtira une philosophie et une théologie entièrement basées sur le symbolisme universel. (Pour lui, d’ailleurs, comme pour ses maîtres, philosophie et théologie se continuent et se complètent l’une l’autre : il doit y avoir entre la théologie et la philosophie le même accord qui règne entre la cause et l’effet.) L’univers est pour Llull un système de signes dénonciateurs de la réalité ineffable de Dieu. On demanda à l’Ami : « Qu’est-ce que c’est que le monde ? » Il répondit : « Pour ceux qui savent lire, c’est un livre dans lequel on apprend à connaître mon Aimé 12 », ce grand liber creaturarum dans lequel le moyen âge lisait sans hésitation. Les créatures étant toutes des imitations de Dieu, l’entendement, suivant un processus ascensionnel, peut s’élever, grâce aux propriétés fondamentales des créatures et aux relations de ces propriétés entre elles, jusqu’à connaître celles de Dieu. Dans la lignée franciscaine, la figure la plus rapprochée du philosophe majorquin est sans doute Roger Bacon, avec qui il partage encore l’élan apostolique et l’aspiration à un savoir universel.
Sur ce fond idéologique emprunté à la tradition chrétienne, Lulle travaillera selon des méthodes de pensée et même de dévotion empruntées de manière évidente aux Arabes 13. Mais sa véritable originalité, le propre et inaliénable « esprit du lullisme » est dans son attitude : philosophie cordiale, philosophie de combat spirituel, dont le but n’est pas la recherche d’une vérité abstraite, désintéressée, mais la recherche de la vérité pratique, de la veritas salutifera qu’il veut mettre à la portée de tous les hommes.
Avouons que de nombreux ouvrages de Lulle, son Ars magna en particulier et tous les Arts particuliers qui en dérivent paraissent assez touffus et même rebutants à des esprits formés dans la claire et rigoureuse discipline intellectuelle d’un Thomas d’Aquin. Mais si l’on se penche sur cette œuvre avec amour – comme elle fut écrite – il est impossible de partager encore le jugement péremptoire des éditeurs du vol. XXIX de l’Histoire littéraire de la France et leur sourire moqueur. Le fameux Art lullien représente en réalité un effort grandiose – assurément manqué, mais combien intéressant – d’organiser une méthode de penser universelle, la première anticipation de l’art combinatoire de Leibniz et en définitive de la moderne logique mathématique 14. Entendons-nous : l’Art lullien a fort peu en commun avec la logique aristotélicienne. Il est plutôt un « artifice », une ingénieuse mécanique, qui, en nous permettant de combiner de toutes les manières possibles les perfections des créatures, nous livrera du même coup toutes les perfections de Dieu. Autrement dit, le moyen d’abréger le travail mental pour parvenir à la « science acquise » de la divinité. Sa méthode est ordonnée à réduire les connaissances humaines à un petit nombre de principes et à traduire tous les rapports d’idées par des formules géométriques et algébriques et des combinaisons figurées. Théologie, métaphysique et logique en même temps, puisque ces quelques grands principes – les « idées impériales » – s’identifient avec les « dignités divines » de la théologie bonaventurienne, tout à la fois principes de l’être et lois de la pensée 15. Bien plus, cet Art, que le Docteur illuminé croit avoir reçu d’une inspiration divine 16, doit convertir de manière nécessaire les infidèles à la foi : des principes que tout homme raisonnable doit admettre découleront infailliblement, grâce à l’Art, les vérités du dogme chrétien. L’Art lullien est donc encore un instrument apologétique, une logique qui vise à convertir des hommes, plutôt qu’à « convertir » des propositions 17.
Et ce qui dans l’Art paraît du pur rationalisme, optimiste et même ingénu, est immédiatement corrigé par la tendance mystique, qui constitue le substrat de cette philosophie, tout entière imprégnée par l’amour. Sur le plan même de la connaissance rationnelle, l’ardeur de la divine charité réchauffe la froideur, apparemment mécanique, des figures et des formules. Au-delà de l’effort harassant de connaître « par manière de savoir », l’esprit s’élève vers Dieu « par manière d’amour » ; par-dessus des méthodes qui conduisent à la science acquise, il y a une « science infuse », une divine « sagesse », qui mène à Dieu par des chemins tout à fait en dehors de l’Art et de la logique.
L’effort de Ramon Llull, en somme, plus qu’à l’élaboration d’un véritable système philosophique – quoi qu’il ait si abondamment « philosophé » – tend à mettre entre les mains des hommes un instrument de salut. Objectivement, quel que soit notre jugement sur la valeur intrinsèque du lullisme en philosophie, il représente un moment extrêmement important et révélateur de l’augustinisme médiéval.
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Plus vivantes et plus proches de nous sont d’autres parties de l’opus lullien, particulièrement les grands romans de portée encyclopédique Blanquerna et Félix, o Llibre de les meravelles del món, écrits en langue vulgaire, les autres ouvrages didactiques et pédagogiques, également en langue catalane, et l’immense somme philosophique, théologique et mystique du Llibre de Contemplació, ce livre dans lequel, pour la première fois, une langue romane ose pénétrer dans des domaines jusqu’ici jalousement réservés au latin. Dans tous ces ouvrages, à côté de données sûrement biographiques, se mêlent les plans de croisade et les rêves missionnaires de l’apôtre, ses idées sociales et politiques, les vastes projets de réforme religieuse et la description du monde connu. Tout cela exposé avec son imagination éclatante d’enfant des îles du soleil.
Ramon Llull est aussi le premier en date des poètes catalans, puisque c’est lui qui ose, pour la première fois encore, abandonner la langue provençale, la seule qui fut jusqu’alors considérée apte à trouver, pour sa langue catalane vernaculaire. Llull avait été dans sa jeunesse un troubadour profane. Après sa conversion, il devient troubadour de Jésus et de sa Mère immaculée. Tout ce qu’il a écrit en vers n’est pas de la véritable poésie. Pour lui, comme pour son maître séraphique, saint François d’Assise, la poésie était encore une façon d’exercer l’apostolat. Et de même qu’un autre vrai poète de son temps, Jacopone da Todi, franciscain aussi, le Majorquin a voulu faire arriver jusqu’au peuple certaines doctrines en les lui apprenant par cœur sous forme rimée, accompagnée de musique, comme on fait à l’église pour la récitation des psaumes et comme les Sarrazins chantent le Coran dans leurs Mosquées 18. Ce qui ne nous empêche pas de trouver de vrais joyaux parmi ses œuvres en vers. Et si ceux-ci ne suffisaient pas à faire de Llull un grand poète, il nous resterait encore cet admirable bréviaire mystique, en prose, Llibre d’Amic et Amat, le Livre de l’Ami et de l’Aimé, qui est de la poésie pure et un des trésors de la mystique de tous les âges.
Comme mystique, le Docteur illuminé ouvre encore une lignée. Il est le premier des grands poètes des amours de l’âme et de son Dieu qui illumineront plus tard toutes les terres et toutes les langues d’Espagne. Il précède de presque trois siècles saint Jean de la Croix et sainte Thérèse de Jésus. Les ouvrages consacrés à l’expérience mystique, à l’ascension de l’âme jusqu’à la connaissance directe de Dieu, à l’Art d’oració et à l’Art de contemplació, ainsi qu’à une analyse à la fois rigoureuse et passionnée de l’Amour, constituent la partie la plus étendue de l’opus.
La carrière de Llull, écrivain, débute avec son œuvre la plus importante, la plus difficile aussi et la plus mal connue. C’est le Llibre de contemplació en Déu, vaste encyclopédie de son savoir et de ses desseins, où il expose une conception totale du monde et de la vie, dans une vision empruntée à la théologie mystique. Grâce à cette œuvre, Raymond Lulle – affirme le P. Longpré – le jour où il sera suffisamment connu, méritera un rang d’honneur à côté du prince de la théologie contemplative, saint Bonaventure. Au Llibre de Contemplació, qui remplit à lui seul sept gros volumes de l’édition de Majorque des œuvres complètes, s’ajoute toute une série de traités de valeur et d’étendue inégales, jusqu’au plus lullien des livres de Ramon Llull, l’Arbre de filosofia d’amor 19.
Notre Bienheureux a vécu, comme tous les grands spirituels, les états intérieurs, les épreuves secrètes, les nuits de l’âme entrée dans la voie de l’Amour. Dans sa réponse aux initiatives divines, il avance, en disciple de saint Augustin et en fils authentique du moyen âge, d’un mouvement simple, direct, presque naïf. En Franciscain encore, il donne une interprétation symbolique de l’univers. Mais pour lui toutes les puissances de l’âme, sa vie entière, spirituelle, intellectuelle et volitive, concourent à la contemplation. En quoi il dépasse de beaucoup la mystique purement affective des Franciscains. Pénétration psychologique et profondeur religieuse enrichissent une intarissable phénoménologie de l’amour qui, sans jamais quitter le style symbolique, atteint des accents d’étonnante vivacité. Dans l’ensemble de ses écrits mystiques, le Livre de l’Ami et de l’Aimé représente la synthèse poétique de toute la doctrine. Deux exemples, parmi les 366 versets du Livre 20 nous permettront d’en entrevoir la substance : (v. 43). L’Ami frappait à la porte de son Aimé avec un coup d’amour et d’espérance. L’Aimé écoutait le coup de son Ami avec humilité, piété, patience et charité. Divinité et Humanité ouvrirent la porte, Et l’Ami entra pour voir son Aimé. Et plus loin (v. 123) L’Amour illumina le nuage qui était entre l’Ami et l’Aimé et le fit aussi lumineux et resplendissant comme la lune dans la nuit, l’aurore dans le matin, le soleil dans le jour et l’entendement dans la volonté. Et dans ce nuage resplendissant l’Ami et l’Aimé se parlaient.
Ce n’est pas ici le lieu de porter un jugement de valeur sur l’œuvre écrite de Ramon Llull, littéraire, sociale, philosophique, théologique ou mystique. Le bref résumé que nous venons d’en donner montre cependant qu’il fut quelque chose de plus qu’un raisonneur arbitraire qu’on suspecterait presque d’hérésie, ou à qui on attribuerait des manipulations d’alchimiste 21 !
Mais pour apprécier exactement cette œuvre, il ne faut jamais perdre de vue la personnalité de l’homme qui l’a écrite et les buts qu’il s’est proposés. La philosophie du Docteur illuminé est une philosophie de combat. Sa logique, un art de vaincre par la persuasion. S’il se lance dans l’entreprise désespérée de son Ars magna, s’il recherche un système de concepts de base pour unifier les sciences, c’est pour rendre la vérité catholique accessible à tout homme. S’il prétend démontrer la crédibilité des vérités de la foi pour des raisons qu’il estime nécessaires – entreprise due à un orgueil monstrueux, si ce n’était pas plutôt une généreuse chimère –, ce n’est que pour imposer à tout esprit réfléchi l’adhésion au dogme chrétien. S’il épouse les méthodes de pensée des Arabes, c’est pour mieux les amener à la véritable foi. S’il coule ses idées sociales et ses projets de réforme religieuse dans les moules souples du roman et de la poésie ou s’il essaye d’exprimer sa pensée philosophique et théologique en langue catalane, c’est pour atteindre les hommes du monde parmi les chrétiens et les intéresser à son unique dessein. S’il avoue publiquement ses échecs sous une forme que la poésie et la musique doivent rendre agréable à l’ouïe, c’est encore qu’il espère agir sur des hommes de cœur qui le liront ou l’entendront. Le Pape même et les cardinaux finiront peut-être un jour par l’écouter...
L’attrait principal de Ramon Llull, la sympathie croissante qu’il éveille de nos jours tient, somme toute, beaucoup moins à son œuvre qu’à sa personne, entièrement vouée à la poursuite d’un idéal. La vie « publique » de l’apôtre illuminé ne commence que dix ans après sa conversion, dix années passées dans l’étude et la méditation. Vers la quarantaine, il quitte son pays. L’Ami devait voyager par des chemins longs, durs et âpres, c’était le moment de partir et de se charger du lourd fardeau que l’Amour fait porter par ses amants. C’est pourquoi l’Ami déchargea son âme des pensées et des délices temporelles pour que son corps pût supporter plus aisément la charge et que, par les chemins, son âme allât en compagnie de son Aimé 22.
Il lui reste alors à vivre quarante-trois ans d’une activité fiévreuse, surhumaine, que seule pourra arrêter une mort violente, par suite du martyre en terre d’infidèles. Les chemins de l’amour vont être pour lui tous ceux de l’Occident, toutes les routes de la Méditerranée et du Proche Orient. La chrétienté au XIIIe siècle expirant a dû s’habituer à la figure de ce vieillard vénérable, à la barbe fleurie, vêtu de bure, voyageur infatigable, missionnaire laïque qui, s’il n’hésite pas à sacrifier sa vie, ne parviendra jamais à se soumettre à une Règle ni à adhérer à un Ordre religieux. Hésitant entre l’habit de saint François et celui de saint Dominique, collaborant avec les deux Ordres, spirituel ardent, apôtre et même agitateur, doué d’une activité vertigineuse, avec un fonds inconscient d’indiscipline qui le rend incapable de mener jusqu’au bout ses propres entreprises, lorsqu’elles – par hasard – réussissent. On le rencontre partout : aux universités de Montpellier et de Paris ; à la cour de Jacques II de Catalogne, de Philippe le Bel de France et de Frédéric de Sicile ; auprès de tous les Papes qui se sont succédé en ces années qui précédèrent le transfert du Saint-Siège à Avignon ; dans les républiques de Gênes, de Pise et de Venise ; aux Chapitres généraux des Dominicains et des Franciscains ; finalement au Concile de Vienne de 1311. Il essaye de se mêler à tous les grands évènements politiques, intellectuels et religieux de son temps. Il est partout où il croit pouvoir – où il devrait pouvoir – trouver des appuis pour ses projets missionnaires. Ses armes sont la prédication, les pétitions, les plaintes, les invectives, auxquelles n’échappent même pas les plus hautes hiérarchies. Mais les apostrophes lulliennes sont toujours libres de sarcasme et même d’ironie, elles ne trahissent la moindre parcelle de scepticisme ni de révolte.
Comme le veut saint Paul, « il prêche, insiste à temps et à contretemps, reprend, censure, exhorte, mais toujours avec une entière patience ». Lorsque ses projets missionnaires se heurtent à l’incompréhension, il ne se révolte pas. Il exhale la plainte lyrique de son Cant de Ramon 23 et, sans s’écarter de son chemin, il part, seul, à soixante ans, en terre d’Islam, pour ajouter l’exemple à ses paroles. Cela, bien sûr, peut mener au martyre, mais les conditions d’amour sont : que l’Ami souffre, soit patient, humble, craintif, diligent, confiant et qu’il s’aventure en de grands périls pour honorer son Aimé 24. Un moment arrêté par la crainte de la mort, il ne s’élance pas moins vers le martyre, suprême aspiration du mystique : L’Ami pensa à la mort et il eut peur, jusqu’à ce qu’il se rappelât la cité de son Aimé dont la mort et l’amour sont le portail et l’entrée 25.
Mélange extraordinaire d’idéalisme – même philosophique – et de solide bon sens, Llull se présente à nous tantôt comme un homme pratique, tantôt comme un visionnaire. Aussi bien le sage Blanquerna que Ramon le Fol sont ses propres projections littéraires 26. Conscient de son échec, vers la fin de sa vie, il répond à un prêtre simoniaque, dans sa Disputatio clerici ac Raymundi phantastici : Je fus un homme marié, père de famille, dans une bonne situation de fortune, lascif et mondain. Tout cela, j’y ai renoncé de plein gré, afin de pouvoir honorer Dieu, servir le bien public et exalter notre sainte foi. J’ai appris l’arabe ; je suis plusieurs fois parti prêcher les Sarrasins. Arrêté, incarcéré et flagellé pour la foi, quarante-cinq ans durant j’ai travaillé à mouvoir les prélats de l’Église et les princes chrétiens pour qu’ils recherchent le bien public. Maintenant je suis vieux et pauvre, mais je garde le même dessein et, avec la grâce de Dieu, j’y persévérerai jusqu’à la mort. Que me diras-tu à présent ? Tout cela te semble-t-il phantasque ou non 27 ?
II
Vie de Raymond Lulle
La meilleure manière d’approcher la pensée missionnaire de l’apôtre illuminé est de connaître tout d’abord sa vie. Il règne chez lui un accord admirable entre l’homme et son œuvre.
Par bonheur nous possédons un document inestimable : la Vita Beati Raymundi Lulli, récit fait par Maître Ramon lui-même et recueilli par un de ses disciples, probablement lors du dernier séjour de Lulle à Paris, de 1309 à 1311 28. Les données de la Vita sont abondamment confirmées par les allusions autobiographiques qui émaillent chacune de ses œuvres et par les explicit des manuscrits ainsi que par toute une série de documents contemporains.
Son seul défaut – mais quelle biographie moyenâgeuse en serait tout à fait exempte ? – est de préférer parfois la vérité subjective, disons la fidélité psychologique envers l’esprit et le tempérament du Maître, à la scrupuleuse objectivité du récit.
Avec tous ces éléments, reconstituer la vie réelle de Ramon Llull, dépouillée de toutes les légendes dont la postérité s’était plue à l’encombrer, est une entreprise relativement facile. Elle a été d’ailleurs tentée avec succès à plusieurs reprises. Nous n’allons donc pas recommencer le travail que d’autres ont fait avec autorité. Puisque nous nous sommes proposé de mettre le lecteur en contact immédiat avec les textes lulliens, nous estimons préférable de traduire ici la biographie médiévale, dans son style naïf et savoureux. Il nous faudra l’accompagner des commentaires et des compléments – des rectifications aussi – indispensables à la bonne intelligence du texte, mais allégés de tout apparat d’érudition. Le lecteur curieux pourra se satisfaire en se rapportant aux grands travaux spécialisés que nous citons à la fin du volume.
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Ramon Llull est né vers 1232 à Majorque, trois ou quatre ans après que les Catalans, conduits par leur grand roi Jacques Ier, dit le Conquérant, eurent repris l’île aux Sarrasins. Il est mort des suites du martyre subi en terre d’infidèles, en 1316. Sa vie ardente et mouvementée est remplie de toutes les inquiétudes spirituelles et intellectuelles de cette époque agitée qui a fait naître la Divine Comédie. Fils unique d’un des chevaliers catalans qui prirent part à la conquête et s’établirent ensuite à Majorque, Ramon fut page à la cour du roi Jacques et, jeune encore, fut nommé précepteur et sénéchal de son deuxième fils, l’Infant Jacques, qui, depuis 1256, avait été déclaré héritier du royaume de Majorque et gouvernait l’île par délégation de son père. Voici donc ce que nous apprend son disciple et biographe :
1. Pour l’honneur, la gloire et l’amour de notre seul Seigneur Jésus-Christ, Ramon, cédant aux instances de quelques religieux ses amis, raconta et permit de mettre par écrit les traits suivants sur sa conversion à la vie pénitente et sur quelques-unes de ses entreprises.
2. Au temps de sa jeunesse, Ramon, sénéchal à la cour du roi de Majorque, passait son temps à rimer des poèmes et des chansons légères et s’adonnait aux plaisirs mondains. Une nuit, assis au bord de son lit, il cherchait à composer une vaine chanson en langue vulgaire à l’adresse d’une dame dont son cœur était alors follement épris ; il commençait à rédiger cette chanson, quand, regardant vers sa droite, il vit tout à coup le Seigneur Jésus-Christ suspendu à la croix. Cette vision lui fit peur. Lâchant ce qu’il avait en mains, il se mit au lit et chercha le sommeil.
3. Le lendemain pourtant, il se leva et retourna à ses plaisirs habituels sans se soucier le moins du monde de cette vision. Bien plus, huit jours après il se remit à écrire au même endroit, et presque aux mêmes heures, pour achever sa chanson. Le Seigneur lui réapparut sous les mêmes apparences. Cette fois, il fut plus ému que lors de la première apparition. Il se mit au lit comme précédemment, et s’endormit. Mais, le lendemain, négligeant à nouveau l’apparition entrevue, il ne renonça point à ses licences. Bien au contraire, il tenta peu après d’achever la chanson commencée, jusqu’à ce qu’enfin, à quelques jours d’intervalle, le Seigneur lui apparut successivement une troisième et une quatrième fois, et toujours sous la même forme.
4. À la quatrième, ou même comme on l’admet plus communément, à la cinquième apparition, terrifié, il s’étendit sur son lit et passa toute la nuit à se demander ce que pouvaient signifier ces visions tant de fois réitérées. Tantôt sa conscience lui disait que ces apparitions n’avaient d’autre sens que de l’engager à renoncer immédiatement au monde et à servir uniquement désormais le Seigneur Jésus-Christ ; tantôt, au contraire, il se sentait coupable et totalement indigne d’un tel service. Tour à tour, discutant avec soi-même ou priant Dieu avec ferveur, il passa cette pénible nuit sans dormir. Enfin, éclairé par le Père des lumières, il considéra la douceur, la patience et la pitié que le Christ avait eues et continue d’avoir pour tous les pécheurs. Il acquit ainsi la certitude que Dieu le voulait, lui, Ramon, loin du monde et désormais tout entier consacré au service du Christ.
5. Il se demanda dès lors sérieusement quel service plairait davantage à Dieu. Il lui sembla que personne ne pouvait rendre au Christ plus grand ni meilleur service qu’en donnant sa vie par amour pour lui et en son honneur ; et cela, en allant convertir au culte et au service du vrai Dieu les Sarrasins qui, par leur nombre, menaçaient de toutes parts les chrétiens. Mais, au milieu de ce beau rêve, il se souvint tout à coup qu’il n’avait point la science nécessaire pour une telle entreprise, n’ayant guère ou fort peu étudié. Il en fut consterné et se mit à pleurer sur son sort.
6. Tandis qu’il broyait ces idées lugubres, voici que, sans qu’il sût jamais comment – Dieu seul le sait –, une sorte d’inspiration véhémente remplit son cœur et son intelligence : il devrait dans les temps à venir composer un livre qui serait le plus efficace au monde contre les erreurs des infidèles. Pourtant, ne sachant sous quelle forme ou de quelle façon il pourrait écrire ce livre, il demeurait fort étonné. Cependant, cet instinct, cet ordre pressant d’écrire le livre en question, croissait en lui dans la mesure même de son étonnement.
7. Pourtant – se disait-il – même si Dieu me donnait avec le temps la grâce nécessaire pour écrire ce livre, je ne pourrais faire que peu de chose tout seul, ou même rien du tout, puisque j’ignore totalement l’arabe parlé par les Sarrasins. Là-dessus, l’idée lui vint d’aller trouver le Pape, les rois et les princes chrétiens pour les exhorter et obtenir d’eux la fondation de monastères dans les royaumes et les provinces où des religieux choisis et d’autres personnes compétentes seraient rassemblés pour y apprendre la langue des Sarrasins et des autres infidèles. On aurait ainsi toujours sous la main des personnes dûment instruites, capables d’être envoyées chez les Sarrasins et les autres infidèles pour leur prêcher et leur manifester la sainte vérité de la foi catholique et du Christ, son objet.
8. Dès lors, les trois points du programme décrit plus haut furent solidement ancrés dans son esprit, à savoir : accepter de mourir pour le Christ, en convertissant les infidèles à son service et, Dieu aidant, composer également ce fameux livre, sans oublier pour autant, comme on vient de le dire, de solliciter la fondation des monastères destinés à l’étude des langues étrangères. Le lendemain, il se hâta de monter à l’église située non loin de là. Il y pleura de dévotion et pria instamment le Seigneur Jésus-Christ de daigner mener à bien ces trois résolutions dont il avait été lui-même le miséricordieux inspirateur.
9. Là-dessus, il retourna à ses affaires. Encore très attaché aux facilités de la vie mondaine, il fut, durant les trois mois qui suivirent, soit jusqu’à la fête suivante de saint François, plutôt tiède et négligent à réaliser les trois points de son programme. Mais voici qu’au jour de la fête, il entendit, chez les Franciscains, prêcher un Évêque qui montra comment saint François avait tout abandonné et tout rejeté pour adhérer plus fermement au Christ seul, etc. Ramon fut frappé par cet exemple. Il vendit aussitôt ce qu’il possédait, ne réservant qu’une petite partie pour les besoins de son épouse et de ses enfants. Puis, s’en remettant totalement au Christ, il se mit en route avec l’intention de ne plus jamais revenir. Il se rendit aux sanctuaires de Ste-Marie de Rocamadour, de St-Jacques de Galice et en d’autres lieux saints pour demander à Dieu et à ses saints de le guider dans la poursuite du triple idéal que le Seigneur avait déposé dans son cœur.
10. Après ces pèlerinages, il prépara un voyage à Paris afin d’aller apprendre la grammaire et toute autre science utile à son dessein. Mais les conseils de ses parents et de ses amis l’en dissuadèrent et plus qu’eux tous Frère Raymond, de l’Ordre des Prêcheurs, celui qui avait autrefois compilé les Décrétales du Seigneur Pape Grégoire IX 29. Ils obtinrent de le faire revenir à sa ville de Majorque.
11. De retour dans cette ville, il abandonna les grandes manières qu’il avait conservées jusque-là. Il revêtit un habit des plus simples, taillé dans le drap le plus grossier qu’il pût trouver. Et c’est dans cet accoutrement qu’il se mit à étudier un peu de grammaire. Il acheta aussi un esclave sarrasin et apprit l’arabe avec lui. Neuf ans plus tard, il arriva que ce Sarrasin blasphéma le nom du Christ, un jour où Ramon était absent. À son retour, Ramon l’apprit de ceux qui avaient entendu le blasphème. Animé d’un grand zèle pour la foi, il frappa le Sarrasin sur la bouche, le front et la figure. Celui-ci, plein de rancune, se mit dès lors à chercher le moyen de tuer son maître.
12. Il se procura un glaive en cachette et, apercevant un jour son maître assis tout seul, il se précipita sur lui à l’improviste, le frappa de son glaive et dans un rugissement terrible s’écria : « Tu es mort ! » Mais Ramon, grâce à Dieu, étant parvenu à repousser quelque peu le bras armé de l’assaillant, ne reçut qu’une blessure grave mais non mortelle, dans la région de l’estomac. Malgré cela il triompha du Sarrasin, l’étendit sous lui sur le sol et lui arracha violemment son glaive. Lorsque ses proches accoururent à sa rescousse, Ramon les empêcha de tuer le Sarrasin. Il leur permit seulement de le lier et de le mettre au cachot, en attendant une décision sur le meilleur sort à lui faire. Il estimait sévère d’exécuter celui qui lui avait appris l’arabe, la langue qu’il avait tant désiré connaître. Par ailleurs, il craignait de le relâcher ou de le garder plus longtemps, sachant que son prisonnier ne cesserait de comploter contre lui.
13. Ne sachant quelle décision prendre, il se rendit dans une Abbaye du voisinage et y pria très instamment le Seigneur pendant trois jours. Le troisième jour il fut fort étonné d’être toujours aussi perplexe. Le Seigneur, semblait-il, n’avait nullement exaucé sa prière. Tout triste, il rentra chez lui. Ayant fait un petit détour par la prison pour visiter son captif, il constata que celui-ci s’était étranglé avec la corde qui le maintenait attaché. Ramon en fut tout aise et remercia Dieu d’avoir gardé ses mains pures du sang du Sarrasin, tout en le délivrant de sa grande perplexité, pour laquelle il venait de lui adresser de si intenses supplications.
14. Il gravit ensuite une montagne non loin de sa demeure pour être plus libre de contempler Dieu. Il n’était pas encore là de huit jours qu’un beau matin, alors qu’il contemplait attentivement le ciel, le Seigneur éclaira subitement son esprit et lui fit voir comment il aurait à composer son fameux livre contre les infidèles. Remerciant Dieu de tout son cœur, Ramon descendit de la montagne et retourna aussitôt dans l’Abbaye voisine pour y travailler à son livre, qu’il intitula d’abord Art Majeur, mais dans la suite il préféra l’appeler Art Général. (Il écrivit par la suite de nombreux autres livres dans lesquels il développait abondamment les principes généraux du premier et d’autres plus particuliers, en les adaptant à l’intelligence des gens simples, usant pour cela de l’expérience déjà acquise.) Quand il eut terminé son livre dans cette Abbaye, il retourna sur la montagne et s’y fit construire un ermitage, à l’endroit même où ses pieds s’étaient posés quand le Seigneur lui montra le plan de son Art. Il y séjourna pendant quatre mois et même davantage, priant le Seigneur jour et nuit de daigner, dans sa bonté, assurer le succès de ce livre écrit en son honneur et pour le bien de son Église 30.
Quelle est la nature de cette grande illustration, dont Lulle parle maintes fois et qui lui valut dans la tradition le titre de Doctor illuminatus ? Cet épisode est semblable à celui de l’apparition qui a décidé sa conversion subite. Dès les premières heures de sa vie pénitente, la Vita nous parle aussi d’une inspiration véhémente qui le pousse à composer un livre, le plus efficace au monde contre les erreurs des infidèles (§ 6). L’insistance avec laquelle Lulle lui-même revient sur cette illumination nous dispense de croire à une exagération de son biographe. Il ne fait point de doute qu’il a cru fermement tenir son livre d’une inspiration du Saint-Esprit 31.
N’oublions pas que Raymond Lulle est avant tout un disciple de saint Bonaventure et un tenant enthousiaste de la pure tradition franciscaine. « L’œuvre entière de Ramon Lulle est complètement inintelligible si l’on fait abstraction du symbolisme de saint Bonaventure et de sa doctrine des illuminations intellectuelles et morales », a écrit Etienne Gilson 32. À la suite du Docteur Séraphique, il s’engage tout entier dans la voie illuminative. Et comment pouvons-nous juger des effets de la motion du Saint-Esprit sur une âme en oraison prolongée ?
Mais l’illumination paraît être de caractère intellectuel plutôt que spirituel. Depuis sa conversion, le Bienheureux a suivi, avec une confiance aveugle sa première inspiration. Pendant neuf ans il a mené une vie intense d’études, de pénitence et d’oraison. Son tempérament le mène invinciblement vers les méthodes franciscaines. Mais il n’a pas encore réussi à mettre ses idées en ordre. Il ne sait toujours pas comment il aurait à composer son fameux livre contre les infidèles. Y a-t-il rien d’étonnant à ce que subitement, étant en oraison, il ait découvert la clef du problème ?
Après tout, il se peut que la grande illustration de la solitude du mont Randa n’ait fait que permettre à Lulle de voir clair dans son esprit ; qu’elle ait simplement déterminé son adhésion définitive à une certaine philosophie qui n’est pour lui qu’une certaine explication théologique. Ou, en d’autres termes, qu’il ait trouvé à ce moment le principe de tout son système : la primauté absolue des attributs divins ou dignités et leurs relations entre eux et le monde, dont ils sont l’exemplaire infini. « Il semble qu’une lumière divine lui ait été donnée pour discerner les perfections divines, quant à certaines de leurs propriétés et de leurs relations mutuelles... Par la même lumière, il connut que l’être total de la créature n’est rien d’autre qu’une imitation de Dieu. » « Manifestement, cette dernière illumination du Doctor illuminatus et celle du Doctor Seraphicus coïncident », peut conclure Gilson 33. Les perfections divines sont en même temps les principes généraux et communs à toutes les sciences, connus et évidents par soi 34 : principes absolus, à savoir bonté, grandeur, durée (ou éternité), puissance, sagesse, volonté, vertu, vérité et gloire ; et principes relatifs, à savoir différence, concordance, contrariété 35, principe, moyen, fin, majorité, égalité, minorité 36. Et tout l’Art lullien n’est en somme que la manière de combiner correctement ces principes et d’atteindre ainsi toutes les vérités que l’intellect humain est capable de saisir.
Cela dit – pour expliquer l’illumination –, nous devons toutefois laisser à l’entière responsabilité de l’auteur anonyme de la Vita le paragraphe suivant.
15. Pendant son séjour dans l’ermitage, il reçut un jour la visite d’un berger. C’était un adolescent, beau de figure et plein de charmes, qui pendant une heure lui dit sur Dieu, sur les choses célestes, sur les anges, etc., tant et de si bonnes choses, que tout autre que lui aurait pu parler au moins pendant deux jours entiers. Apercevant les livres de Ramon, il les embrassa à genoux, les arrosa de ses larmes et déclara à l’auteur que ses œuvres feraient beaucoup de bien dans l’Église du Christ. Puis il couvrit Ramon de ses bénédictions. En signe de bon présage, il traça sur sa tête et son corps de nombreux signes de croix, et se retira. Ces évènements laissèrent Ramon émerveillé. Il n’avait jamais rencontré ce berger auparavant et n’en avait jamais entendu parler.
16. Quelque temps après, le roi de Majorque, ayant appris qu’il avait publié de bons livres, convoqua Ramon dans sa résidence de Montpellier 37. Quand il fut arrivé, le roi fit examiner ses ouvrages par un Frère Mineur, et en particulier les méditations pour tous les jours de l’année qu’il avait composées, en assignant pour chaque jour trente paragraphes spéciaux 38. Le bon Frère constata non sans admiration que ces méditations contenaient beaucoup de prophéties et qu’elles s’inspiraient de la dévotion catholique. En plus de son « Art Général », qui lui avait été donné sur la montagne. Ramon écrivit alors un autre livre intitulé « Art Démonstratif », dont il fit même lecture publique. Il y expliquait que la forme première et la matière première constituaient le chaos élémentaire et que les cinq universaux et les dix prédicaments dérivent de ce chaos et demeurent contenus en lui suivant la vérité catholique et théologique.
17. À la même époque, Ramon obtint du roi qu’un monastère fût construit dans son royaume et pourvu de possessions suffisantes. Treize Frères Mineurs y furent installés, qui se mirent à étudier l’arabe pour aller convertir les infidèles. En plus des possessions concédées ils recevraient à perpétuité, eux et leurs successeurs, 500 florins par an pour subvenir à leurs besoins.
Ce premier séjour à Montpellier représente un moment très important de la vie de l’apôtre. Non seulement le livre est écrit – le livre merveilleux par la vertu duquel les infidèles seront menés au baptême – et approuvé par un censeur franciscain, mais encore le premier des monastères destinés à l’étude des langues étrangères – le premier des Séminaires des Missions – est fondé.
En fait, ce n’est pas un seul mais plusieurs ouvrages qu’il a déjà composés pendant sa retraite à Majorque : les ouvrages fondamentaux de toute sa production. Livres-souche, d’où naîtront et s’épanouiront, comme les branches de son arbre symbolique, tous les ouvrages lulliens. C’est en premier lieu l’Art abreujada d’atrobar veritat (l’Ars compendiosa inveniendi veritatem seu Ars magna et maior de l’édition de Mayence), c’est-à-dire l’Ars magna primitive, base de toutes les élaborations et essais de simplification postérieurs de sa logique apologétique. C’est aussi cet ouvrage grandiose, le Llibre de contemplació en Déu (Liber contemplationis), qu’il rédigea d’abord en arabe, pour le traduire ensuite en catalan. Ce sont encore les premiers développements de l’Ars magna (Ars universalis seu Lectura artis compendiosae inveniendi veritatem ; la série des Libri principiorum : theologiae, philosophiae, iuris, medicinae, etc.) ; son premier ouvrage proprement apologétique, Llibre del Gentil e dels tres savis, etc.
Après son premier pèlerinage, Llull était rentré à Majorque pour devenir la risée de ses concitoyens. Ceux qui naguère avaient connu le brillant sénéchal de la cour le voyaient maintenant délaisser sa famille et ses affaires, mener une vie d’anachorète, misérablement vêtu. Ils le prenaient pour un fou. Et on n’était pas tendre pour les fous au XIIIe siècle... Mais voilà que la renommée de l’écrivain parvenait loin de son île. Son ancien élève, l’Infant Jacques, débonnaire et cultivé, l’appelait de nouveau auprès de lui. L’Université lui conférait le titre de « magister », après la soutenance de son Ars demonstrativa, refonte complète du premier Art général 39.
Le prince a encore accepté de fonder le « monastère » tant demandé : le collège des langues de la Sainte-Trinité, à Miramar. À ce moment de sa vie, Llull a pu croire son idéal tout près d’aboutir. Il va se lancer, porté par sa ferveur apostolique, dans une entreprise gigantesque, inouïe : il voudrait soulever la chrétienté d’un immense élan missionnaire. Mais auparavant il éprouve encore une fois le besoin de se recueillir : il rentre à Majorque et il se met à diriger personnellement le collège de Miramar, en alternant la vie contemplative, l’étude et la rédaction de nouveaux ouvrages. Dans cette retraite féconde, Ramon doit avoir eu la joie de recevoir la bulle du Pape Jean XXI, donnée à Viterbe le 17 octobre 1276, approuvant sa fondation de Miramar. Il ne lui en fallait pas davantage pour se décider à l’action.
18. Ramon se rendit ensuite à Rome pour obtenir, si possible, du seigneur Pape et des cardinaux, que des monastères du même genre fussent érigés dans le monde entier pour y étudier les diverses langues. Mais quand il parvint à la Curie romaine, le Pape Honorius venait de mourir. Aussi, laissant Rome, il dirigea ses pas vers Paris pour y faire connaître au monde l’« Art » que Dieu lui avait inspiré.
Le Pape Jean XXI mourut le 16 mai 1277 ; le Pape Honorius IV, dont il est question dans le texte, le 3 avril 1287. Le biographe n’a pas jugé bon de nous raconter la vie de Ramon Llull pendant ces dix longues années. Allons-nous supposer que son séjour dans la paix conventuelle et studieuse de Miramar s’est prolongé au-delà de la mort du Pape qui l’avait approuvé ? D’autres documents nous montrent qu’en 1278, Ramon était peut-être à Rome, sous Nicolas III, et en 1282 assurément à Perpignan, auprès de son ami l’Infant, devenu maintenant roi Jacques II de Majorque. Puis en 1283 il est à Montpellier, au Chapitre général des Frères Prêcheurs ; en 1285, en Italie, lorsque le Siège apostolique est de nouveau vacant à la mort de Martin IV ; puis à Paris et de nouveau à Rome en 1287 peu après la mort d’Honorius IV. La ressemblance des situations a pu troubler le rédacteur de la Vita. Mais il subsiste dans notre documentation une lacune de quatre ans (1278-1282). Et les biographes modernes les plus consciencieux n’hésitent pas à placer entre ces deux dates le grand voyage de Ramon Llull en Terre Sainte, et même plus loin, jusqu’en Abyssinie, auquel lui-même a souvent fait allusion dans ses œuvres.
La malchance a poursuivi Maître Ramon dans ses premiers voyages à Rome, pendant cette série de courts pontificats. Bientôt il devra goûter de plus amères déconvenues : la Rome de Nicolas IV et de Boniface VIII, les Chapitres généraux des grands Ordres, l’Université de Paris, la cour de Philippe le Bel et celle de Clément V à Avignon ne montreront pas beaucoup de compréhension pour ses projets missionnaires. Vieux, pauvre et méprisé, sans aucune aide d’homme né 40, il tentera à plusieurs reprises la suprême aventure : partir lui, tout seul, en terre d’infidèles. Mais auparavant, une grave crise spirituelle le guette, une crise que la Vita raconte longuement, trop longuement, en des termes qui paraissent excessifs, malgré leur haute valeur psychologique.
19. Bertold était chancelier quand Ramon vint à Paris 41 et c’est dans sa chaire et sur sa demande expresse qu’il donna lecture de l’« Art Général ». Après son exposé et ayant vu à Paris la façon dont les écoliers se comportaient, il retourna à Montpellier. Il y recommença ses lectures et écrivit encore un livre qu’il intitula « Art de trouver la Vérité ». Dans ce livre et dans tous ceux qu’il écrivit ensuite, Ramon ramena à quatre les seize figures qu’il avait exposées dans son « Art Majeur », se contentant d’une allusion pour les douze autres qu’il avait écartées. Paris, en effet, lui avait appris à ne pas trop présumer de la fragilité de l’esprit humain. Après avoir terminé à Montpellier toute cette besogne, il prit la route de Gênes où il ne resta que le temps de traduire son dernier livre en arabe. Après quoi, il continua vers Rome pour essayer de nouveau d’obtenir la fondation des monastères destinés à l’étude des langues étrangères. La Curie lui fit beaucoup de difficultés et son affaire n’avançait pas. Après avoir bien réfléchi, il retourna à Gênes afin de s’y embarquer pour le pays des Sarrasins. Il voulait voir s’il serait capable de faire seul quelque bien parmi eux, en discutant avec leurs savants et en leur montrant, selon l’« Art » que Dieu lui avait inspiré, l’Incarnation du Fils de Dieu et le mystère des Personnes divines unies essentiellement dans la bienheureuse Trinité, mystère auquel les Sarrasins ne croient pas, disant dans leur aveuglement que les chrétiens adorent trois dieux.
20. La nouvelle de l’arrivée de Ramon dans leur ville et sa détermination de se rendre chez les Sarrasins, afin d’y porter si possible la foi chrétienne, se répandit très vite parmi les Génois. Le peuple en fut très édifié. Il espérait que Dieu se servirait de Ramon pour faire beaucoup de bien parmi les Sarrasins. Tout le monde savait qu’il avait reçu d’une façon miraculeuse sur une montagne, après sa conversion, une science sacrée capable de convertir les infidèles. Mais, quand le Seigneur eut souri à Ramon par cette aurore qu’était la grande joie du peuple, il lui envoya subitement, pour l’éprouver, une tentation des plus graves. Tout était prêt, ses livres et ses bagages étaient à bord, le navire allait appareiller, lorsque Ramon fut affligé d’une idée fixe due à diverses circonstances. Il était persuadé que, s’il allait chez les Sarrasins, ceux-ci le tueraient dès son arrivée, ou pour le moins le mettraient en prison pour le reste de ses jours. Aussi, craignant pour sa peau comme autrefois l’apôtre Pierre à la Passion du Christ, et oubliant son propos antérieur de donner sa vie pour Dieu en allant convertir les infidèles, il demeura à Gênes en proie à une peur atroce. Dieu l’abandonnait à lui-même, sans doute, pour l’empêcher de présumer sottement de ses propres forces. Mais dès que le navire eut quitté le port, Ramon, voyant qu’il avait causé un énorme scandale contre la foi en restant en arrière, tomba bientôt dans un profond désespoir. Il croyait fermement que Dieu le damnerait pour cette faute. Il en eut un tel chagrin qu’il en attrapa la fièvre et tomba gravement malade. N’osant dire à personne la cause de son mal, il languit très longtemps à Gênes et fut réduit à la dernière extrémité.
21. Le saint jour de Pentecôte, il se fit conduire ou plutôt porter dans l’église des Frères Prêcheurs. Quand il entendit les Frères entonner l’hymne Veni Creator, il gémit en lui-même et soupira : « Hélas ! Le Saint-Esprit ne pourrait-il me sauver ? » À bout de forces, on l’aida à se traîner jusqu’au dortoir des Frères, où il se laissa choir sur un lit. Il s’y étendit et regardait le plafond. Au sommet de la maison il aperçut une petite lumière, semblable à une faible étoile et une voix en sortit qui prononça ces mots : « Dans cet Ordre tu pourrais être sauvé. » Aussitôt Ramon fit chercher les Frères du couvent et leur demanda de pouvoir revêtir leur habit. Mais comme leur Prieur était absent, les Frères remirent l’affaire à plus tard.
22. De retour dans son hospice, Ramon se rappela que les Frères Mineurs avaient accepté l’« Art » qu’il avait reçu de Dieu sur la montagne et qu’ils l’avaient plus apprécié que les Frères Prêcheurs. C’est pourquoi, espérant que les Frères Mineurs divulgueraient plus efficacement son « Art » pour l’honneur du Seigneur Christ et le plus grand bien de son Église, il pensa entrer chez eux plutôt que chez les Frères Prêcheurs. Pendant qu’il réfléchissait à ces choses, une ceinture ou une corde comme celle dont se ceignent les Franciscains, apparut sur le mur tout près de lui. À peine cette vision lui eut-elle donné un instant de consolation que, regardant plus loin au-dessus de lui, il revit la lumière, cette faible étoile aperçue déjà quand il était couché dans le couvent des Frères Prêcheurs. Elle semblait le menacer en lui disant : « Ne t’ai-je pas dit que tu ne pourrais être sauvé que chez les Frères Prêcheurs ? Pense donc à ce que tu dois faire ! »
23. Ainsi donc d’une part il s’exposait à la damnation à moins d’entrer chez les Prêcheurs et d’autre part son Art et ses livres seraient perdus s’il ne se fixait chez les Frères Mineurs. Ramon choisit – chose étonnante – sa propre damnation plutôt que d’abandonner l’Art qu’il avait reçu du Seigneur pour le salut d’un grand nombre et surtout pour l’honneur de Dieu même. Et c’est ainsi que, malgré les menaces de l’étoile, il fit venir le gardien des Frères Mineurs et lui demanda l’habit. Le gardien lui promit de le lui donner quand il serait plus près de mourir.
24. Ayant donc perdu l’espoir que Dieu daignât le sauver, Ramon voulut tout de même se confesser en apparence et faire son testament afin que ni les Frères Mineurs ni le peuple ne le prissent pour un hérétique. Quand le prêtre eût apporté le Saint Sacrement et que, debout à son chevet, il lui eut présenté le Corps du Christ, Ramon sentit la poussée d’une main qui lui fit tourner la tête vers l’épaule droite. Il lui sembla que la sainte hostie présentée par le prêtre se dirigeait au même moment vers le côté opposé, vers son épaule gauche, en lui disant : « Tu souffriras une peine appropriée si tu oses me recevoir ainsi à présent. » Mais Ramon demeura fermement décidé à préférer sa propre damnation plutôt que d’enrayer la divulgation de l’« Art » révélé pour l’honneur de Dieu et le salut d’un grand nombre. Il sentit de nouveau une main d’homme qui lui remettait la tête droite. Apercevant dans cette position la sainte hostie tenue par la main du prêtre, il sauta aussitôt de son lit et lui embrassa les pieds. Il reçut ainsi la sainte communion afin de sauver, au moins par cette dévotion feinte, l’« Art » susdit. Tentation étonnante, ou plutôt épreuve divine, semble-t-il. Autrefois Abraham, le patriarche, crut contre toute espérance ; à présent, Ramon tient fermement à faire passer, avant son propre salut, la doctrine de l’« Art Majeur », par laquelle beaucoup d’âmes seraient amenées à connaître, à aimer et à servir Dieu. De même que le soleil demeure toujours aussi ardent même s’il est obscurci par les nuages, ainsi Ramon, en désespérant de Dieu d’une façon étonnante dans une certaine nuit de l’esprit, prouva qu’il aimait Dieu et son prochain à cause de Dieu, infiniment plus que lui-même. Ce qui précède le montre avec évidence.
Il est difficile d’approuver la conduite que le biographe prête au Bienheureux dans cet épisode et les conclusions qu’il en tire. Toutefois, pour oser porter un jugement non seulement sur ses actes, mais sur ses intentions, le récit de la Vita nous paraît tout de même insuffisant. Il faudrait posséder le seul témoignage autorisé, celui de Ramon Llull lui-même. Or, notre héros, si prolixe dans ses allusions autobiographiques, ne parle qu’une seule fois de cette crise spirituelle dans ses nombreux ouvrages postérieurs à 1292 : dans son Arbor scientiae (p. 40 de l’édition de Lyon, 1635), il dit en être venu même à désespérer de son salut, tentation dont il a été sauvé par la Sainte Vierge. Nous remarquons en particulier qu’il n’est pas question de cette grave crise de Gênes tout au long des confessions contenues dans son poignant Desconort, qui date seulement de 1295.
Ce sont là de très bonnes raisons pour douter de l’objectivité du passage. L’auteur de la Vita semble cette fois s’être écarté de la véracité qui anime en général son récit. Les biographes modernes s’accordent pour convaincre ici d’exagération leur vénérable prédécesseur.
Et cependant, le long récit que nous venons de transcrire contient à notre avis de nombreux éléments psychologiquement vrais, sinon objectivement exacts. L’individualisme irréductible de ce missionnaire laïque, qui n’hésite pas à sacrifier la vie au service d’un idéal, mais ne parvient jamais non plus à s’assujettir à une règle ; le conflit de conscience dans son cœur partagé entre les maîtres de l’Ordre de St-François et ceux de l’Ordre de Saint-Dominique 42 ; son tempérament à la fois imaginatif et passionné ; son attachement à l’Art qu’il croit tenir d’une divine illumination, autant de traits rigoureusement propres à son caractère, aussi vrais que la résistance que sa position philosophique devait soulever chez les Dominicains...
25. Toujours aussi malade de corps et d’âme, il apprit un jour par la rumeur publique qu’une galère amarrée au port s’apprêtait à faire la traversée vers Tunis. Cette nouvelle le réveilla comme d’un profond sommeil. En toute hâte il se fit porter sur le navire avec ses livres. Mais ses amis, le voyant aux portes de la mort, eurent pitié de lui et allèrent l’en retirer contre son gré. Ramon en fut fort attristé. Longtemps après, apprenant de nouveau qu’un autre navire, de ceux que les Génois appellent vulgairement barca, se préparait à faire le voyage vers la dite cité et royaume des Sarrasins, Tunis, il se fit transporter dans la barque avec ses livres et ses bagages contre la volonté et le conseil de ses amis. Dès qu’on eut quitté le port et pris le large, Ramon se sentit brusquement tout joyeux dans le Seigneur et réconforté par une illumination du Saint-Esprit. Sa conscience obnubilée recouvra l’espérance qu’elle avait perdue en même temps que son corps retrouvait la santé ; si bien qu’en très peu de jours et au grand étonnement des passagers comme de lui-même, il se sentit aussi bien portant, au moral et au physique, qu’il l’avait été dans sa vie passée.
26. Il en rendit grâces à Dieu comme il se devait. Peu après, le navire entra en rade de Tunis. Les passagers descendirent à terre et pénétrèrent dans la ville. Ramon, profitant des occasions, invita peu à peu les plus experts dans la loi de Mahomet. Il leur dit, entre autres choses, qu’il connaissait bien le fondement de la loi des chrétiens en chacun de ses articles et qu’il était venu pour apprendre sur quelles raisons s’appuyait leur loi à eux, c’est-à-dire celle de Mahomet. Que si, après avoir eu un échange de vues sur ces questions, il apparaissait que leurs raisons étaient plus valables que celles des chrétiens, il se convertirait à leur secte. Chaque jour des docteurs de la loi de Mahomet accoururent plus nombreux et plus savants pour argumenter en faveur de leur loi et le convertir à leur secte. Ramon, acquiesçant un peu à leurs arguments, leur dit : « N’importe quel sage est tenu de professer la foi qui attribue au Dieu éternel, reconnu par les sages du monde entier, la Bonté, la Puissance, la Gloire et la Perfection, etc., les plus grandes, et toutes ces dignités dans la plus grande égalité et concordance. Aussi la foi la plus digne de louange est-elle celle qui pose entre Dieu, cause suprême, et son effet la plus parfaite ressemblance ou convenance. Mais quand je considère la doctrine que vous me proposez, je me rends compte que vous ne comprenez pas, vous autres, Sarrasins, fidèles à la loi de Mahomet, que les actes qui conviennent aux perfections divines rappelées précédemment et à toutes les autres sont intrinsèques à Dieu et éternels. Sans ces actes, les dignités divines auraient été superflues de toute éternité : les actes de la Bonté, dis-je, sont de pouvoir causer la bonté (le bonificatif), de pouvoir devenir bon (le bonifiable) et de rendre bon (le bonifier) ; de même les actes de la Grandeur sont de pouvoir causer la grandeur (le magnificatif), de pouvoir devenir grand (le magnifiable) et de rendre grand (le magnifier). Et ainsi de suite pour toutes les autres dignités divines ci-dessus mentionnées et les semblables. Mais, comme vous réservez ces actes à deux dignités divines seulement, à savoir la Sagesse et la Volonté, il est clair que vous considérez comme superflues les autres qualités divines, la Bonté, la Grandeur, etc. En conséquence, vous mettez une inégalité, une discordance entre les vertus ; ce qui n’est pas admissible. En admettant, comme il convient, que les actes essentiels des dignités ou attributs divins sont, dans leur égalité et concordance, intrinsèques et éternels, les chrétiens démontrent avec évidence qu’il existe trois Personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, dans une seule et unique nature divine. »
27. « Cela, je puis vous le démontrer clairement, avec l’aide de Dieu, en me servant d’un certain « Art » qui fut récemment révélé d’une manière qu’on croit divine à un ermite chrétien. Du moins, si vous consentez à discuter tranquillement avec moi pendant quelques jours. Cet « Art » vous montrerait aussi par les meilleurs arguments comment la Cause première concorde et convient le plus raisonnablement du monde avec son effet, dans l’Incarnation du Fils de Dieu, c’est-à-dire dans l’union du Créateur et de la créature dans l’unique personne du Christ. Vous verriez aussi comment cette vérité se manifeste avec le plus de force et de noblesse dans la Passion que ce Fils de Dieu a voulue, par choix volontaire et par pitié, endurer dans son humanité pour nous racheter, nous pécheurs, du péché et de la corruption de nos premiers parents. C’est par cette voie qu’il a voulu nous ramener à l’état glorieux et à la jouissance de Dieu, but final pour lequel Dieu (béni soit-il !) nous a fait hommes. »
Les deux derniers paragraphes constituent un excellent résumé de la théologie lullienne. L’auteur de la Vita nous découvre ainsi non seulement le principe fondamental de la théologie – et de la philosophie – du Maître (auquel nous avons fait allusion plus haut, après le § 14), mais encore le pourquoi de cette théologie. Le missionnaire cherche évidemment un point de départ qui soit à la portée de son auditoire ; cf. plus loin § 37 : mettons-nous d’accord sur un point, dit-il au « pontife » musulman. Et ensuite il donne à sa théologie un caractère éminemment polémique. La théorie des dignités divines, qui pénètre tout le système philosophique lullien, est une doctrine qu’on pourrait appeler de combat, forgée en partie avec les armes mêmes de l’adversaire.
Faut-il pour cela estimer que sa théorie est entièrement empruntée aux Arabes ? Telle est la thèse des arabisants espagnols 43. Mais aujourd’hui, après les études de Longpré, de Gilson et des Carreras Artau, elle ne peut plus se soutenir dans son intégrité. Ramon Llull est sans doute l’enfant spirituel de l’augustinisme médiéval, surtout de saint Anselme, des Victorins et de saint Bonaventure. La vérité est que l’apôtre majorquin cherche délibérément à se placer sur un terrain où les Docteurs de l’Islam ne pourront pas refuser le combat 44. Ce qu’il emprunte aux Musulmans, ce sont nettement leurs méthodes discursives. L’attitude de défense apologétique des dogmes propre au kalam 45 remplace chez eux la théologie spéculative, adressée à l’intelligence des mystères, qui est le propre de tout l’effort théologique de la tradition chrétienne. Et non seulement cette attitude générale, mais la terminologie elle-même sont d’origine arabe. Ainsi ces séries de vocables : bonificatif, bonifiable et bonifier, corrélatifs de la bonté, et ses semblables, corrélatifs de chacune des perfections, correspondent sans aucun doute à une manière de parler propre aux Arabes, dont le Docteur illuminé a fait l’essentiel de son exposé des relations trinitaires. Les trois vocables corrélatifs désignent les trois termes, actif, passif et connexif, qui correspondent aux trois Personnes de la Sainte Trinité. Et ce rapport ternaire s’étend à chacun des attributs ou perfections de l’être divin 46.
28. Déjà Ramon commençait à éclairer l’esprit des infidèles sur ces sujets, quand son intention fut percée à jour par un personnage très en vue parmi les Sarrasins. Celui-ci supplia très instamment le roi de faire décapiter cet homme qui essayait de convertir les Sarrasins et qui poussait l’audace jusqu’à vouloir renverser la loi de Mahomet. Sur les instigations de ce personnage et de beaucoup d’autres, le roi en son conseil inclinait déjà vers l’exécution capitale. Mais, parmi eux, se trouva un homme prudent et instruit qui s’efforça d’empêcher un si grand méfait. Il persuada le roi que ce ne serait pas à son honneur de tuer un homme qui, bien qu’apôtre de la loi chrétienne, semblait néanmoins avoir un caractère très bon et une grande prudence. De plus, les Sarrasins eux-mêmes ne rendraient-ils pas hommage à celui qui oserait se rendre chez les chrétiens pour imprimer la loi des Sarrasins dans leur cœur ? Le roi acquiesça à ces bonnes raisons et ne voulut point faire mourir Ramon. Cependant, il donna aussitôt l’ordre de l’expulser du royaume de Tunis. Ramon fut tiré de son cachot et eut à endurer de la part de certains beaucoup d’opprobres, de coups et de vexations.
29. Finalement, on le conduisit sur un navire en partance pour Gênes, et, pendant qu’on l’y menait, le roi publia un édit disant qu’il serait aussitôt lapidé si jamais on le revoyait dans le pays. Ramon, de son côté, était profondément affligé. Il avait donné le désir du baptême à plusieurs hommes de grande réputation et à d’autres aussi ; il avait espéré de tout son cœur les amener avant son départ à la pleine lumière de la foi authentique. Ces pensées tourmentaient l’homme de Dieu et le laissaient indécis. Voici que le navire sur lequel on l’avait fait monter retournait vers sa patrie : de tous côtés, il se sentait menacé par des tribulations : s’il partait, il voyait les âmes déjà disposées au christianisme retomber dans les rets de la damnation éternelle. Si, au contraire, il osait rester, il savait les Sarrasins prêts à le tuer dans leur fureur. Alors, tout enflammé d’amour pour Dieu, il ne craignit plus de s’exposer à la mort s’il pouvait par là escompter quelque effet salutaire pour les âmes. Quittant le navire qui allait partir, il monta en cachette sur un autre qui se trouvait dans le port. Il espérait que s’il pouvait de quelque manière descendre à terre sans attirer la ruée bestiale des Sarrasins, il parviendrait à terminer l’œuvre commencée.
30. Les choses en étant là, il advint qu’un chrétien qui ressemblait à Ramon par l’allure et le costume traversa la cité. Les Sarrasins, soupçonnant son identité, l’appréhendèrent et ils voulaient le lapider, mais l’homme leur cria : « Je ne suis pas Ramon ! » En s’informant, ils apprirent que Ramon devait se trouver sur le bateau ; l’homme s’échappa ainsi de leurs mains. Ramon séjourna encore trois semaines dans le port. Voyant qu’il ne pouvait plus rien faire pour la cause du Christ, il s’en vint à Naples et y donna des leçons publiques sur son « Art ». Il devait y rester jusqu’à l’élection du Pape Célestin V.
31. Il se rendit alors à la Cour de Rome et essaya d’obtenir du seigneur Pape les mesures désirées depuis si longtemps pour la propagation de la foi chrétienne. Il y composa encore quelques livres. Mais au bout de quelque temps, au Pape Célestin succéda le Pape Boniface VIII, que Ramon essaya également par tous les moyens d’intéresser à certains objets utiles à la foi. Bien que ces démarches successives auprès du Pape lui eussent causé beaucoup d’angoisses, il ne voulut jamais renoncer à son but. Sans aucun doute le Pape finirait par l’exaucer, car ce n’était pas pour un avantage personnel ou une prébende qu’il venait le harceler de ses supplications, mais pour le bien de la foi catholique.
32. À la longue, pourtant, il comprit qu’il n’obtiendrait rien du Souverain Pontife 47. Il partit pour Gênes où il compila quelques écrits. Il se rendit ensuite chez le roi de Majorque et, après un entretien avec lui, il prit le chemin de Paris. Il y enseigna publiquement son « Art » et y publia plusieurs ouvrages. Il eut une entrevue avec le roi et lui adressa une supplique pour diverses choses utiles à l’Église 48. Mais voyant qu’il n’obtiendrait rien ou presque rien, il retourna à Majorque. Il y demeura longtemps et s’efforça par ses disputes publiques et ses sermons d’attirer et dans la voie du salut la foule des Sarrasins qui y étaient restés après la conquête chrétienne 49. Ici encore il composa quelques livres nouveaux.
33. Tandis qu’il peinait dans des travaux de ce genre, la nouvelle se répandit que Cassan, l’empereur des Tartares (le Grand Khan) avait attaqué la Syrie et qu’il ambitionnait de la soumettre tout entière à son autorité. Dès que Ramon eut vent de la chose, il passa en Chypre sur le premier navire qu’il put trouver, mais ce fut pour y apprendre que la nouvelle était tout à fait fausse. Alors, pour que son voyage ne demeurât pas sans objet, il chercha un autre moyen d’éviter l’oisiveté et de consacrer le temps que Dieu lui accordait à une œuvre qui lui fût agréable, en même temps qu’elle serait profitable au prochain. Il médita d’un cœur attentif cette parole de l’Apôtre : « Ne nous lassons point de faire le bien ; car nous moissonnerons en son temps si nous ne nous relâchons pas » (Gal., VI, 9), ou encore celle du prophète : « On s’en va en pleurant, portant et jetant la semence ; on reviendra avec des cris d’allégresse portant ses gerbes » (Ps. CXXV, 6).
34. C’est pourquoi il se rendit auprès du roi de Chypre et le supplia de tout son cœur d’engager les infidèles et les schismatiques, jacobites, nosculans et mommines, à venir assister à ses sermons et à ses disputes publiques 50. Il se déclara disposé à faire tout son possible pour édifier les habitants du pays, mais il supplia le roi de l’envoyer ensuite au Sultan, ainsi qu’au roi d’Égypte et de Syrie, pour leur faire connaître la religion catholique. Le roi n’eut cure de tout cela. Confiant alors en Celui qui donne grande puissance à ceux qui annoncent l’Évangile (Ps. LXVII, 12), il commença hardiment ses sermons et ses disputes avec l’aide de Dieu seul. Mais, comme il prêchait et enseignait sans arrêt, il finit par tomber gravement malade. Deux hommes le soignaient, un clerc et un domestique, qui, oublieux de la présence de Dieu et de leur salut, complotèrent de dépouiller l’homme de Dieu avec leurs mains criminelles. Ramon s’aperçut qu’ils étaient en train de l’empoisonner ; sans colère il les renvoya de son service.
35. À Famagouste, le Grand Maître du Temple, qui était autrefois à Limassol, le reçut de charmante façon. Ramon demeura chez lui jusqu’à ce qu’il eût recouvré la santé. Il se rendit ensuite à Gênes par mer et y édita plusieurs livres. De là il partit pour Paris, où il exposa son « Art » avec succès et compila encore plusieurs écrits 51. Puis il quitta Paris et alla rendre visite au Pape Clément V à Lyon. Il lui présenta une requête qu’il jugeait très utile au progrès de la foi : à savoir que le Pape voulût bien lui-même pourvoir à la fondation de monastères où des hommes pieux et capables s’appliqueraient à l’étude des langues étrangères et pourraient ensuite aller prêcher l’Évangile aux infidèles du monde entier, selon la parole du Sauveur : « Allez dans le monde entier prêcher l’Évangile à toute créature » (Marc XVI, 15). Mais le Pape et les cardinaux ne se soucièrent pas beaucoup de cette supplique.
36. De retour à Majorque, Ramon s’embarqua pour une terre sarrasine appelée Bougie. Là, sur la grand’place de la cité, il lança d’une voix forte ces paroles : « La loi des chrétiens est vraie, sainte et agréable à Dieu. La loi des Sarrasins, au contraire, est fausse et trompeuse ; je suis prêt à le prouver. » Et tandis qu’il exhortait en arabe la foule des païens pour les amener à la foi, il fut assailli par une bande d’énergumènes qui voulurent le lapider. Pendant qu’ils s’acharnaient contre lui, le chef ou le pontife de la ville envoya des émissaires avec mission de lui amener cet homme. Quand Ramon fut introduit en sa présence, le Pontife lui dit : « Quel orgueil t’a saisi pour oser attaquer la vérité de la loi de Mahomet ? Ignores-tu que l’audacieux qui s’y risque est puni de mort ? » Ramon répondit : « Le vrai serviteur du Christ qui a compris la vérité de la foi catholique ne doit pas craindre la mort corporelle quand il peut procurer aux âmes infidèles la grâce de la vie surnaturelle. »
37. Le Pontife reprit : « Si tu crois que la loi du Christ est vraie et celle de Mahomet fausse, tu dois le prouver par des raisons nécessaires. » Ce Pontife était un philosophe fameux. Ramon lui répondit : « Mettons-nous d’accord sur un point ; je te donnerai ensuite la preuve que tu me demandes ». Le Pontife acquiesça et Ramon lui posa cette question : « Dieu est-il parfaitement bon ? » Le Pontife répondit : « Certainement. » Voulant alors prouver l’existence de la Trinité, Ramon se mit à argumenter de cette façon : « Tout être parfaitement bon est en soi si parfait qu’il n’est tenu ni à faire du bien en dehors de lui, ni à en attendre d’ailleurs. Tu dis que Dieu est parfaitement bon de toute éternité et sans fin : Dieu n’a donc pas besoin de rechercher ou de faire aucun bien en dehors de lui, car autrement il ne posséderait pas cette bonté parfaite qui lui est essentielle. Tu nies la bienheureuse Trinité ; en ce cas Dieu ne fut pas parfaitement bon de toute éternité, mais seulement depuis qu’il a communiqué le bien en créant le monde dans le temps. Tu admets la création du monde et par conséquent tu prétends que la bonté de Dieu se trouva accrue au moment où il créa le monde, car la bonté en effet est meilleure en se communiquant qu’en demeurant oisive. Cela, tu l’admets. Mais, pour moi, la bonté doit se communiquer de toute éternité et sans fin. La raison d’être de la bonté est de se communiquer. Par conséquent, Dieu le Père, bon par excellence, engendre de sa bonté le Fils, également bon, et de tous deux procède le Saint-Esprit, bon lui aussi. »
38. Le Pontife, stupéfait d’une telle argumentation, ne sut que répliquer. Néanmoins, il donna l’ordre de conduire immédiatement Ramon en prison. La foule l’attendait dehors, impatiente de le mettre à mort. Le Pontife promulgua pourtant un édit interdisant d’attenter à la vie de cet homme. Il avait l’intention de le condamner à une mort convenant à sa dignité. Ramon quitta donc le palais du Pontife et fut conduit en prison. Sur le parcours, les uns lui donnaient des coups de bâton, les autres des gifles, d’autres encore lui arrachaient la barbe qu’il portait fort longue. On l’enferma dans les latrines des prisonniers voleurs, où il passa un temps très pénible ; peu après, on le transféra dans une cellule.
39. Le surlendemain, les docteurs de la loi se rassemblèrent chez le Pontife et lui demandèrent de faire exécuter Ramon. Après avoir délibéré sur la meilleure façon de le perdre, ils décidèrent, à la majorité des voix, de le faire comparaître. Si l’on pouvait établir qu’il était un homme de science, il serait aussitôt mis à mort ; si, au contraire, on avait affaire à un idiot ou à un fou, on le relâcherait comme tel. Devant cette décision, l’un d’eux, qui avait fait avec Ramon la traversée de Gênes à Tunis et qui avait entendu plus d’une fois ses sermons et discussions, leur dit : « Gardez-vous de l’introduire ici dans le prétoire ; il opposerait à notre loi des arguments auxquels il serait difficile, voire même impossible de répliquer. » Ils furent alors tous d’accord de ne point le faire venir. Peu de temps auparavant, ils lui avaient ménagé une prison plus douce. Dans la suite, les Génois et les Catalans qui résidaient là demandèrent tous ensemble qu’on le mît dans un lieu plus décent encore. Ce qui fut fait.
40. Ramon demeura enfermé dans ce lieu une demi-année. Des clercs ou des émissaires du Pontife venaient souvent le voir pour essayer de le convertir à la loi de Mahomet, lui promettant des femmes, des honneurs, une maison et beaucoup d’argent. Mais l’homme de Dieu, fondé sur le rocher, leur répondait : « Si vous voulez croire en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et rejeter votre loi trompeuse, je vous offre, moi, des richesses plus grandes et vous promets la vie éternelle. » De telles discussions se renouvelaient fréquemment ; on finit par tomber d’accord pour écrire de part et d’autre un livre où la loi de chacun s’appuierait sur les meilleurs arguments : celui qui pourrait fournir les preuves les plus solides verrait sa loi reconnue pour vraie. Ramon s’était déjà mis à l’ouvrage quand parvint un ordre du roi de Bougie (qui résidait alors à Constantine) de chasser Ramon de Bougie dès réception de sa lettre.
41. On le fit monter sur un bateau qui se trouvait dans le port, en recommandant au patron de ne plus le laisser descendre à terre. Le navire partit pour Gênes. Au large de Pise, à dix milles environ du port, une violente tempête se déchaîna. De toutes parts, les vagues montaient à l’assaut du navire, qui finalement fit naufrage : plusieurs passagers furent engloutis, d’autres, avec l’aide de Dieu, réussirent à se sauver, parmi eux Ramon et son compagnon. Tous ses livres et ses effets étaient perdus et c’est à demi nus qu’ils arrivèrent au rivage, sur une barquette. À Pise, des citoyens reçurent Ramon avec honneur. Malgré son grand âge et sa faiblesse, l’homme de Dieu, toujours aussi décidé à travailler pour le Christ, y termina son « Dernier Art Général 52 ». Livre digne d’avoir une immense efficacité et d’être connu et goûté de tout le monde, comme d’ailleurs tous les autres ouvrages du Maître, qui, loin d’avoir eu en vue la gloire de ce monde ou une vaine philosophie, tint l’amour de Dieu et sa sagesse comme fin dernière et bien suprême.
42. Après avoir terminé son « Art » et ses autres écrits, Ramon voulut encore encourager les habitants de Pise au service du Christ. Il les engagea vivement à fonder un Ordre de religieux-soldats qui auraient pour tâche de combattre sans trêve les perfides Sarrasins afin de récupérer la Terre Sainte. Sa chaude parole et ses encouragements les amenèrent à écrire au Pape et aux cardinaux une lettre sur ce projet salutaire. Muni de la lettre des Pisans, Ramon partit pour Gênes où il en obtint une du même genre. Il y fut entouré par un groupe de femmes pieuses et de veuves et les gentilhommes de la cité lui promirent 25 000 florins pour la cause de la Terre Sainte. De Gênes, Ramon se rendit chez le Pape qui résidait alors à Avignon. Devant l’insuccès de ses démarches, il se remit en route pour Paris. Il y donna des conférences sur son « Art » et les autres livres qu’il avait écrits. Une nombreuse assistance de maîtres et d’élèves vint l’écouter : Ramon ne leur donnait pas seulement une doctrine établie sur de solides raisons philosophiques, mais il professait encore une sagesse en plein accord avec les grands principes de la foi chrétienne.
43. Il remarqua que les écrits d’Averroès, commentateur d’Aristote, avaient fait dévier plusieurs esprits de la rectitude de la vérité et surtout de la foi catholique. D’après eux, la foi chrétienne était impossible quant au mode de l’intellect, mais vraie quant au mode de la croyance, car ils étaient après tout des gens nés dans la communauté chrétienne. Aussi Ramon entreprit-il de réfuter leur opinion par voie démonstrative et scientifique et, de diverses manières, il les laissait incapables de répondre ; car si la foi catholique ne peut pas être démontrée quant au mode de l’intellect, il est impossible qu’elle soit vraie. Il composa des livres sur ce sujet 53.
44. Peu après, il apprit que le Pape Clément V allait tenir un Concile général à Vienne (du Dauphiné), aux calendes d’octobre 1311. Il se proposa de s’y rendre pour obtenir trois choses intéressant la vraie foi : la première, l’établissement d’une maison propre à recevoir des hommes pieux et intelligents pour y étudier les langues étrangères ; ils iraient ensuite prêcher l’Évangile à toute créature. La seconde, la réunion en un seul Ordre de tous les religieux-soldats pour faire une guerre incessante aux Sarrasins jusqu’à la reconquête de la Terre Sainte. Enfin, la condamnation rapide de la doctrine d’Averroès qui déforme la vérité en divers points ; que des catholiques intelligents, soucieux de l’honneur du Christ plutôt que de leur propre gloire, s’appliquent à combattre ces doctrines et leurs partisans, car elles semblent bien contraires à la Vérité et à la Sagesse incréée, le Fils éternel du Père. De ces diverses demandes il composa un mémoire intitulé « Liber natalis ». Il s’engageait en outre à fournir des arguments convaincants, tant philosophiques que théologiques, contre les Averroïstes. Il les exposa d’ailleurs tout au long avec grande clarté dans certains de ses livres. Ce serviteur de Dieu en effet, authentique héraut de la vérité suprême et de la mystérieuse Trinité, écrivit, au milieu de ses labeurs quotidiens, cent vingt-trois livres et même davantage.
45. Quarante ans s’étaient déjà écoulés depuis qu’il avait consacré son cœur, son âme, son esprit et toutes ses forces au service de Dieu. Dans l’intervalle, il écrivit des livres chaque fois qu’il en eut le loisir. À juste titre il aurait pu s’appliquer les paroles du prophète David : « Mon cœur est agité par un discours exquis. Je dis : mon œuvre est pour un roi. Ma langue est le roseau d’un scribe agile » (Ps. XLIV, 2). Vraiment sa langue fut le roseau de ce scribe agile, le Saint-Esprit, qui accorde d’annoncer la parole de Dieu avec force (Ps. LXVII, 12) ; celui dont le Sauveur disait à ses Apôtres : « Ce n’est pas vous qui parlerez, mais c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous » (Matth. X, 20).
Voulant que tout le monde pût tirer profit de ses livres, il en édita plusieurs en langue arabe, car il possédait cette langue. Ses livres sont répandus un peu partout, mais il les fit rassembler principalement en trois endroits, à Paris, au monastère des Chartreux, à Gênes chez un noble de la cité et à Majorque chez un autre gentilhomme.
Ici s’arrête la biographie, sans doute composée à cette même époque. Ramon Llull reste à Vienne pendant toute la durée du Concile. Il remet aux Pères assemblés une Petitio Raymundi in concilia generali, résumant tous ses projets les plus chers de missions, de croisade, de réforme religieuse et sociale. Il a le bonheur de voir un bon nombre de ses demandes recueillies dans les canons du Concile 54. En 1312 il revient à Majorque, en multipliant ses travaux littéraires à une allure vertigineuse. Âgé presque de 80 ans, il y rédige, le 16 avril 1313, son testament, à la fois spirituel et temporel, où il se montre préoccupé d’assurer la conservation de ses œuvres. Ensuite il séjourne encore une année à Messine et il gagne à ses idées le roi Frédéric de Sicile – de dynastie catalane –, fort qu’il était maintenant de la protection de Jacques II d’Aragon, frère aîné du Sicilien. À Messine, le vieux lutteur rédige encore non moins de trente-cinq opuscules nouveaux ! Il foule une dernière fois le sol natal en 1314 et toute la population lui fait des adieux émus et solennels lorsque, profitant de la paix que le roi de Majorque vient de signer avec le roi de Tunis, il s’embarque encore pour la Barbarie. Ce sera cette fois pour y trouver le martyre : roué de coups, lapidé par la foule, il est emmené par des commerçants génois sur leur bateau et il expire à la vue des côtes paisibles et ensoleillées de son île de Majorque dans les premiers mois de l’année 1316.
Le premier vœu de l’apôtre à la lointaine époque de sa conversion, donner sa vie par amour du Christ et à sa gloire, aura mis plus de cinquante ans à se réaliser. Cinquante ans d’activité surhumaine, d’efforts, de luttes et de déceptions. Il fut souvent traité de fou et de visionnaire ; mais il serait suprêmement injuste de l’appeler un paresseux. Cela même ne lui fut pas épargné. La réponse, douloureusement, il nous la donne en traçant de lui-même cet autre portrait : Seigneur Ermite, voyez donc si je suis oiseux – à m’occuper du bien commun des justes et des pécheurs : – j’ai abandonné ma femme, enfants et propriétés ; – j’ai passé trente ans en 1295 dans les travaux et les langueurs ; – cinq fois j’ai été à la Cour papale, avec mes missions ; – et encore chez les Frères Prêcheurs – à trois Chapitres généraux et à trois autres chez les Frères Mineurs ; – si vous saviez ce que j’ai dit aux rois et aux seigneurs – et combien j’ai travaillé, vous ne douteriez plus – de si j’ai été paresseux dans cette affaire ; – au contraire, vous auriez pitié de moi, si vous êtes un homme compatissant 55 !
III
Le grand dessein
Nous connaissons maintenant l’homme, dont la vie incarne si intensément, si passionnément l’idéal. Essayons donc de serrer de plus près cet idéal, avant de l’illustrer par quelques textes, choisis parmi les pages innombrables que Lulle écrivit pour l’exposer.
L’apôtre catalan a fait de la conversion des infidèles le but final de sa vie et de son œuvre. Il faut tout d’abord pour leur propre salut que toutes ces âmes « qui vont à leur perte par ignorance » découvrent le christianisme et lui donnent leur libre adhésion. Mais il faut également pour la gloire de Dieu que tous les hommes, dans le monde entier, adorent sa Sainte Trinité et reconnaissent en Jésus-Christ leur Sauveur. Présidée par cette idée de l’unité, la conception lullienne de la société humaine se confond avec la notion de la société surnaturelle. Et l’ordre temporel est tout simplement absorbé par l’ordre spirituel. En quoi il se révèle une fois de plus le disciple fidèle de la tradition platonico-augustinienne du moyen âge 56.
L’apostolat pour le salut des âmes et pour l’extension du Royaume de Dieu d’une part, la poursuite du grand rêve médiéval d’unité politico-religieuse du monde de l’autre, seront toujours les deux aspects – souvent bien distincts, souvent aussi étroitement entremêlés – de ses grands projets. La conversion des infidèles – de tous les infidèles – rentrera ainsi comme une étape indispensable, dans un plan très vaste de réforme sociale, politique, morale et religieuse tendant à ramener tous les peuples et races de la terre à l’unité de la foi et à l’unité de la Cité chrétienne. Et l’œuvre apostolique de la mission deviendra une entreprise relevant de la publica utilitas, du bien commun, qui pour lui est identique au salut spirituel de tous les hommes, but dernier de l’Église, aussi bien que de la Cité.
C’est pourquoi les appels enflammés de l’apôtre, si d’une part ils ouvrent aux siècles à venir de merveilleuses perspectives pour le travail missionnaire et la propagation de la foi, d’autre part ils s’épuisent dans l’effort stérile d’organiser une nouvelle croisade. Esprit inquiet et hardi, il sera en même temps un précurseur de la moderne science des missions, le prophète de la congrégation romaine De Propaganda Fide et un des derniers représentants de la grande utopie médiévale de la Cité de Dieu assumant la Cité terrestre.
Attachons-nous tout d’abord au premier des deux aspects de son grand dessein. Il constitue la partie la plus originale – et toujours valable – de son message.
1. L’idéal missionnaire
« Le XIIe siècle avait donné à l’Église ses Croisés. Le XIIIe siècle lui rendit ses missionnaires 57. » À aucun moment de son histoire l’Église n’a oublié sa tâche missionnaire, celle d’apporter la lumière de l’Évangile à toutes les nations : euntes docete, omnes gentes (Matth. XXVIII, 19) avait ordonné le Sauveur à ses Apôtres. Mais en fait, une fois accomplie l’évangélisation de toutes les peuplades barbares en Europe, des circonstances extérieures avaient enfermé la chrétienté dans d’étroites limites géographiques. À ses portes, l’Islam constituait un danger indéniable. « Le sort spirituel du christianisme pouvait sembler lié au sort temporel d’une chrétienté 58. » Au devoir permanent de propager la foi, ce siècle de chevaliers a dû préférer la dure besogne de défendre la chrétienté menacée. Il l’a défendue en attaquant. Délivrer la Terre Sainte et établir la monarchie chrétienne universelle étaient alors les deux grands idéaux héroïques dans lesquels plusieurs générations puisèrent le courage et l’enthousiasme nécessaires pour accomplir leurs gestes militaires. Le XIIIe siècle ouvre dans l’histoire de l’Église une ère nouvelle pour l’activité missionnaire. L’élément déterminant, purement spirituel cette fois, de ce « premier printemps » des missions modernes est la fondation des deux grands Ordres mendiants, celui de St-Dominique et celui de St-François avec le grand renouveau de la vie religieuse active qu’ils apportent. Les deux Fondateurs avaient inscrit dans leur programme l’évangélisation des infidèles. François, dans la propre Règle de son Ordre ; Dominique, dans ses lettres et dans un décret du deuxième Chapitre général à Bologne en 1221. L’un et l’autre s’étaient réjouis de voir quelques-uns de leurs Frères partir pour la mission. François s’était présenté lui-même, seul, sans autres armes que la force de sa foi et de son amour, devant le Sultan à Damiette. Puis, les deux Ordres poursuivirent l’apostolat missionnaire, chacun selon les caractères de sa propre spiritualité. Les Franciscains, tout spontanéité, prêchaient par l’exemple direct, bravant sans autre le danger et recherchant ardemment le martyre. Les Dominicains se rendant compte qu’ils avaient à faire à un ennemi très fort, essayaient de mener le combat sur le terrain doctrinal et s’appliquaient à étudier méthodiquement la langue, la culture et la religion de l’Islam. Et les Papes, dans une série de Bulles, les ont approuvés et encouragés 59.
Cependant, cinquante ans après la mort de saint François et de saint Dominique, lorsqu’à son tour Ramon Llull répondit à l’appel irrévocable de la grâce, le nouvel idéal de conquête pacifique des âmes échappait à la plupart des esprits, comme il y échappera encore pendant plusieurs siècles. Pour les grands Ordres religieux eux-mêmes, ce n’était qu’un aspect, et non le principal, de leur activité. Pour Ramon Llull, au contraire, ramener les infidèles au Christ sera la préoccupation centrale, l’idée motrice de sa fiévreuse activité. Son originalité, la singularité même de son esprit en plein moyen âge consiste surtout en ceci : il s’est fait non seulement l’apôtre, mais aussi le théoricien des missions. Il a été le premier publiciste missionnaire du monde chrétien.
Si ce n’est comme poète mystique, la valeur de Ramon Llull pour l’histoire de la culture chrétienne ne nous apparaît jamais aussi grande que lorsque nous l’étudions sous cet angle-ci, comme théoricien des missions. D’ailleurs – nous l’avons dit –, il ne s’est consacré à la philosophie, et même à la théologie, qu’en fonction de son zèle missionnaire. Toutes les spéculations lulliennes ont pour but de servir cet unique idéal.
Il est donc possible de dégager de son œuvre une véritable missiologie ; c’est-à-dire une théologie et une méthodologie de l’évangélisation. Cet essai, pourtant bien tentant, n’a pas encore été entrepris. L’importance même de notre Bienheureux comme précurseur de cette branche de la science théologique n’a été découverte que très récemment. Quelques excellents érudits, dont Berthold Altaner en premier lieu, ont attiré, en historiens, l’attention sur lui 60. Mais une étude d’ensemble, placée dans une vraie perspective théologique, reste à faire. Nous n’avons pourtant pas la prétention de l’accomplir ici. Notre but, plus modeste et proportionné à nos forces, est d’indiquer simplement, à grands traits, quelques-unes des richesses contenues dans cette œuvre et d’offrir à ceux que le sujet intéresse une sorte d’introduction à la missiologie lullienne.
2. Les principes théologiques
La conversion des infidèles est par-dessus tout une œuvre d’amour. Dans la vision mystique du Docteur illuminé – nous le disions en commençant –, tout l’élan vient d’un moteur unique, de l’amour du Christ crucifié. C’est pour le salut de tous les hommes que le Fils de Dieu accepta la mort dans sa chair humaine et c’est pour l’amour de Dieu qu’il faut ramener à lui tous ceux qui sont encore dans l’erreur 61. Ainsi donc, que tous les chrétiens qui aiment vraiment Jésus-Christ aillent de l’avant... pour aimer, adorer et contempler avec ferveur Jésus-Christ et faire en sorte qu’il soit honoré dans le monde entier 62.
La tâche de convertir les infidèles est d’autant plus urgente qu’eux tous vont à leur perte par ignorance, estime Ramon Llull, d’après une interprétation trop littérale de l’axiome « hors de l’Église pas de salut », assez répandue dans son siècle, et qui ne fait pas la part de l’ignorance invincible 63. Llull, comme nous le verrons, se distingue souvent de ses contemporains en accordant un préjugé favorable de bonne foi aux infidèles et aux chrétiens dissidents. Et cependant, il ne va pas jusqu’au bout de sa pensée lorsqu’il s’agit du problème du salut des infidèles. Dans l’ardeur de sa divine charité, cette crainte ne fait qu’augmenter sa douleur et son désir d’apostolat : Il faut d’autant plus se souvenir de la mort des infidèles qui meurent en péché par ignorance... Il faut s’en souvenir pour leur apporter la doctrine de Jésus-Christ, qui a enlevé le péché du monde par son Incarnation et sa Passion 64 !
Mais aucune chose ne peut être aimée ni haïe si elle n’est préalablement connue. « L’amour est fils de la connaissance », pourrait aussi dire Ramon Llull. La fin voulue par Dieu en créant le monde est d’être lui-même connu et aimé 65. La conversion sera donc une œuvre d’amour, mais accomplie avant tout par l’intelligence. Le fragment du Llibre de Contempiació que nous traduisons plus loin – tout entier fondamental pour connaître la pensée missionnaire lullienne, puisqu’il est le précédent de la longue série des opuscules ultérieurs de propagande – le dit assez : La puissance motive intellectuelle des chrétiens doit agir sur l’intelligence des infidèles, afin que leurs forces sensuelles tendent également vers le christianisme, sous la motion de leur puissance motive intellectuelle. Tandis que si les chrétiens veulent forcer, par des armes sensuelles, seulement les forces sensuelles des infidèles, sans mouvoir leur intelligence, cela prouve tout simplement que leur christianisme n’est pas parfait 66.
Il s’ensuit que la conversion sera éminemment un acte de liberté. Sans doute, si Dieu voulait, le monde entier embrasserait le christianisme. Mais Dieu ne veut pas contraindre la liberté de l’homme. Llull est extrêmement soucieux de préserver le libre arbitre qu’il considère comme l’axe des rapports entre la créature et son Créateur 67, et il réagit constamment – tout au long de son œuvre – contre l’objection basée sur la toute-puissance de Dieu et sur une doctrine grossière de la prédestination, qu’on devait généralement opposer à ses projets missionnaires. L’homme est donc libre. La Sainte Église, dans la personne de saint Pierre, a reçu de Jésus-Christ le commandement de convertir ceux qui sont dans l’erreur. Mais Dieu ne fera pas violence au libre vouloir de ceux qui sont dans l’erreur pour les forcer d’entrer dans le christianisme, ni ne fera pas non plus violence au libre vouloir des chrétiens pour qu’ils aillent prêcher aux infidèles, car s’il agissait ainsi, le Créateur irait contre le libre arbitre qu’il a mis dans sa créature, ce qui est impossible 68.
La volonté de ramener les infidèles au Christ doit être donc le libre apport de chaque chrétien à l’œuvre de salut. L’Église, elle, porteuse éternelle de vérité et de sainteté, en a reçu avec le commandement divin de la mission – sicut missit me Pater, et ego mitto vos (Joh. xx, 21) – la science et le pouvoir. La science réside dans l’invincible action de la Vérité, dont la lumière (selon Llull) dissipera nécessairement les erreurs. Le pouvoir, ce sont les armes de l’esprit, – la prière, la pénitence, l’affliction, la dévotion et le saint sacrifice de celui qui verse son sang pour honorer Dieu – contre lesquelles ne prévaudront jamais les forces corporelles : Si le roi sarrasin se défend par la puissance corporelle contre la puissance de nos âmes, il faut que sa puissance soit vaincue et subjuguée par l’excès de notre amour et l’honneur que nous rendons à la Passion de Notre-Seigneur et par les larmes et le sang et par de saints hommes qui, en secret ou ouvertement, iront parmi les infidèles 69...
Parallèlement, l’idée d’un retour au christianisme primitif et aux méthodes d’évangélisation de l’Église apostolique est toujours présente à l’esprit de Ramon Llull, comme chez tout réformateur religieux chrétien : Sache, mon fils, que les Apôtres ont converti le monde par la prédication, mais aussi en répandant des larmes et du sang, et avec de grands efforts et avec une dure mort ; et la terre qu’ont maintenant les Sarrasins, ils l’avaient déjà convertie 70.
Enfin, la préoccupation missionnaire de Ramon Llull s’étend à tous les peuples de la terre. Il n’y a là somme toute qu’une conséquence de l’aspiration foncière à l’unité, propre de tout le système lullien. Mais qu’il ne perd pas de vue un seul instant, en établissant ses plans pour la conversion du monde. Un trait donc encore essentiel de son grand dessein.
3. Les méthodes d’évangélisation
De ces quelques principes découle toute la méthode missionnaire de l’apôtre catalan. Et nous savons la place énorme qu’il a fait dans sa vie et dans son œuvre aux questions de méthode et à leur diffusion. Car, paradoxalement, cet « illuminé » savait être à la fois un esprit pratique. Il ne veut pas nous faire part de son idéal sans proposer en même temps la manière de le réaliser. En substance, sa méthode pour évangéliser les infidèles est tout entière contenue dans les trois points du programme qu’il s’est tracé dès les premières heures de lutte avec lui-même, lorsque le divin Crucifié venait de lui apparaître : accepter de mourir pour le Christ en le prêchant ; composer ce fameux livre, aux arguments duquel les infidèles devraient se rendre, et enfin solliciter la fondation de monastères pour l’enseignement des langues orientales (cf. Vita §§ 5-8).
Cette méthode, il n’a pas cessé de la préciser et de la compléter ; de la prôner et de la défendre aussi contre les objections qu’elle soulevait ou le mépris qui l’accueillait. Quelques strophes du Desconort 71 relèvent les plus criantes, les plus scandaleuses de ces objections contre l’activité missionnaire en général et contre la méthode lullienne en particulier. Un beau verset du Livre de l’Ami et de l’Aimé garde l’écho, transfiguré par la prière, de son souci de perfectionner la méthode et les polémiques qui l’entouraient (v. 136) : L’Ami priait son Aimé de lui apprendre la manière de le faire connaître, aimer et glorifier par les gens. L’Aimé emplit son Ami de dévotion, de patience, de charité, de tribulations, de pensées, de soupirs et de pleurs, et le cœur de l’Ami eut assez d’audace pour glorifier son Aimé, les louanges sortirent de sa bouche, et sa volonté sut mépriser le blâme des gens qui jugent faussement.
La condition préalable est sans doute de désirer ardemment la conversion des infidèles, de la vouloir d’une volonté héroïque, seule capable d’arracher à Dieu les grâces nécessaires pour l’apostolat : L’Ami veillait, jeûnait, faisait des aumônes, pleurait et allait en terres étrangères afin d’exciter la volonté de l’Aimé à énamourer ses sujets pour que par eux ses honorabilités fussent honorées (Livre de l’Ami, v. 213). À cette condition, l’aide de l’Aimé est acquise au missionnaire, qui vaincra par l’éclat de ses vertus : L’Ami allait combattre pour la gloire de son Aimé, et il emmenait en sa compagnie la foi, l’espérance, la charité, la justice, la prudence, la force et la tempérance, pour vaincre avec elles les ennemis de son Aimé. Et il aurait été vaincu si l’Aimé ne l’avait pas aidé à signifier ses noblesses (Livre de l’Ami, v. 140).
Mais une pareille volonté et d’aussi solides dispositions dans l’âme de l’apôtre ne suffisent pas encore au succès de son œuvre, si elles ne s’accompagnent des connaissances indispensables du milieu où il devra agir et des armes intellectuelles qui lui permettront d’engager le combat. Si la moderne science missionnaire a pu être définie comme « une apologétique basée sur l’ethnographie », nul doute que Ramon Llull n’ait été un de ses fondateurs.
C’est surtout en développant le troisième point de son programme de vie qu’il y est amené. Voyons donc tout d’abord les remarquables précisions auxquelles il parvient. Nous pourrons ensuite examiner plus rapidement les implications des deux premiers points du programme.
a) Connaissance des religions. Pour convertir des hommes il faut commencer par connaître d’une manière approfondie leurs croyances actuelles. On dressera d’abord la liste des différentes sectes qui s’opposent dans le monde à la foi catholique 72... : voilà, à côté de la préoccupation universelle, le souci d’entreprendre sur une base scientifique l’étude des religions. Avec les croyances, il faut étudier les mœurs, la philosophie, le mode de raisonner des peuples auxquels il faudra prêcher. Llull le dit et le répète souvent dans ses écrits. Et il donne l’exemple, en se mettant sérieusement à l’étude de l’Islam 73.
Que Ramon Llull ait connu à fond l’arabe, la religion et la philosophie musulmanes est hors de doute. Son biographe nous dit comment il s’y était pris : en achetant un esclave sarrasin qui lui enseigna la langue, puis en étudiant les auteurs de l’Islam. Il écrivit plusieurs de ses ouvrages en arabe, avant de les traduire en catalan ou en latin, rien de moins que son Llibre de Contemplació en Déu, par exemple. Un de ses premiers travaux a dû être le résumé, en arabe, de la logique d’Al Ghazâlî. Ensuite, la riposte à l’Islam est toujours sous-entendue dans ses écrits apologétiques et il consacre plusieurs opuscules à la polémique directe, mais toujours respectueuse. Ses procédés littéraires, sa mystique, sa doctrine théologique des dignités divines elle-même, sont assez proches des modèles arabes pour que toute une pléiade de lullistes doivent aujourd’hui s’attacher à défendre le Docteur illuminé contre le soupçon des arabisants qu’il ne soit qu’un « souffi christianisé ». Ce n’est pas à nous de résoudre ici cette controverse 74. La seule mention suffit à montrer à quel point notre auteur s’assimile la pensée des adversaires contre lesquels il s’apprêtait à lutter. Il l’a fait d’ailleurs d’une manière pleinement consciente : « Dis, amant, à quoi exerces-tu le plus ton entendement : à comprendre la vérité ou l’erreur ? » Il répondit : « À comprendre la vérité. – Pourquoi ? – Je comprends l’erreur pour mieux comprendre la vérité » (Livre de l’Ami, v. 165).
Maître Ramon a donc connu l’Islam, comme aucun autre des penseurs chrétiens du moyen âge. (Le grand arabiste Louis Massignon lui en décerne le compliment 75.) Il a compris sa psychologie et il a vanté la beauté de son langage liturgique, la profondeur de son esprit religieux, la proximité de la religion de Mahomet et du christianisme 76. Il a même senti le danger qu’il y avait dans cette proximité et la difficulté qui s’ensuivait pour convertir les Sarrasins. Comment donc a-t-il pu commettre une erreur de jugement aussi grossière que celle du passage de la Doctrine Puérile que nous traduisons plus loin 77 ? Ici les sages de l’Islam sont présentés comme des sceptiques, dégoûtés par la personne de Mahomet et par la vilenie de ses actions. Ils gardent leur sens religieux, mais ils ne croient plus que Mahomet ait été un prophète. Il est impossible cependant que Llull ait partagé les méprises si courantes dans son temps à propos de Mahomet et de la doctrine de l’Islam 78. Il faut chercher une autre raison. Et nous croyons – à la suite d’Altaner 79 – la trouver dans l’optimisme foncier de l’apôtre, qui à tout prix veut se représenter son entreprise comme plus facile qu’elle ne l’est en réalité. Peut-être aussi a-t-il été dupe lui-même inconsciemment d’une petite supercherie imaginée pour remonter le courage défaillant de la chrétienté devant la tâche gigantesque de convertir les infidèles. Cela est visible surtout dans un autre passage 80, où Llull revient sur ces idées pour ajouter que les esprits religieux parmi les Musulmans s’adressent, en quête de lumières sur la foi catholique, aux marchands catalans et génois, « lesquels, étant laïques, ne peuvent pas les satisfaire ». Raison de plus d’envoyer en terre d’Islam des missionnaires bien formés...
Sur les églises chrétiennes dissidentes d’Orient – dont il parle souvent – et sur les autres religions, les connaissances de Ramon Llull ne peuvent pas être comparées à celle qu’il a de l’Islam. Souvent il se borne à énumérer quelques-unes de ces sectes, même en se trompant, comme lorsqu’il range les nestoriens parmi les Gentils. Toutefois, il faut relever le splendide passage de la Doctrine puérile (voir ci-dessous, p. 95), où il oppose à la noblesse de l’Église grecque orthodoxe ses erreurs sur la procession du Saint-Esprit. Dans ce même esprit, respectueux des valeurs chrétiennes de l’Église d’Orient et favorable à l’union, est à noter le traité Llibre del Sant Esperit ou Liber de Sancto Spiritu, de la première époque de sa production. Le schisme et les querelles parmi les chrétiens constituent d’ailleurs une pierre de scandale pour les infidèles et rendent plus difficile leur conversion 81.
Quant aux Tartares, l’information de Ramon Llull est loin d’être de première main. Toutefois, il a eu la vision exacte de cette sorte d’état plastique où se trouvaient les Mongols, du point de vue religieux, lorsqu’ils ont déferlé sur l’Asie 82. Llull avertit ses contemporains de l’urgence de gagner à la religion du Christ ces guerriers invincibles, qui croient à Dieu sans se rattacher à aucune foi religieuse particulière et qui tolèrent toutes les prédications. Il insiste également sur le danger que courrait la chrétienté, si elle était gagnée de vitesse par l’Islam et si les Tartares – véritables représentants, pour lui, des peuples « païens » – s’incorporaient en masse à la « sarrasinité 83 ».
La pensée juive n’est pas non plus étrangère à cet apologiste chrétien. Il le prouve surtout dans son Llibre del Gentil e dels tres savis ou Liber de gentili et tribus sapientibus (Majorque 1272 ?). Trois sages, un Juif, un chrétien et un Sarrasin, discutent ici, en présence d’un « gentil », de l’existence d’un Dieu personnel, de la résurrection et de la vie future, et ils exposent les articles de leur foi, dans une remarquable atmosphère de loyauté et même de tolérance. Les cinquante sermons du Liber praedicationis contra iudaeos, encore inédit, composé à Barcelone en 1305, sont destinés à convaincre les Juifs par des arguments intellectuels.
Dans tous ces ouvrages, ainsi que dans les scènes romancées de Blanquerna (voir plus loin Blanquerna, chap. 84, §§ 4-6 et 88, §§ 2-4), ce qui frappe le plus un lecteur tant soit peu familiarisé avec la littérature apologétique du moyen âge, c’est le préjugé favorable dont Ramon Llull fait bénéficier les infidèles ou les chrétiens dissidents. Jamais la sincérité et la profondeur de leur esprit religieux n’est mise en doute. Un sage juif, ou un roi sarrasin, ou tout simplement les fidèles qui écoutent la prédication des mystiques de l’Islam, versent des larmes d’amour et de réelle piété. Le philosophe catalan a connu d’assez près les infidèles et leurs doctrines pour savoir que, parmi eux, des esprits généreux cherchent aussi passionnément la vérité et adorent Dieu d’une piété non feinte.
b) Enseignement missionnaire. Il n’y a pour ainsi dire pas d’ouvrage de Ramon Llull, quel que soit son objet principal, où l’auteur ne revienne sur son idée de l’enseignement missionnaire. La nécessité de former des ouvriers qualifiés pour la moisson du Christ est devenue chez lui presque une obsession. Il est vrai qu’il s’agit parfois exclusivement de l’enseignement des langues orientales. Ce n’est pas en vain qu’il en avait fait, dès le début, un des points fondamentaux de son programme. Mais il ne manque pas d’élargir souvent cet enseignement purement instrumental jusqu’à une formation plus complète du missionnaire. Par exemple, dans le Traité sur la manière de convertir les infidèles, que nous traduisons, Llull réclame (voir plus loin, p. 135) la création de véritables « centres d’étude » – à Paris, en Espagne, à Gênes, à Venise, en Prusse, en Hongrie, et même en Orient – où les étudiants « pourront s’initier au genre de méthodes, de conceptions et d’arguments qu’ils rencontreront chez les infidèles ».
Le mérite d’avoir éveillé parmi les chrétiens le désir de connaître les langues orientales revient en premier aux Dominicains, suivant la tendance éminemment doctrinale de l’Ordre de Saint-Dominique dès ses origines. La première décision dans ce sens est peut-être celle du Chapitre général de Paris en 1236 et les premières écoles de langues orientales, particulièrement d’arabe, celles que les fils de saint Dominique ouvrirent en Terre Sainte dès 1237. L’idée elle-même d’enseigner les langues n’était donc pas bien ancienne lorsque Ramon Llull s’en empara avec sa fougue et sa ténacité coutumières. Rappelons ici que les plus zélés réalisateurs de cette initiative avaient été précisément les grands Dominicains catalans ; saint Ramon de Penyafort, Ramon Marti, Romeu Sabraguera et tant d’autres s’étaient chargés en effet d’exécuter les recommandations des Chapitres et des Maîtres généraux (du Maître général Humbert de Romans en 1252, du Chapitre de Valenciennes en 1259 par exemple) concernant l’érection de chaires et d’écoles d’arabe et d’hébreu. Ils en avaient créées à Barcelone, à Valence, à Murcie, en Tunisie, et dans tant d’autres villes en Espagne et en Afrique, tantôt isolées, tantôt intégrées dans les Studia dominicains qui florissaient à cette époque 84. Llull a été en relation directe, immédiate, avec ces Maîtres de l’Ordre dominicain, ses compatriotes et presque ses contemporains. La Vita nous apprend (§ 10) qu’il vécut – du moins à un certain moment de sa vie – dans l’intimité de saint Raymond de Penyafort. Les conceptions dominicaines ont eu certainement sur lui une influence décisive.
Par sa spiritualité, comme par ses tendances philosophiques, le Docteur illuminé est avant tout franciscain. Il l’est davantage encore par son apostolat au service du nouvel idéal de propagation pacifique de la foi. Lorsqu’il prêche la « croisade spirituelle », Ramon Llull est le grand héritier de saint François ; qui donc, sinon le Catalan, est parti seul, comme le Poverello d’Ombrie, telle la brebis au milieu des loups, en terre d’Islam, et qui donc sinon lui a donné sa vie entière pour ramener au Christ les peuples infidèles ? Seulement, Ramon, soixante ans plus tard, a peut-être compris mieux que François les exigences de la mission, comme le dit dans une de ses profondes approximations G. K. Chesterton 85. C’est que Ramon Llull est un esprit franciscain qui a reçu l’empreinte dominicaine. Et l’inspirateur de sa doctrine n’est autre que saint Bonaventure, l’interprète de la Règle franciscaine qui s’est le plus préoccupé de développer les études et la formation intellectuelle. À l’époque même de notre Bienheureux, un autre esprit, comme lui grand et singulier, s’est fait le théoricien des études orientales : Roger Bacon, dont nous avons dit l’étonnante parenté avec Ramon Llull, sans qu’il soit possible toutefois de conclure à une influence directe. Probablement, l’extension du mouvement dominicain a également influencé ces deux disciples, si éloignés l’un de l’autre, du courant augustino-bonaventurien 86.
Dans le domaine de l’enseignement missionnaire, Llull ne s’est pas borné à signaler une méthode. Il a réussi quelques importantes réalisations pratiques. Tout d’abord le collège de langues de la Sainte-Trinité, à Miramar, dans l’île de Majorque, érigé par l’Infant Jacques à l’instigation de Llull, lors de son séjour à Montpellier en 1274, et destiné aux Frères Mineurs. Le § 17 de la Vita montre toute la fierté de l’apôtre devant cette première réalisation et nous dit même la somme dont le prince la dota. Deux ans plus tard, le Pape Jean XXI approuva la fondation 87. Elle n’était cependant pas destinée à subsister longtemps. Llull, pris par le tourbillon de ses voyages incessants, dut en négliger la direction et l’administration. Peut-être la responsabilité de l’échec ne lui est-elle pas entièrement imputable. Vingt ans plus tard, dans un passage du Desconort (v. 656), Llull paraît accuser quelqu’un – dont charitablement il tait le nom : et qu’il ait du remords – celui qui a défait tout cela !
Quoi qu’il en soit, le collège de Miramar demeure le modèle auquel Llull se réfère souvent dans ses écrits et qu’il ne se lasse point de proposer au monde catholique 88. De plus, dans chacune de ses Petitiones adressées aux puissants de la terre, dans tous ses traités sur la conversion des infidèles, la demande de studia idiomatum diversorum revient toujours en première place, comme si l’apprentissage des langues était la porte nécessaire, le premier pas pour l’apostolat, car le but des fondations demandées est proprement missionnaire, ce qui les distingue de toutes les initiatives antérieures. Dans la plupart des cas, les étudiants qui fréquenteront ces collèges doivent être des gens déjà formés, clercs religieux ou séculiers, mais sacra scriptura competenter imbuti ou bien sapientes, bene scientes philosophiam et theologiam 89. Mais Maître Ramon n’oublie pas de rappeler souvent la nécessité de donner un équipement intellectuel plus complet aux futurs missionnaires ; par exemple, lorsqu’il recommande d’instituer des chaires de langues orientales dans les grands centres universitaires, où les étudiants ont l’opportunité de s’instruire dans toutes les branches du savoir, et de doter les aspirants de bourses d’étude suffisantes (cf. Traité sur la manière de convertir les infidèles, plus loin, p. 135).
Autant de demandes réitérées, autant d’amères déconvenues. Leur auteur a souvent perdu tout espoir de voir son projet réalisé. Et néanmoins, vers la fin de sa vie un grand bonheur l’attendait : en 1311 les canons du Concile général de Vienne du Dauphiné ont recueilli plusieurs des dix ordinationes qu’il avait proposées. En particulier le canon XI adoptait, en l’élargissant, la première demande de Ramon Llull. Fidèle à lui-même, le Bienheureux réclamait une fois de plus des centres d’étude orientales à Rome, à Paris et à Tolède. Le Concile décida la création de cinq collèges, à Rome (ou à l’endroit où résiderait la Curie romaine, car nous sommes à l’époque des Papes d’Avignon), à Bologne, à Paris, à Oxford et à Salamanque, auprès des plus grandes Universités du temps. On précisait que l’enseignement comprendrait l’arabe, l’hébreu, le syriaque et le grec.
Si l’idée de ces fondations n’était pas originale, du moins nul ne saurait contester à Ramon Llull le mérite d’avoir obtenu de la suprême Autorité un décret, dans lequel le Pape reconnaît parmi ses devoirs principaux celui de porter la foi à ceux qui ne l’ont pas encore et déclare que le missionnaire ne peut pas entreprendre un travail efficace sans connaître la langue du pays. Ramon exultait, comme il le montre dans la préface de son livre De participatione christianorum et sarracenorum, qu’il adresse au roi Frédéric de Sicile en 1312. Mais, hélas, la décision formelle du Concile ne fut qu’un écho sans lendemain de ses appels obstinés. Si nous trouvons bien quelques traces de l’enseignement des langues orientales pendant le XIVe siècle, nous n’avons point notice d’une vraie chaire d’arabe, et encore moins de syriaque ou d’hébreu dans aucune des cinq villes nommées 90.
c) Disputes apologétiques. Saint François d’Assise a voulu remplacer l’idéal médiéval des croisades sanglantes, dont le succès final paraissait déjà de plus en plus incertain, par l’idéal permanent chrétien de la croisade spirituelle et de la mission. Mais, parmi les armes de sa croisade nouvelle, le séraphique rénovateur de la vie spirituelle rejetait la philosophie et toute érudition encombrante. La vérité tout aimable de l’Évangile lui suffisait. En ceci Llull n’a pas suivi son maître. Il avait sous les yeux une autre méthode apologétique que les Dominicains employaient de plus en plus pour confondre les infidèles – Juifs et Musulmans – résidant dans les pays chrétiens. C’étaient les controverses doctrinales, sous forme de disputes orales et publiques, dont on eut un exemple fameux à Paris en 1240 et dont la plus importante, dans les pays catalans, eut lieu à Barcelone le 20 juin 1263, convoquée par le roi à l’instigation de saint Raymond de Penyafort 91. De ces polémiques est surgi tout un genre de littérature théologico-apologétique ; les vastes perspectives de la Summa contra Gentes de saint Thomas d’Aquin, inspirée probablement par saint Raymond de Penyafort, répondent sans doute aux exigences du genre, de même que l’ouvrage du Dominicain catalan Ramon Marti, Pugio fidei contra Judaeos, probablement basé à son tour sur la Summa du Docteur angélique.
Tout ce travail – celui du moins qui s’accomplissait dans son propre pays – était connu de Ramon Llull. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il ait fait des disputes théologiques un des points de sa méthode de conversion. Il l’a lui-même pratiquée, cette méthode, non seulement dans sa patrie catalane, au milieu des Juifs et des Musulmans demeurés dans la contrée après la reconquête, mais aussi lors de ses expéditions missionnaires, à Tunis, à Chypre et à Bougie (cf. Vita §§ 26, 32, 34 et 37 ss.). L’absence de résultats pratiques de ces controverses ne découragea jamais le solide utopiste. La prédication de la foi, dans tous ses ouvrages, est surtout présentée sous forme de débats contradictoires. Et sa foi dans l’efficacité de la discussion est telle qu’il va jusqu’à suggérer au Pape une « grande dispute » avec les « schismatiques », afin de provoquer l’union (Desconort, v. 664-669 ; Traité sur la manière de convertir les infidèles, plus loin, p. 132 s.).
De telles disputes, Llull les imagine se déroulant dans une atmosphère de paix et de confiance réciproque – nous dirons même de tolérance – qui offre un contraste presque violent avec le ton des autres apologètes et polémistes de son temps : disputando benigne et amicabiliter conferendo, dit la Petitio pro conversione infidelium de 1295 à Boniface VIII. Sans doute la longue fréquentation directe des infidèles et de leurs doctrines a imposé au Majorquin le respect, tandis que la ferme conviction de l’infaillibilité de ses arguments le porte à se montrer confiant. Plusieurs ouvrages de l’opus lullien, rédigés en forme dialoguée, nous présentent le modèle de ces débats courtois 92. La théorie en est mise dans la bouche du Cardinal de Et in terra pax hominibus dans le chap. 81 du Blanquerna (voir plus loin, p. 105). Les personnages de ces dialogues sont des sages, des savants, des contemplateurs, des esprits anxieux de découvrir la vérité, mais toujours des gens cultivés, ce qui donne aux débats une allure « scientifique » et fait porter l’accent sur le rôle de l’intelligence – de l’intelligence soutenue par l’amour – dans toute l’œuvre de conversion 93.
d) Échanges de personnes et enseignement religieux obligatoire. Un grave problème a dû se poser à l’esprit réaliste de Ramon Llull, lorsqu’il songeait à l’application pratique de sa méthode : comment obtenir des infidèles l’audience nécessaire à la prédication et comment les amener à prendre une part active à ces débats catéchétiques ? À cette question répond tout d’abord son esprit utopiste. Il propose que le Pape envoie des messagers dans les pays d’Orient, tantôt pour qu’ils discutent eux-mêmes avec les Docteurs de l’Islam ou des églises chrétiennes dissidentes, tantôt pour obtenir des princes de ces pays qu’ils envoient en Occident des hommes sages et religieux. Ceux-ci partageraient, pendant plusieurs années, la vie des religieux latins ; on leur ferait apprendre la langue et la doctrine de l’Église catholique et on provoquerait ainsi pour le moins un rapprochement des chrétiens dissidents et des Musulmans, suffisant pour leur donner le désir de la foi et du baptême. Ensuite, ils rentreraient dans leurs terres lointaines, accompagnés de quelques missionnaires et ils poursuivraient là-bas la diffusion de la doctrine catholique. Pendant leur séjour en Europe, l’entretien des étudiants serait entièrement à la charge de l’Église. De telles propositions se trouvent non seulement parmi les anticipations et les rêves de réforme sociale et religieuse du Blanquerna, mais aussi et surtout dans des projets, que son auteur voulait très concrets et immédiatement réalisables, comme ses Petitiones à Célestin V et Boniface VIII ou son Liber de participatione sarracenorum à Frédéric de Sicile 94.
Seulement, que faire lorsque ces ambassades ne donneraient pas l’effet escompté ou que les princes non chrétiens interdiraient l’accès de leurs États aux prédicateurs ? Devant cette éventualité, Ramon Llull redevient l’enfant de son siècle : il propose ouvertement le recours au bras séculier et l’intervention du Pape auprès des princes chrétiens et des Ordres militaires pour que, par la force des armes, on fasse la guerre contre tous ceux qui ne laissent pas entrer dans leurs terres les pieux chrétiens qui veulent y prêcher la parole de Dieu et pour que l’Église ne conclue jamais de trêve avec les infidèles qui ne souffrent pas que des chrétiens aillent démontrer la vérité de la foi catholique (Blanquerna, chap. 87, 4). Voilà donc comment une idée contraire à celles que Llull soutenait jusqu’ici, l’idée d’employer la force à l’appui d’une activité proprement religieuse, s’introduit dans le système lullien. Remarquons cependant le caractère très particulier de ces opérations militaires. Elles n’ont encore pour but que de sauvegarder une liberté civique élémentaire : la liberté pour l’Église d’exercer sans entraves son ministère enseignant, même en terre d’infidèles.
Par la suite, Llull ouvrira lui-même une brèche plus dangereuse encore. Ce sera lorsqu’il proposera tout uniment la croisade – dans le sens où l’entendait communément sa génération – pour conquérir la Terre Sainte ou pour marcher contre Constantinople. Mais nous reviendrons sur l’attitude de Llull en face de la croisade. Terminons maintenant l’exposé de sa méthode missionnaire.
Un dernier moyen pour faire écouter aux infidèles la parole de vérité est suggéré au Majorquin par la pratique, courante au XIIIe siècle, du « sermon obligatoire ». Les princes chrétiens, soit de leur propre initiative, soit obéissant aux recommandations de personnages ecclésiastiques, imposaient souvent à leurs sujets juifs ou musulmans d’entendre certaines prédications. Ramon Llull – ici encore se montrant un homme de son temps – n’a pas jugé bon de blâmer cet usage. Au contraire. Dans sa Pétition au Concile de Vienne (Ordinatio VIII), il demande que dans tous les pays chrétiens, les Juifs le samedi et les Musulmans le vendredi, soient obligatoirement tenus d’entendre un sermon, où l’on ferait usage des arguments apodictiques de son Ars Magna. Ailleurs, ce n’est point un simple sermon hebdomadaire qu’il réclame, mais l’enseignement religieux obligatoire de quelques captifs sarrasins – qui seraient alors libérés – et de quelques Juifs, car si les infidèles, de crainte des chrétiens, apprenaient et comprenaient les vérités de la foi, comme le petit enfant qui, de crainte du maître, doit réciter sa leçon, nécessairement leur puissance motive les amènerait, tous ou quelques-uns d’entre eux, au christianisme 95.
Enfin, au roi d’Aragon Jacques II, dans son Dictat de Ramon (1299) et au roi de Chypre pendant son séjour dans l’île (1301, cf. Vita § 34), il demanda de pouvoir engager lui-même des disputes avec les Juifs dans leurs synagogues, avec les Musulmans dans leurs mosquées et avec les orthodoxes dans leurs églises, sans que, eux tous, pussent l’en empêcher. Le roi catalan le lui accorda (30 octobre 1299), tandis que le cypriote refusa la faveur demandée 96.
Il importe cependant de ne pas perdre de vue un point fondamental de toutes ces demandes lulliennes : jamais en elles le principe de la liberté de croyance n’est mis en cause. Juifs, Musulmans et orthodoxes peuvent être tenus d’apprendre la doctrine catholique. En aucun cas, ils ne seront contraints d’embrasser la foi ou de recevoir le baptême. Une position doctrinale aussi nette mérite d’être relevée, lorsque l’on sait combien la pratique du baptême forcé était courante en ces derniers siècles du moyen âge 97.
e) Attitude des chrétiens envers le converti. On peut rapprocher des thèses lulliennes relatives à la méthode d’évangélisation une observation extrêmement pertinente qu’il formule à plusieurs reprises : « De nombreux Juifs deviendraient chrétiens s’ils avaient, après leur conversion, de quoi faire vivre leur femme et leurs enfants. Et de nombreux Sarrasins deviendraient également chrétiens s’ils voyaient que ceux qui se convertissent sont honorés et non pas méprisés par les gens. » Profonde vérité psychologique que les chrétiens d’aujourd’hui oublient encore trop souvent et d’autant plus opportune à une époque où se convertir signifiait pour un Juif se mettre au ban de la communauté de ses pères, sans la moindre assurance d’être accueilli par la société des chrétiens. Accusation formelle aussi contre le racisme dominant au sein de la chrétienté. Llull réagit contre les lois qui, en fait, dépossédaient le Juif de ses biens lorsqu’il quittait la communauté Israélite et son ghetto pour se trouver désemparé parmi les chrétiens. Il insiste pour qu’on laisse aux convertis l’usage de leurs biens. Il va jusqu’à réclamer qu’en cas de besoin les biens ecclésiastiques pourvoient à leur subsistance et qu’en tout cas on punisse le déshonneur fait aux convertis 98.
f) Organisation de l’effort missionnaire. Une autre, enfin, des ordinations imaginaires du Pape Blanquerna dans sa Curie montre que le raisonnement utopiste n’est souvent qu’une simple anticipation et que des suggestions irréalisables du temps de l’auteur deviennent quelques siècles plus tard des réalités quotidiennes. Tel est bien le cas pour l’office attribué au Cardinal de Domine Fili au chap. 88 du Blanquerna. Personne n’hésitera aujourd’hui à reconnaître dans les fonctions dont il se charge quelques-unes de celles qui sont dévolues à la Sacrée Congrégation romaine de Propaganda Fide. Cette même proposition revient dans les Petitiones de Ramon Llull aux Papes Célestin V et Boniface VIII, comme une demande nettement formulée.
Mais les propositions de l’apôtre catalan pour organiser l’effort missionnaire ne se bornent pas à cela. Toute son œuvre est pénétrée de cette idée fondamentale : la mission doit être une des préoccupations essentielles et permanentes de l’Église. C’est pourquoi Jésus-Christ donna comme signe la croix et il étendit ses bras pour que les savants bienheureux qui sont dans le peuple chrétien se souviennent de sa sainte Passion et sachent qu’il embrassera ceux qui prêchent aux Sarrasins et aux infidèles 99.
4. L’optimisme de Raymond Lulle
Les conceptions lulliennes sur la mission, aussi bien dans l’aspect théorique que dans les recommandations pratiques, se distinguent par leur caractère optimiste. Toutes les entreprises paraissent réalisables, faciles même, lorsque Ramon Llull les expose. Et pourtant son propre témoignage, si nous ignorions l’histoire, suffirait à nous convaincre de l’échec de ses efforts auprès des chrétiens, autant que de ses propres essais de prédication en terre d’infidèles. Mais aucun obstacle n’est assez fort pour abattre son courage, aucun échec n’est assez complet pour le faire démordre de son noble entêtement.
Les sources de cette étonnante force de caractère, l’apôtre majorquin les résume dans les deux premiers points de son programme de vie : donner son sang pour l’amour du Christ et en son honneur et composer un livre qui serait le plus efficace du monde contre les erreurs des infidèles. (Le troisième point, il l’a par la suite élargi jusqu’à en faire toute la méthode d’évangélisation que nous venons d’étudier.) En d’autres termes, l’optimisme lullien procède, d’une part, de l’excès même de l’amour, de la surabondance de la vie mystique ; d’autre part, de la certitude que la vérité triomphe d’elle-même et que les hommes de bonne volonté, parmi les infidèles, ne manqueront pas de l’embrasser si on la leur présente au moyen de formules logiques, irréfutables, comme Llull croit l’avoir fait dans son Art, qu’il tient pour le fruit d’une illumination surnaturelle.
Accepter de mourir pour le Christ a toujours été, pour lui comme pour saint François d’Assise, le premier désir. Car le martyre a à ses yeux une triple virtualité : tout d’abord, il constitue la suprême aspiration du mystique pour courir à son Dieu, le dissolvi et esse cum Christo de saint Paul 100. Mourir de mort violente est encore la plus parfaite imitation du Christ incarné et rédempteur : L’Aimé se vêtit du drap dont son Ami était vêtu pour faire de lui son compagnon dans la gloire éternelle. C’est pourquoi l’Ami désira toujours des vêtements vermeils pour que leur drap ressemblât davantage aux vêtements de son Aimé (Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 262). Enfin, l’acte de verser le sang en témoignage de la foi possède par surcroît une valeur exemplaire, qui est essentielle à la propagation de la foi. Et Llull exigera toujours du missionnaire d’être disposé à se donner lui-même en semence de chrétiens 101.
Il n’était certes pas difficile de rechercher le martyre à une époque où la loi musulmane punissait de mort celui qui prêchait le christianisme aux sarrasins. Mais comment ne serait-il pas optimiste l’apôtre qui, pour lui-même, ne cherche point le succès, mais la défaite et pour qui cette défaite apparente est le gage d’un triomphe éternel ?
La deuxième raison que nous venons de signaler de l’optimisme lullien n’est pas aussi transparente. Les thèses du Docteur illuminé sur l’exposition rationnelle du dogme catholique et sur la possibilité de provoquer par des arguments de raison – rationes logicales, ou necessariae – l’adhésion des hétérodoxes ont soulevé, au courant des siècles, des controverses ardentes 102. Telles qu’elles sont en réalité, ces thèses, libérées de toutes les défigurations et les contrefaçons dont des ennemis intéressés ou des admirateurs trop zélés les ont affublées, restent malgré tout bien fragiles. Mais elles constituent un élément trop important de la pensée lullienne pour que nous puissions omettre de les envisager ici.
L’anonyme auteur de la Vita reflète fidèlement la pensée de son maître, lorsqu’il vante la divine inspiration que Llull attribuait à son Art, ainsi que l’attachement de l’illuminé aux procédés dialectiques de prédication. L’inefficacité de sa mission en Afrique, selon le biographe, serait due exclusivement à l’obstination des infidèles, qui se sont dérobés au combat intellectuel (§ 39). Dans aucun de ses ouvrages, Llull n’oublie pas de nous dire qu’il faut « montrer la vérité aux infidèles et combattre avec elle leurs intelligences, afin qu’ils connaissent et aiment Dieu ». Les rois sarrasins du Blanquerna exigent que la foi catholique leur soit « démontrée par des raisons », ils veulent être convaincus par le raisonnement avant de quitter la religion de Mahomet 103. Il faut que la polémique des missionnaires « brandisse des arguments de nécessité et soit de taille à enfoncer les positions des infidèles comme à réfuter leurs objections ; renforcer aussi les propres doctrines et ripostes des fidèles 104 ». Car les Musulmans ont une solide culture et « ils n’admettent pas les raisons fondées seulement sur l’autorité 105 ». Le Desconort ajoute même (v. 277-280) que si l’on ne pouvait prouver la foi, il s’ensuivrait que Dieu ne pourrait reprocher aux chrétiens de ne pas vouloir l’enseigner aux infidèles. Et les infidèles pourraient à bon droit se plaindre de Dieu qu’il ne laisse pas démontrer par arguments une vérité plus grande (que la leur). Ailleurs encore, le Docteur illuminé se vante : Un nouveau savoir j’ai trouvé par lequel on peut connaître la vérité et détruire la fausseté... (on).
Il était courant dans l’abondante littérature polémique du XIIIe siècle – à laquelle nous avons fait allusion plus haut – de distinguer entre les praeambula fidei, telle par exemple l’existence de Dieu, qui peuvent être démontrés par des raisons « naturelles » ou « nécessaires » et les articula fidei, qui non possunt démonstrative probari (Ramon Marti, dans son Pugio fidei). Ramon Llull, lui, vient faire un pas de plus. Il croit que les infidèles ne seront amenés à la foi que si l’on prouve par des raisons nécessaires les dogmes chrétiens, ceux-là du moins par lesquels le christianisme s’oppose plus radicalement aux Juifs et aux Musulmans : la Trinité et l’Incarnation. Pour ce faire, il compte sur la vertu de son Art, don du Saint-Esprit, qu’il porte sans cesse avec lui (cf. Desconort, v. 85-88).
Tel est le programme, telles sont les promesses – à vrai dire bien risquées – de l’apôtre dans son zèle apostolique, dans sa fureur polémique. Qu’en est-il en fait de ce programme et que deviennent ces promesses lorsqu’il les développe dans ses ouvrages doctrinaux ?
La découverte fondamentale de MM. Carreras Arrau dans leur magistral exposé de la philosophie lullienne est celle du processus génétique et évolutif que traverse cette production gigantesque. Le problème des relations de la foi et de la raison n’échappe pas à une telle évolution 106. La première systématisation que Llull en donne (dans le volumineux Llibre de demostracions, traduit en latin sous le titre Liber mirandarum demonstrationum, Majorque 1275), est beaucoup plus osée que celle des ouvrages postérieurs, spécialement celle de l’Ars generalis ultima (Pise 1308). Mais même dans sa formulation la plus extrême, la foi n’abdique jamais sa supériorité. Le principe demeure le credo ut intelligam de saint Anselme. La foi précède toute intelligence du dogme et, après toutes les preuves que la raison humaine a pu découvrir, la foi subsiste, comme un habitus, comme une vertu théologale. De plus, les preuves rationnelles n’enlèvent pas aux dogmes leur raison de mystère, car l’entendement illuminé par la foi n’obtient en effet qu’une intelligence d’appréhension du dogme, non pas de compréhension. Vouloir comprendre les dogmes, ce serait entreprise téméraire, et même peccamineuse, car le fini est impuissant à comprendre l’infini 107.
Seulement, Ramon Llull, dans son désir de confondre les infidèles – toujours la même raison – s’efforce de donner une interprétation extensive du credo ut intelligam, surtout dans ses premiers ouvrages. Et il proclame (dans le Llibre de demostracions notamment) que « Dieu a donné à l’homme le pouvoir d’entendre, de montrer et de recevoir la vérité par des raisons nécessaires ». Aux yeux du Docteur illuminé, la force, le prestige de la vérité révélée est tel qu’il ne conçoit pas que Dieu puisse la soustraire à l’intelligence des hommes. Si Dieu a ordonné que l’erreur soit détruite par la lumière de la foi, d’autant plus il veut et il ordonne que l’erreur soit détruite par la lumière de l’entendement, illuminé par la lumière de la suprême sagesse 108. Mais lorsque, ensuite, dans ce même ouvrage, il se met à accumuler un nombre exorbitant de « démonstrations », celles-ci ne résultent en vérité que des raisons « de congruence » ou motifs de crédibilité, à tout prendre de valeur très inégale et parfois même puériles.
Trente ans plus tard, mûri par son propre travail de réflexion théologique et philosophique, il avouera lui-même dans son Ars generalis ultima que la foi est « supérieure dans le croire » et l’entendement est « inférieur dans l’entendre ». Et dans un autre ouvrage il précisera : Intellectus est potentia cum qua homo naturaliter intelligit intellegibilia entia, quae potentia non potest intelligere contra suam naturam intelligendi... Fides vero est lumen a Deo datum, cum quo intellectus attingit extra sua naturam intelligendi, credendo de Deo quod hoc sit verum, quod non attingit intelligendo 109. D’ailleurs, même lorsque emporté par son furor demonstrandi Llull compose de longs ouvrages apologétiques sous une forme dialoguée, parvenu à la conclusion, il n’ose pas proclamer la capitulation de l’infidèle devant les arguments de raison. Par une heureuse inconséquence, qui est comme un retour sur lui-même, il interrompt le dialogue et laisse partir l’infidèle sans prendre de décision. Implicitement il reconnaît que, pour l’amener au Christ, la grâce doit parfaire le travail de l’intelligence.
En somme, les positions doctrinales de Ramon Llull dans ce domaine, comme dans tant d’autres, ne dépassent guère celles de toute la direction augustinienne du moyen âge ; les plans respectifs de la nature et de la grâce, de la spéculation rationnelle et de la foi tendaient de plus en plus à se confondre, jusqu’à ce qu’Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin établirent entre eux une distinction formelle. Un optimisme analogue à celui du Catalan triomphe chez ses prédécesseurs comme saint Anselme et les Victorins. Eux tous, revendiquaient pour l’intelligence du chrétien ferme dans la foi de pouvoir démontrer par des raisons non modo probabiles verum necessariae jusqu’aux dogmes de la Très Sainte Trinité et de l’Incarnation. Chez Ramon Llull, il y a en plus son tempérament passionné et sa ferveur primesautière. Au risque de passer pour hérétique (l’inquisiteur Fr. Thomas Eymerich, au XIVe siècle déjà, ne se fera pas faute de demander sa condamnation), il se laisse entraîner à des expressions – et surtout à des promesses – qui dépassent sa propre pensée.
Il est temps de finir. Ces conclusions de MM. Carreras y Artau nous paraissent rendre exactement justice à l’ardent apologète et nous dispensent d’entrer dans l’interminable polémique autour de l’orthodoxie lullienne 110. (On dirait, observent encore ces auteurs, que l’élément affectif, si important dans la personnalité de Ramon Llull comme dans sa philosophie, ait encore contribué à travers les siècles à prolonger et à rendre plus aigu ce drame doctrinal.)
Nous voudrions cependant ajouter une remarque qui éclaire singulièrement les raisons de l’attitude lullienne dans ce problème : il s’adresse à des Musulmans, dont la religion ne connaît pas de mystères proprement dits et, comme nous l’avons souvent remarqué, il veut les combattre sur leur propre terrain. C’est pourquoi il adopte – consciemment ou inconsciemment – leurs propres méthodes de pensée. Or, nous savons que la théologie musulmane, le kalam, se proposait justement comme objet la défense apologétique des dogmes. Les grands connaisseurs de la théologie musulmane que sont M. Gardet et le R. P. Anawati insistent particulièrement sur l’effort dialectique du kalam, qui se meut sur un plan rationnel d’apologétique défensive. Le motif en est que « rien ne vient assurer le Docteur musulman que sa foi est une participation de la science divine. Cette dernière lui apparaîtrait bien plutôt comme imparticipable... Ce ne sont pas des mystères intrinsèques que révèlent les propositions de foi, mais bien des connaissances adaptées à la lumière même de la raison humaine... La révélation est la norme des connaissances sur Dieu accessibles à l’homme... Mais tout ce que le Coran lui enseigne sur Dieu est sous la prise directe de la raison humaine 111 ». Le labeur propre du kalam ne sera donc pas essentiellement explicatif, comme celui de la théologie chrétienne, mais probatif et défensif. Il ne visera pas à l’intelligence des dogmes. Le but du kalam sera d’étayer d’arguments agréés les croyances religieuses, de les « démontrer » 112. Et cette démonstration du docteur en kalam visera en somme, d’une part à confirmer sa foi, de l’autre, à répondre à son adversaire. Dans le problème concret de la foi et de la raison, le critère du kalam ne sera pas la foi. Pour le premier kalam, il sera la raison elle-même, car toute obligation de la loi se justifie rationnellement.
Pour le kalam « orthodoxe », il sera la loi, sans doute... mais une loi qui n’a pas sa pleine valeur de crédibilité qu’appuyée d’arguments et de démonstrations « certaines » 113.
De toute évidence, Llull fait écho à ces préoccupations des théologiens de l’Islam. Non certes jusqu’au point de se laisser entraîner par la position fondamentale du kalam quant à l’inintelligibilité des dogmes. Au contraire, la plus grande partie de son effort théologique a pour but justement d’expliquer le mystère de la Sainte Trinité. Mais lorsqu’il cherche un point de départ commun avec ses adversaires, si la théologie musulmane est en quête de « démonstrations certaines », il va lui en fournir. Et c’est la crédibilité de la loi chrétienne qu’il démontrera.
Partant de cette idée, il donne à tout son travail de pensée une tournure apologétique. Ce qu’il se propose est de donner des dogmes chrétiens des preuves telles que les contradicteurs ne puissent raisonnablement les rejeter. C’est-à-dire, d’une part, rendre le dogme acceptable à la raison des infidèles de bonne foi ; de l’autre, permettre aux fidèles chrétiens de résoudre les objections et donner en faveur des dogmes des raisons telles que les allégations contraires soient impuissantes à les démolir 114. Telle était du moins son intention...
5. Les projets de croisade
Dans les pages qui précèdent, nous avons rendu hommage à Ramon Llull, champion de l’idéal missionnaire. Nous avons vu ce qu’il y a d’intuition géniale, d’apport définitif à l’enseignement de l’Église chez celui qu’Altaner n’hésite pas à nommer « le plus grand missionnaire auprès des Musulmans au moyen âge 115 », à côté de quelques promesses démesurées et, pour tout dire, naïves. Si nous nous arrêtions ici, le lecteur curieux, qui voudrait prendre contact directement avec les textes lulliens, serait toutefois surpris d’y trouver des allusions de plus en plus fréquentes à la croisade belliqueuse.
Ces allusions nous étonneront d’autant plus que nous nous sommes habitués à entendre Ramon Llull parler un autre langage. Avec quelques esprits non conformistes de son temps – Roger Bacon par exemple 116 –, il montre une méfiance justifiée à l’égard de la valeur spirituelle des croisades. Dans un passage de Blanquerna (chap. 80, § 1, voir plus loin p. 99), il va jusqu’à blâmer la croisade, au même titre que la « guerre sainte » de Mahomet, et il semble déduire des échecs réitérés des Croisés en Terre Sainte que Dieu n’approuve pas ce genre d’expéditions. Ailleurs, il s’oppose formellement à l’emploi de la force pour conquérir des âmes et il fait l’éloge des « armes intellectuelles », fort de sa confiance dans le pouvoir de la vérité, pour convaincre en premier lieu les sages parmi les infidèles. Partout, il revient sur son idée maîtresse que seule la manière de Jésus-Christ et de ses Apôtres ramènera le monde – et singulièrement la Terre Sainte – dans le giron de l’Église 117.
Pourquoi donc tout à coup ces grands principes chrétiens voisinent-ils dans les mêmes ouvrages avec des projets de croisade et même avec un plan très précis d’opérations militaires, conduites sous l’immédiate direction du Pape et des cardinaux ? Nous essayerons de répondre après avoir étudié la place et la fonction exacte que les expéditions guerrières occupent dans l’ensemble des projets lulliens. Notre première constatation sera que la croisade militaire, telle que Llull l’envisage, n’est jamais une fin en soi, ni même le point central de ses propositions. Ces projets sont développés dans une série d’ouvrages 118 dont la plupart s’appellent Petitiones ou Tractatus pro conversione infidelium et quelques-uns seulement De recuperatione Terrae Sanctae. L’expédition militaire et navale y prend souvent une place considérable et elle y est minutieusement décrite. Mais en aucun cas cette expédition, que l’auteur appelle volontiers Passagium (le terme technique avec lequel le moyen âge désignait la croisade), ne se présente comme une entreprise indépendante. L’essentiel est toujours la mission, la prédication et la libre discussion avec les infidèles. La croisade n’a même pas pour but de créer des marches chrétiennes aux confins de l’Asie et de l’Afrique pour protéger l’ordre temporel chrétien, la chrétienté, que l’Islam ne menace plus comme aux temps d’Urbain II (1095) et de saint Bernard (1146). Les opérations militaires ont ici comme seule finalité d’offrir aux religieux missionnaires de plus grandes facilités pour pénétrer en terre d’infidèles. Il s’agit d’assurer à l’Église – nous l’avons dit plus haut – la liberté de répandre partout la parole de vérité.
Le pouvoir de Byzanze apparaît à Ramon Llull comme le premier obstacle à la propagation de la foi. Il faudra donc que Rome s’assure la possession de Constantinople et que le retour des Grecs à l’Église romaine soit obtenu, au besoin par la contrainte. De plus, si Constantinople représente, géographiquement, la porte de l’Orient, l’acceptation par les Grecs de la primauté du Pape sera le symbole de l’unité du monde dans la foi. Il s’agit donc d’un simple acte disciplinaire et l’on ne saurait pas parler ici de conversion forcée – doit penser Ramon Llull –, puisque les Grecs sont des chrétiens. Enfin, l’incorporation de l’Empire byzantin à la catholicité romaine constituera un appoint nécessaire pour imposer le respect aux Sarrasins, aux Tartares et aux autres peuples non chrétiens.
La délivrance elle-même de la Terre Sainte, de la « patrie terrestre du Dieu du ciel », n’offre plus aux yeux de Ramon Llull la valeur mystique qu’elle avait pour saint Bernard 119 lorsqu’elle était le but principal des croisades. Le prestige héroïque toujours attaché à la délivrance du Saint-Sépulcre, notre propagandiste voudrait plutôt l’utiliser comme un appât pour décider les églises à payer la dîme, les clercs à renoncer à certaines prébendes et aux habitudes de luxe et les princes à apporter la contribution que leur fixe le Pape 120. Pour le théoricien de la chevalerie chrétienne qu’est notre Bienheureux 121, les croisades constituent une merveilleuse occasion pour développer les vertus chevaleresques qu’il sentait s’étioler, tomber dans la mondanité et dans les mœurs courtoises de son siècle, dans le goût du tournoi et dans les romans de chevalerie. Et il y voit enfin un exutoire à l’esprit querelleur et aux luttes fratricides des princes chrétiens.
Ainsi la croisade prend sa place dans les plans de réforme morale et disciplinaire de l’Église, autant que dans les projets missionnaires. C’est pourquoi Lulle donne au Pape et aux cardinaux la direction en même temps de la mission et de l’expédition militaire, l’exécution directe de cette dernière étant remise dans la plupart des ouvrages lulliens au Grand Maître d’un nouvel Ordre militaire unifié, que le Pape et les cardinaux constitueront. Dans cette armée de croisés, les prêtres seront en nombre suffisant pour assurer les besoins spirituels, des religieux connaisseurs des langues orientales auront pour tâche de s’entretenir avec les prisonniers et de gagner leur adhésion spontanée à l’Église 122.
C’est donc – il vaut la peine de le noter – un projet nettement idéalisé de croisade. Dans la conception de Ramon Llull, l’entreprise militaire est entièrement soumise à des buts spirituels. Autant et plus encore que les théoriciens des premières croisades, Llull prétend faire de l’expédition militaire un instrument immédiat de l’ordre spirituel chrétien, un acte du pouvoir direct de l’Église. Car la conquête matérielle de quelques terres ne sera, selon Llull, qu’un acte dans le grand drame qui doit aboutir à la conversion des âmes.
La contradiction avec tout ce que le Docteur illuminé nous a enseigné lui-même sur les principes et les méthodes pour la propagation de la foi éclate au premier regard. Comment donc l’expliquer ?
Un admirateur de Ramon Llull, comme Berthold Altaner, l’excellent historien, constatant cette contradiction intime dans son attitude, pense qu’il a fini par céder à la pression du milieu. Devant l’insuccès de sa campagne en faveur de l’enseignement des langues orientales et des missions auprès des Papes et des princes chrétiens, il se serait résigné à faire cette concession aux idées de son temps et à l’état général des esprits. Une évolution se serait produite dans la pensée lullienne, surtout à partir des années 1296 (pontificat de Boniface VIII). La guerre de religion, ce noble utopiste l’aurait rejetée dans sa jeunesse, mais un faux « réalisme » la lui aurait fait accepter dans l’âge mûr. Nous devons avouer que nous avons été nous-mêmes séduit un moment par cette explication « psychologique » 123.
Une lecture plus attentive des textes lulliens nous a montré cependant son insuffisance. Tout d’abord, nous avons pu noter que l’éventualité d’une expédition militaire a été envisagée par Ramon Llull dès ses premiers ouvrages. Ensuite, nous nous sommes rendu compte que les idées de Maître Ramon sur l’organisation de sa croisade sont si éloignées de celles de son temps, qu’il risquait plutôt de heurter que de flatter des puissants de l’heure. Cela est vrai en particulier de son projet de confier la direction de l’entreprise au Pape et aux cardinaux. Les idées politiques avaient beaucoup évolué depuis la lointaine époque des premières croisades. Et si la soumission complète du pouvoir temporel au spirituel que défend Ramon Llull était certes agréable au Pape Boniface VIII, elle devait en revanche déplaire souverainement à Philippe le Bel, le plus puissant des princes chrétiens que Ramon Llull, sans faire la moindre concession idéologique, essayait en vain de rallier à ses projets.
Pour nous en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil sur les conceptions politico-religieuses qui dominaient la pensée européenne en ce passage du XIIIe au XIVe siècle. Il est vrai que la chrétienté était alors encore fermée ; l’Église visible était tout entière rangée dans la moitié occidentale de l’Europe, ce qui pouvait donner aux luttes de l’Europe avec les peuples d’Orient un caractère de guerre pour la religion ; la Reconquête de la Péninsule ibérique durait encore et gardait toujours le prestige d’une croisade. Mais déjà à cette époque le grand mouvement des croisades historiques s’était éteint depuis un demi-siècle avec la mort de saint Louis sur les plages de Tunis et une certaine lassitude, une atmosphère anti-héroïque, contraire aux croisades, s’était emparée de l’Europe. De profonds changements étaient en train de s’opérer dans les rapports du pouvoir civil avec le sacerdoce et un prince aux rêves théocratiques et impérialistes, comme Philippe le Bel, en triomphant sur un pontife plein d’ambition politique comme Boniface VIII, semblait avoir renversé au bénéfice de l’État les termes de sa lutte séculaire avec l’Église. Si on regarde les textes qui, à cette époque, prônent encore des projets de croisade, on voit combien ils atténuent l’importance du point de vue religieux. Des juristes, comme Pierre Dubois, ou des politiciens comme Guillaume de Nogaret – conseillers de Philippe le Bel –, réclament pour leur maître le droit de diriger la guerre contre les infidèles.
Mais c’est pour marquer son indépendance – sa supériorité même – vis-à-vis du pouvoir pontifical 124. René Grousset 125 note que déjà la septième croisade « malgré le caractère profondément religieux que lui imprima la sainteté de son auteur (saint Louis), se présente à nous comme la première expédition coloniale du royaume de France », à cause de son caractère purement français.
En face de ces théories – et de ces réalités –, Ramon Llull fait figure de rétrograde. Et il l’est en effet non seulement lorsqu’il établit des plans de croisade, mais chaque fois qu’il expose ses idées sur les rapports de l’Église et du pouvoir civil. La position du Docteur illuminé, en philosophie comme en théologie – l’avons-nous assez dit – est celle de l’augustinisme médiéval. Et une fois de plus, cette attitude foncière du penseur nous donne la seule clef capable d’expliquer le cheminement souvent confus, parfois contradictoire, de son raisonnement.
Le Docteur illuminé a eu l’intuition exacte des vraies méthodes de propagation de la foi. Mais le philosophe en lui n’a pas réussi à se dégager d’une notion périmée de l’insertion du spirituel dans le temporel. La possibilité de l’emploi de la force contre les infidèles – non pas pour les convertir, mais pour rendre possible la prédication –, il l’admet parce que pour lui le bien public se confond avec la pratique des vertus chrétiennes ; parce que, aussi, il fait disparaître l’importance de l’ordre temporel derrière celle de l’ordre spirituel de l’Église.
Cette conception des rapports du spirituel et du temporel détermine toute la doctrine politique de Ramon Llull. Il y a à peine lieu de parler chez lui des relations entre l’Église et l’État. Dans sa vision utopique du monde, l’humanité tout entière constitue un seul corps, dont la tête est le Pape. Le pouvoir pontifical est d’ordre spirituel, bien sûr, mais le Pape exerce sur le temporel une influence prédominante qui dépasse de beaucoup celle qui sans doute appartient à l’Église en vertu de sa mission illuminatrice des structures sociales et politiques. Pour expliquer ce pouvoir central du Pape sur tous les peuples de la terre, Lulle se servira du symbole des deux glaives, ainsi que de l’expression des deux trésors de l’Église, le spirituel et le corporel. Le pouvoir des princes demeure, comme une nécessité pratique pour maintenir la paix et la justice entre les hommes. Notre Catalan est trop réaliste dans son utopie pour l’oublier ! Mais il ne semble pas reconnaître au pouvoir civil, à l’État, une zone propre où il exercerait sa souveraineté de façon autonome. C’est ainsi que les princes doivent obéir au Pape et ne tirer l’épée que dans l’utilité de l’Église (comme c’est le cas pour la croisade), tandis que les biens de l’Église doivent servir à couvrir les frais de l’expédition militaire. Et le Pontife lui-même, comme autrefois Urbain II, au temps de la première croisade, en sera le véritable chef. Il nous semble entendre les théoriciens de la plénitude du pouvoir papal du temps de Grégoire VII et de saint Bernard 126 !
L’idéologie de Ramon Llull sur les relations de l’Église et du pouvoir politique n’a pas subi de changement. Déjà dans le Llibre de Contemplaciô (voir par exemple le chap. 346, § 21, plus loin, p. 125 s.) et dans les autres ouvrages de la première époque 127 nous rencontrons les mêmes thèses et les mêmes expressions. Seulement – et c’est ici qu’intervient le facteur psychologique –, l’apôtre catalan ne songeait au début qu’à la prédication et au martyre. Son cœur généreux désirait s’en tenir aux moyens pacifiques de pénétration. Ce n’est que plus tard que, exaspéré par les difficultés rencontrées par les missionnaires en terre d’Islam et par la lenteur désespérante de la tâche, il a osé aller jusqu’au bout de ses idées. Puisque le Pape le pouvait, pourquoi ne pas recourir à la force pour ouvrir à l’Église ces pays d’Orient ? Du moins pour les contraindre à écouter la parole de Vérité, pour violenter leur obstination diabolique à ne pas accueillir les missionnaires. Le Tractatus de modo convertendi infideles – que nous traduisons ici – donne nettement cette impression d’impatience et de désir d’en finir d’un coup avec la résistance des Musulmans. C’est alors seulement que le théoricien des missions s’est mis à multiplier ses appels à la croisade.
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En somme, tout dans Ramon Llull – tout, ses innovations hardies et généreuses, comme ses propres contradictions – s’explique par son seul idéal, si ardemment désiré : ramener tous les infidèles à l’unité de la foi.
Quels que soient ses défaillances et les flottements de sa pensée, son apport définitif demeure. Combien peu d’écrivains du moyen âge ont osé comme lui s’écrier : Ne vaut-il pas mieux de l’emporter sur les infidèles dans la discussion, en les convaincant par les attributs divins et des raisons nécessaires, que de leur faire la guerre en les transperçant de notre glaive, en les dépouillant de leurs terres ? Convertissons-les et laissons-leur ce qu’ils possèdent. Soyons des artisans de concorde et d’amour 128 !
Le but de son activité à travers l’Occident n’est autre que d’émouvoir les hommes d’Église et les hommes d’État pour leur faire partager son désir effréné d’apostolat missionnaire. Y réussit-il ? Quand on songe qu’il a fallu tout le mouvement des grandes découvertes géographiques et tous les changements profonds de structure de la chrétienté dans les temps modernes pour donner aux missions leur élan actuel, on comprend que les rêves lulliens étaient alors voués à un échec certain. Paradoxalement, ce n’est que l’idée de croisade, déjà dépassée par l’évolution de la pensée politique et désormais de réalisation impossible, qui trouvait encore des partisans parmi les princes 129.
Cependant, notre Bienheureux, déçu dans ses espoirs humains, est porté par une plus haute espérance. Ce croisé de l’amour de Jésus-Christ est parti chercher la mort en terre d’Islam. Et une mort, comme celle de son Aimé, « entourée des signes de la défaite ». Défaite apparente. Les appels de Ramon Llull pour une activité missionnaire s’adressaient à des esprits qui n’étaient pas encore mûrs pour les recevoir. Mais aucune bonne semence n’est perdue dans le vrai trésor de l’Église. Celle que l’apôtre catalan a plantée et arrosée de ses larmes et de son sang a fleuri splendidement dans la chrétienté moderne.
DOCTRINE PUÉRILE
– Titre original catalan : Doctrina pueril.
– Ouvrage de caractère pédagogique, sorte d’encyclopédie enfantine que Lulle voulut adresser à son fils, encore enfant, avant de quitter définitivement Majorque. Il est en tout cas postérieur à la première Ars magna et au Llibre de demonstracions ou Liber mirandarum demonstrationum, qu’il cite. Il faut donc placer sa composition vers les années 1274-1277.
Le plan de l’ouvrage répond aux intentions de l’auteur : après une simple exposition catéchistique des dogmes de la foi catholique, il présente un abrégé des différentes disciplines qui constituaient la base de l’enseignement au XIIIe siècle : éthique, notions d’Histoire Sainte et d’histoire universelle, les fondements des arts et sciences du trivium et du quadrivium, des arts libéraux et mécaniques, ainsi qu’un certain nombre d’autres connaissances que l’auteur estime nécessaire de faire entrer dans un plan général d’éducation. Le langage prend un ton familier et affectueux, le style en est bref et concis, l’expression claire et simple, comme il convient à un ouvrage destiné à la jeunesse.
De cet ouvrage, sorte d’introduction à la pensée lullienne, nous avons traduit tout d’abord le chap. 83, De convertir los errats, c’est-à-dire De la conversion de ceux qui sont dans l’erreur, où R. Llull esquisse les thèmes principaux de sa théorie missionnaire. Mais nous avons cru utile également de reproduire des fragments du ch. 71, De Mafumet, et le ch. 72, De Gentils, qui en donnent d’importants aspects complémentaires.
– Texte suivi pour la traduction : Obres doctrinals del Illuminat Doctor Mestre Ramon Lull. Doctrina pueril. Libre del Orde de Cavalleria : seguit d’una antiga versió francesa. Libre de Clerecia. Art de Confessió. (Obres de Ramon Lull. Edició Original. Vol. I.) Ed. MATEU OBRADOR Y BENNASSAR, Palma de Mallorca ; Comissió Editora Lulliana 1906. Ch. 83, pp. 154-156 ; ch. 71 et 72, pp. 127-129.
Doctrine puérile
Chap. 83. De la conversion de ceux qui sont dans l’erreur.
1. Convertir, c’est ramener ceux qui sont dans l’erreur à la voie de la vérité, afin qu’ils aient part avec les catholiques à la vie éternelle. Mais pour accomplir cette œuvre, mon fils, trois choses sont nécessaires : le pouvoir, la science et la volonté. Et de ces trois choses, Notre-Seigneur Jésus-Christ en promit deux à saint Pierre, lorsqu’il lui dit trois fois de suite de paître ses brebis.
2. Si Dieu commanda à l’Église, dans la personne de saint Pierre, de convertir ceux qui sont dans l’erreur, c’est qu’il lui en donna le pouvoir et la science, autrement Dieu aurait failli à sa propre parole. Mais si Dieu contraignait la volonté de l’homme, il détruirait par là le libre arbitre, en détruisant aussi le mérite de l’homme, et Dieu ne serait pas juste. C’est pour conserver le libre arbitre et charger l’Église de la conversion de ceux qui sont dans l’erreur que le Fils de Dieu accepta la mort dans sa chair humaine, afin de sauver son peuple et exalter l’Église, dans laquelle Dieu a honoré les saints.
3. Aimable fils, le pouvoir de convertir ceux qui sont dans l’erreur réside dans la volonté de Dieu ; car il est bon de convertir ceux qui sont dans l’erreur et selon la bonté, la justice, la miséricorde, la pitié et la largesse divines, il convient que la volonté de Dieu veuille tout ce qui est bon. Et puisque Dieu le veut, il a donné au Pape et aux cardinaux et aux autres prélats et aux clercs des richesses et il les a entourés de personnes remplies de science.
4. Beaucoup de Juifs et de Sarrasins sont placés sous la souveraineté des chrétiens et ils n’ont encore aucune connaissance de la foi catholique. Les chrétiens pourraient obliger quelques-uns des enfants des infidèles à apprendre la doctrine de l’Église, afin qu’ils en aient connaissance et, par cette connaissance, ils aient conscience d’être dans l’erreur ; car par une telle conscience il est possible qu’ils se convertissent et qu’ils en convertissent d’autres. Or, le prélat ou le prince qui n’aime pas une telle méthode, de crainte que les Juifs et les Sarrasins ne s’enfuient à d’autres terres, aime davantage les biens de ce monde que l’honneur de Dieu et le salut de son prochain.
5. De nombreux Juifs deviendraient chrétiens s’ils avaient (après leur conversion) de quoi faire vivre leur femme et leurs enfants. De sorte que celui qui ne veut pas leur procurer de quoi vivre agit contre le pouvoir que Dieu lui a donné sur les biens temporels. Et de nombreux Sarrasins deviendraient chrétiens s’ils voyaient que ceux qui se convertissent sont honorés et non pas méprisés par les gens. De sorte que celui qui ne punit pas le déshonneur qu’on fait aux convertis n’use pas droitement du pouvoir que Dieu lui a confié et il ne veut pas que d’autres Sarrasins aient connaissance de Dieu.
6. Tu sais bien, mon fils, que l’Apostole a des messagers nombreux, qu’il pourrait envoyer dans les pays où vivent des idolâtres et des Gentils pour en faire venir de différentes terres et de différentes nations cinq cents ou mille, ou davantage. Il leur ferait enseigner notre langage et notre foi, en leur faisant bon accueil. Ensuite il les enverrait dans leur pays afin de faire connaître notre foi, qu’ils ignorent, et qu’ils auraient s’ils la connaissaient ; car un homme sans foi, un idolâtre, est facile à convertir.
7. Ils sont nombreux, mon fils, les saints religieux qui désirent mourir pour honorer la Passion du Seigneur et pour la conversion du prochain. Ils apprendraient volontiers les langues s’il y avait quelqu’un pour les leur apprendre et ils iraient prêcher la parole de Dieu si quelqu’un les y envoyait. Mais il n’y a personne qui fonde des monastères pour apprendre les langues et il n’y a personne pour envoyer les religieux prêcher.
8. De nombreux princes mettraient leurs rentes et leur personne et leurs gens pour multiplier la foi catholique, si l’Église les aidait à conquérir les terres qu’ils ont perdues et que les infidèles possèdent par leur déshonneur. Et si l’on accorde cinq mille sous de rente à un Évêque, combien n’en assignerait-on pour ces choses-là !
9. Si l’on accorde mille marcs de rente à un Évêque, il y aurait certainement aussi des hommes qui consentiraient à être évêques avec moins de rente 130. Et celui qui attend à ce que Dieu mette dans son cœur l’inspiration d’ordonner toutes ces choses tente la volonté de Dieu ; car Dieu a assez montré quel est son désir, et la croix en donne témoignage.
10. Si tous les religieux capables de prêcher étaient nécessaires au peuple des chrétiens, ils auraient bonne excuse. Mais Dieu veut tellement qu’ils se répandent dans le monde qu’il en a multiplié le nombre, au point qu’ils suffiraient à tout. Et les religieux qui seraient martyrs, seraient pour nous un meilleur exemple de foi et de dévotion que les religieux qui sont parmi nous.
11. La raison montre que la vérité est plus forte que la fausseté. Or, si nous prions avec ferveur, et si notre conversation porte souvent sur le saint sacrifice de celui qui verse son sang pour honorer Dieu, et si nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, par l’aumône et par la pénitence, par l’affliction et par la dévotion, comment serait-il possible que notre persévérance ne finît pas par tirer les infidèles de l’erreur où ils sont ? Et si cela était impossible, il s’en suivrait que l’erreur et la fausseté sont plus fortes que les armes du sacrifice et de l’oraison 131, et cela n’est pas vrai.
12. Notre temps n’est plus celui des miracles. Car le zèle pour convertir le monde était bien plus grand chez les apôtres qu’il n’est en notre temps. Et les infidèles n’admettent pas non plus les raisons fondées seulement sur l’autorité. Il convient donc de convertir les infidèles par le Livre des Démonstrations et l’Art de trouver la vérité 132, car il faut leur montrer la vérité et combattre avec elle leurs intelligences, afin qu’ils connaissent et aiment Dieu.
Chap. 71. De Mahomet 133.
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10. Les actions de Mahomet sont si viles et déshonorantes, et ses paroles et ses faits si éloignés de la sainteté de vie qui convient à un prophète, que les plus savants des Sarrasins, qui ont un intellect subtil et un entendement élevé, ne croient plus que Mahomet ait été un prophète ; aussi les gardiens de leur foi ont-ils ordonné que nul n’ose enseigner parmi eux la logique, ni les sciences naturelles, afin qu’ils n’acquièrent pas un entendement subtil et ne finissent pas par croire que Mahomet n’était point prophète.
11. Aimable fils, ces Sarrasins qui ont l’entendement subtil et qui ne croient pas que Mahomet ait été un prophète se convertiraient facilement à la foi catholique, s’il y avait quelqu’un pour la leur montrer et la leur prêcher, quelqu’un qui aimerait assez l’honneur de Jésus-Christ et se souviendrait assez de sa Passion pour ne pas hésiter à soutenir l’effort d’apprendre leur langage, pour ne pas craindre les périls et la mort ; la vertu du martyre les convertirait, puisqu’ils sont déjà d’avis que Mahomet n’est pas un messager de Dieu. Les autres Sarrasins embrasseraient alors le christianisme s’ils voyaient leurs plus grands savants devenir chrétiens.
12. Sache, mon fils, que les apôtres ont converti le monde par la prédication, mais aussi en répandant des larmes et du sang, et avec de grands efforts et avec une dure mort ; et la terre qu’ont maintenant les Sarrasins, ils l’avaient déjà convertie. C’est pourquoi Jésus-Christ donna comme signe la croix et il étendit ses bras pour que les savants bienheureux qui sont dans le peuple chrétien se souviennent de sa sainte Passion et sachent qu’il embrassera ceux qui prêchent aux Sarrasins et aux infidèles.
13. Aimable fils, prions le Dieu de gloire et ceux qui ont l’honneur et la charge de commander, car il est temps que reviennent au monde la ferveur et la dévotion de jadis pour convertir et redresser ceux qui sont dans l’erreur, afin qu’ils n’aillent pas en enfer mais dans la gloire, et que Dieu soit par eux aimé et connu, servi et obéi.
Chap. 72. Des Gentils.
1. Les Gentils sont des gens sans loi et qui n’ont point connaissance de Dieu. Mais, dans l’ignorance où ils sont de Dieu, et puisque c’est une règle de nature que chacun doit avoir connaissance de son créateur, les Gentils, quoiqu’ils ne connaissent pas Dieu, honorent certaines créatures, comme pour signifier qu’il existe quelque chose de plus noble qu’eux-mêmes.
2. Aimable fils, dans l’ignorance où ils sont de Dieu, les Gentils tombent dans différentes erreurs et opinions, selon les différents peuples : les uns adorent des idoles, les autres adorent le soleil, la lune et les étoiles, les autres adorent les éléments et chacun a une opinion différente des autres sur ce qu’il croit.
3. Mongols, Tartares, Bulgares, Hongres de la Petite Hongrie, Comans, Nestoriens, Russes, Chinois et beaucoup d’autres sont des Gentils et ce sont des hommes qui n’ont point de loi. Et de même qu’un fleuve d’eau court toujours en aval et va se jeter dans la mer, ainsi tous ces peuples courent et ne cessent de perdre Dieu et d’aller vers le feu éternel. Et à peine y a-t-il quelqu’un qui se constitue leur procurateur, et leur vienne en aide pour leur montrer la vie éternelle !
4. Les Grecs sont chrétiens ; mais ils pèchent contre la Trinité Sainte de Notre-Seigneur en disant que le Saint-Esprit procède seulement du Père. Mais ceux-ci ont des coutumes très nobles et ils sont si près de la foi catholique qu’il serait facile de les attirer à l’Église romaine si quelqu’un apprenait leur langue et leur philosophie et s’il avait assez de dévouement pour ne pas hésiter devant la mort pour honorer Dieu, et s’en allait parmi eux prêcher l’excellente vertu qu’a le Fils divin en donnant procession au Saint-Esprit.
5. Ah, mon fils ! Pourquoi hésite-t-on devant l’effort, et pourquoi craint-on la mort pour honorer le Saint-Esprit parmi ceux qui le déshonorent en méprisant l’excellente vertu qui est en lui, puisqu’il procède du Fils de Dieu et pour honorer Dieu le Père, qui engendre un Fils si glorieux que de lui procède une personne aussi glorieuse que le Saint-Esprit ? Pourquoi hésite-t-on à laisser la richesse, le bonheur, la femme, les enfants et même les royaumes ?
6. Puisque l’Esprit Saint procède du Fils de Dieu, qui pour nous sauver s’incarna et mourut sur la croix, quant à son humaine nature, qui hésiterait à mourir pour honorer le Fils de Dieu en prêchant aux Grecs que le Saint-Esprit, qui est si noble, procède de lui ? Et hésiter devant une telle mort, n’est-ce pas manquer de gratitude à l’égard du Fils de Dieu ?
7. L’Esprit Saint est Dieu, qui aspire les bienheureux à une gloire qui n’a pas de fin. Or, celui qui saurait ainsi honorer un tel Dieu, dans les lieux et dans les pays et dans les croyances où il est déshonoré, songe, mon fils, combien grande serait la béatitude à laquelle il serait aspiré par le Saint-Esprit !
BLANQUERNA
– Titre original catalan : Libre de Evast e de Aloma e de lur fill Blanquerna.
– Vaste roman didactique, dans lequel Ramon Llull expose ses idées sociales, ses plans de réforme et ses rêves d’apostolat. L’époque de sa composition peut être assez exactement précisée grâce à des allusions aux évènements contemporains. Depuis longtemps, les lullistes sont d’accord pour la placer à Montpellier, de 1283 à 1285.
L’ouvrage tout entier est divisé en cinq livres « en souvenir des cinq plaies que Notre-Seigneur Jésus-Christ reçut sur l’arbre de la croix pour racheter son peuple de l’esclavage du démon et de la captivité en laquelle il était ». Chacun de ces livres renferme une doctrine et une règle de vie pour un « état » : le premier pour l’état de mariage, le deuxième pour l’état de religion ; le troisième pour l’état de prélature ; le quatrième pour « l’état de seigneurie apostolique qui est celui du Pape et des cardinaux », enfin le cinquième pour le plus parfait des états qui est celui de vie contemplative.
Le récit de la vie d’Evast et d’Aloma, le couple parfait, fournit la matière de la première partie. Le sujet des quatre autres est donné par les pèlerinages de Blanquerna, leur fils, après son départ de la maison paternelle. Tour à tour moine, abbé, évêque et Pape, Blanquerna, stimulé par son désir de perfection, renonce enfin à la papauté pour se retirer dans un ermitage 134. Encadré par cet argument si simple, R. Lulle accumule les observations de toute sorte sur la vie de son temps, les fables, les allégories et les petits traités doctrinaux, le tout inspiré de son idéal permanent : renouveler le monde et ramener tous les hommes et tous les peuples à l’unité de la foi chrétienne. Un roman utopique, si l’on veut, mais basé sur des données de fait concrètes, avec des projets précis de réforme, qui tiennent compte des conditions du monde, telles que Ramon Llull les voit.
Blanquerna est sans contredit le chef-d’œuvre littéraire de Ramon Llull par sa beauté et par son originalité. Dans le livre V sont inclus deux autres ouvrages indépendants, très sommairement soudés à l’ensemble, le Libre de Amic e Amat (Livre de l’Ami et de l’Aimé), que nous avons souvent cité dans notre introduction, et l’Art de contemplació, publié et traduit aussi séparément. Les chap. 61-66, de la deuxième partie, constituent à leur tour un petit traité autonome, le Libre de Ave Maria, édité quelquefois en extrait.
Le premier des chapitres que nous traduisons (ch. 77) est le dernier du livre III, de l’état de prélature. Les autres appartiennent tous à la quatrième partie. Blanquerna, sitôt élu Pape, s’est entouré de quinze cardinaux pour mieux accomplir sa tâche et a donné à chacun comme devise un des versets du Gloria. Lui-même a pris pour sa devise Gloria in excelsis Deo.
– Texte suivi pour la traduction : Obres originals del Illuminat Doctor Mestre Ramon Lull. Libre de Blanquerna, escrit a Montpeller devers l’any M.CC.LXXXIIII. (Obres de Ramon Lull. Edició original. Vol. IX.) Ed. SALVADOR GALMÉS et MIQUEL FERRÀ. Palma de Mallorca : Comissió Editera Lulliana 1914. Ch. 77, pp. 279-281 ; ch. 79, p. 292 ; ch. 80, pp. 295-303 ; ch. 81, pp. 303-306 ; ch. 82, pp. 313-314 ; ch. 84, pp. 324-329 ; ch. 85, pp. 331- 332 ; ch. 87, pp. 337-340 ; ch. 88, pp. 342-345 ; ch. 90, p. 352.
Chap. 77. De quolibet.
Selon son habitude, l’évêque Blanquerna ordonna une dispute de quolibet, afin que, si quelqu’un, clerc ou laïc, voyait quelque chose qu’il fallait améliorer ou mettre en ordre, il vînt la lui dénoncer, sous forme de questions, pour qu’il pût y porter remède... De nombreuses questions furent posées devant l’Évêque ; il les termina et les résolut toutes ; mais dix autres questions lui furent faites, à savoir :
* si les chrétiens sont coupables de l’ignorance des infidèles qui ignorent la sainte foi catholique ;
* lesquels ont plus grand pouvoir et possibilités : les catholiques, qui sont dans la vérité, de convertir à la vraie voie les infidèles, ou les infidèles de faire dévier de la vérité et de mettre en erreur les catholiques ;
* si les chrétiens sont coupables parce que les Sarrasins tiennent la Terre Sainte d’Outre-mer, où Jésus-Christ fut conçu, naquit et fut crucifié ;
* si les articles de la foi des chrétiens peuvent être compris par des raisons nécessaires ;
* si la foi vaut plus ou moins selon que les articles peuvent être compris ;
* qu’elle est la principale raison pour laquelle l’homme a été créé ;
* s’il faut organiser une visite apostolique sur les évêques et les archevêques, afin de les déposséder s’ils font mauvais usage de leurs fonctions ;
* quel est le plus grand péché : si un Évêque distribue les biens de la Sainte Église à ses parents ou si un chrétien qui a été juif garde ses biens ;
* s’il faut employer les biens de la Sainte Église pour pacifier les rois et les princes chrétiens ;
* quelle est l’œuvre la plus noble que l’on puisse entreprendre pour honorer Dieu.
3. Merveilleusement s’émerveilla l’Évêque des dix questions susdites, car elles manifestaient très grande science, et l’on parla beaucoup pour et contre. L’Évêque ne voulut point trancher les dix questions, et il partit à la Cour de Rome afin de les poser devant le Pape et les cardinaux. À eux de les résoudre, ainsi que de prendre les mesures pour mettre à exécution ce qu’ils auraient résolu. Et s’ils ne le faisaient pas, Blanquerna les reprendrait et les blâmerait devant tous, sans crainte d’endurer tourments et mort.
4. Lorsque l’évêque Blanquerna fut à Rome, dans le Consistoire, en présence du Pape et des cardinaux, il soumit les dix questions susdites et prononça ces paroles : « L’erreur est dans le monde ; la charité et la dévotion défaillent, et la Valeur s’est éloignée de nous, comme il est dit dans le Livre de Religion 135. C’est pourquoi je demande que les dix questions soient résolues et qu’on mette à exécution la solution adéquate, afin que la vérité ôte du monde l’erreur et multiplie charité et dévotion. » Les dix questions plurent beaucoup au Saint-Père apostolique et aux cardinaux et à tous ceux de la Cour et ils demandèrent des nouvelles de la sainte vie de l’Évêque, sur lequel ils n’entendirent que de très grandes louanges. Pendant que le Pape et les cardinaux délibéraient sur la réponse qu’il fallait donner à ces questions, par volonté de Dieu le Pape mourut et la solution en fut différée.
Chap. 79. De l’ordonnance que le Pape Blanquerna fit dans sa Cour.
7. En pleurant et avec grande dévotion et en se souvenant de la haute charge à laquelle il avait été élevé pour honorer la Passion du Fils de Dieu, l’Apostole prononça ces paroles : « Quinze cardinaux me sont donnés comme compagnons afin qu’ils puissent m’aider à être sur la terre le procureur de Jésus-Christ. Divisons le Gloria in excelsis Deo en quinze parties. Je prendrai la première de ces parties parce que je suis le premier en dignité d’office. Chacun des cardinaux prendra une partie selon son ordre de préséance dans la dignité de l’office et suivant l’ordre dans lequel se succèdent ces parties. Et que chaque partie constitue l’office que chacun, doit honorer et exercer dans la Cour, afin que dans la Cour Jésus-Christ soit honoré et que par la Cour il soit honoré dans toutes les terres du monde. » Tous les cardinaux approuvèrent ce que le Pape disait et le Pape prit
Gloria in excelsis Deo et le Cardinal qui était le plus ancien dans la Cour prit Et in terra pax hominibus bonae voluntatis ; et ensuite les cardinaux prirent les autres parties, selon leur ordre, et à chaque partie assignèrent un office propre, et chaque Cardinal était appelé du nom de la partie qui lui avait échu, selon l’ordre du Gloria in excelsis Deo.
Chap. 80. Gloria in excelsis Deo.
Le Pape Blanquerna était en Consistoire avec les cardinaux afin, par leurs bonnes œuvres, de rendre gloire à Dieu dans les cieux. C’est pourquoi l’Apostole dit aux cardinaux qu’il les priait de l’aider à user de son office pour la plus grande gloire de Dieu, de sorte que les gens revinssent à l’intention pour laquelle existent les offices et les sciences, pour donner gloire à Dieu ; car le monde est à tel point tombé en défaillance que nul homme ne songe à l’intention pour laquelle il fut créé et en vertu de laquelle l’office qu’il exerce lui fut confié. Pendant que l’Apostole exhortait ainsi les cardinaux, un messager sarrasin lui présenta une lettre de la part du sultan de Babylone. Dans cette lettre étaient écrites beaucoup de paroles et, entre autres, le sultan disait au Pape qu’il s’étonnait beaucoup de ce que le Pape lui-même et les rois et les princes des chrétiens, lorsqu’il s’agissait de conquérir la Terre Sainte d’Outre-mer, adoptassent la manière de son prophète Mahomet, qui prit par la force des armes toutes les terres dont il s’empara, au lieu de s’en tenir à la manière de Jésus-Christ et des apôtres, qui par la prédication et le martyre avaient converti le monde. Et parce que l’Apostole et les chrétiens n’appliquaient plus la manière de leurs prédécesseurs pour conquérir les terres, Dieu ne voulait plus leur laisser la possession de la Terre Sainte d’Outre-mer. Le Sarrasin apporta ces lettres au Saint-Père apostolique et il en apporta de pareilles aux rois et aux princes des chrétiens. L’Apostole et les cardinaux méditèrent longuement les paroles que le sultan avait écrites ; et Ramon le Fol 136 dit ces paroles : « La foi envoya à la contrition l’espérance pour qu’elle lui transmît dévotion et pardon afin de se voir honorée dans les lieux où (maintenant) est déshonoré son Aimé. » Le Jongleur de Valeur 137 ajouta que grand déshonneur prend courage en ces lieux où le Fils de Dieu et les apôtres firent à l’Aimé plus de grâce et d’honneur qu’en nul autre endroit du monde.
Après ces paroles, un messager entra dans la Cour, apportant la nouvelle que deux assassins avaient tué un roi chrétien et qu’on les avait fait mourir de male mort. Lorsqu’il eut prononcé ces paroles, le Jongleur de Valeur dit : « Que vaut à Jésus-Christ son humilité ou la charité qu’il fit de lui-même à son peuple dans sa Passion, si dans l’erreur les assassins, en mourant pour leur seigneur, montrent un dévouement plus grand que les chrétiens n’en montrent à honorer leur Maître ? » Le Fol vit alors deux cardinaux qui causaient et il crut qu’ils parlaient de son Aimé, mais en réalité ils parlaient de la nomination de deux évêques dont l’élection avait donné lieu à des litiges. C’est pourquoi le Fol dit aux cardinaux que les paroles les plus plaisantes sont celles qui s’échangent entre l’Ami et l’Aimé.
2. Merveilleusement le Pape fut mû à chercher comment répandre davantage la foi de la Sainte Église et faire revenir la dévotion que les hommes mettaient autrefois à honorer Dieu. Et il envoya des messages dans différents pays aux supérieurs des religieux et aux Grands Maîtres du Temple et de l’Hôpital pour qu’ils vinssent s’entretenir avec lui afin de pouvoir donner gloire à Dieu. Lorsqu’ils furent tous accourus et se trouvèrent devant le Pape et les cardinaux, Ramon le Fol dit : « L’Ami et l’Aimé se rencontrèrent et leurs bouches se turent, et leurs yeux avec lesquels ils se faisaient des signes d’amour pleurèrent et seules leurs amours se parlèrent. » « Cet exemple », dit le Jongleur de Valeur, « signifie ce que le sultan et les deux assassins ont dénoncé au Saint-Père et aux cardinaux ; et s’il ne s’ensuit pas utilité, c’est que la valeur est injuriée et qu’on n’aime pas les plus honnêtes des créatures, qui meurent par amour, puisque les amours qui parlent valent plus que les bouches qui remuent. » Et dit le Fol : « Quelqu’un écrivait, et il écrivait dans un livre les noms des aimés et des amants, et un homme qui aimait lui demanda si dans ce livre était écrit le nom de son aimé ; et l’écrivain lui dit : as-tu mangé une nourriture cuite au feu de l’amour ? As-tu lavé tes mains avec les larmes de tes yeux ? Es-tu ivre et fou de l’amour que tu as bu ? As-tu déjà été en péril pour honorer ton aimé ? As-tu un poison d’amour de quoi faire l’encre pour écrire le nom de ton aimé ? Sans toutes, ces choses-là, ton aimé n’est pas digne de figurer dans ce livre. »
3. Après ces paroles, l’Apostole et les cardinaux et les religieux, pour honorer la gloire de Dieu, ordonnèrent que tous les ordres religieux qui avaient des connaissances désignassent quelques Frères pour apprendre différentes langues et qu’on créât pour eux différentes maisons dans le monde afin de les préparer et ordonner pour les missions, à la manière du monastère de Miramar, dans l’île de Majorque 138. Cette ordonnance plut à l’Apostole et à tous les autres et l’Apostole manda à toutes les nations des infidèles afin qu’elles envoyassent des hommes pour enseigner leur langage et pour apprendre aussi celui des chrétiens et pour qu’ensuite on pût aller ensemble avec eux prêcher aux autres en leurs terres ; il ordonna aussi qu’à ceux des infidèles qui auraient appris le latin et auraient acquis connaissance de la sainte foi catholique on leur donnât de l’argent, des vêtements et des palefrois pour qu’ils n’eussent qu’à se louer des chrétiens et que, une fois rentrés dans leurs terres, ils les aidassent et les maintinssent.
4. L’Apostole divisa tout le monde en douze parties et il nomma douze procurateurs pour qu’ils allassent chacun dans sa partie étudier l’état de ces pays, afin que le Pape pût connaître l’état du monde entier. Il arriva donc que ceux qui allèrent vers les infidèles amenèrent d’Alexandrie et de Géorgie, des Indes et de la Grèce, des chrétiens religieux pour les faire rester parmi nous et que leur volonté s’unisse à celle de nos religieux. Ainsi par l’union et la participation, ils apprendront en quoi ils errent contre la foi et partiront ensuite redresser ceux qui sont restés dans leurs terres. C’est pourquoi le Pape envoya quelques-uns de nos religieux aux religieux susdits et il ordonna que chaque année ils doivent envoyer quelques-uns de leurs Frères pour qu’ils participent à notre vie et apprennent la langue parmi nous.
5. « Aimables fils ! » dit le Pape aux religieux, « il y a parmi nous des Juifs et des Sarrasins mécréants qui sont dans l’erreur et méprisent la sainte foi par laquelle nous sommes obligés d’honorer la gloire de Dieu. Parmi les Juifs et les Sarrasins qui sont dans les terres des chrétiens, je veux et je demande que quelques-uns soient désignés pour apprendre le latin et comprendre les Écritures. On leur marquera un délai pour apprendre, et s’ils ne le font pas, ils seront punis ; pendant qu’ils apprendront, ils doivent être nourris des biens de la Sainte Église ; et lorsqu’ils auront appris, on doit les affranchir et les honorer plus que les autres. Ceux qui auront ainsi appris seront plus aptes à comprendre la vérité et à convertir ceux-là ».
6. Lorsque l’Apostole eut prononcé ces paroles, le camerlingue dit que si le Saint-Père établissait cette ordonnance, les Juifs et les Sarrasins qui sont parmi les chrétiens fuiraient à d’autres terres et les rentes de la Sainte Église diminueraient. Et Ramon le Fol dit alors au camerlingue qu’un homme aimait une dame à laquelle il dit qu’il l’aimait plus que nulle femme au monde, et la dame lui demanda pourquoi il l’aimait plus que nulle autre, et il répondit que parce qu’elle était la plus belle. La dame alors, montra de son doigt un endroit, en disant qu’il y en avait là une plus belle ; et l’homme se retourna et regarda de ce côté et la dame dit alors que si une autre était plus belle, il l’aimerait davantage, ce qui signifiait qu’il ne l’aimait pas parfaitement. Le Jongleur de Valeur dit que s’il y avait une autre chose meilleure que Dieu, le camerlingue l’aimerait donc plus que Dieu ; et il posa la question de savoir ce qui était plus opposé à la gloire de Dieu et à la valeur : la diminution des rentes ou le déshonneur que les Juifs et les Sarrasins font à la gloire de Dieu et à la valeur.
7. Il fut donc ordonné comme le voulait l’Apostole. Ensuite, l’Apostole demanda aux Maîtres du Temple et de l’Hôpital quelle serait la part qu’ils mettraient à honorer la gloire de Dieu, et les deux Maîtres répondirent qu’ils étaient déjà à la Terre Sainte d’Outre-mer pour la défendre et répandre la foi catholique. Le Jongleur demanda à Ramon le Fol si l’amour qu’il avait pour son Aimé grandissait avec les plaisirs que son Aimé lui offrait. À quoi le Fol répondit : « S’il diminuait les plaisirs qu’il me donne, je l’aimerais moins si je pouvais l’aimer davantage ; et puisque je ne peux pas ne pas l’aimer, son amour ne pourrait pas multiplier mon amour pour mon Aimé ; mais les tourments que je supporte tous les jours augmentent, et plus ils sont grands, plus ils multiplient les plaisirs que je trouve à aimer mon Aimé. » Le Saint-Père apostolique dit aux deux Maîtres que du sens des paroles susdites il s’ensuivait que, pour honorer la gloire de Dieu, les deux Maîtres devaient prendre des mesures pour réunir leurs deux ordres en un seul 139, afin que le Jongleur de Valeur n’eût pas à se plaindre du déshonneur qu’ils font à la valeur, étant en désaccord là où ils seraient d’accord s’ils constituaient un seul ordre ; et il leur commanda de créer dans leurs maisons et maîtrises des maisons d’étude pour que leurs chevaliers puissent apprendre quelques raisons selon l’Art abrégé de trouver la vérité pour pouvoir démontrer les articles de la sainte foi et conseiller les maîtres princes prélats, selon l’Art cité-dessus 140, et enfin d’apprendre différents langages et d’aller vers les rois et les princes des infidèles pour provoquer un autre chevalier, par les armes ou par la science, à maintenir l’honneur et la vérité, selon la valeur qui est dans la sainte foi catholique.
Les deux Maîtres et tous les Frères de leurs ordres acceptèrent l’ordonnance de l’Apostole et Ramon le Fol dit ces paroles : « L’humilité vainquit l’orgueil et l’amant dit à son Aimé : Si toi, Aimé, tu mourais, j’irais pleurer à ton tombeau. Et l’Aimé répondit : Pleure devant la croix, qui est mon monument. L’amant pleura fortement et il dit que, de trop pleurer, la vue de ses yeux s’obscurcit et la science s’éclaire dans les yeux de son entendement. » C’est pourquoi l’Ordre mit tout son pouvoir à procurer la gloire de Dieu.
8. Le Saint-Père apostolique prit donc ces mesures pour tout ordonner à la gloire de Dieu, selon qu’il est dit plus haut. Et il avait des officiers et des ministres et des procurateurs pour mettre en pratique ce qu’il avait ordonné. Et tous les jours s’efforçait tant qu’il pouvait pour que de l’ordonnance susdite s’ensuivît utilité. Il arriva un jour que Ramon le Fol et le Jongleur de Valeur vinrent devant l’Apostole en apportant de l’encre et du papier et en disant qu’ils voulaient envoyer la susdite ordonnance au sultan et au calife de Bagdad pour leur demander s’ils avaient d’aussi nobles sujets que l’Apostole et s’ils pouvaient faire une aussi belle ordonnance afin d’honorer la gloire de Dieu dans les cieux et ramener la Valeur dans le monde.
9. Il arriva aussi un jour que le Cardinal de Domine Deus Agnus Dei Filius Patris envoya des messagers à un certain pays afin d’observer le gouvernement de l’Évêque et du Prince du lieu. Pendant que l’espion séjournait dans ce pays, l’Évêque reçut du Pape l’ordre de pourvoir à l’entretien de cinquante Tartares et de vingt moines, que le Pape enverrait à son évêché, afin que les Tartares apprennent leur langue aux moines et ceux-ci la leur aux Tartares, selon qu’il avait été ordonné à la Cour de Rome. L’Évêque devait encore faire bâtir un monastère, en dehors de ville, où ils demeureraient tous ensemble, et constituer une rente perpétuelle pour leur permettre de vivre. L’Évêque fut très mécontent du mandement du Pape, car il regrettait la dépense ; c’est pourquoi il dit du mal de l’Apostole et des cardinaux en présence du Prince de ce pays, lequel reprit énergiquement l’Évêque et lui dit qu’à tout jamais il n’avait entendu dire qu’aucun Pape ni aucun Cardinal eût si bien usé de sa puissance pour ordonner toute chose à la gloire de Dieu et que lui-même, pour honorer la gloire de Dieu et par le bon exemple que donnaient le Pape et les cardinaux, il voulait participer aux dépenses que causeraient les étudiants et qu’il voulait à ses propres frais et dépens se charger de la moitié de ce monastère. Le roi loua grandement l’ordonnance du Pape et des cardinaux et il dit qu’il lui semblait être arrivé le temps où Dieu voulait que ses serviteurs lui rendissent grand honneur et que ceux qui sont dans l’erreur vinssent se convertir.
10. Aussitôt que l’espion eut connaissance des paroles qu’avaient prononcées l’Évêque et le Prince, il les écrivit à son maître le Cardinal et il lui écrivit aussi que l’Évêque venait d’acheter une propriété de vingt mille livres pour un de ses neveux, selon qu’il avait pu savoir. Cette lettre fut lue en Consistoire, devant le Pape ; et le Cardinal à qui la lettre était adressée nota le nom de ce roi, afin que si l’occasion se présentait d’organiser une croisade, ou si le Pape désirait faire une grâce à un roi, ce fût précisément à celui-là. Le Pape envoya ensuite son Nonce au roi pour le remercier et il lui donna le château ou propriété de l’Évêque, lequel devrait en outre verser dix mille livres pour la construction du monastère en question. Le Pape ordonna encore au Chapitre de cet évêché que si l’Évêque se refusait de payer les frais dudit monastère, il serait déchu de sa dignité et le Chapitre devrait élire un autre Évêque expressément chargé de faire les travaux et les dépenses dessus dites, tandis que l’Évêque qui avait dit du mal de l’Apostole resterait dans l’église avec les rentes d’un simple chanoine. Le Fol dit alors à son Aimé : « Paye-moi et donne-moi la récompense du temps que je t’ai servi. L’Aimé multiplia à l’Ami ses amours et la maladie d’amour dont il souffrait, en lui disant : Regarde combien le Pape et les cardinaux honorent la gloire de leur Seigneur. » Le Jongleur, par intermédiaire de la Dévotion, envoya alors une lettre à la Valeur pour la consoler, car elle pleurait du déshonneur que ses ennemis avaient fait trop longtemps à son Seigneur.
11. La renommée du grand bien et de la sainte vie de l’Apostole s’était répandue dans le monde entier. Chaque jour la Valeur se multipliait et le déshonneur diminuait. Le bien qui découlait de l’ordonnance que le Pape avait établie illuminait le monde entier et stimulait la dévotion de tous ceux qui avaient entendu parler de l’ordonnance, dont la teneur était écrite et répandue dans le monde entier. Il arriva un jour que le Pape envoya un chevalier ecclésiastique, de l’ordre de sagesse et de chevalerie, à un roi des Sarrasins. Ce chevalier, par la force des armes, vainquit dix chevaliers sarrasins, l’un après l’autre, en des jours différents, et ensuite, par la force du raisonnement, il vainquit tous les sages du pays et à tous il montra que la foi catholique était vraie. Par ces messages bienheureux, et beaucoup d’autres, l’ordonnance susdite que le Saint-Père avait établie illuminait le monde.
12. Il arriva aussi que des cinquante Tartares qui vinrent apprendre notre langage et entendre notre foi, trente se convertirent et l’Apostole les envoya, avec cinq moines, au Grand Khan. Lorsque les trente, avec les cinq moines qui avaient appris la langue tartare, furent devant le Grand Khan, ils prêchèrent la foi chrétienne et convertirent de nombreuses gens dans sa cour. Le Grand Khan lui-même sortit de l’erreur dans laquelle il était et fut pris du doute ; et par le doute parvint peu après à une voie salutaire.
13. Dans une autre terre, dix Juifs et dix Sarrasins étudiaient avec dix Frères religieux ; et lorsqu’ils eurent appris notre loi et nos lettres, la moitié se convertit à notre loi et ils se mirent à prêcher aux autres Juifs et aux Sarrasins la sainte foi chrétienne, en présence de ceux qui ne s’étaient pas convertis, et ils faisaient cela tous les jours et continuellement. Et grâce à leur persévérance dans la discussion, Dieu, parce que la vérité doit avoir pouvoir sur l’erreur, accorda la grâce que tous les Juifs et les Sarrasins de ce pays-là furent convertis et baptisés et ils se mirent à prêcher la sainte foi aux autres. Et il en était ainsi partout, de sorte que le bien et l’honneur qu’il s’ensuivait pour le Pape Blanquerna ne pourraient pas être dits.
Chap. 81. Et in terra pax hominibus bonae voluntatis.
1. Le Cardinal qui exerçait l’office de In terra pax hominibus bonae voluntatis envoyait ses espions dans toute la ville de Rome pour savoir si des hommes se trouvaient en conflit ; et il faisait de même dans différentes terres ; et tous les jours il s’occupait de la paix, tant qu’il pouvait. Il arriva donc un jour qu’un espion qu’il avait envoyé dans la ville de Rome lui rapporta que dans cette ville il y avait un chrétien et un Juif qui, tous les jours, discutaient au sujet de leurs lois, et qu’ils avaient grand conflit, car l’un était contre l’autre pendant qu’ils se disputaient, et ils se regardaient pour cela d’un mauvais œil. Le Cardinal se rendit au lieu où ils discutaient et il leur adressa ces paroles :
2. « Il est de la nature de l’entendement qu’il comprend mieux lorsqu’on est joyeux et calme que lorsqu’on est irrité, car la colère trouble l’entendement et alors l’entendement ne peut pas comprendre ce qu’il comprendrait si on n’était pas irrité. Autre caractère a l’entendement, savoir : que l’on affirme comme une chose possible ce que la volonté veut que l’entendement comprenne ; car si, avant que l’entendement l’entende, on affirme l’impossibilité de cette chose, l’entendement ne sera plus capable de comprendre la possibilité ou l’impossibilité intelligible de cette chose. Et il a encore une autre caractéristique l’entendement pour pouvoir comprendre quelque chose, savoir : que la volonté doit aimer également ce qu’elle affirme et ce qu’elle nie, avant que l’entendement la comprenne ; car si la volonté s’incline d’un côté avant que l’entendement ne comprenne, l’entendement est empêché de comprendre. Toutes ces trois manières et d’autres encore sont nécessaires à l’entendement afin qu’il puisse comprendre ; et si, par défaut d’une d’entre elles, l’entendement se trouve empêché de comprendre, il conviendra de recourir à l’Art abrégé de trouver la vérité, un Art par lequel l’entendement s’élève jusqu’à comprendre, de la même manière que la voix monte avec le chant par l’art de la musique. » De cette sorte le Cardinal instruisait les deux sages qui discutaient. Devant l’humilité dont usa le Cardinal en allant à leur rencontre, les deux hommes devinrent des amis et ils s’aimèrent et ils poursuivirent amicalement leurs discussions, en s’accordant désormais mutuellement la vérité. Le Cardinal partit en leur donnant sa bénédiction et en les exhortant à s’offrir mutuellement des cadeaux, afin de garder leur amitié et de pouvoir ainsi mieux se comprendre.
3. En ce temps-là, il arriva que deux rois chrétiens très nobles et très puissants étaient en guerre. Le Cardinal, avec des lettres de l’Apostole, alla vers les deux rois afin de les apaiser et il prit beaucoup de bijoux et d’argent pour offrir en présent à l’un et à l’autre et il fit de nombreux dons à leurs conseillers. Le Cardinal s’efforça autant qu’il put pour mettre la paix entre les deux rois. Mais ils avaient persévéré si longtemps dans leur mauvaise volonté sans parler de paix et ils étaient si irrités l’un contre l’autre que le Cardinal ne réussit pas à conclure la paix, ni même à leur faire accepter une trêve. C’est pourquoi il écrivit au Pape cette lettre :
4. « Il y eut une grande guerre entre Dieu et le genre humain après le péché d’Adam et nous étions tous éloignés de la paix et la bénédiction de Dieu. La guerre était si grande qu’il fallut que Dieu, en sa propre personne vînt mettre la paix et la concorde entre lui et la créature. C’est pourquoi la Personne du Fils de Dieu vint prendre chair humaine en Notre-Dame Sainte Marie et il subit ensuite mort et Passion sur la croix, en tant qu’homme. » Cette lettre fut lue en présence du Pape et des cardinaux et Ramon le Fol dit cette parabole : « Une certaine femme se trouvait en grande discorde avec son mari ; étant ainsi désunis, il leur naquit un bel enfant ; et par cet enfant, que les deux aimaient tendrement, ils eurent la paix et la concorde pendant le reste de leurs jours. » Le Jongleur de Valeur ajouta que l’humilité, la charité, et la paix étaient les sœurs de la valeur.
5. L’Apostole réfléchit longuement sur le sens de ces paroles et, par la grande volonté qu’il avait de bien faire, il comprit ce qu’elles signifiaient. C’est pourquoi le Pape, avec quatre cardinaux, alla vers les deux rois qui étaient loin de Rome et il leur offrit des présents et des bijoux et il réunit grande cour de prélats et de princes et de barons et il prononça un discours devant la cour. Avant que de parler de la paix entre les deux rois, le Pape dit en présence de tous qu’il s’était rendu dans ces lieux pour prêcher une croisade contre les ennemis de la croix et qu’il désirait et priait les deux rois de prendre la croix et de marcher contre les Sarrasins, l’un contre ceux du Levant, l’autre contre ceux du Couchant, et lorsqu’ils les auraient conquis, qu’ils vinssent ensemble pour attaquer les autres Sarrasins qui sont au Midi. L’Apostole offrit grand pardon et il ordonna la croisade ; des biens de la Sainte Église il fit grands dons aux deux rois et à d’autres barons et il prit sous sa garde la terre des deux rois. Cette ordonnance plut aux deux rois et ils montrèrent un si grand courage pour les faits d’armes, que tous deux furent d’accord pour confier leurs royaumes au Saint-Père et ils prirent la croix et décidèrent de surseoir aux questions qui les divisaient afin que la croisade n’en fût point troublée.
6. Les deux rois partirent pour la croisade et avec eux de nombreux moines qui avaient appris l’arabe pour prêcher aux Sarrasins de se convertir avant d’être tués, et pour que leurs âmes n’allassent au feu éternel. L’Apostole revint à Rome et il s’efforçait de mener la croisade à plein accomplissement...
Chap. 82. Laudamus te.
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9. Il y avait un Évêque qui mettait toute sa dévotion à louer Dieu dans son Incarnation ; car la meilleure œuvre que le Créateur peut faire dans la créature est de la joindre à soi si étroitement pour ne constituer avec elle qu’une seule personne. Et par la grande dévotion qu’avait l’Évêque de louer Dieu dans la meilleure œuvre que Dieu peut accomplir dans sa créature, il eut aussi la dévotion d’aller le louer parmi les infidèles, afin de les convertir par sa louange et de rendre témoignage par son martyre. L’Évêque alla donc en terre de Sarrasins louer la sainte Incarnation et la Passion du Fils de Dieu et fit beaucoup de bien dans cette terre et subit le martyre pour mieux louer Dieu.
10. Dans la ville où l’Évêque subit le martyre, il y avait un philosophe qui était grand-maître en philosophie ; et, par les paroles qu’il entendit prononcer à l’Évêque sur l’incarnation de Dieu, il devint chrétien et il eut dévotion de louer Dieu dans les terres où Dieu n’est pas connu et où toutes gens adorent et créent des idoles. Ce philosophe alla donc dans ces terres pour louer Dieu et démontrer que Dieu est un, cause première et souverain bien ; et il louait Dieu dans le bien qu’il accomplit dans les créatures, qui, dans leur bonté, signifient la bonté du Créateur. Pendant que le philosophe prouvait par les créatures que Dieu est et qu’il est tout bien, le peuple de cette ville l’occit et il fut martyr pour mieux louer Dieu, Seigneur des créatures.
11. Après la mort du philosophe, un chevalier chrétien vint dans cette ville où le philosophe avait été martyr pour louer Dieu, dans laquelle Dieu accomplissait beaucoup de miracles par la mort du philosophe et par ces miracles beaucoup se convertissaient. Ce chevalier vint donc dans cette ville pour combattre corps à corps avec tout homme qui dirait que Dieu n’est pas, ou que Dieu est le soleil ou la lune ou une autre quelconque créature que les idolâtres adorent à la ressemblance de Dieu. Le chevalier combattit contre les meilleurs chevaliers de cette terre et il en vainquit un grand nombre. À la fin, un archer lui lança une flèche qui lui fendit le cœur. Et le chevalier fut martyr pour louer Dieu par le métier des armes.
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Chap. 84. Adoramus te.
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3. ... Pendant que le Cardinal avec le pèlerin et l’homme qui voulait être héraut de la meilleure façon d’adorer Dieu étaient en chemin et parlaient de la façon dont on doit adorer Dieu, ils rencontrèrent un vieux Juif qui allait à la cour et était très las du grand voyage qu’il venait de faire. Dans sa figure et dans sa tenue montrait un profond désarroi et une grande tristesse. Le Cardinal demanda au Juif pourquoi il était si triste et si abattu. « Seigneur », dit le Juif, « de tristes pensées m’accablent et tourmentent si fortement mon âme que je ne prends plus de plaisir à rien de ce que je vois et à rien de ce que j’entends. » Le Cardinal voulut à tout prix savoir quelles étaient les pensées du Juif, et le Juif lui expliqua son désarroi avec ces paroles : « Seigneur, au commencement il plut à Dieu – béni soit-il ! – d’honorer le peuple juif au-dessus de tous les autres peuples ; nous fûmes en captivité deux fois : la première, pendant quatre cents ans, la deuxième septante. Nous avons été ces deux fois en captivité parce que nous avions commis quelques péchés ; mais après la peine de la captivité, nous avons recouvré la liberté. Maintenant que nous ne tuons plus les prophètes ni n’adorons les idoles et que nous gagnons avec peine notre vie sur ce monde, nous sommes en captivité depuis plus de douze cents ans et nous ne savons pas pourquoi ; c’est pourquoi je crains beaucoup que nous ne portions la faute de la mort du Christ, à cause de laquelle nous sommes en captivité. Pour cela aussi, je vais par le monde comme un homme errant en cherchant celui qui pourrait me prouver que nous sommes en captivité parce que nous n’adorons pas Jésus-Christ, que nous avons crucifié. »
4. Lorsque le Juif eut prononcé ces paroles, le Cardinal lui posa cette question : « Il était question entre trois sages de savoir lequel des trois adorait Dieu le plus parfaitement. L’un allait par monts et par vaux et il adorait Dieu dans les herbes, les plantes, les bêtes, les oiseaux, les hommes et toutes les créatures. L’autre sage adorait Dieu dans tout ce qu’il fait de surnaturel, les miracles, tels que créer le monde du néant, ressusciter les morts et toutes les autres choses que nature ne peut pas faire. Le troisième sage adorait Dieu en ce qu’il est et en toutes les choses que Dieu fait en lui-même, par lui-même et de lui-même et en ce que Dieu fit de la créature en lui-même. Il était donc question de savoir lequel des trois adorait Dieu le plus parfaitement, ou encore si quelqu’un qui adorerait Dieu des trois façons à la fois le ferait plus parfaitement que les trois sages susdits. » « Seigneur », dit le Juif « celui-là adore Dieu plus parfaitement qui l’adore par ce que Dieu fait en lui-même que celui qui l’adore par ce qu’il fait dans d’autres ; et celui qui adore Dieu selon les trois manières susdites le fait plus fortement que celui qui l’adore seulement d’une manière. » Le Cardinal répondit qu’il avait jugé droitement et il expliqua que les philosophes de l’antiquité étaient ceux qui louaient Dieu par ses œuvres dans la nature ; que les Juifs étaient ceux qui adoraient Dieu par ses miracles et par les œuvres qu’ils croyaient surnaturelles : maintenant pourtant est venu le temps où les Juifs ne croient plus aux miracles et où ils n’adorent plus Dieu en ses œuvres, qu’ils ne croient plus surnaturelles ; et les chrétiens croient que Dieu fait en lui-même une œuvre meilleure que tout ce que la nature pourrait faire ou recevoir, savoir : que le Père qui est Dieu engendre le Fils qui est Dieu, et des deux procède le Saint-Esprit qui est Dieu, et ensemble ce ne sont qu’un seul Dieu, et Dieu le Fils assume lui-même la nature humaine du Christ, avec laquelle il ne constitue qu’une seule personne. Et parce que vous autres, Juifs, l’avez crucifié, lui qui était venu parmi vous pour prendre nature et qui subit la mort pour vous sauver, et que vous ne l’adorez pas, c’est pour cela qu’il vous a punis, en vous plaçant en captivité chez les chrétiens et même chez les Sarrasins, pour signifier que de toutes sortes vous êtes indignes d’être francs, puisqu’il vous fait être soumis aux fidèles et aux infidèles. Le Juif médita longuement les paroles que lui avait dites le Cardinal et, par les questions et les raisons qu’il avait formulées, il découvrit la vérité et il devint chrétien. Il prit alors comme office d’aller dans les synagogues des Juifs adorer Dieu selon les trois manières susdites et l’Apostole lui reconnut le privilège de cet office.
5. À l’occasion où le Cardinal était devant l’Apostole, occupé à ordonner ses officiers pour mieux exercer son office, on introduisit un Sarrasin très vieux, qui venait présenter une lettre au Pape de la part d’un roi sarrasin. Dans cette lettre le roi sarrasin priait l’Apostole de lui faire savoir si ce qu’un chrétien lui avait exposé de la sainte foi catholique était véridique. Ce chrétien l’avait mis dans le doute sur la foi de Mahomet dans laquelle il était, mais il lui avait dit que la foi catholique ne pouvait pas être démontrée par des raisons. Et ce roi ajoutait qu’il ne voulait quitter une foi pour une autre, mais que par le raisonnement il abandonnerait la foi de Mahomet pour embrasser la foi catholique, à condition que l’Apostole lui fît savoir que celle-ci est démontrable et que, si elle l’était, il deviendrait chrétien et il adorerait Jésus-Christ comme Dieu et il rendrait toutes ses terres à l’Église de Rome pour que tous ses sujets adorassent Jésus-Christ.
6. Lorsqu’on eut lu ces lettres en présence de l’Apostole et des cardinaux, un Gentil qui venait du Midi, d’un pays qui est entre les sables et d’une ville dénommée Gana, entra dans la cour. Dans son pays, il y avait de nombreux rois et princes qui adoraient des idoles et le soleil et les étoiles et les oiseaux et les bêtes. Des hommes nombreux peuplent ces terres, tous noirs, et ils n’ont pas de loi. Il arriva un jour qu’un homme de cette terre se mit à considérer qu’il fallait adorer une chose seulement et une chose plus noble que toutes celles qu’ils adoraient et, pour l’honneur de cette chose qu’il ne connaissait pas, il allait à travers le monde en criant qu’on l’aidât à chercher cette chose qu’il fallait seule adorer. Cet homme servit si longuement et si diligemment cet office qu’il mut à dévotion toutes les gens de cette terre, et ils désirèrent connaître la chose qui doit être adorée au-dessus de toutes choses. Une assemblée fut réunie qui décida d’envoyer des messagers à des terres diverses pour chercher quelle était cette chose digne d’être adorée au-dessus de toutes les choses. Et c’était un de ces messagers qui se trouvait devant l’Apostole. L’Apostole leur envoya alors les articles de la foi et les livres qui en font la démonstration. Des moines qui avaient appris l’arabe allèrent vers le roi sarrasin qui avait envoyé la lettre à l’Apostole et, par la grâce de Dieu, ils convertirent le roi sarrasin et bon nombre de ses sujets. Avec les messagers de l’Apostole, ils allèrent aussi aux terres d’où était venu le Gentil et ils montrèrent par des raisons nécessaires que Dieu était le souverain de toutes les choses. Et les gens de ces terres se mirent à adorer Dieu et à détruire les idoles auxquelles ils croyaient auparavant. On établit la concorde et la paix entre ces gens et les catholiques et, par l’amitié et la participation qu’ils eurent dorénavant avec les catholiques, beaucoup d’entre eux reçurent bientôt le baptême.
7. À l’occasion d’une fête, l’Apostole fit une procession avec de nombreux prélats et religieux et autres clercs, qui chantaient les louanges de Dieu Notre-Seigneur. Le Cardinal d’Adoramus te allait à la procession et il méditait qu’il y a beaucoup de terres dans le monde où Dieu n’était loué ni adoré, et il désirait très fortement que Dieu fut adoré dans toutes lesdites terres. Pendant que le Cardinal méditait ainsi, la procession suivait une rue que bordaient les échoppes des argentiers et des bijoutiers, dans lesquelles s’entassaient les coupes, les bassines, les jarres, les écuelles d’or et d’argent et d’autres bijoux encore, comme des bagues, des bourses, des ceintures, des pierres précieuses. Le Cardinal commanda à quatre écuyers de jeter toutes ces coupes et ces bijoux au milieu de la chaussée et de dire que c’était lui qui l’avait ordonné. Les écuyers exécutèrent ces ordres, mais les hommes à qui les bijoux appartenaient en furent très scandalisés et toute la procession faillit être troublée à cause de ce que le Cardinal avait commandé à ses écuyers et à cause de la bagarre qui faillit éclater entre eux et les propriétaires des bijoux.
8. Après cette aventure, il en arriva encore une autre : le Cardinal d’Adoramus te aperçut une femme qui suivait la procession, toute ornée d’or et d’argent et de pierres précieuses et sur son visage elle s’était mis tant de couleurs, qu’il luisait comme les images qu’on vient de vernir ; le Cardinal s’agenouilla devant la femme et fit semblant de vouloir l’adorer, en lui disant qu’elle était pareille à une idole et que pour cela il s’agenouillait ainsi. La femme eut grande honte, comme toutes celles qui l’accompagnaient. Lorsque le Pape eut fini la procession et chanté la grand-messe, il voulut savoir pourquoi le Cardinal avait troublé de la sorte la procession et était allé s’agenouiller devant la bonne femme. Le Cardinal lui raconta la dévotion qu’il avait eue en réfléchissant aux pays où Dieu n’est pas adoré et en songeant que ce sont les coupes d’or et d’argent et les autres bijoux dont les prélats ornent leurs tables et remplissent leurs caisses qui les empêchent d’aller évangéliser les infidèles. C’est pourquoi le Pape ordonna que dorénavant aucun de ces bijoux ne devait se trouver dans la ville ou le lieu où il serait, afin qu’ils ne fussent occasion de désir pour aucun prélat. Il ordonna ensuite qu’aucune femme vêtue et ornée comme une idole n’allât à la procession et n’assistât à l’église où il chanterait la messe.
Chap. 85. Glorificamus te.
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5. Le Cardinal ordonna un autre office qui est très nécessaire pour honorer la volonté de Dieu : et c’est qu’un homme aille chez les clercs et les religieux et que, dans les rues et les églises et partout où il les rencontrerait, il leur rappelle qu’ils doivent obéir à la volonté de Dieu, qui, dans les Évangiles, leur commande d’aller dans le monde entier prêcher à toutes créatures. Le Cardinal créa donc cet office, et l’officier que, en était chargé, rencontra un jour dans la rue deux clercs et leur dit ce que le Cardinal lui avait ordonné de dire. Ils répondirent que, si Dieu voulait qu’on allât prêcher aux infidèles, il en inspirerait bien le désir. L’officier fut très scandalisé de ce que les deux clercs lui avaient répondu et leur rétorqua que Dieu le leur avait bien ordonné dans la personne des apôtres, qui représentaient la Sainte Église. Et puisque Dieu, qui avait voulu être homme et mourir pour tous ceux qui sont dans la Sainte Église, avait laissé aux hommes le commandement d’agir pour amour de lui, il ne fallait pas s’attendre à ce que Dieu forçât le libre arbitre d’un chacun, sans quoi l’on ne serait pas digne de prêcher la volonté de Dieu...
Chap. 87. Domine Deus Rex coelestis, Deus Pater omnipotens.
1. En Consistoire le Cardinal de Domine Deus dit devant l’Apostole et les cardinaux qu’il voulait avoir comme office d’honorer le pouvoir de Dieu, qui était déshonoré dans ce monde par le grand nombre d’hommes qui, de manières diverses, le déshonoraient. Il arriva un jour que l’Apostole voulut envoyer ses messagers dans une terre qu’on nomme Géorgie, dont le seigneur est un roi chrétien ; et l’Apostole demandait à ce roi de lui envoyer quelques religieux de son pays pour qu’ils enseignassent leur langue et leurs lettres aux moines latins et qu’ils apprissent le latin, et qu’avec les Latins ils revinssent dans leur pays pour y prêcher la sainte foi et la doctrine de Rome. Pendant que l’Apostole ordonnait ces choses, le camerlingue dit que ce serait une grande affaire d’envoyer ces gens et d’apprendre leur langue et de leur enseigner notre latin et que c’était une chose qui exigerait beaucoup de temps et de grands frais.
2. Ces paroles du camerlingue déplurent fortement au Cardinal et il lui dit cet exemple : « Jofat était une fois en chemin et il parvint au bord de la mer, où de nombreuses personnes étaient sur la berge et regardaient un homme qui s’était noyé. Jofat demanda à ces gens pourquoi cet homme n’avait pas traversé la mer et passé de l’autre côté. Quelqu’un répondit : Comment cela eût-il été possible s’il y a cinq journées de voyage jusqu’à l’autre rivage ? Jofat répondit : Et quand sortira cet homme d’ici ? » C’est pourquoi le Cardinal réprimanda fortement le camerlingue, disant qu’une ferme volonté, appliquée pendant longtemps peut réussir et mener à bonne fin ce que le Pape veut ordonner aux religieux géorgiens ; mais aucune volonté ne peut ramener les damnés de l’enfer et les conduire au salut une fois qu’ils ont trépassé de la vie présente.
Le Cardinal avait un écuyer qui l’avait servi longuement. Il arriva un jour que l’écuyer tomba gravement malade de fièvre continue. Le Cardinal regretta fortement cette maladie et l’écuyer le pria de le guérir et de lui enlever la fièvre dont il souffrait. Le Cardinal répondit qu’il n’avait aucun pouvoir pour enlever la fièvre et que ce pouvoir n’appartient qu’à Dieu, dont la puissance dispose à son gré de la nature. L’écuyer fut guéri et, dès lors, il prit comme office d’honorer la puissance de Dieu dans toutes les terres, en proclamant que la puissance de Dieu est supérieure a toutes les forces de la nature, et que c’est ainsi que Dieu put créer le premier homme ; et que, ressusciter et faire concevoir et enfanter une femme vierge, tout cela ne fut possible que par la puissance de Dieu ; et enfin que la puissance des astres et de tous les corps célestes est toujours vaincue et surmontée par la Puissance souveraine, la seule qui confère le pouvoir à toutes les autres puissances. Excellent était cet office que l’écuyer avait adopté, car souvent il confirmait les catholiques dans leur foi et souvent il réussissait à convaincre les infidèles, qui ne croyaient pas qu’une vierge pût concevoir ni enfanter, et encore moins qu’un homme pût ressusciter, toutes choses dans lesquelles la puissance de Dieu se manifeste aussi puissante que dans la création du monde du néant, que tous reconnaissaient comme l’ouvre d’un pouvoir surnaturel.
3. « Seigneur – dit le Cardinal à l’Apostole –, je vous demande lequel des deux a plus grande puissance : la vérité ou l’erreur. » L’Apostole répondit que la vérité a plus grande puissance que l’erreur, car Dieu aide la vérité, qui est conforme à l’être, tandis que l’erreur n’a point l’aide de Dieu, car elle est conforme au non-être. Or, après ces paroles, le Cardinal demanda au Pape comment l’erreur pouvait avoir une si grande emprise sur le monde, puisqu’ils sont plus nombreux les idolâtres, qui croient aux faux dieux, que les fidèles qui adorent le seul vrai Dieu. À quoi l’Apostole répondit que la cause n’en était pas que l’erreur fût plus forte que la vérité, mais la défaillance de la dévotion et de la charité, qui ne s’efforcent point de faire connaître la vérité ; et que de même que les ténèbres consistent en l’absence de lumière, l’erreur a pour cause l’absence de ceux qui n’osent pas proclamer et prêcher la vérité.
4. Il arriva dans une province que les pieux missionnaires qui allaient prêcher la parole de Dieu aux infidèles, ne furent pas écoutés et on les chassa du pays. Le Cardinal recourut au bras séculier et il négocia avec les princes chrétiens et avec l’Apostole pour que, par la force des armes, on fît la guerre contre tous ceux qui ne laissent pas entrer dans leurs terres les pieux chrétiens qui veulent y prêcher la parole de Dieu et pour que l’Église ne conclût jamais de trêve avec les infidèles qui ne souffrent pas que les chrétiens aillent démontrer la vérité de la foi catholique. Le pouvoir des chrétiens fut assez grand pour obliger les infidèles de ce pays à souffrir qu’on pût les évangéliser. Et il y eut la trêve avec eux aussi longtemps qu’ils souffrirent que les chrétiens prêchassent et convertissent les infidèles dans leur pays.
5. Il arriva aussi qu’un roi sarrasin très puissant ne permit pas aux religieux chrétiens d’entrer dans son pays pour y prêcher, et deux moines que les Sarrasins avaient expulsés de leur contrée vinrent devant le Cardinal de Domine Deus, en disant qu’ils ne pouvaient plus rester dans ce pays, car les Sarrasins ne le permettaient pas. Mais le Cardinal leur dit qu’ils avaient déshonoré la puissance de la volonté, qui est plus forte et plus noble que la puissance corporelle et il se plaignit à l’Apostole en ces termes : « Seigneur, la puissance de la volonté fait jeûner et pleurer et travailler les hommes afin d’honorer et louer la puissance de Dieu qui a soumis la puissance du corps à la puissance de l’esprit. Et si le roi sarrasin se défend par la puissance corporelle contre la puissance de nos âmes, il faut que sa puissance soit vaincue et subjuguée par l’excès de notre amour et l’honneur que nous rendons à la Passion de Notre-Seigneur et par les larmes et le sang et par de saints hommes qui, en secret ou ouvertement, iront parmi les infidèles et que par une longue persévérance la puissance corporelle soit vaincue par la spirituelle, pour signifier que la puissance de Dieu spirituellement triomphe du sensuel et de l’intellectuel qui est dans les créatures, selon qu’il est représenté dans la sainte Hostie. »
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Chap. 88. Domine Fili unigenite Jesu Chviste.
1. Grande fut la dévotion qu’avait un Cardinal envers la personne du Fils de Dieu qui prit la nature humaine et par la dévotion qu’il avait pour le Fils de Dieu il dit à l’Apostole et aux cardinaux ces paroles : « Il est chose manifeste que vous, Saint-Père apostolique, et nous tous, les cardinaux, nous avons été honorés à cause du Fils de Dieu au-dessus de tous les autres chrétiens dans ce monde, et pour cela il est digne et équitable que nous envoyons à travers le monde des messagers qui nous renseignent sur l’état des différents pays et la manière dont le Fils de Dieu est honoré par quelques gens, et déshonoré et oublié par d’autres ; je demande donc que mon office soit de m’occuper de ce négoce et je demande d’envoyer en mission mes messagers au monde entier pour qu’ils me racontent l’état du monde et que je puisse vous le raconter à vous afin d’ordonner la manière comme le Fils de Dieu pourra être aimé et loué dans tout le monde et qu’on connaisse sa vertu et ce qu’il a fait pour notre amour dans ce monde. » L’office d’informateur que demandait le Cardinal de Domine Fili plut beaucoup à l’Apostole et aux autres cardinaux et il lui fut accordé tout ce qu’il sollicitait. Ainsi s’accomplit ce que préfiguraient les empereurs de Rome, qui étant seigneurs du monde entier, avaient des messagers qui les informaient de l’état du monde, et en cela préfiguraient le Pape, lieutenant de Dieu et seigneur de Rome, qui devait connaître l’état de tous les pays afin de les soumettre tous à la sainte foi catholique.
2. Le Cardinal répartit le monde en douze provinces et créa douze messagers chargés d’aller dans le monde pour en connaître l’état. Il arriva qu’un des messagers alla vers le Midi et, dans un marché, trouva six mille chameaux chargés de sel, qui partaient d’une ville qui a nom Tibalbert et allaient vers le pays où naît le fleuve de Damiette. Le messager rencontra tant de peuples que, en quinze jours, tout le sel fut vendu. Tous ces gens sont des nègres qui adorent des idoles, mais ce sont des hommes joyeux qui aiment beaucoup la justice et tuent tous ceux qui sont convaincus de mensonge, et tout ce qu’ils possèdent, ils l’ont en commun. Dans ce pays, il y a une île, au milieu d’un grand lac et dans cette île il y a un dragon auquel ils sacrifient et qu’ils adorent comme un dieu. Le messager alla dans tout le pays pour apprendre les coutumes de ces gens et pour en estimer le nombre. Et les gens étaient très émerveillés de ce messager, parce qu’il était blanc et qu’il était chrétien, car auparavant ils n’avaient jamais entendu dire qu’un chrétien eût été dans leurs terres. Le messager fit savoir par écrit au Cardinal, par un de ses écuyers, toutes ces choses et d’autres encore et le Cardinal les raconta à l’Apostole et à ses compagnons. Grande fut la douleur de l’Apostole et des cardinaux lorsqu’ils entendirent que le dragon était adoré comme un dieu et ils étudièrent les moyens de détruire l’erreur dans laquelle étaient les gens de ces terres.
3. Un autre messager alla vers le Septentrion et il y entendit des latins qui lui racontaient que, dans ces parties, il y avait des gens nombreux, aux croyances diverses que le démon retenait dans l’erreur par des illusions et des déceptions. Il y a une terre qui se nomme Irlande, où tous les cinq ans vient un ours blanc en signe que cette année-là ils auront beaucoup de poisson, dont ces gens se nourrissent. Il y a une autre terre où, par enchantement, ils font parler les arbres. Dans une autre terre, près de Bohême, il vient un coucou dans un bocage et si quelqu’un coupe une branche dans ce bocage, aussitôt la foudre et le tonnerre du ciel tombent et mettent en danger de mort tous ceux qui s’y trouvent. Il y a une autre terre où chacun croit avoir un dieu dans son champ et un autre dans son bétail et un autre dans son verger. Dans une autre terre, près de la Dacie, il y a des gens qui ne vivent que de la chasse, et ils courent après le gibier, et dès qu’ils ont tué une bête, ils restent dans ce lieu jusqu’à ce qu’ils aient fini de la manger, et puis ils en cherchent une autre. Toutes ces nouvelles et d’autres encore, le messager du Septentrion les envoya au Cardinal par écrit. Et l’Apostole et les cardinaux ordonnèrent qu’on envoyât des hommes saints et dévots, connaissant leur langage, à toutes ces gens, pour leur prêcher par des exemples et métaphores jusqu’à ce que leur puissance sensuelle fût ordonnée à élever ces exemples à leurs puissances spirituelles et qu’ainsi leur intelligence fût illuminée par la sainte foi catholique.
4. Un autre messager du Cardinal vint en Barbarie, où il trouva des sages qui prêchaient aux Sarrasins le Coran et les béatitudes du paradis ; et ils prêchaient avec des paroles si pieuses que tous ceux qui les entendaient pleuraient. Le messager fut très émerveillé de la dévotion avec laquelle on écoutait leurs paroles, puisque ce qu’ils prêchaient était l’erreur ; il lui sembla que c’était la belle manière qu’ils avaient de parler, puisqu’ils racontaient la vie d’un homme qui mourait d’amour, qui faisait pleurer les gens. Il trouva aussi un Livre de l’Ami et de l’Aimé 141 où étaient contenues les chansons de Dieu et d’amour que faisaient les hommes pieux qui quittaient le monde et partaient au hasard en supportant la pauvreté. Et il trouva aussi que, dans les cours où avaient lieu les procès, les différends étaient rapidement terminés. Le messager envoya au Cardinal toutes ces choses et d’autres encore. On traduisit alors le Livre de l’Ami et de l’Aimé et on fit en sorte que, par la dévotion des paroles, les sermons fussent plus agréables aux gens et que, suivant l’ordonnance des Sarrasins, les procès et les différends fussent abrégés parmi nous.
5. Un autre messager vint encore en Turquie et il rencontra quatre religieux qui avaient appris la langue turque, mais les Turcs ne les laissaient pas prêcher dans le pays. Le messager l’écrivit au Cardinal et le Pape envoya aussitôt des ambassadeurs chargés de cadeaux au seigneur des Tartares, qui avait subjugué la Turquie, le priant de soutenir les quatre religieux pour qu’ils pussent prêcher dans toute la Turquie la gloire du Fils de Dieu. Le Tartare accéda, vaincu par les supplications et les cadeaux du Saint-Père, et les Turcs n’osèrent plus dorénavant interdire aux religieux leur prédication.
6. Un autre informateur parvint Outre-mer et il fit savoir au Cardinal que deux assassins avaient tué un prince et qu’on les avait condamnés à mort. Le Cardinal alors alla prêcher aux religieux qui apprenaient diverses langues et il les exhorta à désirer la mort pour Jésus-Christ, puisqu’il y avait des hommes qui, dans l’erreur, désiraient mourir afin que leurs frères eussent la liberté. Et il établit que toutes les semaines on devait leur prêcher une fois sur ce sujet afin qu’avec plus d’ardeur ils désirassent mourir.
Chap. 90. Qui tollis peccata mundi, miserere nobis.
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7. Dans une ville, dite Montpellier, où a été composé ce Livre d’Evast et de Blanquerna, s’assembla un grand Chapitre général de l’Ordre des Frères Prêcheurs. Des évêques et d’autres prélats, ainsi que des Frères venus de toutes les terres de la chrétienté assistaient au Chapitre. On lut des lettres sur des sujets différents et on rapporta la mort de tous les Frères décédés pendant cette année-là. Alors un laïc, procurateur des infidèles pour qu’ils vinssent à la sainte foi catholique, se leva et dit que, s’il était fait mention de la mort de tous les Frères, dont les âmes sont vivantes en paradis, il fallait d’autant plus se souvenir de la mort des infidèles qui meurent en péché par ignorance et perdent la vie du salut pour mourir dans un feu éternel. Il faut s’en souvenir pour leur apporter la doctrine de Jésus-Christ, qui a enlevé le péché du monde par son Incarnation et sa Passion !
Le Cardinal de Qui tollis peccata mundi, procurateur des morts, apprit ce que le laïc avait dit dans le Chapitre, et il ordonna que dans tous les Chapitres généraux des Ordres religieux on fit mémoire des infidèles morts en péché d’ignorance ; et à chacun de ces Chapitres le Cardinal envoyait des procurateurs et des lettres afin que la foi catholique fut prêchée dans le monde entier.
– Titre original catalan : Libre de contemplació en Déu. Écrit originairement en arabe (texte perdu) et traduit ensuite en catalan par Ramon Llull lui-même, en le retouchant et en l’élargissant (cf. ch. 352, § 30). C’est le Contemplador Major des anciens lullistes catalans et le Magnus Liber Contemplationis in Deum de l’édition de Mayence (1740-42).
– Nous avons déjà dit (pp. 17 ss.) l’importance du Livre de Contemplation, non seulement dans l’opus lullien, mais aussi dans toute la littérature médiévale. Aucune autre œuvre en langue romane ne lui est comparable ni par l’ampleur ni par la profondeur, avant la Divina Commedia, et en tout cas il est l’œuvre capitale de la littérature catalane. Sans aucun doute, il appartient à la toute première époque de la production lullienne, comme en témoigne la Vita contemporaine (§ 16, voir ci-dessus, p. 32 s.). Sa composition peut être donc fixée à Majorque, vers 1271 ou 1272.
C’est une véritable somme de la philosophie, de la théologie et de la mystique du Docteur illuminé, écrite dans l’ardeur des premières années de vie contemplative qui suivirent sa conversion. Ouvrage de portée encyclopédique, mais d’inspiration essentiellement mystique, composé en dehors des procédés logiques et de la méthode combinatoire de l’Ars magna et ses dérivés, qu’il précède probablement. Dès l’invocation initiale, l’auteur élève son cœur et son entendement à Dieu et il en écrit les quelque trois mille pages en communion spirituelle permanente avec l’Essence souveraine. Comme dans un dialogue mystique ininterrompu, il offre à Dieu le fruit de sa contemplation.
Dans son prologue – suivant son habitude –, Lulle expose la structure de son ouvrage, ici entièrement symbolique : la matière sera distribuée en cinq livres, en mémoire encore une fois des cinq plaies de Jésus sur la croix. Et de même que le Maître a jeûné quarante jours dans le désert, les cinq livres comprennent quarante distinctions de dimensions très inégales. Afin d’offrir matière à contempler pour chaque jour de l’année, l’œuvre entière est ordonnée en trois cent soixante-cinq chapitres et un chapitre complémentaire, en souvenir des années bissextiles, divisé en quatre parties, pour les six heures qui en quatre ans font un jour. Chaque chapitre comporte dix parties, pour rappeler les dix commandements donnés à Moïse et chacune de ces parties trois paragraphes, en signe de révérence à la Très Sainte Trinité, de sorte que tous les chapitres ont trente paragraphes, souvenir des trente deniers, prix du Sang rédempteur. Les quarante distinctions sont ainsi groupées : neuf au premier livre, représentant les neuf cieux ; treize au deuxième livre, comme le nombre du Christ avec les douze Apôtres ; dix au troisième livre, autant que les cinq sens corporels et les cinq spirituels ; six au quatrième, à cause des six voies dans lesquelles l’homme doit marcher, et enfin deux au cinquième livre, car l’homme a été créé pour deux intentions : louer Dieu et faire son salut. Les cinq livres, en l’honneur de la Trinité divine, se répartissent en trois volumes et ils n’ont qu’un seul nom, comme Dieu est Un dans son essence.
Une analyse, ne fût-ce que très sommaire, de son contenu est indispensable pour se faire une idée de cette œuvre étonnante. Le Livre de Contemplation s’ouvre dans un éclat de joie « existentialiste » : le Bienheureux se réjouit devant la triple existence de Dieu, de l’homme et de son prochain. Suivent dans le premier livre les exposés des attributs ou « dignités » de l’Être divin en lui-même (infinité, éternité, unité, Trinité, puissance, science, vérité et bonté) et dans le deuxième les attributs de Dieu par rapport à ses créatures (création, providence, rédemption, volonté, souveraineté, sagesse, justice, largesse, humilité, miséricorde, gloire et perfection). Le troisième livre – peut-être le meilleur – descend de Dieu à l’homme et retrace le spectacle de la nature humaine, dans le corps et dans l’esprit. C’est un immense panorama des hommes de son temps (d’observation réaliste, proche de la satire, et de grande valeur documentaire) et de l’homme tout court, sans perdre jamais de vue son intention mystique. Le quatrième livre nous ramène à Dieu par les chemins de la foi et il étudie principalement les rapports de la foi et de la raison, tandis que le cinquième conduit à lui par l’amour et par l’oraison. Ces derniers sont les sujets des deux seules « distinctions » du cinquième livre, l’une et l’autre presque aussi étendues que chacun des livres précédents. La 39e distinction est un traité complet de l’amour ; la 40e (De l’oraison) veut donner une sorte d’art de contemplation et de méthode d’ascension mystique, mais Lulle y introduit une série de considérations qui en rendent le développement lent et souvent diffus.
Nous donnons ci-après la traduction française du chap. 346, extrait précisément de cette dernière distinction. Il n’est certes pas le seul passage du Livre de Contemplation où Llull développe ses idées sur la conversion des infidèles 142. Le grand dessein du nouvel apôtre remplit ce livre, comme presque tous les autres qui sont sortis de sa plume. Mais c’est un chapitre fondamental puisqu’il constitue un abrégé d’à peu près tous les problèmes missiologiques que R. Llull entrevoyait, ainsi que le précédent et la source doctrinale des ouvrages postérieurs.
Le sens de ce texte est toujours parfaitement clair. Mais la lecture en est ardue, souvent énervante. Nous sommes loin ici des grands élans mystiques et des réelles beautés littéraires des autres parties du Livre de Contemplation et des ouvrages poétiques. Lulle, en effet, vers la fin du Livre de Contemplation (à partir du ch. 328), adopte souvent un effroyable artifice de style, qui consiste à remplacer certaines notions ou certaines idées – abstraites ou concrètes – par des lettres. Ce n’est, à l’origine, qu’un système de sigles pour abréger la rédaction, car « on dit plus brièvement une lettre qu’un terme complet, comme Incarnation ou Trinité et ainsi de suite » (Livre de Contemplation, ch. 335, § 30). Mais par la suite l’auteur en vient à transformer ce simple système d’abréviations en une méthode logico-algébrique, où il n’est pas difficile de découvrir une des sources immédiates du procédé combinatoire de l’Ars magna 143. Dans notre chapitre, heureusement pour le lecteur, Llull ne recourt pas encore aux méthodes de son art. Les lettres, malgré le nom de signes qu’il leur donne, n’ont pas de valeur logique et elles ne jouent que le rôle d’abréviations ou de signes conventionnels. Le secret d’une lecture courante consiste simplement à reconstituer le texte avec les termes remplacés par les lettres, dont la table ci-dessous donne la clef.
– Texte suivi pour la traduction : Obres originals del Illuminai Doctor Mestre Ramon Lull. Libre de Contemplació en Déu, escrit a Mallorca i trasladat d’aràbic en romanç vulgar devers l’any M.CC. LXXII. Tom VII. (Obres de Ramon Lull. Edició original. Vol. VIII.) Ed. SALVADOR GALMÉS. Palma de Mallorca : Comissió Editora Lulliana 1914. Ch. 346, pp. 366-380.
Livre de contemplation
Chap. 346. Comment adorer et contempler Dieu glorieux pour qu’il nous montre l’art et la manière par lesquels les infidèles puissent être adressés et convertis à la voie de l’éternel bonheur.
1. Dieu glorieux, puissant, qui aimez tous les biens, qui aimez l’honneur dans tout ce qui est honorable ! Celui qui veut, Seigneur, vous adorer et vous contempler afin qu’il puisse recevoir de vous grâce et bénédiction pour connaître et apercevoir l’art et la manière par lesquels les catholiques puissent convertir les infidèles a la voie de la vérité et leur faire vraiment adorer et contempler votre gloire, celui-là doit imaginer des figures sensibles et par elles doit élever son entendement à la figure intellectuelle qui montre l’art et la manière par lesquels, avec votre grâce et votre aide, on peut convertir et vouer le monde entier à la gloire et à la louange de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa Mère Notre-Dame Sainte Marie, Vierge glorieuse.
2. C’est pourquoi, Seigneur, afin de montrer la figure intellectuelle, nous commencerons par imaginer la figure sensible et nous dirons que A est Notre-Seigneur Jésus-Christ et B la signification de A ; que C ce sont tous les chrétiens et D la signification de C ; que E est le monde et F la signification de E ; que G est le libre pouvoir, savoir et vouloir des chrétiens (c’est-à-dire de C) et H la signification de G ; que I est la puissance motive et K la signification de I ; que L est l’achèvement et M la signification de L et enfin N est l’entendement humain, lequel recevra toutes les significations ci-dessus dans l’intention d’apercevoir et connaître l’art et la voie et la manière de convertir le monde entier au chemin du salut.
3. Soyez donc béni, Seigneur Dieu, car de même que par l’action de la grande chaleur sur la puissance végétative et par le manque de fraîcheur la puissance sensitive est portée à ressentir la soif et la puissance imaginative à imaginer des fontaines, et la volonté à boire de l’eau fraîche, de même lorsque l’on met le B et le D et le F et le H et le K et le M dans le N, alors le N aperçoit l’art et la manière de faire départir les infidèles de leur erreur et de les amener à croire la vérité. Or, puisque les arts et les manières sont plus profitables les uns que les autres selon le profit qui s’ensuit, et ils sont ainsi plus nécessaires les uns que les autres, et puisqu’un si grand profit se suit d’adresser les hommes qui sont dans l’erreur à la voie de vérité, qu’il vous plaise donc, Seigneur, de faire en sorte que tout ainsi comme avec votre Passion et avec les apôtres commença la manière par laquelle les hommes peuvent sortir de l’erreur, aussi maintenant la dévotion qu’il y avait lorsque vous et vos apôtres avez pleuré et êtes morts pour guérir et laver nos souillures et nos fautes revienne dans le monde.
4. Seigneur, qui avez commandé aux chrétiens d’aimer tout ce qui vous honore, en se souvenant de vos grandes souffrances ! Nous sentons sensuellement et nous entendons intellectuellement que le B montre et signifie au N que le A a placé dans ce monde son vicaire et son lieutenant, c’est-à-dire le saint Apostole, ainsi que les prélats et les religieux, les princes et les autres chrétiens. Or, lorsque le N reçoit ce que le B lui montre du A, alors le N comprend que le C est produit par le A, lequel maintient dans la vérité ceux qui connaissent la vérité et il tire de l’erreur ceux qui sont dans l’erreur ; car s’il n’en était pas ainsi, le N entendrait que le B ne prouve pas que le A ait mis dans ce monde son vicaire et son procureur, ce qui est chose contraire à ce que nous sentons et entendons.
5. Seigneur amoureux ! Nous entendons intellectuellement que le B montre au N la grande mission dont le A a chargé le C, afin qu’il ordonne le E à la gloire et louange du A. C’est pourquoi tandis que le N reçoit le B qui lui montre la grande mission dont il a chargé le C, la mémoire se souvient de la grande pauvreté et de la mort angoissante que votre corps, Seigneur, eut à subir par amour du C. Et tandis que la mémoire se souvient de ces choses, le N entend le D, qui lui montre que le C a reçu la charge impérieuse d’aimer et de servir le A. Et la mémoire se souvient alors des infidèles qui ignorent, méprisent, blasphèment et déshonorent le A. Et lorsque la mémoire se souvient de ces choses, le N comprend que la volonté du C doit être impérieusement ordonnée à vouloir et à aimer l’honneur du A par ce que le B et le D signifient.
6. Seigneur vertueux ! De même que le B et le D ont signifié au N que C a le devoir d’aimer l’honneur du A, de même le D montre au N du C que le A a donné au C libre pouvoir, savoir et vouloir afin que le C soit mû par le I à honorer et à louer le A, afin que le C tende au L par le G que le A lui a donné et le M montre l’achèvement du C, et alors le B offre au N la démonstration de l’achèvement du A, en tant que créateur et en tant que créature.
7. Seigneur miséricordieux, dont tant de pécheurs se rappellent avec tant de piété et avec tant de confiance la miséricorde ! Nous sentons sensuellement et nous entendons intellectuellement que le D et le F et le H et le M signifient au N qu’il n’y a point dans le E un peuple qui ait aussi grand pouvoir et savoir que le C pour honorer son créateur et le B démontre au N qu’aucun peuple dans le E n’a un si grand devoir que le C d’aimer son créateur. C’est pourquoi si le N entend toutes ces significations, le K démontre au N que le I est privé du L ; car jamais le I ne meut le G du C pour honorer le À aussi fortement que l’exigerait le devoir du C d’honorer le A. Or, le B montre combien grande doit être la motion du G à honorer le À pour que le À soit effectivement honoré par le C autant que le G est en puissance dans le C.
8. Le N reçoit donc, Seigneur, toutes les significations dessus dites et ensuite il saisit et il intellectualise le K et le H en ce que le D montre du C. Le N comprend ainsi que le I est plus en acte dans le C en ce qui concerne le pouvoir et le savoir honorer le A, qu’en ce qui concerne le vouloir ; car si le vouloir du C était aussi fort en le I que son savoir et son pouvoir, la motion du I sur le vouloir serait aussi forte que sur le pouvoir et sur le savoir et, s’il en était ainsi, le C honorerait le A par son vouloir autant qu’il le peut et qu’il le sait. Et lorsque le N entend toutes ces choses, le K lui montre que le I est davantage in potentia et moins in actu dans le vouloir du C que dans son pouvoir et son savoir : c’est pourquoi le M démontre que le L manque davantage dans le vouloir du C que dans son pouvoir et son savoir honorer le A.
9. Qui donc veut connaître l’art et la manière par lequel on puisse mettre le L dans le G, doit connaître et comprendre que la privation du L est dans le vouloir du C, puisque le I ne peut tant mouvoir sa volonté que son savoir et son pouvoir. Et s’il en est ainsi, l’art et la manière de convertir le monde au C est d’obtenir que le I meuve également tout le G qu’il y a dans le C. Mais dès que le N a aperçu et a compris que le monde peut être rendu à une seule foi par cette manière et cet art qui sont ici exposés, le N se tente lui-même en essayant de comprendre si, dans une foi autre que la catholique, il peut y avoir un G qui soit aussi grand en pouvoir et en savoir et en intentionnel vouloir que le G qui est dans le C. Cependant, lorsque le N cherche cela, le F montre que dans le E il n’y a de G qui soit pareil au G qui est dans le C en pouvoir et en savoir et en intentionnel vouloir de faire le bien.
10. Roi des rois et Seigneur des seigneurs, qui êtes l’amour de mes amours ! Celui qui veut consentir et aider à ce que le monde tout entier vienne à la sainte foi romaine, doit s’efforcer autant qu’il le peut de faire en sorte que le I meuve le vouloir du C autant qu’il y a de pouvoir et de savoir dans le C. Or, puisque le D démontre au N que dans le C le Saint-Père apostolique et ses compagnons ont pouvoir et savoir de faire apprendre plusieurs langages aux saints religieux que le D montre dans le C, il convient de s’efforcer autant que possible pour que le I meuve tout le G de l’Apostole et des cardinaux afin que le I meuve également le G des saints religieux qui par votre grâce ont pouvoir et savoir pour convertir les infidèles ; c’est-à-dire que le I soit dans leur vouloir égal à leur pouvoir et savoir, aidé et encouragé par le G du Pape et des cardinaux, et que chez ces derniers le I soit aussi dans le vouloir égal à leur pouvoir et savoir.
11. Seigneur glorieux ! Intellectuellement, nous entendons que le B ne cesse, nuit et jour, de signifier et de montrer le A au N, afin que le I soit égal dans le vouloir du C pour honorer le A que dans son pouvoir et savoir, afin que le A soit honoré, adoré et loué par tout le E. Car, de même que l’on a la libre volonté pour faire le bien et éviter le mal, de même. Seigneur, le D montre que le vouloir du C est libre et capable du I nécessaire pour que tout le G du C honore le A ; puisque s’il ne l’était pas, le B ne pourrait pas montrer au N le L dans le A. Mais parce que le I meut le pouvoir et le savoir du G avec davantage de force et plus activement que son vouloir – car il est chose plus légère de vouloir que d’agir – le G devient plus grand pouvoir et savoir actuels que vouloir actuel, concordant avec le pouvoir et le savoir actuels. Enfin, tout ainsi comme le G s’est altéré dans cette figure, le G s’altère et se pervertit aussi en deuxième figure, et le vouloir en puissance sans le I est plus grand que le vouloir qui se met en acte avec le I, selon le pouvoir et le savoir, dans une autre affaire quelconque.
12. Seigneur sanctifié ! La raison par laquelle le G s’altère à cause du I dans les deux figures dessus dites, est dans le rapport du particulier à l’universel ; car les particuliers du C, le I qu’ils ont en puissance pour faire honorer le A par tout le G universel du C ne le mettent pas en acte d’une manière aussi intense que le pouvoir et le savoir actuels du G universel ; et encore le vouloir qui n’est pas mis en acte avec le I chez chacun des individus du C est beaucoup plus grand que leur pouvoir et leur savoir actuels ; et cela arrive, Seigneur, en raison de la diversité du I dans le pouvoir, le savoir et le vouloir des individus du C. Puisqu’il en est ainsi, l’art et la manière de mouvoir les chrétiens à mieux honorer leur Seigneur ce serait que le vouloir mût dans le G le pouvoir et le savoir : car de même que l’on meut un corps avec un autre, de même le vouloir meut le pouvoir et le savoir, car le I ne peut mouvoir le pouvoir et le savoir, sans que le I ne soit aussi dans le vouloir.
13. Seigneur puissant en tous les pouvoirs, Seigneur glorieux en toutes les gloires ! Nous sentons sensuellement et nous entendons intellectuellement que le F montre au N que dans le E il y a le L et son contraire : le N entend ainsi que dans le E il y a vérité et fausseté. Or, lorsque le N comprend cela, le F lui donne la démonstration que le L est en soi plus forte chose que son contraire et le M montre qu’il est plus facile à la vérité de vaincre son contraire qu’à la fausseté de vaincre le sien. Car s’il n’en était pas ainsi et c’était plutôt le contraire, le B ne pourrait pas montrer au N que le L fut dans le A et s’il n’y était pas, le M signifierait dans le A le contraire du L, ce qui est absolument impossible.
14. 144 Par cette impossibilité, Seigneur, le F démontre au N que la vérité dans le E est plus forte que son contraire, selon ce que nous avons prouvé ci-dessus. Et s’il en est ainsi, l’art et la manière est que l’on cherche à mouvoir premièrement la puissance sensitive de ceux qui dans le C ont plus grande G que les autres individus du C, c’est-à-dire que le I meuve également tout le G du Saint-Père apostolique, des cardinaux, des prélats, des religieux et des princes. Car si la puissance motive meut le pouvoir et le vouloir ensemble avec le vouloir des dessus dits, nécessairement le L entrera dans le C et par le C dans le E, avec l’aide du A. Et si tant est que le I ne puisse pas mouvoir le G des dessus dits, il convient que ceux qui sont mus par le I avec un vouloir égal à leur pouvoir et à leur savoir, prient et adorent et contemplent le A avec une si grande intensité et fassent tant de mortifications que le A enfin, par le mérite de leurs œuvres, consente à mouvoir le pouvoir du saint Apostole et des autres dessus dits selon le pouvoir et le savoir qu’il leur a donnés.
15. De même, Seigneur, que l’eau meut la roue du moulin et la roue meut la meule et la meule moût la farine, de même il se convient que premièrement le I soit mû à mouvoir le plus grand G qu’il y a dans le C, afin que par cette motion soient entraînés les autres individus du C. Or, il faut nécessairement que le I intellectuel se meuve en premier lieu, afin qu’il puisse mouvoir le I sensuel. Car de même que la roue du moulin ne pourrait pas se mouvoir sans le mouvement de l’eau, ni la meule sans le mouvement de la roue, ni la farine sans le mouvement de la meule, la puissance motive sensuelle ne peut pas non plus se mouvoir sans l’intellectuelle et les individus du C ne peuvent pas être mus à convertir le E sans la motion intellectuelle et sensuelle du plus grand G qui est dans le E, le lieutenant du A. Puisque le A l’a constitué son lieutenant et lui a donné libre vouloir et pouvoir pour qu’il mette le L dans le C afin que le L puisse aussi entrer dans le E, qui fut créé pour donner révérence et honneur au A.
16. Ah, Seigneur, qui avez pleuré et qui êtes mort par amour ! Nous entendons intellectuellement que le B démontre que le A a obligé davantage le chef du C qu’aucun des autres membres du C. Car ainsi, comme la tête de l’homme a davantage de valeur que les autres membres du corps, parce qu’elle contient davantage de sens sensuels, aussi la tête du C contient davantage de pouvoir qu’aucun des autres individus, ce qui l’oblige plus fortement à mettre le L dans le C afin que tout le E rentre dans le C pour la gloire et louange du A. Or, puisqu’il en est ainsi, il faut que premièrement le I se meuve dans le chef du C, afin que tout le C soit mû par la motion de sa tête à honorer le A en faisant rentrer tout le E dans le C. La motion du I dans le chef du C doit donc le porter à envoyer des messages aux Sarrasins pour leur faire voir en quoi ils s’accordent et en quoi ils se séparent du C, selon ce que le B montre au N. Et en partant de ce en quoi ils s’accordent, il faut mouvoir leur I en ce en quoi ils se séparent, afin que en raisonnant et en questionnant, ils cherchent à savoir laquelle des deux lois offre au N des vertus plus achevées.
17. Seigneur gracieux ! Si le N entend ce que le B lui montre du A, la mémoire rappelle que la Sainte Trinité et la sainte Incarnation que le B montre du A ne sont point ce que les Sarrasins et les Juifs pensent que nous croyons du A, et le N comprend alors que c’est nous qui nous opposons à eux et non pas eux à nous, car ils ne savent pas ce que nous croyons. Car ils pensent que nous croyons du A ce que nous ne croyons pas et ils ignorent ce que nous croyons et savons du A. Ainsi, lorsqu’ils entendent Trinité, ils pensent que nous croyons en trois dieux, et que le Père est avant le Fils ; et lorsqu’ils entendent Incarnation, ils pensent que la divinité a pu s’altérer et mourir. C’est pourquoi ils refusent de dire comme nous : Dieu est un dans sa Trinité et Dieu s’est incarné. Or, s’ils entendaient le prédicat de ces propositions comme nous l’entendons, ils ne s’opposeraient pas à nous, de même que ne s’opposent pas deux personnes dont l’une dit : il est licite de faire du mal, tandis que l’autre affirme qu’il n’est point licite ; l’une entendant parler du mal que l’on inflige comme peine pour faire justice, tandis que l’autre entend parler du mal consécutif à une faute : de sorte que chacun pense s’opposer à l’autre en ce en quoi ils ne s’opposent pas. C’est pourquoi le Pape et les princes devraient envoyer des messages aux infidèles pour leur faire entendre ce qu’ils ne comprennent pas du prédicat, afin qu’ils s’accordent avec le C sur le sujet et sur le prédicat.
18. Seigneur de vérité ! Nous sentons sensuellement et nous entendons intellectuellement que le B montre au N que le A a donné pouvoir au C pour libérer quelques Sarrasins captifs et quelques Juifs et leur faire enseigner de force nos croyances sur le sens du sujet et du prédicat lorsque nous disons : Un seul Dieu en Trinité, ou bien : le Fils s’est incarné. Car si les infidèles, de crainte du C, apprenaient et comprenaient, comme le petit enfant qui, de crainte du maître, doit réciter sa leçon, nécessairement le I les amènerait, tous ou quelques-uns d’entre eux, au C, de même que le I meut le C à recevoir ce que le B montre du A. Ces infidèles qui entreraient dans le C en convertiraient ensuite d’autres. Or, tandis que le N entend, Seigneur, ce raisonnement, la mémoire rappelle que beaucoup de Juifs se convertiraient s’ils avaient de quoi vivre et aussi beaucoup de Sarrasins, s’ils n’étaient pas déshonorés par le C. C’est pourquoi le N entend que le B montre que le A a donné pouvoir au C de procurer des moyens de vie aux infidèles qui voudront entrer dans le C et de les honorer, afin que le I meuve le vouloir dans le G pour que le pouvoir et le savoir du C soient mus à leur tour.
19. Seigneur glorificateur, qui êtes créateur et rédempteur ! Nous entendons intellectuellement que le B signifie et démontre au N que le A a le G de mettre les infidèles dans le C, car s’il ne l’avait pas, le B montrerait au N qu’il n’est pas de L dans le A. Or, puisque le L est dans le A, le N comprend que le A a le pouvoir, le savoir et le vouloir de faire entrer ceux qui sont dans l’erreur, avec le L dans le C. Mais, tandis que le N le comprend ainsi, la mémoire rappelle que beaucoup dans le E sont dans l’erreur, qui ne sont pas dans le C. Et le N s’étonne alors de voir que le A, qui a en soi-même le L, ne fasse pas entrer tous les infidèles du E dans le C. Or, lorsque le N s’étonne ainsi, le M lui montre que si le À faisait violence au libre vouloir de ceux qui sont dans l’erreur et les forçait d’entrer dans le C, ou s’il faisait violence au libre vouloir du C pour le contraindre à faire entrer de force dans le C ceux qui sont dans l’erreur, le M montrerait au N qu’il n’y aurait de L ni dans le A ni dans le C. C’est pourquoi le N entend que le A ne veut pas aller contre le libre vouloir du C ni des infidèles, car s’il agissait ainsi, le Créateur irait contre le libre vouloir qu’il a mis dans sa créature, ce qui est impossible.
20. Il s’ensuit, Seigneur, que l’art et la manière que nous cherchons consiste à ce que le I du C se meuve librement à travers tout le G du C afin de mouvoir le libre vouloir des infidèles à rentrer dans le C. Et cette motion du C doit être déterminée à son tour par ce que le B montre du A au N. Mais tant que le C attendra que le A contraigne les infidèles à entrer dans le C, ni le C ni les infidèles ne reçoivent avec le L ce que le B, avec le L, montre du A, car le M montre qu’il y a défaillance du L dans le C. C’est pourquoi celui qui veut que le L soit parfaitement dans le C, doit mouvoir le I intellectuel des infidèles avec le I intellectuel du C, afin que le I sensuel des infidèles soit mû vers le C par la motion du I intellectuel qui reçoit ce que B montre du A. Mais lorsque le I sensuel du C veut forcer le I sensuel des infidèles, sans mouvoir leur I intellectuel, alors le M montre la défaillance du L dans le C. Et par cette défaillance, les infidèles ne peuvent pas entrer dans le C et le C n’est pas digne de les recevoir, puisqu’il prétend les contraindre à y entrer en dépit de ce que le B montre du A.
21. Seigneur pieux ! De même que la forme artificielle est en puissance dans la matière, de même le D montre au N que le L est en puissance dans le E par le pouvoir et le savoir que le B montre que le A a donné au C, ainsi que parce que le vouloir du C est obligé de vouloir, par amour du A, que le L soit dans le E, afin que le E soit tout entier dans le C et le C rende ainsi honneur et louange au A. Or, si le C meut son I intellectuel à redresser le I intellectuel des infidèles, il est dès lors chose licite que par les armes et par la force sensuelle le I sensuel du C soit mû contre le I sensuel des infidèles, qui veut détruire le I sensuel du C. Et s’il en est ainsi, le M signifie au N que le L est en puissance dans le E et que le E – dans ce cas les infidèles – est en puissance dans le C. Or, si le chef du C prenait une partie du trésor et des rentes du G et les destinait en tout temps à mouvoir le I sensuel et intellectuel du C contre le I sensuel et intellectuel des infidèles, alors la forme potentielle du L passerait de puissance en acte dans le E et du E dans le C jusqu’au point que tout le E serait soumis au C et par cet assujettissement, le I ferait mouvoir tout le G du E à louer et glorifier le A dans le C.
22. Seigneur, libéral de grâces et de vertus à ceux qui vous aiment ! Nous sentons sensuellement et nous entendons intellectuellement que le M montre au N que le L est dans le E dans certaines choses plus que dans d’autres, puisque le L est davantage dans les animaux que dans les végétaux, et dans les animaux rationnels davantage que dans les irrationnels et dans les hommes justes davantage que dans les pécheurs. Or, lorsque le N reçoit le M, le K montre au N que, étant donné que le L est dans quelques choses du E plus que dans d’autres, le G du C devrait s’efforcer d’autant plus pour faire que le L fût dans les choses meilleures. Et lorsque le N reçoit le K, le D avec le H montrent au N que le G qui n’est pas dans le C serait beaucoup mieux dans le C qu’il n’est en dehors du C. Et encore, lorsque le N saisit le D et le K, le B montre au N que le A voudrait que tout le G du E fût dans le C. C’est pourquoi le B oblige le G du C à se mouvoir également avec le I pour que le G qui n’est pas dans le C entre dans le C.
23. Seigneur glorieux ! Puisque le I meut davantage le G dans le E par amour des choses sensibles que par amour des choses intellectuelles, le N comprend que le L manque dans le E dans la même mesure où le K montre le I se mouvant davantage pour les choses sensibles que pour les choses intellectuelles. Or, lorsque le N entend ces significations, le D montre que le C ne peut pas embrasser tout le G du E, car celui-ci s’attache davantage aux choses sensibles qu’aux choses intellectuelles. Mais si l’on veut faire en sorte que le I ait une plus grande force motive sur le G pour lui faire aimer davantage les choses intellectuelles que les choses sensibles, le H montrera que le C peut contenir tout le G du E 145 pourvu que le I du C se porte en premier lieu sur les choses intellectuelles, et en deuxième lieu sur les choses sensibles.
24. Seigneur achevé ! Nous entendons intellectuellement que le B montre au N que le A a plus grand désir et plus grande complaisance de voir le C mouvoir son I intellectuel contre le I intellectuel des infidèles, que de voir le I sensuel du C se mouvoir contre le I sensuel des infidèles. Car si le B ne signifiait pas cela du A, il n’y aurait pas de L dans le A ni dans le B, ce qui est, Seigneur, impossible. Et à cause de cette impossibilité, le N entend qu’ils sont beaucoup plus nombreux les infidèles que votre humaine nature et les apôtres ont fait entrer dans le C avec des armes intellectuelles, que les infidèles que le C a fait entrer en lui-même par des armes sensibles. Or, dès que le N le comprend ainsi, le M démontre qu’il convient davantage de chercher à amener le L dans le E par la motion intellectuelle du I, que par sa motion sensuelle. C’est pourquoi celui qui veut connaître l’art et la manière de convertir le monde au C doit comprendre que par la motion intellectuelle du I dans le G, la conversion peut mieux avancer que par la motion sensuelle.
25. Seigneur grand sur toutes les grandeurs, Seigneur honoré au-dessus de tous les honneurs ! Nous sentons sensuellement et nous entendons intellectuellement que, lorsque le B montre le A au N, beaucoup d’hommes sont dans le C, religieux et laïcs, qui voudraient mourir pour honorer le A dans le E. Mais parce que la L n’est pas dans le I, le I ne se meut pas sensuellement à mouvoir le G ; c’est pourquoi le C ne peut pas contenir tout le G qui est dans le E, qu’il contiendrait certainement si le I mouvait sensuellement le G du E lorsque le N du C reçoit ce que le B montre du A.
26. Seigneur céleste ! De même que quelques-uns des hommes du C sont mus par le I intellectuel à honorer le A dans tout le E et n’hésitent pas à souffrir la mort par amour du A, de même il faut que le chef du C et ses conseillers et les princes et les prélats soient mus à procurer aux bienheureux qui sont mus intellectuellement à honorer le A dans le E, les moyens de pouvoir se mouvoir sensuellement à travers tout le E, afin que le A soit honoré dans tout le E. Et ces moyens sont, Seigneur, qu’on leur donne des maîtres et des livres et qu’on leur procure des fonds pour qu’ils puissent se mouvoir sensuellement suivant leur motion intellectuelle. Et il convient qu’avec les livres qui mieux démontrent la vérité du A et qui mieux donnent de la dévotion au C on en revienne à la dévotion du temps des apôtres. Car tant que l’ignorance du N ne lui permet pas de recevoir le B, le G ne peut pas avoir la dévotion nécessaire pour se laisser mouvoir par le I intellectuel ni sensuel ; et c’est pourquoi tout le G du E ne peut pas entrer dans le C.
27. Seigneur de droiture ! Il y a trop d’hommes qui pensent que le A ne veut pas que tout le G du E entre dans le C et que pour cette raison le I ne se meut pas chez eux à convertir le G qui est en dehors du C. Mais alors le M démontre que le L n’est pas dans le N de ceux qui soutiennent cette opinion et le D montre que leur N ne reçoit pas ce que le B signifie du A. S’il le recevait, il comprendrait et sa mémoire se rappellerait que le A et ses apôtres supportèrent de grandes fatigues et une mort cruelle afin que tout le G du E entrât dans le C. Mais si le N ne reçoit pas le B et s’il doute du A, le G ne peut pas alors être mû de dévotion pour que le A soit connu et honoré de tout le E. La meilleure ordonnance que l’on pourrait donc prendre pour convertir le E, ce serait de lui faire connaître par des raisons nécessaires, ce que le B démontre du A au N.
28. Ah ! Seigneur, qui êtes lumière de toutes les lumières et splendeur de toutes les splendeurs ! Nous sentons sensuellement et nous entendons intellectuellement que le F montre au N qu’il y a de par le E beaucoup d’hommes qui ne croient pas en Dieu et qui n’ont point connaissance du C, car ils sont idolâtres. Or, de même que le N entend que le A se fait connaître par le B au C pour que les infidèles entrent dans le C, de même le N entend que si le chef du C nommait comme ses procureurs ceux chez qui le L était le plus accompli et si les cardinaux nommaient chef du C celui chez qui le L serait le plus accompli, alors le I aurait la possibilité de mouvoir tout le C, afin que tout le G du E entrât en lui. Car de même que les choses plus grandes meuvent les plus petites et les vertus majeures meuvent les mineures, il convient que le L le plus accompli meuve ceux qui le sont moins.
29. Seigneur singulier ! Sensuellement nous sentons, et intellectuellement nous entendons que les Sarrasins sont plus proches du C qu’aucune autre religion. Or, lorsque le D montre cela au N, le N comprend que le I est plus grand dans le G des Sarrasins que dans aucun autre peuple qui ne soit pas dans le C. Et tandis que le N le comprend ainsi, la mémoire rappelle que le C s’accorde mieux avec les Sarrasins qu’avec nul autre peuple et que pour cette raison il est plus facile de convertir les Sarrasins que nul autre peuple. Mais d’autre part, pendant que la mémoire le rappelle ainsi, le N entend que le C a besoin de mouvoir plus fortement et plus vigoureusement son G contre le G des Sarrasins que contre nul autre peuple, précisément parce que la mémoire rappelle que le plus grand G qu’il y ait dans le E est celui des Sarrasins, après celui du C. Et encore, lorsque le N le comprend ainsi, le F lui démontre que, dès que le C aurait converti les Sarrasins, il lui serait chose facile de convertir tous les autres infidèles qu’il y a dans le E.
30. Seigneur glorieux ! Sensuellement nous sentons et intellectuellement nous entendons que plus le C s’agrandirait s’il convertissait les Sarrasins, plus le chef du C pourrait faire de grandes parts à donner aux serviteurs du A qui reçoivent le B. Et plus nombreuses et plus grandes seraient les parts, plus nombreux et meilleurs pourraient être aussi les serviteurs. Or, s’il en est ainsi et si nous avons démontré l’art et la manière de convertir avec l’aide de votre grâce le monde entier à la sainte foi catholique, que tous ceux qui, dans le C, aiment vraiment le A aillent de l’avant avec grand I dans le G pour aimer, adorer et contempler avec ferveur le A et faire en sorte qu’il soit honoré dans tout le E, afin que le I soit dans tout le E et tout le G du E soit dans C pour la gloire et la louange, et la révérence et l’honneur de Notre-Dame Sainte-Marie, Vierge glorieuse, et de son Fils honoré et glorieux qui est Notre-Seigneur Dieu Jésus-Christ.
TRAITÉ
SUR LA MANIÈRE DE CONVERTIR LES INFIDÈLES
– Titre original : Tractatus de modo convertendi infidèles. L’auteur lui-même, dans d’autres ouvrages, fait allusion à ce traité, et il l’appelle Lo Passatge, le Livre du Passage ou de la croisade.
– Il s’agit d’un mémoire adressé par Maître Ramon au Pape Nicolas IV et aux cardinaux, en même temps que sa lettre datée à Rome en l’an de la Nativité 1292, qui constitue une sorte de résumé du Traité.
Ramon Llull écrivit plusieurs opuscules analogues à celui-ci, en vue d’exposer aux Pontifes et aux grands de la terre des projets pratiques – ou qu’il estimait tels – pour la conversion des infidèles, avec des plans complémentaires de croisade 146. De ce groupe d’ouvrages, nous en avons choisi un qui – dans un espace restreint, permettant une traduction intégrale –, nous semble très bien résumer tous les points de vue lulliens. Après avoir montré, dans les deux premières parties, que la croisade, comme il l’envisage, est une entreprise réalisable et même aisée, il en vient à développer dans la troisième l’essentiel de sa méthodologie missionnaire. Puis, avec son style très caractéristique de raisonnement, il essayera de nous convaincre nous aussi par des « raisons nécessaires » de la perfection de son plan, et de l’urgence de le mettre en pratique. Et pour finir il abordera même les aspects financiers du projet. Mais ici, dans un accès soudain de modestie, il préférera laisser a d’autres le soin de « s’en mêler »...
Autre raison de notre choix : la traduction de ce Traité constitue une importante nouveauté dans la bibliographie lullienne. Comme tant de textes anciens ou médiévaux, celui-ci a connu une singulière aventure. La voici : Ramon Llull lui-même (ses propres indications bio-bibliographiques s’avèrent presque toujours exactes !) nous parle dans son Desconort (en 1295) d’un livre du Passage qu’il aurait écrit sur la délivrance du Saint Sépulcre et la prédication de la foi (vers 285-288). Ce livre est certainement celui que nous traduisons ici, car les autres opuscules lulliens sur ce sujet sont tous postérieurs à cette date. Le P. Pasqual, le moine cistercien qui au XVIIIe siècle a le mieux connu l’œuvre de Lulle, a eu ce traité devant les yeux, puisqu’il en donne l’incipit et un bref résumé dans ses Vindiciae lullianae 147. Depuis, les érudits en avaient perdu la trace. Aucun des manuscrits connus ne semblait le contenir. Et la plupart des biographes et bibliographes lulliens ne mentionnent l’ouvrage que pour déplorer sa perte 148.
C’est la diligence d’une fonctionnaire de la Bibliothèque Nationale de Paris, Mme Jacqueline Rambaud-Buhot, qui lui a fait redécouvrir le texte, copié à la suite du Liber de Sancta Maria dans le manuscrit latin 3174, dont elle établissait le catalogue, alors que l’explicit de ce livre en louange de la Vierge, placé à la fin de notre Traité, avait jusque-là égaré les recherches des érudits trop pressés ! Et c’est l’amabilité de Mme Rambaud elle-même qui nous a permis d’en donner ici la traduction 149.
Ajoutons en l’honneur de la vérité, que le R. P. Longpré, O. F. M., l’avait à son tour copié, voici quelques années, – sans toutefois le publier – et que M. l’abbé Joseph Tarré en a donné en 1941 une brève analyse 150.
Des deux textes ainsi découverts dans le mss. lat. 3174, nous n’avons traduit que le deuxième, le Livre du Passage proprement dit (fol. 134v-144v). Le premier, la lettre d’envoi au Pape et aux cardinaux (fol. 132v-134v), n’est qu’une brève Petitio Raimundi, analogue à celles déjà connues adressées au roi de France, à l’Université de Paris, à Célestin V en 1294, à Boniface VIII en 1295 et au Concile de Vienne du Dauphiné en 1311.
Quant à la date, la lettre l’exprime ainsi : Datum Rome anno nativitati dominice M CC IX II, curieuse notation où nous ne pouvons lire que 1292. Il n’y a aucune raison cependant de douter de son exactitude. Ramon était à Rome à la fin 1291, peu après que la chrétienté avait été bouleversée par la nouvelle de la chute de St-Jean d’Acre, à laquelle le Traité fait allusion 151. Cela nous permet, avec Mme Rambaud, de fixer la composition de l’ouvrage à l’extrême fin de 1291 (computation de Noël) ou tout au début de 1292, avant le retour de l’auteur à Gênes 152.
Seigneur, en votre nom commence le traité sur la manière de convertir les infidèles.
PROLOGUE
Très Saint-Père, Souverain Pontife, et vous ses Frères du Sacré Collège, daignez agréer le présent traité et le parcourir attentivement. C’est Raymond Lulle, votre serviteur bien indigne, qui vous l’adresse. Pris d’un bon zèle pour la conversion des infidèles, il s’y est consacré longtemps sans trêve.
Ce traité aura six parties : 1° les plans pour la guerre maritime ; 2° les plans pour la guerre terrestre ; 3° les plans pour la conversion ; 4° les motifs pour lesquels les projets contenus dans ce traité devraient être mis à exécution ; 5° l’impossibilité de ramener les infidèles à la vérité par d’autres voies ; 6° le règlement des dépenses.
Notre plan tiendra compte de la configuration des terres et de la mer comme de l’état des peuples. Il tiendra compte également de la nature des facultés spirituelles ainsi que de la nature et la vertu des dignités divines. Procédons, pleins d’espoir et de confiance en ces dernières.
PREMIÈRE PARTIE
Les plans pour la guerre maritime
Les chrétiens possèdent les îles et ils sont sur la mer plus puissants que les Sarrasins. Que l’on nomme donc trois amiraux, à la tête chacun d’un certain nombre de galères rapides. Dans les îles qui s’y prêtent le mieux, des endroits stratégiques leur seront réservés et leur autorité s’y étendra par privilège. Ils seront choisis par la Sainte Église et ils demeureront sous sa garde et à sa disposition. Un premier amiral, attaché à l’Espagne, sera préposé à la mer depuis Tripoli en Berbérie jusqu’à Safi 153. Un autre étendra sa juridiction sur la mer de Syrie, de Tripoli jusqu’en Arménie. Un troisième régira la mer romaine. Ces amiraux entreprendront la guerre sur les côtes et empêcheront les chrétiens d’aider en quoi que ce soit les ennemis de la Sainte Église. Pour toute marchandise destinée aux infidèles, la dîme sera perçue. Tout achat chez les infidèles sera interdit aux chrétiens ; à moins qu’ils ne s’assurent par là un marché important, source de profit pour eux et de dommages considérables pour les Sarrasins. Car une fois leurs côtes détruites, ils souffriront de pénurie à l’intérieur. Et les marchands Sarrasins qui amènent des marchandises par mer se verront exterminés. Il en résultera une multiplication des marchands chrétiens, qui désormais pourront naviguer en sécurité. Après la destruction des côtes sarrasines et de quelques-uns de leurs bastions maritimes, les chrétiens pourront effectuer par mer le passage. Les ennemis se verront dans l’impossibilité de leur résister, vu la perte de leurs côtes et les dommages subis pour longtemps.
DEUXIÈME PARTIE
Les plans pour la guerre terrestre
Que le Seigneur Pape daigne affronter aussi la guerre sur terre, sur les frontières de la Grèce 154, avec un roi et les Maîtres des Templiers, des Hospitaliers et des Chevaliers Teutoniques, en se servant ainsi des deux glaives, l’un spirituel et l’autre temporel. Et puisque le zèle du Pape doit l’emporter sur tout autre dès qu’il s’agit de faire triompher la foi, le Seigneur Pape en personne devra se mettre en route, pour montrer le bon exemple tant aux prélats et aux princes qu’à ses autres sujets. Pareille démarche en déterminerait un beaucoup plus grand nombre à se croiser. Le Souverain Pontife se fera alors escorter de saints religieux et laïcs, connaissant la langue grecque, animés du désir de mourir pour le Christ, sages et versés en philosophie et théologie, en possession des raisons nécessaires, capables de renverser le schisme. Il les enverra discuter des points de foi avec les schismatiques, et les menacer de l’expoliation ou du glaive s’ils ne voulaient pas se rallier à l’Église. Que si les Grecs se refusaient à recevoir ses messagers, le Pape priera leur empereur et leurs prélats de lui députer quelques ambassadeurs bien au courant de leur foi, pour discuter en toute sécurité dans sa cour. Leurs objections réfutées, ils rapporteront à leur empereur et à leurs prélats le témoignage de la vérité de notre foi. Et si les Grecs s’obstinent contre l’unité de l’Église, on marchera contre eux ; de telle manière que, Dieu aidant, ils puissent être gagnés et leurs partisans ramenés à l’Église. Avec l’appoint de la plus grande partie de leurs troupes, on passera ensuite en Arménie pour combattre les Sarrasins. Les Grecs marcheront en ligne devant les chrétiens. Et la conquête progressera jusqu’à la Cité Sainte de Jérusalem, puis jusqu’à Tripoli et la Berbérie.
Si toutefois les Grecs consentaient à se réunir à l’Église sans coup férir, le Pape pourrait autoriser l’empereur des Grecs à conserver ses possessions et à l’accompagner dans sa campagne sarrasine. Mais l’empereur et ses princes promettraient pour toujours fidélité au Pape et à la Sainte Église romaine. La sécurité serait obtenue par des otages et une garnison latine à Constantinople ; jusqu’au jour où la Terre Sainte, s’il plaît à Dieu, serait conquise et occupée par les chrétiens. À supposer que la vie d’un Pape ne vienne point à bout de ce projet, son successeur aura à le poursuivre d’après la ligne de conduite tracée et sans relâche, jusqu’à sa réalisation complète.
Après la conquête de la Grèce et de la Terre Sainte, voici comment je conçois l’activité des Ordres militaires. Le Maître des Templiers ou celui des Hospitaliers conduira ses troupes en Berbérie et le Maître de l’autre Ordre ira en Turquie. Deux légats les accompagneront et paieront la solde aux hommes, à concurrence d’une certaine somme. Le Maître des Chevaliers Teutoniques ira combattre en Lycaonie 155, avec l’aide d’un roi de cette région. Les Lycaoniens soumis, il attaquera les Comans et d’autres infidèles. Il est bon de mettre une distance entre les Maîtres du Temple, de l’Hôpital et des Teutoniques. Plus ils seront éloignés les uns des autres, plus les Ordres se développeront et maintiendront entre eux la concorde et la charité 156.
Les prélats, chanoines, moines et autres clercs, aptes au combat, avides de mourir pour le Christ et de recouvrer la Terre Sainte, obtiendront du Pape le privilège de l’accompagner : ils gratifieront l’armée de leurs revenus et ils seront entretenus avec des biens ecclésiastiques. L’entourage du Pape s’en verra accru d’autant et les laïcs n’en seront que plus attirés à la croisade. De plus, s’il plaît à Dieu que ces plans se réalisent, beaucoup par dévotion s’entraîneront à l’art de la guerre et s’engageront dans l’armée. Les combattants de Berbérie s’initieront là-bas à la tactique des Sarrasins ; d’autres feront de même en Turquie. Car si les chrétiens pratiquent une méthode de guerre difficilement imitable, il leur est aisé par ailleurs de copier celle des infidèles. Ne peut-on pas reconnaître là un gage de victoire ? Ajoutez-y que les chrétiens sont très entraînés dans l’emploi des balistes et des javelots. Des marchands d’entre les fidèles détiendront l’argent de l’Église et distribueront abondamment à l’armée tout le nécessaire.
Au sujet de cette ordonnance et de beaucoup d’autres qu’il serait trop long d’exposer ici, on proclamera par le monde la fermeté avec laquelle on se propose de la poursuivre, afin d’obtenir la soumission de la terre entière à la Sainte Église romaine. Les infidèles seront très affolés devant l’ampleur de ce mouvement chrétien et sa persévérance, ce qui hâtera sensiblement leur reddition, et de même les chrétiens rebelles à l’Église auront grande peur. Il s’agira néanmoins de les maîtriser, afin qu’ils n’empêchent pas le déroulement des opérations. S’ils demandent grâce, que l’Église veuille bien les épargner et les envoyer à l’armée.
Tout ceci, nous l’avons dit pour l’utilité publique. Or, celle-ci revêt des exigences toujours bien spécifiques. Aussi, convient-il de se conformer aux méthodes et à la ligne de conduite suivies habituellement par les empereurs romains, tant qu’ils se dévouèrent à la cause de l’utilité publique. Car c’est en fonction d’elle qu’ils ont si longtemps dirigé le monde entier et dès qu’ils la négligèrent, l’empire romain entra dans son déclin.
TROISIÈME PARTIE
Les plans pour la conversion
On dressera d’abord la liste des différentes sectes qui s’opposent dans le monde à la foi catholique et on s’appliquera par de nombreuses études à connaître la langue des infidèles. Pareil travail ne sera confié qu’à des hommes saints et pieux, prêts à mourir pour le Christ, doctes en philosophie et théologie, de mœurs bien réglées. On les enverra ensuite prêcher et discuter chez les infidèles. Que leur polémique brandisse des raisons nécessaires, des arguments de nécessité, et elle sera de taille à enfoncer les positions des infidèles comme à réfuter leurs objections ; à renforcer aussi les propres doctrines et ripostes des fidèles. Ces éléments d’argumentation sont disséminés dans les pages de la Sainte Écriture et dans beaucoup de savants auteurs ; il faudra que des hommes capables composent des traités basés sur les arguments de ce genre et les traduisent en diverses langues, afin que les infidèles puissent les étudier et prendre conscience de leurs erreurs. On écrira de même des livres sur les erreurs des schismatiques, que seront combattues par des raisons nécessaires, faciles à trouver. De tels ouvrages distribués aux adhérents du schisme, leur montreront la vérité sur laquelle est fondée la Sainte Église. Le Pape et ses Frères doivent beaucoup travailler à cette cause de l’union des schismatiques. Combien ne leur faciliterait-elle pas la victoire sur les Tartares et les autres peuples ?
Un centre d’étude sera organisé à Rome, le centre de l’Église. Un autre à Paris, où la science est plus en honneur que partout ailleurs. Un grand nombre d’étudiants y affluent qui pourront ainsi s’initier au genre de méthodes, de conceptions et d’arguments qu’ils rencontreront chez les infidèles. Une de ces facultés sera créée en Espagne à cause des Sarrasins qui s’y trouvent, une à Gênes et une autre à Venise dont les citoyens fréquentent spécialement les Sarrasins et les Tartares ; d’autres en Prusse, en Hongrie, à Capha 157, en Arménie, à Taurus, et en maints endroits favorables à l’acquisition des différentes langues et à la discussion avec les infidèles. Les études en milieu latin sont plus à conseiller que parmi les infidèles, en raison de la sécurité, de la persévérance et du contrôle des élèves. Ceux-ci disposeront partout du nécessaire en suffisance. Dans ces écoles, on préparera aussi des enfants à la connaissance des langues des infidèles et on leur inculquera le désir de mourir pour le Christ. Les Sarrasins élèvent bien leurs jeunes pour des fins diaboliques et des vanités mondaines. Quoi d’extraordinaire à ce que les chrétiens élèvent des jeunes gens pour la cause du Christ, crucifié et mort pour nous, qui est disposé à combler de gloire et de bénédiction les disciples qui suivront ses traces et qui est aussi notre juge ?
L’Église pourra se féliciter vivement d’avoir de tels messagers, prédicateurs et controversistes, acceptant la mort en témoignage de leur foi. Les laïcs y trouveront la plus belle confirmation de la vérité révélée et la mort qu’eux-mêmes braveront les stimulera fort à bien vivre. Dieu opérera par leurs mains des miracles, de nature à ramener les infidèles dans la voie du vrai. Combien seront donc bénis ceux-là qui s’emploieront à susciter de tels hommes !
Les Sarrasins, comme les Juifs, se méprennent sur l’objet de notre foi en ce qui concerne la très miséricordieuse Trinité et l’Incarnation du Fils de Dieu. Nous confessons, pensent-ils, trois dieux distincts par essence et nature, dans le temps et dans l’espace. D’après eux, le Père serait antérieur au Fils, puisqu’il l’a engendré. Il se distinguerait ainsi du Fils, dans l’essence, dans l’espace et dans le temps. Une différence analogue séparerait le Père et le Fils du Saint-Esprit, qui procède d’eux. Au Père reviendrait donc une dignité plus haute qu’au Fils et au Saint-Esprit, en raison de ses actes de génération et de spiration. On nous soulève beaucoup d’autres difficultés encore qu’il nous est facile de résoudre, en leur montrant que le Père engendre et spire dans son infinité, sa simplicité, son éternité, et à cause d’elles. Impossible dès lors qu’il y ait en Dieu la moindre antériorité dans le temps, ou diversité de lieu, ou prééminence, ou composition, comme ils nous l’imputent. Ils nous accusent d’introduire la contradiction en Dieu, car à les entendre, nous l’estimerions tantôt simple, tantôt composé.
Quant à nos croyances sur l’Incarnation, ils se les représentent ainsi : l’assomption d’une chair aurait affecté la nature divine de changement et la mort du Christ de souffrance. Et le reste à l’avenant, car ils croient que la divinité, une fois contenue dans le sein de la Vierge ne serait point demeurée au ciel et que lors de sa descente aux enfers avec sa divinité, l’âme du Christ aurait abandonné son corps. À d’aussi fausses objections on répondra sans peine. C’est dans son infinité et son éternité que la divinité du Fils de Dieu assuma une chair humaine. Bref, eu égard à ces erreurs et à beaucoup d’autres où tombent les infidèles, on fera bien de rédiger un traité apologétique pour leur montrer le véritable contenu de ces articles de notre foi et d’autres encore. Le jour où ils auront été éclairés sur nos croyances et libérés de leurs abominations, Dieu aidant, il nous sera permis de nourrir les plus grands espoirs touchant leur conversion.
Il sera tout aussi souhaitable que les Juifs vivant parmi les chrétiens soient forcés de se choisir quelques élèves, qui se mettent à l’étude de notre grammaire, de notre logique, et de notre philosophie, pour se rendre capables de comprendre notre langage apodictique. Le moment venu, on leur fera passer des examens, pour juger de leur compréhension. S’ils ne veulent pas saisir, tous les Juifs seront taxés de gros impôts. À tour de rôle, on en interrogera d’autres et on discutera de la foi avec ceux qui comprendront. Les dépenses occasionnées par les élèves juifs seront à la charge de tous leurs coreligionnaires. À ceux qui embrasseront la foi catholique, on laissera par amour de Dieu, l’usage des biens qu’ils possèdent lors de leur conversion. À la demande de l’Évêque du diocèse, les chrétiens victimes de leur usure, leur en feront grâce. En cas de refus, les biens ecclésiastiques pourvoiront à leurs nécessités. Les Juifs convertis et instruits de notre religion engageront des discussions dans les synagogues ; et les Juifs seront contraints de les écouter.
Nous formulons les mêmes souhaits au sujet des Sarrasins prisonniers chez des chrétiens. Qu’on en choisisse quelques-uns parmi les plus doués ; on leur enseignera notre foi et quelques-unes des objections que nous opposons à leur secte ; s’ils ne se laissent pas convaincre, on discutera un certain temps avec eux et on les laissera ensuite rejoindre leur pays, en couvrant leurs frais. Ils y exposeront aux autres Sarrasins le contenu et les preuves de notre foi. Une telle semence répandra le doute parmi eux et préparera la voie à leur conversion. Je le répète, si l’on désire une conversion facile et rapide des infidèles, il faut composer un traité, avec les principes universaux de toutes les sciences, qui déduise la vérité par mode nécessaire et indique la méthode pour trouver l’objet spécifique souhaité.
QUATRIÈME PARTIE
Les raisons qui rendent ce plan nécessaire
Combien de motifs de nécessité nous pourrions développer ici ! Mais par crainte d’être trop long, nous en choisirons seulement une dizaine. Et voici le premier : Dieu est infini et pour cela même il doit être connu et aimé partout ; il est éternel, de sorte que de tout temps il doit être connu et aimé ; l’immensité de sa bonté, de sa sagesse et de sa puissance, comme de ses autres perfections, exigent aussi qu’il soit connu et aimé avec la plus grande bonté, sagesse et volonté. Toute médiocrité ne lui ferait-elle pas injure ? Il est donc juste que toutes les mesures préconisées ci-dessus soient prises pour augmenter la connaissance, l’amour et l’honneur qui lui sont dus.
Pour propager la foi, il convient que l’Église suive la méthode du Christ, des apôtres et des martyrs. N’est-ce point leur témoignage que notre Mère la Sainte Église doit transmettre ? Ces mêmes principes qui ont réalisé l’enracinement et l’exaltation de la foi, doivent assurer son maintien et sa diffusion. Qu’on fasse donc appel à des hommes avides de mourir pour le Christ et qu’on les envoie prêcher et contredire les infidèles, selon le plan ébauché dans la troisième partie. Notre expérience suffira à vous convaincre de son opportunité, puisque le jour où la prédication et la piété se relâchèrent, surgit Mahomet en se donnant pour prophète et anéantissant, lui et sa secte, quasi la moitié des chrétiens. Et leur œuvre se poursuit. D’où l’opportunité de l’ordonnance proposée.
Il me semble par ailleurs très légitime que, puisque les Sarrasins ont envahi les terres des chrétiens, l’Église leur fasse la guerre et s’efforce de récupérer les terres qu’ils détiennent injustement. Les Sarrasins font tout ce qu’ils peuvent pour gagner les Tartares à leur secte. Us se servent comme appâts de leurs filles, de leurs sœurs ou de leur fortune. D’autant plus les Tartares se laissent prendre au filet que l’adhésion à la foi des Sarrasins est aisée, voire attirante, car ils promettent dans l’autre vie des femmes, des banquets, de la boisson et bien d’autres satisfactions sensibles. Victimes de leur simplicité, les Tartares risquent donc de se laisser assimiler par la secte musulmane. Dans ce cas, comme dans celui où ils se constitueraient en groupe indépendant ou se rallieraient aux Juifs, ils placeraient la chrétienté en grave péril. Pour le prévenir, l’Église doit tenter un effort selon l’ordonnance ci-dessus. Qu’elle réussisse à convertir les Tartares, et l’anéantissement de tous les Sarrasins lui deviendra facile.
La fin, voulue par Dieu en créant le monde, est d’être lui-même connu et aimé. Il en résulte que le monde ne peut subsister heureusement dans l’ordre, sans s’orienter vers cette fin assignée à sa création. Or, les plans qui précèdent tendent à lui faire atteindre une telle fin. Us se basent sur les principes et les moyens de nature à y conduire. Pas besoin de le prouver, cela va de soi, car nous avons expérimenté comment, à leur défaut, le monde est détourné de sa destinée. Par loi de nature, les peuples sont heureux d’être régis par de bons principes, et plus grandes se révèlent l’excellence et l’utilité publique de ces derniers, plus on les apprécie et les recherche. Le principe à la base de l’ordonnance proposée, me semble inégalable par son envergure et sa portée publique. Il suscitera beaucoup de joie, et, à cause d’elle, assistance et considération, particulièrement à cette époque, où la perte de la Terre Sainte a plongé tout le monde dans la tristesse. Bref, il s’avère pressant d’exécuter l’ordonnance décrite et tout délai serait préjudiciable à la charité et à la piété.
Les Sarrasins, les Tartares ou les autres peuples, quels qu’ils soient, ne disposent pas de forces comparables à celles des chrétiens pour ordonner et promouvoir l’utilité publique. D’une part, les chrétiens ont la maîtrise de la mer, d’autre part, ils bénéficient du grand nombre des clercs, de leur science et de leur pouvoir ; leurs ressources en armes et en argent ne sont à dédaigner ; quant à leurs mœurs, ils surpassent quiconque en vigueur et en noblesse ; d’autant plus que les chrétiens possèdent la vérité, ce qui leur vaut d’obtenir de Dieu l’aide de sa grâce, tandis que les autres, égarés dans l’infidélité et l’erreur, n’y sont pas préparés. Aussi attend-on des chrétiens, qu’ils se consacrent avec une ferveur éminente au service et à la louange de Dieu. N’est-ce point pour leur salut qu’il a daigné faire sienne leur nature humaine mortelle ? Pour les motifs déjà exposés, ils sont capables d’affronter et de vaincre tous les autres peuples. Qu’ils se souviennent de cette sentence : elle demeure vaine la puissance qui n’est pas mise en acte ; et il convient qu’elle le soit le plus noblement possible.
L’ordonnance prévue produira beaucoup de fruits excellents. Par exemple, une meilleure entente entre clercs et laïcs à l’occasion de l’entreprise commune. On évitera ainsi les tiraillements, toujours très dangereux. De plus, par la vertu de cette ordonnance, la volonté des chrétiens égalera leur pouvoir et leur savoir. Car ils sont doués d’un grand pouvoir et d’un grand savoir pour faire le bien et si leur volonté, Dieu aidant, est pareille, tout ce bien passera dans les actes. D’ailleurs, si la volonté leur fait défaut, les dons de force et de sagesse ne sont pas en cause, mais plutôt leur volonté pusillanime. Si, au contraire, ils se montrent dignes de leurs capacités et les emploient, selon les plans ci-dessus au service de Dieu, ils peuvent espérer les voir renforcées par l’action de la puissance, de la sagesse et de la volonté divines. Voilà donc leur devoir bien établi.
Encore, grâce à l’ordonnance proposée, les rois, les comtes, les barons et leurs vassaux qui se font la guerre les uns aux autres pour remédier à leur inaction, renonceront à ces guerres, à ces chasses et à beaucoup des vanités contraires à la fin en vue de laquelle ils furent créés, pour aller combattre les infidèles. Comment ne pas apprécier d’aussi heureuses conséquences ?
En Dieu, toutes les perfections sont immenses : bonté, éternité, puissance, sagesse, volonté, force, vérité, gloire, perfection, justice, etc. Infinies, elles ne sont pas moins bonnes et éternelles, etc. Tous les chrétiens sont donc tenus d’honorer ces perfections divines – qui ne se distinguent pas de Dieu lui-même – avec une bonté, une persévérance, etc. sans limites. Comme le pécheur offense la bonté divine en cédant au mal, ainsi celui qui ne réalise qu’une mince partie du bien en son pouvoir offense également la bonté divine. Cela s’explique par l’opposition de la grandeur à la petitesse, et par l’identité de la grandeur avec la bonté en Dieu ; il en est de même de la privation du bien, puisque la privation s’oppose à l’éternité et ainsi de suite. C’est pourquoi Dieu a suscité dans ce monde des personnes communes 158, comme le Souverain Pontife et ses Frères, les prélats, les rois et les barons. À eux d’obtenir que chacun se mette de tout son cœur et de toute son âme au service de Dieu, qui exige le dévouement total tant des individus que de la société. Il semble qu’on ne puisse rêver une œuvre de plus haute inspiration que l’ordonnance proposée, pour nous acheminer à notre fin, qui n’a pas de fin, pour servir Dieu et ses perfections dans la bonté, la grandeur, l’éternité, etc.
Le substantiel est plus nécessaire que l’accidentel. Et cela parce que la substance contient plus d’être, de bonté, de grandeur, etc., que l’accident et aussi parce que la substance est primordiale, l’accident secondaire, car la substance existe de soi et l’accident, lui, est soutenu par la substance dans laquelle il subsiste. Appliquons ces notions. Ici-bas, la jouissance des honneurs, des plaisirs, d’une longue vie, reste secondaire et accidentelle. Connaître Dieu, l’aimer, témoigner à sa Majesté respect et honneur, voilà le primordial et l’essentiel, en raison de la fin de l’homme. Aussi serait-ce tout à fait le détourner de sa destinée que d’insister sur son objectif accessoire au détriment du principal. Or nos plans observent l’ordre des intentions dans l’univers, non moins que l’orientation de toutes choses vers leur fin adéquate. Nous savons au contraire par expérience, comment l’amour de Dieu, chez nos contemporains, est relégué au second rang, subordonné à d’autres fins. Ils l’aiment pour s’assurer les succès de ce monde et la gloire de l’autre, et ils le craignent pour échapper aux peines de l’enfer. S’il y en a de-ci de-là, ils sont aujourd’hui trop peu nombreux, ceux qui aiment Dieu de manière primordiale, substantiellement en raison de leur fin, et eu égard à ce qu’il est bon, grand, éternel, etc., et redoutent d’offenser sa bonté, son infinité, etc., Que l’on s’étonne encore de l’affreux état de notre monde !
Un homme malade, s’il ne revient pas à la santé, tombe dans l’épuisement et meurt. Les péchés ont rendu le monde malade. Car il se livre plus au mal qu’au bien et il préfère l’ignorance à la science, et le mensonge à la vérité, de sorte qu’il a plus fait valoir ses talents dans la méchanceté et le vice que dans le bien et la vertu. S’il ne se convertit pas héroïquement, mais reste plongé dans le mal, où aboutira-t-il au terme de cette progressive décadence ? Il importe donc au Souverain Pontife et à ses Frères, ainsi qu’à tous les hommes vaillants, de s’employer à la réalisation d’une grande et haute entreprise, pour ramener le monde entier dans le chemin de la vérité. Alors l’idéal s’incarnera davantage dans le bien que dans le mal, dans la science que dans l’ignorance, dans le vrai que dans le faux. Tout cela, semble-t-il, pourrait se faire par l’ordonnance proposée.
CINQUIÈME PARTIE
La perfection de ce plan
Tant par sa forme que par sa matière, l’ordonnance que nous avons décrite, ne pourrait être plus excellente. Toute excellence réside dans la bonté, la grandeur, la persévérance, la puissance, la vérité, la vertu et d’autres perfections encore. Cela va de soi et se passe de preuve. Il est possible de ramener le monde à la fin pour laquelle il fut créé ; et cela grâce à l’excellence, de la bonté et de toutes les autres perfections, non certes pas à cause de leur faiblesse ! Sinon, il faudrait supposer que l’excellence de la bonté, de la grandeur, etc., déviait le monde de sa fin, ce qui est impossible. Il apparaît donc clairement, que sans l’ordonnance proposée, le monde ne peut être ramené à sa fin, pour autant que l’homme en a le pouvoir. En réalité, les déviations du monde proviennent d’une part de son oubli, de son ignorance et de sa haine de Dieu, d’autre part de la sollicitude, de l’intelligence et de l’amour qu’il accorde aux choses mondaines.
S’opposer à un moyen terme est chose très difficile, car il s’appuie à la fois sur son principe et sa fin, mais il est facile de s’opposer aux termes extrêmes. La Terre Sainte est très éloignée des Latins, et au milieu, entre les deux, les schismatiques résistent à l’Église. Il faut donc s’attaquer aux extrêmes. La fin que nous proposons est grande. C’est pourquoi elle exige un grand principe et des grands moyens pour être atteinte. Il est clair qu’en rejetant nos plans, on ne pourra ni recouvrer ni conserver la Terre Sainte.
Un principe établi par la concordance est plus fort qu’un principe établi par la contrariété. Ne vaut-il pas mieux l’emporter sur les infidèles dans la discussion, en les convaincant par les attributs divins et des raisons nécessaires, que de leur faire la guerre en les transperçant de notre glaive et en les dépouillant de leurs terres ? Convertissons-les et laissons-leur ce qu’ils possèdent. Soyons des artisans de concorde et d’amour. Pareille charité permettra au principe de rejoindre sa fin avec des moyens appropriés. Ce n’est pas elle qui contredira nos plans.
Il est louable de s’engager dans le bien ; encore faut-il y persévérer. La raison en est que de même que les bienfaits (le bonifier) relèvent de la bonté divine, la persévérance (le persévérer) relève de son éternité. Il en va ainsi pour le pouvoir, le savoir, le vouloir et pour tous les autres actes secondaires des vertus infuses, puisque Dieu imprime dans l’homme l’image de sa bonté pour qu’il soit à même de faire le bien (bonifier), de sa grandeur pour qu’il puisse rendre grand (magnifier) et ainsi de suite. Or, tous les détails de nos propositions importent à ce point, que si on les rejetait, il ne serait pas possible d’atteindre le but visé. Le déclenchement contre eux de grandes et de puissantes opérations, suivant notre principe, avec tout ce qu’il comporte, terrifiera les infidèles. C’est la persévérance de telles opérations qui leur fera perdre ensuite leurs esprits et les amènera plus facilement à se soumettre à l’Église. L’ordonnance proposée découle de son principe et la contrecarrer dans un aspect reviendrait à changer son caractère.
L’opposition régnant entre les Latins, les schismatiques et les infidèles, est en faveur des premiers, car ils ne tombent pas dans les erreurs des autres. Ils ne manquent pas non plus de terrains pour exercer leur vertu : la prédication et la conversion des méchants, les travaux et la mort endurés pour le Christ, l’hostilité à transformer en bonne intelligence. Mais cette opposition, nuisible aux schismatiques et aux infidèles, parce qu’elle les maintient dans l’erreur, peut être coupable de la part des Latins s’ils ne tentent pas tout ce qui est en leur pouvoir pour la réduire. La conversion d’une telle malice ne peut être obtenue sans l’exercice d’une éminente perfection. Or, grâce à l’union des Latins, les dispositions préconisées ici proclament et atteignent une telle perfection.
L’intelligence est l’œil de la volonté, pour lui faire aimer et haïr ce qui le mérite. Aussi, quand l’intelligence jette sa lumière et manifeste quelque chose, la volonté est tenue à l’amour ou à la haine, sous peine de frustrer l’homme de la valeur de son opération intellectuelle. La magnanimité de la volonté vers l’objet désiré correspond en outre à la motion de l’intelligence vers l’objet vrai. De sorte que, comme la volonté tend à l’objet bon, l’intelligence doit tendre également à l’objet vrai, sous peine de frustrer la magnanimité de la volonté. Entre l’intelligence et la volonté il existe une communication égale, afin que chacune des deux puissances atteigne son objet, c’est-à-dire le vrai et le bon. Or, selon l’ordonnance ci-dessus il est nécessaire que chaque puissance tende au but proposé, ce qui n’arriverait pas selon une autre. Il est donc évident que sans une forte impulsion de l’intelligence et la magnanimité de la volonté, le monde ne peut pas être ramené à la voie de la vérité et du bien.
Entre un Ordre et un autre il y a des différences. Mais ces différences doivent être ramenées à la concordance dans la grandeur. Car si l’accord se fait dans la petitesse, tout se pervertit : la concordance devient contrariété ; les différences, divergences ; et l’Ordre n’est qu’inimitiés, faiblesses et haines. La raison en est que lorsqu’un principe fait défaut, font également défaut toutes les conséquences qui en découlent. C’est pourquoi il faut nécessairement éloigner un Ordre des autres, afin d’éviter les frictions dans les choses temporelles et sauvegarder ainsi la concorde dans les choses spirituelles. Préoccupations dont l’ordonnance ci-dessus tient parfaitement compte 159.
Entre les Latins et les schismatiques, il existe des points de contact et certaines divergences. Celles-ci occasionnent chez les infidèles des doutes sur la foi catholique. D’où le devoir de travailler à. l’union entre Latins et schismatiques en détruisant le schisme. Sinon, le doute demeurant chez les infidèles, il endurcira leur cœur et aveuglera leur esprit. Beaucoup d’autres inconvénients en résultent pour les infidèles, comme celui d’ignorer quels chrétiens adhèrent aujourd’hui à la vraie foi, etc.
Entre clercs et laïcs, il existe naturellement une différence. Mais elle doit être comblée par l’entente fraternelle, dans la perfection de la bonté, de la persévérance, de la force, etc., de peur que des différends ne s’élèvent parmi eux. Dieu le Père et Dieu le Fils sont unis dans l’Esprit Saint ; le Père et le Saint-Esprit dans le Fils incarné ; l’homme et la femme dans leur fils ; la forme et la matière dans leur composé et ainsi de suite. Bref, le moyen terme commun assure la concordance dans la bonté, la persévérance, etc. Pour qu’un tel accord règne entre clercs et laïcs, il suffit de leur proposer un moyen terme commun, grand et bon, auquel ils collaborent d’après les plans établis ci-dessus. On ne pourrait atteindre autrement le but fixé. Nous l’avons assez montré par les dix arguments qu’on vient de lire. Il serait superflu d’en aligner d’autres, plus développés.
SIXIÈME PARTIE
Le règlement des dépenses
L’ordonnance proposée comportera de grosses dépenses si l’on veut que la forme dispose d’une matière pour agir et pour obtenir sa fin. Car la forme ne peut rien sans matière. Et comme la matière existe en abondance, prête à servir, la forme serait coupable de ne pas l’employer à sa destination naturelle. Si l’on ne met en acte la puissance de la matière, celle-ci s’infirme en raison de la privation d’acte passif et la forme s’infirme en raison de la privation d’acte actif. Il convient à la matière de subir, à la forme d’agir. Aussi, plus la matière est passive, plus la forme est active, et mieux elles répondent à leur type de perfection.
Pour la réalisation de notre plan, il faudrait que l’Église décide de prélever une dîme, prélevée annuellement sur les biens ecclésiastiques ; qu’elle confie cette dîme à l’administration de ses fonctionnaires, qui la distribueront dans l’armée et auront à en rendre compte. Ils recevront l’indulgence des croisés, s’ils s’acquittent avec zèle et fidélité de cette gestion ; sinon, ils encourront les peines méritées.
De bien d’autres façons encore l’Église pourrait utiliser ses biens temporels, pour la réussite d’une telle entreprise. Mais je préfère ne pas m’en mêler, vu mon indignité. Je prie plutôt humblement Sa Sainteté et ses Frères de me pardonner mes outrecuidances et mes erreurs. Qu’ils ne mettent pas en doute ma bonne intention ; si je fais erreur, c’est par l’ardeur de mon zèle pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, que je voudrais faire connaître et aimer dans le monde entier. C’est sous sa protection et celle de la Bienheureuse Vierge Marie, que je place mon traité.
– Titre original catalan : Cant de Ramon, dans le manuscrit de la Bibliothèque Chigi, à Rome (E IV, 118) : Cant de Mestre Ramon Lull de Mallorques, lo qual se canta per manera de salmodia.
– Petit poème, quatorze strophes monorimes de six vers. Vers de huit pieds. Il a été composé à Paris, en 1299, après les échecs essuyés par Ramon Llull lors de son deuxième séjour (cf. Vita, § 32). L’inspiration en est semblable à celle qui quatre années, plus tôt, lui avait dicté le Desconort, à Rome. Accablé par le manque d’intérêt des puissants du jour à l’égard de ses projets missionnaires, l’apôtre du fond de sa tristesse élève une plainte poétique. Beaucoup plus intense et ramassé que le Desconort (828 vers), le Cant de Ramon est le poème lullien qui a le plus de sentiment et d’émotion. Il a été souvent reproduit, en entier ou fragmentairement, dans des anthologies et des biographies de Maître Ramon.
– Texte suivi pour la traduction : RAMON LLULL, Poésies. Ed. RAMON D’ALÒS MONER. Barcelona : Editorial Barcino 1925. (Coll. Els nostres clàssics. Sèr. A, 3.)
Je suis créé et l’être m’est donné
pour servir Dieu et l’honorer
et suis tombé en maint péché
et en l’ire de Dieu me suis placé.
Jésus vint à moi crucifié
voulut que Dieu fût de moi aimé.
Matin j’allai quérir pardon
à Dieu et je pris confession
avec douleur et contrition.
De charité, d’oraison,
d’espérance, de dévotion
Dieu m’a donné conservation.
Le monastère de Miramar 161
j’ai fait donner aux Frères Mineurs
qui iront prêcher aux Sarrasins.
Entre la vigne et le fenouil
amour me prit, me fit aimer Dieu,
entre soupirs et pleurs rester.
Dieu Père, Fils et Saint-Esprit
de qui est Sainte Trinité
j’ai essayé de démontrer 162.
Dieu le Fils, du ciel est descendu,
du sein d’une Vierge il est né,
Dieu et homme, Christ appelé.
Le monde était en damnation
pour son salut souffrit passion
Jésus qui fit la création.
Jésus monta au ciel sur les nuées.
Il viendra juger mauvais et bons,
vains seront pleurs pour quérir pardon.
Un nouveau savoir j’ai trouvé
par lequel on peut connaître la vérité
et détruire la fausseté 163.
Les Sarrasins seront baptisés,
les Tartares, les Juifs et maints aliénés
par le savoir que Dieu m’a donné.
J’ai pris la croix ; donné mon amour
à la Dame des pécheurs,
pour que d’elle m’advienne grand secours.
Mon cœur est une demeure d’amour
et mes yeux fontaines de pleurs
je suis partagé entre joie et douleur.
Suis homme vieux, pauvre et méprisé,
n’ai aucune aide d’homme né
ai entrepris trop grande tâche.
Du monde j’ai beaucoup demandé,
maint bon exemple j’ai donné :
je suis peu connu et aimé.
Je veux mourir en lac d’amour.
Si grand qu’il soit, je n’ai pas peur
d’un mauvais prince et d’un mauvais pasteur.
Tous les jours je considère le déshonneur
que font à Dieu les grands seigneurs
qui mettent le monde en erreur.
Je prie Dieu d’envoyer des messagers
dévoués, savants et véridiques
pour faire connaître que Dieu homme est,
qu’en une Vierge il s’est incarné
et tous les saints à elle il a soumis.
Je prie Dieu qu’à l’enfer je ne sois pas mis.
Louange et honneur au plus grand Seigneur
auquel j’ai donné mon amour
pour que de lui il reçoive splendeur.
Je ne suis pas digne de faire honneur
à Dieu, tellement je suis pécheur,
et de livres je suis troubadour.
Où que j’aille, j’essaye de faire grand bien
mais à la fin jamais je n’y peux rien,
ce dont je conçois ire et regret.
Avec contrition et pleurs
je veux tant à Dieu crier merci
qu’il daigne mes livres exalter.
Que Dieu me donne sainteté,
vie, santé, joie et liberté
et me garde du mal et du péché.
À Dieu je me suis recommandé :
mauvais esprit et homme courroucé
n’aient point puissance sur moi.
Que Dieu commande aux cieux et aux éléments
aux plantes et à tous les êtres vivants
qu’ils ne me fassent mal ni tourments.
Que Dieu me donne compagnons savants,
dévoués, loyaux, humbles, le craignant,
pour l’honorer bien dignement.
PETITE BIBLIOGRAPHIE LULLIENNE
Ces quelques notes bibliographiques ne prétendent pas être complètes. Il serait d’ailleurs inutile d’épuiser ici l’énorme bibliographie lullienne. Cela n’aboutirait qu’à désorienter le lecteur, au lieu de lui servir de guide. Notre intention est simplement de fournir à celui que notre étude aurait intéressé à la figure du grand missionnaire catalan les premiers éléments de travail. Volontairement nous restreignons donc ces indications aux ouvrages importants qu’un lecteur de langue française peut se procurer de nos jours sans trop de difficulté. C’est pourquoi nous ne signalons – à peu d’exceptions près – que des livres ou articles parus depuis 1900.
I. ŒUVRES DE RAMON LLULL
a) Œuvres complètes
Beati Raimundi Lulli, Doctoris illuminati et martyris, Opera. (Ed. IVO SALZINGER), t. I-VI, IX, X, Moguntiae 1721-1742.
Obres de Ramon Lull. Edició original. Comissió Editora Lulliana.
Vol. I-XXI. Palma de Mallorca 1905-1953.
I. Doctrina pueril. Libre del Orde de Cavalleria, seguit d’una antiga versio francesa. Libre de Clerecia. Art de Confessió. Éd. MATEU OBRADOR Y BENNASSAR, 1905.
II-VIII. Libre de Contemplació en Déu. Ed. MATEU OBRADOR Y BENNASSAR, SALVADOR GALMÉS, MIQUEL FERRÀ, 1905-1914.
IX. Libre de Evast e de Aloma e de lur fill Blanquerna. Ed. SALVADOR GALMÉS, MIQUEL FERRÀ, 1914.
X. Libre de Santa Maria. Hores de Santa Maria. Libre de Benedicta tu, 1915.
XI-XIII. Arbre de sciència, 1917-1926.
XIV. Proverbis de Ramon. Los mil proverbis. Proverbis d’ensenyament, 1928.
XV. Libre de demostracions, 1930.
XVI. Art demostrativa. Réglés introductóries. Taula general, 1932.
XVII. Art amativa. Arbre de filosofia desiderat, 1933.
XVIII. Libre d’intencio. Arbre de filosofia d’amor. Oracions e contemplations. Flors d’amor e d’intelligència. Oracions. Contemplatio Raymundi. Compendiosa contemplatio, 1935.
XIX-XX. Rims (œuvres rimées), 1936-1938. (Vol. X-XX : ed. Salvador Galmés.)
XXI. Libre de ànima racional. Libre de home. Libre de àngels, 1952.
b) Autres éditions catalanes modernes
Libre de Amich e Amat. Éd. MATEU OBRADOR Y BENNASSAR, Palma de Mallorca 1904.
Poésies. Éd. RAMON D’ALÒS MONER, Barcelona 1925. (Els nostres clàssics, 3.)
Llibre d’Amic e Amat. Llibre d’Ave Maria. Éd. MARÇAL OLIVAR et SALVADOR GALMÉS, Barcelona 1927. (Els nosires clàssics, 14.)
Llibre de les meravelles del món. Éd. Salvador Galmés, vol. 1-4, Barcelona 1931-1934 (Els nostres clàssics, 34. 38. 42. 46/47).
Llibre d’Evast e Blanquerna. Éd. SALVADOR GALMÉS (interrompue), Barcelona 1935 (Els nosires clàssics, 50/51).
c) Œuvres spécialement consacrées
à la croisade et aux missions
Epistola Summo Pontifici pro recuperatione Terrae Sanctae, suivie de Tractatus de modo convertendi infideles. Rome 1292. Inédit : Bibliothèque Nationale de Paris, ms. lat. 3174, fol. 132v-144v. C’est le deuxième de ces ouvrages que nous avons traduit plus haut, sous le titre : Traité sur la manière de convertir les infidèles.
Petitio Raymundi pro conversione infidelium, adressée à Célestin V. Naples 1294. Il n’y a pas d’édition moderne. Trad. franç. partielle dans Littré et Haurêau, n. 9, pp. 104-106.
Peticio Raymundi pro conversione infidelium, adressée à Boniface VIII, Rome 1296. Éd. H. WIERUSZOWSKI, dans Estudis franciscans, Barcelona 47 (1935), pp. 100-103.
Epistolae, à Philippe le Bel, à l’Université de Paris et à un ami, sur la fondation de collèges de langues orientales. Paris 1300. Éd. E. MARTÈNE et U. DURAND, Thesaurus novus anecdotorum, Paris I (1717), pp. 1315-1319.
Liber de fine. Montpellier 1305. Éd. partielle par ADAM GOTTRON, Ramon Lulls Keuzzugsideen, Berlin 1912, pp. 65-93. Éd. complète Palmae Balearium 1665.
Liber de acquisitione Terrae Sanctae. Montpellier 1309. Éd. ÉPHREM LONGPRÉ dans Criterion, Barcelona 10 (1927), pp. 265-278.
Liber natalis pueri parvuli Christi Jesu. Paris 1310. Éd. et trad. MARIANUS MULLER, O. F. M., dans Wissenschaft und Weisheit, München-Gladbach 3 (1936), pp. 139-146, 230-236, 298-305 ; 4 (1937), pp. 69-71, 145-146, 292.
Disputatio clerici et Raymundi phantastici ou Phantasticus. Écrit probablement en chemin, de Paris à Vienne du Dauphiné en 1311. Éd. MARIANUS MULLER, dans Wissenschaft und Weisheit, München-Gladbach 2 (1935), pp. 311-324.
Lo Concili. Vienne du Dauphiné 1311. Éd. SALVADOR GALMÉS, Obres de Ramon Llull, Palma de Mallorca XX (1938) et éd. fragmentaire RAMON D’ALÒS MONER, Poésies de Ramon Llull, Barcelona 1925. (Els nostres clàssics, 3.)
Petitio Raymundi in concilio genevali ad acquirendam Tevram Sanctam. Vienne du Dauphiné 1311. Éd. H. WIERUSZOWSKI dans Estudis franciscans, Barcelona 47 (1935), pp. 104-109.
Liber de participatione Christianorum et Sarracenorum. Majorque 1312. Inédit : Bibliothèque de l’État de Munich, ms. lat. 10495 ; fol. 205 ss. ; Bibl. de l’État de Munich, ms. lat. 10594, fol. 226 ss. ; Bibliothèque Nationale de Paris, ms. lat. 17829, fol. 464 ss. ; Bibliothèque vaticane, lat. 9344, fol. 111v ss. Seule la préface est éditée par H. WIERUSZOWSKI, loc. cit., p. 109 s.
d) Traductions modernes
1. Françaises
Livre de l’Ami et de l’Aimé. Trad. de A. de BARRAU et MAX JACOB. Paris 1919.
Versets choisis du « Livre de l’Ami et de l’Aimé ». Trad. de G. ETCHEGOYEN ; dans Mélanges d’Archéologie et d’Histoire de l’Ecole française de Rome, 38 (1920), pp. 197-211.
L’Ami et l’Aimé. Trad. de MARIUS ANDRÉ, Paris 1921 (Le livre catholique).
Le Livre de l’Ami et de l’Aimé. Trad. et introd. de G. ETCHEGOYEN, Paris 1934.
Le Desconort ou le Découragement. Étude littéraire et historique, éd. critique et trad. par AMÉDÉE PAGÈS, dans Annales du Midi, Toulouse 50 (1938), pp. 113-156 et 225-267.
2. Anglaises
The Art de Contemplació, with an introd. and a study of the language of the author by Fr. LEJAU FROST, Baltimore 1903 (thèse de la John Hopkin’s University).
The Book of the Order of Chyvalry, translated by William Caxton from a French version, toghether with Adam Loutfout’s Scottish transcript. Éd. by Alfred T. P. BYLES, London 1926 (The Early English Text Society).
The Art of Contemplation. Transl. by E. ALLISON PEERS, London 1925.
The Tree of love. Transl. by E. ALLISON PEERS, London 1926.
Blanquerna. A thirteenth century romance. Transl. by E. ALLISON PEERS, London 1926.
The Book of the Beasts. Transl. by E. ALLISON PEERS, London 1927.
The Book of the Lover and the Beloved. Transl. by E. ALLISON PEERS, New ed., London 1946.
3. Espagnoles
Libro del ascenso y del descenso del entendimiento. Reprod. de la version castellana de 1755, Madrid 1928 (Biblioteca de filósofos españoles).
Blanquerna, maestro de perfection cvistiana. Reprod. de la version castellana de 1749, t. 1. 2. Madrid 1929 {Biblioteca de filôsofos espanoles).
Libro de los proverbios. Proverbios de ensenanza. Libro de las bestias. Version de J. ROSSELLÓ, Madrid 1933 (Nueva biblioteca filosôfica).
Obras literarias. Ed. preparada y anotada por MIGUEL BATLLORI, S. J, y MIGUEL CALDENTEY, T. O. R. Introd. biográfica por Salvador Galmés, Madrid 1948 (Biblioteca de Autores Cristianos).
4. Italiennes
Il libro di amico e amato. Versione di Fra UMILE DI GENOVA, Genova 1932.
Il libro dell’Amico e dell’Amato. Versione, introduzione e commento di EUGENIO MELE, Lanciano 1933 (Collezione mistici, 15).
Poesie e vevsetti. Scelti da EUGENIO MELE, Roma 1935 (Testi romanzi, 4).
5. Allemandes
Das Buch vom Liebenden und vom Geliebten, übersetz von LUDWIG KLAIBER, in Wissenschaft und Weisheit, 5 (1938), pp. 64-69, 136-138, 206-216.
Das Buch vom Liebenden und Geliebten. Eine mystische Spruchsammlung. Aus dem Altkatalanisch übersetz von LUDWIG KLAIBER, Olten 1948.
Die treulose Fuchsin. Eine Tierfabel. Aus dem Spanischen übertragen von JOSEPH SOLZBACHER. Freiburg i. B. 1953.
II. BIOGRAPHIES
a) Anciennes
Vida coetània del reverend mestre Ramon Llull segons el manuscrit 16432 del British Muséum. Éd. FRANCESC DE B. MOLL, Palma de Mallorca 1933.
Vita Beati Raimundi Lulli. Éd. B. de GAIFFIER, S. I., dans Analecta Bollandiana, Bruxelles 48 (1930), pp. 130-178.
A life of Ramon Llull, transl. by E. ALLISON PEERS, London 1927.
b) Modernes
E. ALLISON PEERS : Ramon Llull. A biography, London 1929.
— — Fool of love. Ramon Llull, London 1946.
MARIUS ANDRÉ : Le bienheureux Raymond Lulle, Paris 1900 {Les Saints).
SALVADOR GALMÉS : El dinamisme de Ramon Llull, dans Estudis Franciscans, Barcelona 46 (1934), pp. 216-256.
HAVELOCK ELLIS : The Soul of Spain. Ch. VIII : Raimond Lull, London 1911.
LORENZO RIBER : Raimundo Lulio (Ramón Llull), Barcelona 1935 (Pro Ecclesia et Patria, 1).
JEAN SOULAIROL : Raymond Lulle, Paris 1951 (Profils franciscains).
III. OUVRAGES D’ENSEMBLE
TOMÁS Y JOAQUÍN CARRERAS Y ARTAU : Historia de la filosofia espanola. Filosofia cristiana de los siglos XIII al XV. Vol. 1. 2. Madrid 1939-1943.
I : III parte : El escolasticismo popular. Ramón Llull (Raimundo Lulio), pp. 231-640.
II : IV parte : Esbozo de ma historia filosófica del lulismo, pp. 7-437.
G. GOLUBOVICH, O. F. M. : Biblioteca bio-bibliografica della Terra Santa e dell’Oriente francescano. Quaracchi I (1906), Il beato Raimondo Lull, pp. 361-392.
M. P. E. LITTRÉ et BARTHÉLEMY HAURÉAU : Raymond Lulle, dans Histoire littéraire de la France, Paris XXIX (1885), pp. 1-386, 567 ss.
ÉPHREM LONGPRÉ, O. F. M. : Lulle, Raymond (Le bienheureux), dans le Dictionnaire de Théologie catholique d’A. VACANT et E. MANGENOT, Paris IX (1926), col. 1072-1141.
FRANCISCO SUREDA BLANES : El beato Ramón Llull. Su época, su vida, sus obras, sus empresas, Madrid 1934.
Des catalogues complets de l’opus lullien sont donnés par CARRERAS ARTAU, op. cit. I, pp. 272-334 (243 titres) ; LITTRÉ et HAURÉAU, id., pp. 67- 386 (313 titres dont quelque 200 authentiques) ; LONGPRÉ, id., col. 1090-1112 (217 titres). Contiennent également des catalogues :
JOAN AVINYÓ, Prev. : Les obres autèntiques del Beat Ramon Llull. Repertori bibliogràfic, Barcelona 1935 (239 titres).
CARMELO OTTAVIANO : L’« Ars compendiosa » de R. Lulle, avec une étude sur la bibliographie et le fonds ambrosien de Lulle, Paris 1930 (Études de philosophie médiévale. 12) (231 titres).
Autres ouvrages de bibliographie :
RAMON D’ALÒS MONER : Lullistische Literatur der Gegenwart, dans Wissenschaft und Weisheit, München-Gladbach 2 (1935), pp. 288-310.
MIGUEL BATLLORI, S. I. : Introducciôn bibliográfica a los estudios lulianos, Palma de Mallorca 1945.
ELIES ROGENT, ESTANISLAU DURAN : Bibliografia de les impressions lullianes. Amb un proemi, addicions i index de RAMON D’ALÓS MONER, Barcelona 1927. (Ne comprend que jusqu’en 1868.)
ROB. STREIT, O. M. I. : Bibliotheca Missionum, Munster i. W. I (1916), pp. 255-259 ; 372-376. (Donne des indications très complètes sur les ouvrages missiologiques et apologétiques de R. Lulle, avec la bibliographie s’y référant).
V. OUVRAGES SUR L’IDÉAL MISSIONNAIRE
BERTHOLD ALTANER : Glaubenszwang und Glaubensfreiheit in der Missionstheorie des Raymundus Lullus. Ein Beitrag zur Geschichte der Toleranzgedanken, dans Historisches Jahrbuch der Goerresgesellschaft, München 48 (1928), pp. 586-610.
— Raymundus Lullus und der Sprachenkanon (c. XI) des Konzil von Vienne (1312), dans Historisches Jahrbuch der Goerresgesellschaft, 53 (1933), pp. 190-219.
— Die Durchführung des Vienner Konzilsbeschlusses über die Errichtung von Lehrstühlen für orientalische Sprache, dans Zeitschrift für Kirchengeschichte, Gotha 52 (1933), pp. 226-236.
W. A. T. BARBER : Raymond Lull, the illuminated doctor. A study in mediaeval missions, London 1903.
L. M. CAVA : Le missioni nel pensiero e nella vita del grande missionario francescano, il beato Raimondo Lull, dans Luce serafica, 11 (1935).
J. FREDIANI : Profili di missionari, dans II pensiero missionario, Torino 5 (1933), pp. 275-289.
ADAM GOTTRON : Ramon Lulls Kreuzzugsideen, Berlin 1912. (Abhandlungen zur mittelalt und neueren Geschichte. 39.)
GEORGES GOYAU : Figurines franciscaines, Paris 1921, pp. 63-71.
LUIGI MIETTA : Un grande missionario del secolo XIII : il B. Raimondo Lulle, dans Annuario Miss. Italiano (1934), pp. 243-275.
JULIUS RICHTER : Raymund Lullus. Ein Pionnier der Mohammedanermission, dans Allgemeine Missions-Zeitschrift, Berlin 42 (1915), pp. 387-394.
CARL SELMER : Ramon Lull and the problem of persuasion, dans Thought, New York 23 (1948), pp. 215-222.
RAMON SUGRANYES DE FRANCK : Un texte de Ramon Llull sur la croisade et les missions, dans Nova et Vetera, Fribourg 21 (1946), pp. 98-112.
G. VALLS, O. F. M. : L’ideale missionario del beato Raimondo Lullo, dans Studi francescani, Firenze 12 (1926), pp. 117-128.
S. M. ZWEMER : Raymond Lull, first missionary to the Moslems, New York 1903. (Trad. allemande Wiesbaden 1912.)
TABLE DES MATIÈRES
Préface par le R. P. Jean P. de Menasce, O. P.
I. Portrait de Raymond Lulle
II. Vie de Raymond Lulle
III. Le grand dessein
1. L’idéal missionnaire
2. Les principes théologiques
3. Les méthodes d’évangélisation
a) connaissance des religions
b) enseignement missionnaire
c) disputes apologétiques
d) échange de personnes et enseignement religieux obligatoire
e) attitude des chrétiens envers le converti
f) organisation de l’effort missionnaire
4. L’optimisme de Raymond Lulle
5. Les projets de croisade
Textes de Raymond Lulle :
Doctrine puérile
Ch. 83. De la conversion de ceux qui sont dans l’erreur
Ch. 71. De Mahomet
Ch. 72. Des Gentils
Blanquerna
Ch. 77. De quolibet
Ch. 79. De l’ordonnance que le Pape Blanquerna fit dans sa Cour
Ch. 80. Gloria in excelsis Deo
Ch. 81. Et in terra pax hominibus bonae voluntatis
Ch. 82. Laudamus te
Ch. 84. Adoramus te
Ch. 85. Glorificamus te
Ch. 87. Domine Deus Rex coelestis, Deus Pater omnipotens
Ch. 88. Domine Fili unigenite Jesu Christe
Ch. 90. Qui tollis peccata mundi. miserere nobis
Livre de Contemplation
Traité sur la manière de convertir les infidèles
Prologue
Première partie : Les plans pour la guerre maritime
Deuxième partie : Les plans pour la guerre terrestre
Troisième partie : Les plans pour la conversion
Quatrième partie : Les raisons qui rendent ce plan nécessaire
Cinquième partie : La perfection de ce plan
Sixième partie : Le règlement des dépenses
Cant de Ramon
Petite bibliographie lullienne
1 Nous employons indifféremment dans cet ouvrage la forme catalane ou la forme francisée du nom de notre auteur. Lorsque nous lui donnons son nom catalan, c’est du moins dans l’orthographe correcte, avec le double ll, correspondant au son de l mouillé. La tradition avait latinisé ce nom en Raymundus Lullus, d’où le français Raymond Lulle.
2 Desconort, vers 16-20. Pour les éditions des œuvres de Ramon Llull que nous citons, voir la bibliographie à la fin de ce livre, pp. 146-149.
3 Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 54.
4 Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 2.
5 Id., v. 35.
6 Desconort, v. 604-606.
7 Llibre de Contemplació, ch. 358, § 30.
8 Voir notre bibliographie.
9 P.-É. LITTRÉ, et BARTHÉLEMY HAURÉAU, Raymond Lulle, dans Histoire littéraire de la France, Paris, vol. XXIX (1885), p. 2 s.
10 ÉPHREM LONGPRÉ, O. F. M., Lulle, Raymond (Le Bienheureux), dans le Dictionnaire de théologie catholique d’A. VACANT et E. MANGENOT, Paris, vol. IX (1926), col. 1072-1141.
11 JOAQUÍN CARRERAS ARTAU, TOMÁS CARRERAS ARTAU, Historia de la Filosofia Espanola. Filosofia cristiana de los siglos XIII al XV, Madrid, t. I (1939), pp. 231-640, t. II (1943), pp. 7-437.
12 Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 299.
14 L’influence déterminante de Lulle sur l’Ars combinatoria de G. W. Leibniz a été mise en relief de manière adéquate par CARRERAS ARTAU, op. cit., II (1943), pp. 313-322, et De Ramón Lull a los modernes ensayos de formación de una lengua universal, Barcelona 1946, p. 6 s. et passim.
15 Ce rêve lullien d’une « science générale », source et fondement de toutes les autres sciences et arts, méthode universelle de pensée, qui doit facilement conduire tous les hommes à la vérité et en définitive à la connaissance certaine de Dieu, dans sa Trinité, a hanté souvent les esprits. Parmi ceux qui se placent délibérément dans le sillage de Ramon Llull, qui ont connu, étudié et imité (en la corrigeant et en l’adaptant) l’Ars magna, nous citerons en premier Raymond Sibiuda ou Sebonde, le théologien et philosophe catalan du XVe siècle, qui a tant influé sur Montaigne (voir l’Apologie de Raymond Sebond, incorporée dans les Essais. Cf. pour R. Sibiuda l’étude magistrale des CARRERAS ARTAU, op. cit., II, pp. 101-175, et en particulier pour la filiation lullienne du Liber creaturarum, ibid., pp. 146-157), de même que le cardinal Nicolas de Cusa (cf. CARRERAS ARTAU, op. cit., II, pp. 177-196 et les travaux cités ibid.). Ces deux théologiens se rattachent, comme R. Llull lui-même, à la lignée augustinienne par saint Bonaventure. Pour eux aussi, la théorie des dignités divines et de l’exemplarisme des créatures constitue le fondement premier du savoir universel : primum fundamentum Artis est quod omnia quae Deus creavit et fecit, creavit et fecit ad similitudinem divinarum dignitatum, écrivit Nicolas de Cusa. À ce principe traditionnel, les deux auteurs en ajoutent un autre d’invention proprement lullienne : par un double mouvement, ascendant et descendant, l’intellect s’élève de la connaissance des perfections divines dans les créatures à la connaissance de Dieu et, vice versa, descend de la connaissance de Dieu et de ses attributs à la connaissance des créatures. En outre, Raymond Sibiuda, tout comme Raymond Lulle, se promet, grâce à son art, de parvenir à cette connaissance de manière infaillible et certaine et d’en déduire une série de règles morales, non moins infaillibles. Tandis que Nicolas de Cusa, moins optimiste tout de même quant à la valeur probative des « raisons nécessaires », utilise abondamment les procédés plastiques et mathématiques de l’Art lullien dans ses spéculations. Enfin, ces trois esprits sont unis par une parenté plus profonde : leur confiance presque naïve dans le pouvoir de la raison recouvre une théologie mystique, elle aussi d’ascendance bonaventurienne.
16 Voir plus loin pp. 29-31. Notons ici encore que pour Raymond Sibiuda, autant que pour le Cardinal de Cusa, l’artifice méthodologique de l’Art est un don surnaturel, une sorte d’illumination divine (cf. CARRERAS ARTAU, op. cit., II, pp. 149 et 186).
17 Leibniz lui-même était encore convaincu de la valeur apologétique de son Ars combinatoria (cf. Lettre du Duc de Hanovre de 1679, dans G. W. Leibniz, Sämtliche Schriften wnd Briefe, I. Reihe, II. Band, Darmstadt 1927, pp. 167 ss.).
18 Los cent noms de Déu, prologue.
19 Ouvrage étonnant « dans lequel sont fondues quatre tendances : l’effusion lyrique du Livre de l’Ami et de l’Aimé, les procédés de l’Art général, pris dans l’Art amativa, le symbolisme de l’Arbre de sciència et la forme allégorique et les métaphores usuelles des troubadours provençaux, purifiées et sublimées au feu de l’amour divin » (CARRERAS ARTAU, op. cit., I, p. 601).
20 Le Livre de l’Ami et de l’Aimé comprend 366 versets, autant de versets qu’il y a de jours dans l’année et chaque verset suffit à contempler Dieu tout un jour, selon l’art du Livre de Contemplation (Livre de l’Ami et de l’Aimé, prologue).
21 La légende de R. Llull, alchimiste, doit être absolument écartée. Les ouvrages d’alchimie que les anciens catalogues lui attribuent avec prédilection ont été résolument déclarés apocryphes. Vid. LYNN THORNDIKE, A History of magic and experimental science during the first thirteen centuries of our era, New York 1923, chap. LXIX, pp. 868 ss. ; LONGPRÉ, loc. cit., col. 1110 ss. et CARRERAS ARTAU, op. cit., I, pp. 280 et 331 ss.
22 Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 346.
23 Id., v. 342. Cf. Desonort, v. 721-725 : Seigneur Ermite, je me décide à retourner vers les Sarrasins – afin de pouvoir les amener à la foi. – Et j’y vais sans peur de la mort. Cette peur est plus difficile à supporter – que les affronts qu’on souffre pour honorer Jésus-Christ. – La mort, je ne la crains en rien ; on doit, au contraire, l’aimer.
24 Voir plus loin notre traduction de ce poème.
25 Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 33.
26 Voir les fragments de Blanquerna que nous traduisons plus loin.
27 Disputatio clerici et Raymundi pha-ntastici, éd. Marianus Muller, O. F. M., dans Wissenschaft und Weisheit, München-Gladbach 2 (1935), p. 312.
28 Peut-être ce disciple anonyme était-il Thomas Le Myésier, chanoine d’Arras (Magister Thoma Attrebatensis), selon une conjecture fort probable de M. JORDI RUBIÓ, El Breviculum i les miniatures de la vida d’En Ramon Llull de la Biblioteca de Karlsruhe, dans Butlleti de la Biblioteca de Catalunya, III (1916), pp. 77 ss. Deux versions de la Vita nous ont été conservées, une en latin et l’autre en catalan, qui coïncident dans l’essentiel, sauf quelques nuances irréductibles. Sur l’authenticité du document, il ne subsiste plus aucun doute. Tout au plus peut-on discuter la priorité de l’une ou l’autre version. Des indices nombreux nous inclinent cependant à croire – à la suite de M. RUBIÓ – que le texte latin est l’original. C’est ce dernier que nous traduisons ensuite sur l’édition critique du R. P. B. de GAIFFIER, S. I., dans Analecta Bollandiana, XLVIII (1939), pp. 130-178. La Vita fut traduite une première fois en français par M. P.-E. Littré et incorporée à la préface du vol. XXIX de l’Histoire littéraire de la France, déjà cité, pp. 4-49. Le texte catalan, sous le titre de Vida coetània del Reverend Mestre Ramon Llull, fut publié par FRANCESC DE B. MOLL, à Palma de Mallorca, en 1933. Nous tenons à remercier ici Dom Martin de Wilde, bénédictin de l’Abbaye de St-André-lez-Bruges, qui a bien voulu – voici plusieurs années déjà – nous aider à la traduction française du texte latin.
29 L’allusion est claire : ce Frère Raymond n’est autre que saint Raymond de Penyafort (1185-1275), le plus illustre des religieux catalans de ce siècle, qui fut Maître Général de l’Ordre de St-Dominique, et exerça une influence prédominante sur tous les grands esprits de son temps. Nous trouverons prochainement les traces fécondes du grand Dominicain dans la pensée missionnaire de son homonyme franciscain (voir plus loin, pp. 64 et 68).
30 Plus riche en détails topographiques que la Vita latine – surtout lorsqu’il s’agit de Majorque –, la version catalane nous indique le nom de la montagne : c’est le mont Randa, à peu de distance de la ville de Palma. L’Abbaye, c’est le monastère cistercien de Sta Maria la Reial. L’ermitage que Llull a fait bâtir sur le mont Randa existe toujours et il s’appelle de Cura.
31 Cf. Desconort, v. 85-88 : Encore vous dis-je que je porte (sur moi) un Art général qui m’a été donné par un don du Saint-Esprit.
32 E. Gilson, La Philosophie de saint Bonaventure, Paris 1924, p. 469.
33 Id., La Philosophie au moyen âge, 2e éd., Paris 1944, p. 464 s. La première partie de cette citation, que M. GILSON semble attribuer à R. Lulle lui-même, est en réalité du P. ANTONIUS RAIMUNDUS PASQUAL, O. Cist., dans ses Vindiciae lullianae, Avinione 1778, t. I, pp. 61 ss. Nous avons vu plus haut, p. 16, n. 2, que l’illumination surnaturelle est un complément indispensable de l’Art qui conduit au savoir universel chez les esprits de la lignée bonaventurienne et lullienne, comme Raymond Sebonde ou Nicolas de Cusa.
34 Voir la première et la deuxième figures de l’Ars generalis ultima de 1308 et l’excellent résumé des versions successives de l’Art lullien : Art abreujada d’atrobar veritat, Ars compendiosa inveniendi veritatem ou Ars magna primitive (1271 ?) ; différents Arts particuliers ; Ars demonstrativa (1274 ?) ; Ars inventiva (1289) ; Tabula generalis (1293) ; Arbre de sciencia (1296) ; Ars generalis ultima ou Ars magna définitive (1308), dans CARRERAS ARTAU, op. cit., I, pp. 369-455. Cf. GILSON, La Philosophie au moyen âge, p. 463. Ces idées se retrouvent chez les grands héritiers de la pensée de R. Llull.
35 En Dieu il n’y a point de « contrariété », puisqu’il est l’infinie concordance ; mais il est « contrariant » (contrarians). Cf. CARRERAS ARTAU, op. cit., I, p. 503.
36 En Dieu il n’y a pas non plus de « minorité », car il est « majorité » infinie et éternelle ; mais puisque la majorité ne peut exister dans le monde sans la minorité, Dieu créa les « minorités » finies, afin que par elles nous puissions connaître son infinie majorité. Cf. CARRERAS ARTAU, op. cit., I, p. 503.
37 Le « roi de Majorque » dont il est question ici est l’Infant Jacques, en 1274 encore seulement héritier du royaume, car son père, le roi Jacques Ier de Catalogne-Aragon n’est mort qu’en 1276. La Vita a déjà donné à l’Infant le titre de Roi au § 2. La seigneurie de Montpellier et le comté du Roussillon, avec la ville de Perpignan, faisaient partie du royaume de Majorque, d’après le partage décidé en 1256 par le Roi conquérant. Montpellier ne fut annexé à la France qu’en 1349 et le Roussillon, terre linguistiquement et historiquement catalane, en 1658 seulement.
38 Il s’agit du grand Llibre de Contemplació en Déu, composé de 366 chapitres, divisés effectivement chacun en trente paragraphes. Voir plus loin, « Livre de contemplation ».
39 Le rédacteur de la Vita a confondu à ce propos deux ouvrages : l’Ars demonstrativa, appartenant à la série des Artes lulliennes, et le Liber Chaos, composé également à Montpellier, en 1274. Le résumé que donne le texte (§ 16, in fine) correspond au Liber Chaos, un traité de cosmologie, à la manière de saint Bonaventure, et non à l’Ars demonstrativa. Vid. LITTRÉ et HAURÉAU, Hist. Litt. de la France, XXIX, N° 15, pp. 124 ss., et CARRERAS ARTAU, op. cit., I, p. 485 s.
41 L’indication Bertold était chancelier nous permet de fixer approximativement la date de ce séjour à Paris : Berthauld de St-Denys fut en effet nommé chancelier en décembre 1288.
42 Sur l’influence respective des Franciscains et des Dominicains sur Ramon Llull, voir plus loin, p. 64 s. À propos de son individualisme religieux, voici un beau verset du Livre de l’Ami et de l’Aimé : « L’Ami entra un jour dans un cloître religieux, et on lui demanda s’il était religieux. Il répondit : « Oui, de mon Aimé. – Quelle Règle suis-tu ? » Il répondit : « Celle de mon Aimé. – À qui as-tu fait des vœux ? » Il dit : « À mon Aimé. – As-tu une volonté ? » Il répondit : « Non, car c’est mon Aimé qui l’a. – As-tu ajouté quelque chose à la Règle de ton Aimé ? » Il répondit qu’il n’y a pas d’addition à faire à ce qui est parfait. « Mais pourquoi vous autres, dit l’Ami, qui êtes religieux, ne vous appelez-vous pas du nom de mon Aimé ? Ne craignez-vous pas de diminuer l’amour en ayant d’autres noms, et de ne pas entendre la voix de l’Aimé en écoutant la voix d’un autre ? » (Éd. de M. OBRADOR, v. 282.)
43 Voir principalement JULIÁN RIBERA, Origenes de la filosofla de Raimundo Lulio, dans Homenaje a Menéndez y Pelayo, Madrid 1899, vol. II, pp. 191-216 (réimprimé dans Disertaciones y opusculos, Madrid 1928) ; MIGUEL ASÍN PALACIOS, Mohidin, dans Homenaje a Menéndez y Pelayo. vol. II, pp. 217-256 ; Id., El Islam cristianizado, Madrid 1931, pp. 116 et 219. Cf. ALDO MIELI, La science arabe et son rôle dans l’évolution scientifique mondiale, Leiden 1938, pp. 245 ss.
44 Voir plus loin, § 37. Cf. Ars generalis ultima, pars IX, princ., cap. II, et Compendium artis demonstrativae, dist. III, de fini hujus libri.
46 Cf. CARRERAS ARTAU, op. cit., I, pp. 473 et 510, ainsi que II, p. 190, à propos de la reprise de cette doctrine par Nicolas de Cusa.
47 De l’extrême douleur de Ramon Llull devant l’insuccès de ses démarches romaines, témoigne son poème Desconort (« désolation », « détresse » ou mieux « découragement »), qu’il composa, à Rome encore, en 1295.
48 Dans sa ville de Montpellier, le roi Jacques II de Majorque procura à R. Llull des lettres de recommandation pour son neveu Philippe le Bel, roi de France. À Paris, le Docteur illuminé rencontra un assez bon accueil : il fit des disciples, entre autres Thomas le Myésier, à qui l’on attribue notre Vita Beati Raymundi Lulli. Mais n’ayant pu réaliser entièrement son but de convaincre les maîtres et les seigneurs « par la voie du savoir », il essaya de le faire par la voie de l’amour, per via d’amor, et il composa son délicieux Arbre de filosofia d’amor (voir plus haut, p. 19), qu’il présenta au Roi et à la Reine pour qu’ils le répandent dans le royaume de France à l’honneur de Notre-Dame Sainte Marie, qui est la Souveraine Dame d’Amour. Mais ses projets missionnaires ont dû être une fois de plus rejetés : sa nouvelle élégie autobiographique, Cant de Ramon, fut composée pendant ce séjour à Paris. À cette même époque, il manifestait son intérêt pour tous les problèmes de la chrétienté et son désir de chercher partout des appuis en écrivant une lettre de consolation aux Vénitiens et au Doge Pierre Gardenigo, battus à Curzola, en Dalmatie, par les Génois. Llull tenta d’ailleurs une médiation pour rétablir la paix entre les deux Républiques, en usant de son influence auprès de notables Génois, comme son ami Perceval Spinola.
49 À son passage à Barcelone, Maître Ramon obtint du roi Jacques II de Catalogne-Aragon, le 30 octobre 1299, l’autorisation de prêcher dans les synagogues et les mosquées de tous ses États. Le document royal, très intéressant (voir ANTONI RUBIÓ I LLUCH, Documents per la història de la cultura catalana mig-eval, I, p. 13 s.), précise que les juifs et les musulmans seront tenus d’écouter ces sermons et qu’ils peuvent répondre, s’ils le désirent, mais qu’en aucun cas ils ne sont obligés d’engager une polémique.
50 Il régnait alors à Chypre Henri II, de la dynastie française des Lussignan, dernier vestige des royaumes latins d’Orient, fondés par les Croisés. Les Nosculini seraient, selon d’autres manuscrits, les « nestoriens ». Pour ce qui est des Mommini, le P. Sollier, au XVIIIe siècle, songeait, contre toute vraisemblance, aux « maronites ». LITTRÉ et HAURÉAU (loc. cit., p. 34) pensent qu’il s’agit probablement des musulmans, les muminim, les « croyants ».
51 Dans ce paragraphe, la Vita simplifie considérablement les voyages de l’apôtre majorquin. En fait, de Chypre, par Rhodes et Malte, il rentra, en 1302, à Majorque. L’année suivante il se rendit à Montpellier ; d’ici à Gênes et, de retour à Montpellier, il y publia son Liber de Fine, résumé de ses projets politico-religieux d’expansion de la chrétienté (1305). Dans cette même ville, il assista à l’entrevue du Pape Clément V, qui venait d’être élu, avec son nouveau protecteur Jacques II de Catalogne-Aragon. Il suivit ensuite la Cour pontificale à Lyon avant de se rendre à Paris pour la troisième fois, en 1306.
52 L’Ars generalis ultima ou Ars magna définitive, de 1308.
53 La Vita touche ici, à propos de la querelle des Averroïstes, à un point fondamental de la philosophie lullienne, auquel nous n’avons fait allusion qu’en passant dans les pages précédentes : celui de la démonstration des vérités de la foi par des raisons nécessaires (voir ci-dessus, p. 20, cf. Vita, § 37) ou en d’autres termes celui des relations entre la foi et la raison, qui avait agité tout le XIIIe siècle, jusqu’à l’intervention décisive d’un saint Albert le Grand et d’un saint Thomas d’Aquin. Pour Ramon Llull, pendant longtemps, ce problème se posait surtout en fonction de l’efficacité de son Art pour convertir les infidèles (cf. Vita, §§ 6, 14 et 24). C’est à Paris, dans l’atmosphère de cette Université, surchauffée par la polémique autour d’Averroès (cf. P. MANDONNET, Siger de Brabant, dans Les Philosophes belges, t. VI, 2e éd. Louvain 1911, et MARTIN GRABMANN, Der lateinische Averroismus des 13. Jahrhunderts und seine Stellung zur christlichen Weltanschauung, dans Sitzungsberichte der bayerischen Akademie der Wissenschaften, Phil.-hist. Abteilung, München 1931, Heft 2), que le Docteur illuminé a été amené à élargir la portée de sa doctrine. Nous aurons l’occasion de revenir sur cet important problème, où l’orthodoxie même du lullisme est en jeu. Ajoutons ici, à propos d’orthodoxie, que les livres et les idées de R. Llull ont été approuvés, précisément pendant ce quatrième séjour à Paris, par quarante Maîtres et bacheliers de l’Université. Leur sentence est contenue dans une déclaration du 10 février 1310, publiée par DENIFLE-CHATELAIN, Chartularium Universitatis Parisiensis, vol. II (1897), p. 140 ; traduite en français dans Littré et Hauréau, loc. oit., pp. 43 ss., avec deux autres documents d’approbation (du roi Philippe le Bel, à Vernon, le 2 août 1310 et du chancelier François Caraccioli, du 9 septembre 1311).
55 Desconort, v. 157-168.
56 Nous reviendrons plus loin sur les conceptions lulliennes du rapport du spirituel et du temporel, pp. 86 ss.
57 Mgr ARMAND OLICHON, Histoire de l’expansion du catholicisme dans le monde, Paris 1936, p. 143.
58 CHARLES JOURNET, De la croisade à la mission, dans Nova et Vetera, Fribourg 23 (1948), p. 193. Cf. ID., L’Église du Verbe Incarné, Paris, I (1941), pp. 393-396.
59 Sur l’histoire générale des missions et la renaissance de l’idéal missionnaire à cette époque, voir, en plus de l’ouvrage cité de Mgr OLICHON, JOSEPH SCHMIDLIN, D. D., Catholic Mission History. A translation, ed. by MATTHIAS BRAUN, S. V. D., Techny, Ill. 1933, pp. 222 ss. ; GEORGES GOYAU, Missions et missionnaires (Bibliothèque catholique des sciences religieuses, 41), Paris 1931, pp. 27-41 ; MARTIN GRABMANN, Die Missionsidee bei den Dominikanertheologen des 13. Jahrhunderts, dans Zeitschrift für Missionswissenschaft, I (1911), pp. 137-146 ; BERTHOLD ALTANER, Die Dominikanermissionen des 13. Jahrhunderts (Breslauer Studien zur historischen Théologie, 3), Habelschwerdt 1924 ; L. LEMMENS, O. F. M., Geschichte der Franziskanermissionen (Missionswissenschaftliche Abhandlungen und Texte, XII), Münster i. W. 1919 ; ODULPHUS VAN DER VAT, O. F. M., Die Anfünge der Franziskanermissionen und ihre Weiterentwicklung im nahen Orient und in den mohamedanischen Ländern während des 13. Jahr hunderts Werl i. W. 1934 (Missionswissenschaftliche Studien, VI) ; NOÉ SIMONUT, Il metodo d’evangelizzazione dei Francescani tra musulmani e mongoli nei secoli XIII-XIV, Milano 1947.
60 Pour les ouvrages sur Ramon Llull, voir la bibliographie à la fin de ce livre.
61 Cf. Livre de Contemplation, ch. 346, § 5 ; Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 135.
62 Livre de Contemplation, ibid., § 30.
63 Cf. B. ALTANER, Glaubenszwang und Glaubensfreiheit in der Missionstheorie des Raymundus Lullus, dans Historisches Jahrbuch, 47 (1928), p. 589. Sur le problème théologique auquel nous faisons allusion ici, voir CHARLES JOURNET, « Hors de l’Église pas de salut », dans Nova et Vetera, Fribourg, 24 (1949), pp. 63-90.
64 Blanquerna, ch. 90, § 7 ; cf. Doctrine puérile, ch. 72, § 3.
66 Livre de Contemplation, ch. 346, § 20. Cf. Doctrine puérile, ch. 83, § 12 : Il faut montrer (aux infidèles) la vérité et combattre avec elle leurs intelligences, afin qu’ils connaissent et aiment Dieu ; Livre de Contemplation, ibid., § 17.
67 Cf. CARRERAS ARTAU, op. cit., I, p. 611 s. ; FRANCISCO ELIAS DE TEJADA, Las doctrinas politicas en la Cataluna médiéval,Barcelone 1950, p. 81 s.
68 Livre de Contemplation, ibid., § 19. Cf. Blanquerna, ch. 85, § 5 ; Doctrine puérile, ch. 83, § 2 ; Desconort, v. 337-360 ; 529-540.
69 Blanquerna, ch. 87, § 5 ; cf. Doctrine puérile, ch. 83, § 11 ; Livre de Contemplation, ch. 346, §§ 7-11.
70 Doctrine puérile, ch. 71, § 12. Cf. Livre de Contemplation, ch. 346, § 3.
71 Desconort, laisses XXVII à XXXVIII.
73 Les plus grands esprits de ce siècle venaient de s’apercevoir de la nécessité de connaître les doctrines des infidèles pour pouvoir au moins les réfuter. Ainsi S. Thomas d’Aquin a-t-il écrit une fois qu’aux Pères de l’Église des premiers siècles il était plus facile de réfuter les erreurs du paganisme parce qu’ils les connaissaient plus parfaitement qu’on ne connaissait de son temps les doctrines erronées (Summa contra Gentiles, lib. I, cap. 2 in fine, cité par P. JOSEPH HENNINGER, S. V. D. Sur la contribution des missionnaires à la connaissance de l’Islam surtout pendant le moyen âge, dans Neue Zeitschrift fur Missionswissenschaft, Schœneck/Beckenried 9 (1953), p. 172, n. 37.)
74 Voir les travaux les plus significatifs parmi ceux qui défendent la thèse arabisante, dans la note de la page 40. Parmi ceux qui soutiennent l’indépendance de Lulle vis-à-vis de la philosophie arabe, JEAN-HENRI PROBST, Caractère et origine des idées du Bienheureux Raymond Lulle (thèse de l’Université de Grenoble), Toulouse 1912, pp. 240-257. ID., La mystique de Ramon Lull et l’Art de Contemplació (Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, XIII, Heft 2-3), Münster i. W. 1914, pp. 22-30 ; LONGPRÉ, art. Lulle, Raymond dans le Dictionnaire de Théologie catholique de VACANT-MANGENOT, t. IX, col. 1113 s. et 1132 s. Une position objective et impartiale dans OTTO KEICHER, Raymundus Lullus und seine Stellung zur arabischen Philosophie (Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, VII, Heft 4-5), Münster i. W. 1909, ainsi que dans l’ouvrage souvent cité des CARRERAS ARTAU, I, pp. 508-513, p. 635 s.
75 LOUIS MASSIGNON, Situation de l’Islam, Paris 1939, p. 4.
76 Cf. Blanquerna, ch. 88, § 4 et Livre de Contemplation, ch. 346, § 29. Voir également le prologue de Los Cent noms de Déu. Dans l’introduction du Livre de l’Ami et de l’Aimé, Llull dit expressément qu’il veut suivre la manière des souffis, « lesquels ont des paroles d’amour et des exemples abrégés qui inspirent grande dévotion... » (Blanquerna, ch. 99, § 3 ; cf. Blanquerna, ch. 88, § 4).
77 Doctrine puérile, ch. 71, § 10 ; cf. Desconort, v. 325-332.
78 Voir pour ces erreurs UGO MONNERET DE VILLARD, Lo studio dell’islam in Europa nel XII i nel XIII secolo (Studi e Testi, 110), Città del Vaticano 1944, pp. 33-35.
79 B. ALTANER, Glaubenszwang und Glaubensfreiheit, cité, p. 596.
80 Liber de Acquisitione Terrae Sanctae, éd. Longpré, p. 272 (cité par MONNERET DE VILLARD, loc. cit., p. 73, n. 3).
82 Cf. RENÉ GROUSSET, Histoire de l’Asie, III : Le monde mongol, Paris 1922, p. 80 s. ; G. MESSINA, L’impero universale e i Mongoli, dans La Civiltà Cattolica, 94 (1943), pp. 23-32 et 105-115 ; NOÉ SIMONUT, Il metodo d’evangelizzazione dei Francescani tra musulmani e mongoli, Milano 1947, pp. 104 ss.
83 Desconort, v. 748-756. Cf. Traité sur la manière de convertir, plus loin, p. 137. Contre les erreurs des Tartares, Llull écrivit le Liber super psalmum Quicumque vult sive Liber Tartari et Christiani (Rome 1285 ?).
84 Voir à ce propos, U. MONNERET DE VILLARD, Lo studio dell’Islam, cité, pp. 36-57 et l’abondante bibliographie qu’il cite, ainsi que JOSÉ Ma COLL, O. P., Escuelas de lenguas orientales en los siglos XIII y XIV, dans Analecta Sacra Tarraconensia, 17 (1944), pp. 115-138, 18 (1945), pp. 59-89 : A. BERTHIER, O. P., Un Maître orientaliste du XIIIe siècle, Raymond Martin, O. P., dans Archivium Fratrum Praedicatonim, 6 (1936), pp. 267-311 ; F. VALLS TABERNER, San Ramon de Penyafort, Barcelona 1936, pp. 117- 139 (Col. Pro Ecclesia et Patria) et l’article déjà cité de J. HENNINGER, dans la Neue Zeitschrift fur Missionswissenschaft, 9 (1953), pp. 174-178. En Espagne tous les Studia des Frères Prêcheurs se trouvaient dans les pays catalans de la Couronne d’Aragon, sauf celui de Séville, qui paraît avoir été de courte durée.
85 G. K. Chesterton, Saint François d’Assise, trad. franç. d’ISABELLE RIVIÈRE, Paris 1925, p. 186.
86 Cf. CARRERAS ARTAU, op. cit., I, p. 638 s. ; N. SIMONUT, Il metodo d’evangelizzazione, cité, p. 34 (avec bibliographie).
87 Voir plus haut, pp. 32 ss. La Bulle de Jean XXI a été publiée par ANTONI RUBIÓ I LLUCH, dans Documents per l’història de la cultura catalana migeval, Barcelona I (1908), p. 45.
88 Doctrine puérile, ch. 83, § 7 ; Blanquerna, ch. 80, § 3 ; Livre de Contemplation, ch. 346, §§ 10 et 26 ; Cant de Ramon. Cf. Desconort, v. 649-656.
89 Petitio Raymundi pro conversione infidelium à Boniface VIII et Petitio in concilium generali ad acquirendam Terrain Sanctam, Ordinatio prima.
90 Voir la Petitio Raymundi in concilia generali. Le canon XI du Concile de Vienne est recueilli dans le CORPUS JURIS CANONICI, Pars secunda, Decreialium collect. Constit. Clementinae, lib. V, tit. I, const. I ; cf. HEFELE-LECLERQ, Histoire des Conciles, VI 2, (1915), p. 688. Sur l’intervention de R. Llull dans l’adoption de cette mesure et son insuccès pratique, voir B. ALTANER, Raymundus Lvllus und der Sprachenkanon des Konzil von Vienne, dans Historisches Jahrbuch, 53 (1933), pp. 190-129 ; ID., Die Durchführung des Vienner Konzilbeschlusses über die Errichtung von Lehrstühlen fur orientalische Sprache, dans Zeitschrift für Kirchengeschichte, 52 (1933), pp. 226-236 ; Ewald MULLER, O. F. M., Das Konzil von Vienne 1311-1312, Munster i. W. 1934, p. 638 (Vorreformationsgeschichtliche Forschungen, 12) ; MONNERET DE VILLARD, Lo Studio dell’Islam, cité, pp. 44-49 ; HENNINGER, loc. cit., p. 182 s.
91 Cf. VALLS TABERNER, San Ramon de Penyafort, cité, pp. 130-139 ; CARRERAS ARTAU, op. cit., I, p. 46 s. ; 336 s.
92 Exemples : Llibre del Gentil e dels très savis (Majorque 1272 ?) ; Disputatio fidelis et infidelis (Paris 1288 ?) ; Liber de quinque sapientibus (Naples 1295) ; Disputatio Raymundi christiani et Hamar sarraceni (Pise 1308).
93 Sur ce point de la méthode lullienne, voir spécialement ALTANER, Glaubenszwang und Glaubensfreiheit, cité, pp. 590-596.
94 Cf. Doctrine puérile, ch. 83, § 6 ; Blanquerna, ch. 80, §§ 4, 12 ; ch. 87, §§1, 4 ; Traité sur la manière de convertir, plus loin, p. 136.
95 Livre de Contemplation, ch. 346, § 18. Cf. Doctrine puérile, ch. 83, § 4 ; Blanquerna, ch. 80, § 5 ; Traité, p. 136.
96 Dans un des opuscules de la dernière période, le Liber de novo modo demonstrandi sive ars praedicativa magnitudinis (Majorque 1312), après avoir « prouvé » une fois de plus les dogmes de la Trinité et de l’Incarnation, Lulle conclut en sollicitant du roi Frédéric de Sicile et de l’Archevêque de Monreale que les Juifs du royaume de Sicile soient contraints à lire cet ouvrage et à répondre à ses arguments ! (Rapporté par ALTANER, Glaubenszwang und Glaubensfreiheit, cité, p. 605).
97 Sur ce point, la position de R. Llull est analogue à celle de saint THOMAS dans la Summa, II, II, q. 10, art. 8. Pour le Docteur Angélique aussi infideles... nulle modo sunt ad fidem compellendi, mais les chrétiens ont le droit de faire la guerre aux infidèles ut fidem non impediant, pour sauvegarder la liberté de l’Église. Saint Raymond de Penyafort enseignait également que le baptême ne peut être reçu que de plein gré et il refuse la validité des baptêmes administrés de force (cf. Summa iuris, éd. par J. RIUS SERRA, Barcelona, I (1945), p. 25, cité par ELIAS DE TEJADA, Las doctrinas politicas en la Cataluña medieval, p. 72.
98 Cf. Doctrine puérile, ch. 83, § 5 ; Livre de Contemplation, ch. 346, § 18 ; Traité sur la manière de convertir, plus loin, p. 136.
99 Doctrine puérile, ch. 71, § 12.
100 Cf. Livre de l’Ami et de l’Aimé, v. 342, cité plus haut, p. 22 ; Livre de Contemplation, ch. 358, § 30.
101 Cf. par exemple, Doctrine puérile, ch. 71, § 12 ; ch. 83, § 10 ; Blanquerna, ch. 82, § 9 ss. ; ch. 87, § 5 ; Desconort, laisse XXXII ; Livre de Contemplation, ch. 129, § 29 ; ch. 131, § 20 s. ; ch. 220 et 222.
102 L’ouvrage de MM. JOAQUÍN et TOMÁS CARRERAS ARRAU, si souvent cité, retrace l’histoire de ces controverses avec une objectivité et une compétence admirables dans les 438 premières pages du vol. II (Madrid 1943).
103 Blanquerna, ch. 84, § 5. Dans un passage très caractéristique du Liber de convenientia ftdei cum intellectus, part. I, n. 1-4, R. Llull, pour répondre à ceux qui lui objectent que les vérités ne peuvent pas être prouvées, se couvre de l’autorité de saint Thomas d’Aquin, lequel, dit-il, fecit unum librum contra gentiles qui requirunt rationes quia nolunt dimittere credere pro credere sed credere pro intelligere.
105 Doctrine puérile, ch. 83, § 12. L’observation est juste : « pour les mu’tyzilites – une des branches du kalam ou école théologique musulmane – tout argument d’autorité devra se résoudre dans un argument rationnel » ; LOUIS GARDET et M.-M. ANAWATI, Introduction à la théologie musulmane. Essai de théologie comparée (Études de Philosophie médiévale, 37), Paris 1948, p. 351.
106 Voir surtout CARRERAS ARTAU, op. cit., I, pp. 514-523.
107 Voir les nombreux textes cités par MM. CARRERAS ARTAU et par le P. Longpré, dans le Dictionnaire de théologie cath. de Vacant et Mangenot, vol. IX, col. 1123-1125.
108 Llibre de demostracions, lib. I, art. I.
109 Disputatio fidei et intellectus (Montpellier 1303), prol. Cf. Desconort, v. 308-312 : Si la foi peut bien se démontrer, il ne s’ensuit pas que la créature– contienne et comprenne tout entier l’Être incréé, – mais qu’elle en entend autant que cela lui a été permis, – puisque l’homme tient déjà de Dieu toute sa bonté – sa mémoire et son entendement, sa puissance et sa volonté.
110 Les conclusions des deux études modernes les plus sérieuses, celles de LONGPRÉ et des CARRERAS ARTAU se rejoignent. Sur l’orthodoxie des thèses lulliennes, voir, après tant d’autres, la récente étude du P. B. XIBERTA, O. C. La doctrina del Doctor iluminado Beato Ramon Llull sobre la demostración de los dogmas, juzgada a la luz de la Historia y de la Sagrada Teologia, dans Studia monographica et recensiones edita a Maioricensi Schola Lullistica, I (1947), pp. 5-32.
111 GARDET et ANAWATI, Introduction à la théologie musulmane, cité, p. 423.
112 GARDET et ANAWATI, loc. cit., p. 372.
113 GARDET et ANAWATI, loc. cit., p. 373 ; cf. p. 350 s. et, en général, dans le chapitre La théologie, la foi et la raison, le paragraphe La raison en kalam, pp. 347-364.
114 LONGPRÉ, loc. cit., col. 1125 ; HENNINGER, loc. cit., p. 181.
115 ALTANER, Glaubenszwang und Glaubensfreiheit, cité, p. 586.
116 Roger Bacon, Opus maius, éd. J. H. Bridges, London-Oxford III (1900), pp. 121 ss. Sur Roger Bacon, à ce propos, cf. G. GOLUBOVICH, O. F. M., Biblioteca biobibliografica della Terra Santa e del Oriente francescano, Quaracchi II (1907), p. 410. Sur l’opposition croissante des esprits au XIIIe siècle contre les croisades, surtout pour des motifs religieux ou à cause du trouble que leur échec provoquait dans les consciences, cf. ALTANER, loc. cit., p. 590 et n. 10.
117 Cf. par exemple, Livre de Contemplation, ch. 112, § 11 et ch. 346, § 24 ; Doctrine puérile, ch. 71, § 12.
118 Voir la bibliographie à la fin de ce volume.
119 S. BERNARD, Épist. 363, N° 1, dans MIGNE, Patr. lat., t. CLXXXIII, col. 565.
120 Cf. Petitio in Concilia generali ad acquirendam Terram Sanctam, Ordinationes III, IV, V ; Liber de acquisitione Terrae Sanctae, éd. LONGPRÉ, p. 269 ; Liber de fine, éd. GOTTRON, p. 75 ; Traité sur la manière de convertir les infidèles, plus loin, p. 138.
121 Llull composa un Llibre del Ordre de Cavalleria (Majorque 1276 ?), manuel du chevalier chrétien, tel que le concevait le moyen âge.
122 Cf. Peticio Raymundi pro conversione infidelium, lignes 23-30 ; Liber de fine, pp. 67, 73 s. et 87-89 ; Liber de acquisitione Terrae Sanctae, Dist. I, pars 4. Le projet d’unifier les ordres militaires sous le commandement d’un grand Maître unique est cher à Ramon Llull. Il y revient souvent (Blanquerna, ch. 80 § 7 ; Desconort, v. 670 ss. ; Liber de acquisitione Terrae Sanctae, dist. I, pars, 4 ; Liber de fine, p. 73 s.), en appelant le grand Maître de l’ordre unifié, chef de la croisade, bellator rex. Ce projet n’est pas une invention lullienne. Il n’y a que le titre de bellator rex qui est sa création. Le problème de la fusion des ordres préoccupa longtemps la Papauté, de Grégoire X à Clément V, qui, en 1312, finit par supprimer les Templiers. L’idée de confier la direction de la croisade à un des chefs des grands ordres militaires figure dans plusieurs traités contemporains et elle fut mise à exécution dans l’expédition de 1309-10, qui acheva la conquête de l’île de Rhodes par des chevaliers de l’Hôpital (cf. FRANZ HEIDELBERGER, Kreuzzugsversuche um die Wende des 13. Jahrhunderts, Berlin-Leipzig 1911, pp. 7, 31, 78 ; Hélène Wieruszowski, Ramon Lull et Vidée de la Cité de Dieu. Quelques nouveaux écrits sur la croisade, dans Estudis franciscans, Barcelona 47 (1935), p. 92 s. Voir également plus loin, Traité sur la manière de convertir, p. 133.
123 Voir notre étude Un texte de Ramon Lull sur la croisade et les missions, dans Nova et Vetera, Fribourg 21 (1946), p. 103.
124 Voir en particulier JEAN RIVIÈRE, Le problème de l’Église et de l’État au temps de Philippe le Bel (Spicilegium Sacrum Lovaniense, 8), Louvain-Paris 1926, pp. 90-128 et 342-350. Sur Pierre Dubois, voir ERNEST RENAN, dans Histoire littéraire de la France, XXVI (1873), pp. 471-536. L’ouvrage de PIERRE DUBOIS, De recuperatione Terrae Sanctae, véritable traité de politique générale, a été édité par Ch. V. Langlois dans Recueil de textes pour servir à l’enseignement de l’histoire, Paris 1891.
125 René Grousset, Histoire des Croisades, III (1936), p. 428.
126 Sur un point du moins, l’utopie politico-religieuse de R. Lulle tient compte de la situation réelle dans son temps : l’élimination de l’Empire comme une entité politique, à la tête des États chrétiens. Le seul pouvoir central dans la chrétienté est donc celui du Pape. La position lullienne est ainsi aux antipodes de l’autre grand rêve d’unité mondiale axée sur les deux pouvoirs, qu’incarna en ces mêmes années Dante Alighieri. Mais elle n’est pas moins éloignée de celle des légistes conseillers du Roi français, pour qui la croisade est encore un moyen de marquer l’indépendance du pouvoir royal en face de l’Église, ainsi que de celle des écrivains curialistes, théoriciens de la suprématie absolue du Pontife, tels Gilles de Rome ou le Pape Boniface VIII lui-même dans sa fameuse Bulle Unam Sanctam. À ces derniers, Llull opposera toujours le pouvoir limité du Pape, soumis à l’ordre voulu par Dieu des choses humaines. Sur les idées politiques de Raymond Lulle, l’article déjà cité de Mlle Wieruszowski, Ramon Llull et l’idée de la Cité de Dieu, dans Estudis Franciscans, 47 (1935), pp. 87-99, nous paraît donner la note juste. Très intéressants et suggestifs les chapitres de MM. ELIAS DE TEJADA (dans son livre Las doctrinas politicas en la Cataluna medieval, déjà cité, pp. 89-102) et CARRERAS ARTAU (op. cit., I, pp. 621-634), mais ils ne nous semblent pas assez tenir compte de la position fondamentale du Docteur illuminé dans le problème des rapports du spirituel et du temporel en politique. L’élaboration de ces thèses fondamentales de la pensée politique médiévale de filiation augustinienne a été excellemment dégagée dans les ouvrages de Mgr H.-X. ARQUILLIÈRE, L’augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du moyen âge, Paris 1934, et Grégoire VII. Essai sur sa conception du pouvoir pontifical, Paris 1934 (coll. L’Église et l’État au moyen âge, II et IV).
129 Treize ans après la mort de Ramon Llull, le roi Alphonse IV d’Aragon lançait, en 1329, un dernier projet de croisade contre les Musulmans de Grenade. Il échoua, fermant ainsi pour toujours le temps des expéditions organisées de la chrétienté contre les infidèles. Désormais les luttes des peuples chrétiens contre les Musulmans (prise de Grenade par les rois catholiques en Espagne, défense de Vienne contre les Turcs) auront de plus en plus le caractère de guerres nationales. Seule l’expédition maritime de Lépante contre les Turcs (1571) apparaîtra encore comme une opération collective de la chrétienté.
130 Passage certainement corrompu dans les manuscrits. Nous avons essayé d’en donner une interprétation conforme au sens du paragraphe précédent. Peut-être l’idée de Llull était que le superflu des bénéfices ecclésiastiques devait être consacré à la conversion des infidèles. (Cf. l’édition ancienne de Palma de Majorque, imprimée par P. A. CAPÓ, 1736.)
131 Suit une brève proposition incidente dont le texte est aussi certainement corrompu. Ces deux passages sont les seuls de la Doctrina pueril qui offrent des difficultés du point de vue textuel, aux dires de l’éditeur M. OBRADOR Y BENNASSAR (p. 462).
132 Il s’agit de deux ouvrages importants de la première production lullienne : l’Art abreujada de trobar veritat, Ars compendiosa inveniendi veritatem ou Ars magna primitive (Majorque 1272 ?), point de départ de toutes les élaborations et simplifications postérieures de l’Art lullien, et le Llibre de demostracions ou Liber mirandarum demonstrationum (Majorque 1274 ?), traité de théodicée rationnelle pour la conversion des infidèles.
133 Le début de ce chapitre expose à larges traits, conformes à l’histoire, la vie de Mahomet, la rédaction du Coran et la propagation de l’Islam. De ses doctrines, il ne retient pourtant que la promesse de plaisirs charnels au paradis. Mahomet est présenté comme un habile simulateur et un homme luxurieux.
134 Il est remarquable que Ramon Llull devance ainsi de neuf à dix ans la renonciation historique de Célestin V (saint Pierre-Célestin) au Siège de saint Pierre dans son désir de reprendre la vie monastique. La priorité de la fiction lullienne sur l’épisode historique a été établie définitivement par SALVADOR GALMÉS, l’éditeur de Blanquerna, dans les Obres de Ramon Llull, vol. IX (1914), p. XIV s. Cf. FERRAN VALLS TABERNER, Ramon Lull i el problema de la renunciabilitat del Papat, dans Estudis Franciscans, Barcelona vol. 47 (1935), pp. 151-160 ; SEBASTIÁN GARCÍAS PALOU, El Beato Ramon Lull y la cuestión de la renunciabilidad de la sede romana, dans Analecta Sacra Tarraconensia, Barcelona 17 (1944), pp. 67-96.
135 Le livre II de Blanquerna sur l’état de religion.
136 Ramon le Fol se présente lui-même (ch. 79, §§ 3-4) comme un bouffon de l’Empereur, que ce dernier a envoyé à la Cour pontificale. Ramon Llull se sert souvent de ce personnage pour ajouter à l’action ses propres commentaires et il lui prête volontiers des expressions poétiques dignes de l’Ami mystique du Livre de l’Ami et de l’Aimé (cf. dans ce même chapitre, § 2, in fine). « Je désire être fou – dit-il – pour rendre honneur et gloire à Dieu » (ch. 79, § 4).
137 Un autre personnage qui sert à l’auteur à introduire un élément poétique dans son récit. Blanquerna, au début de son pèlerinage, avait rencontré dans une forêt ce Jongleur, dont l’« office » était d’exalter la valeur (ch. 48, § 1). Ensuite, il joue un rôle important au moment de l’élection du Pape Blanquerna (ch. 78, §§ 4-8).
138 Le collège de langues de la Sainte-Trinité à Miramar, fondé par l’infant Jacques de Majorque, à l’instigation de Lulle en 1274 et destiné aux Frères Mineurs (voir ci-dessus, pp. 32 ss. et 65 s.).
139 Allusion au projet d’unifier les ordres militaires, sous le commandement d’un grand Maître unique que Llull appelle dans d’autres ouvrages bellator rex (voir ci-dessus, p. 83, et plus loin, p. 133).
140 Encore une fois l’Ars magna de Ramon Llull lui-même.
141 Lulle lance ici la fiction de l’origine musulmane du Livre de l’Ami et de l’Aimé. Dans le ch. 99, § 3 de Blanquerna, introduction à cet ouvrage mystique, il n’est plus question de l’avoir traduit de l’arabe, mais seulement de s’être inspiré des « exemples » des soufis musulmans.
142 Cf. entre autres, ch. 106, § 28 s. ; ch. 110, §§ 28-30 ; ch. 309, §§ 19-24 ; ch. 358, §§ 28-30 ; ch. 360, §§ 7-9.
143 Cf. CARRERAS ARTAU, op. cit., I, p. 355 s. et 359-368.
144 Dans les meilleurs manuscrits, le signe correspondant au § 14 se trouve ici, ce qui est conforme au sens. L’édition latine de Mayence et la moderne catalane de Majorque font commencer arbitrairement le § 14 après la prochaine ponctuation.
145 L’édition de Majorque écrit le G du C, sans doute par une erreur typographique.
146 Voir l’énumération de ces ouvrages dans notre bibliographie. Sur la place de la croisade dans les projets lulliens, voir ci-dessus, p. 80-88.
147 ANTONIUS RAIMUNDUS PASQUAL, O. Cist., Vindiciae Lullianae, Avenione 1778, t. I, p. 187.
148 Cf. LITTRÉ et HAURÊAU, dans Histoire littéraire de la France, vol. XXIX (1885), p. 21 ; G. GOLUBOVITCH, Bio-bibliografia della Terra Santa e del Oriente Francescano, Quaracchi, vol. I (1906), p. 367 ; LONGPRÉ, loc. cit., col. 1108 s. ; JOAN AVINYÓ, Les Obres autèntiques del Beat Ramon Llull, Barcelona 1935, p. 112 s. ; E. ALLISON PEERS, Ramon Lull. A Biography, London 1929, p. 233.
149 Ce texte est encore inédit. Nous espérons voir paraître prochainement l’édition de Mme J. RAMBAUD-BUHOT, dans la Miscellanea Lulliana... in Memoriam... Salvatoris Galmesii, publiée par la Maioricensis Schola Lullistica dans la série de ses Studia Monographica et Recensiones.
150 JOSÉ TARRÉ, Codices lulianos de la Biblioteca Nacional de Paris, dans Analecta Sacra Tarraconensia, Barcelona 14 (1941), p. 21 s. et 175 s.
153 Le texte latin dit Sephi, que Mme RAMBAUD interprète, avec raison, Safi, sur la côte atlantique du Maroc.
154 L’empire byzantin.
155 Liconiam, dit ici le texte, c’est-à-dire Lycaonie, contrée d’Asie Mineure, voisine de la Cilicie.
156 Le scandale des rivalités et des querelles entre les ordres militaires a toujours préoccupé Ramon Llull. La solution qu’il préconisait généralement était leur fusion en un seul Ordre, sous le commandement d’un Grand Maître unique (voir ci-dessus, p. 83, n. 3, et Blanquerna, p. 102). Ici, il songe simplement à les éloigner l’un de l’autre en les envoyant guerroyer dans des régions différentes.
157 Est-ce Haïpha, sur la côte de la Palestine ?
158 Les « personnes communes » ou « générales », dans la philosophie politique de Ramon Llull, ce sont les autorités de la double hiérarchie ecclésiastique et séculière ; c’est-à-dire le Pape, les évêques, les abbés, etc., dans l’Arbre apostolique et le Prince et ses subordonnés dans l’Arbre impérial (cf. Arbre de sciencia, éd. de Majorque, vol. I, pp. 304-306 et vol, II, p. 8 s. ; cf. CARRERAS ARTAU, op. cit., I, p. 622 s.).
160 Nous avons traduit ce poème le plus littéralement possible, sans aucun souci de la forme métrique française. Si quelques rimes se sont toutefois conservées dans notre version, cela est dû seulement à l’étroite parenté des deux langues.
161 Toujours le Collège missionnaire de Miramar, le premier succès et, pour ainsi dire la seule réalisation pratique obtenue par ses efforts. (Voir plus haut, p. 32 ss. et p. 65 s.)
162 Allusion à sa tentative de démonstration rationnelle des vérités dogmatiques (voir plus haut, pp. 74-80).