Le christianisme et les traditions de l’Inde
par
Madame SWETCHINE
On nous oppose souvent l’étonnante ressemblance des mythes de l’Inde avec les croyances les plus avérées du christianisme. En reculant à volonté l’origine des traditions indiennes, on leur assure la priorité sur les nôtres. On réduit ainsi la religion chrétienne à n’être qu’une subreptice importation de formes plus ou moins modifiées, faites je ne sais à quelle époque, ni par quels moyens.
Je rejette l’héritage, mais je ne repousse pas les analogies ; elles sont évidentes et revêtues de toute l’autorité d’un fait. En tenant ce fait pour incontestable, voyons s’il ne serait pas facile de l’expliquer.
I.
La religion chrétienne a commencé avec le monde : à la chute du premier homme se lie l’espoir d’un rédempteur. Ces vérités étant contenues en germe et successivement développées depuis l’origine du monde, pourquoi ces notions, faibles d’abord, imparfaites et confuses, ne se seraient-elles pas répandues, conservées chez un peuple séparé de la souche primitive ? Ces premiers traits de la vérité, privés de l’appui qui devait les recueillir et les réaliser plus tard dans un majestueux ensemble, ont dû nécessairement subir un grossier et impur mélange. L’imagination humaine aura exploité le patrimoine divin en conservant de la vérité, seulement ce qu’il en fallait pour faire vivre l’erreur.
Il est de foi pour nous, que la vérité avait été révélée sur la terre avant de se manifester dans toute la plénitude de sa magnificence, et la raison, même la plus sévère, peut admettre que ces premières lueurs avaient laissé derrière elles un faible reflet de leurs vacillantes clartés.
L’aurore figure assez exactement les traditions primitives ; elle est l’annonce d’un jour qui n’a pas encore paru, comme ces traditions étaient elles-mêmes le prélude d’une révélation qui n’était pas encore accomplie. Voilà comment l’Inde a pu se trouver sur le chemin de la vérité, soit que la connaissance de la chute de notre premier père lui eût donné le pressentiment de la réparation, soit qu’elle eût reçu et conservé, d’une manière plus positive, le souvenir des premières promesses faites au genre humain.
Des rayons obliques peuvent défigurer les objets sans les rendre complètement méconnaissables, et l’Inde, qui sert aujourd’hui de prétexte aux savantes attaques dirigées contre le christianisme, pourrait bien, après avoir été dépositaire des grandes vérités confiées aux hommes, devenir un témoin dans notre cause et attester l’antiquité de nos titres.
II.
La difficulté se réduit ici à une question de priorité, il s’agit de savoir si c’est le christianisme qui a emprunté à l’Inde ; ou bien, si l’Inde a corrompu des notions dues à une première révélation et contenues en puissance dans la vraie révélation depuis l’origine du monde.
Aux yeux de la simple raison, les notions de l’Inde portent le caractère d’un travail de remaniement dans lequel un fond de vérité primitive aurait été altéré, travesti, tandis que nos livres sacrés présentent précisément au contraire, le corps, la notion positive, définie et nette de ces mêmes vérités.
Avant de lutter d’ancienneté avec l’Inde, le christianisme a d’abord à se défendre contre le firmament ; car n’a-t-on pas dit que son histoire comme ses incidents avaient été calqués sur les révolutions célestes et que la naissance de Notre-Seigneur, par exemple, n’était que la personnification du passage du soleil dans le signe de la Vierge ?
J’aime et j’estime beaucoup les analogies, j’y vois comme un écho divin, comme un frappant parallélisme dont Dieu se sert pour corroborer et confirmer la vérité à l’aide des langages variés et infinis dont il dispose. Ne contestons pas ici la valeur ou l’exactitude des analogies, mais sachons si le christianisme a été chercher ses dogmes dans le ciel ou s’ils en sont venus ; si l’idée s’est formulée sur l’emblème, ou bien, si l’un et l’autre se rencontrent, se touchent et s’appartiennent par une merveilleuse coïncidence.
Le monde est l’œuvre d’une seule pensée ; ses éléments divers traduisent une conception unique à laquelle se rapportent toutes ses lois. Dans sa forme, ses sons, ses couleurs, le monde sensible sert à peindre le monde intérieur, ses mouvements et ses passions. C’est à la fois, la source des arts, le principe par excellence de toute poésie. Partout l’étui affecte la forme même de l’instrument, mais la forme matérielle et sommaire. Voyez la boîte qui renferme un sextangle, c’est-à-dire le représentant des notions les plus rationnelles, ou la boîte qui contient un luth aux cordes vibrantes, comme celles de notre cœur. Les étuis accuseront bien exactement la forme extérieure des deux instruments, mais que feront-ils connaître de leurs propriétés intimes ?
III.
Pour approfondir la question de priorité soulevée entre les mythes de l’Inde et les dogmes du christianisme, il faut bien rappeler que dès le commencement du monde, la vérité plus ancienne que lui y parut. La chute, contemporaine de notre origine, fut presque simultanément relevée par les divines promesses et les plus hautes vérités furent confiées aux hommes pour être transmises par voie de filiation. Ces vérités, en descendant la pente des âges, ont reçu des développements successifs ; elles ont eu des époques de concentration, d’épanouissement où elles se fécondaient mutuellement et prenaient un essor plus rapide et plus décidé. L’Écriture nous présente cette suite de développements qui fait toute l’histoire de la révélation. La révélation, cette concentration de lumière dans une même ligne, sur un seul point, ne l’exclut pas sur tous les autres ; mais la rend au contraire inévitable, car quelle est donc la lumière qui ne se répand pas dans sa sphère et la sphère de la vérité, n’est-ce pas le monde ?
Ainsi, la vérité n’est pas demeurée cachée, et elle n’est pas non plus demeurée stationnaire : à mesure qu’elle avançait, elle déplaçait, pour ainsi dire, les ténèbres, et jetait des rayons qui s’étendaient au loin. Ces lignes horizontales et parallèles, ces rayons, à mesure qu’ils s’éloignaient du centre, perdaient de leur clarté et de leur rectitude ; ils se déformaient, s’altéraient, si bien que les faits et les espérances, consacrés et professés par la transmission légitime, arrivés à une certaine distance, se trouvaient corrompus par la combinaison d’éléments étrangers. C’est ainsi qu’à toutes les époques de la révélation, le dogme a dû subir des altérations plus ou moins graves, et que chaque vérité incomplète ou incomprise a pu devenir le germe de mille erreurs. Toutes les notions s’altéraient entre les mains de ceux qui n’avaient pas été divinement préposés à leur garde, et la vérité se trouvait défigurée sous de rudes et incorrects contours. Les promesses faites aux enfants de la vérité obtenaient chez les nations infidèles une réalisation prématurée et fausse ; de même que les données positives de la morale sainte, subissaient ailleurs une vraie dissolution. Qui nous dit, par exemple, que le nom de Dieu, pris au pluriel dans l’hébreu de la Genèse, n’ait pas suffi pour donner naissance à la Triade indienne ; que les promesses faites à la femme ne soient pas l’origine de l’incarnation de Vishnou. Des méprises de ce genre ne suffisaient-elles pas pour tout corrompre, car la gangrène spirituelle ne s’arrête pas plus que l’autre. Les premières corruptions étant devenues point de départ, à leur tour, auront fait souche et transmis l’erreur en la remaniant sous mille formes diverses. Qu’on songe à ces traditions latérales, multipliant à l’infini les combinaisons par le contact des peuples ; qu’on se figure ces prodigieux et innombrables croisements et l’on verra comment, avec un germe vrai, mais devenu presque insaisissable, l’erreur a pu tout envahir, et, en apparence du moins, tout dominer.
La Trinité, par exemple, n’est-elle pas dans la nature entière, et cela, qui le nie ? Elle est dans le dogme de plusieurs peuples : elle est dans l’homme, dans la poésie, elle est chez les philosophes, chez les panthéistes, qui l’appellent le dogme inévitable par cela même qu’ils croient y découvrir le résumé des puissances constitutives de l’intelligence humaine. Eh bien ! pourquoi devrais-je croire que ce sont les chrétiens qui ont emprunté l’idée de la Trinité ? En admettant le dogme de la Trinité comme vérité éternelle, n’est-il pas simple que Dieu ait fait pour cette vérité ce qu’il a fait pour toutes les autres, c’est-à-dire qu’il en ait fortifié la rationalité par des analogies lui servant à la fois de cortège et de contre-épreuve ?
Si Dieu n’a pas souffert que les vérités apparussent seules sur la terre ; s’il leur a prêté l’appui de mille formes diverses, pourquoi les mêmes analogies, saisies, constatées sur plusieurs points, n’auraient-elles pas été généralisées et incorporées dans un mythe ?
Foé a paru sur la terre à trente ans, et c’est à cet âge aussi que Notre-Seigneur Jésus-Christ a commencé ses prédications. De cette similitude, on tire pour conclusion que Jésus-Christ est la répétition de Foé. Ici on se demande encore pourquoi l’acte divin dans Notre-Seigneur et l’acte très humain dans Foé, s’invalideraient nécessairement ? L’âge de trente ans, où la force à son apogée n’a rien oublié de la jeunesse et pressent déjà la maturité de la vie, est fort naturellement l’époque des débuts dans la carrière publique, et il est aussi simple, que la raison divine l’ait sanctionné dans l’acte surnaturel de la Rédemption, qu’il est naturel que la raison humaine et la poésie s’en soient emparés pour donner à leur fable une apparence d’histoire.
On conserve, dit-on, en grande pompe l’ombre de Foé, on va voir une partie de son crâne et même une de ses dents ! – Cela ne ressemble-t-il pas beaucoup à nos reliques ? – À peine assez, répondrais-je volontiers, pour constater à quel point est profondément gravée au cœur de l’homme la vénération des choses réputées saintes, la puissance des souvenirs, et combien, selon la parole d’un philosophe contemporain dont on ne déclinera pas ici l’autorité, « combien la foi s’attache toujours et partout au signe de la foi ». Ces similitudes proclament le quod ubique quod semper de Vincent de Lérins. Ce qui est vrai est tellement vrai, qu’à quelques modifications près, cela a été cru partout et toujours.
C’est ainsi qu’on pourrait encore se demander, pourquoi Dupuis n’aurait pas eu raison, lorsqu’il a saisi une analogie entre les douze apôtres et les douze signes du zodiaque ; analogie sublime, dont il a plu à Dieu de se servir pour répéter dans la création les vérités qu’il enseignait aux hommes 1. Les douze apôtres entrant dans les hypothèses scientifiques de Dupuis, voilà qui eût été fort étrange ; mais ce qui ne l’est pas du tout, c’est Dupuis, investigateur de la vérité, entrant à son insu, dans les voies de Dieu à la suite des Apôtres et des Évangélistes.
IV.
Que l’on compare l’extravagance de la mythologie bouddhique, ses notions confuses, erronées, embrouillées, à la majestueuse simplicité, à la beauté pure et toujours morale de la tradition chrétienne.
Aux Indes, la seule faculté qui soit complètement développée c’est l’imagination, et il n’y avait qu’elle, en effet, qui pût jouir de ce privilège dans un pays où l’absurde devait tout envahir.
Dans les notions qui viennent de l’Inde, on sent la dégénérescence de plantes qui ont cependant pris naissance sur un sol fécondé par la vérité ; ou bien l’on croit voir ces mille fragments d’une glace brisée dont le moindre débris réfléchit encore un rayon de soleil. Mais, en même temps, quelle absence complète de sens rationnel ; comment établir le moindre rapport entre les doctrines du vide suprême, sans commencement ni fin, et les devoirs du citoyen, du guerrier, de la famille, de la science, de la littérature, des arts, de la raison publique enfin ? Entre ces aberrations indiennes et le progrès de la civilisation, n’y a-t-il pas une incompatibilité absolue ?
Le spiritualisme chrétien s’élève infiniment au-dessus des choses humaines, mais sans perdre ses rapports avec elles ; on y retrouve toutes les couches de la roche primitive. Il ne remet pas en question ce qu’il dépasse, il ne renverse pas les degrés inférieurs. Par l’harmonie il maintient et conserve ; il est le couronnement de l’édifice, consacrant dans ses bases tout ce qui est d’accord avec les lois éternelles. L’ascétisme chrétien a toujours un corps, c’est la vertu ; toujours une pierre de touche, c’est l’action. Il opère sur la réalité, il la transforme, la régénère, et en la laissant subsister, il lui rend la vie sainte et l’immortalité dont elle avait perdu le droit. L’individualité forte et puissante reste au fond de l’immortalité chrétienne, tandis que le mysticisme bouddhique est à l’état d’évaporation.
L’activité, dans le système chrétien, est l’accompagnement de toute vertu, depuis les devoirs extérieurs jusqu’à la vie intérieure. Cette activité est le stimulant de l’effort, l’âme du sacrifice, le développement du principe spirituel sous ses trois manifestations de la foi dans l’intelligence, de la morale dans la conduite, et de la piété dans le cœur. Ce qui ne varie pas dans le système chrétien, ce que le bon mysticisme ne doit jamais perdre de vue, c’est l’action, notre action sur les autres ou notre action sur nous-même. Un corps est toujours donné soit à la pensée ravie, soit à l’âme, par la vertu ou le combat ; la loi morale les domine toujours et ne s’en sépare jamais. Chaque mouvement chrétien porte en soi son propre vérificateur, jusque dans les voies extraordinaires, car l’extase et le ravissement célestes suspendent les lois physiques, mais jamais les lois morales. Dans le système chrétien, la raison est au fond du miracle lui- même.
Si le spiritualisme bouddhique est plus élevé que le sensualisme grec, il n’est pas plus vrai ; les deux systèmes séparent toujours ce que Dieu a joint, l’âme et le corps, tandis que le christianisme les tient unis dans la promesse d’une double apothéose.
On ne peut refuser à l’Inde un coloris brillant mais vaporeux, des traits ingénieux et subtils, quelque chose du chatoiement des mollusques, de leurs formes bizarres et aussi de leur fragile existence. La force et l’énergie ne s’y rencontrent pas, sa fécondité est celle de la faiblesse, et son abondance le bavardage de l’enfance ou de la vieillesse. La lumière qui s’y montre est bien celle de notre soleil, il n’y en a qu’un ; mais c’est un rayon égaré qui au lieu d’éclairer et de réchauffer, ne fait que se jouer dans les bulles d’air qu’il colore. La véritable force, celle de la vérité, n’est pas là, et de son absence résultent les plus bizarres accouplements d’idées et d’images : c’est bien quelquefois la fleur double, triple, du jardinier fleuriste, ce n’est jamais le jet puissant de la nature dans sa simplicité chaste et féconde.
Dans les ouvrages d’imagination venus de l’Inde, on ne reconnaît pas au fond le sens moral, et même, quand il n’est pas absolument banni de ses conceptions, ce qui en paraît n’est pas seulement incomplet, mais absolument faux. Pour une belle idée qui s’y rencontrera par hasard, que de pauvretés ne faudra-t-il pas supporter ! Cela n’est comparable non seulement à aucun de nos livres, mais même à aucune de nos légendes. Ainsi, en regard de la morale évangélique qui se résume tout entière en deux points : « Aimer Dieu et le prochain », deux cent cinquante préceptes sont imposés à la foi de l’ignorant comme du savant Indien. C’est tout simple ; quand on ne possède pas la vérité mère d’où découlent tous les principes et leurs conséquences, il faut multiplier les préceptes, prévoir jusqu’à l’improbable et avoir une recette pour tous les cas.
V.
En plaçant pour un instant Jésus-Christ et Foé en regard l’un de l’autre, quelles analogies trouverait-on entre ces deux types d’homme-Dieu ?
Si on les considère comme Dieu, comment Foé reste-t-il tellement au-dessous même de l’homme ?
Si Jésus-Christ est homme, comment s’élève-t-il jusqu’à la divinité par la majesté et la puissance ?
Que l’on rapproche de l’unité, de la pureté, de la majesté humble et cependant souveraine de l’incarnation chrétienne, les innombrables naissances et les non moins innombrables morts de ce Sâkyamuni qui se revêt de toutes les formes, même de celle de l’éclair, et compare lui-même la multitude de ses incarnations à celle des astres et des plantes.
Prétendre que le christianisme procède des informes et monstrueux systèmes de l’Inde, c’est reproduire la théorie qui fait dériver les langues d’un premier cri sauvage, ou celle qui partant du sinus frontalis de la grenouille, et ouvrant successivement son angle presque fermé, l’élève jusqu’au rectiligne du front de l’Apollon du Belvédère. Ces irrévérencieuses hypothèses inquiètent certains esprits bien disposés d’ailleurs, mais faibles ; ils s’en troublent avec aussi peu de raison que de la communauté de certains traits entre le singe et l’homme. C’est confondre ce qui sera éternellement séparé.
Le christianisme ne condamne pas comme d’irrémissibles erreurs toutes les notions qui se trouvent dans les systèmes erronés ; au lieu de cela il réclame, comme siennes, toutes les notions vraies, parsemées dans les superstitions étrangères, il ne les méconnaît pas à cause de leur mélange avec ce qui est impur et grossier, mais il les dégage et les purifie. Tout ce qui s’assimile à lui est à lui, est lui fragmentairement. Source et pierre de touche de toute vérité, il fait valoir ses droits contre toute usurpation et reprend son bien partout où il le trouve.
Et quoi, parce que j’aurai rencontré les initiations en Égypte, et aux Indes les différentes régions de la petite, de la moyenne et de la grande translation, me faudra-t-il nier les différents degrés que l’âme atteint et dans lesquels elle se repose successivement ? Parce que chez les Druides, chez les Égyptiens, chez les Romains il y aura eu des collèges de prêtres, de vestales, de prêtresses du soleil, au Mexique des religieux campés comme des armées, cesserai-je pour cela de voir, dans la nature humaine, la profonde racine de la vie monastique et la beauté du nœud qui rassemble des hommes pour vivre et prier en commun ?
Ce qui se reproduit ainsi sous des formes, dans des temps et à des latitudes si variés, n’a-t-il pas sa raison d’être dans les profondeurs de l’âme humaine et dès lors, pourquoi chercher ailleurs ?
Le christianisme est sans doute une loi surnaturelle, infiniment élevée au-dessus de l’homme par les vérités comme par les vertus qu’elle enseigne ; mais l’homme n’est point un ; à côté des traces profondes de la chute il y a en lui des traces bien autrement marquées, de ses hautes destinées ; aussi reconnaît-il la vérité dès la première fois qu’on la lui propose, et sans cesse on le voit travailler à rentrer dans ses voies, quand ses passions ne s’y opposent pas.
Le dogme de la déchéance est le plus ancien de tous et si on y regarde bien on le trouvera au fond de presque tous les rites religieux. L’homme a senti, il a dit à Dieu dans toutes les langues et sous toutes les formes :
Sine tuo numine
Nihil est in homine
Nihil est innoxium.
Aussi, dans toutes les religions trouve-t-on des choses qui polluent et des rites qui purifient.
Il semble que partout l’homme ait voulu exprimer qu’à ses yeux aucune créature n’était innocente, pas même celle qui est destinée à laver matériellement toutes les souillures 2. Toutes ces choses que l’on bénit, et si l’on parcourt les formes religieuses des nations, quelle chose n’a été bénie ? ne disent-elles pas assez que tout a besoin d’être réhabilité pour être rendu à l’état d’innocence et de pureté primordiale.
La satisfaction des appétits grossiers ne suffisant pas au sens subtil et raffiné de l’Inde, il était assez naturel qu’elle fît des éléments de vérité répandus dans le monde, l’usage qu’on lui en vit faire ; livrée à elle-même, c’était dans ce sens qu’elle devait se tromper. Ne pouvant s’arrêter dans les régions basses, elle a dû en considérant les maux inévitables de l’humanité, prendre en estime tout ce qui élève au-dessus d’eux, et cheminant toujours sans règle et sans boussole, arriver à la déification du non-être. Le néant, c’est la fin de tous les dogmes de l’Inde, et quel néant, ou plutôt quelle dissolution de l’individualité dans une bizarre unification !
Dans la parabole du règne des soixante mille formes, on sent au milieu des aberrations toujours froides d’une imagination très vaporeuse, des appréciations justes et découragées de toutes les misères humaines. Le découragement était inévitable là où l’Évangile n’avait pas apporté le remède à côté du mal ; mais il n’y en a pas moins dans ces adages, une mélancolie d’un charme inexprimable 3.
Ainsi, je le répète en finissant, les similitudes de dogmes et de rites qui frappent tous les yeux et blessent quelques cœurs croyants mais faibles, me font l’effet précisément contraire ; ces objections soulevées contre le christianisme me semblent à moi des autorités qui le corroborent. Ainsi, en ramenant ces différentes formes à leur principe, ce sont toujours les mêmes vérités qui sortent de l’épreuve. On ne peut assez se le répéter, tous ces peuples divers n’ont-ils pas une souche unique ? Les deux grands faits de la chute et de la promesse d’une réparation, ne sont-ils pas à l’origine même des choses et des générations humaines ? Le monde ne doit-il pas refléter en tous lieux les lueurs du foyer primitif ? Comment n’y aurait-il pas de la vérité dans les dogmes de l’Inde, de la Perse, de l’Égypte, puisque descendus d’une souche commune et unique, ils viennent tous d’une première vérité ? Comment n’y aurait-il pas des analogies du ciel à la terre ; le ciel et la terre n’ayant eu qu’un même créateur ? L’ombre et les reflets ne sont-ils plus dépendants de la lumière ?
Je suis convaincue pour ma part, que Bouddha a raison comme Dupuis a raison : seulement ils ont raison selon l’imparfaite et obscure raison humaine que Dieu n’a point divinement éclairée. Ils parlent des effets quand ils croient parler des causes et traduisent la pensée de Dieu après l’avoir défigurée.
Madame SWETCHINE, Méditations et prières,
publiées par le comte de Falloux,
de l’Académie française, 1863.
1 Cherchant dans le cours des astres et dans les saisons l’origine de tous les cultes, Dupuis fait entre autres cette remarque : « On n’oubliera pas que le nombre des apôtres qui forment le cortège du Christ pendant tout le temps qu’il remplit sa mission, est absolument celui des signes (du zodiaque) et des génies secondaires, tutélaires des signes que parcourt le soleil durant sa révolution. Ils sont ce qu’étaient les douze grands Dieux chez les Romains, chacun desquels présidait à chaque mois. » (Origine de tous les cultes, ou religion universelle, par Dupuis, citoyen français. Paris, an III de la République une et indivisible, t. V, p. 137.)
2 À l’office du Samedi Saint on exorcise l’eau avant de la bénir : Exorciso te creatura aquæ, et ainsi des autres créatures qui reçoivent les bénédictions le l’Église.
3 Le manuscrit en marge de ce paragraphe contient l’indication suivante : Citer quelques exemples. Conformément à cette intention de Mme Swetchine qui n’a point été exécutée par elle, je réunis ici quelques-unes des plus belles maximes par lesquelles débute la prédication bouddhique, dans le Rgya tch’er rol pa, ou développement des jeux, contenant l’histoire de Bouddha Çakyamouni, traduction de M. Foucaux, citée par Barthélemy Saint-Hilaire, Journal des savants, 1854, p. 487, 488. – « Évitez bien toute immodestie. – Tous les plaisirs divins et purs, nés de l’esprit et du cœur, sont le fruit d’une œuvre vertueuse. Ainsi souvenez-vous de vos actions. – Pour n’avoir point amassé ces vertus antérieures, vous allez aujourd’hui là où loin du bien-être on éprouve la misère et l’on souffre tous les maux. – Le désir n’est ni durable ni constant ; il est pareil à un songe, au mirage, à une illusion, à l’éclair, à l’écume. – Abandonnez l’orgueil, la fierté et l’arrogance ; toujours doux et ne déviant jamais du droit chemin, faites diligence dans la voie du Nirvâna (l’anéantissement). – Débarrassez-vous du filet des fautes que le repentir accompagne. »