Images de Marie aux Catacombes
par
Marie SYGNE
LES Catacombes n’ont pas fini de nous étonner. Nous sommes loin d’avoir exploré entièrement la « Rome souterraine ». Tout récemment encore, on a découvert, sur la Via Latina, qui part de Rome, en direction du sud-ouest, un nouveau cimetière chrétien, de 48 mètres de long, sur 27 de large, et si magnifiquement orné de peintures de la première moitié du VIe siècle, qu’on a pu le comparer à un musée paléochrétien.
Mais quand nous allons aux Catacombes, ce n’est pas seulement pour y contempler des œuvres d’art, ni pour rêver aux usages funèbres de nos pères dans la foi. C’est aussi, pour enrichir et étoffer notre foi, pour constater les thèmes de méditation que, par leurs artistes, les premiers chrétiens aimaient à se donner. C’est en particulier aux Catacombes qu’il est bon de rechercher les traces du culte primitif de la Vierge, alors que ce culte, parfois, a été donné comme une invention tardive et une sorte d’affadissement du christianisme primitif. C’est ce qu’avait fort bien compris le commandeur Jean-Baptiste de Rossi (1822-1894), l’un des plus illustres archéologues du XIXe siècle.
Dès 1863, il publiait, en deux éditions, l’une italienne et l’autre française, un ouvrage magnifique : Images choisies de la Vierge, Mère de Dieu ; peintes à la détrempe dans les cimetières souterrains. Ce n’était qu’un début. Vingt-quatre ans plus tard, un disciple zélé de Rossi, le professeur Mariano Armellini, publiait un petit ouvrage de 38 pages seulement, sous le titre : Notices historiques au sujet de l’antiquité du culte de la Vierge Marie.
Armellini ne cachait pas le dessein apologétique de son œuvre. Il s’agissait de montrer aux protestants qu’ils avaient bien tort de rejeter le culte de la Vierge, sous prétexte qu’il n’était pas primitif. La déclaration d’Armellini peut servir de préface à toutte étude sur ce sujet :
« J’ai choisi, disait-il, comme thème l’histoire de la dévotion envers Notre-Dame, aux premiers siècles de l’Église, afin de démontrer, avec preuves à l’appui, qu’elle fut l’objet de ce culte et de cette vénération, dès l’époque des martyrs, dans les Catacombes, et ceci dans le double but de combattre les erreurs de nos frères séparés et de confirmer les croyants dans leur piété mariale. »
LA VIERGE DE SAINTE-PRISCILLE
Au point de vue chronologique, nous ne connaissons pas de Madone plus ancienne que la Vierge qui se trouve au cimetière de Sainte-Priscille, au 430 de la Via Salaria. De bons juges la font remonter à la première moitié du second siècle, donc avant l’an 150. C’était le sentiment de Mgr Wilpert. Cependant, à une date récente, P. Styger a proposé la date de la fin du second siècle. Ce serait tout de même une belle antiquité. Décrivons-la sommairement :
La Vierge est assise dans un fauteuil à dossier. Elle est revêtue d’une tunique à manches et elle porte un voile court sur la tête. Sa tête est légèrement inclinée à droite et vers l’avant, dans la position d’allaiter son enfant, selon Rossi, dans l’attitude d’une profonde méditation, ajoute Mgr Wilpert. L’Enfant-Jésus est nu, ce qui est un signe d’antiquité. Il a la tête retournée vers l’arrière. Ses yeux sont noirs, vifs, pénétrants. Son bras droit, levé, semble désigner sa mère. Au-dessus de la tête de la Vierge brille une étoile à huit rayons. À droite de la Vierge, c’est-à-dire à la gauche pour le spectateur, se tient un personnage debout, un homme sans barbe, vêtu de la tunique et du pallium vêtement caractéristique des personnages sacrés dans la peinture paléochrétienne. Il serre dans sa main gauche un livre qui est évidemment celui des Écritures, et de sa main droite, il montre la Vierge.
Qui est ce personnage ? La première pensée des archéologues fut de voir en lui le prophète Isaïe, car c’est lui qui a prononcé cet oracle :
« Voici que la Vierge a conçu et elle enfantera un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. »
Cependant, de nos jours, on a proposé une autre identification. Il s’agirait plutôt de Balaam, qui a dit (Nombres, XXIV, 17) : « Un astre sort de Jacob. » La présence de l’étoile au-dessus de la tête de la Vierge pourrait donner raison à cette interprétation. On a fait observer, d’autre part, que Balaam n’était pas Juif et que ce prophète, tiré des Gentils, pouvait plaire davantage aux païens convertis de Rome que le prophète juif Isaïe. Tout le monde est d’accord pour déclarer que cette Vierge est la plus belle et la plus vénérable qui nous reste de l’antiquité chrétienne. Sa valeur dogmatique n’est pas moindre que sa valeur artistique. L’artiste qui a peint cette Madone révélait à tous le sentiment d’admiration et de confiance envers Marie qui sont encore l’essentiel de la dévotion catholique à la Vierge.
LA VIERGE VOILÉE
Sans sortir de la Catacombe de Priscille, nous rencontrons une seconde peinture d’inestimable valeur, fort bien conservée et attribuée à la seconde partie du IIIe siècle. Elle serait donc d’un siècle ou d’un siècle et demi plus récente que la précédente.
Elle fait partie d’un ensemble dont il faut la dégager en pensée. Au centre, une femme, dans l’attitude de la prière, vêtue de la dalmatique féminine et portant sur la tête un long voile qui lui retombe sur la poitrine. Déjà, ce vêtement est une indication, car la dalmatique fut introduite à Rome sous l’empereur Commode, vers la fin du second siècle. Cette peinture est donc postérieure à Commode. La femme en question est sans doute la défunte inhumée en ce lieu. À sa droite, à gauche du spectateur, un groupe de trois personnes, dont un vieillard vénérable à longue barbe ; une jeune femme, semblable en tout, pour le visage et le vêtement à la première, sauf le voile et, enfin, un jeune homme.
Comment interpréter cette scène ? Le vieillard est assis sur un trône. Il est vêtu d’une longue tunique, avec manches ornées de bandelettes. Il porte une « pénule », c’est-à-dire un manteau à capuchon pour la pluie. On voit en lui un évêque accomplissant une cérémonie sacrée. La jeune femme serait une vierge à laquelle il va imposer le voile pour une sorte de consécration religieuse. Elle tient dans les mains un rouleau qui doit être la formule de sa consécration. L’évêque lui adresse sans doute une « Allocution » comme nous en connaissons plus d’une dans l’antiquité, pour une cérémonie de ce genre.
Mais en quoi cela nous parle-t-il de Marie ? En ce que, de sa main droite, l’évêque montre à la jeune vierge une femme qui est peinte dans la partie droite du tableau. Cette femme est le modèle des vierges, c’est Marie. Elle est assise à la place d’honneur, complètement à droite de la femme orante qui est debout au centre. Elle porte l’Enfant-Jésus.
On a donc l’ensemble suivant : la figure du centre est la défunte, qui ne peut être qu’une vierge voilée, partie pour le ciel. L’évêque, à gauche, procède à la consécration d’une autre vierge, en tout semblable à la défunte ; en arrière se tient un diacre, en partie caché par la candidate, et qui tient dans les mains le voile qui va être imposé à cette dernière. Mais l’évêque, parlant à la jeune vierge, lui fait voir, tout à fait à droite, le modèle des modèles qu’elle aura à suivre : la Vierge portant l’Enfant-Dieu. On dirait qu’on entend saint Ambroise, quand il rappelle les avis donnés à sa sœur Marcelline, quand elle reçut le voile du pape Liboire ou quand lui-même, donnant à Milan le voile à des vierges, leur disait en montrant Marie : « Imitez-la, mes filles, car c’est à Elle que s’appliquent les paroles prophétiques... »
Il serait facile de commenter tout cela au moyen de textes tirés du traité des Vierges de saint Ambroise et de bien d’autres évêques de l’antiquité.
L’ÉPIPHANIE
De nouveau, dans la Catacombe de Sainte-Priscille, qui est décidément la Catacombe mariale par excellence, on voit, dans ce qu’on appelle la Chapelle grecque, tout un cycle de peintures, parmi lesquelles figure pour la première fois, un thème qui sera bien souvent reproduit aux Catacombes : l’Épiphanie. Contemplons surtout la Madone. Elle est parée comme une impératrice romaine du IIe siècle, assise dans un large fauteuil, et elle tient entre ses bras l’Enfant-Dieu, à peine discernable, en raison de l’action destructrice du temps. Son regard fixe attentivement les trois personnages qui allongent les mains et présentent leurs dons à l’Enfant. Ils sont vêtus à la façon des nobles persans : long bonnet replié en avant, tunique sur laquelle flotte un manteau aux larges volants. Ils ont les jambes nues, sont retroussés aux reins et leurs pieds sont chaussés avec élégance. Ce qui nous intéresse le plus, dans cette première Épiphanie, comme dans les quinze ou seize autres que l’on connaît aux Catacombes, c’est que Marie y est sûrement associée à l’hommage rendu à son Fils. Saint Joseph, qui était certainement présent, n’est jamais représenté. L’art chrétien primitif l’ignore complètement. Mais la Vierge est inséparable de son Fils. Elle est bien la Theotokos.
Aux Catacombes de Domitille, une Épiphanie encore nous fait voir Marie faisant un geste large, par lequel elle semble inviter les Mages à approcher sans crainte, comme si elle les rassurait sur l’identité de son divin Fils et sur sa bonté. L’on a donc, en quelque sorte, ici, un peu plus qu’une participation de la Vierge aux hommages des magnats d’Orient, venus pour adorer son Fils, mais comme l’accomplissement par la Vierge de sa fonction d’introductrice et de « médiatrice ». L’art chrétien, par là, semble annoncer cette attestation de Cyrille d’Alexandrie, promoteur du culte à la Theotokos, ou Mère de Dieu :
« Salut, ô Reine, s’écrie-t-il dans une homélie, c’est par ton intermédiaire que les Mages, guidés par une étoile resplendissante, se sont prosternés... Salut, ô Mère de Dieu, c’est par toi qu’a brillé la lumière sur ceux qui étaient assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort. »
CONCLUSION
Il y aurait encore mille choses à dire sur la mariologie aux Catacombes. Mais les Catacombes nous ont déjà dit l’essentiel. Après Constantin, l’époque classique des Catacombes va finir. Sans doute, il y aura encore des cimetières souterrains, pour les chrétiens. Ce que nous disions, au début de cette brève étude en est la preuve. La Catacombe récemment découverte sur la Via Latina est postérieure à l’édit de Constantin de 313. Mais ce sont surtout les cimetières tout à fait primitifs qui nous fournissent les enseignements que nous cherchons. Le culte des images, condamné par le calvinisme et, en particulier, le culte de Marie, rejeté par toutes les branches du protestantisme, a pourtant ses origines dans les plus lointaines manifestations de la piété chrétienne. Et cela suffit à légitimer la piété mariale de notre temps. Cette piété est aussi ancienne que la religion du Christ.
« En peu de traits, a écrit Mgr Wilpert, mais puissants, ces (images), mieux que tout document écrit de l’ère des persécutions, caractérisent la position de Marie, dans l’Église des quatre premiers siècles, et montre qu’elle était dès lors, en substance, ce qu’elle a été dans la suite 1. »
Marie SYGNE, Images de Marie aux Catacombes.
Paru dans Ecclesia en août 1956.