Un jeune dieu

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Guy SYLVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Henri Franck a laissé, avant de s’éteindre prématurément brûlé par un feu intérieur trop intense, un long poème idéologique plein de beautés, plusieurs articles dont quelques-uns sont tout à fait remarquables et dont aucun n’est médiocre, ainsi qu’une correspondance des plus intéressantes, dans laquelle nous découvrons non seulement le riche tempérament et le caractère généreux d’un jeune homme exceptionnel, mais encore le spectacle d’une activité intellectuelle peu commune. Le jeune poète de la Danse devant l’Arche s’enthousiasma, en effet non seulement pour les grands problèmes de l’être et de la connaissance, de l’espace et du temps, de la joie et de la perfection, mais encore pour les problèmes temporels des devoirs de l’État et des individus, de la condition sociale et de la justice économique, du progrès de la civilisation et de la liberté. Avant d’entrer dans la vie, le jeune Normalien pesa les valeurs objectives et fit de continuels retours sur soi pour prendre conscience de ses richesses et de ses faiblesses avant de s’engager dans une voie ou une autre. Victime de son propre enthousiasme, Henri Franck s’éteignit à l’âge des promesses, et des mains amies ont recueilli en deux volumes son poème, ses articles et une partie de sa correspondance, « débris d’on ne sait quels grands jeux », dirait Paul Valéry. Un de ses amis l’a défini : un feu de joie sur un carrefour. Il acceptait volontiers cette définition, « pourvu que le carrefour fût le plus passant et que toutes les routes y aboutissent. Mais je veux surtout, ajoutait-il, que de ce carrefour parte la route qui va vers l’avenir ». Ce jeune universitaire était en effet convaincu que toute idée est vaine qui n’est pas efficace et, longtemps avant Julien Benda, condamnait dans son cœur la trahison des clercs. Sa correspondance nous révèle qu’il fut toujours préoccupé par le problème, fondamental pour tout intellectuel, des relations de la contemplation et de l’action.

Les progrès récents accomplis par les diverses sciences rendent désormais impossible l’approfondissement de plusieurs d’entre elles : toute personne venant en ce monde est maintenant obligée à la spécialisation, qui est un mal nécessaire. Ce n’est qu’en possédant une connaissance approfondie et sûre des principes les plus universels des choses, principes que nous enseigne la philosophie, que nous réussirons à atténuer la déformation d’esprit qu’implique toute spécialisation. Toutes les sciences humaines sont bonnes et nécessaires puisqu’elles explorent des objets qui, sans elles, nous resteraient inconnus ou mal connus. Mais n’y a-t-il pas au fond de tout esprit humain parfaitement équilibré une tendance à la synthèse, un besoin inné de transcender l’analyse pour retrouver l’unité essentielle que tout particularisme culturel menace de détruire ? Ce n’est qu’en situant toujours chacune des sciences à son lieu propre dans l’échelle des connaissances humaines que tout savant conservera à la science de sa spécialité sa perspective propre et pourra ainsi l’intégrer dans une synthèse supérieure, dont la métaphysique est le sommet naturel et le point de rencontre des divers savoirs accessibles à l’intelligence humaine naturelle. Les différentes sciences constituent comme un immense réseau spirituel dont la géographie doit être familière à tout esprit universel.

Les diverses disciplines philosophiques et scientifiques sont comme autant de routes que l’esprit peut prendre pour découvrir le pays humain ; mais une seule de ces routes mérite le nom de royale – c’est la route de la philosophia perennis dont l’origine se perd dans la nuit des temps et dont le terme ultime ne nous apparaîtra qu’au dernier jour ; et toutes les autres doivent naturellement y conduire, pourvu que l’esprit ne se perde pas dans le petit bois d’une difficulté secondaire ni ne s’arrête aux pieds de la montagne d’un problème insoluble. Il n’est pas question de minimer la valeur des routes secondaires, dont la suppression constituerait pour l’esprit humain un appauvrissement désastreux ; mais ce qu’il importe de bien comprendre, c’est que toutes les routes doivent aboutir à la voie royale et que, lorsque nous nous aventurons sur un chemin latéral, nous devons toujours savoir comment nous pouvons revenir sur la route principale de ce vaste réseau intellectuel. Sur toutes ces routes, depuis des siècles, des travailleurs s’avancent, la hache à la main, pour abattre les arbres toujours trop nombreux des erreurs et des préjugés. Un grand nombre se sont égarés et leur égarement lui-même peut être pour chacun de nous un grand enseignement, puisqu’il indique les routes qu’il ne faut point prendre si nous voulons progresser vers le terme où l’esprit pourra se reposer dans la possession de la vérité – relative certes, mais certaine, à laquelle l’intelligence humaine peut atteindre. Quelle que soit la route sur laquelle nous nous engageons, il nous est essentiel de revenir en arrière pour refaire, en compagnie des pionniers, le chemin déjà parcouru, si nous voulons pouvoir avancer plus loin sans nous égarer. Fontenelle prétendait que nous sommes supérieurs aux Anciens parce que, montés sur leurs épaules, nous pouvons voir plus loin qu’eux. Mais cela n’est vrai que pour autant que nous soyons réellement montés sur leurs épaules, c’est-à-dire que pour autant que nous ayons pris connaissance de ce qu’ils ont déjà découvert. L’humanité a progressé dans la voie de la connaissance de la même manière que l’individu : partie de ce que les Anciens appelaient tabula rasa, elle a eu à apprendre peu à peu, et non sans errer souvent, les éléments des diverses sciences, en même temps que les lois morales et l’art de créer pour son utilité ou son plaisir des objets ou des œuvres qui portent la marque du génie de l’espèce. Mais alors que les sciences progressent par augmentation ou extensivement, le progrès philosophique, lui, ne peut se concevoir que par approfondissement ou intensivement. Ses problèmes sont éternels comme l’expérience humaine et ils sont presque tous connus depuis Platon et Aristote ; les problèmes scientifiques sont au contraire modifiés et souvent découverts par l’invention de nouveaux phénomènes et de nouvelles lois. C’est pourquoi, par exemple, la Physique d’Aristote ne possède plus aux yeux des physiciens modernes qu’un intérêt de curiosité ou historique, alors qu’elle a conservé aux yeux d’un philosophe un intérêt toujours aussi grand, puisque ce qu’il y cherche, c’est moins une cosmogonie qu’une révélation de la philosophie générale d’Aristote dont l’esprit occidental est, qu’on le veuille ou non, encore imprégné. Comme le faisait remarquer à Borel le grand Bergson, « il est une erreur répandue qui consiste à croire qu’on peut aborder d’emblée l’œuvre d’un philosophe contemporain, y entrer de plain-pied, et la réfuter au pied levé, trancher les problèmes qu’elle pose, ou les écarter comme autant de futilités, sans tenir compte des vingt-cinq siècles de méditation, d’inquiétude et d’effort, qui sont comme condensés dans la forme actuelle de ces problèmes, et jusque dans les termes dont nous nous servons pour les énoncer ». C’est pourquoi il n’est pas d’esprit vraiment cultivé qui ne connaisse les grandes œuvres des siècles passés et l’évolution de l’histoire humaine.

Il est aujourd’hui une tendance à vouloir, sous prétexte d’être à la page, ne s’occuper que des contemporains. C’est là non seulement se priver des enrichissements que peuvent nous apporter les chefs-d'œuvre des temps passés, mais c’est encore se priver d’une connaissance réelle des œuvres contemporaines qui, le plus souvent, continuent les premières dont elles sont, jusqu’à un certain point, le produit. On veut aujourd’hui puiser toute sa culture dans quelques écrivains contemporains ; mais ces derniers ne peuvent concevoir une culture dont seraient absents la Bible, Platon, Pascal ou Racine. C’est ce qu’avait parfaitement compris dès ses années de lycée le jeune Henri Franck qui lisait sans doute Gide et Barrès, mais aussi Molière et Shakespeare ; Bergson et Péguy, mais aussi Spinoza et Montesquieu. Préoccupé par des problèmes comme le syndicalisme et l’antimilitarisme, il n’en cherchait pas moins à pénétrer les grands mystères de la destinée humaine et de l’existence de Dieu. Aucun des grands problèmes qui, au cours des siècles, ont agité l’esprit humain, ne lui était indifférent et, dès ses années de jeunesse, il aspira à la plus haute connaissance, non seulement pour la joie intérieure qu’elle procure, mais encore afin de mieux orienter son action et la rendre plus efficace.

Né en 1888, au moment où Drumont poursuivait sa violente campagne antisémite, le jeune Henri Franck, qui appartenait à la bourgeoisie juive d’Alsace, connut très tôt les courants politiques qui ébranlaient les fondements de la Troisième République. Témoin de l’Affaire Dreyfus, de l’antimilitarisme d’Hervé, du débarquement de Guillaume II à Tanger en 1905, le jeune Israélite français conçut de bonne heure que toute idée est creuse qui n’est pas efficace, et acquit dès ses années de lycée un sens aigu des responsabilités sociales et politiques de tout intellectuel. En présence des problèmes complexes que l’actualité ne cessait de présenter à son esprit, Henri Franck fut vite convaincu de la nécessité de l’action, mais il voulut, avant de se lancer dans la mêlée, s’assimiler toute la culture française, car il était fier de sa double filiation charnelle et spirituelle. Il fut un des rares écrivains français et juif qui se soit enorgueilli d’appartenir à ces deux grandes familles, celle des Prophètes et celle de Pascal.

Nous ne connaissons rien de l’enfance d’Henri Franck, si ce n’est qu’il fut élevé dans la tradition républicaine de la bourgeoisie israélite d’Alsace ; mais, grâce aux témoignages de quelques-uns de ses amis, notamment d’André Spire qui a publié et préfacé ses lettres, et de la comtesse de Noailles qui a préfacé sa Danse devant l’Arche, grâce à ses premiers articles et surtout à ce qui est connu de sa correspondance, ses années de lycéen et de normalien nous sont très bien connues. Nous pouvons reconstituer à l’aide de sa correspondance la prodigieuse vie de recherches, de méditations, d’enthousiasme pour les grandes œuvres de la pensée et de l’art, toute cette quête de la sagesse et de la joie qui le rapproche tant de Spinoza, à qui il ressembla peut-être plus qu’à tout autre. Mais il ne fut pas un monstre d’intellectualisme pur, de désincarnation spirituelle comme l’est aujourd’hui un Julien Benda ; doué d’une sensibilité très vive, il aima la vie et ses joies quotidiennes et sut découvrir les beautés qui l’entouraient. La première lettre qu’André Spire ait recueillie et publiée, datée du 27 août 1905, nous apprend qu’avant d’entrer à l’École Normale Supérieure, où il fut reçu au concours de 1900, il se reposait à Nemours, près de Fontainebleau, « ce pays que pare d’un double prestige la douceur de ses eaux et l’âpreté de ses rochers », en lisant les ouvrages de Lachelier, Ravaisson, Boutroux et Bergson, qui dominaient alors la pensée philosophique française. Mais il écrit à son ami que la vie y est très douce et qu’il ne faut pas prétendre, en vacances, à être autre chose qu’un chasseur d’images. « Nemours est toujours Nemours, écrit-il, et continue de mirer dans les eaux les aspects successifs de son ciel changeant. Je ne sais s’il est aussi facile, à Paris, de suivre les jeux de l’ombre et du soleil. Avant-hier, au déclin du jour, j’ai vu le ciel, violet à l’orient, et qui, par des transitions douces, se dégradait, vers l’occident, jusqu’au vert pâle. Sur le bord du canal, croissent les touffes de menthe sauvage, qui sont, à midi, toutes vivantes d’abeilles, et qui laissent, tout le jour, aux mains qui les ont écrasées, un parfum violent comme un remords. À mesure que le soir tombe, les arbres cessent de bruire, et les eaux prennent l’immobile transparence d’un miroir. L’aile des martinets frôle, sans la troubler, la limpidité de ce cristal. Il est difficile de s’imaginer, à distance, toute la paix et toute la douceur que dégagent ces crépuscules. Le ciel et les eaux, ce jour-là, semblent, comme dit Loti, couver de la lumière, et les mouches du soir, elles-mêmes, sont dorées, dans la poudre d’or que traverse leur vol. Parfois encore, dans l’air frais de pluie, glissent les masses tumultueuses des nuages. Ils y dessinent, avec un tel accent, leurs contours, que tout le ciel prend l’intensité sombre d’une eau-forte. Comme je regrette, à tous égards, que tu ne sois pas là. » « Mais voici que l’Automne approche ! continue-t-il plus loin. Il me semble parfois, en montant les coteaux boisés de Chaintreauville, que j’entends, sur l’autre versant, sonner son pas qui s’approche, et que je le vois apparaître. Les poires, qui fondent sous les dents, annoncent, elles aussi, les décompositions prochaines. On y sent comme un avant-goût de l’automne. C’est le moment, mon cher ami, d’aller voir, en ce Paris, où tu demeures, l’automne illuminer la Seine, les quais et le Louvre. C’est à cette époque, je crois, que ce noble paysage prend son accent et sa valeur. » On comprend à la lecture de cette page que la comtesse de Noailles ait pu parler de sen regard charmant, liquide et profond, toujours en mouvement, et qui comprenait les choses d’ici-bas et d’ailleurs. Sa sensibilité juive communiait aux beautés terrestres, mais son esprit s’éveillait déjà aux beautés intemporelles de la vie de l’intelligence. Il conseille à son ami de lire d’affilée et par ordre chronologique, afin d’en mieux saisir le sens et la logique intime, les livres et le théâtre de Maeterlinck qui lui « allégera l’âme » ; puis les premiers ouvrages de Bergson, qui le feront penser dans le même sens ; il lui conseille d’exalter ensuite son imagination à la lecture de Barrès et de chercher enfin, pour se reposer de « ces visions violentes et de ces pensées graves », le sourire dans les livres d’Anatole France. Nous découvrons ici l’enthousiasme du jeune lycéen qui se jette sur toutes les nourritures de la sensibilité, de l’imagination et de l’intelligence et qui, sans cesser de vouloir enrichir son Moi avec Barrès, Gide et la comtesse de Noailles, découvrira bientôt une sagesse sereine et toute naturelle chez Goethe et une méditation approfondie des vérités éternelles chez Spinoza. Cette conquête des pensées les plus contradictoires comme des beautés les plus diverses est la tentation à laquelle succombe chacun de nous au moment où ses sens et son esprit s’éveillent à la vie. Henri Franck ne vécut pas suffisamment pour éliminer tous les poisons qu’il avait inévitablement absorbés au cours de cette découverte du monde des idées et des beautés, mais dès ses années de Normale Supérieure, il procéda à une critique de plus en plus exigeante de sa pensée, son esprit prenant de plus en plus conscience de la nécessité d’une synthèse et de la stérilité de l’éparpillement. Son goût se développa aussi et devint de plus en plus pur, comme le prouve le travail d’émondage qu’il a opéré sur son long poème, dans lequel il ne voulait rien laisser qui ne fût essentiel. La passion qu’il avait de savoir et d’admirer fit de ses années d’études une époque d’enchantement et d’émerveillement constants, alors qu’elle n’est chez beaucoup qu’une période de labeur et d’éreintement. Mais le jeune Juif s’élevait d’un pied léger vers les plus hautes sphères de la contemplation métaphysique et esthétique.

Après des études secondaires exceptionnellement brillantes, Henri Franck fut donc admis au concours de Normale de 1906, où pendant trois ans il poursuivit ses études supérieures. Il s’intéresse aux grandes questions du passé et aux problèmes actuels. Il fait aux étudiants d’histoire de la Sorbonne quatre conférences sur la politique de Périclès d’après Thucydide et il expose au Lycée Henri IV les théories de Bergson sur la Perception, l’inconscient, la Durée concrète de l’Espace homogène. Très curieux de poésie contemporaine, il lit Baudelaire, Verlaine, Samain, Henri de Régnier, la comtesse de Noailles, Francis Jammes, Paul Claudel, et quelques autres afin de saisir les tendances nouvelles. Il travaille beaucoup, dévore tout, mais il commence à prendre conscience de la déformation de son esprit par les livres. Se sentant livresque, trop théorique, trop gêné par trop de culture, il songe à écrire un roman idéologique pour décrire son cas personnel et il conseille à ses amis de se défaire de l’habitude de penser par catégories. « Nous avons été tous deux, et malheureusement nous le sommes encore, deux jeunes intellectuels dédaigneux, écrit-il à un ami ; nous méprisions les gens de sport et d’affaires, les avocats et les médecins, les savants et les industriels ; nous ignorions tout de la vie et nous n’imaginions d’autres joies dignes de nous que celles que l’on trouve dans « le songe obscur et vain des livres » ...Nous avons compris, continue-t-il, que le réel ne se plie pas à l’Idée et qu’il faut que l’Idée s’ajuste au réel, qu’elle perde sa pureté native et son intégrité. Pour qu’une idée ait de l’efficace et rejoigne la vie, il faut qu’elle consente à des compromis, à des concessions, de même que l’or, pour servir de monnaie, doit entrer dans un alliage, et perdre en valeur intrinsèque ce qu’il gagne en utilité. » Le jeune Normalien a compris que « vivre, c’est consentir à des compromis quotidiens entre l’idéal et le réel ». Et il avoue que ce sont les avocats et les médecins, les industriels et les savants qui, en fait, ont le droit de mépriser les intellectuels inutiles qui passent leur temps à disposer leurs pensées et à polir leurs phrases, et exaltent la vie et l’action dans l’inertie du cabinet. Avec quelques confrères, il fonde un cercle d’études politiques, l’Union patriotique des Étudiants républicains, dont le but est de lutter contre l’antimilitarisme. Le jeune Normalien n’échappe toutefois pas facilement à l’intellectualisme dans lequel il a été élevé et dans lequel il se sent muré. Il est comme un prisonnier qui sait que, hors de sa prison, il y a toute la lumière et toute la joie, et qui n’a pas la clef de sa prison. Faible de santé, Henri Franck l’était aussi de volonté et, s’il fut un grand travailleur, il ne s’occupa que de ce qui l’intéressait. Peu capable d’efforts prolongés, il était « tout en fusées », plein de projets qui, caressés un moment, s’effaçaient bien vite sans toujours laisser de traces. Il aima les nourritures, les cigarettes, les vins, la musique, les amis, et ne sut jamais se servir de ses mains délicates. André Spire raconte qu’aux repas, il causait, racontait, discutait beaucoup sans toujours s’apercevoir que sa mère lui donnait son potage à la cuillère entre deux phrases, ou glissait un petit morceau de viande entre ses dents. Au cours des vacances qui suivent cette première année à Normale, il voyagea, visitant la Suisse et l’Allemagne, dont il revint enthousiasmé par Wagner et proclamant que la musique est l’art « royal ». Mais, vers la fin des vacances, le jeune Sorbonnard crie famine. Il annonce à ses amis les cours de la prochaine année, dont il est enchanté. Brochard expliquera Platon ; Bergson donnera un cours sur la Volonté ; Durkheim sur l’Origine des Religions ; Delbos sur Leibnitz et Lévy-Bruhl sur Berkeley. Il rêve aux prochaines représentations des théâtres et de l’Opéra. Il ira voir la Joconde de Gabriele d’Annunzio, où « des idées cruelles s’expriment en des symboles merveilleux » ; l’Ariane et Barbe-Bleue, de Paul Dukas, à l’Opéra-Comique ; la reprise de Pelléas et Mélisande ; Polyphème d’Albert Samain et la saison d’Antoine à l’Odéon. Il suit attentivement le progrès des lettres contemporaines, lisant Claudel et Gide, les revues d’avant-garde et ces Cahiers de la Quinzaine, grâce auxquels Péguy a exercé sur lui, comme sur tant d’autres jeunes intellectuels du temps, une profonde influence sociale. Son activité ne ralentit guère : il a avec ses amis de longues conversations sur les sujets les plus divers et il s’intéresse aux Universités populaires, trouvant « intolérable » le sentiment de l’injustice économique où il vit. Son esprit généreux envisage la question sociale d’un point de vue objectif, et non pas du point de vue de la bourgeoisie à laquelle il appartient. Il demande que des hommes compétents viennent expliquer aux gens du peuple, non pas des principes creux et vains, mais la nécessité de l’hygiène, la valeur sociale de l’admiration esthétique, les moyens pratiques de mettre du confort et de l’agrément dans leur vie... « Voilà qui est excellent, voilà ce qui m’apparaît comme un devoir social, comme une tâche impérieuse, obligatoire, à quoi je dois me vouer, à quoi tu dois te vouer, qui doit être le souci de tout homme probe et intelligent... » Faisant allusion à l’égoïsme des classes privilégiées, il écrit à son ami qu’il espère qu’il sera « opéré de la cataracte », car chacun de nous fait partie de l’Univers et nous n’avons pas le droit de « faire sécession », de nous retirer dans un moi qui n’est, en somme, que le point d’intersection des grands courants sociaux. Telle était la vie que menait à dix-sept et dix-huit ans le jeune Henri Franck dont l’esprit généreux cherchait à pénétrer le plus objectivement possible les grands problèmes de la pensée spéculative et pratique. Il aimait déjà la vérité plus que ses amis et avait compris qu’il y a des choses qui importent plus encore que le succès même de nos entreprises, que la vie ne peut être belle sans un certain héroïsme ; que le premier devoir d’un jeune homme, c’est d’être de son temps, mais qu’il faut penser son action : les vers de Lamartine lui étaient déjà sensibles, qui nous disent :

 

        Il faut se séparer, pour penser, de la foule

        Et s’y confondre pour agir.

 

L’heure n’était cependant pas encore venue pour Henri Franck de se mêler à la foule pour agir ; en fait, elle n’allait jamais venir. Mais il poursuit sans repos ses recherches, ses études. Durant les vacances de 1908, il se rend à Heidelberg pour y assister au grand Congrès de philosophie où, dit-il, il n’a rien fait que se confirmer dans la haine des Allemands, qu’il appelle des « esclaves » et non des « hommes ». Ce Congrès qu’il qualifie d’« absurde » lui cause une déception extrême et il en revient convaincu que le monde est menacé par ces « barbares savants ». Il écrit à un ami qui, pendant ces vacances, fait une période de service militaire, que « le monde va périr si nous n’y prenons garde. Péguy a raison. C’est à la Trouée de Belfort que se jouera toute la liberté du monde. Et le plus tôt sera le mieux... J’espère que tu es un sergent modèle et que tu expliques aux hommes qu’il faut bien aimer la France et bien détester l’empereur allemand... » Henri Franck estime que « le temps est passé des beaux balancements de l’intelligence » et que sur tous les points du monde, l’avenir rencontre un obstacle : l’Allemagne. Il songe à écrire un article pour prouver : 1° qu’il n’y a pas, au XXe siècle, de culture allemande ; 2° qu’il y a une culture française ; et 3° – quelle lucidité à un âge si peu avancé et dès 1908 ! – que cette culture française n’est pas celle de l’Action Française et que, par l’influence de Charles Maurras, la germanisation intellectuelle gagne même les jeunes esprits français. Il espérait partir à son tour pour le régiment et se préparer pour le jour où toute la France aurait à résister à l’agression allemande. Au cours des mêmes vacances, il visite avec la comtesse de Noailles les champs de bataille de Reichshoffen – où il porte dans ses bras la célèbre poétesse pour lui éviter de marcher dans la boue – et, comme il avait autrefois fait le pèlerinage de Sion-Vaudémont, il se rend à Sainte-Odile pour y lire, dans la paix des sapins, Spinoza et le Faust de Goethe. Barrès affirmait qu’il ne faut pas philosopher à Sainte-Odile, mais Franck ne le croyait pas. Au bout de quelques jours cependant, il avoue que sous ses pas « les questions se levaient avec les feuilles » : « je marchais avec précaution pour ne pas irriter la terre, et je croyais poser le pied sur un grand problème douloureux ». Aux méditations métaphysiques de Spinoza, son esprit réaliste juxtaposait la douleur alsacienne qui venait détruire la sérénité goethéenne dans laquelle il avait espéré vivre. Les vaines spéculations académiques lui deviennent de plus en plus étrangères et il affirme que pour bien apprécier la vie, il faut s’y être « écorché les mains », il faut en avoir reçu « le coup de poing au visage ». Et, lorsqu’il commence de tenir dans la Phalange la chronique de philosophie, s’il avoue que les problèmes dont il va entretenir ses lecteurs lui sont donnés par la tradition philosophique et qu’il ne les crée pas, il entend les découvrir et les vérifier dans la réalité contemporaine. « Si le principe de la science, c’est la curiosité, écrit-il dès son premier article, le principe de la philosophie, c’est l’inquiétude ; c’est le sentiment que la vie est grave, qu’elle pose des problèmes graves. Une telle inquiétude n’est pas l’angoisse stérile qu’éprouvent tant d’hommes devant le mystère de la vie et de la mort, et qui les jette dans le mysticisme et la théosophie. C’est une inquiétude active, principe d’une recherche ardente et lucide, méthodique et passionnée. Ce qui fait la médiocrité de tant de livres soi-disant philosophiques, c’est qu’on n’y sent pas cette inquiétude. Ils sont écrits sans gravité, sans scrupule et sans effort... Le grand philosophe, conclut-il, est celui qui parvient à dépasser cette inquiétude, mais il commence toujours par l’éprouver et par l’éveiller. » Celui qui, chez Henri Franck, avait éveillé cette inquiétude féconde, c’était un maître de la morale contemporaine, Frédéric Rauh. Sans doute, le jeune Normalien avait suivi, avec un enthousiasme que Jacques Rivière trouvait excessif, les leçons de Lalande, de Lévy-Bruhl et de Delbos ; mais Rauh, que Pascal avait libéré des dialectiques vides, lui avait appris à vivre « dans le tremblement de devenir bête et dans la joie de comprendre bien ». Cherchant à éviter la rationalisme traditionnel et l’irrationalisme bergsonien, Rauh mettait ses élèves en garde contre ce qu’il appelait « la nostalgie des paradis perdus », contre l’amour des hautes contemplations intellectuelles, des belles fêtes de l’esprit, qui détournent de l’action, et qui énervent la volonté. « Il nous recommandait, continue Henri Franck, de nous contenter des tâches et des certitudes limitées, de travailler modestement au jour le jour. Seulement, il voulait que nous fissions ce travail avec courage... » Rauh voulait que l’on regardât en face et virilement la vérité, et sa philosophie n’était point séparée de sa personne. Il philosophait avec chaleur et passion, il faisait passer dans sa pensée toute sa substance, il cherchait à se cogner au réel, et par là il tendait à ramener la philosophie vers un réalisme peut-être court et trop terrestre, mais qui était certes de nature à plaire aux jeunes qui voulaient agir et qui, jusque-là, n’avaient reçu que des aliments stériles. La mort de Rauh donna un dur coup à Henri Franck qui écrivit à un ami : « Si tu crois que je suis consolé de la mort de Rauh ! Si tu crois que ça, ça ne fait pas le grand trou, le premier grand trou de ma vie ! Ce trou, j’aurai beau y mettre tout ce que je voudrai, je ne pourrai pas le combler. Car Rauh, c’était une partie de moi-même que je n’aurais pu réaliser que soutenu par lui. Et c’était pour moi encore bien autre chose : une conscience, un recours, un contrepoids. » Ce « contrepoids » disparu, Henri Franck est souvent tenté de s’abandonner au caprice et au dilettantisme, mais il ne cesse de chercher sa vocation. « L’essentiel est de brûler, écrit-il à un ami, et de se sentir brûler. Mais il ne faut tout de même pas brûler à vide. » Il n’est heureux que lorsqu’il a beaucoup à faire et il aimerait que sa tâche ne fût pas « scolaire ». Il songe à Stendhal et à Vigny qui, à seize ans, étaient lieutenants aux dragons rouges et il regrette de n’être, à vingt ans, qu’un ancien élève de l’École Normale Supérieure. Mais, à l’examen, fatigué, il s’énerve et subit un échec. Il ne sera donc pas, comme le lui promettaient ses maîtres, le plus jeune agrégé de France. Il retourne en Alsace durant ses vacances, et son ami le Dr Bucher le trouve surmené et le met au repos. Il ne lit plus rien, mais voyage un peu, se rend de nouveau en Alsace pour les fêtes de Wissembourg auxquelles il assiste avec la comtesse de Noailles, Jean Schlumberger, le docteur Bucher, Gaston Gallimard, et où il prononce, devant les vétérans de Solférino et de 1870, un discours, dans une fraîche nuit d’octobre. Il attrape la grippe, doit rentrer à Paris et se reposer. Naturellement doué pour l’histoire des idées et la sensibilité métaphysique, il se reconnaît par ailleurs des caprices de page et des gaîtés d’enfant. Il revoit ses amis, fréquente les concerts, dévore mille nouveaux livres : le climat de Paris est irrésistible, il opère sur lui comme un charme et l’entraîne dans son tourbillon. Vers la fin des vacances, le directeur du Collège Chaptal lui demande de suppléer un professeur de philosophie et il accepte avec plaisir. La comtesse de Noailles nous dit que ses élèves, « ne sachant comment témoigner leur gratitude à ce jeune professeur qui, au moment des récréations, se mêlait spontanément à leurs jeux, lui apportaient des fleurs ». Henri Franck est enthousiasmé par son nouveau poste car il aime convaincre et séduire : « Je ne suis pas un penseur, je suis un professeur », écrit-il. Mais sa conscience s’éveille vite au nouveau problème que lui posent son enseignement et sa collaboration à la Phalange et à la Nouvelle Revue Française, que Gide vient de fonder avec quelques amis. Il doit choisir entre « le gilet blanc de Prévost-Paradol » et « les lunettes bleues de Taine », entre la dispersion éclatante et la grave concentration. Il a horreur de Taine, « qui a l’esprit faux, l’intelligence étriquée, appliquée, vraiment normalienne », mais il aime Prévost-Paradol, « ses fièvres radieuses et vaines, son enthousiasme irréfléchi, ses grandes tristesses, son impuissance très distinguée, son courage final, sa vie inutile et sa mort vaillante ». Mais il reconnaît bientôt que Prévost-Paradol est un « raté », et constate que l’Université est tueuse d’enthousiasme, tandis que le journalisme inconciliable avec la morale, et : « J’ai les passions de David et la pureté d’Éliacin », avoue-t-il. Il continue donc son enseignement et ses chroniques de lettres et de philosophie, lit ou relit Gide et Balzac, Leibnitz et Kant, Giraudoux et Goethe, discute avec ses amis de la conscience de Péguy, de Hegel et de Feuerbach, de Lachelier et d’Hamelin, de Fichte et de Spencer ; il a de longs entretiens sur des problèmes aussi importants que l’Être et l’Idée, ou la possibilité d’une Révélation dans le Temps. Il renie maintenant la morale de la résignation, le stoïcisme dans lequel Maeterlinck l’avait fait tomber un moment. Il est de plus en plus convaincu que l’important n’est pas d’être célèbre, mais d’être « quelqu’un ». Il condamne la facilité en toutes choses et veut que son rêve rejoigne les choses et que ses mains puissent enfin toucher sa pensée réalisée. Mais il ne tombe pas dans un pragmatisme à la William James, à qui il reproche de ne pas appartenir à une grande tradition spirituelle qui donnerait à son génie inventif la solidité qu’il admire chez Bergson. C’est que l’Université a appris à l’auteur des Deux Sources à situer sa pensée dans l’ensemble de la pensée philosophique, à se préparer, par l’intelligence des grands systèmes, à l’intelligence, à l’invention de sa propre pensée. Aussi Henri Franck prit-il la défense de la Nouvelle Sorbonne lorsque, en 1911, Agathon l’attaqua si violemment. De dix-sept à vingt ans, Henri Franck a fréquenté la Sorbonne, puisque les cours de Normale y étaient transplantés. Mais il y allait pour s’instruire, se renseigner, et non pas pour y trouver une image complète de la vie. L’Université avait, à ses yeux, la mission d’enseigner les valeurs éternelles, de poser les grands problèmes et d’exposer les grandes doctrines du passé ; mais tout jeune homme devait, de plus, s’occuper de son temps, du monde contemporain et Henri Franck sut admirablement bien coordonner ces deux nécessités. Parlant de ses années d’études, il écrit : « À dix-sept ans, j’ai beaucoup lu Barrès ; j’ai fait, comme un gosse, un pèlerinage à Sion-Vaudémont. J’ai essayé d’apprendre l’anglais pour lire Shakespeare dans le texte ; j’ai relu, comme chaque année, Montesquieu, le plus grand prosateur français (car Pascal est d’un autre ordre et infiniment plus relevé). J’ai eu, en Alsace, sur les quais, avec tels amis, telles conversations ; nous avons lu, toutes les nuits, tous les poètes. À dix-huit ans, je me rappelle surtout avoir entendu Ariane et Barbe-Bleue à l’Opéra-Comique et, aux Concerts Colonne, l’Apprenti Sorcier... J’ai lu les Frères Karamazov et les Nourritures terrestres. Je me suis beaucoup disputé avec Jules Romains. Et puis, j’ai étudié très bien Pascal dans la belle édition Brunschvicg ; très bien aussi Spinoza et ses commentateurs (mais ça, c’est plus difficile). À dix-neuf ans, j’ai connu André Spire ; et Léon Balzagette nous a donné, pour nous éblouir, les Feuilles d’Herbe de Walt Whitman. » Le plus haut plaisir qu’il ait connu était celui de la communication absolue, et il était reconnaissant à Nietzsche d’avoir révélé que l’intelligence est une passion qui consume tout ce qui n’est pas elle et qui s’immole ce qu’on appelle le bonheur. Foncièrement spinoziste, Henri Franck aima la joie, la vraie joie, « celle qui est passage d’une moindre à une plus grande perfection ». Mais, dans cette recherche d’une perfection toujours plus grande, il intensifia de plus en plus son feu intérieur qui finit par le dévorer entièrement. Au printemps de 1910, il eut de nouveau la grippe. André Spire, qui l’alla voir, raconte qu’il le trouva couché, toussotant, avec, autour de lui, sur ses couvertures, des journaux, des revues, des livres et, sur sa table, un phonographe avec des disques de Parsifal et de Tristan. Henri Franck retourna à Nemours pour ses vacances au cours desquelles il prépara la rédaction et la publication des Études de Morale de Frédéric Rauh, et entreprit d’écrire la Danse devant l’Arche, long poème idéologique qu’il continua dans les diverses villégiatures où il dut s’enfermer de plus en plus. Ce poème de l’intelligence, de l’amitié, du courage et de la vie civique occupa une grande partie de ses deux dernières années, où il languit avant de venir s’éteindre à Paris le 23 février 1912. Il n’avait pas vingt-quatre ans.

Par son poème, Henri Franck se rattache à la grande tradition du poème intellectuel illustré par Vigny et il s’insère discrètement dans ce mouvement d’assouplissement poétique qui va de Verlaine et Laforgue à Jammes et Vielé-Griffin. Les deux grandes hérésies artistiques sont, à ses yeux, le romantisme, qui permet à l’artiste de suivre son tempérament sans lui opposer aucun frein ; et le réalisme, qui pose devant lui une réalité à reproduire de l’extérieur. Il n’aime ni la critique d’art pur, ni la poésie d’art pur, d’une part, ni les pièces et romans à thèse, d’autre part. Il s’oppose à ce qu’on sépare le génie dramatique d’Ibsen de sa pensée, parce que c’est celle-ci, dit-il, qui fait la force de celui-là. Il est ennemi de la facilité et cherche à réaliser une œuvre dont tout élément superflu soit absent. Il veut que l’œuvre réponde à une question intime, satisfasse un besoin intérieur, exprime, comme chez Baudelaire, les « minutes heureuses ». Il développe de plus en plus son poème et avoue, un moment, à un ami, qu’il doit prendre garde de ne pas l’étirer comme du Jean-Christophe. Lorsqu’il l’a terminé, il le fait remettre à Gide et à Ghéon, dont il attend le jugement dans la crainte. Il a connu avant de mourir la consolation de savoir que les fragments publiés dans la Nouvelle Revue Française et la Phalange avaient été accueillis avec enthousiasme.

S’il avait vécu, Henri Franck aurait peut-être donné ce grand poème de l’intelligence dont Paul Valéry déplorait l’absence dans les lettres françaises ; mais la Danse devant l’Arche était déjà, en un temps de chapelles, d’hermétisme et de dilettantisme, un essai de poésie universelle. Ce poème est une de ces œuvres qui ne doivent qu’à l’intelligence leur beauté, dont Henri Franck saluait toujours avec joie la découverte. Parlant des Affranchis de Marie Lenéru, il saluait en ce drame philosophique une œuvre qui aurait plu à Nietzsche par la passion qu’elle apportait à l’exercice de l’activité intellectuelle. Henri Franck estimait qu’un conflit intérieur est aussi dramatique qu’une rixe et qu’une amitié intellectuelle est aussi forte qu’une étreinte physique. Pour lui, la vie de l’esprit avait « ses joies et ses chagrins, ses risques et ses aventures, ses voyages et ses stagnations, ses amours et ses haines ». « J’ai les passions de David, mais la pureté d’Éliacin », avait-il déjà écrit : son poème nous fait saisir toute la vérité de cette parole.

La Danse devant l’Arche se compose de plusieurs chants qui nous révèlent tour à tour les divers aspects de la sensibilité et surtout de l’esprit d’Henri Franck. Le jeune lévite chante d’abord la gloire du « Dieu des grands luminaires ».

 

        Je suis fier d’être admis à vos cérémonies,

        Ô Dieu du peuple élu, ô mon maître, ô mon roi ;

        Je suis heureux que mon enfance soit nourrie

        Dans votre temple saint, de votre sainte loi.

 

        Que je sois le plus jeune entre tous vos lévites,

        Dieu éternel, ô roi des anciens patriarches,

        Le plus ardent de ceux que votre amour habite,

        Le plus léger de ceux qui dansent devant l’Arche.

 

        Que ma sensible enfance ait grandi sous votre ombre

        Comme une mince fleur sous un arbre éternel,

        Que mon esprit se soit formé selon vos Nombres

        Et que je sois savant entre ceux d’Israël.

 

Mais, en sortant de l’enfance, le jeune lévite sort du temple, il se mêle à la foule de ses compagnons et bientôt son esprit révolté n’entend plus l’Éternel ; il s’enorgueillit de sa raison, il oublie le Saint-Livre et sa loi. Mais il ne perd pas la soif de divin sans laquelle rien de grand ne se fait en ce monde ; il cherche un dieu présent, un dieu qui vient à nous comme un ami qu’on attendait et, si Henri Franck est mort avant de l’avoir trouvé, il n’a jamais cherché autre chose que lui au milieu des hommes dont il veut maintenant connaître et chanter la vie. Henri Franck abandonne le temple pour se mêler à la foule, car le dieu qu’il cherche n’est point abstrait, mais il espère en découvrir le signe dans une poignée de main, dans une communion des esprits ou des âmes. Et le poète chante l’amitié :

 

        Tendresse humaine, adhésion de l’homme à l’homme.

 

Son regard s’élargit et embrasse toute la France, « vigie sur le pont de l’Europe », qu’il invite à retrouver les traditions chevaleresques de la Première République :

 

        Le temps des beaux pamphlets et des belles fanfares,

        Le temps du libre esprit, de l’ordre et des victoires,

        Le temps du rire et du clairon,

        Lorsque la liberté s’alliait à l’audace,

        Quand la raison portant l’épée et la cuirasse,

        S’appuyait sur des bataillons.

 

En un temps d’antimilitarisme, ces vers avaient une résonance profonde et Henri Franck a consacré une importante partie de son poème à célébrer la vie civique, ses misères et ses grandeurs, ses devoirs et ses consolations. En plus d’être un poème de l’amitié et du patriotisme, la Danse devant l’Arche est le poème d’une intelligence à la recherche de Dieu et de la perfection :

 

        Je n’ai pas trouvé Dieu et je suis jeune encore...

        Je n’ai pas trouvé Dieu mais suis à sa recherche...

 

La Danse n’est toutefois pas un poème de scepticisme ni de pessimisme ; les doutes n’y détruisent pas un élan vers la certitude à laquelle Henri Franck aspirait de tout son être, non plus que cet espoir indéfectible qui, à travers la vie, soutint son enthousiasme. Comme le Cimetière marin de Paul Valéry, la Danse devant l’Arche se termine par un hymne à la vie :

 

        Un jour, je trouverai le grand courant divin,

        Et sentant dans mon dos sa puissante poussée,

        Heureux baigneur qui s’abandonne au fil du fleuve,

        Sur le lit de la joie, entre les belles rives

        De l’Univers, chargé de fruits et de maisons,

        Le corps adroit, le cœur léger, l’esprit rapide,

        Je nagerai dans l’eau violente de la vie,

        Avec beaucoup de force et beaucoup de plaisir.

 

Plus loin, il s’écrie :

 

        Ma ferveur ne craint plus les ombres de la mort !

 

Mais la mort l’avait marqué de son signe, et le jeune dieu, une nuit, tout doucement, quitta ce monde qu’il avait tant aimé et découvrit enfin le Dieu que son âme avait toujours cherché. Le feu de joie venait de s’éteindre sur le carrefour, mais sa flamme pure et lumineuse illumine encore le souvenir de cet enfant que des aînés appelaient leur maître et qui, à un âge si tendre, avait donné le spectacle d’une grande intelligence et d’une âme généreuse. Henri Franck n’a pas vécu assez longtemps pour atteindre aux vérités définitives dont son esprit exigeant avait une insatiable soif. Mais il fut une de ces âmes que la passion du savoir habite et dont Spinoza affirme que « la plus grande partie est éternelle ». C’est pourquoi Jean Cocteau, s’il l’avait connu, aurait probablement dit qu’il était un « gant du ciel ».

 

 

Guy SYLVESTRE.

 

Paru dans Gants du ciel en juin 1945.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net