Louis Lavelle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Guy SYLVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mort de Louis Lavelle est une perte majeure pour la philosophie française et la pensée universelle. Le successeur de Bergson au Collège de France occupait une position centrale dans le mouvement philosophique contemporain, au point de rencontre de l’idéalisme et de l’existentialisme. La Dialectique de l’éternel présent est un des monuments de la pensée contemporaine et mérite à Lavelle une place parmi les gloires de la pensée française, à la suite de Descartes, Malebranche, Maine de Biran et Bergson. Au moment de sa mort, il travaillait à un immense Traité des valeurs, dont le premier tome a paru récemment, et il aura laissé également plusieurs autres ouvrages qui sont des prolongements ou des essais de vulgarisation de sa somme centrale. Lavelle fut de ceux qui ont cru que, sans rien renier de sa rigueur naturelle, la philosophie devait être mise à la portée de tous, et les chroniques philosophiques qu’il a publiées entre les deux guerres dans le Temps sont un modèle de vulgarisation qui n’a pas d’égal. Par son action comme par son œuvre même, il fut un des grands artisans de la philosophie française et européenne.

La pensée de Lavelle est un aboutissement de quelques-unes des tendances les plus vives de la pensée moderne. Il a intégré dans son œuvre le criticisme et l’existentialisme pour tirer de ces deux tendances une philosophie de la participation qui est un système du monde autonome. La grandeur de Lavelle tient au fait qu’il a toujours transcendé toute spécialisation rétrécissante et dépassé le positivisme pour redonner à la philosophie toutes ses dimensions. Il a rétabli la métaphysique dans sa dignité de science première, et renouvelé le spiritualisme dont Bergson avait redécouvert les exigences au moment où le positivisme menaçait d’étouffer la spéculation philosophique européenne. Son œuvre est une des synthèses les plus puissantes, les plus cohérentes et les plus larges de la philosophie contemporaine, et elle veut répondre aux plus vastes questions qui concernent le monde, l’homme et Dieu. II y circule une vie intérieure intense, d’une santé peu commune dans la pensée de notre temps hantée par l’irrationnel et l’obscur dans lesquels se complaisent tant de penseurs marqués par la phénoménologie allemande. Il y a chez Lavelle une veine existentialiste, mais elle est aux antipodes de celle que suit un Sartre ; comme chez Gabriel Marcel, la foi et l’espérance donnent ici à la recherche philosophique une confiance dans la dignité et l’avenir de l’homme, qui est pour le penseur une confortation subjective enrichissante. Si Bergson, au terme d’une longue et patiente recherche, a fini par reconnaître la primauté de la mystique chrétienne dans cette œuvre si belle et si émouvante que sont les Deux Sources de la morale et de la religion, Lavelle a reconnu dès l’origine la révélation chrétienne, et a été toute sa vie préoccupé par le problème des valeurs qui fut toujours au centre de ses travaux. Son dernier traité est précisément un Traité des valeurs, et il avait été précédé immédiatement par Quatre saints, suite de méditations d’un philosophe sur l’expérience mystique et le problème du salut personnel ; mais ce problème du salut se retrouve dans tous les ouvrages de Lavelle, il est à l’origine de ses recherches les plus diverses.

C’est d’ailleurs pourquoi l’homogénéité de cette œuvre est si grande, tout y étant ramené aux questions essentielles. « Le monde est un système que nous formons pour le penser et que nous brisons pour y vivre », a-t-il écrit, et cette déclaration synthétique révèle ce que son œuvre comporte à la fois de raison et d’expérience vécue. Parti, comme presque tous les philosophes modernes, de la subjectivité, Lavelle n’a découvert de voie hors de l’immanentisme que par la primauté qu’il a accordée à la volonté qui nous fait agir et, nous faisant agir, nous fait passer sans cesse du néant à l’être. C’est dans l’Acte que l’homme s’actualise, c’est par l’acte qu’il participe de l’Être, l’acte humain par excellence étant cette participation par l’esprit qui est le fondement et la réalisation de la liberté humaine. Toute la dignité humaine vient de ce que l’homme doit assumer sa propre responsabilité, se créer lui-même en participant en toute liberté de l’Être qui englobe tout. C’est cette liberté qui est le fondement de toutes les valeurs, et l’éthique de Lavelle dépasse le déterminisme en rendant l’homme responsable de son être même et de tous les actes par lesquels il se réalise. C’est par là qu’il rejoint l’existentialisme contemporain, mais il s’en écarte considérablement en restant fidèle à la tradition criticiste qui est l’apport moderne à la philosophie de la conscience.

Qu’on entre ou non dans son système, on n’en peut nier ni l’ampleur, ni l’importance, ni la cohésion interne ; on ne peut nier non plus que cette systématisation du monde repose sur des intuitions authentiques. Lavelle appartient à cette grande lignée de philosophes qui ont voulu penser le monde et, sans pouvoir éluder le mystère, donner de ce qui est une vision harmonieuse et claire. Par là, il est typiquement français, et il est resté fidèle à ce qu’un Descartes a apporté de meilleur à la pensée de l’Europe. Mais il a évité de tomber dans un rationalisme desséchant, en reconnaissant qu’au delà des lumières s’étendent ces régions impénétrables où l’homme peut avancer toujours mais dont il n’atteindra jamais les limites. Par son œuvre, qui est non seulement une des plus hautes de notre temps mais encore une des plus importantes de toute la philosophie française, Lavelle fécondera encore longtemps cette recherche philosophique qui se poursuivra tant qu’il y aura des hommes et dans laquelle l’esprit humain trouve ses joies les plus pures en même temps que ses angoisses les plus profondes.

 

 

Guy SYLVESTRE.

 

Paru dans la Nouvelle Revue canadienne en 1951.

 

 

 

 

 

 

 

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