Coralie ou la Persévérance
par
Marguerite-Marie TEILHARD DE CHARDIN
Dernièrement un vieux petit livre du siècle dernier m’est tombé entre les mains. Il est intitulé Coralie ou La Persévérance. Sur la première gravure, Coralie, vêtue d’une robe blanche à crinoline et coiffée en boucles, se promène dans un parc en compagnie d’un jeune homme comprimé par un pantalon de nankin. Elle a les yeux levés au ciel et une main sur le cœur ; le jeune homme la considère avec un pénible étonnement. Sur la seconde image, Coralie est étendue dans un lit à colonnes ; elle a un crucifix sous les yeux ; des rayons plutôt menaçants et engendrés apparemment par le baldaquin se répandent en abondance tout autour d’elle.
Vous devinez tout au moins la première partie de l’histoire. L’angélique Coralie de Clairefontaine se fiance au brillant Casimir de Grandvallon. Fortune, beauté, amour, qualités du cœur et de l’esprit sont en harmonie parfaite. Mais Coralie est délicate ; elle a des couleurs roses « inquiétantes » et une toux sèche à laquelle sa mère seule prête attention. Un jour, son mouchoir se teinte de sang sous les yeux de Casimir et d’une quantité d’autres personnes parmi lesquelles figure précisément un médecin. Tumulte, larmes, syncope de Madame de Clairefontaine et dispersion des invités sauf du médecin. Celui-ci fait son devoir et même plus que son devoir, car il se croit obligé d’annoncer à Madame de Clairefontaine (à peine remise de son évanouissement) que sa fille est condamnée sans espoir ; on ne peut prolonger ses jours que par un long voyage dans le Midi. Je résume en trois lignes un discours de quatre pages.
Coralie se montre sublime. Quand sa mère en larmes vient lui dire que son mariage doit être différé, elle répond : « Ma santé et mon bonheur étaient à Dieu ; Il ne reprend que ce qu’Il avait donné. » Elle rend sa parole à Casimir dans une lettre un peu emphatique, mais très touchante. Casimir, aussitôt, songe au suicide ; pendant une nuit de pleine lune, il rôde autour d’un étang, mais il ne s’y jette point. Réflexion faite, il renonce simplement à se marier.
Coralie dit adieu à son pays natal par une froide soirée d’automne compliquée de tourbillons de feuilles jaunes. Elle séjourne à Nice, puis à Pise, à Florence, et à Venise. Elle va de plus en plus mal, ce qui n’a rien d’étonnant avec l’inconfort des auberges et les trajets en diligence. Mais sa vertu croit de jour en jour. Les plus violents accès de fièvre n’altèrent point son humeur ; elle prêche gentiment père, mère, médecins et visiteurs. Les ecclésiastiques eux-mêmes viennent s’édifier à son chevet. Ils disent : « Heureux parents, votre fille est un ange ! » On ne peut s’empêcher d’admirer M. de Clairefontaine qui accepte ces propos sans réaction.
Bientôt Coralie commence à souffrir d’appendicite qualifiée de « grandes coliques », puis de vives douleurs à la hanche qui signifiaient sans doute « coxalgie ». Sa jambe se raccourcit et la situation semble avoir promptement empiré grâce à la médication du temps. « Toute occasion de m’immoler m’est une joie », disait la jeune fille. C’est presque trop beau. Mais elle est tellement comblée de ces joies amères, elle supporte si héroïquement les sétons, les cautères, les médecines variées et les tiraillements du membre malade que sa sainteté est de bon aloi. Elle reçoit les derniers sacrements, fait aux siens des adieux prolongés – cette mourante avait une extrême facilité d’élocution – et, finalement, ne meurt pas. Graduellement elle revient à une vie précaire, mais pas du tout à la santé.
Je suis persuadée que la seconde partie de l’histoire est authentique et qu’elle n’a eu aucun succès auprès des lecteurs de l’époque ; pourtant elle m’a paru des plus instructives.
Nous retrouvons Coralie réinstallée dans le château de ses pères. Le docteur verbeux qui l’a condamnée s’émerveille de la revoir. « Vous existez, Mademoiselle, et il y a lieu de vous en réjouir : vous n’êtes même plus en danger ; j’ose dire qu’avec du temps, des soins, un régime approprié, le courage dont vous fîtes toujours preuve... nous pouvons obtenir encore quelques progrès... N’espérez pas, cependant... » J’achève, Coralie est une « chronique » et doit s’estimer privilégiée ; pourtant sa véritable épreuve commence alors.
Revenue invalide sur le théâtre de sa joyeuse activité, le passé l’accable et sa vie lui paraît bien monotone. D’abord elle se borne à le penser ; peu à peu, elle le dit : « Mais, Coralie vous devez être si heureuse de n’être point morte ! » Coralie songe alors que la mort était un stimulant et qu’elle ne peut plus y prétendre. Les visiteurs se faisaient moins nombreux et ils trouvaient aussi Coralie moins aimable ; Coralie se lassait, j’imagine, d’entendre dire qu’elle engraissait tous les jours et qu’elle devait être contente d’une si prodigieuse amélioration. Parfois on la descendait au jardin devant la nature en fête, elle se mettait à pleurer et on la ramenait bien vite dans sa chambre.
Sur ces entrefaites l’inconsolable Casimir épouse Clotilde, la meilleure amie de Coralie. Coralie s’efforce encore d’être sublime et y réussit. Mais le soir du mariage elle trempe son oreiller de ses larmes et refuse de recevoir le jeune ménage venu lui dire adieu avant de partir pour l’Italie (le bonheur a de ces inconsciences). La famille de Clairefontaine s’étonne de plus en plus.
Le romancier – ou la biographe – note très finement la dégringolade de Coralie sur les pentes de la Perfection. « Elle cédait à ses maux de nerfs (cela signifie sans doute qu’elle s’impatientait). Elle réclamait les douceurs, friandises et menus soulagements qu’elle refusait autrefois. Nul coussin n’était assez doux pour elle. Chacun était tenu de la servir, et quoi qu’on fît, elle se plaignait : elle restait ainsi oisive tout le jour... » Bref, la petite héroïne qui avait offert sa vie à Dieu comme un chevalier présente son épée au suzerain, cherchait, à son insu, à résilier le contrat.
Dieu lui paraissait étrangement lointain. L’oraison n’était plus qu’un tissu de distractions et s’achevait dans une lassitude accablante. « En priant moins longtemps je prierai mieux », se dit-elle. Ce fut le contraire qui arriva. Elle finit par se borner à la récitation machinale de quelques Ave Maria ; encore s’en dispensait-elle les jours de migraine.
L’auteur fait entendre à maintes reprises que Coralie était très jolie. Mieux vaut sur ce point se rapporter au texte qu’aux gravures. La jeune fille dut remarquer, avec l’aide d’un miroir, que sa beauté avait disparu. Jamais elle n’avait été vaine, et pourtant cette découverte la plongea « dans un étonnement douloureux ». Après quoi elle s’en voulut de sa mélancolie. Tout cela est bien humain.
Coralie devint donc « hypocondriaque ». Nous dirions plus simplement cafardeuse et insupportable. Madame de Clairefontaine a recours à un vieux prêtre, son parent éloigné, qui rappelle vaguement le P. de Ravignan. D’une remarquable éloquence, il a été arrêté dans sa carrière d’orateur par une laryngite et de grandes infirmités : c’est un aumônier U.C.M.1 avant la lettre.
La jeune malade épanche devant lui ses rancœurs et son humiliation ; car elle a supporté des épreuves autrement poignantes que sa souffrance actuelle ; maintenant elle ne supporte plus rien.
– Cela vient, dit le prêtre, de ce que l’ennui est plus accablant que la douleur.
– Je ne m’ennuyais pas, il y a quelques années.
– Vous étiez plus distraite ; vous n’envisagiez pas une longue vie ; vous n’étiez pas encore lassée d’une existence crucifiante, il est vrai, mais nouvelle. La phase que vous traversez est extrêmement pénible, je le sais ; mais les autres l’ignorent, et ainsi vous n’avez même plus l’appui de leur compassion.
– Il me suffirait d’avoir celui de Dieu. Il me manque à présent.
– Dieu ne nous manque jamais. C’est vous qui manquez de générosité.
– Ne lui ai-je pas assez donné ?
– Si, mais à présent vous vous ingéniez à reprendre le plus possible de votre don. La nature se fait plus exigeante à mesure que vous lui cédez davantage ; et le malaise que vous cause votre résistance à la grâce divine est peut-être la source de votre impatiente tristesse.
Ici, la pauvre Coralie se remet à pleurer ; sans doute songeait-elle à ses prières tronquées, à ses puériles exigences, à ses crèmes et à ses trente-six coussins. Tout cela n’est pas bien criminel. Mais le pseudo Père de Ravignan se montre impitoyable.
– Ma fille, dans votre état, il faut choisir entre la sainteté ou la plus banale médiocrité. Quand commence la Passion, la situation intermédiaire est impossible. Notre-Seigneur ne défend point de dormir et de se chauffer ; pourtant au Jardin des Olives, le sommeil a perdu les meilleurs apôtres ; et saint Pierre est resté à mi-chemin du Calvaire par la faute d’un bon feu. Sauf saint Jean, ils ont failli manquer leur vie parce qu’ils étaient attachés à leurs petits conforts.... Croyez-moi, Coralie, vous souffrirez beaucoup moins en étant plus fidèle... C’est aux malades chroniques que le Christ pensait peut-être quand il disait : « Veillez et priez. »
Coralie, mal convaincue, est néanmoins bouleversée. La nuit elle réfléchit longtemps sous la lueur des étoiles. Elle implore le secours divin, se sent éclairée et fortifiée ; à l’aube elle renouvelle son sacrifice en sachant cette fois ce qu’il signifie.
Au dernier chapitre nous voyons Coralie, paisible et enjouée, brodant un béguin pour le premier bébé de Clotilde. Il est question d’enfants malpropres qui prennent avec elle quelques notions de catéchisme et de civilité ; d’amis innombrables venant raccommoder auprès d’elle les morceaux de leur cœur ; de parents aussi heureux auprès de leur fille invalide qu’ils l’eussent été avec une Coralie bien portante. Bref, Coralie est devenue une parfaite Ucémiste, indulgente parce qu’expérimentée. Les siècles changent, le style change, mais l’histoire des individus reste toujours la même.
Marguerite-Marie TEILHARD DE CHARDIN,
L’énergie spirituelle de la souffrance.
1. Union catholique des malades.