EXTRAIT DIVIN

 

TIRÉ

 

Par le commandement du Grand Dieu,

Créateur du Ciel et de la Terre,

 

DES ŒUVRES

 

DU DOCTEUR JEAN TAULER,

 

 

En faveur du pauvre Genre-Humain, afin que les hommes apprennent à connaître :

I. En quelle disposition ils sont devant Dieu.

II. Comment il faut que Dieu, la Parole, ou Jésus-Christ naisse et soit formé en nous, si nous voulons obtenir le salut.

III. Comme quoi, c’est par la prière, par la foi, par la charité, par l’obéissance, par l’humilité, que nous pouvons parvenir jusqu’à entendre la Voix de Dieu, d’où nous avons la vie, le salut et une parfaite joie dans le temps et dans l’Éternité, comme le Seigneur Jésus-Christ le témoigne, quand il dit :

Celui qui a ouï du Père et qui a appris vient à moi. Avec plusieurs autres excellentes Doctrines, Épreuves de la vraie foi, de la charité, de l’humilité, de la régénération, du renoncement à soi-même, et d’autres choses.

 

 

 

OUVRAGE

 

Qu’il est de la dernière importance à tous les hommes de lire, pour savoir comment on peut derechef retourner à Dieu comme dans notre origine par Jésus-Christ, qui est lui-même le Chemin, la Lumière, la Vérité, et la Vie ; et trouver en lui le repos de l’âme.

 

Jésus-Christ est le repos de l’âme.

 

 

Traduit de l’allemand.

 

 

 

 

Avis très-important à l’Ami Lecteur.

 

JÉSUS-Christ qui est la Vérité Éternelle, a lui-même prononcé ces paroles, disant : Nul ne peut venir à moi si le Père ne le tire ; il est écrit : Ils seront tous enseignés de Dieu, savoir les hommes ou les véritables croyants. Celui donc qui a ouï du Père, et qui a appris, vient à moi. Ô ! la Divine Vérité ! Or, puisque aujourd’hui il n’y a plus personne qui ait observé l’attrait du Père, personne aussi n’a pu être enseigné de Dieu. Et puis aussi que le temps est venu, auquel la vie mondaine des hommes, la grande Babylone doit être détruite avec eux, Dieu le Père cherche à en arracher quelques-uns du feu, par le moyen de cet Extrait et de mes écrits, et de les attirer à soi, afin qu’ils entendent sa voix et que ceux qui l’auront ouïe vivent. Ainsi j’avertis mon cher Lecteur, au nom du Seigneur, de ne pas se contenter d’employer, peut-être une heure aujourd’hui et une autre demain, à les lire. Ô ! ce n’est point là le moyen de trouver grâce. Mais puisqu’on n’a employé tout le temps de sa vie qu’à servir à sa propriété, et par conséquent au Diable, on doit racheter le temps précieux, donner gloire à Dieu, et se proposer d’employer quelques jours au service de sa propre âme, par la lecture de ces Écrits et de cet Extrait avec prières, supplications, soupirs, jeûnes, et abstinences ; en observant si pas l’on n’en sera touché en quelque manière. Alors on sera forcé d’avouer qu’il n’y a aujourd’hui qu’un très petit nombre de gens qui soient enseignés de Dieu. Je déclare franchement que tous ceux qui n’ont pas ouï cette parole au dedans d’eux sont encor sous la puissance du Diable et sont tous éloignés de Dieu. C’est pourquoi je les avertis d’être bien sur leurs gardes, en lisant ces Écrits, contre les suggestions et les autres surprises où ils pourraient tomber, pour ne point se laisser jeter dans l’erreur. Car le Diable ne cessera point de les en détourner s’il peut, par toutes sortes de manières, sachant très bien quel préjudice il reçoit lorsque quelqu’un vient à être enseigné de Dieu. C’est pourquoi, mon cher Lecteur, chasse-le loin de toi, avec toutes ses suggestions et ses surprises, et t’applique à cette lecture dans la retraite, hors de la compagnie des autres hommes, et tu auras bien employé ton temps. Médite ce petit nombre de témoignages, et ne t’arrête point à ce grand nombre de diseurs de paroles ; mais souviens-toi que depuis le commencement ç’a été toujours le petit nombre qui a montré la vérité. Si tu ajoutes foi à ce petit nombre de témoignages, la vérité même te conduira en toute vérité, et touchera ton cœur.

 

 

 

PRÉFACE.

 

 

          Au Nom du Seigneur !

 

MON cher Lecteur que j’aime en Dieu, ce qui m’oblige à te présenter un Extrait des écrits qui ont été laissés par ce Docteur Illuminé, très excellent Jean Tauler, c’est la charité que je porte à tous les hommes incrédules, dont tout le monde est aujourd’hui rempli ; je dis entièrement rempli, qui s’imagine que tout leur salut consiste dans des exercices extérieurs de Religion, mais le grand Dieu, créateur du Ciel et de la Terre, duquel j’ai ouï la voix depuis longtemps, quoique j’en sois indigne, moi qui ne suis qu’un homme pauvre et misérable, m’a montré tout autre chose, comme mes écrits divins et d’autres choses merveilleuses le témoignent ; savoir que tout l’extérieur n’est qu’une préparation au salut, une adresse, et un attrait à l’intérieur. Il n’y a rien que l’intérieur qui soit agréable à Dieu, et par où ce Dieu en trois personnes nous veuille sauver. Mon Cher Ami, tu t’imagines qu’il suffit de lire, d’ouïr, de méditer et d’apprendre à expliquer la parole de Dieu, écrite et littérale, qui est l’Écriture Sainte, et ensuite de la proposer aux autres, de s’en servir pour les enseigner pour leur prêcher, les instruire, et pour consoler les malades, et autres choses semblables. Ô ! Nullement, cela ne suffit point, il faut que tu aies la parole de Dieu intérieure dans toi, qui est Jésus-Christ lui-même, et qui est Esprit et vie. Il faut, dis-je, que Dieu ait prononcé sa parole au dedans de toi ; il faut que tu sois toi-même enseigné de Dieu, non pas seulement extérieurement, mais dans l’intérieur immédiatement, comme tous les vrais Prophètes, les Apôtres et les Disciples de Christ l’ont ouïe, si tu veux produire quelque fruit, sauver ton âme, et augmenter le règne de Dieu, au lieu de le diminuer. Car c’est la parole intérieure, ce que tu as ouï toi-même du Seigneur des oreilles internes, que tu dois annoncer et proposer, et te servir de la parole extérieure pour démontrer l’intérieure, autrement ta doctrine est antichrétienne, et tu es sous l’Anathème que S. Paul a prononcé. Car tu ne dois point annoncer d’autre Évangile, d’autre parole ou d’autre Fils de Dieu que celui que Dieu a manifesté en toi selon son bon plaisir, de même que dans S. Paul, puisqu’il ne prêchait point d’autre Évangile. Le Nouveau Testament de lettre, qu’on appelle aujourd’hui l’Évangile, n’était point encor du temps des Apôtres. L’Évangile ou la parole qu’ils annonçaient était le seul Jésus-Christ, lequel ils démontraient par l’Écriture Sainte ; leur parole était oui et amen ; elle était esprit et vie ; leur parole était Jésus-Christ, ou ce grand mystère, Christ en eux ; Dieu était leur parole. Car remarque bien ceci, Mon Cher Lecteur, dès que Dieu eut manifesté son Fils ou la parole, ou l’Évangile, car c’est tout un, en Paul par la naissance intérieure, ou par la résurrection de Jésus-Christ, tellement que S. Paul eut appris à le connaître en soi, il ne voulut plus connaître Christ selon la chair, et il dit expressément : Dès à présent nous ne connaissons plus personne selon la chair, et bien que nous ayons connu Christ selon la chair, si est-ce que nous ne le connaissons plus maintenant ; c’est pourquoi si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature ; aussi prononce-t-il Anathème contre ceux qui annonceront un autre Évangile, une autre parole, un autre Christ que celui qui était crucifié et ressuscité en lui. Voyez donc, mes Chers, S. Paul ne voulait plus connaître le Christ extérieur selon la chair, moins encor s’y arrêter ; et nous, pauvres misérables hommes qui nous flattons d’être les plus savants, les plus pieux, les plus intelligents, et les plus spirituels, nous nous arrêtons au témoignage extérieur, à l’Écriture Sainte qui rend témoignage de Christ, jusqu’à notre fin ; nous apprenons toujours, nous écoutons, nous enseignons, et nous ne pouvons jamais atteindre à une vraie et intime connaissance de Christ ; et par là, nous perdons certainement, comme le Seigneur me l’a montré clairement à moi indigne, toute notre félicité, la Vie éternelle, Jésus-Christ, Dieu lui-même et sa Parole Éternelle, parce que nous ne venons point à Christ et que nous ne voulons point apprendre de lui qui est l’unique maître et Docteur véritable, comme nous devrions faire, mais, nous contentant du don qui est l’Écriture, nous nous y arrêtons, et par ce moyen nous perdons tous tant que nous sommes le grand Mystère, Christ en nous. Le plus grand de tous les Trésors cachés dans le champ de nos cœurs, le souverain bien, la parole plantée dans nos âmes, la seule Chose qui suffit, la perle de grand prix. Ô ! Mon Dieu ! n’est-ce pas une chose pitoyable que nous ne regardions et ne fassions attention qu’au Don, que nous exaltions ce Ciel et que nous agissions et nous conduisions de la manière que nous nous sommes prescrite nous-mêmes, et qui empêche seulement que Dieu puisse faire son œuvre, engendrer son fils en nous, ou y prononcer sa parole ; beaucoup moins le manifester, comme il a fait en S. Paul et en tous les saints ; quoique ce soit de là que dépend et en cela en quoi consiste tout notre bonheur éternel ! Et ce qui est encor plus horrible et Diabolique, c’est que, par-là, nous faisons mourir en nous Dieu qui est le Donateur, et nous en chassons le Seigneur de Gloire. Nous n’en agissons point autrement que les anciens Scribes et Pharisiens d’entre les juifs qui se contentaient de l’Écriture Sainte, mais qui ne reconnurent point le Fils de Dieu, ou la parole manifestée en chair. Nous aussi, nous nous contentons de l’Écriture, et nous ne connaissons point le Fils de Dieu ou sa parole manifestée en Esprit. Ceux-là s’imaginaient que parce qu’ils avaient devant eux les Écrits de Moïse et des Prophètes, et qu’ils étaient des gens savants, ils ne pouvaient pas errer, et toutefois ils étaient tous dans un tel aveuglement, qu’au lieu de la lumière éclatante qui s’était levée sur eux, ils ne connurent point le Christ Extérieur, mais au contraire, ils le crucifièrent et le mirent à mort, et après qu’il fut ressuscité, lorsqu’on voulut les avertir au nom du Seigneur de ce qui était arrivé, et le leur mettre devant les yeux, et leur crime détestable, ils étaient encor si endurcis, qu’ils ne voulaient point reconnaître leur Crime, mais ils se justifiaient encor de tout leur pouvoir et, par la tromperie du Diable auquel ils servaient sans le savoir, ils tinrent Conseil pour persécuter les Chrétiens, les chasser, et les mettre à mort. De même aussi nous nous imaginons que parce que nous avons non seulement les anciennes Écritures, mais aussi les nouveaux Écrits des Apôtres, et leurs Actes, et que nous avons des gens d’un savoir très sublime, nous ne saurions manquer. Mais en vérité, en vérité, je vous dis, au nom du Seigneur qui est ressuscité en moi, que comme ceux-là sont tous tombés dans l’erreur et dans l’égarement au milieu de la lumière, et en plein jour, comme vous-mêmes le connaissez et vous en convenez, nous aussi, nous nous sommes trompés dans cette longue nuit passée, et qui, louanges en soient rendues à Dieu, va maintenant prendre fin. Nous Crucifions et nous faisons mourir en nous Christ qui est la parole de Vie, tant par notre Doctrine que par notre Vie. Crucifixion qui est mille fois plus horrible et plus cruelle que la Première. Car il fallait que la première arrivât pour accomplir les Écritures, et le Seigneur Dieu retenait en quelque manière leurs yeux, afin qu’ils ne connussent point Jésus-Christ ; il fallait que le Christ souffrît, qu’il mourût, et qu’il demeurât trois jours et trois nuits dans le Sépulcre, et que par ce moyen il entrât dans la Vie Éternelle, c’est-à-dire dans son Origine, en Dieu, et qu’il s’assît à sa droite. Mais quant à cette Crucifixion Intérieure, elle ne doit du tout point arriver, mais nous nous laissons aveugler, nous misérables hommes incrédules, irrégénérés, charnels, et amateurs de nous-mêmes, par Satan et par le savoir humain, et nous aveuglons aussi continuellement les autres ; tellement que nul ne voit ni ne sait ce qu’il fait ; et par là ce Christ spirituel, qui devait nous délivrer chacun de nous en particulier de toute propriété, demeure non seulement trois jours et trois nuits dans la mort temporelle, mais il est réduit à demeurer 3000 ans dans la mort éternelle, et à être assis à la gauche de Satan, et à le laisser dominer sur lui avant que de pouvoir rentrer dans la vie spirituelle, et nous délivrer de ces peines et de ces tourments. On ne doit pas s’imaginer que Dieu n’ait engendré que ce fils unique Éternel essentiel ; ô ! nullement ! Dieu est un être qui engendre toujours de toute éternité. Il y a déjà dès l’éternité engendré de soi plusieurs fils, il en engendrera encor désormais, quoique néanmoins il n’y ait qu’un fils. Il a fait naître dans le monde extérieur Visible son fils Égal à lui, de la très Sainte, très pure, et très chaste Vierge Marie ; et il l’a envoyé une fois pour nous délivrer de la malédiction et du péché Originel, puisque nous avions tous péché dans le seul Adam, que nous avions été conçus en péché, et enfantés en iniquité, et que nous avions violé la Loi de Dieu, par où nous avions été assujettis à la malédiction. C’est de ce péché Originel et de cette malédiction qu’il vient pour nous délivrer en général, nous ayant obtenu un libre accès au Père, et en même temps il s’est proposé lui-même à nous, pour être notre Modèle, et pour nous montrer comment nous devons cheminer et le suivre, si nous voulons qu’il vienne aussi à nous comme dans le petit monde, et qu’il nous délivre de notre propre péché actuel. Or le fils de Dieu ne peut point venir à nous autrement que par une naissance spirituelle. Puisque nous sommes tous en Satan, il faut que Dieu fasse engendrer son Fils, ou plutôt qu’il l’engendre lui-même dans nos âmes ; et pour cet effet, il faut que suivant la Doctrine et la Vie du Seigneur, nous nous amendions, nous entrions dans le renoncement à nous-mêmes, et que nous embrassions la Vie pauvre de Christ, que nous chargions sur nous notre Croix, et que nous le suivions avec amour et humilité, afin que notre âme devienne une Épouse chaste et pure. Si nous ne faisons pas cela dans le temps, non seulement nous empêchons que Dieu ne puisse accomplir son œuvre en nous, ou y engendrer son Fils, ou y prononcer sa parole ; mais, de plus, nous attirons sur nous sa malédiction éternelle. Car nous faisons mourir Dieu en nous, ou le fils Éternel ; ou la parole de Dieu qui y est plantée ; lui qui devait être notre Libérateur de toute propriété, nous le mettons à mort pour trois mille ans et nous nous précipitons nous-mêmes pour 3000 ans dans les peines et dans les tourments du feu de purification sans le savoir. Que si nous le faisons contre nos lumières, après l’avertissement que je vous donne de la part de Dieu, comme une charitable voix des sept tonnerres, savoir qu’il faut que Dieu engendre son fils en chacun de nous en particulier, si nous voulons être sauvés, et que nous négligions malicieusement ce grand ouvrage, tellement que nous le remettions jusqu’au feu de la purification, ou tout à fait au hasard, non seulement nous aurons à souffrir 3000 ans de peines et de tourments, mais, de plus, nous nous précipiterons dans la damnation éternelle, et nous aurons à souffrir les tourments et les peines pendant trois fois 100 000 ans avant que de pouvoir retrouver grâce, et avec cela nous n’atteindrons jamais dans toutes les éternités là où nous serions parvenus si Dieu pouvait engendrer son fils en nous, ou y prononcer sa parole encor dans le temps.

Bienheureux sont ceux qui ont part à la première résurrection, ils seront Vierges, et ils suivront l’Agneau. Nous serons semblables à lui, et nous serons assis avec lui sur son Trône, et nous régnerons avec lui, comme des Rois et des Reines d’Éternité en Éternité. Mais il faut que nous vainquions tous nos Ennemis, comme il a vaincu, et si nous voulons être vainqueurs, il faut que Christ naisse, ou qu’il soit ressuscité en nous ; c’est-à-dire qu’il faut que Dieu prononce sa parole en nous, et non seulement il faut que Christ y naisse, mais il faut aussi qu’il y croisse jusqu’à la mesure d’un homme parfait, autrement nous ne pouvons être vainqueurs, moins encor régner avec lui. Or comment nous pouvons parvenir à cet état, que Dieu engendre son Fils en nous et y fasse son œuvre, ou y prononce sa Parole, afin que son règne y soit établi, et que nous puissions régner éternellement comme des Rois et des Reines ? C’est ce, mon cher Lecteur, que mes Écrits qui m’ont été dictés à moi pauvre et misérable pécheur, qui en suis du tout indigne, par la Sapience Éternelle d’une manière merveilleuse, te montrent clairement, avec plusieurs autres glorieux mystères et évènements futurs, et c’est aussi ce que les Écrits de ce Docteur Divin, Jean Tauler, de Jean Arndt, et d’autres hommes enseignés de Dieu te découvrent. De sorte que celui qui ne peut pas avoir mes Écrits et ceux de Tauler, peut se contenter de l’Extrait que j’en ait fait selon lequel il doit disposer sa Vie, l’examiner par l’Écriture Sainte, laquelle il doit lire, surtout pour son commencement, avec une grande assiduité, non toutefois pour en devenir savant, mais pour apprendre à s’amender et à y conformer sa vie, afin qu’elle puisse aussi être conforme à celle de Christ. Car si l’Écriture tend à nous apprendre à nous amender, selon la doctrine de Christ, et à nous détourner du monde pour rentrer au dedans de nous-mêmes, par le Sabbat tranquille, par le renoncement à nous-mêmes, et à chercher et trouver en nous le Royaume de Dieu, Jésus-Christ lui-même, ou Dieu et sa Parole, si nous voulons obtenir le salut et la vie éternelle, et éviter la damnation. Mais nous devons aussi particulièrement prendre garde de ne pas nous attacher à l’Écriture Sainte, quoiqu’elle soit un don très précieux ; mais il faut se hâter d’aller droit au Donateur, autrement il nous arrivera comme aux Scribes d’entre les juifs, qui s’arrêtaient à l’Écriture, de sorte que le Seigneur Jésus fut obligé de les en censurer, leur disant : Vous cherchez, vous vous enquérez, vous lisez, vous sondez et approfondissez les Écritures, et vous vous imaginez ou vous avez cette opinion que vous aurez la vie éternelle par leur moyen ; mais prenez-y garde, elles sont seulement un témoignage extérieur qui rend témoignage de moi, qui suis la vie éternelle. Pourquoi donc vous arrêtez-vous à l’Écriture qui n’est que le témoignage, et vous ne voulez pas venir à moi afin que je vous délivre et que je me donne moi-même à vous, moi qui suis la vie éternelle ? Mon cher Lecteur, ce que le Seigneur a dit alors, c’est ce qu’il dit encor dans ces derniers temps par son Esprit : Pourquoi, dit-il, vous arrêtez-vous à l’Écriture sainte et à l’extérieur, à des Lectures, Prières, Chants, à ouïr des prêches et à en prononcer, à la Confession, à la Communion, à la fréquentation des Temples, et choses semblables, et vous ne voulez pas venir à moi par un sérieux amendement et renoncement à vous-mêmes, afin que vous puissiez obtenir la vie et la félicité éternelle ? Prenez-y garde, c’est l’intérieur à quoi j’ai uniquement égard ; c’est ce qui se fait par l’Esprit qui seul m’est agréable, et qui est l’unique moyen par lequel je puis vous sauver et vous rendre justes.

Or c’est ce que le Docteur Tauler, cet homme très illuminé et enseigné de Dieu, démontre par ses Écrits, singulièrement par cet Extrait, savoir comment on peut entrer dans son intérieur.

Le Seigneur veuille bénir l’œuvre de mes mains, Amen, qu’il bénisse l’œuvre de mes mains, et ceux qui liront ceci et qui méditeront et rumineront sérieusement dans leurs cœurs cette œuvre sublime et souverainement nécessaire ; tellement qu’ils en reçoivent une grande abondance de fruits pour le salut de leur âme ! Amen.

C’est aussi ce dont je ne fais aucun doute, puisque non seulement le Seigneur m’y a poussé par son Esprit, par sa charité envers les hommes. Mais de plus qu’il m’a dicté même la plus grande partie de cette Préface. Je commencerai donc, au Nom du Seigneur mon Dieu, par le Sermon de Noël, et ainsi je suivrai par ordre. Le Seigneur soit avec toi, mon cher Lecteur, en son amour et en sa grâce. Aussi ne cesserai-je jamais, moyennant la grâce de Dieu, de lui adresser mes chétives prières en ta faveur, et même pour tous les hommes, pendant que je serai nommé Jean Tennhardt.

L’Exemplaire de Tauler dont je me suis servi est celui qui a été imprimé l’an 1703, ce qui servira d’avis pour ceux qui voudront lire et conférer les Sermons entiers avec cet Extrait. Je me suis aussi appliqué à ne rien ajouter là où les expressions sont assez claires et intelligibles. Je n’ai rien extrait aussi de tout ce que le Docteur Jaques Philippe Spener, qui a procuré l’impression de l’Ouvrage entier, a cru et a témoigné être contraire à l’Écriture Sainte, mais uniquement ce qu’il approuvé et qu’il y a trouvé d’entièrement conforme et Évangélique ; afin que les Luthériens n’aient point de sujet de s’y aheurter, et, bien qu’il y ait plusieurs redites et répétitions, le Lecteur pourra d’autant mieux et plus facilement le comprendre et se l’imprimer. Ô ! mon cher Lecteur ! c’est une doctrine très précieuse, très pure, ancienne, et Évangélique, qu’il importe souverainement de savoir, mais qui, par la tromperie du Diable, a déjà depuis longtemps été mise en oubli. C’est pourquoi l’Antéchrist a déjà régné depuis le temps des Apôtres jusqu’à ce jourd’hui au milieu de routes les Religions, dans tous les hommes, et a exterminé et mis à mort Christ, la parole de vie, dans presque toutes les âmes. Le Seigneur en veuille avoir pitié.

Puis donc que les écrits qui m’ont été dictés par la sapience éternelle, entre plusieurs autres choses merveilleuses, montrent comme il faut que cette doctrine intérieure, cette parole, ou cette naissance se produise en nous, si nous voulons obtenir le salut ; aussi la Divine charité envers tous les hommes m’a poussé à ne point négliger le présent extrait afin que, comme le bienheureux Tauler est un Auteur qui a été reçu préférablement à plusieurs autres par toutes les trois Religions capitales, les hommes se puissent garder en lisant mes divins écrits de blasphémer contre le S. Esprit, qui me les a dictés immédiatement d’une manière du tout merveilleuse, et par là de tomber dans la damnation éternelle. Car ils contiennent beaucoup de choses inouïes jusques ici, lesquelles l’homme naturel, même le plus savant, ne peut comprendre ; car comme les anciens Scribes d’entre les Juifs ne pouvaient point souffrir qu’on leur reprochât qu’ils avaient crucifié le Christ, le Fils de Dieu, et ne voulaient point croire qu’il fût resuscité, mais ils demeurèrent dans leur obstination et endurcissement, jusqu’à mettre la main sur ceux qui le leur remontraient et avaient cru en Jésus-Christ, lesquels ils chassaient, persécutaient et mettaient à mort, il en est de même des Scribes d’aujourd’hui. Ils ne veulent point qu’on leur reproche cela, ni confesser d’avoir tous crucifié et mis à mort en eux Jésus-Christ le Seigneur de gloire, par leur vie charnelle et par leur doctrine antichrétienne. Ils ne peuvent pas croire aussi que Christ soit ressuscité dans un petit nombre d’âmes, et qu’il y vienne prendre son règne, avec une grande puissance et vertu. C’est pourquoi aussi ils les persécutent, ils les chassent, ils les jettent dans des prisons, souvent jusqu’à les faire mourir, tout comme faisaient autrefois les anciens Scribes, et cela toutefois par la tromperie du Diable, qui leur fait croire que par là ils rendent service à Dieu.

Pour conclure, je souhaite pour étrennes de la nouvelle année à tous hommes charnels, pervertis et corrompus, assavoir des croix, des tribulations, des souffrances, des tentations, des douleurs, et des maladies corporelles, la patience, la foi, la charité, l’humilité, toutes les autres vertus. Car les croix, les tribulations et les souffrances font recourir à Dieu, et les tentations apprennent à prendre garde à sa parole ; les maladies qui affaiblissent l’homme quant à l’extérieur mortifient le vieil Adam, avec la volonté propre, le plus grand ennemi que nous ayons, afin que Christ puisse rompre la porte de nos cœurs, et y entrer pour en chasser nos ennemis, et les mettre à mort par sa puissance, encor bien qu’iceux lui piquent le talon. Car c’est par ce moyen que nos cœurs sont purifiés, et qu’ils deviennent un Paradis, un Ciel, et une habitation de la très-Sainte et adorable Trinité, dès à présent, et jusque dans l’éternité, Amen. Que celui donc qui souhaite d’avoir en soi ce Paradis convertisse ses sens, et qu’il entre dans le renoncement, avant que le temps soit écoulé, car après cela il sera trop tard, il n’y aura plus rien à faire. Qu’il lise, qu’il prie, qu’il supplie, qu’il soupire, qu’il souffre, qu’il soit en silence, qu’il attende, qu’il se repose ; qu’il observe ce que je dirai, et que j’opérerai dans son intérieur, dès à présent, toujours et à chaque moment, dit le Seigneur, qu’il ne doute nullement, mais qu’il croie du fond de son cœur. C’est ainsi qu’il obtiendra toutes ses demandes. Je le répète encore, celui qui désire ce Royaume ou ce Paradis, qu’il dise avec moi, avec allégresse : Amen, au nom de Jésus, Amen !

 

 

 

Écrit à Nuremberg le 2 Janvier 1710.      

 

 

Par JEAN TENNHARDT.           

 

 

 

 

 

 

 

 

EXTRAIT DES ÉCRITS

 

 

DU DOCTEUR

 

 

JEAN TAULER

 

 

I. Sur le jour de Noël, l’Enfant nous est né,

le Fils nous a été donné.

 

ON célèbre aujourd’hui dans toute la Chrétienté trois sortes de naissances, qui devraient exciter dans chaque Chrétien une telle joie et exaltation que son cœur devrait tressaillir d’amour, de joie, et d’une vive reconnaissance, et vraiment celui qui n’en a jamais ressenti aucune joie a grand sujet de craindre de se voir tomber dans une tristesse très douloureuse. La première et la plus sublime de ces naissances est celle par laquelle le Père céleste a engendré son Fils unique, de telle sorte qu’il est un seul vrai et éternel Dieu égal à lui, et toutefois c’est une personne particulière et distincte ; l’autre naissance, est celle par laquelle une Mère Vierge a engendré un fils dans une chasteté parfaite sans aucun péché ni imperfection ; la troisième naissance est celle par laquelle Dieu lui-même naît véritablement, toutefois spirituellement en sa grâce et en son amour, chaque jour, chaque heure, dans l’âme d’un vrai croyant.

C’est de cette dernière, mais très heureuse et très réjouissante naissance que j’ai dessein de vous entretenir avant tout, et de vous montrer, mes très chers Enfants, comment nous pouvons et nous devons y parvenir ; mais pour vous faire connaître en quelque manière comment cette naissance arrive d’une manière tout à fait admirable et salutaire, il est nécessaire que nous méditions avec attention la première et la plus sublime de ces naissances, où Dieu le Père engendre et donne la naissance de toute éternité à son Fils unique. Car il n’a pas été possible que Dieu, dans l’abondance infinie des richesses de sa bonté, ne se répandît et ne se communiquât à d’autres. Car c’est la nature et le propre du bien de se répandre et de se communiquer. Ainsi Dieu le Père s’est répandu en tant qu’il a engendré son Fils de toute éternité de telle manière que ce Fils est une même essence divine avec lui, et toutefois la seconde personne dans l’unique et éternelle Divinité. Ensuite Dieu s’est répandu dans toutes les Créatures, et particulièrement dans l’homme. Mais quelqu’un pourrait demander, hé ! quelle est la propriété que nous devons méditer et apprendre à connaître dans cette génération paternelle ? Réponse : Voici comment il faut comprendre la chose, le Père Éternel se tourne par son intelligence divine vers les propriétés de sa personne, en soi-même ; et lorsqu’il se contemple soi-même et qu’il pénètre par sa connaissance claire dans l’abîme infini de son Essence éternelle, il s’exprime ou se fait l’idée de soi-même parfaitement par cette intelligence et connaissance ; et cette expression, cette idée ou cette parole est son Fils, et cette connaissance de soi-même est la génération éternelle de son Fils. Ainsi le Père demeure en soi-même unique essence ; et cependant il se produit au dehors en une distinction personnelle. Car lorsque le Père se contemple soi-même et qu’il entre en soi-même, il se connaît soi-même parfaitement, et lorsqu’il sort derechef hors de soi, il produit son image ou son idée, laquelle il a reconnu en soi-même et qu’il a comprise dans une distinction personnelle, et alors il rentre en soi avec un contentement parfait de soi-même, et ce contentement ou ce bon plaisir découle de même en lui dans un amour indicible, et cet amour qui est le S. Esprit. C’est ainsi que Dieu demeure en soi-même, et qu’il y entre derechef ; de sorte que cette maxime est très véritable que toute sa sortie arrive à cause de l’entrée. C’est pourquoi, comme le cours du Soleil est le cours le plus noble et le plus parfait, parce qu’il retourne précisément dans son centre ou commencement d’où il est sorti, de même aussi, le mouvement ou le cours de l’homme est très-excellent et parfait lorsqu’il retourne immédiatement à Dieu qui est son origine. Or il faut que chaque homme ait en soi les propriétés de Dieu dans son entrée et dans sa sortie, s’il veut être une mère spirituelle pour cette troisième génération divine dans l’âme, dont nous parlons. Car il faut qu’il rentre entièrement en soi, et qu’il en sorte derechef. Or comme quoi cela se doit faire, c’est ce que vous devez soigneusement observer.

Car notre âme a trois nobles facultés, qui sont une image de la Trinité : savoir la mémoire, l’entendement, et la volonté ; et c’est par ces trois facultés qu’elle peut comprendre la Divinité et tout ce que Dieu est, tout ce qu’il a, tout ce qu’il peut, et tout ce qu’il veut, et c’est aussi par ces trois facultés qu’elle contemple les choses célestes et éternelles et qu’elle les connaît. Car l’âme est créée entre le temps et l’éternité, elle appartient à l’éternité, à l’égard de ses trois facultés supérieures, mais à l’égard des facultés inférieures, qui sont les cinq sens, qui lui sont communs avec les autres animaux, elle appartient au temps. Or cette âme noble s’est, hélas, précipitée et est entièrement tombée dans le temps quant à ses facultés supérieures aussi bien qu’à l’égard des inférieures. Or comme les facultés supérieures, par cette chute déplorable, se sont liées fort étroitement et sont devenues fort affectionnées aux inférieures, il arrive aussi que l’âme est tout à fait encline, disposée, et prompte à se répandre dans les choses vaines et passagères qui sont envisagées par les sens extérieurs ; et ainsi par-là elle se détourne de l’éternité. En sorte qu’il faut nécessairement, si jamais il se doit former une génération spirituelle dans l’âme, qu’elle détourne sa vue des créatures, et que ce détour soit sérieux et véhément, et que toutes les Facultés inférieures et supérieures de l’âme soient ramassées et recueillies dans le cœur ; il faut qu’elles soient ramenées de leurs dissipations dans un vrai recueillement et union, de telle sorte que les inférieures soient soumises volontairement et suivent avec gaieté les supérieures, et les supérieures les inférieures. Car toutes les choses réunies sont beaucoup plus fortes que lorsqu’elles sont partagées et dissipées par ci par là. Or quand on a recueilli, comme il a été dit, les sens et les Facultés inférieures avec tous leurs mouvements, et qu’elles sont fortement unies avec les supérieures dans l’âme, comme dans leur véritable fonds et forteresse, ce qui se rapporte à l’entrée, il faut alors qu’il suive derechef une sortie, c’est-à-dire qu’il faut que les facultés supérieures réunies sortent hors de l’âme, ou qu’elles s’élèvent au-dessus d’elles-mêmes en Dieu ; et alors il faut que l’homme se renonce entièrement, c’est-à-dire qu’il renonce entièrement à sa volonté propre, et à toutes ses convoitises, à tous ses désirs, à ses paroles, et à ses œuvres ; tellement qu’il ne lui reste plus rien que ce qui est de la volonté et du bon plaisir de Dieu. En un mot il ne doit rien désirer, faire, recevoir, ou rejeter, selon sa propre volonté, mais uniquement ce qui est selon la volonté de Dieu ; il faut qu’il donne lieu en soi à Dieu de toutes ses forces et de tout son pouvoir, afin que Dieu puisse opérer en lui son œuvre, l’œuvre de la régénération, sans s’en laisser détourner, le moins qui lui est possible, par les hommes. Car lorsque deux doivent devenir un, il faut qu’un seul opère et que l’autre demeure passif et admette son opération. Si l’œil veut voir quelque chose au dedans, il faut qu’il soit vide en lui-même de tous les objets extérieurs. Il en est de même des oreilles, il faut qu’elles n’écoutent autre chose que Dieu, si elles veulent ouïr quelque chose de lui. En un mot, il faut que tout ce qui doit recevoir et embrasser quelque chose soit premièrement libre, vide, et dépouillé de tout autre objet. C’est ainsi que S. Augustin disait : Évacue-toi, si tu veux être rempli ; sors dehors, afin que tu puisses rentrer. Ailleurs il dit encor : Ô ! âme précieuse ! Ô ! noble créature ! Pourquoi te donnes-tu tant de peine pour voir hors de toi-même celui qui est véritablement, pleinement, et purement en toi ? Tu sais que tu es participante de la nature Divine, qu’as-tu donc à faire des autres créatures, qui ne valent pas à beaucoup près ton Créateur ? Enfin, lorsqu’il y a une place ainsi préparée dans le fond de l’âme, il ne se peut faire que Dieu ne la remplisse entièrement ; le Ciel se mettrait plutôt en pièces pour la remplir. C’est pourquoi chaque homme peut choisir un de ces deux partis : ou de se taire, et alors la parole éternelle se fera entendre et opérera cette naissance ; ou de parler et de se faire entendre selon sa volonté propre et ses pensées, et alors Dieu sera obligé de se taire et de garder le silence au dedans de lui. Car on ne peut jamais mieux servir à cette parole éternelle que par le silence, par l’attente et par l’attention. Autant donc que l’homme sort hors de lui-même, autant Dieu entre au dedans de lui. Tel donc qu’est le degré de cette sortie hors de soi, tel est aussi le degré de l’entrée de Dieu au dedans de lui. Nous avons une belle image et un type merveilleux de cette sortie spirituelle dans le Patriarche Abraham, lorsque Dieu lui dit : Sors de ton pays et de ton parentage. Dieu dit aussi à Moïse, lorsqu’il fut sorti d’Égypte par son commandement pour aller au désert : Je veux te montrer ma bonté, c’est-à-dire ma naissance divine en toi, qui t’apportera et communiquera le souverain bien, dont tu as précisément et uniquement besoin. Le pays d’où Abraham reçut le commandement de sortir était son corps, toute sa nature, avec tous ses désirs, et toutes ses convoitises déréglées et contraires au commandement de Dieu. Le parentage qu’il devait abandonner, c’était les agréments de ses sens extérieurs, et toutes les voluptés et désirs de la nature, qui procèdent des sens extérieurs et qui aussi mettent l’âme en émotion, tant dans la prospérité que dans l’adversité. Aussi apportent-ils à l’âme, tantôt de la joie, tantôt de la douleur, tantôt des désirs, tantôt des craintes et des frayeurs, tantôt des sollicitudes, tantôt la sécurité. Or, comme toutes ces choses nous sont très intimes, et même nous sont naturelles, il faut les observer très exactement, afin d’en sortir et de les fuir, si nous voulons que toute bonté qui consiste véritablement en cette naissance, prenne en nous son commencement, s’y fortifie, et s’y perfectionnent. Tous ceux qui ne sont point sortis de leur propre nature, et qui n’ont point aussi abandonné l’agréable parentage des choses naturelles et ce qui peut entrer dans leurs pensées et exciter leurs désirs par la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, sont aussi peu disposés à comprendre ces choses sublimes et divines que les bœufs des étables. Pourquoi cela ? Parce que le fond intérieur de leurs cœurs est comme une montagne de fer, où nulle lumière ne peut jamais pénétrer ; et parce qu’ils sont destitués de sentiment et de toutes idées, aussi ne savent-ils, ne connaissent-ils, et ne tentent-ils rien du tout, et ne peuvent-ils point être rendus participants de cette sublime naissance, comme Jésus-Christ lui-même l’enseigne quand il dit : Celui qui ne renonce à son Père, à sa Mère, à ses Frères, à ses Sœurs et à tout ce qu’il a ne peut être mon Disciple. Et ailleurs : Celui qui délaisse maisons, ou frères, ou sœurs, ou père, ou mère, ou femme, ou enfants, ou champs, à cause de mon Nom, en recevra cent fois au double, et enfin il héritera la vie éternelle. Jusques ici, nous avons parlé de la première et de la dernière naissance, et nous avons vu comment nous devons apprendre, de la considération de la première, ce qui est nécessaire pour la dernière. Il reste que nous vous proposions des doctrines importantes touchant la deuxième, où notre Seigneur Jésus-Christ le Fils unique de Dieu est né de la Vierge Marie, et a pris d’elle une nature humaine, par laquelle il est devenu notre Frère, étant né dans le temps sans Père. Or, avant toutes choses, il faut bien remarquer ici la pensée de S. Augustin, qui est très véritable et certaine, savoir que Marie doit être réputée beaucoup plus heureuse de ce que Dieu est né dans son âme d’une manière spirituelle que ce qu’il est venu corporellement au monde par elle et d’elle. Celui donc qui désire que cette naissance arrive dans son âme en vie éternelle et bienheureuse, comme elle est arrivée en Marie, doit observer soigneusement les propriétés qui se trouvaient dans cette excellente et bienheureuse Vierge, lorsqu’elle est devenue en même temps une Mère corporelle et spirituelle du Fils unique de Dieu. Car Marie était une Vierge chaste et pure, solitaire, et éloignée du commerce de tous les hommes et de toutes les créatures, lorsque l’Ange Gabriel lui adressa la parole. Telle doit être aussi l’âme qui veut devenir une Mère spirituelle du Christ, savoir une Vierge chaste et pure, et s’il lui arrive par surprise de s’éloigner tant soit peu de cette chasteté, si est-ce qu’elle doit promptement y revenir pour rentrer de nouveau dans une virginité chaste et pure. Car une vierge signifie une personne qui vraiment ne porte point de fruit au dehors, mais qui en porte beaucoup au dedans. Ainsi la Vierge spirituelle dont nous parlons maintenant doit garder très soigneusement ses sens extérieurs, et n’avoir pas beaucoup à faire au dehors dans le monde, à l’exemple de Marie, qui ne méditait point sur les choses terrestres et corruptibles, mais sur les célestes et spirituelles ; car les choses terrestres apportent peu d’utilité pour la vie spirituelle et éternelle ; mais quant à l’intérieur en esprit et en foi, il faut avoir beaucoup de fruits. Car David dit que tout l’ornement et toute la gloire de la fille du Roi est au dedans. Outre cela, il faut qu’une âme vierge mène une vie retirée, c’est-à-dire qu’elle recueille au dedans d’elle tous ses mouvements, ses sens, ses actions, et ses paroles, afin qu’elle porte beaucoup de fruits, et que Dieu lui-même engendre en elle son Fils, la parole éternelle, qui est et qui comprend toutes choses.

Marie était une vierge fiancée ; cette Mère spirituelle de Christ, l’âme fidèle, doit aussi être fiancée à Dieu seul son Créateur, et ne point s’attacher du tout à aucune créature, et c’est de ces fiançailles dont parle S. Paul. 2. Cor. c. 11. v. 2. Dans ces fiançailles, il faut que l’âme soumette sa volonté inconstante à la volonté immuable de Dieu, afin qu’il la fortifie dans sa faiblesse. Marie était aussi une vierge renfermée ; il faut aussi que cette épouse de Jésus Christ soit renfermée, si elle veut réellement trouver en soi cette salutaire naissance. Elle doit non seulement s’abstenir de se répandre au dehors, dans les choses où il a quelque défaut, mais aussi de la pratique même extérieure des vertus qui dépend des sens. Il faut qu’elle se procure un grand repos et silence, et qu’elle se retire et se sépare de tout son possible des hommes, de sa propre nature, et de ses sens, et qu’elle se renferme parfois dans son cabinet pour pouvoir avec d’autant plus de facilité entrer dans le repos et dans le silence intérieur. C’est ainsi qu’on lit dans le Livre de la Sapience (18, 14) que lorsque toutes choses étaient en silence paisible et que la nuit était au milieu de son cours, la parole de Dieu toute puissante descendit du Ciel de son cœur paternel. C’est au milieu de ce silence, lorsque toutes choses sont dans un silence et repos très profond dans l’homme, qu’il peut entendre véritablement et parfaitement la parole de Dieu ; car lorsque Dieu veut parler, il faut que tout se taise. Lorsque Dieu veut entrer, il faut que tout cède et fasse place. C’est ainsi que lorsque le Seigneur dans son enfance se refugia en Égypte, toutes les idoles y tombèrent ; nos Idoles sont tout ce qui nous fait obstacle à cette vraie et immédiate naissance, quoiqu’elles puissent paraître bonnes et saintes. C’est pourquoi le Seigneur dit qu’il est venu apporter l’épée sur la terre, dont il faut que pères, mères, frères, sœurs, et toutes les choses qui nous font obstacle soient frappées ; car les propres Domestiques de l’homme, dit encor le Seigneur, sont ses ennemis, qui nous suggèrent diverses imaginations et pensées, et nous cachent la parole de la naissance éternelle, s’ils ne nous la ravissent pas totalement.

Enfin, bien qu’on ne puisse pas prescrire un certain temps, de certaines bornes et mesures à ce repos, et qu’il ne puisse pas être continuel et sans interruption dans l’homme, si est-ce qu’il faut qu’une mère spirituelle de cette naissance se forme une habitude de ce repos, qu’elle s’y exerce souvent, afin que par ce fréquent exercice elle puisse avec d’autant plus de facilité le pratiquer sans interruption. Car ce qui paraît très aisé à une personne exercée paraît très difficile et presque impossible à ceux qui sont sans exercice et sans expérience, car l’habitude et la pratique fréquente produit la science et l’expérience. Veuille le Dieu Tout-puissant par sa grâce et par sa vertu nous disposer à donner lieu en nous, par un entier repos, à cette naissance, afin que nous devenions les Mères spirituelles de Dieu. Amen !

 

 

 

 

 

(2)

 

QUELQUES Docteurs de l’Église disent, touchant la parole de Dieu éternelle, que le Dieu Tout-puissant n’a prononcé qu’une seule parole, et que cette parole néanmoins n’est pas encor prononcée. Il faut entendre cette sentence de cette manière : Que la parole éternelle est la parole du Père, c’est-à-dire son Fils unique notre Seigneur Jésus Christ, car c’est en lui que Dieu le Père a exprimé toutes les créatures sans commencement et sans fin. Cette parole n’est pas encor prononcée parce qu’elle n’est jamais sortie ni ne s’est retirée du Père. Lorsque la parole éternelle est prononcée de la Divinité pure dans l’âme nue, c’est une parole inexprimable, et l’âme ne saurait ni l’exprimer ni la décrire par des paroles extérieures, et il faut bien remarquer que cette parole éternelle s’engendre elle-même, oui, précisément elle-même sans discontinuation dans l’âme fidèle, et l’âme dans laquelle cette parole s’est engendrée elle-même le sait et le connaît beaucoup mieux que tous les Docteurs et Prédicateurs ne le lui peuvent enseigner par des paroles extérieures. Tout ce qui se peut exprimer par des paroles est trop peu et trop chétif ; car elle est enseignée par cette parole d’une manière très abondante, dans une demi-heure ou dans un quart d’heure.

De là vient que les Docteurs (dans l’Église Romaine) exhortent très fidèlement que chacun se hâte d’entrer dans l’école où le S. Esprit enseigne ; mais si l’on veut trouver ce Docteur et ce Maître, il faut que les Écoliers soient disposés convenablement à l’écouter, pour pouvoir bien comprendre la Doctrine sublime qui découle du cœur paternel de Dieu ; c’est pourquoi il faut que l’âme où cette naissance doit arriver soit entièrement pure et nette, qu’elle mène une vie sublime et noble, dans une grande solitude, qu’elle habite en elle-même sans se répandre dans les cinq sens ni dans la multiplicité des créatures ; mais il faut qu’elle demeure dans son habitation la plus intime et la plus pure.

Or cette divine naissance dans l’âme fidèle n’est autre chose qu’une manifestation gracieuse de Dieu même qui se fait d’une manière nouvelle, et sur cela quelqu’un pourrait encor souhaiter de savoir plus outre si la souveraine félicité consiste précisément en ce que Dieu naisse spirituellement en elle. Je réponds que bien que Dieu prenne plus de plaisir à cette œuvre que dans toutes les autres œuvres qu’il ait jamais faites dans le Ciel et sur la Terre et qu’il fait encor par la création et conservation de ses créatures, si est-ce que l’âme est beaucoup plus heureuse lorsqu’elle naît en Dieu et pour Dieu, quoique Dieu naisse aussi en elle. Car ce n’est pas ce qui la rend parfaitement heureuse, que Dieu naisse en elle, mais qu’elle suive avec un amour et une union très intime la connaissance qui naîtra en elle, et qu’elle rentre derechef dans son origine, d’où elle est procédée, à laquelle aussi elle doit s’attacher entièrement en rejetant et renonçant à tout ce qu’elle a. Alors elle est heureuse, non du sien propre, mais de ce qui est de Dieu. Car alors elle jouit quand elle veut de la présence du Père, et du Fils, et du S. Esprit. Alors elle s’écoule dans l’unité qui est en elle, et ainsi Dieu est nuement manifesté dans l’âme nue. Mais nul ne peut parvenir à cet état pendant qu’il reste seulement la pointe d’une aiguille de tentation, de la part des choses vaines et basses ; car nul ne peut entrer dans la Divinité pure qu’il ne soit aussi pur qu’il était au commencement quand il est procédé de Dieu. Ici les Docteurs nous donnent un bon conseil, savoir que nous donnions à Dieu cette gloire de recevoir toutes choses de lui immédiatement, et nullement par le moyen des créatures ; car de cette manière nous donnons véritablement à Dieu l’honneur qui lui est dû, et nous le laissons opérer quand il lui plaît et de la manière qu’il lui plaît ; nous ne nous mêlons point nous-mêmes de son ouvrage ; mais nous nous tenons entièrement libres, et dans une parfaite nudité.

Car nous devons avouer que Dieu fait toutes choses sagement, et pour le plus grand bien et avantage ; c’est pourquoi il faut ici que nous tâchions de maintenir son honneur de tout notre pouvoir. Enfin un Docteur se sert de cette comparaison : Comme un Roi ne fait pas beaucoup de cas des serviteurs qui s’occupent dans son Palais à des choses viles et méprisables, mais qu’il estime beaucoup ceux qui sont occupés dans son Cabinet secret et dans sa Chancellerie, de sorte qu’il leur accorde tout ce qu’ils veulent, Dieu en use de même avec ses amis choisis, qui sont dans son secret sanctuaire. Il ne leur refuse aucune demande, quoi qu’ils puissent demander. Que reste-t-il donc, mes bien-aimés, sinon que nous cherchions et désirions Dieu avec une ardeur extrême, et que nous mettions en pratique nos désirs par une sainte vie et une volonté ferme et invariable ? Dieu veuille pour cet effet nous accorder à tous sa grâce et sa vertu. Amen !

 

 

 

 

 

(3) Les propriétés auxquelles on peut reconnaître

les vrais enfants de Dieu.

 

CELUI qui veut être et devenir un enfant de Dieu bien-aimé doit être étranger au monde ; il doit se retirer lui-même de la société et du commerce des hommes, et par contre il doit être pur et simple dans son Intérieur, tellement que son cœur soit toujours tendu vers Dieu, toujours prêt, disposé et prompt à lui plaire. Or l’homme devient un tel enfant de Dieu lorsqu’il est né de Dieu, ce qui arrive autant de fois qu’il reçoit dans son cœur une nouvelle connaissance de Dieu lui-même. Car lorsque nos âmes reçoivent et ressentent en elles les opérations divines, c’est alors qu’elles naissent spirituellement. C’est pourquoi les vrais enfants de Dieu renoncent à eux-mêmes, à leur propre volonté, à la chair et au sang ; ils exercent les vertus sans peine et ils parviennent de cette manière à la plus haute perfection. Car celui qui opère de soi-même rend à Dieu un service très chétif ; mais celui qui s’abandonne à la conduite du S. Esprit, celui-là opère des grandes œuvres, même dans les plus petites choses. Celui donc qui veut parvenir à cet état doit, autant que son emploi, le temps, le lieu et l’occasion le peuvent permettre, fuir sérieusement la compagnie et le commerce des autres hommes. Car un Païen même a dit qu’il ne se trouvait jamais avec les hommes qu’il n’en revînt pire chez lui qu’auparavant. Celui-là aussi est un enfant de Dieu, qui se retire de ses vieux péchés et de ses habitudes vicieuses, et qui fait ce qui est bon et droit. Car autrement il est impossible que l’homme puisse être changé de Dieu en un autre homme nouveau. Lorsque l’homme voit qu’il ne peut trouver nulle part un contentement solide et constant sinon en Dieu, alors il le cherche, et lorsqu’il est entré dans une véritable union avec Dieu et qu’il se repose parfaitement en lui, alors il le possède et il en est possédé. C’est pourquoi celui-là est bienheureux qui demeure en soi continuellement. Or c’est ce que fait celui dont le cœur est près de Dieu et qui fait gaiement ce qui est agréable à Dieu, disposant sa vie à son obéissance selon ses inspirations. C’est un bon cœur, celui qui vit sans désirs pour les choses passagères, et celui-là est un véritable enfant de Dieu qui est un avec lui, sans aucune inclination pour les choses passagères de ce monde. Il faut qu’un véritable enfant de Dieu vive d’une telle manière que Dieu trouve toujours en lui un esprit ferme et constamment disposé à toutes les vertus. Or une marque certaine que l’esprit est ferme et solidement fondé sur la vertu, c’est lorsqu’il est tranquille quant à son corps et à son extérieur, et qu’il sait se conduire d’une manière sage et modérée. C’est alors que Dieu est et habite dans l’homme, lorsqu’il n’y a et qu’il ne se trouve rien en lui qui soit contraire à la volonté sainte de Dieu.

En outre, c’est encor ici un caractère des Enfants de Dieu, qu’ils ne se flattent point eux-mêmes, mais qu’ils réputent les fautes que les autres regardent comme des fautes légères, de très grands péchés devant le jugement de Dieu. Celui qui se mêle de beaucoup de choses, soit extérieurement soit intérieurement, et qui cherche de mêler partout du sien, soit en paroles ou en actions, ne peut jamais éviter de tomber en beaucoup de défauts et de péchés. Mais il faut que nous renoncions à tout par nos désirs et dans notre cœur, et que nous possédions et usions de toutes choses comme ne possédant et n’en usant point. Ce sont là pour certain les travaux des plus chers enfants de Dieu ; c’est après cela qu’ils travaillent nuit et jour, à fuir tous les péchés grands et petits, principalement parce qu’ils irritent la colère de leur Dieu leur bon Père. Car ils savent ce que dit Augustin. Celui qui n’a pas fait pénitence en cette vie, même du plus petit péché, aura a en souffrir un châtiment qui surpassera toutes les peines de cette vie. Anselme dit qu’il aimerait mieux mourir que de commettre sciemment un seul péché. Ô ! si nous faisions ce que nous devons, Dieu ferait tout ce que nous voudrions. Celui donc qui souhaite d’être aimé de Dieu, qu’il abandonne tout ce qui lui est cher dans le monde, et qu’il tourne tout son amour à son Dieu son Créateur. Il faut aussi qu’un véritable Enfant de Dieu s’exerce diligemment aux bonnes œuvres et aux vertus ; et lorsqu’il s’en est fait une habitude par une pratique assidue, de sorte qu’il les possède réellement, il est alors libre de leur exercice ; car il les pratique alors sans aucune peine ni travail. Mais ceux qui s’imaginent de devenir les enfants de Dieu par beaucoup de veilles, de jeunes, de travaux, de silence, en portant des habillements chétifs, quoique ces choses doivent être pratiquées, et en faisant d’autres œuvres apparentes, et qui avec cela n’observent pas avec soin le fond intérieur de leur cœur et ses inclinations, ne prenant pas garde à leurs fautes et à leurs vices grands ou petits, ne voulant point s’abstenir de leurs vieilles habitudes et conduites, du mépris qu’ils ont pour les autres et de leurs médisances, mais continuent à marcher uniquement selon leur volonté et leur caprice, tous ceux-là ne sont point les enfants de Dieu, mais les enfants du Diable. Denis disait : Se convertir en vérité n’est autre chose sinon se détourner de l’amour des créatures, et ensuite s’unir par un amour véhément avec le bien souverain et incréé, c’est-à-dire avec le Dieu Tout-puissant et Éternel. Il est certain que l’amour est la vertu la plus parfaite, car elle fait des hommes des Dieux et de Dieu un homme. C’est pourquoi Denys dit encor : Purifiez-vous et vous unissez avec Dieu ; car un seul clin d’œil de la Divinité unit davantage l’âme avec Dieu que toutes les œuvres extérieures les plus saintes que la Ste Église ait jamais produites. Car de quoi servent ces choses à celui dont le cœur n’est pas entièrement abandonné à Dieu ? Ah ! que tous les hommes ne sont-ils assez sages pour ne point se lasser dans cette recherche assiduelle ! Observez donc soigneusement ce qui nous fait devenir les enfants de Dieu, c’est lorsque nous avons la même nature du fils de Dieu. Comment donc sommes-nous ses enfants ? Ou comment savons-nous que nous le sommes véritablement ? Rép. Parce que la nature de Dieu est telle qu’il n’a point de semblable ; car Dieu n’est semblable à personne ; il est de tout point nécessaire que nous devenions ce que nous ne sommes pas, afin que nous puissions être mis dans la nature de Dieu même. Car lorsque je viens à cet état, que je ne m’imagine point d’être heureux en moi-même, mais que je m’anéantisse entièrement, que je rejette et que je chasse aussi loin de moi tout ce qui est de moi, alors je puis être mis dans la vraie Essence de l’Esprit de Dieu, et alors toute égalité est bannie, afin que je puisse être transporté en Dieu et devenir un avec lui, une nature, une substance, une essence, et par conséquent un enfant de Dieu. C’est pourquoi tout ce qu’il y a dans l’homme qui se rapporte au néant doit être entièrement retranché. Car pendant qu’il reste en toi quelque défectuosité, tu n’es pas encor un enfant de Dieu. Ainsi tandis que l’homme est dans la tristesse et qu’il se lamente, il y a du défaut, c’est pourquoi il faut qu’il soit retranché, afin que l’homme devienne un Enfant de Dieu ; de sorte qu’il n’y ait plus de plaintes ni de tristesse en quelque état qu’il se trouve.

L’homme passe par deux sortes de naissances ; l’une arrive dans le monde, et l’autre hors de ce monde ; et celle-ci est spirituelle en Dieu. Veux-tu donc savoir si l’enfant est né en toi ou qu’il est prêt à naître, c’est-à-dire si tu as été fait un enfant de Dieu ? Remarque si tu as de la tristesse dans ton cœur pour quelque chose que ce soit, et de quelque manière que ce soit ; tandis que cette tristesse dure, ton enfant n’est point encor né, tu n’es point encore devenu mère. Tu es plutôt dans l’enfantement, ou tu en es fort près ; mais il n’y a encor point de naissance parfaite. Seulement lorsque l’homme n’a plus aucune douleur dans le cœur pour aucune chose que ce soit, qu’il a la nature, la substance et la réalité, qu’il a la sagesse, la joie, et tout ce que Dieu a, alors aussi la substance du Fils de Dieu et lui-même est en nous ; et nous entrons dans l’Essence même de Dieu. Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, dit le Seigneur. Car c’est ici une marque certaine que l’enfant est né en moi ; assavoir si je voyais mettre cruellement à mort mon Père, et tous mes meilleurs Amis, sans que mon cœur en fût aucunement ému ; mais s’il en est ému et qu’il en ressente de la tristesse, c’est une marque que cette naissance n’est pas encor parfaitement accomplie en moi, si est-ce que je puis en être fort près. Lorsque je suis vraiment entré dans la nature divine, alors Dieu et tout ce qu’il a est à moi. Il a dit lui-même : Votre cœur se réjouira et nul ne vous ravira votre joie. Ainsi j’ai une joie parfaite lorsqu’elle ne peut plus être altérée par aucune tristesse ni peine ; parce que je suis entré dans l’essence divine, où la douleur ni les peines ne trouvent aucun lieu. Aussi savons-nous qu’en Dieu, il n’y a ni tristesse ni colère, mais une joie pure, un amour et une exaltation inaltérable. Lorsque l’homme est arrivé à ce point qu’il ne ressent plus aucune peine ni douleur pour quoi que ce soit, mais qu’il jouit d’une joie constante et pure, alors l’enfant est véritablement né en lui. Ainsi, chers Chrétiens, étudiez-vous, non seulement à ce que l’enfant naisse en vous, mais faites voir qu’il y est déjà né. Comme le Fils de Dieu est continuellement engendré de lui et naît continuellement, qu’il en soit de même de nous. Dieu veuille pour cet effet nous accorder à tous sa grâce et sa vertu. Amen.

 

 

 

 

 

(4)

 

NUL homme ne peut avoir une vraie sainteté, et pratiquer des exercices divins en vérité pendant qu’il n’est pas entièrement mort en Christ à tout péché, à toute volupté, et intérêt propre, et que par contre son esprit et son cœur n’est pas disposé à souffrir volontiers pour la gloire de Dieu tout ce qu’il plaira à Dieu de lui dispenser, quelque dur et fâcheux qu’il puisse être ; réputant même toutes ses croix et ses souffrances pour des admonitions divines qu’il est obligé d’exécuter de tout son pouvoir ; car celui qui est impatient et qui murmure dans les adversités, ce n’est point son malheur qui le rend tel, mais il ne fait que mettre au jour son impatience et sa malice, qui était cachée déjà auparavant dans son cœur. Un Docteur Chrétien tenait autrefois ce langage : Ô ! Dieu fidèle ! Que je serai heureux lorsque que mon amour fructifiera en moi ! Dieu peut en dire autant à chaque âme amoureuse. Je suis devenu vrai homme pour vous les hommes ; si vous ne devenez pas à votre tour des Dieux pour moi, vous me faites la plus grande injustice. Comme donc j’ai habité avec ma Divinité dans votre humanité, tellement que nul ne connaissait ma Majesté et ma Puissance Divine, parce que depuis ma naissance jusques à mon tombeau, j’ai été environné de pauvreté, de croix, et de souffrances, et que je me suis fait trouver comme un autre homme en figure d’homme ; il faut aussi que vous vous cachiez entièrement dans ma divinité, tellement que votre faiblesse humaine ne paraisse plus, et que votre vie soit une vie divine, et qu’on ne reconnaisse en vous que Dieu même. Mais cet état ne consiste pas à ce que nous sachions parler éloquemment, que nous fassions paraître au dehors une grande sainteté, que notre réputation se répande de tous côtés, que nous attirions l’amitié et l’estime des hommes spirituels, et de nos amis et choses semblables. Ce n’est point là, dis-je, ce que Dieu exige de nous ; aussi la vraie sainteté ne consiste pas en ces choses. Christ nous a voulu enseigner toute autre chose par sa doctrine, par sa vie, et par ses souffrances. Qu’est-ce donc qu’il nous a voulu enseigner ? Que nous ayons un cœur humble et obéissant, et entièrement exempt de toutes les émotions du péché, lorsque les autres nous blâment, nous traitent d’hypocrites, que nous ne vivons pas droitement, ou nous chargent de quelque autre blâme que ce soit, pour nous exposer publiquement au mépris, à l’opprobre, et à la haine. En outre, lorsque les autres nous maltraitent et nous blessent, que tous les besoins corporels et la subsistance de la vie nous sont ôtés ; lorsque nous nous acquittons de nos emplois et de notre ouvrage avec le plus de fidélité et d’exactitude, et que néanmoins on l’interprète de la manière la plus désavantageuse, et, par-dessus tout cela, lorsque non seulement nous sommes réduits à souffrir toutes ces choses de la part des hommes sur la terre, mais que Dieu même se montre comme s’il était notre ennemi. Lorsqu’il nous soustrait toutes les consolations et son secours, qu’il se cache tellement qu’au milieu de nos misères de nos tribulations et persécutions, nous nous trouvons destitués de tout secours et de toute consolation, et que nous sommes réduits à pousser cette plainte avec le Seigneur Jésus : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu abandonné ? Or, dans tous ces désastres, dans toutes ces souffrances et extrémités qui nous peuvent survenir, nous devons nous cacher entièrement dans la Divinité et demeurer toujours fermes, courageux et intrépides, sans chercher même aucun secours ni aucune consolation dans aucune créature, ni en aucune chose que ce soit, sinon uniquement en la parole du Seigneur qu’il prononça sur la montagne dans l’extrême tristesse de son cœur, lorsqu’il suait des grumeaux de sang, et qu’il était aux prises avec la mort, disant trois fois : Ô ! Père ! Ta volonté soit faite, non point la mienne. Pour certain, le Dieu éternel et tout-puissant est tel que nous, pauvres vermisseaux de terre, ne pouvons mieux le connaître que par le rien, et comment est-ce que Dieu peut être connu par le rien ? Rép. Lorsque nous rejetons et nous nous privons de tous les moyens. Car cela est de tout point nécessaire si nous voulons contempler Dieu immédiatement en nous et nous cacher en lui. C’est alors que l’homme touche Dieu par ses pensées et qu’il le connaît, lorsqu’il a chassé de son cœur toutes les choses terrestres et passagères, et qu’il en a même banni toutes pensées et les idées. C’est une question agitée entre les Théologiens, pourquoi Dieu élève l’âme si haut qu’elle passe au-dessus d’elle-même et de toutes les choses créées, et que néanmoins ensuite il se cache aussi lui-même en elles ? Pourquoi il n’accorde pas la même gloire au corps de n’avoir besoin d’aucunes choses terrestres ? Lorsque l’âme est parvenue à un état si sublime et si parfait qu’elle est parfaitement unie avec Dieu, c’est alors, disent-ils, seulement que le corps peut user de toutes les choses qui lui sont nécessaires pour son entretien à la gloire de Dieu. Car toutes choses ont été créées de Dieu pour l’homme. C’est pourquoi bien que le corps soit servi par les créatures, cela ne déroge aucunement à la gloire de l’âme ; au contraire, c’est ce qui l’augmente. Car il n’y a rien entre Dieu et une telle âme qui soit en obstacle ; et autant que l’âme suit le Seigneur son Dieu dans la solitude ou dans le désert de la divinité, autant le corps suit aussi le Seigneur Jésus dans la solitude et dans le désert de la pauvreté volontaire, et comme l’âme est unie à la Divinité, le corps est uni à Christ par l’exercice des bonnes œuvres et des vertus réelles. Enfin le Père céleste dit d’un tel homme avec vérité : Celui-ci est mon Fils bien aimé, en qui j’ai pris mon bon plaisir. Car il a engendré son Fils unique dans une telle âme. Ici finit le Sermon de Noël.

 

 

 

 

 

(5) Sur le Dimanche après Noël.

 

NOUS avons parlé le jour de Noël de la génération éternelle par laquelle le Père céleste a engendré son Fils de toute éternité, et il engendre encor sans discontinuation sa parole éternelle égale à lui, savoir son Fils unique, lequel aussi en ces derniers temps a pris à soi la nature humaine et y est aussi né. Il faut maintenant que nous parlions aussi de la génération qui doit se faire et s’accomplir en nous dans nos âmes. Car le Père céleste prononce encor toujours sa parole éternelle dans une âme parfaite. Car il faut que ce que j’ai à dire et à proposer maintenant soit entendu et compris d’un homme parfait, qui a cheminé dans les voies de Dieu, et qui y chemine encor, mais non pas d’un homme qui n’a point encor les sens exercés et qui vit dans la nature corrompue. Car un tel homme est très éloigné de cette naissance et ne la comprend point. Ce Sermon donc sera dressé sur les paroles de Salomon dans le Livre de la Sapience, ch. 18, 14, 15, où il y a trois choses à remarquer.

La première, où Dieu le Père prononce sa parole dans l’âme, ou quel est l’endroit de sa naissance et dans quelle partie l’âme en est rendue participante, savoir dans sa partie la plus pure et la plus subtile ; car pour vrai ce que Dieu a donné à l’âme de plus noble par sa toute puissance et par sa bonté, et dont il a constitué sa nature et qu’elle a aussi reçu de lui, c’est ce qui est destiné à cette naissance. C’est pourquoi il faut que l’âme où cette naissance doit arriver se conserve dans une grande pureté, qu’elle vive d’une manière très-noble, solitaire, et retirée de toutes les créatures en elle-même, et nullement qu’elle se répande et se promène avec les cinq sens extérieurs dans diverses créatures, mais, comme il a été dit, qu’elle habite entièrement en soi-même comme dans son fond ; car c’est dans la partie la plus pure et la plus noble que se forme cette naissance.

La deuxième partie de ce Sermon consiste à montrer comment l’homme doit être disposé pour cette œuvre, cette expression, ou cette génération, s’il lui est plus avantageux de coopérer avec Dieu, afin que cette naissance se forme en lui, savoir qu’il réveille dans son entendement quelques bonnes et saintes pensées qui regardent Dieu, par exemple sur son éternité, sa toute-puissance, sa sagesse, sa justice, sa bonté, et sur ses autres attributs. Ou s’il vaut mieux qu’il se défasse et qu’il éloigne toutes les pensées, paroles et œuvres, et toutes les imaginations qui se peuvent former dans l’entendement humain, et qu’ainsi il laisse opérer Dieu seul et entièrement en soi ; mais quant à lui, qu’il se tienne coi et dans l’inaction, dans cette sainte naissance. Ce qui en effet est le meilleur.

La troisième traitera de la grande et sublime utilité de cette naissance.

Quant au premier point, l’Écriture s’exprime en ces termes : Lorsque toutes choses étaient en silence paisible, la toute-puissante parole de Dieu descendit des Cieux, et Job 4 : Une parole basse vint à moi. Ah ! mon Dieu ! où est ce silence et ce repos ? Où est-ce que ta parole toute puissante doit être prononcée ? Voilà, je dis que cette prononciation se fait entièrement dans la partie la plus pure et la plus noble de l’âme, dans sa propre et dans sa plus intime essence, dans sa partie la plus cachée. C’est là où est le silence et le repos. Car là il n’y peut entrer aucune créature ni imagination, là l’âme n’opère rien d’elle-même, c’est pourquoi aussi elle n’y a aucune imagination ; car tout ce que l’âme opère, elle l’opère par ses facultés. Par l’entendement elle comprend. Elle pense par la mémoire. Elle aime par la volonté. Il en est de même de toutes ses opérations, qui se font toutes par des moyens. Elle opère la vertu de la vue par les yeux, il en est de même des autres sens. Il est donc certain que tout ce que l’âme fait au dehors, elle l’opère par ses facultés et par des moyens ; mais elle n’a aucune opération dans son essence ; pourquoi cela ? Parce que les puissances avec lesquelles et par lesquelles elle opère précèdent du fond de son essence ; c’est pourquoi c’est dans le fond de son essence qu’est le vrai silence et le repos ; et c’est l’habitation où la génération doit précisément être attendue et où elle se fait lorsque Dieu le Père y prononce sa Parole. Car cet endroit de l’âme ne reçoit dans sa nature autre chose que l’essence divine, et cela sans moyens, alors Dieu entre tout entier dans l’âme. Je dis tout entier, mais il faut qu’elles demeurent dehors dans les puissances. Dieu opère dans le fond et dans l’essence de l’âme, là où nulle imagination n’entre jamais sans aucun moyen et sans aucunes idées. Oui, il engendre son Fils dans l’âme de la même manière dont il l’engendre de toute éternité, sauf le plus ou le moins. Que si tu demandes comment Dieu engendre son Fils d’éternité, je réponds : Dieu le Père se contemple soi-même et se connaît parfaitement, non par des idées mais par soi-même, et c’est ainsi qu’il engendre son Fils, dans l’unité de sa nature divine. C’est de la même manière, et non autrement, qu’il engendre son Fils, dans le fond et dans l’essence de l’âme, et qu’il s’unit avec elle ; de sorte que s’il y avait quelques idées dans l’âme, il n’y aurait aucune véritable union, dans laquelle cependant consiste son vrai bonheur. Car la perfection de cette vie consiste dans l’union avec Dieu, dans la possession et dans l’acquisition parfaite de toutes les vertus. C’est de là qu’enfin résulte la perfection de la vie éternelle ; c’est pourquoi il est nécessaire que chaque homme entre et demeure au dedans de soi, c’est à dire dans le fond de son âme. Car c’est là où Dieu veut le toucher de son Essence très-simple sans aucun moyen et sans aucune image.

Quant au deuxième point, savoir ce que l’homme doit faire de son côté afin que cette naissance spirituelle arrive en lui, s’il doit y coopérer en quelque manière, comme en se formant quelques pensées ou des idées de Dieu, ou s’il doit demeurer entièrement en repos, vide de toutes pensées, et laisser Dieu tout simplement opérer en soi, tellement qu’il se contente d’attendre dans un très profond repos et silence l’opération divine en soi, qu’il l’admette et la reçoive ?

Or il faut que je répète ici ce que j’ai dit, savoir que ces choses n’appartiennent qu’aux parfaits, qui ont atteint la réalité de toutes les vertus, et qui la possèdent tellement que les vertus ne procèdent plus de leur coopération, mais d’une vraie habitude et confiance pratique, et singulièrement que toute la vie sainte et noble de notre Seigneur Jésus-Christ se trouve en eux. Or ces parfaits doivent tenir pour certain qu’en ce cas le meilleur est d’être dans un parfait repos et silence, pour laisser parler et opérer Dieu en soi. Car lorsque les puissances de l’âme sont entièrement dépouillées et affranchies de toute œuvre et imagination, alors cette parole de Dieu est prononcée et engendrée, et tant plus ces personnes recueillent en un toutes les puissances de leurs âmes et les retirent de toutes les imaginations qu’elles y avaient auparavant, et peuvent mettre en oubli toutes les créatures, tant plus elles approchent de l’expression ou de la naissance de cette parole, et tant plutôt la peuvent-ils recevoir en eux, et si elles pouvaient tellement oublier toute chose dans leur âme qu’elles n’eussent plus aucune connaissance de leur corps et de leur vie, c’est alors qu’elles seraient les plus susceptibles de cette connaissance. C’est pourquoi je dis que l’homme parfait doit recueillir en soi tous ses sens et toutes les facultés intérieures de son âme, et les laisser reposer, et même s’oublier soi-même et toutes choses ; ce qui a porté un Docteur à parler en ces termes à l’âme fidèle : « Ô ! chère âme, retire-toi de l’agitation des œuvres extérieures, après cela fuis-t’en et te cache, non seulement contre les orages et le concours des œuvres extérieures, mais aussi des pensées et des désirs du dedans. Car ces choses troublent ta paix et ton repos. C’est pourquoi il faut que l’âme soit dans un vrai repos et dans la paix, lorsque Dieu tout puissant veut prononcer et engendre sa parole en elle. Car c’est dans une âme tranquille et paisible que Dieu prononce sa parole et qu’il se prononce soi-même. Je dis soi-même, et non quelque image ou quelque ressemblance de soi. Car voici comment en parle Denys : Dieu n’a point d’image ou de ressemblance de soi-même, puisqu’il est lui-même essentiellement l’essence de toute bonté, de toute vérité, et de tous les êtres, et qu’il opère toutes ses œuvres en soi-même et de soi-même dans un clin d’œil. Il opère sans aucuns moyens. Moins un homme a d’idées ou d’imaginations dans son âme, tant mieux il est disposé à l’opération divine ; et tant plus il se recueille et oublie toutes choses, tant plus près est-il de cette opération, et sur cela, Denys exhorte son Disciple Timothée en ces termes : Ô ! mon cher Timothée ! il faut que tu t’efforces de t’élever, avec des sens abandonnés, au-dessus de toi-même, au-dessus de toutes puissances et paroles, au-dessus de toute raison et de toute œuvre ; au-dessus de toutes manières et de tout être, pour entrer dans les ténèbres tranquilles, et pour être uni et familier à celui qui est au-dessus de tous les êtres et de toute connaissance, qui est Dieu le Seigneur. Car il faut se retirer de toutes choses. Dieu dédaigne d’opérer dans des images. Or quelqu’un pourrait dire : Où est-ce donc que Dieu opère sans images ? Je réponds : Dans le fond et dans l’essence de l’âme. Mais nul ne peut savoir ni fonder de quelle manière cela se passe. C’est pourquoi cette ignorance, et ce que l’âme ne peut pas connaître cette œuvre sublime fait qu’elle médite avec plus de soin et d’assiduité, et qu’elle demeure dans un désir continuel de connaître. C’est pourquoi il faut la poursuivre avec tous nos désirs, et apprendre toujours pendant qu’elle demeure cachée. Car c’est pour cela qu’elle se montre et que néanmoins elle est cachée, afin que nous ne cessions point de la désirer. S. Paul nous exhorte à la poursuivre tellement que nous la puissions obtenir, et à ne point cesser jusqu’à ce que nous l’ayons appréhendée. De là vient aussi que S. Paul, connaissant fort bien cet intérieur, s’enhardit jusqu’à dire : Je suis assuré que ni mort, ni vie, ni Anges, ni Principautés ne nous peuvent séparer de l’amour de Dieu et de ce que j’ai appréhendé en moi, qui est Jésus-Christ notre Seigneur, etc. Un Philosophe Païen disait sur ce sujet d’un autre Philosophe : J’ai remarqué quelque chose en moi qui brille dans mon entendement, je sens fort bien que pour sûr c’est quelque chose ; mais ce que c’est, je ne puis le comprendre ; cependant il me semble que si je le comprenais, je connaîtrais et je saurais toute vérité. Sur quoi l’autre lui répondit : Ah ! mon cher, poursuis-le et sois assuré que lorsque tu l’auras appréhendé, tu recevras le comble de tous les biens et une vie éternelle. S. Augustin écrit aussi sur ce sujet : J’ai remarqué en moi quelque chose qui rayonne dans mon âme, si cela pouvait se perfectionner, je ne douterais nullement que ce ne fût la vie éternelle ; il se cache et il se manifeste en même temps en moi ; il vient en cachette et imperceptiblement, comme un larron qui voudrait enlever tout ce qu’il a dans mon âme. Il se montre et se manifeste en partie et autant qu’il faut pour exciter et réveiller mon âme et l’attirer après soi, et même pour l’arracher à elle-même et la dépouiller d’elle-même. C’est ce que pense aussi une âme amoureuse, lorsqu’elle le dit. Mon âme fut fondue lorsque mon bien aimé a parlé. Comme si elle avait voulu dire : il m’a fallu tomber en défaillance lorsqu’il est entré. C’est aussi ce que le Seigneur Jésus nous enseigne lorsqu’il dit : Celui qui renonce à son père et à sa mère pour l’amour de moi en recevra cent fois au double. Item : Celui qui veut venir après moi et qui me désire, s’il renonce à soi-même et à toutes choses. David en parle aussi en ces termes : Je veux m’asseoir, me taire et écouter ce que l’Éternel dira en moi. Car puisque cette parole est cachée, c’est au milieu du silence de la nuit et des ténèbres qu’elle vient. S. Jean dit : La lumière luit en ténèbres. Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont point reçu, mais à tous ceux qui l’ont reçu, il leur a donné ce droit d’être faits enfants de Dieu.

Quant au troisième point, il reste que nous voyions enfin l’utilité et les fruits de cette parole secrète ou de cette naissance spirituelle en nous, qui se fait dans l’obscurité ou d’une manière cachée. C’est pourquoi les ténèbres sont nommées sa possession, où elle a accoutumé de répandre sa clarté. C’est de cette utilité que parle S. Jean dans le passage qu’on vient d’alléguer, lorsqu’il dit que l’âme dans laquelle cette naissance arrive reçoit cet honneur et ce droit à être fait enfant de Dieu. Oui, un enfant du Père céleste, c’est ce que l’âme devient par cette naissance, et de nul autre.

Cet avantage est très soigneusement à remarquer, car tous les Philosophes ou les Sages du monde, tout autant qu’il y en a, qui ont recherché la vérité par la pénétration de la raison ou de l’entendement humain, et qui l’ont voulu mettre au jour, et tout autant qu’il y en aura jusqu’à la fin du monde qui oseront l’entreprendre, n’ont jamais rien compris et ne comprendront jamais la moindre chose dans cet abîme et dans cette science, et bien que ce qu’on en connaît pourrait encor être nommé une ignorance, si est-ce qu’elle comprend en soi plus de connaissance et de savoir que tout ce que les hommes peuvent recevoir du dehors. Car cette ignorance retire l’homme non seulement de toutes les choses qui peuvent être comprises par la raison, mais elle le tire aussi hors de lui-même et l’amène en Dieu seul. C’est pourquoi le Seigneur Jésus disait : Celui qui vient à moi et qui ne hait son père et sa mère, et sa propre vie, ou sa propre âme, tout ce qui est extérieur, ne peut être mon disciple. Comme s’il voulait dire : Celui qui refuse de quitter toutes les choses extérieures et créées ne peut point parvenir à cette naissance, et elle ne peut nullement s’accomplir en lui. Car elle n’arrive qu’à ceux qui s’étudient à se dépouiller de toutes les choses extérieures et d’eux-mêmes, et quant à moi, je crois pour certain, et j’en ai aussi en moi une entière assurance, que celui à qui cela arrive parfaitement ne peut jamais plus, en aucune manière que ce soit, être séparé de Dieu. Je dis plus encor : qu’un tel homme ne peut plus commettre aucun péché mortel. Car il se laisserait plutôt égorger avec la dernière infamie que de consentir sciemment à aucun péché mortel. Je dis encore davantage qu’un tel homme ne pourrait aussi souffrir sciemment et volontairement aucun péché commun et journalier en soi, ni dans un autre, à moins qu’il lui fût impossible de l’empêcher. Car il est tellement attiré et uni à Dieu par cette naissance spirituelle, qu’il ne peut plus se jeter dans aucune autre voie ; ses vœux, ses désirs, et ses soupirs les plus ardents sont de demeurer uni à son Dieu et de vivre selon sa volonté ; veuille donc celui qui, étant le vrai Dieu, ne s’est néanmoins point méprisé de naître vrai homme pour l’amour de nous, nous aider par sa grâce à ce que nous, qui sommes des hommes faibles et malades, puissions renaître en lui d’une manière divine, Amen !

 

 

 

 

 

(6) Sur le jour des Rois, troisième Sermon.

 

DE la naissance éternelle. Comment elle se fait uniquement dans l’essence de l’âme, et non dans ses facultés, et comment il faut que l’homme s’oublie soi-même et soit destitué de tout savoir s’il veut devenir bienheureux. Voici, je répète encore ce que j’ai déjà dit ci-devant, savoir que cette naissance éternelle se fait dans l’âme, c’est-à-dire dans l’essence et dans le fond de l’âme, ni plus ni moins, mais de la même manière qu’elle se forme dans l’éternité, car c’est la même naissance.

Il se présente ici quelques questions qu’il est important de connaître : 1. Quelle propriété particulière a l’âme par-dessus toutes les autres choses pour que ce soit en elle seule où cette naissance divine se forme ? Rép. Il y a une différence entre l’âme et toutes les autres choses que vous devez remarquer avec soin. Dieu est dans toutes choses essentiellement, en vertu et en puissance ; mais c’est uniquement dans l’âme où il engendre sa parole. Pourquoi cela ? Parce que toutes les créatures destituées de raison ne sont que des monuments ou des traces de la Divinité ; mais l’âme est véritablement créée à l’image de Dieu ; et cette image doit y être renouvelée, ornée et perfectionnée par cette naissance. C’est pourquoi nulle créature destituée de raison n’est susceptible de cette naissance, il n’y a que l’homme raisonnable qui en soit susceptible. Car toute la lumière Divine, toute la grâce, la conformité, la perfection, et la félicité qui doit arriver à l’âme, c’est par cette naissance uniquement qu’elle doit arriver, et non par aucune autre voie ni moyen. N.B. Applique-toi seulement à cette naissance, et tu y trouveras toutes sortes de consolations, de joies, de réalités et de vérités ; mais si tu la négliges, tu négliges toutes sortes de biens et de félicités. Car ce qui nous est donné par cette naissance ne nous apporte que réalité et bonheur. N.B. Mais tout ce que nous cherchons et que nous désirons hors de cette naissance, tout cela périt. On n’a qu’à l’éprouver quand on voudra, et de la manière que l’on voudra, tout cela périra entièrement. C’est cette naissance qui seule donne la réalité de la vie éternelle. Tout le reste périt. C’est aussi par cette naissance que l’homme acquiert la capacité de recevoir les influences Divines, et tous les dons du S. Esprit, dont nulle créature en qui l’image de Dieu ne se trouve pas n’est susceptible. Car l’image de Dieu dépend particulièrement de cette naissance, qui se forme par le Père Céleste, dans le fond le plus intime de l’âme, où nulle image ne peut jamais entrer. 2. Une deuxième question est celle-ci : puisque l’œuvre de cette naissance se fait dans le fond et dans l’essence de l’âme, et que ce fond ou cette essence est égale dans tous les hommes, dans les méchants et dans les pécheurs comme dans les justes et dans les saints, il semble aussi que cette naissance doit arriver dans l’un comme dans l’autre, et si cela est, quel avantage aura un fidèle Chrétien, quelle grâce particulière aura-t-il par-dessus un pécheur et un hypocrite, puisque le fond de l’âme demeure toujours le même dans ceux qui sont destinés au feu éternel comme dans les Saints ? Rep. Ici il faut encore observer une différence. C’est une propriété de cette naissance qu’elle se fait toujours avec une nouvelle lumière dans l’âme. Sa nature est telle qu’elle se fait toujours apercevoir et qu’elle ne peut point se cacher. Dieu se répand par cette naissance dans l’âme avec une lumière claire, laquelle va croissant de telle manière dans l’essence de l’âme qu’elle se répand dans les facultés, dans l’homme extérieur. Elle se répand même dans le corps, tellement qu’il en devient lui-même brillant et lumineux. Mais celui, N.B., qui vit encore dans le péché ne peut point recevoir cette lumière ; il en est du tout indigne, parce qu’il est rempli de péché et de malice, qui sont appelés des ténèbres. C’est pourquoi S. Jean dit que les ténèbres n’ont point compris la lumière. Pourquoi cela ? Parce que la voie par où cette lumière devait entrer est remplie de fausseté et de ténèbres. Car comme Dieu et la créature ne peuvent pas être en même temps ensemble, la lumière et les ténèbres ne peuvent pas non plus subsister ensemble. Afin que Dieu entre dans ton âme, il faut que toutes les créatures terrestres en soient chassées ; car ils ne peuvent point compatir ensemble. En outre, l’homme aperçoit cette lumière lorsqu’il se tourne du côté de Dieu ; car alors une lumière brille en lui, qui lui fait connaître ce qu’il doit faire ou qu’il doit éviter. Elle lui donne plusieurs excellentes instructions et enseignements qu’il n’a jamais eus auparavant dans son entendement ni dans son Esprit. Mais comment peut-on connaître que cette lumière luit dans l’âme ? Rép. L’homme peut le connaître lorsqu’il fait une sérieuse attention à son propre cœur et à sa conscience ; car cette lumière l’émouvra très souvent, et le sollicitera à quitter ce siècle mauvais ; et à se détourner de toutes les créatures terrestres. Ce qui ne peut arriver que par l’illumination de cette lumière, qui est si délicate, si aimable, et si réjouissante, qu’elle excite sur le champ un dégoût de toutes les choses qui ne sont pas selon Dieu ou qui ne sont pas de lui. Elle excite l’homme à l’amour de Dieu, à l’honorer et à lui obéir. Elle produit aussi des exhortations salutaires que l’homme reçoit, sans qu’il sache d’où ni comment elles lui viennent ; car les inclinations intérieures du cœur vers Dieu ne précèdent en aucune manière d’aucunes créatures ni de leurs instructions ; car tout ce que la créature enseigne ou qu’elle opère vient du dehors ; au lieu que le fond intérieur de l’âme ne peut-être ému que par cette opération. Et plus l’homme conserve son cœur vide et libre de toute autre chose, plus il y découvre de lumière, de vérité, et de discernement. C’est pourquoi nul ne tombe dans aucune erreur que lorsqu’il se détourne de cette lumière et de ce fond intérieur, et qu’il regarde trop à ce qui vient par dehors. C’est ce qui fait dire à Augustin : Plusieurs ont cherché la lumière et la vérité, mais seulement au dehors où elle n’est pas ; mais à la fin ils se sont tellement éloignés d’eux-mêmes, qu’ils ne se sont point retournés pour y rentrer ; c’est pourquoi ils n’ont point pu trouver ni atteindre cette vérité qu’ils ont cherchée avec tant d’empressement, car la vérité est dans l’intérieur, dans le fond, et non dans l’extérieur. Celui donc qui veut trouver la lumière et un juste discernement, qu’il se donne un peu de patience, et qu’il soit attentif sur soi-même, à cette naissance spirituelle qui se forme dans son fond, de telle manière que non seulement toutes les facultés, mais aussi l’homme extérieur en est éclairé. Car du moment que Dieu met le fond en mouvement par sa vérité, il se répand une lumière dans les facultés, qui fournit plus d’instruction à l’âme qu’elle n’en peut recevoir de tous les hommes ensemble au dehors. Ce qui fait aussi dire au Prophète : Je suis plus savant que tous mes Docteurs, car tes témoignages sont mes discours.

Puis donc que cette lumière ne peut pas luire dans les pécheurs, il est aussi impossible que cette naissance s’y puisse former, car elle ne peut pas subsister avec les ténèbres du péché, quoique ce ne soit pas dans les facultés où elle se forme, mais dans le fond, dans l’Essence même de l’âme. Et ici se rapporte la troisième question, pourquoi cette naissance ne se forme pas dans les facultés, mais dans le fond même de l’âme ? Rép. C’est très à propos qu’on forme cette question. C’est pourquoi observez bien la différence. Chaque créature opère pour certaine fin et par certaine raison, laquelle, bien qu’elle soit toujours la première dans l’intention, néanmoins est la dernière dans l’exécution. Ainsi Dieu, dans toutes ses œuvres, se propose toujours une fin très bonne, savoir soi-même. C’est pourquoi il dispose toutes ses œuvres de telle manière que toutes les puissances de l’âme soient amenées à cette dernière fin, savoir à lui-même. Et c’est pour cela que Dieu le Père engendre son Fils dans notre âme, afin que toutes les puissances de l’âme lui soient amenées. Il n’a égard qu’à ce qui est dans l’âme, et il veut tout convier et amener au festin et à la joie de la noce. Mais l’âme est entièrement répandue et dissipée avec toutes ses facultés, savoir chaque faculté dans l’œuvre qui lui est propre. Per exemple, la puissance de la vue est répandue dans les yeux, celle de l’ouïe, dans les oreilles, celle du goût, dans le palais, et ainsi de suite. De là vient que l’âme avec ses facultés est trop faible pour les choses qui doivent être opérées du dedans. Car les forces partagées ne sont pas si puissantes ni si parfaites que celles qui sont réunies. C’est pourquoi, lorsqu’il faut que l’âme opère puissamment dans l’intérieur, il faut qu’elle ramène toutes ses facultés et ses sens de leur dissipation, et qu’elle les réunisse toutes dans l’opération intérieure. Si un Philosophe Païen recueillit toutes les forces de son âme de la dissipation des sens, de telle sorte qu’il ne voyait ni n’entendait plus rien, seulement pour apprendre la Science naturelle de l’Arithmétique, jusques là qu’il en perdit la vie, combien plus nous les Chrétiens le devons-nous faire, et employer toutes nos forces pour pouvoir apprendre à connaître et à contempler Dieu et sa vérité éternelle ? Certes il faudrait bien retirer toutes nos facultés et nos sens, notre raison même, et notre entendement de toutes les choses extérieures, et les recueillir entièrement dans le fond intérieur de l’âme dans lequel ce trésor est caché. Pour cet effet, il faut que l’homme renonce à toutes ses œuvres et occupations extérieures, et qu’il entre dans un absolu néant ou non-être ; autrement il ne pourra jamais atteindre à ce trésor.

Car lorsque l’âme avec ses facultés s’écoule dans les œuvres extérieures, elle devient nécessairement toujours plus faible et plus mal disposée pour les œuvres intérieures. Or Dieu veut une âme entièrement tranquille et paisible pour y opérer sa naissance, dans laquelle il n’y ait que lui seul, et qui aussi ne désire que lui seul, comme son Seigneur et son Créateur. Et c’est ce que le Seigneur Jésus a lui-même enseigné, quand il dit : Celui qui vient à moi et ne hait son Père et sa Mère, sa Femme et ses enfants, ses Frères et ses Sœurs, ne peut être mon Disciple, il n’est pas digne de Moi. Car ce qui est ami de l’homme, à quoi son cœur s’attache, c’est précisément ce qui est ennemi de Dieu. Si quelqu’un veut voir de ses yeux beaucoup d’objets, et tout ouïr de ses oreilles, méditer et apprendre toutes choses de son cœur, il ne se peut faire que l’âme ne soit dissipée dans ces choses. C’est pourquoi un Sage disait fort à propos : « Lorsqu’un homme veut faire une œuvre intérieure, il faut qu’il ramasse, d’une manière fort serrée, toutes ses forces dans un petit coin de son âme, et qu’il se cache en arrière de toutes les formes et imaginations ; alors il peut exécuter quelque chose au dedans. »

Il faut ici que l’homme entre dans un oubli de toutes choses, et qu’il se tienne comme un homme qui ne sait ni ne comprend rien. Car, N.B., il faut qu’il y ait un grand silence là où la Parole éternelle de Dieu doit se faire entendre. Car aussi, N.B., on ne lui saurait faire un plus grand honneur, ni lui rendre un service plus agréable, que par le repos et le silence. C’est uniquement dans le repos et dans le silence qu’il peut être entendu et connu en sa propre lumière. Il a accoutumé de se manifester là où il n’y a que pure ignorance et oubli de toutes choses.

Ici quelqu’un pourrait dire : Eh, mon cher Monsieur ! pourquoi faites-vous consister tout notre salut à ne rien savoir ? L’ignorance et l’oubli ne sont-ils pas des défauts et des vices dans l’âme ? Rép. Il est vrai que l’ignorance en elle-même est un défaut et un péché lorsque l’homme y croupit. Mais ici on parvient à une science inexprimable, et ce défaut de savoir ne doit pas procéder de l’ignorance, mais plutôt il faut que le savoir devienne une ignorance, en tant que l’homme parvient à cette ignorance par une science Divine. C’est pourquoi ce défaut de savoir sera orné et exalté par une science surnaturelle ; et lorsque l’homme souffrira purement et simplement en soi l’opération Divine, et qu’il laissera opérer Dieu seul en soi, il sera beaucoup plus parfait que lorsqu’il entreprendra de coopérer lui-même avec Dieu. C’est ce qui faisait dire à un Philosophe qu’on acquiert plus de sagesse en écoutant qu’en contemplant. Aussi est-il bien évident que l’ouïe attire beaucoup plus l’homme au dedans de soi, et qu’au contraire la vue fait qu’il se répand davantage au dehors, savoir l’action de la vue en elle-même. C’est pourquoi aussi nous serons beaucoup plus heureux dans la vie éternelle par la faculté de l’ouïe que par celle de la vue. Car l’action de l’ouïe par laquelle nous recevons la Parole Éternelle se passe au dedans de nous, au lieu que celle de la vue sort hors de nous.

Par l’ouïe nous sommes passifs, et par la vue nous agissons ; toutefois notre salut ne consiste point dans nos opérations, mais il consiste dans l’amour de Dieu ; tellement que nous souffrions Dieu avec un véritable amour, c’est-à-dire que nous le laissions opérer en nous. Car autant que Dieu est plus excellent et plus glorieux que toutes les créatures, autant aussi son opération est excellente et plus noble que la nôtre, qui sommes ses créatures. C’est pourquoi Dieu, par sa charité merveilleuse et indicible, a disposé les choses de telle manière que tout notre salut consistât, non dans les œuvres, mais dans un état passif. Car nous pouvons plus souffrir qu’opérer, et nous sommes plus capables de recevoir que de donner, chaque don nous disposant à en recevoir de nouveaux. Oui, je dis que chaque don de Dieu allume en nous des humbles désirs, et étend de plus en plus notre sensibilité, pour recevoir de lui de plus grands dons, et l’on peut bien appliquer ici ce que Dieu dit par son Prophète : Ouvre ta bouche et je l’emplirai. Sur cela, quelques Docteurs ont dit qu’à cet égard notre âme est semblable à Dieu, savoir que comme les dons de Dieu sont immenses, aussi notre âme est immense à recevoir ; et comme Dieu est Tout-puissant pour opérer, il y a aussi un profond abîme dans notre âme pour souffrir ses opérations ; c’est pourquoi elle sera aussi transformée et rendue semblable à Dieu. En un mot, il faut que Dieu opère et que l’âme admette et souffre son opération. Il faut qu’elle connaisse par la connaissance de Dieu et qu’elle aime par son amour. C’est pourquoi l’âme est beaucoup plus heureuse de ce que Dieu est que de ce qu’elle a en propre ; comme aussi le salut procède beaucoup plus de Dieu que de nos propres œuvres et actions. Il n’y a rien dans tout ce vaste Univers dont Dieu ait besoin ou qu’il puisse désirer, qu’une seule chose qu’il désire très ardemment, tellement qu’il n’épargne aucun soin pour l’obtenir. Cette chose unique, c’est l’âme précieuse de l’homme, qu’il a créée à son image, laquelle il veut toujours avoir prête et libre, afin qu’il puisse faire et accomplir son œuvre dans son fond. Car Dieu a vraiment toute puissance au Ciel et sur la Terre, et nulle créature ne peut empêcher sa volonté ; mais néanmoins il lui manque quelque chose lorsqu’on ne permet pas qu’il puisse accomplir son œuvre très-aimable et très-gracieuse dans l’âme de l’homme. Et, N.B., quand il se trouverait un homme qui se serait abandonné à Dieu et qui serait parvenu bien avant, il ne doit jamais se croire entièrement parfait, mais il doit toujours demeurer dans une humble crainte, dans le plus haut degré qu’il puisse être, et dire avec une vraie humilité : Ô ! Seigneur ! Ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel ! En outre il faut aussi qu’il s’examine avec soin et d’une manière très-sévère si son cœur n’est point encore attaché à quelque chose, ou s’il n’y a point quelque chose dans son fond qui puisse apporter de l’empêchement à Dieu d’opérer cette œuvre exquise et glorieuse sans moyens. Dieu nous donne sa grâce et sa vertu, de sorte qu’il puisse opérer en nous et nous éclairer. Amen.

 

 

 

 

 

(7) Sur le premier Samedi après le jour des Rois.

 

SI l’homme peut trouver sa naissance spirituelle ou sa parole intérieure dans quelques exercices pieux ? Et comment la raison se doit conduire lorsqu’elle est libre de toutes opérations ? En outre l’homme ne doit pas s’exercer dans la pénitence et si par là il peut obtenir quelque chose ? Sur le sujet de ce que l’Enfant Jésus se perdit dans le Temple.

Jésus, étant âgé de douze ans, resta dans le Temple de Jérusalem, et ses parents ne s’en aperçurent point, et ils le cherchaient parmi la compagnie, entre leurs parents, et ceux de leur connaissance, mais ils ne le trouvèrent point, et s’en retournèrent en Jérusalem en le cherchant, et lorsqu’ils vinrent dans le Temple, comme à la source, ils le retrouvèrent avec joie.

Il en est de même de notre naissance spirituelle ; si nous la voulons trouver, il faut que nous quittions tous les hommes et que nous rentrions dans notre fond comme dans la source d’où nous sommes procédés. C’est ce qui nous est ici figuré par le Temple. Car toutes les facultés de l’âme telles que sont l’entendement, la mémoire, la volonté, la raison avec toutes les opérations sont nos compagnies, nos amis, et les gens de notre connaissance, qui causent à l’homme de la multiplicité et le dissipent. C’est pourquoi il faut abandonner tous nos sens, nos imaginations, nos pensées, et tout ce sur quoi nous nous reposons, et alors nous trouverons en nous cette naissance spirituelle du Fils de Dieu. Il ne se trouve point dans les compagnies, entre les amis et les gens de notre connaissance ; plutôt on le perd parmi eux.

Ainsi il se présente une question : Si l’homme peut trouver cette naissance ou cette parole dans des exercices spirituels et pratiques de bonnes œuvres vraiment divines, mais qui toutefois procèdent du dehors dans l’âme par les sens ou par l’imagination, telles que sont la méditation sur la toute-puissance de Dieu, sur sa sagesse, sa justice, sa miséricorde, sa bonté, et autres semblables vertus et attributs divins qui peuvent tomber dans notre entendement ? Rép. Bien que ces choses soient véritables et divines, si est-ce que la naissance spirituelle du Fils de Dieu dans notre âme ne peut point se produire par-là, parce que la connaissance de toutes ces choses vient du dehors et par les sens ; mais cette naissance, pour luire réellement et purement dans nous, doit uniquement découler de Dieu au dedans de nous, et toutes nos opérations doivent cesser et demeurer en repos, et les facultés de l’âme ne doivent point servir à nos opérations, mais à l’opération divine. En un mot, afin que cette naissance arrive en nous parfaitement, il faut que Dieu seul l’opère et la produise ; mais quant à nous, nous devons demeurer dans un état purement passif ; c’est-à-dire laisser Dieu agir et opérer lui-même. Car lorsque l’homme renonce à sa propre volonté et à soi-même tout entièrement, alors Dieu entre dans l’homme très volontiers avec sa science, et il y fait luire sa lumière, au long et au large. Pour certain, si Dieu doit se connaître dans l’homme, le savoir de l’homme ne peut subsister ni contribuer aucune chose à la connaissance divine ; car nul ne doit s’imaginer que son entendement puisse atteindre jusques à la connaissance de Dieu. Car lorsque Dieu nous doit éclairer d’une manière spirituelle et salutaire, non seulement notre lumière naturelle n’y peut rien contribuer, mais de plus il faut qu’elle soit du tout anéantie, et que nous entrions entièrement au dedans de nous-mêmes. C’est alors que Dieu y entrera avec sa lumière, et qu’il y apportera avec soi tout ce à quoi nous aurons renoncé auparavant, et encor mille fois davantage, et cela dans une forme nouvelle qui renferme en soi véritablement toutes sortes de biens dans une entière perfection.

La vérité est qu’aucune créature avec toute son habileté et toute notre propre sagesse ne sauront nous mener jusques là que d’apprendre à connaître Dieu d’une manière divine. Car pour connaître Dieu d’une manière divine, il faut que notre science devienne une pure ignorance, et il faut que nous oubliions entièrement toutes les créatures et nous-mêmes. Mais quelqu’un pourrait dire : Que faut-il donc que fasse ma raison, si elle ne doit aucunement agir dans cette naissance spirituelle, et dans la connaissance de Dieu ? Est-ce là la vraie méthode que notre esprit s’élève à une connaissance inconnue, ce qui ne se peut, puisque lorsque l’esprit connaît quelque chose, on ne peut pas dire qu’il ne la connaît pas ; comment donc peut-il alors être entièrement libre et vide de toutes choses ? Ou s’il vaut mieux qu’il demeure entièrement dans ses ténèbres et dans son ignorance ? Rép. Oui, certainement cette dernière voie est la meilleure, savoir que l’homme se mette dans une totale obscurité et ignorance.

Mais si vous dites encore : Faut-il que l’homme renonce tellement à toutes choses qu’il n’y puisse jamais revenir ? Rép. Oui, pour certain, il faut que la chose aille ainsi ; mais quelles sont ces ténèbres ? Comment se nomment-elles ? Rép. Leur nom n’est autre qu’une réception possible ; car il faut que tout savoir et toute connaissance soit éloignée de l’homme, et qu’il ne lui reste qu’une capacité de recevoir aussi grande et étendue qu’elle puisse être, l’homme ne s’en doit jamais départir ni détourner. Mais s’il en tire son pied et qu’il commence à regarder en arrière, il est certain que cela ne vient point de Dieu, mais d’ailleurs, comme de sa chair vicieuse et de ses sens trompeurs, ou du monde mauvais, ou du Diable même. Et lorsque l’homme suit ces méchants Conseillers, et qu’il regarde en arrière, comme la femme de Loth, il tombe certainement dans le péché, et s’il continue à rebrousser chemin, il peut tellement s’égarer qu’il lui en arrivera un dommage et une perdition éternelle. C’est pourquoi lorsqu’on a une fois mis la main à la charrue et qu’on est sorti de Sodome, qu’on se garde bien de se tourner vers les choses qui sont en arrière, mais qu’on tende toujours de plus en plus vers les choses qui sont en devant, et cela de tout notre pouvoir, tellement que l’âme embrasse et appréhende tout ce qu’elle peut appréhender. C’est ce dont S. Paul nous donne un exemple en sa propre personne, lorsqu’il dit qu’il oublie les choses qui sont en arrière et qu’il tend vers celles qui sont en devant. Car l’âme n’a point de repos jusqu’à ce qu’elle soit entièrement remplie et qu’elle ait obtenu tout ce qu’elle peut obtenir ; c’est pourquoi si elle employait continuellement ses forces et qu’elle se tînt éloignée et sans mélange des choses viles d’ici-bas (car c’est par là que l’âme est misérablement déchirée, et entraînée en diverses erreurs), elle s’élèverait au-dessus des plus hauts Cieux, et n’aurait point de repos qu’elle n’eût obtenu le Souverain bien, qui est Dieu son Créateur, et qu’elle n’en fût entièrement rassasiée. C’est pourquoi l’âme doit sérieusement réfléchir en elle-même combien c’est une chose utile et salutaire de se conduire de cette manière, savoir de se tenir entièrement libre et évacuée de toutes choses, ne tendant et ne recherchant que ces ténèbres dont j’ai fait mention, sans se tourner jamais vers les choses qui sont en arrière, afin de pouvoir trouver et obtenir celui qui est toutes choses et en qui elles sont et subsistent toutes. Car tant plus l’âme se renonce et s’affranchit et s’évacue de toutes choses, tant plus aussi elle s’approche de Dieu. C’est de cette bienheureuse solitude ou de ce désert que parle le Seigneur par son Prophète Osée quand il dit : Je la mènerai au désert, savoir l’âme sanctifiée, mon Épouse, et je m’entretiendrai aimablement avec elle. Car, N.B., la parole de Dieu véritable et éternelle n’est prononcée qu’au désert, lorsque l’homme est sorti hors de soi-même et de toutes choses et qu’il se tient entièrement vide, libre, dans la solitude et dans l’abandon. C’est de ce désert bienheureux dont parle le Prophète quand il dit : Ô ! Que n’ai-je des ailes comme le Pigeon, je m’envolerais et me poserais quelque part. Où est-ce que David se proposait de se poser et de trouver repos ? Rép. C’est ce qu’il déclare lui-même quand il ajoute : Voilà, je m’enfuirais bien loin et me tiendrais au désert. Car c’est seulement au désert, c’est-à-dire lorsque nous sommes abandonnés de toutes les créatures, que nous défaillons et que nous sommes rejetés, sans pouvoir trouver nulle part aucun secours ni consolation, c’est alors que l’âme trouve un repos constant et assuré.

Quelqu’un pourrait ici demander : Faut-il donc que l’homme abandonne toutes choses intérieurement et extérieurement, tellement que même toutes les facultés se reposent et cessent d’opérer ? Et que Dieu a ainsi laissé l’homme longtemps dans le désert et dans la solitude, qu’il ne lui donne point de lumière, ni ne prononce sa parole au dedans de lui, et n’y produit aucune autre opération, tellement que l’homme se trouve comme entièrement anéanti, ne vaudrait-il pas mieux alors qu’il se mît en prières ou qu’il lût dans l’Écriture Sainte, ou qu’il fît quelques autres œuvres saintes commandées de Dieu, pour dissiper par ce moyen ses ténèbres et se tirer de sa solitude ? Rép. Nullement ; mais il est beaucoup plus utile et avantageux à l’homme qui a atteint le plus haut degré de perfection de demeurer ainsi dans son néant avec une entière tranquillité et solitude ; car il ne peut pas se tirer de là pour rechercher quelque autre chose sans dommage, puisque ce serait vouloir en même temps se préparer soi-même et être préparé de Dieu, ce qui ne se peut et ne se doit faire. Car l’homme n’a pas sitôt formé la pensée ou le désir d’être préparé que le Dieu Tout-puissant et tout bon n’ait encor plus d’empressement à le préparer. Car partout et toutes les fois qu’il trouve l’homme disposé, il ne peut se retenir selon sa grande bonté qu’il n’opère en lui incessamment et n’y répande sa grâce. Ce serait un grand défaut en Dieu si, lorsqu’il trouve l’homme entièrement libre, vide, et dénué de toutes choses, il n’opérait pas en lui sur le champ ses grandes œuvres. Lorsque l’âme est disposée, Dieu y entre sans délai ni retardement. De là vient qu’il est écrit : Voici, je me tiens à la porte et frappe, si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui, et je souperai avec lui, et lui avec moi. Il n’est donc pas nécessaire de courir bien loin pour chercher Dieu, car il n’est pas éloigné, il se tient à notre porte et il attend qu’on lui ouvre. Celui qui est prêt et qui lui ouvre, il vient à lui, et il ne le laisse pas longtemps crier, à peine peut-il attendre qu’il lui ait ouvert, il est beaucoup plus prompt à entrer que l’homme à le recevoir. L’un et l’autre, et l’ouverture et l’entrée se passent dans un même moment.

Mais quelqu’un pourrait dire : Eh ! comment se fait cela, je n’aperçois pourtant point ni ne remarque que Dieu vient chez moi ? Rép. Ce sentiment n’est point au pouvoir de l’homme, mais de Dieu lui-même. Il se fait connaître ou sentir à qui bon lui semble, il se cache aussi à qui il lui plaît. C’est ce que le Seigneur nous enseigne lorsqu’il disait à Nicodème : Le vent souffle où il veut, et tu entends le son, mais tu ne sais d’où il vient ni où il va. Ainsi le Seigneur veut que le vent soit reçu par l’ouïe, sans que néanmoins on sache d’où il vient. Pour certain, dit-il, la nature ne souffre aucun vide. Et quoiqu’un homme puisse s’imaginer que son âme et son intérieur sont vides, et qu’il n’a aucun sentiment de Dieu, si est-ce qu’il n’est pas ainsi. Dieu ne souffre point qu’aucune chose soit entièrement vide. C’est pourquoi celui qui voudrait se plaindre de n’avoir aucun sentiment de Dieu, qu’il se donne seulement un peu de repos, et qu’il demeure tranquille dans son désert solitaire. Car il pourrait arriver que si dans ce moment quelqu’un abandonnait son désert, il n’y pourrait, après cela, jamais revenir, et il en demeurerait éternellement privé. Quelqu’un pourrait encor dire ici : Eh bien, mon cher Monsieur, je crois que je puis fort bien parvenir à ce degré de perfection de la naissance bienheureuse du Fils de Dieu en moi, et si cela est, ne puis-je point avoir quelques marques certaines pour connaître en moi cette naissance ? Rép. Oui, pour vrai il y a trois marques certaines ; mais pour cette fois j’en expliquerai seulement la première. Car lorsque cette naissance est véritablement arrivée dans un homme, nulles créatures ne peuvent plus lui être en empêchement, mais elles le mènent plutôt toujours à Dieu et à cette naissance. Nous en avons une image dans l’éclair et dans la foudre, car ce qu’elle atteint, elle l’attire à soi en le frappant. Il en est de même de ceux qui sont touchés de cette naissance, ils y sont subitement changés et tout ce qui auparavant leur avait été en obstacle leur devient avantageux et leur sert à tourner leur âme du côté de cette naissance. Tout ce qu’ils voient, qu’ils entendent, ou qui leur arrive de quelque manière que ce soit, ils y contemplent et ils y reçoivent cette naissance. En un mot, tout leur est, s’il faut ainsi dire, converti en Dieu parce qu’en toutes choses ils n’ont en vue et n’aiment que Dieu. Lors donc que cela manque tellement que l’homme ne cherche pas et n’aime pas Dieu et qu’il ne l’ait pas en vue en toutes choses, que celui-là sache que cette naissance n’est point encor formée en lui.

Mais on pourrait encore dire ici : Que sera-ce donc de la repentance ? Ne faut-il pas que l’homme s’y exerce s’il veut parvenir à cette naissance ? Ou n’est-ce pas une négligence que d’abandonner les œuvres de la pénitence ?

Rép. Il faut ici considérer de près pourquoi la pénitence avec ses exercices est ordonnée. Car la veille, le jeune, les larmes, la prière, la discipline, les cilices, coucher sur la dure, et autres choses semblables, tout cela est ordonné pour tenir en bride la chair rebelle ; car la chair combat continuellement contre l’esprit, et l’esprit convoite contre la chair, tellement que l’homme ne fait pas toujours le bien, comme S. Paul l’enseigne. La chair ici est forte, et hardie, car elle est dans son habitation ; le monde la soutient, savoir entre autres choses le manger et le boire, les délicatesses du corps et choses semblables, qui toutes combattent contre l’esprit. Car l’esprit ou l’âme n’est pas ici chez elle ; sa véritable patrie et habitation, c’est le Ciel, c’est là où sont ses véritables et meilleurs amis, après lesquels elle soupire et qu’elle désire d’imiter par une sainte vie. Afin donc que l’esprit puisse recevoir du secours et de l’assistance dans cet état de misère, et que la chair robuste puisse être affaiblie et domptée, tellement qu’elle n’ait pas le dessus, on lui met la bride d’une pénitence sévère afin qu’elle puisse d’autant plus tôt être soumise et domptée par l’esprit. Puis donc que les œuvres de pénitence susmentionnées doivent servir à dompter la chair, il s’ensuit que tant plus nous voulons la retenir et forcer à l’obéissance, tant plus nous devons lui imposer cette bride, toutefois non point par aucune haine, mais par amour, et de cette manière elle en sera bien plus tôt domptée, et elle pourra d’autant mieux être retenue dans l’obéissance à l’esprit. C’est pourquoi il n’est rien que Dieu exige plus de nous que l’amour, et celui qui en est pris comme le poisson à l’hameçon, celui-là obtiendra plus et parviendra beaucoup plus tôt à la perfection par ce moyen que par tous les exercices les plus austères et les plus difficiles que tous les hommes pourraient s’imposer et qu’ils pourraient pratiquer ; toutefois ils sont très utiles aux hommes charnels immortifiés. Un tel homme souffre tout avec patience, il se glorifie dans les tribulations que Dieu lui envoie, et il pardonne aussi très volontiers tout le mal que les autres lui peuvent faire et lui causent. En un mot, on ne saurait rien imaginer qui unisse l’homme si étroitement avec Dieu, rien qui le lui rende plus semblable que ce doux lien de l’amour. Celui qui a trouvé ce chemin de l’amour et qui y marche n’en cherche point d’autre. Celui qui a mordu à cet hameçon et qui y est attaché est tellement lié qu’il offre et abandonne à Dieu ses mains, ses pieds, ses yeux, ses oreilles, son cœur, son esprit, et tout ce qu’il a. Ainsi cet ennemi, savoir notre chair pécheresse, ne peut être mieux bridée et domptée, tellement qu’il soit soumis à l’esprit, que par l’amour. Car l’amour est fort comme la mort et ferme comme le sépulcre, car comme la mort sépare l’âme du corps, ainsi l’amour sépare de l’âme tout ce qui n’est pas Dieu ou qui n’est pas de lui, elle ne peut le souffrir. Celui qui entre ou qui est captif dans les liens de l’amour regarde toutes choses d’un même œil, quoi qu’il fasse ou qu’il se propose, pourvu qu’il sache que son œuvre est agréable à Dieu. Si est-ce que les œuvres et les exercices d’un tel homme rempli d’amour sont beaucoup plus utiles et à lui-même et aux autres, et plus glorieuses à Dieu, N.B., que tous les exercices des autres hommes qui ne brûlent pas d’un amour si ardent pour Dieu, quand même ils vivraient dans une si parfaite sainteté et sans commettre aucun péché. Le repos et l’oisiveté d’un homme qui aime vaut mieux que le travail et les exercices d’un autre. C’est pourquoi chacun doit seulement tendre à mordre à cet hameçon de l’amour et à y être pris, alors il entrera dans une captivité parfaitement heureuse. Veuille donc notre Dieu et Créateur fidèle le Père, le Fils et le S. Esprit nous accorder à tous cette grâce que nous puissions ainsi être pris, et que par là nous parvenions à cette bienheureuse naissance et à l’ouïe de la parole intérieure, étant affranchis de toute autre captivité. Amen.

 

 

 

 

 

(8.) Sur le premier Dimanche du Carême.

 

N.B. Celui qui a des Oreilles pour ouïr, qu’il oïe ce que l’Esprit dit aux Églises. Celui qui vaincra n’aura point de nuisance de la mort secondaire. Apoc. 2, v. 11. Ce sont là les paroles du texte. Que celui qui a des oreilles oïe ce que l’Esprit dit aux Églises, c’est-à-dire à tous les peuples de toute la Chrétienté. Qu’est-ce donc qu’il dit ? Rép. Que celui qui vaincra n’aura point de nuisance de la mort seconde, c’est-à-dire celui qui surmonte le Diable, le Monde et sa propre chair, celui-là ne sera point tourmenté par la mort éternelle. N.B. Tout homme donc qui entre en soi-même et qui fait plus d’attention à la parole de Dieu intérieure qu’à celle que les hommes prononcent au dehors, et qui n’écoute pas seulement cette parole intérieure pour la savoir et pour en parler, mais plutôt pour la croire et la suivre fidèlement. En outre, celui à qui cette parole est une viande agréable et délicieuse qui lui plaît, et qu’il goûte avec plus de plaisir que toutes les autres choses de la terre. Enfin celui qui s’attache constamment en simplicité par une foi et un amour sincère à cette parole, celui-là est du nombre de ceux qui ont des oreilles pour ouïr, car un tel homme est capable de connaître et de retenir toutes les vérités que Dieu lui manifeste ; il surmonte aussi tout péché qui est la mort première, et il est en sûreté contre les premiers tourments de l’Enfer qui sont la mort seconde, qui suit certainement le péché. Mais lorsque l’homme est dissipé et qu’il lit continuellement l’Écriture Sainte avec une vaine complaisance en soi-même, et qu’il veut toujours enseigner les autres et leur communiquer son savoir, sans apprendre lui-même, celui, N.B., qui suit un tel homme ne parvient jamais à la connaissance de la vérité. Car celui qui le veut enseigner ne l’a pas, parce qu’il détourne sa vue de la pure et simple vérité qu’il a en soi, et qu’au contraire il se jette dans la multiplicité des Écrits sacrés, d’où il arrive que souvent la doctrine et les sentiments de ces sortes de gens se trouvent opposés à la saine doctrine et à la sainteté dont les fidèles ont rendu témoignage par paroles et par œuvres. De là il se lève des querelles et des contestations ; les cœurs se divisent et la vraie charité Chrétienne est sensiblement empêchée. Car lorsqu’on vient en quelque manière à contredire à ces sortes de gens, ils se mettent en colère, et si on leur cède selon leur opinion et leur caprice, ils deviennent des vainqueurs pernicieux. Ainsi, que celui qui est debout prenne garde de tomber. Car si nous voulons demeurer debout avec assurance et être préservés du péché et des iniquités énormes, il est de tout point nécessaire que nous nous connaissions nous-mêmes et que nous soyons sur nos gardes, N.B., par un simple et sincère recueillement au dedans de nos propres cœurs, et que nous demeurions dans notre intérieur avec nous-mêmes et avec l’inspiration divine, N.B., pour entendre ce que le Seigneur notre Dieu parle en nous. C’est là que nous entendrons et que nous apprendrons la vérité pure pour la vie éternelle. Alors notre vie sera conforme à l’Écriture Sainte et à la doctrine de la Sainte Église, et à celle de tous les fidèles qui ont jamais vécu et qui vivent encor. Nous souffrirons aussi volontiers la correction par l’amour de la vertu, et singulièrement de la vraie humilité par l’Écriture Sainte, et même par tous les hommes. En un mot, ce nous sera une joie de vivre selon la saine Doctrine, et de cheminer dans l’innocence et dans la sainteté, aussi bien que d’en entendre parler, et ce sont là les vrais caractères d’un homme de bien ; car ceux qui ne se sont pas encore entièrement et parfaitement renoncés à leur volonté propre en toutes choses, par la mortification de leur propre raison et de leurs sens, selon toutes les instructions, enseignements, exhortations et impulsions qu’ils reçoivent de Dieu intérieurement et de leurs amis fidèles au dehors durant toute leur vie ; ces gens-là n’entendent pas volontiers et sans un sensible chagrin parler et traiter de ces choses. Ô Seigneur, donne des oreilles pour ouïr la parole intérieure, des cœurs pour comprendre ce qui est ici enseigné, et ayez pitié de tous les hommes !

 

 

 

 

 

(9) Sur le 5e Dimanche du Carême.

 

COMMENT la Sainte parole de Dieu est prononcée intérieurement dans nos cœurs ; sur ces paroles du texte : Celui qui est de Dieu entend la parole de Dieu. Ô ! mes très chers ! ouvrez aujourd’hui vos cœurs et vos oreilles ; écoutez et observez soigneusement les paroles de ce texte, afin que vous puissiez vous connaître vous-mêmes et savoir ou ce que vous êtes dès à présent, ou ce que vous voulez devenir désormais, ou enfin quelles gens vous devez être. Celui qui est de Dieu entend la parole de Dieu ; c’est pourquoi vous ne l’entendez pas, parce que vous n’êtes pas de Dieu. S. Grégoire donne cette explication sur ces paroles. Que chacun, dit-il, s’examine soi-même lorsqu’il entend la parole de Dieu, et qu’il réfléchisse en son cœur quelle est cette parole et d’où elle vient ; la vérité nous commande de soupirer après la patrie Céleste et de dompter au dedans de nous les convoitises de la chair, de fuir les honneurs du monde, de ne point désirer les biens d’autrui et de donner et distribuer volontiers les nôtres. Que chacun donc s’examine soi-même soigneusement si la voix de cette vérité divine a retenti dans les oreilles de son cœur, il connaîtra bientôt s’il est né de Dieu ou non. Car ô ! combien y en a-t-il qui ne peuvent pas seulement écouter les commandements et la parole de Dieu extérieurement des oreilles corporelles ! N.B. Comment pourraient-ils la méditer intérieurement et la garder dans leurs cœurs ? Or le Père céleste a prononcé et mis au jour deux sortes de paroles, que nous devons, N.B., bien apprendre et mettre dans nos cœurs. Et premièrement il a prononcé dans la Divinité éternelle et produit cette Parole essentielle égale à lui dont parle S. Jean. Et cette parole, N.B., est notre Seigneur Jésus-Christ, lequel, bien qu’il ait pris dans le temps notre nature humaine en corps et en âme, et qu’il l’ait unie à sa Divinité éternelle et immuable en unité de personne, néanmoins notre raison humaine ne saurait jamais comprendre comment cette union s’est formée, ni combien étroitement et indissolublement Dieu est désormais allié et serré avec nous pauvres mortels. Car cette alliance et union se fait principalement dans le fond de l’âme, où le Père céleste prononce encore sans interruption cette parole essentielle dans un silence et un repos caché, avec mille fois plus de vitesse qu’un clin d’œil ne saurait se faire.

Or cette parole est beaucoup mieux et plus parfaitement connue à proportion de ce que l’oreille intérieure s’approche pour l’ouïr, et tant plus nous demeurons immobiles dans l’unité et dans le repos de l’esprit auprès d’elle et nous nous tournons de son côté avec dévotion ; et bien que cette parole du Père soit dans nous d’une manière secrète et cachée, si est-ce qu’elle se répand (pour les autres) dans les deux facultés principales, savoir dans l’entendement et dans la volonté ; c’est pourquoi le Seigneur dit lui-même : La parole que je vous dis n’est pas mienne. Du moment donc que la volonté reçoit cette parole, elle est d’abord mise en œuvre, mais elle ne sait point ce qu’il faut faire, et elle dit : Je veux bien, mais je ne sais ce que je dois faire. Alors l’entendement survient, qui a aussi aperçu cette parole, et qui dit à la volonté : Je t’enseignerai et t’instruirai volontiers si tu me veux suivre. Alors l’entendement instruit la volonté et lui apprend ce qu’elle doit faire ou omettre. De là cette parole se répand aussi dans les facultés inférieures, savoir dans les affections et dans la raison. Les affections ou les désirs sont instruits premièrement à se conserver libres et vides de toutes les choses qui excluent Dieu de l’âme, ou qui le peuvent empêcher d’y entrer. Ensuite à user de modération en toutes choses, où l’on peut ressentir du plaisir ou de la volupté ; cependant les choses dont la nature a un besoin indispensable sont ici exceptées, la passion de la colère ou le zèle est enseigné à s’humilier et à user de douceur envers tous les hommes. Et ces deux vertus sont celles qui nous rendent d’une façon plus particulière semblables à celui qui prononce cette parole et qui l’enseigne. N.B., chacun doit ici prendre soigneusement garde à soi et observer comment il a reçu cette doctrine en soi, s’il a entendu la parole de Dieu de la manière qu’on vient de proposer, savoir premièrement la parole secrète et intérieure dans le fond de l’âme, et ensuite l’autre dans les deux facultés. Car c’est par là qu’il pourra lui-même connaître précisément s’il est véritablement de Dieu ou non, puisque la parole de vérité déclare ici clairement que celui qui est de Dieu entend la parole de Dieu ; c’est pourquoi vous ne l’entendez point, parce que vous n’êtes point de Dieu.

 Mais il se présente ici une question. Ce qu’il faut faire pour pouvoir ouïr et comprendre la parole de Dieu ? On répond que deux choses sont nécessaires. Car premièrement il faut vaquer au repos intérieur et se rendre attentif à la parole intérieure, qui est prononcée intérieurement dans le fond de l’âme, où on n’a égard ni au temps ni au lieu ; c’est pourquoi bien que l’homme ne puisse jamais suffisamment s’exercer en cette vie, si est-ce que celui qui a auparavant exercé de tout son pouvoir les facultés extérieures, tellement qu’il puisse être réputé pour un homme parfait et bien exercé en comparaison des autres, doit rassembler ses facultés intérieures et les élever non seulement au-dessus des inférieures, mais aussi au-dessus du temps et du lieu, et ainsi contempler l’éternité elle-même et la méditer s’il veut, N.B., ouïr et apprendre comme il faut la parole de Dieu. Ce qui fait dire à S. Augustin : Lorsque l’homme tourne son cœur du côté de l’éternité, il n’a plus rien à faire avec le temps. Ceux donc qui le pratiquent souvent, ceux-là sont les plus nobles et les plus excellents, et leurs œuvres se font presque hors et au-dessus du temps. Car nul homme ne peut ouïr ni comprendre quand cette parole est prononcée intérieurement, que ceux-là seuls qui viennent jusque-là et qui la sentent dans leur fond de la manière qui vient d’être déduite. En deuxième lieu, pour ce qui concerne la parole extérieure qui est soufflée ou prononcée dans les facultés, il faut que les facultés lui servent non d’une manière active, mais entièrement passive ; en telle sorte qu’elles se soumettent librement, volontairement et entièrement à tous les jugements de Dieu et à tout ce qu’il leur dispense ou qu’il permet qui leur arrive. Il faut que l’homme se soumette entièrement à Dieu dans une vraie humilité et qu’il porte de bonne volonté la charge que Dieu lui impose chaque jour, soit que cela arrive immédiatement ou médiatement. Je dis que l’homme doit recevoir ses charges journalières, de même que toutes sortes de biens et agréments, comme venant uniquement de la main de Dieu, les supporter en patience, et de plus encor avec un véritable amour et une grande reconnaissance, s’il veut entendre cette parole dans le fond de son âme et en être guéri. Amen.

 

 

 

 

 

(10.) Autour des Palmes.

 

COMMENT nous devons chasser de notre cœur tout trafic et intérêt propre, et chercher Dieu avec un amour pur, afin que Christ puisse annoncer sa parole à nos âmes, sur ces paroles : Jésus entra dans le temple et en chassa les vendeurs et les changeurs. Or ici nous devons apprendre quel est ce temple où le Seigneur veut régner selon son bon plaisir avec grande puissance. Ce temple, c’est l’âme de chaque homme qu’il a créé à son image et ressemblance ; et, pour certain, on ne saurait rien trouver qui soit plus semblable à Dieu que l’âme raisonnable de l’homme ; c’est pourquoi il n’est pas surprenant qu’il veuille qu’elle soit pure pour être son temple, et qu’il ne veuille habiter que dans elle, parce qu’elle lui est chère et précieuse à cause de son image qu’elle porte par la création. En outre, nous devons aussi apprendre quels sont ces acheteurs et ces vendeurs que le Seigneur chasse de son temple. Et ici je vous exhorte tous d’apporter une attention très-appliquée à mes paroles, puisque je ne veux vous parler maintenant que, N.B., de ceux qui sont réputés pieux et Saints, lesquels néanmoins achètent et vendent dans le temple de Dieu. C’est pourquoi aussi le Seigneur les chasse aujourd’hui de son temple, laissant pour cette fois à dessein et passant sous silence ceux qui vivent dans des péchés manifestes et connus.

Tous ceux-là donc sont des Marchands qui s’abstiennent des péchés grossiers et qui désirent d’être gens de bien, qui aussi font beaucoup de bonnes œuvres, qui jeûnent, qui prient, qui veillent, qui distribuent des aumônes, qui font plusieurs autres choses semblables, utiles et louables, qui les font même pour la gloire de Dieu, mais qui avec cela les font dans cette intention et dans cette espérance que Dieu les en récompensera ou qu’il leur donnera quelque chose d’agréable et d’avantageux, tellement qu’ils se cherchent eux-mêmes dans tout ce qu’ils font ou qu’ils omettent. Ainsi un homme simple même peut facilement connaître que de semblables gens sont des injustes marchands spirituels ; car ils donnent une chose pour en avoir une autre, et ainsi ils trafiquent avec le Seigneur notre Dieu. C’est pourquoi ces gens-là sont des gens tout-à-fait destitués d’entendement et de bon sens de vouloir ainsi trafiquer avec leur Dieu leur créateur, aussi seront-ils à cause de cela chassés de son temple, parce qu’ils n’ont point ou très-peu de connaissance de la vérité Divine. Je le dis nettement et hardiment : pendant que l’homme cherche quelque intérêt propre dans toutes ses œuvres, ou qu’il désire quelque chose pour soi dans tous les dons que Dieu lui communique ou qu’il lui plaira encor de lui départir à l’avenir, il est encor du nombre de ces marchands qui seront chassés du temple de Dieu. Maïs s’il veut se conserver pur de tout trafic spirituel, il faut que tout le bien qu’il peut faire, il le fasse à l’honneur et à la gloire de Dieu, sans s’en attribuer quoi que ce soit, tout comme si ce n’était pas lui mais un autre qui l’eût fait, tellement qu’il n’en eût pas la moindre récompense à prétendre.

Ici il faut encor considérer un degré plus avancé dont l’Évangile nous fait aussi mention. Ce sont ceux qui font leurs œuvres dans un pur amour de bonne intention, mais qui néanmoins ne peuvent point atteindre la véritable perfection, parce qu’ils sont des Changeurs et qu’ils exercent encor quelque commerce avec les Créatures. Ceux-là sont semblables aux Changeurs et aux vendeurs de Pigeons, dont le Seigneur renversa les tables et les sièges. Car bien que ces changes ecclésiastiques et ces ventes de pigeons aient paru au commencement de quelque utilité, et qu’à cause de cela ils aient été permis, si est-ce qu’à la fin ces choses ont dégénéré en abus, et les hommes ont plutôt cherché, par une détestable avarice, de l’or que Dieu lui-même ; il en est de même des personnes dont je parle, elles font leurs œuvres avec bonne intention, et purement pour Dieu, et elles n’y cherchent point leur propre. Mais parce qu’elles les font avec propriété, y observant certains temps et mesure devant et après, enfin par leur propre imagination, ces choses mêmes leur sont des empêchements à parvenir à la vérité souveraine ; de sorte qu’ils ne peuvent pas être aussi vides et libres comme était notre Seigneur Jésus-Christ qui recevait continuellement sans aucun égard au temps et sans mesure de nouvelles influences de son père Céleste, et qui aussi, dans ce même moment, sans être attaché au temps et sans mesure, s’écoulait en louanges et reconnaissance parfaitement dans la Majesté suprême de son père. C’est dans ce degré où se doit aussi trouver celui qui désire de ressentir la vérité suprême et d’y vivre sans aucun devant ni après, et sans en être empêché par ses œuvres, ni par aucunes imaginations qu’il puisse avoir ou former, et il faut aussi que sur-le-champ et sans aucun empêchement il rapporte derechef à Dieu les dons qu’il en reçoit, avec louanges et reconnaissances en Jésus-Christ notre Seigneur. C’est par là qu’on verra bientôt les tables des changeurs et les sièges des vendeurs de Pigeons renversées, c’est-à-dire que tous les empêchements et la propriété des œuvres qui d’elles-mêmes sont bonnes, mais qui deviennent mauvaises lorsque l’homme s’y cherche soi-même, sont chassés hors du cœur. C’est pourquoi aussi le Seigneur n’a pas voulu permettre qu’on portât aucun vaisseau par le Temple pour montrer que l’homme spirituel doit se tenir libre et affranchi de toutes les choses qui peuvent lui être en obstacle. Ô quand ce temple de l’âme est ainsi purifié de tout empêchement, savoir de tout amour propre et de l’ignorance, il est si rempli de lumière et de clarté qu’aucune créature ne peut l’éclairer, mais uniquement le Dieu incréé. Rien n’est aussi comparable à ce temple. Si l’âme d’un homme vivant ici-bas était parvenue au degré de la perfection où l’Ange le plus élevé se trouve, l’homme pourrait néanmoins par la grâce de Dieu parvenir encor à une plus haute perfection que celle de l’Ange, et cela même dans un clin d’œil ; et de cette manière l’homme peut surpasser tous les Anges et toutes les intelligences créées. Si l’âme atteignait à la lumière toute brillante de la Divinité sans mélange, elle s’enfoncerait de telle manière avec son Essence créée dans son néant, qu’elle ne pourrait plus revenir à elle-même quant à son Essence, ni recouvrer ses facultés ; mais Dieu la soutiendrait par son Être incréé, et elle demeurerait dans son néant, et il faut que la chose soit nécessairement ainsi. Car lorsque Jésus entra dans le temple de Dieu, il en chassa avant tout par sa puissance Divine tous les Vendeurs et les Changeurs, et alors il y entra pour y enseigner.

Car vous devez, mes chers Enfants, tenir pour indubitable et pour certain que pendant que quelque autre que Jésus-Christ seul peut encor parler dans l’âme, Christ garde le silence, comme s’il n’était point dans sa maison. Comme en effet à certain égard il n’y est point pendant qu’il s’y trouve des étrangers avec qui elle prend plaisir de s’entretenir, mais lorsque Christ doit parler dans l’âme, il faut qu’elle soit absolument seule et dans le silence, afin qu’elle le puisse ouïr.

Lors donc que l’âme pratique cela, alors Jésus-Christ entre en elle comme dans son temple et commence d’y enseigner ; il est la parole essentielle du Père Éternel, dans laquelle Dieu le Père s’exprime soi-même, et la nature divine et tout ce qu’il est comme il s’entend et se connaît soi-même. Comme il est parfait en intelligence et en vertu, aussi s’exprime-t-il d’une manière parfaite, et là où il prononce sa parole éternelle, il s’exprime aussi soi-même, tellement qu’il engendre de soi la seconde Personne à laquelle il communie la même nature et divinité qui est en soi. C’est dans cette parole essentielle qu’il exprime aussi tous les esprits raisonnables semblables à cette même parole, selon l’image qu’il a en soi. Et ces Esprits raisonnables luisent de par Dieu au dehors, selon que chaque image en elle-même subsiste en Dieu. Ils ne sont pas cependant semblables en toutes choses à cette parole essentielle ; mais ils reçoivent seulement la vertu et la possibilité d’être rendus par grâce en quelque manière semblables à cette image, tellement que la parole soit elle-même par ressemblance ce qu’elle est en soi. Car il est écrit : Il a donné le droit d’être fait enfant de Dieu à tous ceux qui croient en son nom. Le Père lui-même a exprimé toutes ces choses par sa parole essentielle, et tout ce qui est dans la parole. Si donc, comme il a été dit, c’est le Père qui prononce toutes ces choses dans l’âme, qu’est-ce que le Seigneur Jésus y prononce ? Observez bien ceci, mes chers Enfants : Ce que Jésus prononce dans l’âme comme dans son temple consiste en ce qu’il se manifeste lui-même avec tout ce que son Père lui a déclaré, autant que notre âme ou notre esprit le peut comprendre.

Ainsi il manifeste premièrement et donne à connaître à notre esprit la Majesté et la Seigneurie de son Père Céleste, d’une même égalité et puissance infinie. Et lorsque l’esprit de l’homme connaît ces choses et y ajoute foi, il en est puissamment fortifié pour l’exercice de toutes les vertus pour y croître chaque jour et pour y persévérer jusqu’à la fin, tellement que ni la prospérité ni l’adversité, ni la mort, ni la vie, ni les Anges, ni les Principautés, ni aucunes créatures qui soient dans le Ciel ou sur la terre ne le peuvent séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus-Christ ; mais il demeure du tout inébranlable dans la vertu de Dieu, et il fait que toutes les autres choses, pour fortes et puissantes qu’elles soient, ne sont que faiblesse et impuissance en comparaison de la Force et de la puissance de Dieu.

En deuxième lieu, Christ se manifeste dans notre âme avec une Sagesse infinie qu’il est lui-même, dans laquelle sagesse le Père se connaît lui-même, avec toute sa Majesté et puissance paternelle, et même avec sa parole essentielle, c’est-à-dire avec cette sagesse elle-même, et tout ce qui est en elle, car toutes ces choses ne sont qu’une seule et même chose. Lors donc que cette sagesse est unie à notre âme, tout doute, toute erreur, et toutes les ombres s’enfuient, et elle entre dans une pure clarté qui est Dieu lui-même, de laquelle parle le Prophète, quand il dit : En ta lumière nous voyons clair ; c’est-à-dire nous connaissons Dieu dans notre âme par Dieu lui-même. Par cette sagesse, l’âme se connaît elle-même comme aussi la Majesté, Seigneurie, et Puissance du Père ; enfin son immutabilité, sa simplicité et unité sans aucune variation.

En troisième lieu, Christ se manifeste dans l’âme avec un amour indicible et une douceur surabondante, qui découle de l’efficace du S. Esprit et qui rejaillit dans tous les cœurs qui peuvent comprendre ces choses avec des richesses et des douceurs incompréhensibles, et non seulement Christ se manifeste dans l’âme avec cet amour et cette douceur, mais de plus il s’unit avec elle. Alors l’âme dans cette douceur s’écoule au-dessus d’elle-même et de toutes les créatures avec force et puissance, et elle rentre par la grâce de Dieu dans sa première origine, qui est Dieu lui-même. Et lorsque cela arrive ainsi, le premier homme commence à se soumettre très volontiers à l’homme intérieur, pour lui obéir jusqu’à la mort, et il ressent une paix continuelle dans son obéissance et service divin. Veuille le Dieu tout puissant nous accorder la grâce et la force d’être rendus dignes de ces choses, afin qu’il se tourne aussi vers nous et qu’il éloigne et chasse tous les empêchements de nos corps et de nos âmes, et que nous devenions un avec lui dans ce monde, et qu’après cette vie nous puissions aussi demeurer un éternellement avec lui dans le Ciel. Amen.

 

 

 

 

 

(11.) Sur le quinzième Dimanche après la Trinité.

Deuxième sermon.

 

COMMENT il faut chercher le Royaume de Dieu et sa justice en soi, sur ces paroles : Cherchez premièrement le Royaume de Dieu, etc. Ah ! que c’est une chose triste et déplorable que tous les hommes, les Ecclésiastiques et les séculiers tournent toutes leurs pensées, leurs sens, et leurs empressements jour et nuit aux œuvres et aux exercices du dehors ; à se procurer des biens temporels pour lesquels ils se travaillent et se tourmentent de telle manière qu’ils ne pensent que rarement à leur bon Dieu dans leurs cœurs, comme il appartient ; et s’il leur arrive même d’y penser quelquefois tant soit peu, si est-ce que leurs cœurs sont tellement dissipés par des images, des soucis, et des agitations qu’ils n’y peuvent point penser d’une manière droite et pure qui puisse être agréable à Dieu. Car un cœur occupé, dissipé et rempli de soucis ne peut se tourner vers Dieu purement. Or il est écrit : Rejette tout ton souci sur le Seigneur, c’est lui qui aura soin de toi. Déchargez tout votre souci sur lui, car il a soin de vous. Mais nul ne le veut prendre à cœur, tous sont en solitude pour les choses temporelles et oublient de chercher les choses éternelles, savoir le Royaume de Dieu. Or les soucis terrestres apportent à l’homme trois grands dommages. Premièrement, ils aveuglent son entendement et sa prudence, tellement qu’il ne peut rien faire avec un juste discernement. En deuxième lieu, ils éteignent le feu de la charité, tellement que l’homme laisse éteindre son zèle et son application. En troisième lieu, ils bouchent la voie intérieure par laquelle on va à Dieu, ni plus ni moins que des mauvaises vapeurs de nuages épais ôtant à l’homme la respiration et l’empêchant par-là de marcher. Il en est de même du souci pour le ventre, qui dérive de cette mauvaise racine de l’avarice. C’est pourquoi, chers Chrétiens, prenez soigneusement garde à tout ce que vous faites ou que vous omettez pendant que vous êtes encor dans le temps de la grâce ; et cherchez avant toutes choses et principalement le Royaume de Dieu et sa véritable justice, tellement que vous les puissiez véritablement trouver et découvrir en vous dans votre fond intérieur où il est, N.B., caché, et où il peut facilement être étouffé, tellement qu’il demeurerait infructueux en vous. Car je vous dis en vérité et avec une entière fidélité que ce que vous négligez dans ce temps par vos sollicitudes pour les biens de la terre, il vous en faudra demeurer éternellement privés dans l’autre vie. Or, pour trouver en vous ce Royaume, il est de tout point nécessaire que vous combattiez sans cesse avec ardeur, comme des héros courageux, contre le Diable, contre le monde, et aussi contre votre chair et votre sang. Car si toutes sortes de péchés et de vices, et singulièrement les soucis et les inquiétudes pour le ventre ne sont totalement déracinés, il est impossible que le Royaume de Dieu se trouve en nous. Ce damnable intérêt propre de la nature agit d’une manière si cachée dans tous les hommes qu’ils n’ont point de honte de chercher leur propre intérêt en Dieu même, en tant, N.B., qu’ils lui demandent des consolations, des joies, et des dévotions sensibles, et le Royaume de Dieu même, ne cherchant à servir Dieu que pour le salaire et pour la récompense. Je vous dis, chers Chrétiens, et je vous exhorte derechef de vous garder soigneusement de l’intérêt propre subtil et caché de la nature, afin que vous ne cherchiez pas à faire un échange des exercices spirituels contre les choses corporelles et passagères ; car c’est là une branche de cet horrible et damnable péché de simonie. Car au lieu que Dieu doit être la dernière fin de toutes choses, on met ici une chétive créature passagère en sa place, puisqu’elle est aimée et recherchée au-dessus de toutes choses, au-dessus de Dieu même. Or Dieu nous commande premièrement de ne point chercher l’argent et les biens, mais la justice de Dieu ; c’est pourquoi c’est agir contre cette justice que de chercher premièrement les richesses de ce monde. Prenez donc soigneusement garde, chers Chrétiens, à votre fond de quelle manière il est disposé, et apprenez à chercher uniquement le Royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire cherchez uniquement le vrai Dieu qui est lui-même le véritable Royaume qu’il veut donner à ses fidèles serviteurs. Et c’est aussi ce Royaume que nous demandons tous les jours quand nous disons dans la paix : Ô notre Père qui es aux cieux, ton règne vienne, savoir en nous qui t’en prions par ton commandement. Car la prière du Seigneur est si sublime, si utile et si excellente que je tiens pour une chose très certaine que la plupart de vous prononcez bien les paroles, mais que vous ne comprenez pas la chose qu’on demande par ces paroles. Or, quand nous disons Ton règne vienne à nous, Dieu est lui-même son règne, et c’est dans ce règne que Dieu vient dans toutes les créatures raisonnables et qu’il les gouverne. C’est pourquoi ce que nous demandons par cette prière, c’est Dieu lui-même avec tous ses trésors et tous ses biens. Dans ce règne, Dieu devient notre bon Père ; c’est ici qu’il témoigne sa fidélité paternelle envers nous, lorsqu’il y trouve pour y accomplir son œuvre pure et précieuse. Et lorsque cela arrive, son nom est connu en nous, sanctifié et exalté ; car Dieu est sanctifié en nous lorsque nous lui donnons lieu d’y régner et d’y accomplir son œuvre sans aucun empêchement. Ici aussi sa volonté se fait sur la terre comme au Ciel, c’est-à-dire en nous comme en lui, savoir dans le Ciel qui est Dieu lui-même. C’est pourquoi, mes très chers, cherchez premièrement le Royaume de Dieu, c’est-à-dire Dieu lui-même, et nulle autre chose. Car lorsque l’amour et l’attachement pour les créatures passagères sera éteint en vous et cessera, la volonté de Dieu se fera sur la terre comme au Ciel, c’est-à-dire comme Dieu le Père l’a voulu de toute éternité dans le Ciel, savoir en son Fils bien aimé. Celui donc qui est venu si avant qu’il ne désire, ne demande, ne cherche et ne se propose autre chose sinon que cette volonté de Dieu se fasse en lui et par lui, celui-là est devenu lui-même le Royaume de Dieu, et Dieu règne en lui. Alors le Roi éternel et immortel, et séant glorieusement dans un tel homme sur son trône royal, y règne et y exerce son empire entièrement selon sa volonté.

Mais ce Royaume est précisément dans le fond de l’âme. Car lorsque quelqu’un attire l’homme extérieur avec tous ses exercices dans l’homme intérieur raisonnable, savoir les facultés sensitives et raisonnables entièrement, dans la partie la plus intime de l’esprit, où se trouve la vraie image de Dieu, alors il se jette avec toutes ces choses dans l’abîme divin, où l’homme a été d’éternité avant même qu’il ait été créé, et lorsque Dieu voit que l’homme s’est tourné vers lui d’une manière toute pure et nue, l’abîme divin s’incline d’abord vers le fond pur de l’homme qui s’est tourné vers lui, et il transforme le fond créé en un être incréé. Oui, il s’unit l’esprit de l’homme, tellement que si l’homme dans cet état pouvait bien se considérer, il se verrait si glorieux qu’il s’imaginerait d’être devenu Dieu, et il viendrait à connaître tout-à-la-fois toutes ses pensées, ses œuvres, ses paroles, son être et ses actions, et celles des autres hommes. Alors aussi tous soucis et inquiétudes s’éloigneraient de lui, et tomberaient entièrement. Mais enfin pour chercher le Royaume de Dieu de cette manière et pour le trouver véritablement, il faut avant toutes choses que nous renoncions à nous-mêmes et que nous éloignions de nous et nous défiions entièrement de tous soucis et inquiétudes. Car ainsi a dit le Seigneur : Celui qui perdra sa vie la gardera, et cela arrivera en effet, si nous nous renonçons véritablement partout où nous nous trouverons. Par cet effet, veuille notre Seigneur Jésus-Christ, qui par un amour véritable et parfait s’est renoncé et s’est perdu lui-même pour nous sauver, nous accorder à tous sa grâce et sa vertu. À lui soit gloire, louange, et honneur dans toute l’éternité. Amen.

 

 

 

 

 

(12.) Comment on peut parvenir au Règne intérieur.

 

SAINT Hilaire propose trois moyens par lesquels on peut parvenir à ce Royaume. 1. La véritable Foi. 2. La vraie connaissance de Dieu. 3. Une prière intime et dévote.

Quelle est donc la Foi dont il veut parler ? Car tous les Chrétiens ne sont pas croyants ; mais comme il y a plusieurs morts dans un cimetière, de même aussi il y a plusieurs morts dans l’Église Chrétienne, qui néanmoins sont réputés comme vivants et véritablement croyants, mais qui sont véritablement morts en Dieu. Qu’est-ce donc que la Foi pure et vive ? Rép. Ce n’est autre chose qu’une vive inclination qui s’élève du dedans au dehors pour Dieu, et pour tout ce qui est divin. Car lorsque l’homme voit ou entend les choses qui concernent uniquement la foi, soit la Divinité éternelle, ou l’humanité très-parfaite de notre Seigneur Jésus-Christ, ou la très sainte et adorable Trinité, ou quelques autres semblables mystères, la foi, lorsqu’elle est véritable et vive, les lui démontre, N.B., avec beaucoup plus grande évidence et incomparablement mieux que tous les Docteurs et les Théologiens ne les lui peuvent proposer et expliquer. Car un tel homme demeure et vit dans le règne intérieur où cette vie découle de sa propre source, et il ressent au dedans la vie et la vérité Divine ; et quoi qu’il lui arrive de divin, il réveille en lui la vie intérieure avec un penchant et un amour très ardent pour la volonté de Dieu plaisante et agréable. Car ces personnes vivent dans le règne intérieur de Dieu, où ils jouissent et goûtent une douceur céleste, intime et cachée à tous ceux qui ne vivent point dans ce règne intérieur de Dieu, et qui ne sont point parvenus à ce fondement. Le deuxième point, c’est une connaissance de Dieu vraie et raisonnable qu’on n’a pas besoin de chercher loin, on la trouve dans ce règne intérieur. Elle se découvre et se manifeste elle-même. Ici la lumière luit elle-même. Ici on entre véritablement dans ce règne intérieur par Jésus-Christ, qui est la véritable porte par laquelle l’homme doit entrer s’il veut parvenir à cette perfection, tellement qu’on puisse lui appliquer ce passage à juste titre : Le règne de Dieu est en vous. C’est ici qu’on trouve la vérité inconnue à tous les hommes qui n’habitent point dans ce fond intérieur, et qui ne se tiennent pas libres et dégagés de toutes les créatures. C’est ici où ils trouvent, comme parle Denis, la lumière dans la lumière, qui surpasse toute pensée et tout entendement humain. Ils connaissent même comment Dieu le père engendre son Fils Jésus de toute éternité, et comment la parole éternelle s’est jouée dans le cœur Paternel de Dieu le Père, comme aussi de quelle manière Dieu le S. Esprit procède aussi d’Éternité des deux et finalement comment la Très-sainte Trinité s’écoule et se répand derechef dans une réelle et éternelle félicité. C’est là la félicité dont parle Jésus-Christ quand il dit : C’est ici la vie éternelle qu’ils te connaissent, seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. C’est là, mes chers enfants, la véritable vie dans le temple intérieur de Dieu. C’est là le concert de Luth merveilleux qui sera donné à tous les amis Élus de Dieu. Car c’est là où est le souverain Sacrificateur dans son Palais d’honneur et de plaisance. C’est là où est la pure présence de Dieu, devant laquelle toutes les croix et les souffrances s’évanouissent. Et ces choses, N.B., sont encor inconnues et cachées à tous les Maîtres et Savants du monde, dont néanmoins les Élus ont une entière et pure connaissance et science. C’est pourquoi celui qui en ressent le plus en cette vie, et qui approche de plus près de ce fondement, celui-là sera aussi le plus près de Dieu, et le plus heureux dans la vie éternelle.

Le troisième point est une Prière dévote qui est une élévation de l’esprit à Dieu dans la vie éternelle.

Lorsqu’une âme vraiment fidèle connaît le règne de Dieu comme il faut, et qu’aussi il luit dans l’âme avec la connaissance, avec l’amour et avec l’espérance, alors elle ne peut pas beaucoup recevoir d’instruction de l’homme. Car une telle âme est instruite dans le Royaume de Dieu même, et ainsi elle est assurée de la vie éternelle. En un mot, celui qui sait et qui connaît combien ce règne est près de lui peut dire à la fin avec le Patriarche Jacob : Le Seigneur était véritablement ici, et je n’en savais rien. C’est pourquoi, mes très-chers, cherchez premièrement le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes les autres choses vous seront ajoutées par-dessus. Cette recherche qui se fait dans l’homme est double, savoir Opérative et Passive. La recherche Opérative est celle par laquelle l’homme lui-même cherche Dieu et son Sauveur. La Passive est lorsqu’il est recherché de Dieu. La recherche active de l’homme se fait ou extérieurement ou intérieurement, et encor l’intérieure est fort différente de l’autre, et en est aussi éloignée que le Ciel de la terre.

L’homme cherche son Dieu extérieurement par l’exercice extérieur des bonnes œuvres qui sont diverses, et en grand nombre, et auxquelles il est exhorté et pressé de Dieu lui-même, ou qui lui sont proposées et enseignées par les amis de Dieu, et singulièrement par l’exercice des vertus telles que sont l’humilité, la débonnaireté, le silence, le repos, l’obéissance et d’autres semblables choses dans lesquelles l’homme s’exerce ou se peut exercer.

Mais l’homme cherche Dieu intérieurement lorsqu’il se recueille dans son propre fond dans le plus intime de son âme, et qu’il y cherche son Dieu et son Sauveur, et c’est cette recherche que le Seigneur lui-même nous enseigne quand il dit : Le règne de Dieu est au dedans de vous. Le règne de Dieu n’est autre chose que Dieu lui-même, avec tous ses trésors qui sont dans sa propre nature et essence. Celui donc qui le veut trouver le doit chercher là où il est, N.B., savoir dans son fond ou dans sa conscience. Car Dieu est là bien plus près et plus intime à l’âme que l’âme ne l’est a elle-même. C’est là, dis-je, où il faut chercher le Règne de Dieu, et où on le peut trouver.

Il est aussi nécessaire de savoir que chaque homme est triple, ou qu’il est comme s’il y avait en lui trois hommes, savoir : 1. L’homme animal ou l’homme extérieur. 2. L’homme raisonnable. 3. L’homme spirituel. Quant à la partie supérieure de l’âme : (1) L’homme extérieur ou animal doit être contraint par la force à s’abandonner et à se soumettre entièrement à Dieu. Oui, il faut le forcer à rentrer au dedans, dans le deuxième homme, savoir dans l’homme raisonnable, tellement qu’il cesse d’agir par ses mouvements extérieurs et brutaux, qui dépendent uniquement des sens, mais plutôt qu’il commence à se conduire par la raison et à se retirer de tout empressement pour les créatures. (2) Mais quant à l’homme raisonnable, il doit s’étudier à demeurer dans un véritable et libre abandon sans aucune complaisance en soi-même, tellement qu’il ne regarde plus à rien qu’à son néant, et qu’il laisse le Dieu tout puissant être également son Dieu et celui de toutes les Créatures, auquel aussi il doit se soumettre avec une entière humilité et de franche volonté. Ce qui étant ainsi, le troisième homme ou l’homme vraiment spirituel se trouve entièrement disposé pour Dieu et affranchi de tout empêchement, tellement qu’il peut alors se tourner vers son origine, où il était dès l’Éternité avant même qu’il fût créé. C’est là où il est sans aucune image ni forme, entièrement libre et nu, et c’est là où Dieu lui donne les richesses de sa gloire, des dons si exquis et dans une telle abondance que toutes ses facultés, tant les supérieures que les inférieures, en sont puissamment fortifiées d’une manière sensible par les dons du S. Esprit selon l’homme intérieur. Et Christ habite en son cœur par la foi. Oui, je dis que c’est par la Foi qu’il habite dans un tel homme. Car la même foi que chaque homme confesse de bouche quand il dit : Je crois en Dieu le Père, le Fils, et le S. Esprit, etc., c’est la même foi que goûte et que ressent cet homme intérieur d’une manière plus sublime et plus glorieuse que tous les autres hommes qui ne sont pas encor par parvenus à cet état. Ô ! si l’homme pouvait seulement être bien obéissant, et se soumettre pleinement à la volonté de Dieu, il serait amené par ce moyen en Dieu dans un degré beaucoup plus sublime que par toutes les œuvres, les observations, les règles et les exercices qui aient jamais été inventés et pratiqués. Et ceux qui savent bien s’y disposer, ceux-là sont les plus chers amis de Dieu, et il leur est facile d’entrer à chaque moment qu’il leur plaît au dedans d’eux-mêmes, et ils peuvent s’élever au-dessus de toutes choses. Veuille, Très-Sainte et adorable Trinité, nous faire trouver et ressentir à tous ces choses réellement. Amen.

 

 

 

 

 

(13.) Sur le 12e Dimanche après la Trinité.

 

CE qui rend l’homme sourd ou qui l’empêche d’ouïr et de comprendre l’inspiration ou la parole Divine éternelle ; sur ces paroles : Il a tout bien fait, il a fait ouïr les sourds. En premier lieu, il faut ici remarquer ce que c’est qui rend les hommes ainsi sourds. Deuxièmement, c’est que le premier homme prêta ses oreilles aux suggestions du malheureux Satan. C’est par cette attention que les hommes sont devenus sourds dès le commencement, et nous tous après eux, tellement que nous n’entendons point la douce voix de la Parole divine éternelle, quoique nous sachions que cette parole nous est plus proche qu’on ne saurait l’exprimer, et qu’elle est même au dedans de nous, dans le fond de notre cœur ; de sorte que ni l’homme lui-même, ni sa nature, ni ses pensées, ni quoi que ce soit qu’on puisse nommer, penser, ou comprendre ne lui est si près ni si intime que cette parole éternelle de Dieu, qui, N.B., parle en nous sans cesser, ou qui nous parle dans notre cœur ; mais l’homme n’en entend rien du tout, à cause de la grande surdité qui l’a saisi. À qui donc en attribuer la coulpe ? Rép. Quelque chose a été poussée dans les oreilles de l’homme, qui les a tellement bouchées qu’il ne peut ouïr cette parole ; et par-là il a aussi tellement été aveuglé et hébété qu’il ne se connaît plus lui-même. Car lors même qu’il veut parler de son intérieur, il ne le peut faire, parce qu’il ne sait point ce qui y est, et quelles sont ses propres voies et son état, ce qui procède aussi de ce que l’homme a donné audience à l’Ennemi, c’est-à-dire à ce malheureux Satan, par où il est ainsi devenu sourd et muet. Quelles sont donc ces pernicieuses suggestions de l’ennemi ? Rép. Tous les désordres qu’il te suggère ou qu’il t’inspire, soit l’amour ou le penchant pour les créatures passagères, soit le monde et tout ce qui en dépend, tels que sont les biens temporels, les honneurs mondains, les amis, les parents, ta propre nature, ou quoi que ce qui imprime l’amour des créatures, toutes ces choses sont des suggestions de l’ennemi ; car il est toujours auprès de l’homme ou dans l’homme, et il observe à quoi il est enclin au dedans ou au dehors, s’il est enclin à la joie ou à la tristesse ; et lorsqu’il l’a reconnu, il s’y mêle, il s’en sert pour livrer à l’homme des tentations qu’il lui souffle au dedans. Or, quand l’homme reçoit les images des choses, elles coulent et sont poussées ensuite dans ses oreilles intérieures, tellement qu’il ne peut plus entendre la parole de Dieu éternelle. Mais s’il en détournait promptement ses oreilles et son esprit, les tentations seraient aisées à surmonter. Mais si l’homme prête lui-même aussi ses oreilles à ces tentations, tellement qu’il les considère et les caresse, il en est presque déjà surmonté, et elles deviennent très difficiles à vaincre. Mais du moment qu’il en détourne promptement les oreilles de son cœur, il les a presque surmontées, et il arrive ensuite qu’il peut écouter la parole intérieure et dissiper toute sa surdité.

Et ce ne sont pas seulement les séculiers qui sont atteints de cette surdité, mais aussi plusieurs Ecclésiastiques, singulièrement ceux qui sont attachés aux créatures et qui les aiment. Et lorsque le Diable s’en aperçoit, il leur souffle les images de ces créatures, singulièrement lorsqu’il trouve qu’ils y ont du penchant. Quelques-uns sont rendus sourds par les pensées de leur propre cœur et par les règles qu’ils se sont forgées eux-mêmes selon leur propre sens, comme aussi par la propriété et par les exercices extérieurs qu’ils ont embrassés du dehors par les Créatures par le moyen de leurs sens. Car toutes ces choses s’écoulent et sont poussées dans les oreilles du cœur de l’homme, tellement qu’il ne peut ni ouïr ni comprendre la parole éternelle ; toutefois il ne doit pas laisser de former de bonnes résolutions, de pratiquer des exercices de dévotion, tels que sont la prière, les saintes méditations, et autres choses semblables, par lesquels la nature est excitée dans l’homme, l’esprit fortifié et l’homme attiré et enflammé dans son intérieur. Mais, N.B., il ne doit posséder aucune de ces choses avec propriété, mais il faut, N.B., qu’il apporte toujours plus d’attention aux entretiens intérieurs de la parole de Dieu éternelle. Et l’on ne doit pas faire comme plusieurs personnes malapprises qui persévèrent jusques à la mort dans les œuvres et les exercices extérieurs et y demeurent attachés sans aspirer jamais à la perfection intérieure ; au contraire, toutes les fois que Dieu les veut entretenir dans leur intérieur, il leur passe toujours quelque autre chose devant les oreilles qui leur empêche d’entendre sa parole. Ces empêchements, chers enfants, sont en si grand nombre, et l’homme est tellement adonné à en user de cette manière, qu’à la fin lorsque toutes choses seront découvertes et manifestées, on verra une terrible désolation.

En outre, cette parole ne se fait entendre qu’aux oreilles de ceux qui sont embrasés d’un sincère amour pour Dieu. Veux-tu donc savoir, dit S. Grégoire, si tu aimes Dieu ? Observe la conduite que tu tiens lorsqu’il te survient des peines, des tribulations, et des souffrances, soit au dedans soit au dehors ; au dedans avec une telle angoisse que tu ne sais de quel côté te tourner ni que faire, étant destitué de tout discernement ; extérieurement par une tempête de souffrances imprévues, avec de grandes afflictions. Car si dans cet état tu conserves intérieurement dans le fond de ton âme une paix et un repos inébranlable, tellement que tu ne pèches point à cet égard, ni par paroles, ni par œuvres, ni par gestes, il n’y a point de doute que tu aimes Dieu. Car là où il y a un semblable amour, l’homme ne s’élève point dans la joie ni ne se laisse point abattre par les souffrances. Qu’on lui donne ou qu’on lui ôte, il demeure inébranlable, pourvu que son bien-aimé lui demeure constamment ; il est toujours content au dedans de son cœur. Et quoique l’homme extérieur gronde et s’afflige, il faut néanmoins le souffrir, pourvu que l’intérieur demeure tranquille et content de la volonté de Dieu. Mais si tu ne te trouves pas dans ces dispositions, tu es véritablement sourd, et tu n’as jamais ouï en vérité la parole éternelle. En outre, tu dois aussi examiner si tu as une vraie charité envers tous les hommes, envers tes ennemis comme envers tes amis ; si cela est, tu aimes Dieu. Et ce sont-là les véritables caractères de l’amour, et celui en qui ils se trouvent n’est plus sourd, mais celui qui ne les a pas est encor dans sa surdité et ne peut entendre la parole éternelle. Et alors il faut que notre Seigneur Jésus vienne et qu’il mette le doigt dans les oreilles de ce sourd, afin qu’elles s’ouvrent. Ô ! mes chers enfants, que de merveilles n’aurions-nous pas ici à réciter ! Mais nous nous contenterons de vous parler des sept dons du S. Esprit qui sont communiqués à l’homme par son imposition ou effusion, par lesquels il commence réellement à prêter les oreilles intérieures. Et premièrement il lui est donné l’Esprit de crainte de l’Éternel, qui seul peut dépouiller l’homme de sa volonté propre, qui lui apprend à la fuir et à se renoncer en toutes choses. En deuxième lieu, il lui est communiqué l’Esprit de douceur, qui rend l’homme amiable, bon et miséricordieux, tellement qu’il ne s’informe des actions de personne par son propre jugement et qu’il est plein de support. Le troisième don, c’est le don des Sciences, qui rend l’homme sage et entendu, tellement qu’il apprend dans l’intérieur par l’expérience comment il se doit conduire selon la volonté de Dieu bonne et plaisante. Le quatrième don, c’est la Force Divine, par laquelle l’homme reçoit une telle conformité avec Dieu qu’il lui est très facile et aisé de supporter, faire, et éviter toutes choses pour l’amour de Dieu. Le cinquième est l’Esprit de Conseil, et ceux qui l’observent et qui le suivent deviennent tous des Élus de Dieu très aimables. À ceux-là sont ajoutés les deux doigts les plus longs, savoir l’Intelligence et le goût de la Sagesse, qui sont des dons si sublimes et tellement au-dessus de tous les autres qu’il vaut mieux en goûter quelques rayons que d’en parler.

Or, le Dieu Tout-puissant veuille ouvrir véritablement nos oreilles, afin que nous puissions écouter et entendre intérieurement sa parole éternelle, à sa Gloire et à notre salut. Amen.

 

 

 

 

 

(14.)

 

POUR certain, celui qui n’a jamais examiné ou approuvé son fond, comme dit Origène, c’est une marque certaine qu’un tel homme ne sera point rendu participant du bien éternel, ni ne goûtera du souper du Seigneur. Quant à moi, j’ose dire hardiment que celui qui ne rentre pas du moins une fois chaque jour dans le fond intérieur de son âme et de sa conscience ne vit point encor comme un vrai Chrétien doit vivre. Mais quant à ceux qui prennent garde à leur conscience et qui conservent leur fond purifié de toutes les images corporelles, afin que le soleil de justice y puisse darder ses rayons, le joug du Seigneur leur est plus doux que le miel et que les rayons de miel ; et par contre tout ce qui n’est pas Dieu leur est amer et insipide. Oui, pour certain, ceux qui ont tant soit peu goûté et contemplé combien le Seigneur est doux, trouvent tous les avantages du monde plus amers qu’aucun fiel ou qu’aucune absinthe pourrait être. Car lorsque cette douceur du Seigneur a été bien goûtée dans ce fond, elle attire tellement l’homme à soi que la moelle de ses os et le sang de ses veines se consument de la douceur qu’il en ressent. N’est-ce donc pas une chose triste et déplorable, et une extrême confusion pour nous qui nous disons Chrétiens et qui recevons tant de secours, d’assistance, et de grâce de Dieu, que nous soyons dans une plus grande ignorance que quelques Païens, et que nous tournoyons comme des pigeonneaux aveugles, sans avoir la connaissance de ce que nous sommes ou de ce qui est en nous, ignorant absolument ce qui est de notre fond intérieurement. Or il n’y en a point d’autre cause que notre dissipation en une multitude de choses et notre vie extérieure, c’est-à-dire que nous voulons toujours opérer par le moyen de nos sens extérieurs, N.B., par exemple par beaucoup de prières, de lectures, et d’autres choses semblables, ne faisant aucun cas des mortifications de la chair et du péché, et que nous nous appliquons aux choses qui nous arrêtent et qui nous empêchent d’entrer dans nous-mêmes et de pouvoir parvenir purement et nuement jusques dans notre fond intérieur. Ô ! cher homme ! mène ta nacelle en pleine eau, c’est-à-dire élève-toi avec tes facultés supérieures au-dessus du temps. Car c’est là où Dieu habite et où il est véritablement présent. C’est là où il enseigne la parole surnaturelle par laquelle et dans laquelle toutes choses ont été faites, N.B., parole qu’il faut recevoir avec douceur, avec humilité, et avec un recueillement extrême. Pour certain, cette parole divine sera prononcée avec une douceur parfaite en celui qui y donnera lieu en soi avec une véritable débonnaireté qui doit se trouver partout, et qui avec cela s’élèvera de toutes ses forces au-dessus du temps et même de l’Éternité. Il en recevra plus d’illumination que ses sens ne peuvent comprendre, et tous les hommes en seront émerveillés. Car les richesses et la plénitude qui en naîtront alors sont si indiciblement grandes et tellement au-dessus des forces de la faible humanité, qu’il semble que le nid se doit mettre en pièces et que la nacelle va être submergée, et toute la nature est en peine qu’elle ne soit entièrement détruite. Car lorsque la vraie lumière qui est Dieu-même s’élève dans l’âme, il faut que la lumière créée s’éteigne ; et lorsque la lumière incréée commence à luire, il faut nécessairement que la créée s’obscurcisse. Car ici l’homme est transformé et élevé au-dessus de la fragilité humaine, dans la lumière et dans l’image divine, comme S. Paul le déclare quand il dit : Nous sommes transformés en la même image de gloire en gloire, comme de par l’Esprit du Seigneur. Alors Dieu donne à l’homme de si grandes grâces que dans un besoin un tel homme serait capable d’enseigner et de conduire seul tout le monde, ce que néanmoins il ne ferait pas ni ne désirerait de faire, parce qu’il demeurerait toujours recueilli en lui-même et vide de tout ; à celui qui ne cherche et qui n’a en vue que Dieu seul, et qui se renonce entièrement, Dieu lui répond en toutes choses, dans la joie ou dans la souffrance, dans la disette ou dans l’abondance.

Mais celui qui désire de parvenir à cet état doit fuir, se taire, attendre et souffrir. Car c’est par ces quatre choses qu’il pourra surmonter toutes sortes d’adversités. Car c’est dans le plus haut degré de la consolation divine qu’est la paix réelle, dont il est écrit : Pourchassez la paix qui surmonte tout entendement, etc., et elle suit une réelle conversion à Dieu. Car lorsque ce qui n’a point de nom dans l’âme se tourne entièrement en Dieu, tout ce qui est nommé dans l’homme le suit et se tourne aussi entièrement en Dieu. Et cette conversion correspond toujours à l’un et à l’autre, à ce qui n’a point de nom en Dieu et à ce qui est nommé dans la conscience. Et c’est ici où Dieu parle de sa vraie paix à l’homme, lequel dit à son tour, avec une joie et un plaisir extrême : J’écouterai ce que Dieu dira en moi, car il veut parler de paix à son peuple et à ses Saints qui sont rentrés au dedans de leurs cœurs. Ce sont là des hommes que Denis appelle des hommes semblables à Dieu, et S. Paul en parle aussi quand il dit : Que vous soyez fondés et enracinés en charité, afin que vous puissiez comprendre avec tous les Saints quelle est la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur. Car la hauteur et la profondeur qui se découvre dans un tel homme ne peut être comprise par aucun entendement ni raison humaine. Elles sont au-dessus de tous les sens dans un abîme très-profond. Ce grand bien, cette lumière, et cette consolation seront manifestées à ceux qui seront purifiés au dehors et éclairés au dedans, et qui savent demeurer dans leur intérieur. Le Ciel et la terre et toutes les créatures sont pour ces personnes-là des purs néants, car elles sont elles-mêmes le Ciel de Dieu, puisque Dieu y habite et y repose. Mais l’ennemi s’oppose à ces personnes-là plus qu’à toutes les autres, et tous les esprits les plus malins leur tendent les pièges les plus rudes par des tentations subites et très-rusées, contre lesquelles l’homme, singulièrement celui qui a reçu le don de Science, doit se précautionner avec un soin extrême. Ô ! mon cher Chrétien, il est beaucoup plus avantageux de se tenir, ne fut-ce qu’un moment, dans les choses susmentionnées que de pratiquer toutes les œuvres extérieures selon sa volonté propre ; et l’homme qui est dans ce principe peut prier pour toutes les autres manières de prier, que quand on réciterait mille et mille fois tout le Psautier et le Pater, ou quelques autres discours, chants ou lectures que ce soit. C’est là le vrai témoignage du S. Esprit, par lequel il témoigne à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu ; il y en a trois qui rendent témoignage au Ciel, c’est-à-dire dans le fond le plus intime, dans le Ciel de l’âme, le Père, la Parole, et le S. Esprit, qui tendent à chaque fidèle un témoignage certain qu’ils sont les enfants de Dieu, et qui ainsi éclairent dans le fond le plus intime de l’âme, et même ce fond de l’âme rend lui-même à chacun ce témoignage, et cela non seulement en sa faveur, mais aussi contre lui-même et contre ses inadvertances, l’éclairant dans toutes ses actions et omissions, soit qu’il en reçoive du plaisir ou de la douleur. Et lorsqu’il y veut faire une sérieuse attention, il lui rend témoignage de toute sa vie et de toutes ses actions. Quiconque donc écoute ces témoins et pèse soigneusement leurs témoignages intérieurement et extérieurement, qui les reçoit et s’y arrête, celui-là sera en sûreté au jour du dernier jugement, contre le témoignage ou la sentence terrible qui s’y rendra, il en sera entièrement affranchi. Et par contre celui qui ne prend pas garde à ce témoignage intérieur dans toutes ses paroles et actions, dans toute sa vie même, ce même témoignage se lèvera contre lui en ce jour-là, et le damnera lui-même, à cause de sa malheureuse négligence ; car il en sera seul la cause, et nullement le Seigneur notre Dieu. C’est pourquoi, mes bien-aimés au Seigneur, acquittez-vous de ce devoir et observez avec un soin très-exact ce témoignage en vous-mêmes ; vous ne vous en repentirez pas mais plutôt vous en recevrez une grande joie. Si vous avez surmonté et dompté votre homme extérieur, rentrez en vous-même et sondez le fond de votre âme, et vous trouverez pour certain ce témoignage ; vous ne le rencontrerez ni ne l’obtiendrez jamais dans les choses extérieures et dans les coutumes, exercices, et ordonnances particulières qu’on s’impose de son propre choix. Celui donc qui désire d’entrer dans ce fond doit observer ces trois choses. La première, d’avoir uniquement en vue en toutes choses et sur toutes choses Dieu et sa gloire, et nullement la sienne propre ni aucun avantage particulier, et de se consacrer entièrement à lui. En deuxième lieu, il faut qu’en toutes ses paroles et ses actions, de quelque côté qu’il se tourne, il s’observe soi-même très-soigneusement, et qu’il considère bien avant et sans relâche l’abîme de son néant, et ce qui se passe en lui quoi qu’il fasse. En troisième lieu, il ne doit aucunement se mêler de ce qui n’est pas de sa vocation ou qui ne lui est pas commandé, laissant toutes choses telles qu’elles sont ; surtout qu’il se garde de sonder et de juger légèrement de ce qui lui paraît mauvais, mais qu’il rentre dans son propre fond, et qu’il y reste pour observer la voix paternelle qui l’appelle au dedans, pour l’écouter soigneusement et lui rendre une fidèle obéissance. Alors un tel homme éclairé sera gratifié de toutes sortes de dons et de biens, et recevra une telle illumination qu’il sera rendu capable de départir, s’il était nécessaire, des conseils et des instructions salutaires et très sublimes à tous les Prêtres et Docteurs, pour savoir s’y conduire convenablement. Or, afin que nous puissions tous ensemble parvenir à cet état et nous anéantir et nous perdre dans ce fond, et par contre y trouver l’image de la Très-sainte Trinité, veuille cette Trinité Adorable nous accorder à tous bénignement sa grâce. Amen.

 

 

 

 

 

(15.)

 

DENIS l’Aréopagite dit : Lorsque la parole éternelle est prononcée dans le fond de l’âme, et qu’ainsi ce fond est dûment préparé pour recevoir et embrasser cette parole éternelle d’une manière parfaite, comme elle est engendrée, et non seulement d’une manière partagée, mais totalement, alors le fond devient un avec la Parole, toutefois en sorte que le fond quant à l’essence demeure une créature. C’est aussi ce que notre Seigneur Jésus-Christ déclare quand il dit : Mon Père, mon désir est qu’ils soient un comme nous sommes un. Et il disait à Augustin : Il faut que tu sois transformé en moi, et non pas moi en toi. Mais nul ne peut parvenir à cela que par la voie de l’amour. Croyez-moi, mes chers Auditeurs : tout ce dont on peut prêcher, le plus excellent, le plus doux, et le plus sublime, c’est l’Amour. On ne peut rien enseigner ni apprendre de plus utile. Dieu n’exige point de nous un esprit pénétrant et des sens élevés, ni des exercices éminents ; quoique les bons exercices ne soient pas à rejeter, toutefois toute leur dignité procède uniquement de l’amour. Mais Dieu exige de nous un amour véritable, et c’est lui seul qui est le lien de la perfection, comme S. Paul l’enseigne ; car Dieu est charité, et celui qui demeure en charité demeure en Dieu et Dieu en lui. C’est pourquoi la charité est la Science la plus excellente qu’un enfant de Dieu puisse apprendre, et dans laquelle il doive s’exercer avec le plus d’application. Car puisque Dieu nous a aimés le premier d’un amour indicible et incompréhensible, il faut aussi que nous l’aimions à notre tour de toutes nos forces, et que notre amour ne se relâche point, mais plutôt qu’il aille toujours en augmentant. Car l’amour s’acquiert par l’amour et tant plus nous aimons, tant plus nous sommes capables d’aimer. Dieu commande à ses Amis de l’aimer par l’observation de ses lois, car celui qui les viole et qui les transgresse ne l’aime pas, et c’est une chose toute évidente que tous ceux qui vivent dans le péché haïssent Dieu et sont ses ennemis. C’est ce que dit le Seigneur : Si vous m’aimez, gardez mes commandements, et je prierai le Père qui vous enverra un autre Consolateur pour demeurer avec vous éternellement, savoir l’Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir, car il ne le voit point et ne le connaît point. Mais vous le connaissez, car il demeure avec vous et il sera en vous, et il vous remettra en mémoire toutes les choses que je vous ai dites. Jean 14.

Croyez-moi, chers Chrétiens, Dieu a un tel penchant et un amour si ardent pour nous, comme si sa nature et son essence divine était attachée à nous, et comme s’il ne pouvait être vrai Dieu sans nous. C’est pourquoi tout ce qu’il a créé par sa toute-puissance, sagesse et bonté dans le Ciel et sur la terre, il l’a créé pour nous gagner et pour nous attirer à soi, et pour nous ramener derechef à la première origine d’où nous avons été tirés au commencement, tellement que toutes les Créatures ne sont autre chose que des voix qui nous appellent à notre première origine. En un mot, sa nature et son essence divine nous appelle, nous sollicite, et nous attire à lui-même et en lui.

Un Docteur a dit sur cela que tout ce que Dieu a jamais fait et qu’il fait encore, il l’a fait pour emmener l’âme à entendre sa voix et à l’aimer. Ici on demande : À quoi est-ce donc que Dieu nous appelle ? Rép. Il nous appelle à son Fils unique bien aimé, tellement que nous soyons ses frères et ses cohéritiers dans le Royaume des Cieux. Il nous appelle aussi à le suivre et à embrasser l’héritage éternel par lui et avec lui. Car il est ce chemin par lequel nous y devons aller. Il est la vérité qui doit nous mettre au chemin et nous y conduire. Enfin il est la vie qui doit être notre dernière fin et notre salut éternel. C’est donc à son Fils bien aimé que le Père Céleste nous appelle, afin non seulement que nous pensions à lui dans nos cœurs, mais aussi et principalement que nous imitions avec fidélité sa sainte vie, et sa conservation, et même que nous supportions pour l’amour de lui avec patience la croix et les tribulations, comme il est écrit : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même et qu’il charge sur soi sa croix et me suive. Celui qui ne me suit pas ne peut être mon Disciple.

Qu’est-ce donc que cet appel de Dieu et qui est-ce qu’il appelle ? Rép. Il nous appelle, nous les hommes, à soi dans le fond intérieur de notre âme. Car Dieu appelle l’homme intérieurement dans son fond sans relâche, par diverses exhortations et admonitions intérieures jour et nuit, quelquefois même par des châtiments sévères au dedans et au dehors ; savoir par toutes sortes d’accidents et de disgrâces qu’il dispense en diverses manières aux hommes. Car si nous écoutions et fussions de bonne volonté la douce voix de Dieu, sa sévérité, savoir les croix et les tribulations, ne serait point nécessaires.

Comment donc faut-il que nous suivions convenablement l’appel de Dieu ? Rép. S. Paul en parle de cette manière : Soyez soigneux de garder l’unité de l’esprit par le lien de la paix, avec toute humilité, débonnaireté, et patience. Mais on ne peut pas facilement acquérir ces excellentes vertus sans beaucoup de traverses amères et fâcheuses. Car bien qu’on puisse méditer beaucoup sur l’humilité et en parler, tout cela n’est rien, ce n’est qu’une ombre, si l’on n’a auparavant essayé toutes sortes de mépris et d’oppressions de la part des autres hommes. Ce n’est rien aussi et ce n’est que vanité de parler beaucoup de la patience et d’y méditer ; il faut avoir été violement assailli de toutes les créatures ; et c’est alors qu’on sait et qu’on éprouve ce que c’est précisément que la patience. Car il faut avoir combattu vaillamment contre des grandes adversités et de rudes tentations au dedans et au dehors de la part des amis et des ennemis ; si personne ne t’inquiète et ne te chagrine, comment peux-tu exercer ces vertus ?

C’est pourquoi je vous exhorte et je vous supplie, chers Chrétiens, de toute ma puissance en Dieu, que vous vous exerciez soigneusement dans ces vertus et que vous observiez tellement vos cœurs qu’aucune impatience ni imperfection ne s’y fasse apercevoir, ni de paroles ni d’œuvres, ni même par des gestes et par un visage chagrin, quoiqu’il vous arrive quelque mépris, opprobre, outrage, ou contradiction qui vous arrive de la part de qui que ce soit, mais plutôt que chacun supporte les défauts des autres en charité, et qu’il se souvienne de l’exemple du Seigneur, avec quelle bonté et douceur il a supporté toutes ses souffrances sans aucune résistance pour l’amour de nous. Car c’est ainsi que votre vie sera conforme à la vie innocente de Jésus-Christ, qui n’était point impatient et qui n’ouvrait point sa bouche contre les faux témoignages, les opprobres, les mépris, les roulements et les douleurs qu’on lui faisait souffrir injustement de paroles et d’effet. S. Paul dit : Soyez soigneux de garder l’unité de l’Esprit par le lien de la paix. Mais quelqu’un pourrait dire : Comment est-ce que l’homme peut parvenir à l’unité de l’Esprit ? Rép. Le temps de la nuit est singulièrement propre à cela ; lorsque les nuits sont longues, il faut se coucher de bonne heure et, la minuit étant venue, on doit entrer en soi-même et sonder à bon escient son fond, ce qui l’attire le plus à l’amour et à la dévotion envers son Dieu. Que si alors on ne trouve point en soi de grâce particulière, on peut commencer au nom du Seigneur ses bons exercices, toutefois sans aucune propriété, et avec cela on doit toujours observer exactement son fond, s’efforcer d’allumer et d’exciter par ces choses son amour envers Dieu. Après cela, l’homme s’élève avec les facultés supérieures de son âme au-dessus du temps. Car c’est là où Dieu habite et où il est réellement présent, et c’est là où il enseigne la parole ineffable par laquelle et dans laquelle toutes choses ont été faites. Il faut recevoir cette parole avec une profonde humilité, débonnaireté et recueillement. Pour certain, si quelqu’un reçoit et admet en soi cette parole paternelle avec une vraie tranquillité d’esprit, et là-dessus s’élève de toutes ses forces au-dessus du temps jusques dans l’Éternité, cette parole divine sera prononcée en lui d’une manière très-délicieuse. Il sera éclairé d’une telle manière que nul entendement ne le peut comprendre. Car il est écrit : Quand le Saint Esprit sera venu, il vous conduira en toute vérité et vous enseignera toutes choses, savoir toutes celles qui sont nécessaires à l’homme pour son salut. C’est ainsi que le S. Esprit a accoutumé d’instruire les hommes et de leur représenter par forme d’exhortation. Ô mon cher Ami ! tu peux bien prendre cette précaution ou l’autre. Il te peut arriver ceci ou cela ; ne dis pas ceci ou cela ; ne va point ici ou là. En outre, il a aussi accoutumé de l’exhorter encor de cette manière : Mon Cher, comporte-toi de telle ou telle manière ; ici fais ceci ou cela ; là renonce-toi et t’abandonne toi-même ; supporte patiemment ceci ou cela ; toutes lesquelles cordiales admonitions sont de l’esprit de Dieu, et ceux qui les reçoivent volontiers et qui suivent ses enseignements et ses admonitions en seront alors conduits plus avant, comme on le peut lire dans le troisième Sermon de la Pentecôte de l’Auteur, page de l’exemplaire Allemand, 712.

Or il est certain que la voix du S. Esprit ne peut mieux être entendue et comprise que dans le repos, dans l’attention, et dans le silence ; car il faut que tout se taise et écoute, là où Dieu parle. Afin que Dieu opère dans l’homme, il faut qu’il donne lieu, qu’il admette, et qu’il souffre volontiers son opération. Le S. Esprit vient souvent dans l’homme et l’exhorte, l’émeut et l’excite dans son fond intérieur. Quelquefois il le fait aussi au dehors par les Ministres de l’Église, comme s’il leur disait : Hé, mon cher Ami ! si tu voulais seulement t’abandonner entièrement à moi et me suivre avec fidélité, je t’amènerais bientôt dans le chemin de la vérité, j’opérerais en toi et je te conduirais et induirais à toutes sortes de bonnes œuvres. Mais, ô ! mes très chers ! que c’est une chose déplorable qu’il y ait aujourd’hui si peu de gens qui veuillent suivre ce très sage Conseiller, ni acquiescer à ses exhortations. Car tout le monde s’attache aux ordonnances, cérémonies et exercices Spirituels qu’il s’est lui-même forgés et qui sont en usage, prenant son plaisir aux œuvres qu’il juge bonnes selon sa propre sagesse ou selon les intentions humaines, quoique les sens de l’homme soient entièrement aveugles pour le bien. Mais par-là le doux attrait et l’opération du S. Esprit est empêchée, tellement que l’homme qui est entortillé de ces choses, qui sont proprement des péchés et des vices devant Dieu, ne peut entendre ni comprendre la voix du S. Esprit ; ni lui donner aucun lieu en soi pour y opérer lui-même ou par lui ; ce qui ne se doit pas entendre comme si j’enseignais que les jeunes gens robustes et vigoureux qui ne sont pas encor exercés ne dussent pas s’exercer aux œuvres.

Car il leur est de tout point nécessaire qu’ils s’adonnent avec diligence à toutes sortes de saints exercices approuvés, et de bonnes œuvres intérieurement ; singulièrement à celles qui leur sont prescrites. Je parle principalement de ceux qui ont déjà les sens bien exercés et qui tendent à la perfection des enfants de Dieu, dont les pratiques et les voies doivent être fort différentes de celles des jeunes Chrétiens qui ne font que commencer.

Lorsqu’on contemple tout le monde et qu’on réfléchit sur sa conduite, on trouve que la plus grande partie des hommes sont désobéissants et ennemis de Dieu. Mais il y en a quelques-uns qui sont des serviteurs de Dieu forcés, qu’il faut contraindre à son service et qui ne font pas le peu qu’ils font par un véritable et sincère amour et dévotion envers Dieu, mais plutôt par la crainte ; et tous ces gens-là sont destitués de grâce et de charité, soit qu’ils soient Ecclésiastiques ou Séculiers. Car on trouve un très-grand nombre d’Ecclésiastiques qui ne se rencontreraient point au cœur et qui ne s’acquitteraient point de leurs exercices s’ils n’y étaient forcés par la crainte. Quelques-uns sont des serviteurs et des ouvriers ordinaires, tels que sont les Prêtres et les Nonnes, et d’autres semblables qui servent Dieu pour leurs bénéfices ou, comme on parle, pour leur prébende. Tellement que s’ils n’en étaient pas assurés, ils ne le serviraient point, mais plutôt ils retourneraient à leurs voluptés et dans la compagnie des ennemis de Dieu. Mais Dieu ne fait aucun cas de telles gens et ils ne peuvent point aussi, avec tout leur service, être réputés des enfants de Dieu, quoiqu’ils exécutent de grandes œuvres au dehors ; car ils ne sont point aimés de Dieu et ne lui sont point agréables, parce qu’ils ne font pas ces choses pour l’amour de lui, mais pour eux-mêmes. Quelques-uns sont des enfants de Dieu, mais non pas des enfants bien-aimés. Tous ceux-là sont de ce nombre qui s’attachent à leurs propres ordonnances, à leurs exercices spirituels, à leurs cérémonies et coutumes extérieurement et intérieurement, et opèrent leurs propres œuvres, mais ils n’aspirent pas plus avant dans la perfection. Ces gens demeurent sous l’écorce de l’arbre et s’y attachent fortement ; mais ils ne peuvent pas monter au-dessus d’eux-mêmes sur l’arbre ; ils se contentent de leurs exercices, de leurs ordonnances, de leurs coutumes, de leurs manières, lesquelles ils observent très exactement selon leur propre sens. Leur penchant étant pour ces cérémonies sensibles, ils aiment aussi Dieu dans leurs règles et dans leurs exercices qui roulent sur des images ou sur des pensées. Ainsi ils sont vraiment des enfants de Dieu, mais ils ne sont pas les plus chers. Car ils se reposent sur leurs propres œuvres, et n’ont aucun repos qu’ils ne les aient accomplies. Tous ces gens-là sont assujettis au jugement de Dieu mentionnés, Esa. 19, v. 13, Matth. 7, v. 22.

Quant à ceux qui sont les enfants de Dieu les plus chéris, S. Paul dit d’eux qu’ils sont conduits par l’Esprit de Dieu. Et Augustin explique de quelle manière cela se passe, quand il dit : L’Esprit de Dieu opère de deux manières dans l’homme. Premièrement il dispose et excite l’homme peu à peu en tant qu’il l’exhorte, l’incite, le sollicite, et l’attire avec une grande patience pour le disposer à une vie vertueuse, et il fait cela à tous ceux qui s’y attendent, qui lui donnent lieu, et qui suivent ses saintes exhortations. Mais ensuite il attire l’homme subitement, et l’élève au-dessus de toutes coutumes et de toutes voies, au-dessus de toutes leurs propres forces et œuvres, dans un degré et pour une fin beaucoup plus sublime. Et ceux-là sont les enfants de Dieu les plus chéris. Mais, par malheur, plusieurs et presque tous ne veulent pas se confier à la conduite de Dieu, ni s’y abandonner avec obéissance. Mais plutôt ils s’attachent à leurs propres exercices, règles et œuvres, sur lesquelles aussi ils manquent le droit chemin et perdent le souverain bien. Ô ! Dieu ! aie pitié de tous les hommes pour l’amour de Jésus-Christ, amen ! Ô mon Dieu ! Quelle misère et calamité va tomber sur toutes ces sortes de gens à leur dernière fin, lorsque Dieu ne se trouvera pas essentiellement dans le fond de leur âme, mais plutôt une fausse Idole controuvée ! Si l’un deux parvient au salut, il sera bienheureux, car ils marchent, quoique d’une manière couverte, dans la voie large, en tant qu’ils suivent les inclinations et les convoitises subtiles de leur propre nature. Mais ils n’ont jamais marché dans la voie étroite d’un vrai et radical abandon, car ils ne se sont jamais renoncés à fond, et n’ont jamais quitté comme il faut la nature. Et bien que parfois ils marchent dans la voie étroite, si est-ce qu’ils se rejettent dans la voie large selon les convoitises et les désirs secrets de la nature. Mais pour ne pas trop nous étendre à dépeindre ces sortes de gens, rentrons derechef dans notre sujet. Je dis donc que ceux qui sont conduits par l’esprit de Dieu sont les chers enfants de Dieu. Ce sont ceux qui s’étudient de tout leur pouvoir à observer les inspirations, la volonté, et les exhortations du S. Esprit, et les suivent aussi avec une entière fidélité. Quelquefois ces personnes-là sont introduites dans un chemin tout-à-fait désert, où il faut qu’ils se risquent eux-mêmes, et s’ils pouvaient seulement s’y résoudre hardiment, et croire au S. Esprit avec une ferme assurance, et se confier en lui, ô ! les glorieux avantages et les douces consolations qu’ils en recevraient, si seulement ils pouvaient rentrer en eux-mêmes et observer les opérations et les exhortations du S. Esprit. Ô ! les merveilleuses œuvres qu’ils trouveraient infailliblement que Dieu opérerait en eux ! Telles certes qu’elles surpasseraient infiniment leur nature, leur sens, et leur raison ; et quand ils passeraient une année entière sans faire d’autres bonnes œuvres que d’observer en eux-mêmes l’opération divine, si est-ce qu’il n’y aurait aucune année de toute leur vie qu’ils eussent mieux employé, car avec Dieu on ne perd rien. Ces personnes-là perdent aussi toutes les œuvres qu’elles auraient dû faire extérieurement, parce qu’elles ont toujours assez à faire au dedans. C’est ici où l’on trouve une paix et une sûreté parfaite. Mais qui est-ce qui est ainsi disposé et enseigné pour pouvoir bien imprimer et persuader ces choses aux autres ? Car ils ne les peuvent bien comprendre eux-mêmes, et ils y consument leurs faibles cervelles ou leur intelligence. C’est pourquoi sachez que toutes les plantes que le Père céleste n’a pas plantées seront déracinées. Ô ! mes chers Chrétiens, de quel amour croyez-vous bien que Dieu aimerait un homme qui lui donnerait ainsi le moyen d’opérer en lui son œuvre la plus excellente et la plus aimable, et de s’employer lui-même en lui ? Il l’aimerait sans aucun doute d’un tel amour qu’il surpasserait de beaucoup l’intelligence de tous les Anges, et de tous les hommes, savoir l’amour dont il aime son Fils unique.

Enfin cette manière par laquelle le S. Esprit conduit l’homme va jusques dans un profond abîme. C’est pourquoi on lit touchant Denis qu’un jour que ses Disciples lui demandaient pourquoi leur compagnon Timothée faisait plus de progrès qu’eux, puisqu’ils ne faisaient pas moins de bonnes œuvres que lui, Denis leur répondit comme il a été ci-devant. C’est parce que Timothée souffre l’opération de Dieu en lui et qu’il fait toutes choses avec une foi vive, ce qui est infiniment plus considérable que tous les exercices et les œuvres extérieures qui se font par tout le monde. Or, afin que nous puissions nous disposer convenablement pour son œuvre, le Dieu Tout-puissant veuille lui-même nous accorder cette grâce et cette force qui peut tout accomplir ; à lui soient la louange, l’honneur, et la gloire d’éternité en éternité. Amen.

 

 

 

 

 

(16.)

 

CELUI qui veut parvenir à entendre la parole intérieure doit apprendre à pratiquer les vertus. Car les exercices sont nécessaires à tous ceux qui veulent être rendus bienheureux ; et que chacun se garde bien de croire que Dieu versera les vertus sans travail. En outre, l’homme doit soigneusement prendre garde à soi lorsque le S. Esprit le sollicitera ou à travailler ou à reposer, c’est-à-dire lorsqu’il doit mener une vie contemplative ou active. Et il doit volontairement suivre ce à quoi il est sollicité, c’est-à-dire travailler ou se reposer, selon l’instruction et l’attrait du S. Esprit. Celui qui pratique cela peut faire toutes ses œuvres avec joie. Je connais un homme qui est un des plus chéris de Dieu et qui a été toute sa vie un laboureur. Il demanda une fois à Dieu s’il devait abandonner le labourage et demeurer en repos dans l’Église ; le Seigneur lui répondit qu’il ne devait point faire cela, mais qu’il devait gagner son pain et sa subsistance à la sueur de son visage, en l’honneur de son sang précieux qui a été versé pour lui et pour tous les croyants sur la croix.

Cependant il est de tout point nécessaire à chaque homme et il est très-avantageux qu’il mette à part quelques heures, soit du jour, soit de la nuit, pour entrer et pour se perdre dans son fond, chacun selon sa manière et sa coutume. Les plus parfaits et les plus élevés, qui savent se tourner vers Dieu de la manière la plus pure sans aucunes formes ni images, le doivent faire à leur manière ; les moins parfaits et les plus faibles aussi à leur manière, si est-ce que chacun y doit employer du moins une heure chaque jour. Car nous ne pouvons pas tous être l’œil. Mais le reste du temps chacun doit s’exercer volontairement aux œuvres que Dieu lui présente, et le faire avec un grand amour et d’une manière paisible, selon le conseil et la volonté de Dieu. Car à celui qui sert Dieu selon sa volonté, Dieu lui répondra aussi selon la sienne ; mais l’homme qui sert Dieu selon sa propre volonté n’en recevra aucune récompense ni réponse. Mais les ignorants disent : Ce n’est pas notre coutume, c’est là une nouveauté inventée par des nouveaux esprits. Mais ils ne pensent pas que les voies cachées de Dieu leur sont inconnues. Celui qui sert Dieu en vérité de cette manière, et qui est uni avec son Esprit, sait ce qu’il éprouve et qu’il sent intérieurement. Et bien que les autres qui ne sont point encor entrés dans leur intérieur et qui ne sont point devenus spirituels ne font point de difficulté de critiquer sa manière de vivre, disant qu’elle est insensée et qu’il a embrassé des manières ridicules et folles, une hérésie damnable, prétendant qu’il se conduise comme ils l’entendent, si est-ce qu’il est assuré que s’il ne fait aucunes œuvres extérieures, c’est parce qu’il contemple sans cesse la vérité toute nue et qu’il se trouve entièrement libre des diverses occupations des sens. Car les sages du monde qui ne se reposent que sur leur savoir-faire, qui s’appliquent à des choses inutiles, et qui s’enflent de leur savoir, ne peuvent nullement comprendre avec toute leur sagesse et intelligence les grandes merveilles que Dieu a accoutumé d’opérer dans les Saints et dans les vaisseaux de miséricorde. Car ils n’en ont eux-mêmes aucune expérience. Les sages du monde n’ont et ne comprennent autre chose que ce qu’ils connaissent et qu’ils apprennent par leur raison naturelle. Ô ! que le nombre est grand, combien sont élevés et estimés dans le monde ceux qui s’imaginent d’avoir atteint un degré sublime de perfection et qu’ils sont en grâce devant Dieu, quoiqu’ils ne connaissent pas même le plus bas degré de l’état de l’homme intérieur. Et lorsque Dieu par sa bonté les veut attirer dans l’homme intérieur, en les sollicitant à un vrai abandon et à s’étudier à s’évacuer eux-mêmes, ils ont la témérité de repousser Dieu au loin de toutes leurs forces, et ils demeurent attachés par leur propriété à leurs exercices, à leurs règles et à leurs coutumes, comme aussi à leur activité et intempérance. Comme un brouillard qui tombe sur les fruits de la terre les fait périr et les corrompt, de même aussi cette propriété corrompt tous les bons fruits qui devraient être produits dans le fond intérieur de l’homme. Ah ! que c’est une chose déplorable, que des torrents de larmes ne sauraient assez déplorer, que de voir ce nombre innombrable d’âmes créées à l’image de Dieu, tant de gens habiles et distingués qui pourraient devenir des grands Rois avec Dieu dans le Ciel, qui se précipitent elles-mêmes volontairement, comme des insensés, dans la misère et dans le malheur qui durera éternellement sans cesser ; au lieu qu’il vaudrait mieux pour eux de se laisser mille fois ôter la vie que de faire quelque chose qui pût les séparer de leur Dieu. C’est, dis-je, une chose déplorable que presque tous les hommes observent si peu le temps précieux et l’occasion que Dieu leur présente pour chercher leur salut, et que même ils l’emploient si misérablement et si inutilement, quoique dès qu’il est passé ils ne puissent plus le rappeler par aucun travail ni industrie. Ils savent même si bien pallier et excuser leur manière de vivre. Oui, disent-ils, il faut que j’aie ceci ou cela, la nécessité de mon corps, ma condition, ma charge, ma vocation l’exige. Il faut bien que je me conforme à mes égaux. Dieu a créé toutes choses, singulièrement les bons exercices pour le bien de l’homme. Ces choses ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, elles ne peuvent pas nuire. Ils disent aussi que celui qui les en veut reprendre ou leur enseigner quelque chose de meilleur erre grossièrement. Et de cette manière il arrive qu’ils s’arrêtent et qu’ils vieillissent dans ces empêchements, qu’ils les réputent pour des choses bonnes, et qu’enfin ils ne s’en font plus de cas de conscience. Mais pour certain, chers Chrétiens, ces choses sont comme de puissants boulevards ou de fortes murailles qui empêchent les influences des grâces ou des opérations divines dans les hommes ; et pendant qu’ils ne seront pas abattus par une vraie repentance et humilité, ces sortes de gens ne pourront jamais sentir l’opération du S. Esprit dans leur âme, ni entendre la voix de Dieu quoi qu’ils puissent faire. Car Jésus-Christ n’habite que dans les cœurs obéissants ; c’est dans le fond intérieur de l’âme où il se tient ; c’est là où il instruit l’homme de sa volonté gracieuse. Car Dieu y donne à l’homme une si grande grâce que si la nécessité le requérait, un tel homme serait capable d’enseigner et de gouverner seul tout le monde, quoiqu’il ne le désire point, parce qu’il aime mieux vivre toujours dans la solitude, dans la retraite, dans la liberté, comme il a déjà été remarqué ci-dessus. Car la plus grande reconnaissance que l’homme puisse témoigner à Dieu est de se tenir entièrement vide et libre, afin que Dieu puisse opérer en lui son œuvre la plus sublime et se manifester entièrement à lui.

Mais la plupart des gens, Dieu veuille en avoir pitié, lorsqu’ils tombent dans quelques croix ou tentations, ne veulent point souffrir et demeurer chez eux en repos ; mais ils courent çà et là pour chercher du secours et des conseils, tantôt vers ce Docteur ou Prédicateur, tantôt vers l’autre, si est-ce qu’ils ne trouvent ni secours ni consolation. Au lieu que s’ils se tournaient selon mon conseil dans leur propre fond intérieur, où Dieu est toujours présent, et qu’ils y persévérassent, l’Éternel qui est Dieu lui-même naîtrait véritablement en eux. Mais on ne saurait suffisamment exprimer combien il y a de gens qui errent misérablement et en diverses manières à cet égard en tant qu’ils suivent trop la nature, quoiqu’elle se cherche secrètement et d’une manière très-subtile en toutes choses, et qu’elle cherche de toutes ses forces à se délivrer de ces angoisses et tentations. Car la raison survient qui veut avoir quelque objet devant soi. Ensuite la propre vertu et honnêteté de l’homme vient à tenir ce langage. Eh, que fais-tu ? Ne devrais-tu pas embrasser quelques bonnes œuvres ou quelques exercices spirituels ? Pourquoi te négliges-tu toi-même en toutes choses ? Alors l’homme pense d’abord à lire ou à prier, ou à faire quelques autres œuvres semblables. Le mauvais esprit de Satan vient aussi s’en mêler, et souffle dans l’esprit de l’angoisse pas ses ruses infinies. Que fais-tu ici ? Pourquoi perds-tu le temps qui est précieux ? Va plutôt entreprendre quelque bonne œuvre, quelque saint exercice, et par là il cherche de retirer l’homme de la tranquillité. Enfin les hommes grossiers qui n’ont aucune expérience de la véritable vie spirituelle, et qui ont accoutumé de vivre selon leur propre volonté dans leurs exercices et manières accoutumées, viennent aussi lui tenir ce langage. Mon cher ami, pourquoi t’arrêtes-tu ici ? Que ne vas-tu plutôt écouter la parole de Dieu ? Or tous ces gens-là ne sont que des chiens de chasse, qui séduisent parfois un pauvre homme angoissé de telle manière qu’il devient enfin lui-même un chien de chasse comme eux, qui aboie et crie contre soi-même, et qui enfin vient à dire : Vraiment, je devrais bien chercher du soulagement et de la consolation dans ma tristesse en lisant la parole de Dieu et participant au S. Sacrement du corps et du Sang du Seigneur, où je trouverais de la consolation et du secours. Quant à moi, je le dis en vérité, si quelqu’un dans un tel état voulait recevoir de moi le Sacrement pour être soulagé et consolé dans sa tristesse et dans sa souffrance, pour certain je ne le lui donnerais point. Car Satan cherche d’une manière très cachée et subtile à nous séduire, et souvent par des choses qui ont au dehors une apparence très précieuse et un grand éclat, et surtout il cherche à nous attirer dans la multiplicité, et lorsqu’il ne peut pas faire davantage, il nous amène à un état et à une habitude de Sainteté apparente ; il souffle dans nos pensées que nous sommes dans un bon état, que nous pouvons bien nous en contenter, et qu’il n’est pas nécessaire de passer plus avant. Cette contention est très dangereuse. Car Bernard a écrit que s’arrêter dans la voie de Dieu, c’est reculer. C’est dans cet état où se trouvent tous ceux qui ont le cœur mondain et qui disent : Nous faisons autant de bonnes œuvres que celui-ci ou celui-là, et cela nous suffit, de reste, nous parviendrons aussi bien qu’eux, nous voulons demeurer dans nos coutumes, dans nos manières, et dans nos exercices spirituels qu’ont pratiqués ceux qui nous ont précédés. Mais lorsque les terribles fléaux se déploieront, quelle désolation ne verra-t-on pas dans ceux qui s’imaginent maintenant d’être en bon état ? Car les esprits infernaux viendront, lesquels ils suivent à présent sans s’en apercevoir, pour les entraîner dans la misère et dans le malheur, et les emmener enfin avec eux sans qu’ils puissent s’en défendre dans l’abîme de l’Enfer. Ô ! mon cher homme ! veux-tu parvenir à la vie parfaite ? Étudie-toi à la solitude de tout ton possible, et surtout garde soigneusement tes cinq sens, afin qu’ils ne t’apportent point quelque image pernicieuse. Tourne toujours tes yeux contre terre par une vraie humilité, afin qu’en même temps ils soient fermés à toutes les choses extérieures. Bouche tes oreilles contre tous les vains discours, singulièrement contre les mépris et les calomnies. Bride ta bouche et ta langue de telle manière que tu ne prononces que ce qui peut tendre à la gloire de Dieu et au bien de ton prochain. Que ton cœur soit toujours préparé d’une telle manière pour le Tout-puissant qu’il prenne plaisir d’y habiter. Détourne ta volonté de tout amour et inclination pour les choses de la terre, que tout ce qui n’est pas Dieu te soit amer et insupportable. Que ton entendement soit vide de toutes les contemplations subtiles et des choses de ce monde. Enfin préserve aussi ta mémoire de toutes les pensées vaines, afin que de cette manière ta volonté et toute ta vie soit toujours consacrée dans une entière pureté et simplicité à ton unique Créateur qui t’aime. Or celui qui voit avec une telle circonspection et qui tend à Dieu intérieurement une vraie obéissance, avec un humble abandon, qu’il sache pour certain et indubitablement que Dieu habite en lui et qu’il lui enseigne par sa grâce quelle est sa volonté agréable, afin qu’il sache ce qu’il doit faire ou omettre intérieurement et extérieurement selon l’Esprit et selon la nature.

Mais nul ne doit penser soi-même et s’imaginer que cela soit fort difficile. Car bien que du premier abord il paraisse très malaisé et qu’en effet au commencement on trouve beaucoup de difficulté à renoncer et à mourir à toutes choses, néanmoins dans la suite et dans les progrès, lorsque nous avons persévéré quelque temps dans cette mortification, on trouve que c’est la vie la plus facile, la plus douce, et la plus agréable. Car notre Dieu et notre Créateur très bon en prend un tel soin qu’il est toujours avec nous ; il nous instruit toujours au dedans de notre cœur ; il nous enseigne et nous attire à soi, pourvu seulement que nous voulions l’écouter et le suivre. Il est près de nous, mais nous sommes loin de lui ; il est au dedans de nous, mais nous sommes dehors encor devant Ia porte. C’est pourquoi il faut que chacun, à cause de son ignorance et de ses fautes cachées, se tienne devant Dieu avec une véritable crainte et humilité pour se soumettre humblement à sa bonté et à sa miséricorde. Car quand un homme se sentirait chargé de mille péchés, s’il les connaît véritablement et se confesse coupable, ils ne nuisent pas tant qu’un seul péché que l’homme ne veut pas reconnaître, et dont il ne veut pas qu’on le reprenne, ne sentant aussi aucun regret ni tristesse dans son cœur, mais s’imaginant plutôt qu’il fait bien, et cherchant à s’en justifier ; certes chacun devrait se préserver avec tant de soin et d’assiduité de tout péché et de toute occasion au péché, qu’à peine devrait-il manger une bouchée sans examiner si sa nature le pourra porter sans en être surchargée.

Car il faut que le lieu où Dieu veut répandre ses mystères inexprimables et sa sainteté soit très-pur. Et même les influences divines peuvent être détournées par des choses spirituelles, d’une manière imperceptible, par exemple lorsque l’homme ne cherche que soi-même dans l’usage des viandes sacrées, savoir une dévotion sensible, des consolations, la tranquillité d’esprit, et choses semblables. Un Chrétien ne devrait même jamais ouvrir la bouche pour parler qu’il n’eût fait réflexion sur ces trois choses. Si ces discours seront utiles pour avancer la gloire de Dieu, pour l’édification de son prochain ou pour sa propre paix intérieure et extérieure.

On trouve de certaines gens qui chaque jour se recueillent deux ou trois fois, qui ont des bonnes et saintes pensées, qui récitent leurs prières, et à qui tout prospère selon les désirs de leurs cœurs ; ils ressentent aussi beaucoup de consolation et de douceur, et à cause de cela, ils s’imaginent d’avoir rempli leur devoir et d’être dans un bon état. Mais ces gens-là se trompent extrêmement et sont bien éloignés d’avoir la réalité de ce qu’ils s’imaginent. Car nous avons été créés de notre Dieu si bon et si fidèle pour des infiniment grandes choses, et nous y sommes aussi chaque jour appelés et invités par sa sainte parole. C’est pourquoi il est malcontent de nous lorsque nous en demeurons à des petites choses. Car il n’y a rien qu’il nous donne si volontiers que soi-même, et cela de la manière la plus sublime et la plus merveilleuse. Ô ! quel grand et irréparable préjudice se font à elles-mêmes plusieurs personnes, en ce qu’elles ne veulent point rentrer en elles-mêmes et y chercher Dieu pour apprendre de lui et pour être éclairés de sa lumière intérieure ! Ô combien elles s’éloignent du véritable but ! en tant qu’elles bornent toute leur dévotion à leurs sens extérieurs et aux facultés inférieures, ne recevant Dieu que dans une dévotion sensible, de laquelle aussi elles se contentent, de sorte qu’elles ne désirent point d’entrer plus avant ou de s’élever en Dieu, quoique l’abîme de la Divinité soit si grand et si profond que nul homme n’en peut jamais atteindre la hauteur et la profondeur à un point qu’il ne puisse encor en approcher et s’y élever davantage. Ici quelqu’un pourrait demander quelle est donc la manière et le chemin le plus sûr et le plus court pour parvenir à sa véritable origine et lumière ? Rép. Il faut que l’homme se renonce soi-même véritablement et qu’il aime Dieu son Seigneur d’une manière si pure qu’en aucune chose il ne se cherche soi-même, mais uniquement l’honneur et la gloire de Dieu, qu’il reçoive tout ce qui lui arrive, soit de joie ou de tristesse, de doux ou d’amour, uniquement comme venant de la main de Dieu. C’est là le vrai et le droit chemin de la perfection la plus sublime, et c’est ce chemin qui fait la séparation des véritables amis de Dieu et des hommes faux et pervers. Car les pervers cherchent Dieu au dehors ; mais les vrais fidèles cherchent au dedans par un recueillement dans le fond de leur âme. Ceux-ci le trouvent, les autres le perdent et s’en éloignent de plus en plus.

Ah ! Dieu, jusques où le Diable a porté les choses, et jusques à quel point il a aveuglé les hommes par les choses extérieures, qu’ils en ont oublié tout recueillement intérieur, qu’ils l’ont même tout à fait anéanti. Autrefois les fidèles étaient persécutés et tourmentés par les Juifs et par les païens ; aujourd’hui ils sont exposés aux tourments et au martyre par ceux qui se veulent eux-mêmes faire passer pour des Saints et des véritables Croyants, et qui font même plus d’œuvres que ceux qu’ils persécutent. Car les Saints d’apparence disent d’eux qu’ils n’ont point la vraie connaissance et qu’ils croupissent dans l’erreur, qu’ils comprennent mal les choses et qu’ils n’en ont pas tant vu ni ouï qu’eux, avec d’autres pareilles moqueries et mépris. Mais je te dis, mon cher ami, qu’il y a une grande différence entre ceux qui vivent selon l’Écriture et ceux qui ne font que la lire et l’apprendre d’une manière extérieure. Ceux qui ne font que lire l’Écriture veulent être fort estimés et honorés, et méprisent par contre ceux qui y conforment leur vie ; ils les réputent pour des fols et des gens renversés d’entendement, et avec cela encor ils les maltraitent, ils les maudissent et les chassent. Mais ceux qui vivent selon l’Écriture se réputent et se reconnaissent pour des grands pécheurs, ont une vive compassion pour les autres. Or autant que leur vie est dissemblable, autant est aussi différente leur fin, puisque ceux-là obtiennent la vie bienheureuse, et ceux-ci sont précipités dans la mort éternelle ; de là vient que S. Paul dit : La lettre tue, mais l’Esprit vivifie.

 Il est de tout point nécessaire de faire voir ici quelles gens sont ceux qui résistent à ce Salut et à ce principe. Dans le temps que le Seigneur vivait sur la terre, il se trouvait deux sortes de gens, dans la Judée où était alors l’Église de Dieu, qui contredisaient la vérité pure que Christ annonçait : les uns se nommaient les Scribes, gens fort expérimentés dans la Loi de Dieu, les autres étaient les Pharisiens, qui avaient une belle apparence de sainteté. Ces deux sortes de gens ont toujours contredit au Seigneur Jésus et à sa parole, de même qu’à tous ceux qui étaient ses amis et qui le suivaient.

De même aussi aujourd’hui, il s’en trouve un grand nombre qui ne prennent point garde à l’exemple des anciens Scribes et Pharisiens, mais qui s’opposent avec autant de véhémence que ceux-là aient jamais fait aux principes ci-dessus déduits, et à tous ceux qui les veulent suivre.

Mais afin que chacun puisse d’autant mieux connaître quels sont ceux qu’on doit regarder aujourd’hui comme des Scribes et des Pharisiens, il faut les dépeindre naïvement, leurs caractères et leurs œuvres.

Ceux-là donc sont des Scribes et en doivent porter le nom dans la Chrétienté qui sont doués d’une sagesse subtile et pénétrante, et qui ont vieilli à cultiver leur raison et leur sens, qui ont accoutumé dans leurs cœurs orgueilleux à se glorifier de leurs connaissances et de leur doctrine, ou qui se plaisent à s’entendre louer et exalter par les autres, et reçoivent volontiers leurs louanges, faisant aussi grand cas de leur éloquence, de la magnificence de leurs cérémonies, de leurs coutumes, de leurs exercices, de leurs règles, dans lesquelles ils ont accoutumé de marcher, qui aussi attirent toutes choses au dedans d’eux par des idées, des raisonnements et des comparaisons, et ensuite les proposent aux autres avec des termes magnifiques et des discours subtils, tellement que tous les Auditeurs en sont saisis d’admiration. Quant aux Pharisiens d’aujourd’hui, ce sont ceux dont les exercices ne consistent que dans des choses extérieures, qui paraissent bonnes et belles au dehors, et qui aussi sont fort zélés dans leurs Règles et pratiques, mais ils sont tout-à-fait immortifiés, destitués de toute grâce divine, se souciant fort peu de la volonté de Dieu révélée, et lorsque les autres qui ne peuvent pas observer toutes leurs cérémonies et ordonnances la veulent suivre, ils les en empêchent de tout leur pouvoir. Mais, mon cher, qui que tu sois qui es un tel homme, si tu ne veux pas quant à ta personne entrer dans ton intérieur pour entendre la parole de Dieu, pourquoi empêches-tu les autres d’y entrer ? Ou bien sais-tu comment Dieu veut tirer chaque homme à soi et si Dieu veut attirer celui-ci d’une manière et celui-là de l’autre, qu’en as-tu que faire ? Il vaudrait certes mieux, et pour toi et pour toutes les personnes qui aiment Dieu, que tu te mêlasses de tes affaires que d’être en empêchement aux autres et de vouloir imposer à chacun de vivre de la manière dont tu vis, qui d’ailleurs est assez pauvre et chétive. C’est de cette manière qu’on peut passablement discerner et reconnaître les Pharisiens et les Scribes aujourd’hui. Car ils jugent les autres et interprètent tout en mal ; ils servent à leur propre volonté, et outre cela ils sont destitués de tout abandon et se complaisent à eux-mêmes. Mais il serait à souhaiter que ces sortes de gens rentrassent en eux-mêmes, et qu’ils se jugeassent eux-mêmes beaucoup plus que les autres, s’ils ne pourraient point reconnaître combien ils sont misérables et peu Chrétiens.

Croyez-moi, nul de ces deux espèces de gens ne sont du nombre de ceux dont les yeux et les oreilles sont bienheureuses ; car ils ne voient point intérieurement dans le véritable fond qui est agréable à Dieu, mais ils ne voient que par dehors, et ils jugent selon le monde et selon leurs propres pensées. De telles gens ont de tout temps fait beaucoup de préjudice à l’Église de Dieu, comme ils en font encor aujourd’hui. Dieu aime le cœur et ne s’arrête point à l’extérieur, il ne demande qu’un amour intime et vivant, un penchant pour tout ce qui est divin et vertueux. Il faut que l’homme serve Dieu, non selon sa propre volonté, mais selon l’aimable volonté de Dieu en toutes choses, au dehors et au dedans, dans tout ce qu’il fait et qu’il omet. Mais, lorsque l’homme n’a pas Dieu dans son fond, il marche en quelque lieu qu’il aille ou qu’il fasse dans un grand danger, comme dit l’Écriture. Malheur à celui qui est seul, s’il tombe il n’aura personne qui le relève. Or l’homme est vraiment seul quand il n’a point Dieu dans son âme en toute sa conduite. Ah ! que ceux-là sont donc insensés et endurcis qui, pour une chétive joie charnelle, ou pour des misérables biens et honneurs mondains, mettent en oubli le bonheur éternel de la parole intérieure et qui le rejettent ! Pense à ces choses, chère âme, avec toute l’application et l’assiduité possible, pendant que tu vis encor dans le temps de la grâce. Adonne-toi, mon cher ami, aux bonnes œuvres, afin que la joie éternelle ne te soit point ravie. Hâte-toi, sois prompt et courageux à poursuivre les vertus. N’épargne aucune peine ni travail, mais plutôt mets en peine sincèrement à ce que tu puisses obtenir durant cette vie courte les biens et la joie qui ne finissent jamais. Pour cet effet, le chemin le plus court, comme il a été dit souvent, c’est de mourir à toutes choses et de vivre à Dieu seul. Celui qui meurt chaque jour à soi, celui-là commence de vivre à Dieu continuellement. C’est dans la mort réelle à toutes choses créées dans l’âme que la vie la plus naturelle, la plus douce et la plus heureuse est cachée. Il n’est point d’opération plus propre et plus naturelle pour obtenir la vie éternelle que la mortification des Créatures en esprit, et avec cela l’humilité, le peu d’estime de soi-même, et la soumission à toutes les Créatures. Ici finit l’extrait des Sermons.

 

 

Jean TENNHARDT, Œuvres, 1710.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net