Quelques propositions sur la douleur

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gustave THIBON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à Charles Grolleau

 

 

I

 

DOULEUR ET NATURE HUMAINE

 

« Elle a quelque chose d’indiciblement autonome, a-t-on pu dire de la douleur. Elle se crée et se recrée à chaque instant comme par prodige : son éclosion brise tous les cadres de l’attente. Elle mord toujours avec des dents vierges. » L’instinct profond de l’homme accueille en effet la douleur comme l’effet d’une sorte d’injustice, comme l’invasion d’un parasite. Souffrir nous semble anormal, « inhumain »...

Rien n’est plus humain cependant que l’inhumaine douleur. Elle est à la joie, non comme le ver au fruit, mais comme le gouffre à l’altitude. Tuer dans l’homme la possibilité de souffrir, ce serait tuer aussi l’essence humaine.

Quand la grandeur s’unit substantiellement à la bassesse, la douleur apparaît ; elle naît de la tension entre une perfection et ses limites. Un être ne souffre pas dans la mesure où il occupe un rang élevé dans la hiérarchie naturelle, il souffre dans la mesure où son élévation s’associe à des éléments inférieurs et dépend de ces derniers. L’ange ne souffre pas, car il n’est qu’esprit. La pierre ne souffre pas, car elle ne possède que sa matérialité. L’homme souffre par excellence parce que sa nature embrasse et soude à l’esprit tous les degrés de la création corruptible. Sa douleur marque l’écart entre son vol et sa pesanteur. Rançon d’une perfection imparfaite, pauvreté de riche...

 

 

Douleur et péché

 

Même dans l’état de nature intègre, l’homme souffrirait. Adam n’était exempt de toute douleur que par l’effet d’un don gratuit du Seigneur, d’un miracle permanent. Mais la source la plus féconde de la douleur réside dans le péché. L’ordre violé se défend, se venge et se rétablit par la souffrance. Au mal-péché (ce malum quod est culpa, dont parle Thomas d’Aquin, ce mal créé par l’homme et qui blesse Dieu), Dieu répond par le mal-douleur (ce malum quod est poena, qui fait mal à l’homme). La douleur est remède en même temps que châtiment ; dans un monde gâté, par une insensible corruption, elle apparaît comme la revanche et l’appel de la santé. En soi, souffrir est un mal, ajoute saint Thomas, mais là où le mal existe déjà, souffrir est un bien. –Incurvés comme nous le sommes vers le néant, comment nous redresserions-nous sans pâtir ? Hors du climat de la douleur, les plus saintes possibilités de l’homme sont vouées à l’avortement. Celui à qui la joie s’offre de plain-pied ne connaîtra jamais le goût de la joie profonde. Il est facile de blasphémer l’épreuve et de proclamer le droit de l’homme au bonheur. Mais que serait un monde où l’homme trouverait joie et repos au niveau de sa déchéance, une terre où l’homme en tombant ne se serait pas fait de mal ? Conçoit-on quelque chose de plus plat et de plus impur ? Un cœur où la douleur n’a pas mis ses plaies ne respire pas l’air des sommets et du ciel.

La douleur est le fruit du péché, mais elle est ordonnée en soi à la destruction du péché 1. L’homme sent d’instinct cet antagonisme. La soif de dissocier péché et douleur habite invinciblement en lui. Mais, suivant que son désir trouve ou non en Dieu son centre, cette soif peut revêtir une double forme. Le monde (au sens évangélique du mot) voudrait pécher sans souffrir. C’est là le vieux rêve de la révolte humaine, que concrétise aujourd’hui le besoin individuel de « vivre sa vie » ou le mythe social de la « cité future ». Le christianisme, lui, nous invite à souffrir sans pécher. Et c’est la folie de la Croix.

 

 

Douleur de l’âme et douleur du moi

 

La douleur est donc essentiellement ordonnée au bien de l’homme. Mais l’homme s’entend à trahir la finalité des choses. Souffrir ne suffit pas. Il est des douleurs stériles, il est des douleurs qui diminuent. Le feu purifie ; il peut aussi dessécher et racornir.

Souffrir compte peu : ce qui importe, c’est la qualité de notre douleur, c’est surtout l’accueil que nous faisons à l’épreuve. Il est un ars dolendi plus précieux que la souffrance.

Le problème de la douleur physique ne nous retiendra pas. Au reste, celle-ci n’a de valeur proprement humaine que dans la mesure où elle retentit dans l’âme. Parmi les douleurs dites « morales », il nous paraît capital de distinguer la souffrance de l’âme de celle du moi.

Prenons deux exemples. Voici un saint qui s’afflige, comme saint François, « parce que l’Amour n’est pas aimé », et voici un candidat qui vient d’être évincé dans un concours important, et que cet échec emplit de révolte, de doute de soi, d’amertume. La tonalité intime inhérente à ces douleurs varie du tout au tout. Dans le premier cas, l’homme est blessé dans son attachement à une réalité extérieure à lui, il souffre en dehors de son être propre, son âme saigne. Dans le second cas, il est lésé dans sa volonté d’auto-affirmation et de conquête, sa souffrance est toute à lui et toute en lui, le moi s’ulcère. D’une part, le cœur souffre des liens qui le relient à l’univers, de l’autre il est atteint dans l’orgueil même qui le sépare du monde. L’amour souffre de voir l’ordre divin violé, le moi souffre de voir la volonté divine s’opposer à son arbitraire individuel dont il fait la norme de la destinée.

Nous avons volontairement isolé deux états-limites. Nous savons qu’ils ne se présentent pas dans la vie à l’état pur. Nous savons aussi qu’on ne saurait vivre en société sans un minimum d’estime et d’affirmation de soi et que les affections du moi sont légitimes. Mais celles-ci, trop souvent, s’hypertrophient et rompent en leur faveur l’équilibre de la vie affective normale. On voit des hommes souffrir horriblement par le fait d’échecs et de déceptions qui ne compromettent aucun de leurs intérêts vitaux. Ainsi, le candidat évincé dont nous avons parlé peut très bien savoir que d’autres débouchés s’offrent à lui et qu’aucun risque grave et immédiat ne suivra son échec, sans que sa douleur en soit moins cuisante. Là est le signe de l’égoïsme malsain : il souffre moins d’une perte ou d’une menace réelles que du fait de voir les évènements suivre des voies contraires à celles que leur avait tracées son choix souverain. Le moteur de sa révolte, ce n’est pas le « vouloir vivre » biologique, c’est le « vouloir vivre en Dieu » de l’esprit séduit par le serpent.

L’amour s’afflige, le moi est déçu. Il est pourtant d’usage de parler des déceptions de l’amour. C’est que, même dans l’amour, la part du moi est immense. Tel croit aimer avec son âme qui ne cherche dans l’amour qu’une pâture pour son orgueil. Celui-là, l’être aimé, fatalement, le décevra. L’amour authentique souffre sans regard sur soi, de tous les maux qui touchent l’objet aimé ; l’amour captif du moi souffre surtout des maux qui lui viennent par l’objet aimé. Beaucoup se croient des martyrs de l’amour ou de l’amitié, qui ne sont que les victimes de leur égocentrisme masqué. Le faux amour se reconnaît à l’hypertrophie de la susceptibilité : il semble dire à l’aimé : peu n’importe au fond ton bonheur et ta perfection, pourvu que tu me rendes heureux et que tu sois parfait à mon égard. On comprend l’absurdité de ce vœu... Nietzsche exprime bien, non sans quelque outrance, la noblesse de l’amour vrai dans cet aphorisme : « Si un ami te fait du mal, dis-lui : je te pardonne ce que tu m’as fait, mais que tu te le sois fait à toi, comment pourrais-je le pardonner ? »

La douleur de l’âme purifie, libère, exhausse. En purgeant pour un temps l’amour du bonheur, elle le parfait et l’éternise. Elle ouvre l’homme, elle enfonce en lui la vérité. – Les souffrances du moi, au contraire, sont négatives. Si nul mouvement d’amour ne les rachète et les transfigure, elles diminuent et empoisonnent l’homme ; elles achèvent de l’isoler, de fermer son âme aux communions nourricières, de la livrer aux mensonges. C’est un spectacle navrant que celui de tant d’êtres dont le moi broyé par la vie, mais toujours idolâtre de lui-même, n’a su répondre à l’épreuve que par un surcroît d’amertume et de mesquinerie, d’illusions flatteuses sur soi et de dénigrante envie pour autrui. On songe à ce « désert stérile de douleurs », chanté par le poète...

Les douleurs du moi sont stériles et ne peuvent pas guérir du péché parce qu’elles ont leur source dans l’attachement de l’homme à ce sens propre qui est l’essence même du péché ; les douleurs de l’âme sont fécondes parce qu’elles s’enracinent dans l’amour qui est l’antidote du péché.

 

 

Sécheresse affective et impuissance à souffrir

 

Nous ne voulons pas nier ni sous-estimer la responsabilité morale des égoïstes. Toutefois, on rencontre fréquemment, à la base des vaines douleurs du moi que nous venons de décrire, une amère fatalité intérieure : l’impuissance à éprouver une vraie souffrance.

Qualitativement, nos possibilités de joie et de peine se correspondent. L’exclu de la profonde douleur est aussi l’exclu de la joie profonde. La grande douleur reste une plénitude et une promesse. L’impuissance à souffrir se confond avec l’impuissance à vivre.

Ce qui caractérise cette variété d’« égoïsme », c’est un état permanent de sécheresse et de malaise intérieurs ; cette impuissance à souffrir réside, non dans l’absence de douleur, mais dans une sorte de souffrance aride, incolore, exsangue, qui, antérieurement à toute blessure venue du dehors, occupe le fond de l’affectivité du sujet. L’homme ici se sent isolé et « dépareillé », ses sentiments, inadaptés aux rythmes cosmiques et sociaux, ne possèdent pas ce caractère d’aisance et de spontanéité intimes qui situe l’individu normal au sein d’échanges vivificateurs ; sa douleur ne repose pas sur de vraies bases objectives, elle procède de l’isolement et non de la communion : il souffre moins de ce qui lui arrive que de ce qu’il est, il est mécontent de tout parce qu’il est mécontent de lui-même. C’est là le type de ce que le peuple appelle « le caractère mal fait », et dont il tient souvent les maux pour imaginaires, sans se douter qu’il n’est pire disgrâce que de porter en soi une machine à imaginer, à fabriquer la douleur ! – Autre chose est l’arbre vivace dont la sève coule sous la cognée, autre chose l’arbre rabougri par un manque inné de sève...

Cette paralysie des facultés affectives procède avant tout d’un appauvrissement profond de la vitalité sensitive. Ces insatisfaits ne « vivent » pas, au sens le plus spontané du mot. L’aridité émotionnelle est du reste souvent la rançon d’une vie cérébrale trop exclusive (je pense ici, non seulement à l’intellectuel proprement dit, mais à tous ceux en qui les facultés de représentation s’exercent aux dépens de l’amour et du vrai don de soi : rêveurs, imaginatifs, etc.). Aussi n’est-il pas rare que ces « moi » solitaires soupirent après la douleur, qu’ils savent pleine de cette vie qui leur fait défaut :

 

            « Souffrir ? je ne sais plus souffrir, j’ai trop pensé ;

            Et j’envie en mon dur sépulcre intérieur,

            Ô lamentable Dieu des croix, ton front penché

            Où des filets de sang versent de la fraîcheur 2. »

 

s’écrie le poète. « Souffrir, mais vivre ! lisons-nous dans un journal inédit qui nous a été communiqué ; la douleur est explosion de vie et sœur monstrueuse de la joie. » La même absence de réceptivité intérieure, la même désolante solitude du cœur sont exprimées par Sainte-Beuve vieillard dans cette phrase : « Je défie le monde entier de m’apporter une joie ! » Dans certains états psychopathiques, qui ne sont que l’exagération des tendances ici décrites, la décoloration des sentiments, l’impression de vide et de séparation revêtent une intensité telle que toute souffrance de l’homme normal paraît un bien au prix de cette asphyxie intérieure, de cet angoissant retrait de la vie.

Cette inaptitude à la douleur saine reflète – et là est sa tragédie – une inaptitude à l’amour sain, à cet amour ad extra qui seul épanouit l’homme. « Ce qui est terrible, nous confia un jour une âme, c’est que je ne peux penser qu’à moi. » Il est trop facile de juger et de condamner les « égoïstes ». On ne soupçonne pas quelle impuissance mortelle habite parfois en eux, quelle solitude négative... La douleur vraie témoigne d’une communion, et de la richesse intérieure qui permet cette communion ; l’impuissance à souffrir est le gage de l’isolement intime. Là est la pauvreté fondamentale. Se ruiner est signe d’opulence : il y a encore une plénitude à sentir couler son sang à l’extérieur, il n’y en a plus dans la lente hémorragie interne qui ronge par la racine nos possibilités élémentaires de communion et de vie. On gémit volontiers sur les ravages du subjectivisme ; ce qu’on voit moins, c’est que beaucoup d’hommes ne sont incapables d’intérêt et d’attachement objectifs que parce que le sujet en eux est malade, et, par là même, inapte à se transcender dans le don. Toute offrande, toute communion ad extra présupposent un minimum de paix et d’harmonie intérieures. Un blessé ne sent que son membre lésé ; de même, un moi blessé occupe tout le champ de l’affectivité 3. Il est navrant de constater l’infécondité foncière de cette souffrance qui, parce que vide d’amour, ment à la fonction sublime de la souffrance et, au lieu de mûrir l’âme, l’échaude. « Mûrir, disait le même Sainte-Beuve ; on durcit à certaines places, on pourrit à d’autres, on ne mûrit pas. » Pour ces exclus des profonds échanges affectifs, la douleur est ce que le soleil est à la branche cassée : il achève de la flétrir.

Il est d’expérience courante qu’un tel isolement affectif prédispose l’individu à tous les raffinements de la susceptibilité et à toutes les variétés de l’illusion interne. Ce qu’il ne lui est pas donné de vivre, il le joue, et il réagit avec une extrême sensibilité au moindre choc du réel qui vient « déranger ses jeux ». Il est permis de soupçonner des compensations de cette sorte en présence de certaines âmes éprises de perfection morale ou religieuse, et chez qui le contraste s’avère trop vif entre la hauteur des prétentions verbales et des pratiques extérieures et l’absence de cette humilité concrète, de cette adaptation chaleureuse et spontanée au monde et aux hommes, qui est la marque de l’amour vrai. Ce contraste soulève beaucoup d’indignations : il faut cependant savoir, avant de crier à l’hypocrisie, que bien des êtres ne peuvent supporter leur manque intérieur d’amour qu’en jouant extérieurement à l’amour et qu’ils ont d’autant plus besoin de s’enivrer du signe qu’ils sont plus sevrés de la chose. On ne doit toucher qu’avec délicatesse et pitié aux cache-misère...

 

 

II

 

SOUFFRANCE ET CHARITÉ

 

Nous avons analysé brièvement ces deux grands aspects de la souffrance, qui s’entremêlent mystérieusement, suivant des proportions indéfiniment variables, dans la vaine et précieuse âme des hommes.

Avenue illimitée des douleurs de l’âme, impasse emprisonnante des douleurs du moi, – il y a là, sur le plan humain, une mortelle opposition. Mais, sur le plan de la charité, cette opposition peut et doit être transcendée. Il est un climat de l’âme, accessible à tous, et dans lequel toutes les douleurs peuvent devenir prière. Car il est dans l’homme quelque chose de plus vrai et de plus profond que la souffrance ; c’est l’amour divin qui use de cette souffrance.

 

 

Positions de l’homme devant la douleur

 

Toute épreuve dans laquelle la douleur n’est pas accueillie par amour et subordonnée à l’amour révèle une fausse position de l’homme à l’égard de la douleur. Il est permis de dire, en retournant une phrase de l’Imitation : Sine amore non vivitur in dolore. Là où l’amour ne règne pas, la douleur n’est pas vivante.

L’attitude stoïque est devenue rare... Elle est la plus vieille, sinon la plus grave, des hérésies formulées à l’égard du mal. Le stoïque, en niant le mal, en se refusant, non à subir, mais à vivre la douleur et à se laisser envahir et transfigurer par elle, n’aboutit qu’à un dépassement négatif de la souffrance. Il ne domine pas celle-ci comme on domine un aliment assimilé ; il reste extérieur à son mal, et aux bienfaits les plus profonds et les plus secrets que l’épreuve porte en elle. Il est toujours mordu et jamais nourri par la souffrance. Le Christ, lui, laissa pénétrer son tourment jusqu’au fond le plus solitaire de son âme. Raidi dans son orgueil superficiel, le stoïque refuse de se laisser mûrir par la douleur. Il immobilise en lui la dureté du fruit vert... Mais passons : nous vivons plutôt maintenant sous le signe du fruit pourri...

Un des caractères cruciaux de la mentalité moderne, c’est – et ceci dans tous les domaines – l’affaiblissement du « sens de l’objet ». Tourné vers son monde intérieur, l’homme oublie l’ordre universel dont il fait partie pour s’attacher au vécu, au senti, à la vibration subjective. De ses états d’âme, il fait des « choses en soi » et des fins suprêmes. Le sujet est roi. Et ces choses éminemment subjectives que sont le plaisir et la douleur se colorent d’absolu. Ce qui meut l’âme, c’est moins le désir de réaliser sa propre nature que l’appétit du bonheur. Tranchons le mot : l’homme a moins soif d’être homme que d’être heureux. « Le bonheur est une idée neuve en Europe », disait Saint-Just, et cette parole ouvre de vastes perspectives sur l’âme moderne. La joie, qui, normalement, n’est que l’accompagnement subjectif de l’action bien faite, devient la norme absolue de l’action : l’amour prend le pas sur l’aimé, l’ivresse sur le flacon. On cherche la joie en tant que joie, ce qui équivaut à la chercher n’importe où, car la hiérarchie des joies dépend de leur objet. Ainsi s’expliquent les terribles errements individuels et sociaux d’une humanité qui court après son bonheur en tournant le dos à sa nature !

On conçoit sans peine que, dans un monde où l’homme n’a d’autre souci que de créer et d’organiser sa joie, la douleur soit redoutée et combattue comme un mal suprême. Mais une loi fatale veut que toute idolâtrie appelle à brève échéance l’idolâtrie opposée. – L’adorateur effréné de la joie, dès qu’il s’aperçoit que la douleur en lui est insurmontable et que tous ses soubresauts vers le paradis terrestre ne font que l’enchaîner davantage à son tourment, se mue très logiquement en adorateur de la souffrance. Il la déguste, la contemple, l’exalte, la divinise ; il goûte en elle d’avares délices. On sait combien le romantisme (cette affection dont l’esprit humain ne guérira que par la croix – ou par l’abêtissement) a poussé loin le culte entremêlé de la volupté et de la douleur. Quand la joie se refuse, on met sa joie à souffrir (je mets tout mon plaisir à être triste, disait l’égoïste Stendhal) ; à l’orgueil puéril de la jouissance, un poète de la volupté païenne comme Mme de Noailles substitue, à l’automne de sa vie, « la gloire de souffrir ». Mais, dans le culte de la joie comme dans « la religion de la souffrance humaine », la même égolâtrie se fait jour, la même intériorisation néfaste de l’idéal.

Au-dessus de la raideur stoïque et de la déliquescence romantique, au-dessus de l’inhumain et du trop humain, réside la simple, la pure douleur chrétienne. L’amour est plus profond que le bonheur ou l’épreuve. La charité porte et dépasse la douleur chrétienne. Le saint ne fuit pas la souffrance, il ne la recherche pas non plus pour elle-même. Il connaît la faiblesse des larmes, il accueille en lui la douleur, mais non en reine et en idole : il l’accueille sans la regarder, les yeux fixés sur l’objet divin de son amour... Il ne désire pas la croix en tant que telle, il désire partager son âme avec le Dieu cloué sur la croix. Même dans ses suprêmes angoisses, quelque chose domine en lui la douleur : son don sans réserve, sa volonté de devenir la proie et l’image de son Seigneur adoré. Et cet irréductible esclavage d’amour le fait libre à l’égard de sa joie ou de sa douleur. – Le grand écueil de la vie spirituelle, c’est de confondre l’amour avec un sentiment, une impression, un « état d’âme ». Dès que l’homme cherche dans une expérience affective sa raison de vivre, dès que sa volonté « colle » à une joie ou à une peine, il cesse d’être souple entre les mains de Dieu et apte aux motions ineffables de l’amour. – Joie et peine, nous devons accueillir ces sentiments comme des hôtes subalternes et passagers, et non comme cet Époux définitif de l’âme, qui a promis de venir « faire en nous sa demeure ». Combien de contemplatifs qui, pour avoir identifié Dieu à une expérience intime, se sont consumés en vain à essayer de ranimer cette expérience, à courir après des joies et des larmes mortes ! Rien n’est plus vide et plus stérilisant que cette espèce de truquage, de « doping » des sentiments. Toute la valeur d’un état affectif réside dans sa spontanéité, son naturel, sa « gratuité ». Il est permis (et nécessaire) de se tendre et de se contraindre pour accomplir son devoir, mais non pour se créer artificiellement des impressions...

 

 

Douleur et pauvreté intérieure

 

Nous lisons dans les notes, déjà citées, d’une âme religieuse : « Être incapable de tout effort physique, incapable même d’une pensée définie... et puis, à l’extrême limite de ce néant intérieur, perdre la force de jeter vers Dieu l’effluve senti d’une prière... Être la chose inutile... être une victime sans éprouver jamais l’ivresse sombre du sacrifice, mourir, non pas dans l’exaltation d’une offrande libératrice, mais dans l’insipide agonie des lentes heures oisives. Traîner sans fin sur des chemins sans arbres et sans contours, sur les chemins ingrats de l’impuissance, une âme riche de sa seule misère, emplie de son seul vide... Choir inexorablement au-dessous de l’enthousiasme et de la joie, au-dessous de la douleur, au-dessous même des tourments féconds du remords, dans l’oubli stérilisant de tout ce qui est vie, chaleur, plénitude. Et là... proférer, sans l’apaisement d’une complicité vitale, face au silence mortel de Dieu, un seul mot : Fiat ». – Le problème de la pauvreté vitale, insoluble sur le plan humain, se dénoue magnifiquement dans la charité. Le captif de lui-même est capable du pire et du meilleur : s’il consent à aimer sans vivre son amour, il rend à l’Amour le plus profond, le plus virginal témoignage qui puisse monter d’ici-bas. De l’égoïsme, il conserve le supplice et repousse le péché. Il fait de l’amour avec son impuissance d’aimer. Peut-être est-ce là la forme de martyre qui sera la plus demandée aux chrétiens futurs ? L’amour divin a eu à lutter d’abord contre la persécution extérieure. Ensuite, il a dû vaincre les passions des sens, « l’orgueil de la vie ». Mais, dans les deux cas, l’ivresse d’une alliance divine soulevait la volonté. Aujourd’hui, le drame s’intériorise ; c’est contre leur néant affectif, leur solitude morte que bien des âmes doivent lutter pour aller à Dieu. Tragique châtiment d’une époque qui a confondu l’amour avec les résonnances subjectives de l’amour, et dont Dieu brise l’idole ! Mais aussi, épreuve chargée de promesses, qui permet à l’homme un abandon sans mélange à l’amour nu et à la foi nue. Plus le Fiat de la créature s’élève des profondeurs du vide, de l’infirmité, de l’irréparable, plus il pénètre le cœur de Dieu. C’est le plus saisissant miracle de l’amour que cette louange et cette fidélité du plus pauvre, cette gratitude qui s’exhale des miettes de la création... La reconnaissance parfaite envers Dieu, l’acceptation dernière de sa volonté prient ainsi : Sois béni, Seigneur, pour ce que tu ne m’as pas donné...

Aux âmes qui souffrent de ne pas aimer – et de ne pas souffrir par amour, – on voudrait dire combien précieuse est leur misère intérieure et combien Dieu a soif d’une prière partie de là. Il ne s’agit pas de consentir à l’égoïsme (ce serait du quiétisme), il s’agit d’offrir, avec les mains de l’amour, la misère affective de l’égoïsme. À quoi bon essayer de colorer nos pauvres douleurs ? Rien n’est trop pauvre, rien n’est vain en face de Dieu. Il est des êtres qui, parce qu’ils ignorent les brisements ailés de la souffrance amoureuse, se croient exclus des profondeurs de la vie divine. Mais vivre d’amour est autre chose que vivre l’amour. La vie divine est un abîme dont nul sentiment humain n’a touché le fond : elle n’est pas dans ce qu’on sent de Dieu, mais dans ce qu’on donne à Dieu. Et à celui qui ne trouve dans son âme rien de pur et de vivant à offrir, il reste à s’offrir soi-même. Offrande nue et foncière, qui atteint jusqu’à la substance. Les pauvres sont chers à Dieu parce que, vides de tout avoir, ils donnent leur être. Ce n’est pas ne rien donner que de donner son rien.

Bienheureux les pauvres en esprit, a dit Jésus. C’est-à-dire les pauvres intérieurs. Et il n’est pas de pauvreté plus intime que celle de la stérilité affective. Rien n’est impur ici-bas comme la pauvreté qui se révolte (car elle n’a de recours que dans la bassesse et la fraude). Mais la pauvreté qui consent, la pauvreté dont l’œil reste simple touche aux cimes les plus chastes de l’amour. En ces temps que le subjectivisme a dévastés, Dieu a besoin de beaucoup d’âmes qui croient en l’amour contre elles-mêmes, pour compenser la trahison de celles qui n’ont cherché qu’elles-mêmes dans l’amour. – Le royaume des cieux est à eux, a dit le Christ en parlant des pauvres : en fait, c’est aux cœurs vides et solitaires, à ceux où la charité a le moins de racines dans l’affectivité naturelle que Dieu se donne le plus purement : sa grâce n’a pas à briser en eux le rempart de cette vaine richesse terrestre que l’avarice humaine confond toujours plus ou moins avec le ciel.

 

 

Douleur et tragédie

 

Une situation tragique est une situation sans issue. Mais la tragédie ne réside jamais dans les évènements, elle réside dans notre attitude à l’égard des évènements, dans le moi. « La tragédie est le nimbe de l’idole », a-t-on dit très justement. Une épreuve – si insignifiante qu’elle puisse être dans son essence et ses conséquences 4 – devient tragique quand nous l’accueillons comme un mal absolu. Prendre quelque chose au tragique, ce n’est pas se voir privé de toute issue, c’est s’attacher totalement à l’issue qu’on s’est choisie, et que la destinée a bouchée. La tragédie naît du refus de se perdre. Partout où il y a des idoles, partout où l’homme ne sait pas accepter les inévitables échecs de son sens propre divinisé, il y a place pour le tragique. Partout, sauf en climat chrétien... La notion de tragique chrétienne est contradictoire. L’âme donnée à Dieu peut se voir enfermée, sur le plan terrestre, dans de terribles impasses, mais il y a toujours pour elle une issue par en haut, une issue du côté du ciel : la vie chrétienne ne comporte pas d’impasses plafonnées. Et même dans les « moi » les plus captifs de leurs misérables limites et les plus portés à dramatiser leurs souffrances, un simple Fiat d’adoration et d’abandon suffit à dissiper la tragédie : offrir à Dieu son asphyxie, c’est déjà respirer l’air libre, et qui consent à sa pauvreté est riche de la plus pure richesse.

L’acception tragique de la douleur fait la douleur impure, excessive, insupportable (au sens le plus direct du mot), – lourde de tout l’absolu qu’usurpe l’idole. La tragédie est faite de souffrances qui ne respirent plus. – La douleur vécue en Dieu est simple, saine, sincère, non plus pétrifiée en borne stérile, mais en marche vers l’éternité, non plus collée à l’âme, mais détachée, et miraculeusement allégée (en même temps qu’approfondie) par le pur souffle d’amour qui l’emporte comme une nuée. – Douleur ouverte, aérée, sereine au cœur même des pires agonies : fardeau léger de Jésus-Christ, fardeau ailé d’Augustin...

 

 

L’Enfer et la Croix

 

La tragédie à l’état pur n’existe qu’en enfer. Là seulement, le mal est parfaitement clos sur lui-même, la situation parfaitement sans issue. Plus une paillette de prière ou d’abandon dans ce bloc éternel de désespoir. Mais le tragique infernal s’amorce déjà sur la terre.

Face à l’enfer, se tient la croix, – la croix dont la seule présence réfute la tragédie, et où la douleur, creusée et dépassée par l’amour, espère contre l’espoir.

Plus que jamais peut-être, l’homme a horreur de souffrir. L’image d’une vie indolore est au centre de ses espoirs. Lâche et vain mirage. Il n’est de vraie joie qu’au-delà de la douleur. Nous n’avons pas le choix entre la joie et la souffrance, nous n’avons que le choix entre la douleur ouverte de la croix et la douleur fermée de l’enfer.

Plus l’homme songe avarement à son bonheur, plus il cherche le paradis au niveau de sa bassesse et de son péché, plus il souffre, et d’une douleur impure et stérile, qui s’apparente – autant que les limites de la vie temporelle et charnelle le permettent – à la souffrance infernale.

On n’échappe à l’enfer que par la croix. Sans doute, dans l’ordre de l’expérience intime, il existe entre l’enfer et la croix de mystérieuses similitudes. Plus les hommes s’enfoncent dans le désordre et la révolte, plus les saints les suivent, par la souffrance, dans les abîmes d’en-bas. Mais autre chose est vivre le désespoir, autre chose consentir au désespoir. Avec le goût de l’enfer sur elles, les lèvres chrétiennes prient encore. Le saint ne s’arrête pas à sa douleur, son trésor est ailleurs... À la douleur qui, affamée d’être adorée, le brise et l’étouffe, et lui crie comme l’épouse de Job : « Maudis Dieu et meurs ! », il répond : « Je n’ai pas d’autre Dieu que Dieu ».

L’idéal chrétien de la souffrance domine les deux aberrations opposées du subjectivisme : la fuite pusillanime et le culte idolâtrique de la douleur. Le chrétien accepte, désire l’épreuve. Il sait qu’ici-bas le grand amour ne se prouve et se ne purifie que dans la douleur. Mais il ne souffre pas pour souffrir. Il n’aime dans la croix que l’instrument d’un don plus vierge et plus central. Et sa douleur, ainsi surplombée par l’offrande, n’est pas, ne peut pas être absolue 5. Elle est déjà de la joie puisqu’elle est de l’amour. La croix marie la douleur au ciel. La souffrance y baigne dans la joie d’aimer.

Quelle que soit l’épaisseur des nuées qui oppriment son ciel intérieur, l’âme fidèle conserve en elle, par la vertu de son détachement, une brèche constamment ouverte sur le soleil. Et les rayons de l’amour, combinés avec l’eau des larmes, construisent sur l’horizon un miraculeux arc-en-ciel, phare de la terre promise, synthèse de la douleur et de la paix éternelle.

C’est contre la fausse-joie – la joie morte et sans amour – qu’il a été dit : « Bienheureux ceux qui pleurent. » Et c’est contre la fausse-souffrance – la souffrance également égoïste et morte –qu’il a été dit : « N’abandonne pas ton âme à la tristesse, car il n’y a aucun bien en elle. » – La croix, expression suprême de l’amour, rend l’homme à la vraie douleur. Et, par là même, elle est pour lui la porte et l’aurore de la vraie joie.

 

 

 

Gustave THIBON.

 

Paru dans les Études carmélitaines

en octobre 1936.

 

 

 

 

 

 

 



1 La douleur chrétienne (la Croix) est plus qu’un remède au péché : elle est l’instrument d’une « réparation » de l’homme plus riche et plus pure en un sens que sa santé primitive. Elle transfigure plus encore qu’elle ne guérit ; elle ouvre à l’âme des abîmes que le paradis terrestre eût ignorés. Dieu a permis le péché en vue de la surabondance de miséricorde que la croix déverserait sur l’humanité. Un remède est ordonné au mal et tire du mal sa raison d’être ; ici c’est le mal qui est ordonné au remède : la raison d’être du mal est dans le bien, supérieur au bien perdu, qui sortira du remède. – C’est ce qu’exprime la liturgie catholique en parlant du « necessarium peccatum Adae » de la « felix culpa » (un mal qui ne serait que réparé ne pourrait être dit heureux) et en disant au Seigneur : « Deus qui substantiae humanae dignitatem mirabiliter condidisti et mirabilius reformasti... » 

2 CHARLES GUÉRIN : Le cœur solitaire. 

3 Cette fatalité intérieure tire en général son origine d’une longue déviation morale. L’égoïsme-péché précède ordinairement l’égoïsme-maladie. Quand l’homme a mis trop longtemps au service de son avarice intérieure ses capacités naturelles de vibration affective, celles-ci (que, seul, le climat de l’amour peut conserver et épanouir) s’atrophient dans l’atmosphère ingrate de l’égoïsme, de sorte que l’impuissance d’aimer succède – individuellement ou héréditairement – au refus d’aimer. L’homme est châtié par le dénuement affectif du faux-usage de son affectivité. 

4 Exemple : nous lisons sur les journaux d’aujourd’hui (20 août 1936) le récit du suicide d’une jeune fille, à la suite d’un échec au brevet élémentaire. 

5 Toutes les grandes âmes religieuses ont vécu ce dépassement de la douleur par l’amour. Nous trouvons dans les lettres de « Consummata » ce mot sublime : La douleur est en moi, mais moi je n’y suis pas ! – La douleur habite en elle. Mais elle n’habite pas la douleur. Elle habite Dieu.

 

 

 

 

 

 

 

 

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